Dictionnaire de Trévoux/6e édition, 1771/BÊTE

Jésuites et imprimeurs de Trévoux
(1p. 873-875).

BÊTE. s. f. Animal privé de raison. ☞ Animal est le terme générique qui convient à tous les êtres organisés. L’Animal considéré comme privé de raison, d’intelligence & de volonté, s’appelle bête. Ainsi dans l’usage ordinaire, ce mot se prend par opposition à homme. On dit l’homme a une ame, & quelques Philosophes n’en accordent point aux Bêtes. Bestia, bellua.

La plûpart des Philosophes de l’antiquité ont cru que les bêtes raisonnoient. Plutarque a fait un discours assez grave pour prouver que les bêtes ont de la raison. Toute la secte des Pythagoriciens devoit être dans le même sentiment, parce que la métempsycose suppose que les ames humaines passent dans le corps des animaux ; & Platon dans son Dialogue ne nie point que sous le règne de Saturne les bêtes étoient en commerce de conversation avec les hommes. On a prétendu même qu’elles ont un jargon intelligible entr’elles ; & Porphyre rapporte que Tirésias & Apollone de Tyane entendoient leur langage. S. Basile lui-même a compté parmi les beautés du Paradis terrestre, que les bêtes y parloient. Mais plusieurs entre les modernes ont prétendu prouver que les bêtes n’ont point de sentiment, & que ce sont seulement des machines. C’est une opinion qui a été renouvelée par M. Descartes, Un Médecin Espagnol, nommé Gomesius Peretra, avança le premier ce paradoxe inoui ; car tout le monde étoit réuni à croire que les bêtes ont du sentiment. Il fut trente ans à en composer un Traité, qu’il a intitulé Antoniana Margarita, du nom de son pere & de sa mere. Il le publia en 1615, On ne lui fit pas l’honneur de réfuter son opinion, « & elle s’éteignit avec lui. Ainsi jusqu’à Descartes l’on a cru sans contestation que les bêtes connoissoient. On disputoit seulement entre les Philosophes, si les bêtes ont la faculté de raisonner en vertu de leur principe de connoissance. Mais le dogme des automates fit en peu de temps beaucoup de progrès. Il y a bien de l’apparence que M. Descartes a été poussé par sa doctrine à soutenir que les bêtes ne sentent point : car en considérant les suites de son principe touchant la substance étendue, & la substance qui pense, il s’apperçut que la connoissance des bêtes renversoit toute l’économie de son système. Le Père Pardies a fait un Livre de la connoissance des bêtes, pour montrer qu’elles ne sont destituées ni d’intelligence, ni de sentiment, & qu’il est impossible d’expliquer tous leurs mouvemens, & toutes leurs actions, par les seuls ressorts d’une machine qui se meut sans connoissance. Thomas Willis a fait aussi un Traité de l’ame des brutes. Il y a aussi un Traité du sieur Le Grand sur le même sujet, & un Livre de l’ame des bêtes, imprimé à Lyon en 1676, composé par Antoine d’Illy Prêtre d’Ambrun.

Dans le Journal de Hollande 1684, il est dit que cette opinion est ancienne, & qu’on en a disputé dès le temps de S. Augustin. Il est vrai que S. Augustin faisoit ce raisonnement ; que la misère étant une suite du péché, il en résulte que les bêtes qui n’ont point péché, ne doivent point être sujettes à la misère ; or elles y seroient sujettes si elles avoient du sentiment ; donc elles n’ont point de sentiment. Si les bêtes avoient une ame, Dieu n’auroit point donné à l’homme pécheur un pouvoir absolu sur elles, & le pouvoir de les égorger pour se nourrir. Le sieur du Rondel, Professeur à Mastricht, a prouvé que plus de 300 ans avant les Stoïciens de Rome, un Cynique avoit soutenu que les bêtes n’avoient ni sentiment, ni connoissance, & étoient de pures machines. Ainsi on a eu tort d’accuser Péreira d’avoir débité une nouveauté. Le P. Daniel dans ses Nouvelles difficultés en 1693, a bien pressé M. Descartes, en soutenant qu’il y a dans les bêtes un principe de connoissance & d’intelligence. Un Médecin Epicurien, nommé Lami, a soutenu que l’homme n’a d’autre empire sur les bêtes que celui de la force & de l’adresse. Boileau fait dire à l’âne,

Ma foi, non plus que nous l’homme n’est qu’une bête.

Guy Pape rapporte que passant auprès de Châlons, il vit un cochon attaché aux fourches patibulaires de cette ville, & qu’en ayant demandé la raison, on lui répondit, qu’on l’avoit fait parce que ce cochon avoit tué un enfant.

Au temps jadis bêtes parloient aussi ;
Sans remonter jusques au temps d’Esope
Bêtes encore parlent en celui-ci.

Bête, se dit particulièrement des animaux à quatre pieds, qui servent à voiturer. Une bête de somme, de charge. Voyez Somme.

On dit au Palais, une bête asine, pour parler plus honnêtement d’un âne. Bête chevaline, Cheval de paysan de peu de valeur.

Bête, se dit aussi de la vermine. Vermis. J’avois cette année de beaux fruits, mais les bêtes les ont mangés, les tignes, les vers, les chenilles.

On appelle populairement, bête épaulée, un cheval qui ne vaut rien, & qui n’est plus en état de servir ; & figurément on dit la même chose d’une fille qui est sur le retour, & qui a fait parler d’elle. Acad. Fran.

Bête, en termes de chasse, se dit absolument du gros gibier. Fera. Lancer la bête. Bêtes noires, ce sont les sangliers. Bêtes fauves, ce sont les cerfs, les chevreuils, les daims. Bêtes puantes, les renards, les bleraux. On les distingue aussi par le nom de bêtes de brout, comme les cerfs, chevreuils, &c. & bêtes mordantes, comme le sanglier, le blereau, le renard, l’ours, le loup, la loutre, &c.

☞ On appelle bêtes de compagnie, de jeunes sangliers qui vont encore par troupes. Ac. Fr.

☞ Par le mot bête, mis absolument, on entend quelquefois les bêtes sauvages, les bêtes féroces. On exposoit les Martyrs aux bêtes. Ac. Fr.

Bête, se dit figurément en morale, d’un homme qui ne cherche que ses plaisirs sensuels. Bellua pecus. C’est une bête brute. Il a vécu, il est mort en bête.

On dit de celui qui est trop particulier, que c’est une bête farouche ; de celui qui est trop colère, que c’est une bête féroce.

Bête, se dit encore figurément, d’une personne qui manque d’esprit presque en tout, par défaut d’intelligence. C’est en vain qu’on fait des leçons à une bête, la nature lui a refusé les moyens d’en profiter. Stolidus, vecors ; il y a des bêtes qui croient avoir de l’esprit, leur conversation fait le supplice des personnes qui en ont véritablement. M. l’Abbé Girard, Syn. Voyez Stupide. Idiot.

Outre qu’il est assez ennuyeux, que je croi,
D’avoir toute sa vie une bête avec soi ;
Comment prêtendez-vous, après tout qu’une bête
Puisse jamais savoir ce que c’est qu’être honnête.

Mol.

Bête, se dit quelquefois en riant, comme dans cet exemple:La bonne bête a ses rasions. Vulpecula.

Bête, se dit encore dans le style burlesque, pour quelque chose que ce puisse être. Par ma foi, je ne fçai pas quelle bête c’est-là. Mol. Pour dire, je ne sai pas quelle chose c’est-là.

On appelle populairement la bête, ce qui fait peur. Une nourrice dit à son enfant qui crie, je ferai venir la bête. On le dit aussi d’un homme chagrin, qui a de l’autorité, qui vient troubler la joie des autres. Voici la grande bête qui vient. Les artisans qui voient un Commissaire qui va en police, l’appellent la bête noire. L’Antechrist est aussi appelé la grande bête de l’Apocalypse. On le dit aussi de deux ennemis. M. Viette étoit la bête de Scaliger ; il l’attaquoit toujours, & il avoit peur de lui.

On dit proverbialement, remonter sur sa bête, non-seulement dans le jeu, quand on gagne le coup suivant, après celui où l’on a fait la bête, ce qu’on avoit perdu ; mais aussi quand on a rétabli sa fortune ruinée, réparé une perte qu’on avoir faite. On appelle aussi deux personnes qu’on voit toujours ensemble, des bêtes de compagnie. On dit, prendre du poil de la bête ; pour dire, boire le matin, quand on a été incommodé d’avoir trop bu le soir ; ou, se guérir par les mêmes choses qui ont causé le mal. On dit aussi, qu’un homme a fait la bête, quand il a fait quelque méchante affaire de sa tête, & malgré les conseils de ses amis. ☞ On dit encore qu’un homme n’a pas affaire à bête lasse, lorsqu’il a affaire à une partie qui est riche & vigilante. On dit aussi, plus fin que lui n’est pas bête. On dit ironiquement, qu’un homme est une bonne bête, une fausse bête ; pour dire, qu’il est dangereux de s’attaquer à lui, qu’il est plus à craindre qu’on ne pense. On dit, faites-vous bête, le loup vous mangera ; pour dire, qu’il faut savoir repousser l’injustice.

On dit aussi, morte la bête, mort le venin ; pour dire, que ceux qui sont morts ne font plus de mal, ou qu’on ne garde point la colère contre les morts. On dit aussi, parlant d’une grande solitude ou obscurité, on n’y voyoit ni bêtes ni gens. On dit en Normandie, haro sur toi & sur ta bête, pour une formule dont on se sert pour arrêter quelqu’un prisonnier. On dit aussi, que quand Jean bête est mort il a bien laissé des héritiers; pour dire, qu’il y a encore bien des sots au monde. On dit d’un logis où il y a plusieurs locataires, que c’est l’arche de Noë, il y a toutes sortes de bêtes.

☞ BÊTE. s. f. Sorte de jeu des cartes. Ce jeu s’appelle aussi Triomphe. On le joue à trois, à quatre ou à cinq. Quand celui qui fait jouer ne gagne pas, il paye autant qu’il y a au jeu, & on dit qu’il a fait la bête. Ce mot se dit aussi de la somme que l’on a perdue en faisant la bête. Ma bête est sur le jeu. Les deux bêtes vont ensemble. Ce mot est fort usité au jeu de l’Hombre.

Bête rouge. s. f. Petit insecte des îles de Amérique, qui n’est pas plus gros que la pointe d’une épingle, & qui est tout rouge, ce qui lui a fait donner le nom de bête rouge. Quand les savannes sont un peu séches, elles en sont remplies, & les chevaux & autres animaux qui y sont en pature, en ont quelquefois le museau & la tête toute couverte de rouge. Cela cause une démangeaison inssuportable ; en sorte qu’ils se frotent contre les pierres & contre les arbres, comme s’ils vouloient se déchirer. Les bêtes rouges percent au travers des bas des hommes, & leur causent une démangeaison si pressante aux jambes, qu’ils se les écorchent à force de les grater. La décoction des bourgeons de vigne & de monbain, des feuilles d’oranger, & d’herbes odoriférantes, est un bon remède contre les bêtes rouges & leur démangeaison. On s’en lave les jambes & autres parties qui en sont attaquées. P. Labat.

Bête venimeuse des sages, en termes du grand Art, signifie la pierre philosophale, lorsqu’elle est sublimée. On l’appelle aussi serpent.