Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Transformisme

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 4 – de « Persécutions » à « Zoroastre »p. 903-930).

TRANSFORMISME. — Sommaire. — Introduction. Portée dogmatique du problème transformiste.

Première partie. — Le transformisme en général.

I. Aperçu historique sur le développement du transformisme.

A. Philosophie de l’évolution dans l’antiquité ;

B. Les précurseurs du transformisme moderne ;

C. Les fondateurs du transformisme ;

D. Etat actuel de l’opinion scientifique.

II. L’espèce systématique. Définition ; fixité relative.

III. Preuves du transformisme. Exposé et discussion.

A. Preuve générale par élimination de l’hypothèse créationniste.

B. Preuves scientifiques indirectes.
a) Paléontologie ;
b) Distribution géographique des êtres vivants ;
c) Anatomie et physiologie comparées ; organes rudimentaires ;
d) Embryologie comparée ; loi biogénétique ; tératologie ;
e) Ethologie ;

C. Preuves scientifiques directes.
a) La variation lente ;
b) La variation brusque.

IV. Le transformisme et l’origine de la vie.

V. Les théories explicatives du transformisme.

A. Théories antilinalistes.
a) Exposé ; 1° Darwinisme ;
2° Néo-darwinisme weismannien ;
3° Théorie de la préadaptation ;
4° Néoloniarckisme mécaniciste.
b) Critique.

B. Théories finalistes.
a) Lamarckisme.
b) Néo-lamarckisme psychobiologique ;
c) Théorie de l’évolution créatrice ;
d) L’évolutionnisme animiste.

Deuxième partie — Le transformisme et l’origine de l’homme

I. Origine du psychisme humain.

II. Origine de l’organisme humain.

A. Opinion des biologistes contemporains.

B. Preuves scientifiques du transformisme anthropologique.
a) Anatomie et physiologie comparées ;
b) Paléoanthropologie et préhistoire ;

C. Le transformisme anthropologique restreint et le dogme.

Conclusions générales.

INTRODUCTION

Portée dogmatique du problèmble transformiste

Le transformisme n’intéresse, à vrai dire, l’apologétique et la théologie que dans la mesure où il touche au problème de l’origine de l’espèce humaine. On a pu jadis le croire en opposition avec certaines interprétations des Livres Saints et de la Tradition. Personne, dans les milieux compétents, ne le pense aujourd’hui. Tout le monde accorde que, limitée à l’explication de la genèse des espèces végétales et animales, cette théorie n’a rien à voir avec le dogme : elle est tout entière du ressort de la biologie et de la philosophie de la nature.

En va-t-il de même quand elle englobe dans ses conclusions le cas particulier de l’origine de l’homme ? Il est tout d’abord évident que la croyance catholique oblige à rejeter le transformisme universel qui fait dériver l’homme, dans toute sa réalité physique et psychique, d’une souche animale. Le dogme, continuant en cela les données certaines d’une saine philosophie, requiert, au moins à l’origine de toute âme humaine, en raison de sa spiritualité, une intervention créatrice de Dieu : il exclut, par le fait même, implicitement toute doctrine admettant une descendance proprement dite rattachant l’homme tout entier à l’animalité.

Or, personne ne peut l’ignorer, c’est précisément ce transformisme intégral qui est très communément proposé de nos jours, à tous les niveaux de l’enseignement, non plus comme une hypothèse discutable, mais comme un fait positif, définitivement acquis à la science. Voici, par exemple, entre mille autres semblables, une déclaration fort nette de M. le Professeur Boule :

L’homme, malgré ses attributs supérieurs, rentre dans le cadre de l’organisation générale et ne représente pas une exception parmi les vivants. En remontant de l’histoire à la préhistoire et de celle-ci aux temps géologiques, nous le voyons toujours assujetti aux lois qui régissent l’évolution de tous les êtres. Et c’est ainsi que la Paléontologie humaine et la Paléontologie générale se montrent seules capables de nous faire bien comprendre la vraie place de l’homme dans la nature. Sa prééminence réelle, d’ordre purement intellectuel, acquise graduellement au cours d’une lente et laborieuse évolution, lui permet aujourd’hui de soulever un coin du voile qui lui cachait à la fois l’humilité de ses origines et la gloire de son ascension. (Les Hommes fossiles, p. 404).

Ailleurs, le même savant s’exprime d’une manière encore plus explicite :

Depuis que la psychologie a perdu son caractère scolaslique, pour devenir scientifique, c’est-à-dire physiologique, la grande barrière qu’elle avait cherché à établir entre l’homme et les bétes s’est bien abaissée. Il n’est plus permis de soutenir que les facultés mentales sont essentiellement différentes chez les divers êtres vivants. Il n’y a que des différences de degrés et le mécanisme est partout le même… La raison n’est donc pas une création spéciale, une apparition brusque ; elle s’est constituée peu à peu. L’étroite solidarité ancestrale de l’homme et des autres primates réapparaît ici dans le domaine spirituel. … Nous pouvons dire, en paraphrasant et en complétant la phrase par laquelle Darwin termine son admirable livre sur la descendance de l’homme, que celui-ci conserve dans son système spirituel, comme dans son système corporel, le cachet indélébile de son origine intérieure… Il faut de toute nécessité attribuer aux hommes et aux singes une origine commune. Les divergences d’opinions ne peuvent s’exercer que sur la manière de comprendre la ramification du tronc commun. (Ib., pp. 437-410).

On comprend aisément que de telles affirmations, émanant de techniciens d’une compétence indiscutée, soient de nature à troubler et même à ruiner les croyances religieuses dans beaucoup d’intelligences : Darwin a raison ; donc le dogme a tort. L’argument a beau ne pas être exprimé, sa logique brutale s’impose. Si l’antécédent est vrai, le consé quent l’est aussi. Il est donc indispensable, si l’on veut sauvegarder la foi, de montrer la fausseté du transformisme intégral. Ce sera une partie de notre tâche : la plus importante et aussi la moins malaisée. Il nous sera, en effet, relativement facile d’établir que, loin de s’appuyer sur des arguments décisifs, le transformisme intégral est en opposition manifeste avec les données de la psychologie, qui, pour avoir un autre objet que la biologie, est comme elle une science positive permettant d’aboutir à des conclusions certaines.

Cette première question une fois résolue, une seconde, moins grave, mais ayant cependant son importance, devra être examinée. Nous aurons à nous demander s’il est loisible à un catholique de se rallier au transformisme anthropologique mitigé qui, admettant une intervention créatrice de Dieu à l’origine de l’âme spirituelle, soutient que les premiers organismes humains sont nés par voie de filiation naturelle et spontanée d’une souche animale.

Proposée à titre d’hypothèse plus ou moins vraisemblable par quelques savants catholiques du siècle dernier, cette théorie, qui n’a jamais été explicitement condamnée par l’Eglise, est de nouveau considérée de nos jours par un nombre croissant de techniciens, également soucieux d’objectivité et d’exacte orthodoxie, comme étant seule en accord avec l’ensemble des données scientifiques.

Si cette doctrine était prouvée, on devrait affirmer a priori qu’elle ne saurait être en désaccord avec les points invariables de la dogmatique chrétienne ; il ne resterait qu’à indiquer le moyen de l’harmoniser avec la croyance commune. Mais il est du devoir de l’apologiste d’examiner d’abord les arguments sur lesquels s’appuie cette théorie et de se demander s’ils sont rigoureusement démonstratifs. Il ne pourra d’ailleurs y réussir qu’en étudiant la question du transformisme dans tout son ensemble. Elle constitue, en effet, un bloc cohérent. On ne peut pas, quand il s’agit du cas particulier de l’origine de l’homme, contester la valeur de lois dont on aurait par ailleurs admis la portée universelle. C’est ce qui nous obligera à aborder ici, au moins d’une manière sommaire, quelques problèmes d’ordre scientifique qui n’ont directement pour le théologien qu’un intérêt médiocre, mais qui, en fait, commandent toute la question du transformisme anthropologique.

Nous ne nous dissimulons pas qu’il est très difficile de donner une idée à la fois sommaire et un peu exacte d’une question aussi vaste et aussi complexe. Nous souhaiterions de nous tenir, dans la partie théologique de cette étude, à égale distance des rigueurs excessives et des hardiesses téméraires. L’essentiel en cette matière nous parait être, là où l’autorité infaillible ne nous trace pas la voie, de ne pas biaiser avec des difficultés réelles, de projeter sur elles toutes les lumières dont nous pourrons disposer, puis de savoir avouer modestement où s’arrêtent nos évidences. Si, avec cette méthode, nous n’aboutissons point toujours à des solutions fermes, ce serait déjà un résultat appréciable de pouvoir indiquer dans quelle direction se fera vraisemblablement sur ce terrain l’accord définitif entre les données certaines de la Science et celles de la Révélation.

Par ailleurs, en dehors de son intérêt spécifiquement théologique, le transformisme en présente un autre d’ordre beaucoup plus général. Cournot n’exagérait guère lorsqu’il écrivait, en 1875, ces lignes prophétiques :

La question de la genèse des types organiques est celle à qui tout se rattache dans la science et hors de la science, et autour de laquelle se grouperont les idées destinées à avoir dans l’avenir le plus d’influence. Sur cette question nodale, profonde et obscure, l’esprit humain, si avancé qu’il fut d’ailleurs, en était resté jusqu’à l'époque actuelle aux premiers bégaiements. Un des principaux titres du XIXe siècle sera d avoir réuni les conditions diverses qui permettent, sinon de la résoudre scientifiquement et de s’en rendre maître, du moins de l’attaquer méthodiquement par des travaux d’investissement et d’approche, de manière que les positions ne puissent plus se perdre et servent de base d’opérations pour en gagner d’autres. (Matérialisme. Vitalisme. Rationalisme, p. 121).

Première Partie

LE TRANSFORMISME EN GÉNÉRAL

I. — Aperçu historique

sur le développement du transformisme.

o) Philosophie de l’évolution dans l’antiquité.

On aurait tort de considérer comme des ébauches de théories transformistes les anciennes cosmogonies dans lesquelles des idées plus ou moins vagues de liaison physique entre tous les êtres vivants étaient associées à des conceptions mythologiques. Hésiode, par exemple, et après lui les physiologues ioniens se représentaient l’univers comme une sorte d’immense organisme animé par un même élan vital… Pour les Pythagoriciens, le Cosmos était entraîné vers un progrès continu par une tendance immanente. D’après les Stoïciens, au contraire, une évolution cyclique aurait été la loi générale du monde. S’il est possible de trouver dans ces systèmes une vague annonce des différentes formes du monisme actuel, on ne saurait y chercher une interprétation quelque peu scientifique du monde de la vie. Il ne semble pas que Platon et Aristote aient douté de la fixité des types organiques, et le problème de la formation des espèces ne s’est même pas posé à leur esprit.

Nous nous garderons pareillement de placer saint Augustin, comme on a essayé de le faire quelquefois, parmi les précurseurs des transformistes. Sa très obscure théorie des « raisons séminales » prouve seulement que ce grand Docteur se sentait fort à l’aise pour ne pas interpréter d’une manière trop littérale les textes des premiers chapitres de la Genèse. Soucieux de ne rien admettre qui puisse paraître ridicule aux incroyants, il demandait que l’on ne s’imaginât point le Créateur façonnant le corps du premier homme avec de l’argile à la manière d’un potier, puis lui insufflant la vie.

La théorie thomiste, d’après laquelle il y aurait chez l’embryon succession de formes avec changements substantiels, a été invoquée pour prouver que le Prince de l’Ecole a admis des principes favorables aux théories évolutionnistes. Ce sont là de bien fantaisistes rapprochements. La vérité est que saint Thomas, beaucoup plus préoccupé de théologie que de science, admettait les idées reçues de son temps et il ne semble pas qu’il ait jamais pensé à la possibilité de la transformation des espèces.

b) Les précurseurs du transformisme moderne.

Il faut arriver jusqu’à la Renaissance pour rencontrer chez quelques philosophes des théories d’allure nettement transformiste. On sait que Vanini, qui avait osé soutenir l’origine simienne de l’espèce humaine, fut poursuivi par l’Inquisition pour l’ensemble de ses erreurs, et condamné au bûcher en 1619.

Un siècle plus tard, Buffon (1707-1788), eut également quelques difficultés avec les docteurs de Sorbonne, qui censurèrent, le 15 janvier 1751, dans les trois premiers volumes de son Histoire naturelle, diverses « propositions, principes et maximes contraires à l’esprit de la religion ». Pour avoir la paix, l’auteur fit amende honorable, déclarant, au début du tome IV, « croire très fermement tout ce qui est rapporté dans la Bible sur la création, soit pour l’ordre des temps, soit pour les circonstances de fait ». Quelques années plus tard, il admettra dans son Discours sur ta dégénération des animaux « que les deux cents espèces dont il a fait l’histoire peuvent se réduire à un assez petit nombre de familles ou de souches principales, desquelles il n’est pas impossible que toutes les autres soient issues ». (Hist. nat. t. XIV, p. 357). Cette insinuation timide ouvrait la voie dans laquelle devaient s’engager plus tard presque tous les naturalistes.

C) Les fondateurs du transformisme.

Le Monet de Lamarck (1744-1829) fut le premier à entrevoir dans toute son ampleur la portée de la théorie évolutionniste. Après s’être longtemps occupé de taxonomie végétale et animale, il acquit la conviction de la mutabilité des organismes. « On peut s’assurer, affirme-t-il dans son mémorable Cours d’ouverture de l’an VIII, que ce que l’on prend pour espèces, parmi les corps vivants, et que toutes les différences spécifiques qui distinguent ces productions naturelles, n’ont point de stabilité absolue, mais qu’elles jouissent seulement d’une stabilité relative, ce qu’il importe fortement de considérer, afin de régler les limites que nous devons établir dans la détermination de ce que nous devons appeler espèce. »

Les animaux forment d’après lui « une série rameuse, irrégulièrement graduée et qui n’a point de discontinuité dans ses parties, ou du moins qui n’en a pas toujours eu, s’il est vrai que, par suite des espèces perdues, il s’en trouve quelque part. Il en résulte que les espèces qui terminent chaque rameau de la série générale tiennent au moins d’un côté à d’autres espèces voisines qui se nuancent avec elles ». (Philosophie zoologique, ch. iii).

Pour ce qui touche à l’origine de l’homme, de Lamarck a entrevu aussi la possibilité de l’expliquer par évolution d’une souche animale. Il suggère qu’il y aurait peut-être lieu de le faire dériver d’un quadrumane qui aurait abandonné la vie arboricole et pris, grâce à la vie sociale, d’autres besoins et d’autres caractères. Mais il écarte ensuite cette hypothèse et termine ainsi le chapitre consacré à l’origine de l’espèce humaine :

« Telles seraient les réflexions que l’on pourrait

faire, si l’homme n’était distingué des animaux que par les caractères de son organisation et si son origine n’était pas différente de la leur. »

Pour M. Cuénot, « cette restriction naïve est évidemment une précaution prise contre les théologiens ». De telles allégations ne nous paraissent nullement s’imposer. Pourquoi, en effet, Lamarck, sincèrement spiritualiste et chrétien, n’aurait-il pas rejeté une hypothèse qui, étant admises les données de la philosophie et de la foi, perdait pour lui la vraisemblance qu’elle aurait eue, à considérer les choses du seul point de vue des sciences de la nature ?

Les successeurs immédiats de cet initiateur génial, au lieu de chercher à développer ses idées en les corrigeant, s’attachèrent surtout à les combattre. Les deux Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844 et 1805-1861), qui mirent en lumière certains arguments tirés de l’anatomie comparée, firent bien entendre leur voix en faveur d’un transformisme restreint, mais l’autorité assez tyrannique de Georges Cuvier (1769-1832) imposa pour de longues années à la science, à la science française surtout, le dogme de la fixité des espèces, tel que l’avait formulé au siècle précédent le célèbre classificateur Linné (1707-1778) : Tot sunt species quot initio Mundi creavit infinitum Ens.

Pour expliquer la disparition subite des flores et des faunes à la fin des grandes périodes géologiques, l’illustre paléontologiste admettait des séries de cataclysmes cosmiques à la suite desquels le Créateur aurait à plusieurs reprises créé de nouvelles formes vivantes. C’est la théorie à laquelle d’Orbigny (1802-1857) devait plus tard attacher son nom, en précisant le nombre de ces créations successives. D’après ce savant, qui le premier a établi les limites séparant les divers étages fossilifères, il n’y aurait pas eu moins de 24 catastrophes suivies d’autant de reprises de l’œuvre du Créateur.

Il fallait que les naturalistes qui en étaient réduits à admettre la probabilité d’une théorie aussi peu vraisemblable eussent une foi bien robuste dans l’immutabilité des types organiques !

Ce fut Charles Darwin (1809-1882), on le sait, qui réussit à faire triompher la théorie transformiste dans le monde savant et, chose vraiment extraordinaire, il y est arrivé en proposant une hypothèse qui, dans la suite, a été presque universellement reconnue comme insuffisante : celle de la sélection naturelle et sexuelle.

L’expédition du Beagle, à laquelle Darwin fut attaché en qualité de naturaliste, lui procura la première occasion de se poser à lui-même sérieusement le problème de l’origine des espèces. Deux ordres de faits, ceux-là même qui fournissent encore aujourd’hui les meilleures preuves de l’évolution, frappèrent le jeune savant.

Dans les grandes plaines de la Plata et de la Patagonie, il découvrit les fossiles de mammifères édentés géants, tels que le Dasypus gigas, par exemple. Or, ces régions sont les seules du monde où persistent encore quelques assez rares espèces d’édentés. N’est-il pas tout naturel d’admettre que ces animaux descendent d’espèces aujourd’hui éteintes, connues seulement par leurs restes fossiles ?

D’autre part, à mesure que l’on allait du nord vers le sud, Darwin remarquait que les espèces animales, celles des oiseaux en particulier, bien connues de lui, cédaient progressivement la place à de nouvelles espèces légèrement différentes. Comment ne pas en conclure que toutes ces formes, reliées entre elles par une multitude d’intermédiaires, avaient une origine commune ?

Cette interprétation, qui se faisait jour peu à peu dans l’esprit de Darwin, lui apparut comme la seule vraisemblable, lorsqu’en visitant les îles de l’archipel Galapagos, il put constater que chacune d’elles avait ses espèces propres, ses espèces « endémiques », comme nous disons aujourd’hui. Les différences n’étaient d’ailleurs pas si grandes qu’on ne pût regarder ces espèces voisines comme provenant toutes d’un même type originel, diversement différencié suivant les habitats. La lecture de l’ouvrage de Malthus, « Essay on the principle of population », mit le jeune naturaliste sur la voie de la théorie particulière à laquelle son nom devait rester attaché. Malthus, partant du fait que l’accroissement de la population humaine est strictement limité par l’accroissement des moyens de subsistance, notait que ces derniers augmentent suivant les termes d’une progression arithmétique, tandis que la population tend à s’accroître suivant les termes d’une progression géométrique. D’où fatalement, au bout de peu de générations, rupture de l’équilibre : il y a plus de bouches à nourrir que de vivres disponibles. Pour que l’équilibre se rétablisse, il est nécessaire, ou bien qu’on élimine, de temps en temps, un grand nombre d’individus, ou bien qu’on réduise le nombre des naissances. Appliquant ce que Malthus disait de la seule espèce humaine à tout l’ensemble du monde vivant, Darwin eut comme une soudaine révélation : il entrevit, dans la gigantesque lutte que se livrent entre eux, à tout instant, sur la surface du globe, les êtres vivants, l’explication de l’évolution.

Si les petites variations fortuites qu’entraînent des changements dans le milieu, sont nuisibles, elles sont éliminées ; si au contraire elles sont utiles, elles sont favorisées et transmises à d’autres individus.

Les êtres vivants ont l’air de s’adapter eux-mêmes avec une finalité merveilleuse à de nouvelles conditions d’existence : en réalité, ce sont ces conditions extérieures qui, fatalement, aveuglément, opèrent une sélection. L’adaptation se fait donc pour ainsi dire toute seule, sans direction d’aucune sorte vers un but quelconque. Elle n’est pas active, elle est purement passive.

Darwin attendit plus de vingt ans avant de publier sa grande découverte. The origin of Species parut en 1869. En un mois, 1.250 exemplaires furent enlevés. Une seconde édition suivit au début de 1870, la même année paraissait une traduction allemande. Editions du texte original et versions en diverses langues se succèdent dès lors sans interruption. Au bout de très peu de temps, tout le monde dans le public scientifique fut pour ou contre Darwin.

Les polémiques s’élevèrent tout de suite en Angleterre. Contre Darwin se déclarèrent des hommes de science de grande autorité. Owen, le Duc d’Argyll, Mivart furent parmi les plus ardents. Darwin trouva dans Huxley un défenseur aussi habile que passionné.

En France, le premier accueil fut plutôt hostile. Claude Bernard et Pasteur donnaient le ton : tous deux furent contre Darwin. Avec eux, des hommes de grande valeur, tels que de Quatrefages, Milne-Edwards, J.Barrande, s’opposèrent aussi par la parole et par la plume, aux théories darwiniennes. Ce ne fut que plus tard, grâce aux luttes soutenues par des savants comme Paul Bert, Alfred Giard, Edmond Perrier, que le transformisme envahit les milieux scientifiques français.

En Allemagne aussi, la lutte fut vive : la théorie devait finalement y remporter ses plus éclatants triomphes. La première publication un peu importante en sa faveur, dans le monde scientifique allemand, fut le livre de Fritz Müller : Für Darwin, 1864. En 1866, E. Hæckel publait sa Generelle Morphologie, dans laquelle il organisait, pour ainsi dire, le darwinisme en système et le poussait à des conclusions que son auteur lui-même n’avait pas encore atteintes. Hæckel proclamait notamment la descendance animale de l’homme, sur laquelle Darwin se prononcera seulement en 1871. Wrismann se glorifie d’avoir été le troisième à prendre ouvertement parti pour Darwin dans son discours académique de 1867 : Ueber die Berichtigung der Darwinschen Theorie. Une opposition très forte empêcha bien la pénétration des idées darwiniennes dans plusieurs Universités. Wigand publia une réfutation de la théorie de la sélection, qui n’a rien perdu aujourd’hui de sa valeur ; Virchow, on le sait, traita durement Hæckel et son école. Mais malgré ces protestations faites au nom de la science pure, la nouvelle doctrine s’étendait chaque jour davantage.

Lorsque de loin on réfléchit sur cet état de choses, on est d’autant plus frappé de cette vogue incroyable du darwinisme, que les objections, dont la puissance pousse aujourd’hui la majorité des biologistes à abandonner la théorie de la sélection, furent, dès la première heure, présentées dans toute leur force. Comment n’ont-elles pas réussi plus tôt à entamer le système qu’elles devaient démolir plus tard ?

Il semble vraiment qu’à cette époque on avait comme un bandeau sur les yeux. On ne voulait plus entendre ceux qui se permettaient de parler contre Darwin. Les philosophes, s’ils l’osaient, étaient accusés d’incompétence ; les biologistes de la vieille école, qui refusaient de se rendre, étaient traités comme quantités négligeables.

Dans tout ce mouvement intervenaient, il convient d’y insister, des facteurs d’ordre extra-scientifique. Deux conceptions du monde s’affrontaient : le monisme d’une part, le dualisme chrétien de l’autre. Les passions antireligieuses se firent une arme du darwinisme.

Quelques rares esprits entrevirent bien, dès cette époque, l’alliance possible d’un transformisme modéré avec les croyances catholiques ; mais un trop grand nombre d’apologistes, on doit le reconnaître et le regretter, firent inconsciemment le jeu de leurs adversaires en solidarisant le fixisme, soit avec le dogme, soit avec les thèses de la philosophie traditionnelle.

Comme type de cette fâcheuse méthode, on peut, entre beaucoup d’autres, citer les raisonnements par où M. Lavaud de Lestrade, dans son livre Transformisme et Darwinisme, s’efforçait de prouver par l’Ecriture Sainte la fausseté du transformisme.

Remarquons, écrivait-il, l’insistance avec laquelle Moïse nous montre Dieu créant les êtres vivants, chacun selon son espèce. Cette expression revient jusqu’à neuf fois dans les six versets où il raconte leur création. Evidemment, cette insistance nous montre qu’il ne s’agit pas ici d’une chose insignifiante, mais d’une circonstance importante de la création, sur laquelle l’écrivain sacré voulait appeler l’attention de ses lecteurs. Cette expression ne doit donc pas avoir un sens vague et indécis ; elle ne doit pas non plus avoir un sens détourné, mais elle doit être entendue dans le sens communément reçu (pp. 275-300).

Cette exégèse nous étonne aujourd’hui, et personne ne voudrait plus la prendre à son compte. Nous en ferons toutefois notre profit pour éviter à notre tour de lier au dogme des théories plus ou moins contestables.

Il se trouva d’ailleurs d’assez bonne heure des savants et des philosophes qui, sans abandonner les positions du spiritualisme chrétien, se montrèrent favorables aux doctrines transformistes. Un paléontologiste de grande valeur, Albert Gaudry, se prononçait, dans son bel ouvrage sur les Enchaînements du monde dans les temps géologiques, en faveur de l’évolutionnisme : « J’ai de la peine, écrivait-il, à me représenter l’Auteur du monde comme une force intermittente, qui tour à tour agit et se repose ; un tel mode d’opération est bon pour nous, pauvres humains, que le travail d’un jour épuise ; j’aime mieux me représenter un Dieu qui ne connaît ni nuits ni réveils et développe toute la nature d’une manière continue, de même que sous nos yeux il fait sortir lentement d’une humble graine un arbre magnifique. » Le P. Wasmann, bien connu de tout le monde scientifique par ses beaux travaux myrmécologiques, était conduit par ses recherches dans ce domaine spécial à des conclusions nettement transformistes. M. Breuil, M. de Dorlodot, M. le Chanoine Grégoire, le P. Theilhard de Chardin, pour ne citer que quelques noms parmi les ecclésiastiques ayant une compétence scientifique, ont émis des idées analogues. Il faut donc beaucoup d’ignorance ou de mauvaise foi pour exploiter encore contre la religion une prétendue opposition entre nos dogmes et la doctrine de l’évolution, lorsque celle-ci, restant sur le terrain des faits positifs, se contente d’opposer au fixisme devenu insoutenable l’évidence de certaines transformations réalisées au cours des siècles dans le monde de la vie.

d) Etat actuel de l’opinion scientifique.

On serait aux antipodes de la vérité si l’on soutenait que le fait fondamental du transformisme n’est pas admis aujourd’hui par l’immense majorité des biologistes. Leurs réelles divergences de vues, sur les voies suivies par l’évolution et sur les causes qui l’expliquent, ne doivent point faire prendre le change et conclure, comme on l’a fait parfois trop hâtivement, de l’échec de certaines théories évolutionnistes, à une crise générale du transformisme. C’est ce que notait déjà, il y a une vingtaine d’années, le paléontologiste Steinmann :

Seuls, écrivait-il, quelques optimistes incorrigibles, médiocrement doués au point de vue critique, peuvent t’extasier sur les merveilleux résultat » auxquels nous sommes arrivés : c’est bien plutôt un sentiment d’incertitude et de doute qui domine aussi bien dans les milieux scientifiques que chez les profanes. Non pas, certes, que la vérité du principe de la descendance soit mise sérieusement en question, la conviction se fortifie au contraire toujours davantage que ce principe est non seulement indispensable, mais évident par lui-même, dès que l’on cherche à comprendre le monde de la vie. Mais jamais autant que pendant le dernier decennium, n’avait éclaté l’évidence du petit nombre de connaissances admises par tous sur les questions posées par les modalités et les causes de l’Evolution. (Die Geologischen Gruudlagen der Abstarmmungslehre, p. 1).

M. E. Le Roy lui faisait écho lorsqu’il disait, en 1926, à ses auditeurs du Collège de France :

Assurément il y a des hypothèses dans le transformisme : tels surtout les systèmes comme ceux de Lamarck, Darwin, etc., ou de leurs modernes disciples, qui veulent pousser jusqu’au détail une théorie explicative. Mais l’idée transformiste prise en elle-même n’a rien d’hypothétique au fond, du moins pour ceux qui en comprennent l’essence et qui sont au courant des données positives correspondantes. On doute et on discute sur le comment de révolution, sur le mécanisme des phénomènes évolutifs. On ne met plus guère en cause le principe même, l’existence du fait : car il y en a un. Bien probablement, l’avenir jugera insuffisantes et naïves nos conceptions actuelles, comme nous-mêmes jugeons celles de nos devanciers ; il leur fera subir des retouches, peut-être de profondes corrections. Quelque chose néanmoins paraît acquis dès maintenant pour toujours : l’idée que la vie comporte une histoire, qu’elle est en soi un mouvement, un devenir, et qu’un lien physique unit ses phases successives. Si plus tard on s’éloigne de nos vues contemporaines, il est d’ores et déjà certain que ce sera pour aller plus loin dans la voie même qu’elles ouvrent. Nul ne le conteste sérieusement parmi ceux qui ont compétence. (L’exigence idéaliste et le fait de l’évolution. Revue des cours et conférences, 28 février 1927, p. 517).

Cela est si vrai que l’on éprouverait un certain embarras à citer quelques noms de biologistes contemporains, ayant produit des travaux de valeur et non confinés dans quelque étroite spécialité, qui soient demeurés fidèles à l’ancien creationnisme.

Personne n’admet plus que l’ensemble des êtres vivants que nous avons sous les yeux ait apparu un beau jour, sans aucun lien génétique avec des organismes préexistants, grâce à une intervention de la Toute-puissance divine. C’est là une conception périmée, qui n’a aucune chance d’un retour de faveur dans le monde savant.

Tous les naturalistes compétents sont donc transformistes à quelque degré. Si l’on cherche à grouper leurs opinions, à la fois d’après l’extension donnée par eux au principe de l’évolution et le rôle attribué à un Dieu distinct de la Nature, on arrive à la classification suivante :

Transformisme moniste universel.

L’univers étant l’unique réalité, l’évolution la plus universelle s’impose avec évidence. Tous les êtres vivants actuels proviennent, par voie de descendance naturelle, d’organismes antérieurs ; et ainsi de proche en proche jusqu’à des germes initiaux très rudimentaires, nés eux-mêmes par génération spontanée aux dépens de la matière inorganique ou supposés existants dans l’univers sans aucun commencement. Cette évolution peut être conçue comme résultant du seul jeu des forces physico-chimiques, telle est la doctrine des tenants du monisme matérialiste ; ou bien comme impliquant l’intervention d’un dynamisme psychique, ainsi que l’admettent les partisans du monisme panpsychiste et de l’évolution créatrice autonome.

Transformisme théiste.

Un Dieu distinct du monde et premier principe de toutes choses est admis, et son action créatrice est considérée comme la raison ultime de la vie dans l’univers. D’après la manière dont est conçue cette intervention divine, il y a lieu de distinguer deux formes de transformisme théiste : l’un généralisé, l’autre plus ou moins mitigé ou restreint.

Les partisans du transformisme théiste généralisé considèrent comme biologiquement impensable toute coupure dans les séries génétiques reliant les vivants actuels aux organismes rudimentaires que Dieu aurait « fait naître » aux premiers débuts de la vie par évolution de la matière inorganisée. A se placer dans l’ordre des phénomènes, les apparences seraient donc exactement les mêmes que dans l’hypothèse du transformisme moniste ; la réalité différerait seulement dans le plan métaphysique.

Le transformisme théiste mitigé admet des interventions immédiates de Dieu, soit à l’origine des premiers êtres vivants (qui ne seraient pas à proprement parler « nés » de la matière inorganique, mais qui auraient été constitués par Dieu aux dépens de cette même matière, avec adjonction de principes formels distincts de la matière), soit dans le cours de la durée pour orienter l’évolution dans des voies nouvelles et pour réaliser des types dont la raison adéquate naturelle n’aurait pas pu se trouver dans des organismes préexistants. Au début de ces séries génétiques, dues à une intervention spéciale et immédiate du Créateur, transformant des êtres préexistants, il n’y aurait pas lieu de parler de « commencements absolus » (tout commencement absolu étant, si l’on prend ces termes dans leur rigueur, un non-sens ; tout être qui commence présuppose un autre être comme cause) ; mais il y aurait une certaine discontinuité, une manière de coupure, puisque les causes naturelles laissées à leur virtualités propres seraient insuffisantes pour rendre compte de l’apparition de certains types nouveaux. Il n’est pas nécessaire d’ailleurs, pour admettre cette théorie, que l’on soit en état de préciser le nombre et la nature de ces interventions spéciales du Créateur ; il suffit que l’on admette leur réalité là où, en fait, la perfection des êtres préexistants aurait été insuffisante pour expliquer la genèse d’un type nouveau d’essence supérieure.

La distinction entre ces deux manières de concevoir le transformisme théiste peut paraître un peu subtile. Elle nous semble pourtant indispensable, et elle ne devra pas être perdue de vue dans les exposés qui vont suivre.

Une fois que nous aurons en effet éliminé, pour des raisons d’ordre scientifique, le fixisme créationniste, comme nous ne pouvons nous arrêter au transformisme moniste (l’existence de Dieu étant ici supposée prouvée), il ne nous restera qu’à opter entre la forme généralisée ou la forme mitigée du transformisme théiste. Pour fixer notre choix, nous aurons, répétons-le, à tenir compte de tout le donné, scientifique, philosophique et théologique. Nous donnerons la préférence à la théorie qui nous paraîtra cadrer le mieux avec lui.

II. L’espèce systématique. — Définition, fixité relative.

On a souvent émis l’opinion que les transformistes niaient l’existence et la distinction des espèces. Rien de moins exact. Pour peu qu’ils se soient occupés de classification, tous les biologistes savent fort bien que les végétaux et les animaux actuels, aussi bien que ceux qui ont peuplé la terre aux diverses époques géologiques, sont naturellement groupés, si l’on considère ceux qui vivent à une même époque, en espèces, présentant certains caractères distinctifs, bien séparées des espèces voisines et possédant, pendant un temps quelquefois fort long, une remarquable fixité. C’est seulement en remontant vers le passé, que l’on peut espérer trouver un lien de continuité entre des espèces aujourd’hui séparées. Les cas dans lesquels on peut assigner avec certitude la forme ancestrale de deux ou de plusieurs espèces distinctes, sont relativement rares. Tel est le réel état des choses, que l’optimisme de certains évolutionnistes tend par trop à faire perdre de vue.

Suivant le schéma qu’ils ont coutume de proposer, sur une coupe horizontale à travers la ramure d’un arbre, les sections transversales des branches apparaîtraient séparées, seule une coupe axiale montrerait comment plusieurs branches sont portées par un tronc commun. La coupe horizontale correspond à l’ensemble des espèces vivant à une époque donnée ; la coupe axiale présente l’enchaînement des organismes dérivant les uns des autres. Mais, il ne faut jamais l’oublier, dans ces arbres généalogiques chers aux transformistes, seule la coupe transversale correspond à la réalité observable. Les coupes axiales sont le résultat de constructions idéales, constamment réformables et souvent complètement problématiques.

Comment définir dès lors l’espèce systématique ? On peut dire qu’elle est le plus petit groupe naturel réunissant des individus semblables possédant des caractères héréditaires distinctifs, séparé des groupes voisins par une discontinuité suffisamment tranchée. Dans les espèces où la reproduction est sexuée, la fécondité est indéfinie entre individus de même espèce. Les hybrides sont habituellement inféconds ou bien font retour à l’une des espèces souches. Cette dernière éventualité se réalise en particulier pour les petites espèces ou variétés jordaniennes qui obéissent dans leurs croisements aux lois de l’hérédité mendélienne.

Il est d’ailleurs souvent difficile en pratique de distinguer les bonnes espèces systématiques soit des genres, soit des variétés plus ou moins stables. Dans l’hypothèse transformiste, il n’y a rien là de surprenant. De bonnes espèces systématiques peuvent résulter de l’isolement géographique ou physiologique de certaines variétés. Il est ainsi parfois possible de saisir de nouvelles espèces en voie de formation.

Les adversaires du transformisme opposent quelquefois à l’espèce systématique l’espèce naturelle. Celle-ci comprendrait, d’après eux, tous les individus issus des mêmes ancêtres et pourrait avoir une extension beaucoup plus grande que l’espèce systématique. Avec une telle terminologie, il est bien évident que toute évolution dépassant les limites de l’espèce naturelle est impossible par définition. On peut sans doute faire toutes les conventions de langage que l’on voudra. Mais il convient de faire, au sujet de cette manière de parler, deux remarques importantes :

1° On s’abuserait étrangement si l’on s’imaginait éliminer par cette solution purement verbale les conclusions transformistes. Quelqu’un, par exemple, qui se prétendrait fixiste parce qu’il dénommerait espèce naturelle l’ordre des Coléoptères, au sein duquel se seraient produites les différenciations de très nombreuses familles d’espèces systématiques, admettrait, en fait, un transformisme déjà passablement étendu.

2° Il ne faut point contester, comme on a le tort de le faire parfois de nos jours, que les anciens partisans du créationnisme fixiste défendaient bel et bien la stabilité absolue des bonnes espèces systématiques. Il suffit, pour s’en convaincre, de se reporter aux ouvrages, d’ailleurs fort remarquables, de de Quatrefages, d’Agassiz et de Godron. Tous ces auteurs étaient d’accord pour nier la parenté physique des individus appartenant à de bonnes espèces systématiques distinctes. Seules les variétés et les races pouvaient, d’après eux, s’être peu à peu constituées. Telle était, on le sait, la conception linnéenne de l’espèce.

'III. Preuves du transformisme. — Exposé et discussion.

A. Preuve générale par l’élimination de l’hypothèse créationniste.

Il est d’abord de toute évidence que, si l’on rejette, au nom de la philosophie moniste, l’hypothèse d’une intervention divine à l’origine des êtres vivants, le transformisme le plus universel s’impose avec une nécessité logique. Les organismes actuels n’ont pas existé toujours sur la terre ; d’autre part, il serait absurde de supposer qu’ils ont tous apparu par génération spontanée tels que nous les voyons. Ils ont donc été formés aux dépens d’êtres vivants antérieurs. En remontant ainsi de proche en proche, on est forcé d’admettre que des organismes initiaux très rudimentaires, issus par génération spontanée de la matière inorganique, ont donné naissance à tout le monde vivant.

Il faut savoir gré à M. Yves Delage d’avoir nettement avoué que ce raisonnement est à la base des convictions transformistes d’un grand nombre de biologistes contemporains :

Je suis absolument convaincu, a-t-il écrit, qu’on est ou n’est pas transformiste, non pour des raisons tirées de l’histoire naturelle, mais en raison de ses opinions philosophiques. S’il existait une hypothèse scientifique autre que la descendance pour expliquer l’origine des espèces, nombre de transformistes abandonneraient leur opinion comme insuffisamment démontrée. En dehors d’elle, il n’y a d’autre hypothèse que celle de la génération sponta- 1805

TRANSFORMISME

1CQG

née de toules le » espaces, même supérieures, et celle de leur création pnr une puissance ilivine queèuunqae. Clés deux hypothèses sont aussi ex’rascienlitique.s l’uæ que l’autre, nous ne p r Irons pas plus notre temps à les discuter que ne fer.ii t un physicien pour une théorie basée sur la non-conservation >le l’ouer^ie. [La ttruclare du protoplasme el l’hérédité, p. 204). Et ailleurs : Que les espèces soient nées les unes des autres, ce n’est pas là seulement u ; ie déduction qui s’appuie sur des faits, car les faits pourraient être contestés ou interprété* d’une façon différente, mais OM notion qui s’impose à notre esprit comme la seule aeceptal>le, dès le moment où nous avons abandonné lu théorie de la création surnaturelle. (Dei.agk et GoLnSJilTB, I.c-s théories de l’évolution, p.).

Mais nous avons déjà dit qu’on dehors du camp dus inoniste-i, de nombreux savants spirihia’isles et théistes rejettent, eux aussi, l’hypothèse de la création immédiate par Dieu des êtres vivants actuels. Ils s’appuient pour cela sur des arguments particuliers, dont nous aurons à examiner plus loin la valeur, mais ils font également valoir une preuve générale, tirée non plus de l’impossibilité absolue de toute création (ils admettent la créa’.ion du monds par Dieu, ainsi que celle dosâmes humaines), mais de l’invraisemblance d’une intervention créatrice à 1 origine des êtres vivante, tels qu’ils se révèlent à nous dans la nature.

Un paléontologiste éminent, le P. Tmiliiahd de Chardin, a eu le mérite de présenter cet argument avec une netteté et une vigueur de pensée qui ne laissent place à aucune ambiguïté.

Quand bien même les fixistes arriveraient à préciser d’une façon arbitrage, le. nombre et la place des coupures créatrices (quand même ils ne demanderaient qu’une seule coupure), ils Se : heurteraient à une difficulté fondamenta’e : l’impossibilité où se trouve notre espiit de concevoir dans i’o, dre des phénomène » un début absolu. Essayez de vous représenter ce que pourrait être, dans la nature, l’appariiion intiusive d’un être qui ne naîtrait pas d’un ensemble de circonstances physiques préexistantes. Ou bien tous n’avez j i tuais étudié un objet réel, ou bien vous renoncerez à une tentative dont vous verrez positivement la vanité. Dans notre univers, tout être, par son organisation matérielle, est solidaire de tout un passé. Il est essentiellement une histoire. Et par cetts histoire, pur cette, chaîne d’antécédences, qui l’ont préparé et introduit, il rejoint sans coupure lemilieu au sein duquel il nous arp. irait. La moindre exception à cette règle bouleversait l’édifice entier de notre expérience. [Etudes, t. CLXVM, p. 543).

Et ailleurs : Peu importe au transformisme actuel le nombre des phylums animaux et l’importance des coupures qui les séparent. Une seule chose le révolterai’, c’est qu’une seule de ces continuités n’obéisse pas, dans son existence et sa grandeur, à des conditions physiques déterminables. On n’a donc jamais été plus loin que maintenant de 1 anci n créationnisme, qui représentait les êtres comme apparaissant tout formés au milieu d’un cadre indifférent à les recevoir.

Cette manière de comprendre le transformisme diffère évidemment du tout au tout, au point de vue métaphysique, des doctrines monistes. Dans ce système, Dieu n’est pas absent de son œuvre.

Son action créatrice n’est plus conçue comme poussant intrusivement ses œuvres au milieu des êtres préexistants, mais comme faisant naître au sein des choses les termes successifs de son ouvrage. Elle n’en est ni moins essentielle, ni moins intime pour cela. (Le paradoxe du Transformisme, p. 80).

Il est indéniable que l’ancien créationnisme se heure à de singulières difficultés dès que l’on cherche à se le représenter d’une manière précise à propos de n’importe quel être vivant concret. Supposons, par exemple, que l’on veuillese rendre compte de la manière dont le chêne a fait son apparition sur la terre. Dira-t-on qu’un beau jour Dieu a produit un’Si les considérations qui précèdent onl une valeur

végétal adulte, avec ses racines fixées dans un sol où elles n’auraient pas pénétré elles-mêmes, avec son tronc présentant les couches concentriques de formations ligneuses correspondant apparemment au nombre d’e ses années, avec ses vaisseaux remplis d’une sève dont les’élements n’aui-aiont pas été puisés dans le sol, avec ses feuilles et ses bourgeons à divers stades de développement ? Tout cela parait plus qu’invraisemblable. Il ne faut pas en effet raisonner sur ce qui : erail possible à Dieu, de polctitic. absolut :  ! , comme disent les théologiens, c’est-à-dire tout ce qui en soi ne répugne pas métaphysiqiiemenl, mais sur ce qui est possible à Dieu de pnlentia ordinata, c’est-à-dire en sauvegardant toutes les exigences de ses attributs, en particulier celles de son infinie sagesse. La création immédiate d’une nouvelle Terre qui sertit exactement le double de la nôtre, à un moment quelconque, avec des plantes et des animaux semblables, et même si l’on veut des collections complètes de fossiles dans les terrains et dans les musées, possible de polcntia absoluta, ne l’est certainement pas de potentiu ordniata, parce que ce jeustupide et cette piperie ne sauraient être attribues à une Providence souverainement intelligente. Il ne faut donc pas facilement admettre la possibilité de la création immédiate d’un chêne, s’il y a un moyen d’en comprendre la genèse d’une manière plus conforme aux exigences naturelles des choses et de notre propre esprit. Pense- 1 on que l’on aurait moins de difficultés à comprendre la création immédiate d’un gland ? Absolument pas. Il contient, on le sait, une planlule qui dérive normalement d’un ovule fécondé. Ce dernier présuppose une fleur et donc un chêne : nous voilà au rouet.

On saisit aisément quelle satisfaction plus grande apporte à l’esprit scientifique la conception du transformisme théiste. D’après cette théorie, Dieu n’aurait créé immédiatement ni chênes, ni glands, mais à l’origine de la série biologique du phylum d’où proviennent les chênes, il aurait produit et uni à la matière inorganique des principes vitaux possédant des propriétés et des virtualités évolutives distinctes des forces physicochimiques, dominant ces dernières et les faisant servir aux fins propres de la vie. Dans la suite des temps, par une série de générations successives, manifestant une causalité mystérieuse, in lispensable d’ailleurs en toute hypothèse, divers types biologiques auraient apparu à leur place naturelle, jusqu’à la réalisation de formes semblables à celles que nous avons sous les yeux.

Pourvu donc que l’on admette des interventions initiales de Dieu à l’origine première des divers phylums naturels, nous ne voyons pas quelle objection philosophique insoluble on pourrait opposer à cette manière de concevoir la genèse et l’évolution des êtres vivants. Notons-le d’ailleurs : Ces interventions divines, très différentes de ce qu’auraient été des créations de toules pièces d’êtres organisés, ont du être : i* aussi multipliées que l’exigent les natures foncièrement différentes des types correspondant aux gran. les divisions du monde vivant ; 2° échelonnées dans la série des temps, si l’on n’a aucune preuve positive de l’apparitioa simultanée des premiers ascendants des phylums indépendants. Nous ne considérerons donc pas comme nécessairement liée au principe essentiel du transformisme la parenté physique de tous les êtres organisés. Celle-ci restera toujours pour nous, du point de vue scientifique, une hypothèse gratuite ; et du point de vue philosophique, elle nous paraît se heurter à d’insurmontables difficultés. 1807

TRANSFORMISME

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objective, et il nous semble bien difficile de le contester, il faut renoncer aux divers systèmes de transformisme modéré qui conserveraient quelque chose de l’ancien créationnisme ; à savoir la production instantanée et immédiate par Dieu de certains êtres vivants complexes, analogues à ceux qui vivent actuellement. Les objections fort graves que l’on peut faire valoir contre toutes les preuves de détail sur lesquelles est fondé le transformisme, sont inefficaces contre cette démonstration générale par élimination de l’ancien créationnisme. C’est sur elle que repose en définitive l’inébranlable conviction de presque tous les biologistes contemporains, à qui il semble pratiquement impossible de raisonner en dehors des cadres d’un évolutionnisme assez largement compris.

B. Preuves scientifiques indirectes.

Cette première série de preuves est basée sur l’étude des êtres vivants disparus et actuels ; elle tend à établir que, dans leur ensemble, ils présentent des caractères qui ne peuvent pas être rationnellement expliqués en dehors de l’hypothèse transformiste. Ces preuves sont donc tirées des résultais de l’évolution plutôt que de ses causes. Les preuves directes, au contraire, cherchent à saisir l’évolution à l’œuvre et à montrer comment les faits que nous avons sous les yeux permettent de comprendre la genèse des espèces.

a) Paléontologie. — En raison de leur importance toute spéciale, les preuves du transformisme tirées de la paléontologie demandent à être exposées avec quelque détail. Les faits principaux, mis en lumière par des découvertes qui ne remontent guère plus loin qu’un siècle, sont les suivants :

i° Le inonde vivant, pris dans son ensemble, présente une remarquable unité. La paléontologie n’a révélé aucun embranchement, aucune classe d’animaux ou de plantes qui ne possède encore actuellement des représentants. Mais plus on s’éloigne de l’époque quaternaire, plus les différences augmentent entre les faunes et les flores disparues, si on les compare à la faune et à la flore actuelles. Ce premier fait capital suffirait à lui seul à suggérer L’hypothèse transformiste et à lui donner une vra semblance approchant de la certitude. Si on la rejette, en effet, on est obligé d’admettre que le Créateur a constamment procédé dans ses œuvres successives en reproduisant des formes antérieures plus ou moins profondément modifiées. N’est-il pas infiniment plus probable, disons le mot, n’est-il pas évident, que si les formes actuelles diffèrent moins de celles de l’époque tertiaire que de celles de l’époque primaire, cela vient de ce qu’elles en sont moins éloignées au point de vue génétique ?

2° On arrive dans certains cas privilégiés à établir d.GB séries généalogiques reliant entre elles des formes fossiles dont la filiation ne saurait guère être mise en doute. Comme on ne possède d’ordinaire que des chaînons peu nombreux, quelquefois séparés par de très nombreux millénaires, il y ubien un certain flottement dans l’établissement de ces phylums. Des études plus poussées ont souvent obligé les paléontologistes à les remanier, et nous dirons que l’on a fréquemment bâti des généalogies fantaisistes. Il reste vrai néanmoins que l’on suit, par exemple, depuis Péocène inférieur jusque la Un du pliocène, des séries de mammifères qui peuvent assez vraisemblablement figurer parmi les ancêtres du cheval actuel (llyracolheriiim, Miohipput, Merichippus, Pliohippus). Ces fossiles permettent de suivre la transformation graduelle d’un membre à cinq doigts

indépendants en un membre monodactyle présentant des rudiments de doigts latéraux. On considère comme assez bien établie également la généalogie des Mastodontes. Etc., etc.

3° L’examen d’un assez grand nombre de séries phylétiques permet de dégager certaines lois paléontologiques, d’après lesquelles l’apparition d’une forme déterminée obéit à des règles fixant dans le temps et dans l’espace sa place naturelle. C’est ce qu’exprime heureusement M. Lb Roy dans les lignes qui suivent :

De toute manière, que l’on reporte les segments élucidés sur une carte générale de la rie : on les voit qui se relaient l’un l’autre, la carte se complète peu à peu et graduellement elle prend de mieux en mieux figure d’arbre généalogique, forme d’histoire. On arrive par endroits jusqu’à des souches indiscutables : de petites bêtes confuses, aux multiples affinités où se mélangent tous les caractères et qu’on ne saurait aujourd’hui où classer. Enfin il y a convergence d’ensemble vers le bas.

Sans doute, sur le tableau obtenu, les espèces ne se placent que rarement en prolongement exact l’une de l’autre. Leur disposition évoque plutôt, comme on l’a dit, l’image d’écaillés qui se recouvrent et s’imbriquent, de feuilles, dont les pédoncules échappent parce qu’elles se superposent en gaines successives et qu’elles se masquent à la base. Plus on remonte vers les origines, plus s’accuse dans les apparences une structure pennée où les brins semblent coupés du tronc : celui-ci devient un axe idéal. Mais les branches, quoique suspendues en l’air, gardent néanmoins une telle ressemblance parfois qu’on ne saurait hésiter à les reconnaître pour des rameaux du même arbre, bien qu’on ne discerne pas les points d’attache. Et, en tous cas, les données sont suffisantes pour que nulle incertitude ne subsiste sur le double fait qu’il faut attribuer à chaque forme une place naturelle dans l’ensemble et une date nécessaire d’apparition dans la suite. (Op. cit., p. 529).

4 » Ce n’est d’ailleurs pas tout, continue le même auteur (p. 530) :

Des segments presque infinitésimaux et dont on essaie l’intégration, passons maintenant à de vastes groupes, à des faunes entières. Un fait notable se manifeste. En Patagonie, d’étranges animaux ont vécu pendant le terliaiie ; ils se rattachent aux mêmes types originaux que nos mammifères septentrionaux, mais sont géographiquement séparés d’eux depuis la fin du Crétacé et ont poursuivi une histoire indépendante. De même, en Australie, vivent des marsupiaux coupés (depuis le Jurassique peut-être) de la grande masse des mammifères placentaires, et dont le développement s’est effectué à part. Eh bien ! chose remarquable, ces bêtes bizarres, spéciales à l’hémisphère austral, ne forment pas du tout un assemblage désordonné, quelconque ; mais, tout au contraire, chacun des deux groupes, propres soit a l’Amérique du Sud, soit à l’Australie, a sa structure particulière, parallèle à celle de la faune d’Europe, d’Amérique du Nord et d’Asie. Chacune comprend, dans son type particulier, les mêmes types morphologiques fondamentaux. La Patagonie miocène a eu ses solipèdes, ses pachydermes armés de défenses, ses pseudo-lièvres, ses animaux à trompe. L’Australie actuelle nous offre ce spectacle extraordinairement instructif de marsupiaux parmi lesquels les uns tiennent la place des loups, les autres celle des ongulés, d’autres celle des musaraignes, des fourmiliers, des taupes, etc. On dirait que chaque faune, pour être en équilibre, doit être munie, comme d’autant d’organes, de ses carnassiers, de ses insectivores, de ses herbivores, etc. (Cf. Teilhard, Etudes, loc. cit., p. 584-535).

Il semble vraiment impossible qu’un pareil ensemble de faits convergents puisse s’expliquer en dehors de l’hypothèse d’un lien physique unissant les formes successivement apparues dans de telles conditions et avec de tels caractères.

Les considérations qui précèdent, nettement favorables au transformisme, ne doivent toutefois point faire perdre de vue d’autresconstatations qui tendent I8081

TRANSFOHMISME

1810

à imposer une grande prudence toutes les fois qu’il s’agit d’établir par la paléontologie la parenté d’êtres vivants appartenant à des classes différentes, à plus forte raison, à divers embranchements :

En réal té, écrit M. VlALi.BTOx, les embranchements montrant dès leurs premiers représentants tous leurs caractères essentiels, et les modifications qu’ils subissent sont infiniment peu de chose à côté de celles qu’il leur aurait fallu réaliser pour passer de la forme gastruléenne ancestrale aux premiers types formels sous lesquels on peut les reconnaître. Les modilicutions apportées au type Poisson, par exemple, depuis sa première apparition, sont, relativement à l’organisation et à la structure interne, à peine appréciables… Il y a donc dans l’appréciation de l’évolution réellement effectuée une imprécision tris grande et une surestimation de sa valeur, résultant de l’idée très anthropomorphique, que les commencements de toute chose sont toujours très humbles et peuvent cependant conduire à des résultats très compliqués et très élevés. (Membres et ceintures des vertébrés, p. 620).

Pour expliquer l’absence de ces formes de transition entre les grandes divisions des êtres vivants, les transformistes supposent qu’elles ont existé avant le Précambrien, mais que le métamorphisme a détruit tout vestige fossile datant de ces temps reculés. Cette hypothèse ne peut pas être éliminée a priori, mais le fondement sur lequel elle repose est as-cz fragile.

Il faut reproduire à ce sujet l’importante remarque de M. Vialleton :

L’évolution des Vertébrés s’est faite, pour ainsi dire, sous nos yeux, puisqu’elle commence avec les premières couches fossilifères. Or, tout ce que nous en savons, et c’est beaucoup, pour les groupes supérieurs au moins, confirme absolument les vues rapportées ci-dessus. Cette évolution n’a pas commencé par des formes vraiment simples pour passer à des formes plus compliquées ; les types d’organisation qu’olle comporte se sont toujours montrés d’emblée avec leurs caractères essentiels. L’évolution réelle géologiquement constatée entre le premier et le dernier représentant d’un type d’organisation, est donc en somme très peu de chose et ne permet point de croire à la toute-puissance des transformations. (Op. ctt., p. 691).

Les conclusions du paléobotaniste Zbillbr concordent avec celles qui se dégagent de la paléozoologie, et elles nous semblent donner une idée exacte des réserves qu’impose l’étude des fossiles en matière de transformisme.

Si l’on envisage l’espèce dans un sens plus large, écrit cet éminent spécialiste, si l’on examine spécialement celles qui sont éteintes et dont on peut suivre les variations dans toute leur éten iue, on voit ces variations s’arrêter à certaines limites, sans franchir les intervalles qui les séparent des espèces les plus voisines. Il en est de même pour les genres, et lorsqu’on cherche à suivre les fumes génériques ou spécifiques qui se sont succédé dans le temps en les rapprochant de celles qui semblent, tant par leur Age relatif que par leurs affinités plus marquées, susceptibles dêlre considérées comme ayant avec elles des liens génétiques, la série se montre toujours discontinue, quelque complets que soient nos renseignements sur la dore de l’époque à laquelle appartiennent les formes étudiées : les analogies, dans certains cas, sont assez accusées pour que l’idée d’une filiation s’impose à notre esprit ; mai", si nous sommes fondés à soupçonner le passage d’une forme à l’autre, les phases intermédiaires qui en établiraient la réalité se dérobent à nos constatations. La discontinuité est plus accentuée encore lorsqu’on s’adresse à des groupes d’ordre plus élevé.

II semble qu’au lieu de s’accomplir graduellement, les transformations… par suite desquelles de nouvelles formes ont pu se constituer, se soient presque toujours opérées, sinon soudainement et par modifications brusques, du moins trop rapidement pour que nous en puissions

retrouver la trace. En tous cas, l’origine des grands groupes demeure enveloppée de la plus profonde obscurité, non seulement en ce qui concerne ceux pour lesquels il faudrait remonter à une date antérieure à celle des plus anciens documents que nous possédions, mais même en ce qui regarde ceux dont il semblait, comme c’est le cas pour les Dicotylédones, qu’ils fussent apparus assez tard pour nous permettre de nous rendre compte, par l’observation directe, des conditions dans lesquelles ils ont pris naissance. (Eléments de paléobotanique, p. 381).

Il convient de rapprocher de ces aveux d’un spécialiste hors pair, ceux du paléontologiste Zitti.l, qui était lui aussi une autorité dans ces questions :

Lu théorie de la descendance, écrivait-il, a introduit des idées nouvelles dans l’histoire naturelle descriptive et lui a assigné un but plus noble. Mais nous ne devons pas oublier qu’elle n’est encore qu’une théorie, qui demande à être prouvée. J’ai essayé de montrer quelles preuves intéressantes lui avaient été apportées par les recherches paléontologiques ; mais je ne dois pas non plus cacher les grandes lacunes de nos démonstrations. La science aspire avant tout à la vérité. Plus nous serons convaincus de la fragilité de la base de nos connaissances, plus nous devrons tendre à la consolider par des faits et des observations nouvelles. — Sages conseils, ajoute M. Depéhet, qui cite ce passage, que feraient bien de méditer et de suivre les paléontologistes à l’esprit aventureux, enclins à construire, avec une hâte fébrile des arbres généalogiques sans nombre, dont les troncs pourris, suivant l’expression imagée de Rutinmeyer, aussitôt démolis que dressés, jonchent le sol de la forêt et en rendent l’accès plus difficile pour les progrès de l’avenir. (Les transformations du monde animal).

Si nous reconnaissons que les preuves paléontologiques font sortir un transformisme modéré du domaine des hypothèses pour le faire entrer dans celui des faits établis, nous pensons, avec les savants sur l’autorité desquels nous venons de nous appuyer, que le transformisme généralisé, ne peut pas, de ce chef, être considéré comme scientifiquement démontré.

h) Distribution géographique des êtres vivants.

— La géonémie, qui étudie les lois du peuplement de la terre par les plantes et les animaux, a révélé un certain nombre de faits, qui ne peuvent trouver une interprétation rationnelle que dans l’hypothèse transformiste. Si l’on compare, par exemple, les faunes marines qui vivent à l’Est et à l’Ouest de l’isthme de Panama, on compte une centaine d’espèces, constituant des paires géminées, avec une forme pour le Pacifique et l’autre pour l’Atlantique… Cela chez des Poissons, des Mollusques, des Echinodermcs, des Crustacés. La seule explication île ce fait est la suivante : avant l’époque Miocène, l’isthme n’existant pas, une seule faune peuplait ces mers. Après le soulèvement de l’isthme, deux régions distinctes se sont constituées, les descendants de la faune primitive ont évolué, de chaque côté, dans des sens un peu différents, de manière à constituer des séries d’espèces vicariantes. Il est impossible de supposer qu’après l’anéantissement d’une première faune, vivant avant la séparation des deux mers, le Créateur aurait doté dans la suite chacune des deux mers séparées d’une collection d’espèces constituant deux séries parallèleslégèrement divergentes. On a pu faire des remarques analogues sur les faunes de deux continents primitivement continus (faune de l’Irlande et de la Grande-Bretagne, par rapport à celle de la France ; faune de la Corse, de la Sardaigne et des autres petites Iles méditerranéennes, par rapport à celles du littoral, etc.)

Si ces vues théoriques sont exactes, deux terri1811

TRANSFORMISME

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toires primitivement en continuité, puis séparés par la suite, auront des chances d’avoir des faunes d’autanl plus différentes que la séparation est plus ancienne. Or, partout <n’i on a pu faire des vériflcations de ce genre, la réalité a été trouvée en accord avec les prévisions transformistes. Si la faune de Madagascar, par exemple, est si spéciale, si différente de celle delà côte de Mozambique, dont elle n’est pourtant pas très éloignée, c’est vraisemblablement parce que le canal marin qui sépare l’île de cette cô’.e est extrêmement ancien.

Autre fait fort remarquable. Dans les lies d’origine corallienne, telles que les Bermudes, ou d’origine volcanique ou formées par des soulèvements du sol au sein des mers, comme les lies Sandwich, on trouve un nombre relativement considérable d’espèces endémiques, c’est-à-dire, propres à chacun de ces petits territoires et très étroitement localisées. A l’ile Sainte-Hélène, par exemple, on connaît 20 espèces spéciales de Mollusques terrestres, 128 de Coléoptères, etc… Dans l’archipel Galapagos, chaque Ile possédait encore au xvn’siècle son espèce particulière de tortue géante. L’hypothèse transformiste donne de ces faits curieux une excellente explication. Une île néoformée est un terrain neuf sur lequel des individus importés par les courants, les bois flottants, par les vents, etc. trouvent de nouvelles conditions d’existence ; ce qui est de nature à favoriser l’apparition de caractères nouveaux, la production de certaines mutations. L’isolement géographique de ces diverses mutations, tend à les conserver et à les faire s’accentuer dans des directions divergentes. Ainsi s’interpréterait d’une manière bien naturelle l’abondance relative des espèces endémiques sur ces territoires restreints.

« Nous attendons, ont objecté certains adversaires

du transformisme, que l’on nous prouve que la faune de ces îles provient bien des continents voisins ». Etrange incompréhension d’un argument pourtant facile à saisir I Voudrait-on qu’à mesure que de nouveaux récifs coralliens surgissent au-dessus du niveau de la mer, le Créateur ait la fantaisie d’y cr-’er des collections d’êtres vivants spéciaux, légèrement différents les uns des autres et assez semblables à ceux des terres les plus facilement en rapport avec ces petits îlots ? Non sans doute. Cette hypothèse éliminée, il ne reste plus que celle des transformistes.

On a encore fait observer, pour atténuer la force probante de cet argument, que les différences entre les formes géographiques d’un même type sont relativement peu considérables. Il en est ainsi, en effet, bien souvent ; mais si la séparation de deux territoires remonte assez loin, les différences s’accentuent et dépassent de beaucoup les limites de la simple variation au sein d’une même espèce systématique.

c) Anatomie et phys’ologie comparées ; organes rud.imentai.re3. — La classilication rationnelle des vivants repose sur l’existence de similitudes structurales dans leur constitution anatomique. L’embranchement des Vertébrés, par exemple, est caractérisé par la présence d’un squelette interne ayant des relations déterminées avec un axe nerveux cérébro-spinal, etc… Dans un même groupe naturel, on nomme homologues les organes qui, malgré certaines différences accidentelles, présentent une identité foncière de structure hislologique, de rapports anatomiques et d’évolution embryonnaire. Sont homologues, par exemple, la patte du Saurien, l’aile de l’Oiseau, le membre antérieur du Mammifère. L’aile de l’Insecte, au contraire, et l’aile de l’Oiseau ne sont que des organes analogues, entièrement

différents au point de vue de leur structure intime et rapprochés seulement par une similitude fonctionnelle, l’une et l’autre servant au vol.

Il saute aux yux que l’hypothèse transformiste est en mesure de fournir une explication de l’existence des homologies. On conçoit, en effet, qu’un même type originel lentement moditiéaitpu donner naissance à des descendants présentant, avec certaines différences, une unité fondamentale de structure. La parenté physique expliquerait la parenté idéale qui relie entre eux les êtres vivants. Poussé à ses extrêmes limites, cet argument, s’il était absolument valable, tendrait à établir la vérité du transformisme le plus généralisé. Si nous remontons, en effet, aux premiers stades de tout être vivant, nous trouvons la cellule avec les constituants essentiels qu’on lui connaît, avec ses modes de division, comparables dans les deux règnes. Si toute similitude naturelle implique communauté d’origine, il faut dire que tous les êtres vivants sont reliôs par un lien de parenté physique. Les végétaux et les animaux ne constitueraient que deux tiges jumelles tenant par la base à une même racine.

Les évolutionnistes voudraient faire accepter ces conclusions comme s’imposanl à l’esprit avec la dernière évidence. « Si quelqu’un, a écr’t BovERl, trouve qu’entre ces deux extrêmes, l’Amphioxus et l’Homme, la liaison n’est pas suffisamment évidente, il n’y a qu’à désespérer de lui. » Si liaison veut dire unité de tj’pe, similitude organique foncière, rien de plus exact ; mais ce genre de liaison entraîne-t-il nécessairement une parenté physique, toute la question est là. Or, à moins de commettre un cercle vicieux manifeste, on ne peut pas apporter, comme preuve du transformisme, des faits qui n’ont de valeur démonstrative qu’en supposant le transformisme déjà prouvé.

Il suffit, en effet, d’un peu de réflexion pour comprendre qu’il y a dans la nature de réelles homologies qui ne s’expliquent point par le principe de la descendance. Les vertèbres successives d’un Vertébré sont homologues entre elles. L’œil droit est homologue de l’œil gauche ; il y a, avec de réelles différences, une certaine hoiuologie entre les membres supérieurs et les mem’res inférieurs ; le fémur correspond à l’humérus, le tibia et le péroné au cubitus et au radius, le tarse au carpe, le pied à la main, etc. Tout autant d’homologies quen’explique pas une communauté d’origine. Donc le principe général : Toute parenté idéale suppose une parenté physique, est faux. L’argument tiré de l’anatomie comparée en faveur du transformisme ne peut donc avoir qu’une valeur de continuation, lorsque la théorie de la descendance est déjà établie par d’autres preuves.

M. Viallbton a insisté avec raison sur la fantaisie avec laquelle les évolutionnistes font dériver les uns des autres des organismes présentant me similitude structurale plus ou moins accentuée :

On représente assez souvent, écrit-il, une série allant depuis le membre antérieur des tortues jusqu’au liras de l’homme, en passant par l’aile des Chiroptères, celle des Oiseaux, la nageoire des Cétacés et les principales formes de puttes des Mammifères. Dans ces membres, séparés de leur ceinture et tous orientés de la même façon, il est facile de prétendre que les diverses formes se relient les unes aux autres parce qu’elles présentent essentiellement les mêmes pièees. Mais dans la ré.ilitè, les choses ne sont pas aussi simples. ! , e membre antérieur des tortues a subi un déplacement de 180° par rapport à celui d’un Mammifère ou d’un Oiseau. 1, ’uile de ce dernier est orientée dans un plan horizontal tandis que le membre correspondant d’un Mammifère marcheur l’est dans le plan sa1813

TrtANSFORMISMR

1814

gittal. Pour passer des uns aux autre », il Q « suffit pas de considérer seulement les pièces qui les composent, muis il faut se douanier aussi comment ces changements d’orientation ont pu être obtenus. Huxley a présenté un crocodile à ooté d’un dinosaurien ou d’un oiseau, mais avec le membre postérieur dressé. Cela est facile à réaliser sur de* squelettes socs où il n’y a ni muscles ni l’gamenls pour limiter les mouvements, et où l’on ne se pêne guère pour donner les postules les plus incompatibles avec les structures des parties. Mais pour redresser le membre d’un crocodile vivant, il aurait fallu changer l’oricut t 0 : 1 vie son condvle, lu forme de la tête fémorale, relie du pied. Il aurait fallu aussi que les muscles pelvifemoraux externes insérés sur le plancher pelvien, se contractent avec une énergie extrême et demeurent contractés, etc…

L’éminent anatomiste conclut avec raison :

Ces difficultés munirent qu’il ne suffit pas, pour comparer les membres, d’y retrouver d’une manière approchée des pièces correspondantes. Il faut aussi tenir le plus grand compte de l’orientation du membre tout entier et de la constitution de sa ceinture. Dès qu’on le fait, les transitions faciles à imaginer dans les schémas devienne : t irréalisables. (Op. cil., p. 583)

Quelle serait donc, en dehors de l’hypothèse du transformisme généralisé, l’explication des similitudes entre des êtres vivants appartenant à des phylums distincts ? On pourrait la trouver dans l’unité idéale que le Créateur a pu vouloir donner à son œuvre. Une évolution aveugle, abandonnée au hasard du jeu des forces physicochimiques n’aurait, nous le dirons plus loin, jamais réali&é un seul être vivant, elfe n’aurait donc pas pu produire l’ensemble ordonné que nous manifeste le monde de la Vie dans son ensemble ; mais on peut fort bien concevoir que divers groupes d’êtres vivants, devant leur origine première à un même Auteur du Monde, possèdent des natures plus ou moins semblables. Si ces divers groupes ont, dans !e cours des siècles, présenté des modifications, s’ils ont évolué en se différenciant dans des directions variées, un certain parallélisme dans leur évolution ne prouve pas d’une manière apodictique la communauté de leur origine : ce parallélisme peut venir d’une similitude de nature, due à un vouloir ordonné élu Créateur.

L’argument transformiste tiré de l’anatomie com-’parée semble prendre une valeur particulière dans le cas des organes rudimenlaires. On nomme ainsi certaines formations relativement peu développées chez tel ou tel type par rapport à ce qu’elles sont chez des types voisins. La paupière nictitante, par exemple, qui fonctionne chez les Reptiles est réduite chez les Mammifères à un petit repli qui ne semble jouer chez eux aucun rôle. La glande pinéale est interprétée comme un vestige d’oeil situé dans cette région chez les ancêtres présumés des Vertébrés supérieurs. Nous avons déjà signalé la présence dans le membre anté ieur du cheval de doigts latéraux rudimentaires qui sont comme des témoins du stade à trois doigts fonctionnels chez les ascendants des Equidés, etc, etc.

On ne saurait contester une réelle valeur à cette preuve tirée des organes rudimentaires, mais il semble qu’il faille la limiter aux cas où il est possible d’établir que de tels organes sont régressifs, c’est-à-dire lorsque l’on peut démontrer qu’ils sont le résultat de transformations subies par des organes homologues plus développés. Tout organe moins développé chez un type que chez les types voisins n’est pas forcément un organe rudimentaire. Les dents canines, par exemple, sont moins développées chez l’Homme que chez les singes, elles ne sont pas

pour cela des organes rudimentaires. Les mamelles chez le mâle des mammifères sont des organes qui subissent un arrêt de développement, ce ne sont pas des organes rudimentaires régressifs.

Des remarques analogues pourraient être faites pour une foule d’autres organes rudimentaires par leurs dimensions, ruais dont le caractère régressif n’a jamais été solidement établi.

d) Embryologie comparée ; Ici biogénétique ; tératologie. — Si l’on compare la suite des formes embryonnaires d’un même animal, d’un Vertébré par exemple, avec un tableau dans lequel des animaux d’organisation moins parfaite sont classés dans un ordre de perfection croissante, on remarque entre les deux séries un vague parallélisme. Les transformistes en ont conclu qu’il y avait dans le développement embryonnaire d’un animal comme un rappel des phases traversées par ses ancêtres. Généralisant, Hakckkl a formule la loi biogénétique à laquelle son nom est resté attaché : « L’ontogcnie est la récapitulation delà phylogénie. »

On cite à l’appui de cette loi de nombreux exemples : passage du squelette par des stades successivement conjonctif, cartilagineux, osseux, rappelant les Vertébrés inférieurs (Amphioxus, poiBsons à squelettes cartilagineux) ; formation chez les Mammifères d’arcs branchiaux rappelant des ancêtres pisciformes ; existence chez les embryons de Cétacés de germes dentaires, destinés à s’atrophier sans avoir percé lesgencives, souvenir de l’état cétodonte chez les ancêtres des animaux actuels, etc.

M. VivixKTON a montré, après von Babh, que les formes embryonnaires ne rappellent pas ; récisément des types adultes, mais plutôt d’autres formes embryonnaires ; ce qui n’est pas bien surprenant, puisque les individus appartenant à des groupes plus ou moins voisins, se développant par épigénèse d’après des lois uniformes, doivent, par force, se ressembler plus ou moins étroitement, aux divers stades de leur évolution ontogenétique.

Les erreurs commises à propos de cette prétendue loi biogénétique peuvent se rattacher presque toutes à deux causes principales :

i° à ce que l’on a confondu le développement graduel des parties considérées isolément, avec le développement de l’ensemble de l’individu et avec le développement phylogénétique, qui est tout autre chose ;

2 à ce que l’on a méconnu la véritable signification des parties de l’embryon, qui ne sont point des organes ayant jamais fonctionné sous la forme qu’elles revêtent chez lui, mais de simples ébauches.

Dans le développement des arcs aortiques, par exemple, on a souvent considéré la formation d’un certain nombre d’entre eux, destinés à disparaître par la suite, comme un magnifique exemple de la loi biogénétique, sans prendre garde que cette disparition résulte simplement d « nécessités épigénétiques impérieuses. Les arcs aortiques, en effet, servent à faire communiquer le coeur, placé à la face ventrale de l’intestin, avec l’aorte, placé à là face dorsale. Les premier » apparaissent toujours, bien que purement temporels, parce que, les arcs ne se formant point tous en même temps, mais les uns après les autres d’avant en arrière, ils sont à un moment donné les seuls à pouvoir faire communiquer le cœur et l’aorte. D autre part, le premier arc aortique, qui ressemble, à ses similaires postérieurs, ne peut jamais chez un animal achevé avoir été le même que ces derniers, parce qu’il appartient à un arc qui, formant le bord postérieur de la bouche, s forcément des fonctions et par suite une structure et une vascularisation bien différentes de celles des arcs suivant ». La similitude que présentent au début de l’ontogenèse les différents arcs aortiques et les arcs viscéraux qui les renferment, n’est donc 1815

TRANSFORMISME

1816

pas la répétition d’une forme ancestrale, mais le résultat des conditions auxquelles est soumis le développement. (Vivlleton, Op. cil.).

On a également fait observer que l’ordre suivant lequel apparaissent les divers organes dans la genèse d’un organisme ne correspond absolument pas à celui que feraient prévoir les principes du transformisme. Un organe censé acquis assez tardivement dans l’évolution phylogénétique, s’annonce d’une manière très précoce dans l’embryon. Que l’on songe, par exemple, à la formation de la vésicule oculaire chez les Vertébrés. Bref, dès qu’on y regarde d’un peu près, l’argument tiré de l’embryologie perd beaucoup de sa valeur. Cela n’empêchera sans doute pas les auteurs de manuels de le proposer, pendant de longues années encore, comme parfaitement démonstratif. Les biologistes avertis ne devraient pas tomber dans la même erreur.

Il est d’ailleurs admissible que l’apparition de certaines anomalies chez les animaux puisse s’expliquer par le retour exceptionnel de formes ancestrales aujourd’hui éteintes. On interprète ainsi d’une manière assez rationnelle, chez les Insectes, des individus anormaux à ailes longues dans des espèces qui sont normalement brachyptères ou même aptères. Mais on ne le fait pas uniquement pour des raisons d’ordre anatomique ; on possède tout un ensemble de preuves qui établissent qu’en fait, des formes macroptères sont les plus anciennes. On doit d’ailleurs manier toujours avec une extrême prudence les arguments tirés de la tératologie. Une monstruosité peut avoir beaucoup d’autres causes, différentes du retour d’une forme ancestrale. Soit, par exemple, celle qui est assez fréquente chez l’homme et que l’on nomme le bec-de-lièvre. Prouve- t-elle que nous descendons d’ancêtres à la lèvre supérieure fendue ? Pas le moins du monde. Elle s’explique bien plus simplement par le rapprochement incomplet et le manque de soudure des deux bourgeons latéraux qui, chez l’embryon humain, forment cet organe.

e) Ethologie. — Cette partie de la biologie, qui étudie les rapports des êtres vivants avec le milieu, nous révèle un assez grand nombre défaits d’adaptation, favorables à l’hypothèse transformiste. Ils sont extrêmement variés, et dispersés dans presque tous les domaines de la zoologie et delà botanique. Citons-en quelques-uns. De nombreux cas de commensalisme et de parasitisme se rencontrent, on le sait, dans le règne animal. Il existe non seulement des genres comprenant de nombreuses espèces, mais des familles entières, des sous-ordres, des ordres et des classes, constitués par des organismes dépendant plus ou moins strictement d’autres êtres vivants. Ce genre de vie entraîne souvent des modifications analomiques tellement profondes que l’on a été embarrassé quelquefois pour savoir à quel embranchement appartenait tel ou tel parasite. Est-il raisonnable d’admettre que toutes ces adaptations à la vie parasitaire sont primitives ? L’hypothèse devient particulièrement improbable quand lesespèces parasitées appartiennent à des groupes géologiquement bien postérieurs à ceux des parasites. Dans la théorie iixiste créationniste, il faudrait admettre que, lorsque le Créateur produisait des types nouveaux, il avait soin de produire en même temps quelques parasites appartenant à des types plus anciens en les adaptant à un nouvel hôte. N’est-il pas plus logique de supposer que les profondes transformations qu’exige l’adaptation parasitaire résultent de différenciations progressives de quelques types initiaux ? Celte manière de voir s’impose,

si l’on observe que nous possédons souvent presque tous les inteimédiaires entre un parasitisme extrêmement strict supposant une longue adaptation réciproque de l’hôte et du parasite, et des relations beaucoup plus lâches n’entraînant, le plus souvent, que d’assez légères moditications organiques.

Les observations du Père Wasmann sur des coléoptères commensaux des fourmis lui ont permis de conclure avec certitude à la parenté de quatre espèces de Dinarda. C’est un cas entre mille autres semblables, qui seraient également démonstratifs, de la différenciation de plusieurs espèces aux dépens d’un même type initial. Pour ne pas en saisir l’intérêt, il faut être étranger à la biologie technique !

Les faits de mimétisme protecteur, c’est-à-dire d’imitation par un animal soit d’un autre animal, soit d’un végétal, dans un but de défense contre les ennemis qui se laissent tromper par cette similitude, posent aux évolutionnistes des problèmes extrêmement difficiles à résoudre. Mais plusieurs de ers faits conduisent eux aussi logiquement à des conclusions favorables au transformisme.

Tel coléoptere, par exemple, le Mimeciton pulex n’est toléré comme commensal dans certains nids de fourmis, que parce qu’il mime avec une assez grande perfection l’espèce chez laquelle il habite. Nous n’admettons pas que cette imitation soit le fait d’un hasard : elle est trop parfaite et elle impose au type coléoptere une trop profonde modification pour être fortuite. Nous la regarderons donc plutôt comme le résultat d’une tendance évolutive interne qui a fait s’adapter cet intrus d’une manière fort mystérieuse d’ailleurs, aux Hyménoptères chez lesquels il vit.

C. Preuves scientifiques directes.

Cette nouvelle catégorie de preuves est tirée d’un ensemble d’observations et d’expériences qui tendent à saisir le fait même des transformations réalisées chez les êtres vivants. Ces transformations sont de deux sortes : ou bien graduelles et lentes, ou bien brusques et soudaines. Les premières permettraient de comprendre le passage d’un type à un autre par accumulation de petites variations continues ; les secondes expliqueraient la formation des espèces par l’apparition brusque de types nouveaux, légèrement différents de ceux dont ils descendent, mais possédant d’emblée un caractère déterminé et stable.

Les biologistes ne sont pas d’accord au sujet de l’importance relative de ces deux modes de variation dans la genèse des espèces. Les uns attribuent le rôle principal aux variations lentes, d’autres aux mutations, d’autres enfin, admettent la réalité des deux processus. Une question très importante et fort difficile domine tout ce sujet : celle de l’hérédité des caractères acquis ; et elle n’est pas encore pleinement résolue.

Nous ne pouvons nous dispenser de l’aborder ici d’une manière sommaire.

Il est d’abord évident que, pour qu’un caractère puisse être considéré comme acquis, il faut qu’il corresponde à une disposition stable des cellules reproductives ou du germai. Celui-ci est, en effet, le seul lien qui unisse les parents aux descendants. Si l’on définit donc la somation une variation due à une modification du soma des ascendants non inscrite d’une manière stable dans le germen, et mutation une variation due à une modification stable du germen, il est évident par définition que seule la mutation peut donner naissance à des espèces nouvelles 181 :

TRANSFORMISME

1818

Mais la question ne saurait être résolue ainsi a priori, et c’est 1 expérience qui doit décider et dire si, à la longue, des modifications portant sur le soma des ascendants ne peuvent pas s’inscrire, dans le germen et par là se fixer. Il y aurait alors hérédité îles caractères acquis, et la variation brusque ne serait pas le seul mode de formation des espèces nouvelles.

a) Lia. variation lente- — Tout le monde sait que les modilications apportées par la culture et l’élevage chez les plantes et les animaux, maintenues artificiellement par la sélection des progéniteurs, ne sont pas véritablement ûxées. Si on laisse à euxmême ces produits, ils reviennent, au bout d’un petit nombre de générations, au type primitif. De même des mutilations opérées sur de nombreuses séries d’individus n’ont jamais été transmises aux descendants.

En va-t-il ainsi lorsqu’au lieu d’actions brutales sur le soma, il s’agit d’influences plus profondes, telles que celle que peut exercer le régime, le dirait ? Un certain nombre d’expériences tendraient à prouver le contraire. On cite souvent les suivantes :

E. Fischer soumettant 48 chrysalides d’Arctia caja à une gelée intermittente de — 8°, obtint 48 papillons aberrants. L’aberration consistait dans un fort envahissement du noir sur les ailes supérieures et un peu sur les inférieures. Un couple très aberrant fut isolé ; ses descendants, élevés à la température normale, donnèrent de très nombreux papillons normaux (156) et -) individas, dont 5 mâles, qui montraient l’aberration des parents à des degrés variables, mais un peu moins forte que chez ceux-ci. (Ccé.not, Genèse des espèces animales, p. 336). Des chenilles d’Ocneria dispar, dont les parents avaient vécu sur le noyer pendant deux générations, nourries elles-mêmes sur le chêne, ont donné des papillons présentant les modifications caractéristiques de la vie sur le noyer. Deux générations avaient suffi pour déterminer une variation morphologique durable. M. Marchal a démontré qu’une cochenille, le I.ecanium corni, qui vit sur le cornouiller et les rosiers, nourrie sur le Robinia pseudoacacia se transforme en une autre variété, le Lecanium robinarium, etc.

A vrai dire, ces faits et d’autres semblables prouvent seulement que des changements dans le milieu et dans les conditions d’existence peuvent influer sur les êtres vivants et déterminer l’apparition de caractères nouveaux. Mais il n’y arien là qui puisse ruiner la thèse des mulationnistes et prouver rigoureusement 1 hérédité de caractères acquis d’abord par le soma seulement, puis inscrits ensuite dans le patrimoine héréditaire. Les différents facteurs modificateurs ont pu, en effet, qu*il s’agisse de la lumière, du froid, ou de l’alimentation, agir directement sur les gonades, et y produire des effets qui se traduisent aux générations suivantes par l’apparition brusque d’un caractère nouveau. On peut admettre que certains types demeurent plus ou moins longtemps dans un étal de prémutation, jusqu’au moment où une rupture d’équilibre d’ordre cytologique amène la mutation proprement dite.

Nous ne considérerons donc pas comme démontrée la formation d’espèces nouvelles par variation lente ; et c’est là, nous le dirons plus loin, un des côtés faibles des théories particulières de Lamarck et Darwin.

b) Variation brusque. — Un assez grand nombre de faits bien établis montrent que des transformations discontinues ont lieu dans la nature aussi

bien chez les animaux que chez les végétaux. Ces changements brusques ont été appelés sallations, sports, mutations. Ce dernier terme est le plus employé et il est associé à une idée de transformation dans le germen à l’origine des mutants. Transformation qui se montre immédiatement stable et transmissible héréditairement, de telle sorte que les variétés obtenues ainsi par mutation ne diffèrent en somme en rien des petites espèces telles que nous les avons définies plus haut. Elles obéissent, comme ces dernières, aux lois de Mendel dans les hybridations et ne sont pas reliées aux variétés voisines d’une manière continue.

On cite comme exemple chez les animaux l’apparition de deux moulons-bassets dans une ferme du Massachusetts, un mâle et une femelle dans une même portée, qui firent souche et donnèrent une race spéciale, les moutons-ancons. Les bœufs caraards et les bœufs sans cornes apparaissent pariellemenl de-ci, de-là, à diverses époques et dans diverses régions, très probablement d’une manière indépendante. Les élevages d’une petite mouche Drosopkila sont particulièrement célèbres. Ils ont fourni à un biologiste américain, Morgan, plus d’une centaine de mutations, portant sur la teinte générale, la couleur des yeux, la forme des ailes, etc. (cf. Cuénot, op. cit., 277 ; Guyéxot, l’Hérédité, passim).

Chez les végétaux, les remarquables observations de de Vries sur les Œnothera ont permis à ce savant de suivre pendant de nombreuses générations diverses variétés dues sans doute à des mutations. On peut les considérer comme des espèces en voie de formation. Il est permis de supposer, en effet, que, dans la nature, parmi les divers mutants certains se montrent plus robustes, mieux adaptés à telles ou telles conditions de milieu ; ils ont plus de chances que les autres de faire souche et de prospérer. Au bout d’un temps variable, un type de mutant pourra supplanter l’espèce qui lui a donné naissance, et, suivant l’heureuse expression du P. Teilh ard, la relayer, jusqu’au jour où, influencé lui-même par de nouvelles conditions externes ou internes, ce mutant privilégié donnera naissance à des types nouveaux ; i et ainsi de suite.

Cette hypothèse est grandement confirmée par ce que nous a appris la paléontologie. Nous avons dit en effet que, d’une manière générale, les formes nouvelles se montrent soudainement dans les diverses couches géologiques, sans qu’on puisse les relier par des formes de passage parfaitement continues aux espèces antérieures. Il semble donc bien que les faits observés justifient les vues des mutationnistes. Les intéressantes expériences de Blaringuem, sur les variétés de Zea Maïs, prouvent que des mutilations sontde nature à provoquer des mutations. Il est donc infiniment vraisemblable que les diverses formes de parasitisme ont dû jouer leur rôle dans le déterminisme des transformations subies par les êtres vivants, aussi bien chez les hôtes que chez les parasites.

Les adversaires du transformisme objectent que les mutations étudiées jusqu’à présent ne font faire à une espèce qu’un pas assez petit et que l’on n’a enregistré aucun fait qui permette d’expliquer le passage d’un ordre à un autre, ni à plus forte raison d’une classe ou d’un embranchement à des divisions voisines de même importance. Nous n’en disconvenons pas. Aussi bien sommes- nous persua dés que seul un transformisme modéréestrigoureusement établi par les preuves directes.de même que par les preuves indirectes, de l’évolution. Si l’on va 1819

TRANSFORMISME

1820

au delà, il faut savoir avouer que l’on entre dans le domaine de l hypothèse, et de l’hypothèse d’autant plus risquée que l’on fait plus large la part du transformisme, c’est-à-dire que l’on admet la parenté physique d’elles vivants appartenant à des divisions systématiques plus élevées.

Gomme M. Vi.vixkto. l’a justement fait observer, nous ne possédons aucun argument qui établisse la parenté physique des divers types d’organisation. C’est uniquement dans l’ordre des abstractions que l’on peut feindre un vertébré qui ne serait ni Poisson, ni Batracien, ni Reptile, ni Oiseau, ni Mammifère ; un pareil être n’a jamais existé d’une manière concrète. A plus forte raison, il n’y a aucune chance de trouver jamais un terme de passage allant, par exemple, de l’embranchement des Vers à celui des Vertébrés. Les arbres généalogiques imaginés dans ce sens par divers zoologistes sont des œuvres de hauie fa-ntai ie, rien de plus.

Les transformations ne semblent pouvoir être ; démontrées scientifiquement qu’au sein d’un groupe beaucoup plus limité, et que l’on peut nommer type formel, correspondant le plus souvent à un sousordre, tout au plus à un ordre dans la classification.

Si l’on admet la valeur de l’argument général éliminateur du créalionnisme, il faut dire que l’apparition de ces divers types formels a du être elle-même le résultat d’une évolution extrêmement longue, mais il faut ajouter tout de suite pour rester sur le terrain des faits rigoureusement établis scientifiquement, que l’on ne sait absolument rien de cette évolution.

IV. Le transformisme et l’origine de la vie.

Dès que l’on tient qu’il y a eu une ère cosmique d’où la vie organique était totalement absente, si l’on exclut toute intervention divine pour expliquer l’origine des premiers êtres vivants, on est acculé à admettre l’autobiogénèse, c’est-à-dire l’apparition spontanée de la vie aux dépens de la matière inorganique.

Qu’un pareil mode de génération soit radicalement impossible, les expériences fameuses de Pasteur, ne pouvaient certes pas l’établir. Elles ont seulement prouvé qu’aucune génération spontanée n’était actuellement démontrée et que tout vivant connu naît d’un autre être vivant, toute cellule d’une cellule.

Mais ce que la science positive ne saurait démontrer, la philosophie biologique peut le prouver. Nous n’admettons pas les idées de M. Lu Roy lorsqu’il prétend que « le problème des origines de la Vie ne se pose que sur le plan du phénomène, qu’il n’a pas de valeur ni de portée métaphysique ». (Op. cit., p. 683).

Tout au contraire, ce problème nous paraît être d’ordre proprement métaphysique, puisqu’il ne peut être résolu qu’en fonction de l’animisme, seule doctrine rendant compte de la nature intime de l’être vivant. Ce n’est pas le lieu ici d’établir cette thèse philosophique. Rappelons seulement que la finalité immanente caractéristique des tendances vitales requiert dans chaque organisme individué un principe substantiel irréductible à la matière brute. C’est ce principe, nommé âme ou forme substantielle, qui, uni à la matière, constitue le composé vivant. Or le principe de raison suffisante s’oppose à ce que des âmes procèdent, sans intervention d’un agent supérieur, des virtualités de la matière inorganique. Une action spéciale de Dieu est donc requise à l’origine de la vie. Il y a là une coupure qu’il faut bien admettre dès que l’on cesse d’être mécaniciste.

La doctrine de l’évolution créatrice cherche la solution de ce problème dans d’autres directions.

M. Le Roy imagine que la vie n’a peut-être jamais commencé et qu’elle existe peut-être sous une forme latente et diffuse dès la première origine du monde (®p. cit., p. 676).

Peut-être la matière brute, chimiquement définie telle que nous l’observons maintenant, n’cst-elle qu’une formation secondaire ; peu ! -ètre faut-il supposer avant elle un être mixte, un je ne Bais quoi qui enveloppait confusément des caractères destinés à devenir incompatibles et dès lors à se séparer. La matière actuelle serait donc un résidu, un déchet mort, une sorte de cadavre, et non point une donnée primitive. Cela expliquerait l’impossibilité actuelle d’une synthèse de la vie à partir de ces éléments appauvris et désormais vidés de tout potentiel évolutif. (Op. cit., p. 684).

M. Le Roy, qui traite justement de romans les conceptions fantastiques de Hamelin ou de Osborn sur

! a panspermie ou sur l’existence d’organismes initiaux

d’une si extrême ténuité qu’ils aient pu échapper au déterminisme physico-chimique, aurait tort d’être moins sévère pour l’hypothèse de la matière et de la vie dérivées toutes d’eux d’un t je ne sais quoi » unissant des caractères incompossibles. Nous sommes là en pleine fantaisie. Il faudrait renoncer une bonne fois à chercher dans des conditions cosmiques, différentes des conditions actuelles, les causes de l’apparition de la vie ; ce n’est ni « l’aclnité particulière de l’ultra-violet, ni le rôle d’un soleil plus chaud et chimiquement plus actif autrefois qu’aujourd’hui », qui pourront expliquer la genèse des premiers organismes. La matière ne s’est pas donné la vie, on la lui a donnée du dehors, et il faut de toute nécessité recourir ici à une intervention extracosmique de l’Auteur de la nature.

Les partisans du transformisme généralisé théiste concéderont peut-être la nécessité de cette intervention, mais ils exigent du moins qu’au point de vue phénoménal, le seul auquel se place 1 homme de science, tout se soit passé comme s’il y avait eu génération spontanée. C’est du moins ainsi que nous comprenons le passage suivant :

En toute hypothèse, un fait est sur : du point de vue phénoménal, donc aux yeux du savant qui s’abstient de philosopher, la vie à ses débuts reste à peu près indiscernable de la matière brute, procédant, pourrait-on dire, par insinuation, comme l’inventeur qui se familiarisa d’abord avec les matériaux de son travail. Elle ne se manifeste initialement que sous les espèces d’une petite goutte pr< toplastniqu » indifférenciée, où tout se passe d’une manière dont sans doute la physico-chimie suffirait & rendre compte, à condition du moins qu’on s’en tienne à une analyse élémentaire infinitésimale, instantanée. La seule différence notable apparaît quand on fait intervenir des considérations d’ensemble et d’histoire : elle consiste en la formidable poussée ou tension intérieurs que ces gouttes intimes recelaient dès le principe, à laquelle leur mécanisme offrait un premier instrument d’action, et qui devait plus tard les hausser elles-mêmes par degrés jusqu’aux formes supérieures de l’organisation.

Je ne suppose plus, écrit encore le même auteur, qu’on propose l’idée d’une coupure absolue dans la trame des phénomènes, d’un être surgissant tout formé sans loi de naissance, nu milieu d’un cadre physique indifférent à le recevoir et qui n’exercerait aucune action sur lui. (Loc. cit., p. 679).

De ce que tous les êtres vivants actuels naissent en fai.l les uns des autres, il ne suit absolument pas que les premiers êtres vivants aient dû, à proprement parler, « naître » de la matière inorganique. Nous partageons l’opinion de M. Vialleton, qui ne voit dans l’affirmation que les premiers organismes ont été de l’ordre moléculaire qu’une illusion anthre1821

TRANSFORMISME

1822

pomorphique voulant que les commencements de toutes choses aient toujours été extrêmement simples et rudlmentaires.

Nous ne pouvons pas non plus accepter les vues de M. Le Roy sur ce qu*il appelle lu création évolutive :

Du point de vue métaphysique, écrit-il, l’ucte créateur, si on rient à le poser comme principe, ne Battrait en tous cas être tenu pour une soi te li’eveneiuent initial, produit sur le pl.m du phénomène : ouverture du cycle total de l’expérience, avant sa date inconnue de nous, mais assignable en soi. Le métaphysicien, lorsqu’il donne au monde le nom de créature, n’entend r en uutre chose qu’affirmer de lui à Dieu un lien d’entière dépendance atteignant jusqu’au fond de l’être. Sur le commeut de l’acte c.éateur, aucune théorie n’est alors imposée ; il se pourrait que cet acte créateur s’él il&t tout le long de la dorée observable, faisant moins les êtres et les choses par une opération directs qu’il ne les ferait se faire d’elles-mêmes : acte éternel on soi, manifesté à nos yeux sous les espèces de l’évolution cosmique… Création évolutive n’a rien n’inconciliable avec évolution créatrice, les deux formules expriment l’endroit et l’envers d’une même idée (Op. vit.).

Si l’éternité du monde n’offre peut-être pas à l’esprit une contradiction manifeste, nous savons par la Révélation que le Monde a eu un commencement et qu’il y a donc eu, à une distance temporelle assignable en soi, ouverture du cycle total de l’expérience. Si création évolutive veut dire la même chose qu’évolution créatrice, ces deux formules expriment l’endroit et l’envers d’une même erreur.

Jamais un être ne se fait lui-même ; et Dieu ne peut pas faire qu’un être se fasse, parce que la contradiction marque les limites d’un pouvoir infini.

Pour les tenants de l’évolution créatrice, non seulement la vie aurait toujours existé dans le monde, mais aussi une certaine conscience, « c un psychisme de biosphère ».

Comme une genèse totale de la conscience estinconcev, ble… force est bien d’admettre que, sous une forme ou sous. une autre, à tel ou tel degré de lumière, la conscience a toujours existé, qu’elle a donc dû intervenir dès les premières < rigines, bien qu’à un degré de concentration et d’efficacité d autant moin Ire qu’il s’agissait de vivants plus inférieurs, plus primitifs. (Op. cit., p. 492).

Ces conclusions sont dans la ligne de l’évolutionnisme idéaliste qui place la pensée, entendue au sers large englobant le sensible autant que l’intellectuel, .< comme premier principe de toute existence, principe ingénérable et indestructible ».

La tranquille et hautaine audace avec laquelle ces thèses sont présentées comme condition primordiale de toute philosophie, ne saurait en imposer qu’à de trop dociles disciples, incapables de voir le côté faible de très vieux sophismes idéalistes. Si tout être fini est la réalisation de la pensée divine, si l’accord foncier de l’être et de l’esprit vient en définitive de ce qu’en Dieu l’Etre est identiquement l’Intelligence, il ne s’ensuit nullement que toute détermination ontologique soit formellement d’ordre psychique.

Nous conclurons donc que l’intervention divine nécessaire à l’origine des premiers êtres vivants, si elle n’a pas produit des organismes complexes analogues à ceux que nous avons sous les yeux et qui portent en eux la trace d’une genèse naturelle, a sans doute réalisé, aux dépens de la matière inorganique associée à des principes vitaux, les premières cellules vivantes, puisque la vie organique semble exiger ce minimum de complexité structurale.

Y a-t-il eu des unités vitales d’ordre infra-cellulaire, telles que les bioblastes ? L’hypothèse ne peut pas être exclue à priori, mais rien ne l’impose. Si on l’adopte, il faut reporter sur ces premières unités

vitales ce que nous disions plus haut des première cellules, mais on n’échappe pas à la coupure initiale qui sépare le monde inorganique du monde vivant.

V. Les théories explicatives

du transformisme.

L’explication causale du transformisme constitue un des problèmes les plus ardus de la philosophie biologique. Il n’est donc pas surprenant que les systèmes proposés pour le résoudre soient extrêmement nombreux. Nous n’envisagerons ici que les principaux, ’ceux qui ont eu, ou ont encore, le plus de partisans et qui se rattachent à des principes philosophiques bien caractérisés. Sans tenir compte maintenant de l’ordre chronologique, nous 1rs classerons d’abord en deux groupes : les théories antifinalis es et les théories finalistes.

Dans le premier groupe, nous placerons le darwinisme, le néodarwinisme weisuaannien, la théorie de la préudaptation, et le néolamarckisme mécaniciste ; dans le second : le lamarckisine primitif, le néolamarckisme des psychobiologues, la théorie de l’évolution créatrice et enfin le transformisme animiste, dont nous essaierons de montrer le bien-fondé.

A) Théories antifinalistes. — a) Exposé : Cette première catégorie de systèmes est caractérisée par l’exclusion de tout appel aux causes finales. L’adaptation des êtres vivants aux conditions de milieu dans lesquelles ils se trouvent, leur ontogenèse, leur fonctionnement physiologique et spécialement leur ph y logénèse, bref, tout ce qui les dislingue comme organismes, est censé trouver son explication adéquate dans le jeu des causes efficientes, que l’on nomme fadeurs mécaniques Je l’évolution, sans j qu’il soit nécessaire, ni même utile, de faire interve1 nir une finalité quelconque. Ces diverses théories antifinalistes se distinguent les unes des autres par le rôle plus ou moins important attribué par elles à telle ou telle catégorie de fadeurs.

On range parmi les facteurs primaires l’action du milieu cosmique et biologique ; l’hérédité, la sélection naturelle et sexuelle, la ségrégation, l’hybridité, etc., sont des facteurs secondaires.

Nous allons donner une idée sommaire de ces diverses théories antifinalistes en les réduisant à leurs éléments essentiels.

i° Darwinisme. — Nous empruntons au tcx’.e même de Darwin le résumé de son système :

Si, dans le cours longtemps continué des âges et sous des conditions de vie variables, les êtres vivants varient si peu que ce soit, dans les diverses parties de leur organisation, et je pense que l’on ne saurait le contester, si d’autre part il résulte de la haute progression géométrique, en raison de laquelle toute espèce tend à se multiplier, que tout individu 6 certain âge, en certaines saisons ou en certaines années, doit soutenir une lutte ardente pour ses moyens d’existence, ce qui n’est pas moins évident ; considérant, enlin, qu’une diversité infinie dans la structure, la construction, les habitudes des êtres organisés leur est avantageuse dans leurs conditions de vie, il serait extraordinaire qu’aucune variation ne se produisît jamais a leur propre avantage, de la mè i ;e manière que se produisent les variations utiles à l’homme. Mais si des variations utiles aux êtres vivants eux-mêmes se produisent parfois, assurément les individus chez lesquels elles se manifestent, ont les plus grandes chances d’être épargnés dans la guerre qui résulte de la concurrence vitale ; et, en vertu du puissant principe d’hérédité, il y aura chez eux une tendance prononcée à léguer ces mêmes caractères accidentels à leur postéiité. Cette loi de conservation ou de survivance du plus apte, je l’ui nommée : sélectiou naturelle… Parmi un grand nombre 1823

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d’animaux, la sélection sexuelle vient en aide à la sélection spécifique, en assurant aux maies les plus vigoureux et les mieux adaptés une postérité plus nombreuse. La sélection sexuelle a^’it surtout pour donner aux mâles seuls les caractères particuliers qui leur sont utiles dans leurs luttes contre d’autres mâles : et ces caractères sont transmis à l’un des deux sexes, ou a tous les deux, suivant la résultante des hérédités. (Origine des espèces, Ch. iv).

Le hasard est donc en définitive l’ultime raison d’être de l’adaptation du vivant à son milieu. Les changements se font dans toutes les directions, le triage des variations utiles s’opère de lui-même dans la lutte pour la vie. C’est très simple ; beaucoup trop simple, nous le verrons.

2* Néodarwinisme weismannien. — L’auteur de la théorie des déterminants a poussé l’idée darwinienne de la sélection jusqu’à ses dernières conséquences en la purifiant de tout alliage lamarckien. Weismann nie le rôle de l’usage et du non-usage aussi bien que l’hérédité des caractères acquis, comme facteurs de variation. La sélection est pour lui toute-puissante, mais au lieu déjouer seulement entre les individus, elle s’exerce d’abord à l’intérieur des cellules germinales, entre les particules microscopiques représentatives des divers caractères héréditaires, puis, comme l’avait admis Darwin, entre les individus eux-mêmes. Elle se fait donc à deux degrés. Weismann espérait pouvoir éluder ainsi quelques-unes des objections opposées au darwinisme, mais, sans parler des difficultés spéciales auxquelles se heurte le système des déterminants, le sélectionnisme germinal est condamné au même sort que la théorie de Darwin, car lui aussi cherche dans le seul hasard la raison d’être de la survivance des types fortuitement adaptés.

3" Théorie de la préadaptation. — On peut rapprocher du néodarwinisme diverses théories plus récentes basées sur le fait des mutations. Celles-ci, déterminées par les variations provoquées dans le plasma germinatif par des causes variées, sont censées se produire dans toutes les directions et se trouver, par hasard, préadaptées à telles ou telles conditions d’existence. La mutation est le principe de nouveauté, la sélection opère le triage. Voici comment M. Cuénot, qui est, avec Davrnport, le principal auteur de cette théorie, comprend la genèse d’une espèce :

Lorsqu’on considère les animaux ou les plantes qui vivent dans un certain milieu, ceux-ci présentent forcément des organes, des dispositifs adéquats aux conditions particulières de leur habitat, des adaptations en un mot ; or, on peut se demander si les espèces en question ne possédaient pas les adaptations nécessaires et suffisantes avant leur entrée dans le milieu ; celles-ci étaient alors des caractères indifférents ou d’une utilité dépassant les besoins de l’animal ou de la plante, mais qui ont pris une importance décisive a un moment donné, en permettant aux êtres qui les présentaient une nouvelle manière de vivre. Comme l’a dit si justement Davenpoit :

« La structure existe d’abord et l’espèce cherche ou rencontre

le milieu qui répond à sa constitution particulière ; le résultat adaptatif n’est pas dû à une sélection de structure adéquate à un milieu donné (théorie de Darwin et de Wallace), mais au contraire au choix répondant a une structure donnée. » Ou, pour m’exprimer d’une façon plus saisissante : ce n’est pas parce que le chien de Terre-Neuve nage bien et souvent, qu’il a les pattes palmées, mais c’est parce qu’il avait les pattes palmées qu’il a pu acquérir des habitudes plus aquatiques qu’un autre chien. J ai appelé caractères adaptatif s ou prophétiques, ou plus brièvement prradaptations, les caractères indifférants ou semi-utiles qui se montrent chez une espèce, et qui sont susceptibles de devenir des adaptations évidentes, si celle dernière adopte un nouvel habitat ou ac quiert de nouvelles mœurs, changement rendu possible grâce précisément à l’existence de ces préadaptalions.

Le même auteur écrivait ailleurs :

Il y avait une tendance, vieux reste du fina’.isme, à considérer les espèces comme très bien adaptées au milieu où elles vivent, et on se demandait comment une forme nouvelle, transportée dans un nouveau milieu, pouvait s’adapter si merveilleusement à celui-ci.

A mon avis, l’adaptation de l’espèce n’est qu’une illusion. Rien d’étonnant à ce que, dans des innombrables directions de variation, il s’en trouve de temps en temps quelqu’une qui, par hasard, soit adéquate aux conditions d’une place vide, et l’on se récrie alors sur la merveille de l’adaptation. Pour faire comprendre ma pensée c’une façon tout à fait concrète, je dirai que ce n’est pas parce que la girafe broute des arbres qu’elle a un grand eu, mais que c’est parce que il lui est venu un grand iou qu’elle n’a pu faire autrement que de brouter des arbres ; que ce n’est pas parce que la taupe habite sous la terre que son œil a dégénéré, mais c’est parce que son œil a d généré qu’elle a été contrainte d’adopter la vie obscuricole. (L’évolution des Théories Transformistes. — Revue Gén. Se, mars 1901).

Cette théorie se rattache au darwinisme par son caractère antifinaliste : elle avait d’ailleurs été entrevue par Darwin qui avait, le premier, signalé de la manière la plus claire des cas de préadaptation, mais il n’avait pas songé à tirer partie de cette idée.

l° Néo-lamarckisme mécaniciste- Théorie des causes actuelles. — Les néo-darwinistes contestent l’hérédité des caractères acquis et l’influence directe des facteurs primaires de l’évolution, tels que nous les avons définis plus haut. L’école néolamarckienne tient des positions diamétralement opposées. Pour elle, mettre en doute l’influence modificatrice du milieu, l’hérédité des caractères acquis, équivaut à ruiner par la base le transformisme lui-même. Parmi les néolamarckiens français les plus notables, on peut citer Giard, Le Dantec, Dklagb, Caullery, Rabaud ; dans les pays étrangers, Eimer, Cope, Kassovitz, von Wettstein, Lotzb, etc.

Tous ont coutume d’insister beaucoup sur les faits qui tendent à prouver la réalité des transformations déterminées chez les êtres vivants par les modifications du milieu, soit spontanément dans la nature, soit dans des expériences instituées pour les mettre en lumière. Il est incontestable qu’il se produit des modifications chez les végétaux et chez les animaux, lorsque l’on change leurs conditions d’existence. En élevant des phasmes dans une demi-obscurité par exemple, on peut constater la production d’un mélanisme expérimental tout à fait caractéristique. Alors que les insectes élevés sur des plantes vertes exposées à la lumière présentent des teintes variées dans lesquelles le vert domine et le noir n’apparaît jamais, un pourcentage notable d’individus d’un noir franc se montre sur les lots vivant à l’abri de la lumière.

Ces modifications d’ailleurs ne sont nullement héréditaires. On connaît des adaptations des plantes à la vie dans les stations alpines, marines ou désertiques. Dans ces derniers cas, on ne voit pas des modifications se produisant dans toutes les directions, la sélection étant chargée d’éliminer les formes inadaptées ; mais, d’emblée, tous les individus subissent, par le fait du changement de milieu, telle ou telle altération caractéristique dont il est facile de comprendre l’utilité. La plante dans les stations alpines aura un parenchymeplusépais, qui profitera mieux que les formes des stations plainières de l’action du soleil dont la durée est réduite par la permanence plus grande de la neige, etc. Pac1823

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kard a observé, il y a déjà longtemps, que des Gttmmarus. privés d’yeux dans les galeries souterraines où ils vivent normalement, recouvrent ces organes quand ils sont élevés au grand jour. L’organe inutile se réduit ou même Unit par disparaître de lui-même au bout d’un certain nombre de générations ; l’organe utile réapparaît et se développe. Ce sout ces faits que Spbxceh devait grouper sous le nom d’à laptations fonctionnelles, et qui, à n’en pas douter, requièrent une explication différente de celle que peut fournir le darwinisme.

Pour donner un exemple concret, voici comment Dblaob et Goldsmitu interprètent la genèse de la disposition très particulière de l’astragale chez les mammifères actuels :

L’articulation du pied, qui est très résistante, présente deux saillies de l’astragale, premier os du pied, entrant dans deux fossettes correspondantes du tibia et une saillie de ce dernier os pénétrant dans une fossette de l’astragale. Cette structure n’existe encore ni chez les vertébrés inférieurs comme les reptile ?, ni chez les mammifères ancêtres de chacune des grandes branches actuelles ; elle s’est formée peu à peu, grâce à un certain mode de mouvement et à une certaine altitude de l’animal. Les parois externes des os étant formées de matériaux plus résistants que leur partie centrale, voici ce qui a dû se produire : l’astragale est plus étroit que le tibia, qui se repose sur lui, aussi les parties périphériques plus résistantes du premier os se trouvaient-elles en face, non des parties également résistantes du second (qui étaient en dehors d’elles), mais de ses parties relativement dépressibles ; ce’.les-c’, soumises à cette pression, ont subi une certaine résorption de leur substance, et des fossettes correspondant aux deux bords de l’astragale se sont formées. C’est exactement ce qui se produirait si on disposait d’une façon analogue quelques matières inertes plus ou moins plastiques et qu’on exerçât sur elles une pression continue. (Les théories de t’évolution, p. 260).

Le système des « causes actuelles », tel que l’a proposé M. Yves Delage, est un mélange passablement hétérogène dans lequel les idées de Darwin sont associées à celles des néolamarckiens méeanicistes. La théorie est essentiellement antitinaliste ; le rôle primordial dans les causes de l’évolution y est attribué aux facteurs primai ; es agissant par eux-mêmes, sans aucune direction tendant vers des tins.

L’auteur de la théorie a parfaitement compris ce qu’elle a d’insuffisant, et on peut dire qu’il l’a condamnée sans rémission lorsqu’il a écrit :

On ne perçoit pas encore clairement, comment un facteur tel que le climat, la température, l’alimentation, etc., pourrait produire, en agissant sur un animal ou une plante, des modifications telles qu’elles lui facilitent l’existence dans les conditions données… Pourquoi, dans l’histoire de la vie des êtres, certaines formes, certains caractères, suivent-ils une direction déterminée, se succédant dans la branche qui évolue, sans retour en arrière ? Aucune raison satisfaisante n’a été fournie a cette question. Op. cit., p. 3’12).

b) Critiques. — Les biologistes antifinalistes ont coutume de traiter leurs contradicteurs avec une dédaigneuse pitié. A les en croire, il faut beaucoup de simplicité d’esprit pour s’attarder encore à la paresseuse et verbale solution d’un problème biologique par les causes finales. Cette pitié est mal placée et provient d’une supposition erronée. Les antifinalistes semblent croire que la causalité linale exclut la causalité efficiente, alors qu’elle la dirige et se superpose à elle. Les ûnalistes ne se dispensent nullement de l’étude du déterminisme des phénomènes biologiques, mais, pour en mieux comprendre l’ordre et l’harmonie, ils ont le souci de ne jamais perdre de vue les fins vers lesquelles tend ce déterminisme. On leur cberche donc une bien mai : TomelV.

vaise querelle, quand on les accuse de tout expliquer uniquement par les causes finales.

A vrai dire, l’insuffisance de toute théorie antifinalisle saute aux yeux de quiconque a une fois sérieusement réfléchi au caractère le plus manifeste de toutêtre vivant. Celui-ci est essentiellement finalisé, et ce qui le distingue de l’être inorganique, c’est un genre de iinulité immanente qui ne se rencontre que chez lui.

L’existence d’une finalité dans la disposition des organes en vue d’une fonction déterminée, est de prime abord évidente, a Prétendre que l’homme voit tout simplement parce qu’il se trouve par hasard muni d’yeux appropriés, c’est une insoutenable gageure ; qu’on donne telle ou telle théorie de la relation qui unit la vision à l’œil, on devra toujours y faire une place à i’idée que la vision est la fin de l’oeil. » Cette remarque de M. Le Roy (op. cit., p. 605) n’admet pas de réplique. Pas davantage l’observation suivante : « Au seul examen d’un dispositif morphologique, on peut souvent prévoir le comportement ou l’habitat de l’être qui en est porteur, et on ne se trompe que rarement : ainsi à propos de la palmure et en général des adaptations dites statistiques. » (M.)

On a pu le dire sans exagération : tout, dans l’être vivant, est adaptation, non pas adaptation idéale et sans déficit, mais réelle et suffisante.

Comment ne pas voir des dispositions réglées par la finalité la plus évidente dans les coadaptations soit entre deux parties d’un même organe : la dent à crochet, par exemple, du serpent venimeux et la glande qui sécrète le venin ; soit entre deux organes portés par des individus différents : les organes sexuels par exemple, au point de vue morphologique et cylologique, chez le mâle et la femelle. La réduction numérique des chromosomes, qui se fait chez l’un et chez l’autre, n’a de signification qu’en vue de la fécondation qui rétablira le nombre typique de chromosomes dans l’espèce considérée, etc., etc.

Tout le développement ontogénétique d’un végétal ou d’un animal est-il autre chose que le déroulement d’une préparation d’organes dont la fonction ne s’exercera que plus tard ? Les ébauches dentaires, par exemple, ne sont-elles pas constituées en vue de la production d’un organe spécial, ayant la forme et la consistance voulues pour couper, broyer, mastiquer ?

Il est superflu d’insister, tant la chose est évidente. Mais ce qu’il faut maintenant faire saisir, c’est qu’une théorie transformiste quelconque ne sera jamais en mesure d’expliquer par le seul hasard cet ordre admirable dans les tendances qui, chez le vivant, vont sans tâtonnements ni hésitations aux buts poursuivis aveuglément par la nature. Si c hasard ne peut pas, en quelques semaines, conduire un œuf de poule à un poussin, ce même hasard est aussi incapable de le faire si on lui accorde des millions et des millions de siècles : il faut sans d aile un peu d’esprit métaphysique (ou d’esprit tout court) pour le comprendre ; mais ce n’est tout de même pas bien difficile à saisir.

Un raisonnement assez simple met la chose en lumière. Un groupe d’effets ne peut jamais contenir une perfection qui no se trouve pas dans l’ensemble de ses causes eificientes. Les êtres vivants sont par rapport aux facteurs de l’évolution un groupe d’effets et qui manifestent un ordre remarquable. Il est donc impossible que ce groupe d’effets procède de facteurs de l’évolution, agissant entièrement au hasard et sans direction finalisée. Nous verrons que, pour établir l’animisme, il faut aller plus loin et étudier 1827

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de plus près la finalité propre de l'être vivant ; mais, au point où nous en sommes, nous pouvons nous en tenir à cette première constatation. La finalité, sans laquelle l'être vivant est inintelligible, doit se retrouver dans la série de ses antécédents.

Les théories transformistes antifinalistes sont donc, de ce chef, radicalement insuffisantes, et il est impossible qu’il y ait démonstration par les faits, d’une doctrine qui est métaphysiquement contradicioire.

On peut, si on le veut, entrer dans quelques détails et montrer comment telle ou telle de ces théories échoue nécessairement dans l’explication de n’importe quelle adaptation particulière.

Voici, par exemple, quelques objections qui paraissent décisives contre le darwinisme et toutes les formes du néodarwinisme :

i° Pour que la sélection puisse avoir prise sur une variation et la favoriser, il faut que celle-ci ait une utilité ; or, une petite variation n’avantage en rien les individus qui la possèdent.

Prenons, par exemple, le cas des organes électriques qui servent d’appareils de défense chez un grand nombre de poissons, tels que les torpilles, les gymnotes. De quelle utilité aurait pu être aux ancêtres de ces animaux une variation initiale ayant pour effet de modifier seulement quelques cellules ? D’aucune évidemment, la décharge ne pouvant servir qu'à la condition d'être suffisamment intense, la lutte pour la vie ne pourra sélectionner que des individus en mesure de triompher de leurs adversaires.

Cette objection devient encore plus pressante lorsque l’utilité d’un organe n’exisie que lorsqu’il est formé départies très complexes adaptées les unes aux autres. La sélection devrait expliquer la genèse le la coadaptalion et elle ne peut jouer que lorsque la coadaptation est déjà réalisée. Voici comment Bovbri a développé cette critique, à propos de la formation de l’appareil à venin chez la vipère. Cet appareil comprend comme éléments essentiels, de chaque côté de la mâchoire supérieure, une glande chargée de sécréter le venin et une dent en forme de crochet creux disposée de telle sorte que son ouverture basale soit en continuité avec le conduit glandulaire. Tout le venin est ainsi forcé de passer dans le canal intradentaire et l’en semble fonctionne comme une véritable seringue à injection.

Vouloir qu’une telle disposition se soit formée par des séries de petites variations, semble absurde. Réfléchissons seulement à la transformation de la dent. Elle aurait du se faire de la manière suivante : l'ébauche dentaire avait primitivement une section à peu près circulaîre ; la première modification a dû être une légère incurvation àla partie antérieure de cette même ébauche. On ne voit pas qu’il puisse résulter de cette disposition initiale un avantage tel que les individus qui, par hasard, en ont été affectés aient du seuls survivre dans la lutte pour la vie II faudrait en dire à peu près autant pour toutes les étapes successivement parcourues par le crochet dans le cours de son évolution.

La transformation de la dent ne s’explique donc point par la sélection naturelle. Celle de la glande, pas davantage. De quelle utilité serait une.glande à venin qui n’aurait pas de conduit d’excrétion ou une ébauche de glande à venin ? L’origine des parties isolées ne se comprend donc pas. A plus forte raison leur évolution concordante coadaptée ne peut-elle pas être l'œuvre du hasard.

Comme le font justement remarquer Delage et Goldsmith : « Il n’y a aucuneraison de supposerque la variation accidentelle et peu importante soit tou jours accompagnée d’autres variations qui la rendent utile. »

Autre exemple : les faits de mimétisme ont été justement invoqués au même titre, comme inexplicables par la théorie darwinienne. On sait en quoi ils consistent. Des animaux très divers imitentà s’y tromper, soit des parties de végétaux, feuilles, brindilles, lichens, etc., soit d’autres animaux naturellement protégés contre certains ennemis. Cette copie les met plus ou moins efficacement à l’abri. Elle est d’ailleurs quelquefois tellement parfaite qu’il est impossible d’y voir le résultat d’un simple hasard.

Comment comprendre, en se plaçant au point de vue darwinien, la genèse de ces imitations ? Remontons par la pensée à l'époque où les ancêtres des papillons Kallima, par exemple, ne ressemblaient encore nullement à une feuille. Qu’ont pu être les premières modifications fortuites dans le sens de l’imitation du végétal ? Un léger changement de teinte, une tache sur une aile imitant un « point » d’une nervure. Mais que l’on y songe, ce détail insignifiant n’a absolument aucune valeur protectrice. L’insecte qui a ce point foncé sur l’aile ne ressemble pas plus aune feuille que ses congénères qui en sont privés, etc. Il n’a donc aucune raison de survivre aux autres. Plate croit répondre suffisamment à cette objection en admettant que chez certains individus la variation s’est faite dans le sens de la couleur, chez d’autres dans celui de la forme, etc. ; et que la panmixie et le hasard des croisements ont peu à peu amené le type en question à un mimétisme entièrement protecteur. Tout le monde voit que l’objection conserve sa force pour chacune des séries qui, d’après Plate, auraient dû varier de manière à imiter le modèle en question. Les petites variations ne peuvent pas être sélectionnées, parce qu’elles n’ont absolument aucune utilité, et le groupement des variations utiles est, de plus, inexpliqué. Inutile de multiplier ces exemples. N’importe quel être vivant, présentantunecertaine complexité, pourrait en fournir d’aussi démonstratifs, en nombre quasi indéfini.

2° La théorie de la lutte pour la vie suppose, en règle générale, que ce sont les individus les plus aptes qui survivent et évincent les moins aptes, mais c’est là encore bien plus une vue de l’esprit que l'énoncé d’un fait démontré.

Lorsqu’une grande baleine, écrit Kelloc, ouvre la bouche au milieu de myriades de petits copépodes flottant dans les eaux des mers aléoutiennes, qu’est-ce qui décide quels sont les copépodes qui disparaîtront à jamais ? Qu’ils aient la taille un peu plus grande ou un peu plus petite, qu’ils soient un peu plus rouges, un peu plus jaunes ou un peu plus excitables, qu’ils possèdent tel ou tel trait de structure ou de fonction, tout cela ne pèse que peu, lorsque l’eau se précipite dans la gueule béante.

Ce que Kellog dit des adultes est encore plus vrai des œufs et des larves, qui périssent en quantités innombrables sous l’action des facteurs naturels. — Qu’est-ce qui décide de leur vie ou de leur mort ? demande M. Delage, ce ne sont pas leurs caractères individuels, mais des conditions indépendantes de ces caractères. C’est généralement grâce au hasard qu’ils ne sont pas dévorés par un autre animal, qu’ils sont plus ou moins bien abrités par des objets environnants, plus ou moins visibles, etc. ; il s’agit donc da conditions qui ne dépendent nullement des particularités de chaque œuf particulier.

3° Le darwinisme est enfin en contradiction manifeste avec les données de la paléontologie.

D’après cette théorie, les variations devraient se 1829

tkansformismp :

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faire dans toutes les directions et au hasard ; de plus, elles devraient être continues. Or, plus on avance dans la connaissance du monde fossile, plus il semble évident ciue l’évolution a suivi des lignes bien déterminées, qu’il y a eu orihogénèse, pour se servir de l’expression technique.

Le développement de certains organes, dit fort exactement M. Dklagr, suit une marche bien déUnie-, indépendante des services qu’ils peuvent rendre ; dans certains cas, on voit un organe, utile à un certain moment de son évolution, arriver, en continuant à se développer dans la même direction, à être nuisible et à conduire l’espèce à sa perte au lieu de contribuer à sa prospérité. On sait que le développement de certains organes, bois de dimensions exagérées, défenses démesurément longues et recourbées, ont amené la disparition de certaines espèces d’élans et de mammouths.

Il est également assez difficile d’expliquer, dans l’hypothèse darwinienne, un autre fait dont la réalité ne peut pas être mise en doute. Souvent, c’est au moment où une famille est le plus richement représentée en espèces et en individus qu’elle disparaît soudainement. Aussi, comme le fait remarquer M. Depérel :

Beaucoup de paléontologistes, frappas à juste titre par les faits inexplicables d’extinction brusque de groupe » entiers, comme les Trilobites, les Ammonites, les Dinos. iuriens, etc., et par la marche constante des rameaux phvlétiquei vers une spécialisation intensive et souvent exagérée, voudront sans doute ajoutera ces causes plutôt extérieures de variations (action du milieu, amenant des réactions de l’organisme) une autre force inconnue, d’ordre plutôt intérieur, qui limite la variation des groupes comme si chacun d’eux ne possédait, dès son origine, qu’une certaine quantité de sève dont l’épuisement se produit plus ou moins vite, et entraîne l’extinction fatale du rameau.

L’ensemble de ces objections est écrasant, et l’on n’est pas surpris que Driksch ait pu écrire, il y aura bientôt trente ans : « Pour les gens éclairés, le Darwinisme est mort depuis longtemps. » (Biologisches Centralblatt, mai 1902). Ce verdict sévère condamne de même toutes les théories de l’évolution basées sur l’antilinalisme. On peut même dire que seul le système darwinien avait pour lui une apparence de vraisemblance ; le néolamarckisme mécaniciste en est complètement dépourvu, et il a fallu que les préjugés contre les causes Qnales fussent bien forts pour que des biologistes de la valeur d’Alfred Giard et d’Yves Delage se soientralliés à cette doctrine inconsistante.

Lu Dantbc, qui l’a poussée à ses dernières conséquences logiques, aurait dû lui donner le coup de grâce. Pour expliquer la genèse d’un lion ou d’un homme, ce biologiste avait trouvé une singulière hypothèse : il devait d’après lui exister une substance chimique léonine et une autre substance chimique humaine. Le lion est la forme d’équilibre de la première ; l’homme, la forme d’équilibre de la seconde.

Le Trait de biologie dans lequel on rencontre de telles explications est, d’un bout à l’autre, de cette force. Voici d’ailleurs comment M. Delagb apprécie les travaux de son collègue en Sorbonne : « Enlisant les ouvrages de Le Dantec, on est séduit par ses vastes généralisations, ses aperçus nouveaux, ses conceptions souvent audacieuses ; mais, cette première impression passée, on s’aperçoit que la question n’a pas fait un pas. » Tant il est vrai que, lorsque l’on s’engage dans les voies de l’antiûnalisme, on tourne toujours le dos à la vérité.

B) Théories finalistes. — Leurjustiûcation ressort de l’échec manifeste des systèmes antiflnalistes

et il faut se réjouir de constater qu’en Allemagne d’abord, puis peu à peu dans les autres pays, un nombre croissant de biologistes se sont ralliés à des vues franchement finalistes et vitalistes.

Von Haiitmann signalait déjà en 1906 ce revirement de l’opinion scientilique, à laquelle il avait pour sa part assez largement contribué.

Il ne saurait être présentement question, écrivait-il, d’une victoire du’vitalisme. Les biologistes qui osent se prononcer d’une manière nette et tranchée en sa faveur, ne sont jusqu’à maintenant que des unités isolées. Mais la belle assurance avec laquelle les sciences naturelles ont bafoué, pendant la durée d’une génération, In thèse vitaliste, comme une doctrine anliscientifique vieillie et vaincue, commence à être fortement ébranlée. Dans les ouvrages scientifiques et dans les travaux techniques, le vitalisme est de nouveau considéré comme une opinion méritant la discussion, tandis que, durant trente ans, on lui refusait même cela : il suffisait alors de s’en déclarer partisan, pour être discrédité au point de vue scientifique et traité comme un Imaginatif irresponsable. Celui qui, sa vie durant, a eu à pfttir de cet état d’esprit, saura apprécier la détente qui s’est produite, et qui permet d’espérer, pour la suite du vingtième siècle, la victoire du vitalisme. (Das Problème des Lebens, 1906).

Mais, avant d’en venir à l’examen des théories transformistes finalistes contemporaines, il convient de rappeler ce que fut le lamarckisme authentique.

a) Théorie lamarckienne. — Il est de mode aujourd’hui, dans certains milieux qui se réclament de Lamarck, de considérer les expressions finalistes qui abondent chez lui, comme de pures fautes de langage, des manières de parler incorrectes, ne correspondant pas au fond même de sa pensée.

Celte manière d’interpréter les idées du célèbre naturaliste manque d’objectivité. Lamarck a été franchement finaliste, et il suffit pour s’en convaincre de lire son texte sans préjugés. Voici comment il résume lui-même toute sa théorie :

Le véritable ordre de choses qu’il s’agit de considérer en tout ceci, consiste à reconnaître :

1° Que tout changement un peu considérable et ensuite maintenu dans les circonstances où se trouve chaque race d’animaux, opère en elle un changement réel dans leurs besoins.

2° Que tout changement dans les besoins des animaux nécessite pour eux d’autres actions pour satisfaire aux nouveaux besoins et, par suite d’autres habitudes.

3" Que tout nouveau besoin nécessitant de nouvelles actions pour y satisfaire, exige de l’animal qui l’éprouve, soit l’emploi plus fréquent de telle de ses parties dont auparavant il faisait moins d’usage, ce qui la développe et l’agrandit considérablement, soit l’emploi de nouvelles parties que les besoins font naître insensiblement en lui par des efforts de son sentiment intérieur (Philosophie zoologique, ch. vil).

On peut reprocher à Lamarck d’avoir majoré l’influence de l’usage et du non-usage et de s’être mépris sur l’hérédité des caractères somatiques acquis, mais il faut manifestement violenter son texte pour en exclure le fînalisme. Sa théorie sur la nature intime de l’être vivant était d’ailleurs incomplète. Il ne pensait pas que la vie organique exigeât un principe vital distinct de la matière. Pour lui, comme plus tard pour Claude Bernard, l’organisation explique tout. « La vie, dans les parties d’un corps qui la possède, est un ordre et un état de choses, qui y permet les mouvements organiques, et ces mouvements, qui constituent la vie active, résultent d’une cause stimulante qui les excite. »

Comme nous le dirons plus loin, pour donner de la finalité interne caractéristique de l’être vivant une explication satisfaisante, il faut dépasser l’organicisme et aller jusqu’à l’animisme. 1831

TRANSFORMISME

1832

l>) Néolaraarckisme psychobiologique. — Un groupe de naturalistes, presque tous allemands, a eu le mérite, an délnit de ce siècle, à un moment où le darwinisme était encore très en faveur dans les milieux scientifiques, d’en reconnaître la réelle faiblesse el de revenir à une théorie finaliste et vitaliste, qui reste dans la ligne des traditions lamarckiennes. On peut trouver dans les ouvrages de Wagner, de Pauly et même de France d’excellentes réfutations du mécanisme. Ces biologistes ont parfaitement compris la caractéristique de tout être vivant. Non seulement ce dernier présente des dispositions d’organes qui ne peuvent s’expliquer sans intervention des causes finales, mais la finalité, qui est évidente dans un organisme, est toute différente de celle d’une machine quelconque.

L’action vitale eslautotéléologitiue.cequi veut dire que le vivant est lui-même sa propre fin ; qu’il possède en lui-même le principe actif qui tend vers cette fin. Rien de semblable dans une machine. Tandis que le vivant présente une unité substantielle, toute machine est une multiplicité d’êtres accidentellement associés en vue d’un but extérieur. L’être vivant tend vers son propre développement, vers sa conservation, et il présente des phénomènes d’autorégulation immanente.

Il est donc absolument impossible de rendre compte des phénomènes biologiques en se plaçant sur le terrain du matérialisme mécaniciste. Si les psychobiologues n’avaient pas été gagnés à la philosophie moniste, ils auraient pu, en partant de ces observations très justes, aboutir à un vitalisme animiste contre lequel aucune objection n’aurait été valable. Mais le vitalisme animiste entraînecomme conclusion nécessaire une conception théiste. Si le vivant n’est pas l’ultime raison d’être de la finalité interne qu’il manifeste, il faut remonter à une intelligence personnelle extra- cosmique, capable de connaître des fins et d’y ordonner l’ensemble de la nature vivante.

Or, les psychobiologues, rejetant à priori cette conception du m mde, devaient chercher une voie moyenne qui ne fût ni le mécanisme matérialiste ni le vitalisme animiste et théiste.

La philosophie de l’inconscient, avec von Hartmann comme chef de file, leur a montré la route à suivre.

Deux principes ont éclairé leur marche. Celui de la continuité d’abord. Pour eux, il est évident que tout se tient dans la nature. Tous les êtres vivants, depuis l’Amibe jusqu’à l’Homme, descendent des mêmes organismes initiaux, formés spontanément aux dépens de la matière inorganique. Il y a continuité génétique d’un bout à l’autre de l’échelle des êtres vivants ; donc continuité ontologique, et les activités caractéristiques de l’Homme doivent se retrouver, â des degrés divers, chez tous les vivants. Un psychisme conscient se constate chez l’animal, il doit exister aussi dans la plante. Ces biologistes sont partisans d’une sensibilité vég : ta’e distincte de la simple irritabilité. « Nous croyons, avait déjà dit Von Hartmann, que l’oseillaire, quand elle se dirige vers la partie éclairée du vase qui la contient, est aussi sensible à la lumière qu’un polype, que la feuille de vigne sent la lumière vers laquelle elle s’efforce de diriger sa face supérieure, que chaque fleur sent la lumière vers laquelle en s’ouvrant elle tourne la tête. » (Philosophie de V Inconscient, 3e partie, art. îv). Mais la matière inorganique elle même ne doit pas être, prétendent les psychobiologues, complètement démunie d’activité psychique. Celle-ci sera très obscure, très dispersée, inconsciente, mais

dans sa réalité foncière elle ne différera pas essentiellement de celle qui se manifeste chez l’Homme.

Le second principe général admis dans cette école estque, partout où il y a tendance vers des lins, téléologie, il faut qu il y ait intelligence ; si la tendance téléo logique est immanente dans l’organisme, il est nécessaire que l’intelligence soit également en lui. Ils ont été ainsi conduits à admettre que partout où il y a vie organique, il y a aussi intelligence organique.

Il n’est pas difficile de montrer que ces deux principes fondamentaux, celui de l’universelle continuité et celui de la nécessité de l’intelligence organique, loin d’être évidents par eux-mêmes, sont tout simplement, au point de vue métaphysique, de lourdes erreurs, des postulats du Monisme, dont la fausseté éclate dès que l’on cherche à les pousser à leurs dernières conclusions.

Le transformisme universel absolu est-il une donnée s’imposant au point de vue scientifique ? Nous avons établi le contraire. Nous le dirons plus spécialement en traitant de l’origine de l’homme ; mais dès maintenant nous pouvons remarquer que l’activité intellectuelle est essentiellement irréductible au psychisme purement sensible. De même, il n’y a aucune raison expérimentale d’attribuer un psychisme soit conscient, soit inconscient, à l’organisme végétal. Lier intrinsèquement l’intelligence à la matière organisée, c’est supposer qu’une réalité spirituelle peut n’être pas spirituelle.

Le tort des psychobiologues a été de ne pas voir qu’entre la finalité qui caractérise l’activité consciente intellectuelle et la finalité d’une machine, on peut concevoir une finalité biologique interne au vivant, immanente et tendant à des fins que le vivant ne connaît pas. L’ouvrier, dans ce cas l’Auteur de la Nature connaît, Lui, les fins vers lesquelles le vivant est intrinsèquement ordonné ; son Intelligence est bien la raison dernière de l’ordre vital, elle n’en n’est pas le principe immédiat et interne.

c) L’évolution créatrice. — LesidéesdeM. Bergson en biologie ont pu passer en France pour de géniales nouveautés ; elles sont, en réalité, très étroitement apparentées avec celles des philosophes et des savants allemands dont nous venons de nous occuper. Sa réfutation du darwinisme est identique, dans le fonds, avec la leur ; l’élan vital, de nature psychique, qui relie entre eux tous les êtres vivants, ressemble beaucoup à la volonté inconsciente de la philosophie hartmannienne.

Ce n’est pas le lieu de reprendre ici une critique approfondie des théories de M. Bergson (Cf. Art. Evolution Créatrice) ; mais, du point de vue où nous nous plaçons, celles-ci sont passibles des mêmes critiques que le monisme des psychobiologues. Un disciple de M. Bergson, M. Lr Roy, dont nous avons déjà cité le cours sur « l’exigence idéaliste et le fait de l’évolution », bien qu’il ne soit point moniste el qu’il admette un Dieu Créateur distinct du monde, nous paraît s’être également engagé dans une voie sans issue, lorsqu’il cherche à expliquer par un élan de nature psychique les inventions de la vie.

Toutes nos études supposent, écrit-il, ou du moins suggèrent que l’évolution soif, réellement et a la rigueur du terme, créatrice : je eux dire productrice, génératrice un nouveauté radicale et indéductible, dont la uurgie ne s ? réduise pas à un simple développement de germe* préexistant*, à une simple exploitation de conséquences virtuellement données dès l’origine. Les formes vivantes ne sortent pas seulement l’une de l’autre, comme si elle-* s’enveloppaient d’avance et que chacune en se dépliant 1833

TRANSFORMISME

1834

ne fit que démasquer la suivante, mais elles se transforment l’une dans l’autre, par un progrès qui est plus qu’émergence de réalités latentes, qui est invention véritable.

M. Le Roy nous avertie lui même qu’il ne faut point prendre le terme d’invention dans le sens d’invention intellectuelle. Fort bien, mais que veut dire exactement, ce terme qu ind on le dépouille de son unique signification ?

On ne veut pas, pour expliquer la finalité dans l’être vivant, d’un principe vital. Par quoi le remplace t-on ?

Pas de principe vital, de force vitale, pas d’abstractions ainsi réalisées, ainsi conçues, quelque nom qu’on leur donna, entéléebie ou autres, à titre d’entités distinctes qui auraient vertu opératoire, plus ou moins capricieuse, plus ou moins capable d’interrompre ou de contrarier le déterminisme } bysico-chiuiique. On a très bien dit que l’introduction de semblable bypothèse, d’ailleurs toute verbale, n’est rien de moins que renoncement à la science. M lis il ne s’ensuit pas ce que trop souvent l’on pense. Permettez-moi une comparaison. L’âme, en somme, n’est j.unais un « quelque cliose » qu’il faudrait conceroir à côté d’autres « eboses » : on aurait beau souligner un contraste, pareille conception resterait matérialiste, au sens même que la discussion de l’exigence idéidiste nous a fait jadis rejeter absolument. L’âme est esprit, c’est-à-dire éian orienté, sens de marche, progrès inverse de ceux qui constituent la matière. Mais l’âme n’est pas pour cela moins réelle que la chose, placée au-dessous de la chose dans l’ordre du réel. De ce qu’elle n’est pas réalité statique, séparée, juxtaposable, il ne résulte nullement qu’elle soit infra-réalité ; au contraire, ainsi que nous l’a fait comprendre l’analyse de la réalité dans la perspective do l’idéalisme fondamental (Op. cit., r. 191).

On ne peut s’empêcher de trouver que beaucoup dr choses, sont ici confondues. Toute âme n’est pas esprit. Un esprit n’est pas un élan orienté. Si l’âme n’est pas un « quelque chose », elle n’est rien, elle n’est pas. Il est par ailleurs impossible d’accorder à M. Le R'>y que toute philosophie digne de ce nom doive en passer par les exigences de l’idéalisme fondamental.

d) L’évolutionnisme animiste. — L’animisme, tel qu’Aristote l’a conçu et que les docteurs médiévaux l’ont développé, semble pouvoir fournir l’explication la plus satisfaisante, non seulement de la vie des organismes individuels, mais aussi de la vie des espèces. Les philosophes de l’antiquité n’avaient point prévu cette extension de leur système, puisqu’en biologie ils étaient flxistes. et jusqu’à présent les néo-scolastiques ont négligé de rechercher comment on pourrait concevoir un animisme transformiste. Nousvoudrions ici en ébaucher les grandes lignes.

On connaît les points essentiels du vitalisme péripatéticien : l’être vivant, d’après ce système, est une substance composée d’un élément matériel déterminn’ile, potentiel, et d’un élément formel, détermina ii, l’àtne. Ces deux constituants ne sont point juxtaposés, ni unis d’une manière simplement dynamique. Ils se communiquent leur être comme deux coprincipes, pour faire véritablement un seul être substantiel. L’àme, principe spécificateur de la matière, possède un certain degré de perfection essentielle relativement immuable ; et il n’est pas concevable, dans le système aristotélicien, qu’il y ait, dans la durée d’un être vivant possédant une même forme, autre chose que des changements accidentels.

Pour expliquer l’évolution ontogénétique de l’embryon humain, saint Thomas, et avec lui beaucoup

d’autres philosophes médiévaux, admettaient qu’il y avait succession de formes ; l’être serait d’abord végétal, puis doué de sensibilité, et ce serait seulement lorsque le foetus prend une apparence humaine qu’il serait animé par une àme spirituelle créée par Dieu. On pense plus généralement aujourd’hui que l’àme spécifique existe dès le moment où un nouvel être est constitué, et que c’est elle qui dirige avec une finalité immanente toute l’ontogenèse. Comment, dans cette hypothèse, comprendre l’apparition de formes nouvelles spécifiquement différentes, telles que semble l’exiger la théorie de l’évolution ? Placer dans l’élément matériel toute la raison d’être de la variât. on, semble impossible. Comment expliquer la permanence souvent fort longue d’un type spécilique, la coordination interne, l’adaptation de tous ces organes, etc. ? C’est ici que les idées modernes sur les phénomènes de la généralion peuvent peut-être servir à compléter les vues des anciens et à émettre une hypothèse permettant d’allier l’hylémorphisme au transformisme.

On sait que la génération se fait, au moins dans un très grand nombre de cas pour les individus pluricellulaires, grâce à des cellules spéciales, les cellules reproductrices. Celles-ci, lorsque la reproduction est asexuée, sont à vrai dire le point de départ, le premier stade d’un nouvel individu. Lorsque la reproduction est sexuée, deux cellules, différenciées en des sens complémentaires, doivent se fusionner pour donner la cellule initiale d’un organisme nouveau.

Il faut bien l’avouer, ces faits posent au philosophe des problèmes difficiles. Les cellules reproductrices sont vivantes, c’est bien évident. Dira-t-on qu’elles ont une vie simplement végétative ? Chez les végétaux, point de difficulté à cela. Chez les animaux, on ne voit aucun motif de leur attribuer la sensibilité. Elles ont donc simplement un principe d’ordre végétatif, susceptible d’amener la genèse d’une àme animale. Certains philosophes recourront peut-être, comme le P. Palmieri, à une intervention de la Cause première pour expliquer l’origine de ce principe d’ordre supérieur à la vie végétative, mais l’opinion commune est mieux fondée qui restreint cette intervention de Dieu à la production des formes spirituelles, qui ne peuvent venir à l’existence que grâce à un acte créateur.

Quoi qu’il en soit, voici comment on pourrait peut-être concevoir, en tenant compte de ce caractère vital des éléments reproducteurs, l’évolution des organismes.

Soit un être vivant de type A ; il produit normalement des cellules reproductives de type a qui, par suite d’une loi naturelle réglant la succession des formes, sont de nature à déterminer la genèse d’individus semblables aux progéniteurs, donc de type A. On peut admettre que, sous l’influence de facteurs variés internes et externes, un ou plusieurs individus A présentent des modifications dans les lignées cellulaires aboutissant aux cellules reproductrices. Ces modifications ne peuvent pas être considérées comme d’ordre purement matériel ; dans l’hypothèse vitaliste, elles supposent des changements portant sur les principes vitaux des cellules reproductrices. Celles-ci, au lieu d’être du type a, seront légèrement différentes et appartiendront biologiquement à un type nouveau, a’. Ces cellules seront désormais aptes à déterminer la genèse d’individus de type A’légèrement différents des progéniteurs de type A. Ainsi de proche en proche, on peut concevoir qu’il y ait apparition, par mutation, de types de plus en plus différents de A : A", A", etc. 1835

TRANSFORMISME

1836

Nous ne nous le dissimulons pas, cette interprétation laisse intact le mystère de la genèse de tous les principes vitaux : qu’il s’agisse des principes vitaux cellulaires, aussi bien que des principes vitaux d’organismes pluricellulaires. Il n’y a à cela rien de surprenant ; nos concepts premiers sont tous tirés de l’expérience sensible ou intellectuelle et aucune expérience ne met sous les prises de notre intelligence une genèse de ce genre. Les seules causalités que nous connaissions ainsi immédiatement sont la causalité efficiente et la causalité finale. Les concepts de cause formelle et de cause matérielle sont construits et formés de notes que notre esprit assemble comme il peut. Il ne nous représente rien d’absolument clair. Qu’on le veuille ou non, il en sera toujours ainsi, et seuls peuvent s’en étonner ceux qui n’ont jamais réflécbi au très petitnombredenos idées primitivesetinanalysables, seules données immédiates intelligibles que notre esprit peut à sa guise associer, combiner pour former tous nos autres concepts. Si nous ne comprenons pas parfaitement ce qu’est une cause formelle, quoi de surprenant à ce que le mode de liaison génétique de ce genre d’êtres demeure irrémédiablement en dehors des objets proportionnés à notre mode de connaissance ?

Pour que l’on ne se méprenne point sur le sens que nous donnons à l’animisme vitaliste, notons qu’il ne s’agit nullement d’admettre dans l’être vivant, je ne sais quelle force vitale qui produirait des effets matériels en dehors du déterminisme physicochimique, auquel sont soumis tous les phénomènes organiques. Le principe vital, tel que nous le concevons, est » in principe substantiel qui agit sur un autre plan, pourrait-on dire, que la matière inorganique. Il oriente l’action totale du vivantenne faisant vraiment qu’un seul être composé avec les éléments inorganiques.

Le P. Triliiard a très exactement exprimé la véritable nature du seul vitalismequi soit en accord avec les exigences des sciences positives.

Ce qui est antiscientifique dans le vilalisme, c’est d’intercaler la vie dans la série des causes physico-cliimiques, de façon à lui faire produire directement des effets pondérables et mesurables qui lui seraient spéciaux, comme si elle était une espèce de radiation ou d’électricité. Mais que la vie soit conçue ainsi que doit l’être toute cause spirituelle, comme une force synthétique d’ordre snpérienr à celui des forces physico-chimiques, capable de coordonner celles-ci et de jouer sur elles sans jamais rompre ni fausser leur déterminisme, alors, on ne voit pas pourquoi la science s’en offusquerait davantage que de la liberté humaine, dont cependant, à moins d’être mécaniste renforcé, on ne peut guère songer à se débarrasser. Parce que la vie est un fadeur physique d’ordre supérieur aux forces pondérables, il nous est toujours aussi possible d’analyser ses productions sans la rencontrer elle-même, que d’expliquer une montra sans penser à l’horloger ; à chaque instant l’Univers, même supposé doué de forces psychiques, représente bien un circuit fermé de déterminismes, qui s’introduisent naturellement. Mais d’un autre côté, parceque ces forces psychiques constituent au fond le facteur de coordination des divers systèmes déterminés dont l’ensemble constitue le Monde animé, les transformations successives de celui-ci ne sauraient être expl13uées sans que nous ayons recours à d’impondérables forces e synthèse. (Le paradoxe transformiite, p. 731).

Si les « forces de synthèse » qui déterminent la vie purement organique peuvent être dites psychiques, pour autant qu’elles sont des principes d’action irréductibles à la matière des âmes, ou des psychés, ou des psychoïdes, suivant la terminologie adoptée, il ne s’ensuit évidemment pas, d’après tout ce que nous avons dit plus haut, qu’il faille les concevoir com me des principes psychiques au sens moderne du mot, c’est-à-dire des réalités analogues à la pensée consciente ou subconsciente.

Il ne nous semble pas que le P. Teilhard se soit suffisamment mis en garde contre cette confusion ; et tel de ses textes pourrait être trop facilement interprété dans le sens du « psychologisme » que nous avons critiqué chez M. Le Roy : « Est-il suffisant, demande l’émincnt paléontologiste, pour expliquer l’état biologique présent de l’univers, de noter, entre le milieu qui nous entoure et les organismes, des relations d’adaptation et de sélection, des phénomènes d’harmonisation mécanique et d’excitation fonctionnelle ? Ou bien ne devons-nous pas transporter jusqu’à un centre psychologique d’expansion vitale et comprendre comme une poussée positive vers la lumière, le dynamisme véritable de l’évolution ? » {Etudes, art. cité, p. 640).

Si nous entendons bien cette question, la lumière dont il s’agit serait celle des phénomènes de conscience avec, au sommet, celle qui distingue l’intelligence. Le P. Teilhard admet comme nous que celleci, qui est la dernière venue, n’est pas en continuité avec les degrés inférieurs du psychisme conscient.

Pourquoi postuler au point de départ « un centre psychologique d’expansion vitale », si les démarches de la vie peuvent et doivent s’expliquer, tant qu’il s’agit de la vie organique, par des principes qui ne sont point doués d’activité psychique, au sens précis et technique du mot ?

Le vilalisme animiste se dislingue nettement de la théorie des psychobiologues, soit parce qu’il n’admet pas la nature proprement psychique de la vie végétative, soit parce qu’il affirme qu’en dehors du vivant, se trouve une intelligence divine qui est la raison dernière de la finalité organique. Cette doctrine, qui place dans l’être vivant lui-même un principe immédiat directeur et régulateur de l’activité vitale, échappe aussi aux objections auxquelles se heurtent le mécanisme ell’organicisine. Comme il ne semble pas impossible de l’adapter aux exigences du transformisme modéré qu’imposent les données scientifiques, c’est à elle que nous nous arrêterons, avec la persuasion que, si elle ne résout pas toutes les difficultés, elle est, comparée aux autres théories biologiques générales, la plus satisfaisante pour l’esprit.

Deuxième Partie

LE TRANSFORMISME ET L’ORIGINE

DE L’HOMME

I. Origine du psychisme humain.

Tous les biologistes qui rejettent à priori la possibilité d’une intervention quelconque de Dieu à l’origine de l’Humanité sont, nous l’avons dit, logiques avec eux-mêmes en cherchant à expliquer l’apparition de l’intelligence par l’évolution progressive du psychisme animal.

Pour ceux d’entre eux qui sont matérialistes et qui nient l’existence de l’âme, la pensée est une fonction du cerveau, à peu près comme une sécrétion l’est d’une glande. Tout ce qui est psychique n’a pour eux aucune réalité propre et autonome, c’est un épiphénomène, un aspect interne des phénomènes physiologiques, rien de plus. Dès lors, le cerveau humain étant plus parfait, plus développé que celui des autres animaux, il n’est pas surprenant que son psychisme dépasse le leur, tout en restant dans la même ligne. Pour atténuer la ligne de séparation entre 1837

TRANSFORMISME

1838

l’Homme et l’animal, on admettra chez ce dernier une véritable intelligence avec des pensées, des jugements, des raisonnements.

D’autres partisans du transformisme anthropologique intégral, peu satisfaits de la solution matérialiste, se rallient à une sorte de panpsychisme. Il attribuent des phénomènes de conscience non seulement aux animaux, mais aussi aux plantes et à la matière inorganique elle-même. L’intelligence de l’homme ne serait d’après eux, qu’une manifestation supérieure du vaste courant de conscience qui serait immanent à l’univers.

Quiconque approfondit sérieusement les solutions du monisme matérialiste ou panpsychique, peut se convaincre sans trop de peine de leur radicale insuffisance. Elles ne peuvent nullement rendre compte des faits certains que nous livre un examen attentif de l’ensemble des réalités mentales. Ces dernières sont un objet d’expérience, aussi bien que les réalités corporelles. Si elles échappent à nos sens trop matériels, elles sont sous les prises immédiates de la réflexion intellectuelle, et ce que nous apprenons d’elles par cette voie est tout aussi certain que ce nous savons par l’expérience sensible. Ce n’est pas le lieu d’en donner ici la démonstration détaillée. (Cf. Art. Ame, Homme, Matiîhialismb, etc.) Il nous sulïira de rappeler les conclusions de ces thèses fondamentales de la psychologie rationnelle et de montrer leur opposition avec le transformisme anthropologique intégral :

i° Il existe entre le psychisme de l’animal exclusivement sensitif et le psychisme supérieur de l’Homme intelligent, non pas simplement une différence de plus et de moins dans le même ordre, mais une différence d’essence et de nature. Ce qui veut dire que la perfection propre de l’intelligence ne se trouve pas à un degré inférieur et initial dans la sensibilité. L’Homme est le seul animal qui ait des idées abstraites et générales, qui saisisse formellement la relation de cause à effet, qui soit en état de juger, de raisonner, de se déterminer librement, de posséder un langage conceptuel, une morale et une religion. Qui ne voit cela avec la plus fulgurante évidence, est aveuglé par les préjugés, ou ne comprend pas la signification exacte de ces termes dans le langage philosophique technique.

Il est donc métaphysiquement impossible qu’il y ait un passage graduel par évolution spontanée du psychisme animal au psychisme humain. On constate sans doute que dans la série du développement des Vertébrés, il y a eu une ascension progressive dans le développement du système nerveux. L’apparition de l’organisme humain a pu être ainsi graduellement préparée. Mais on ne peut pas dire qu’il y ait eu, suivant l’expression employée par quelques auteurs t une marche vers l’intelligence ». Le cerveau humain, considéré physiologiquement, comme organe de la motricité et de la sensibilité, n’est pas la raison suffisante de tout le psychisme humain. Pour expliquer l’apparition de ce dernier, il faut, de toute nécessité, recourir, devant la déûcience de toutes les causes secondes, à une intervention immédiate de la Cause première, de Dieu.

2°) Pour rendre compte métaphysiquement de l’ensemble du psychisme humain, tel qu’il se révèle à notre expérience intime, il faut admettre qu’il est l’activité d’un principe immatériel, d’une àme spirituelle et individuelle. L’origine de cette àme requiert donc une intervention créatrice de Dieu. Il en est ainsi pour toutes les âmes humaines qui chaque jour sont unies à de nouveaux organismes ; il en a été de même pour les premières en qui a été réalisée au

début la perfection propre de l’humanité dans sa partie spirituelle. Il n’y a donc pas eu, comme le voudraient les évolutionnistes, des tâtonnements par lesquels l’obscur instinct de VHomo faber se serait peu à peu mué en intelligence raisonnante chez V Homo sapiens. Cette erreur, condamnée implicitement par la doctrine catholique, admettant la création de chaque àme humaine, est, au simple point de vue philosophique, en contradiction avec les données les plus certaines de la psychologie rationnelle. Il n’y a donc pas lieu de s’y arrêter comme à une hypothèse de travail plus ou moins plausible. Elle est, et restera par conséquent toujours, une contre-vérité. Toute conciliation est impossible entre le spiritualisme chrétien et le transformisme anthropologique intégral.

II. Origine de l’organisme humain. A) Opinion des biologistes contemporains.

« Il n’est pas possible, déclare M. le Professeur

Cubnot, d’accepter un transformisme généralisé… dont l’homme sciait seul exclu, sa structure absolument conforme à celles des autres mammifères, ses organes rudimentaires ; son ontogénie, qui présente tant d’empreintes des étapes antérieures, sa paléontologie, tout démontre que le corps de l’homme est issu d’une longue série d’ancêtres animaux ». (La-Genèse des espèces animales, p. 373).

L’immense majorité des biologistes contemporains, presque tous ceux, peut-on dire, que n’arrêtent pas des motifs d’ordre extrascientifique (gardons-nous de confondre extrascientilique et antiscientifique), souscrivent sans hésitation à cette affirmation tranchée.

Pour beaucoup d’entre eux, cette descendance de l’organisme humain est d’abord une suite logique de l’élimination de l’hypothèse créationniste, ainsi que nous l’avons expliqué en traitant du transformisme en général. Pour les monistes, la chose va de soi ; mais il en est de même pour certains philosophes théistes qui admettent les principes du transformisme généralisé dans toute leur étendue.

Le seul fait que l’homme est un mammifère primate suffit, indépendamment de toute considération plus spéciale, pour convaincre ces biologistes de la descendance animale de l’organisme humain. Telle est, nous l’avons déjà dit, l’opinion des savants catholiques qui réduisent l’intervention divine, au moment de la formation des premiers individus humains, à la création de l’âme spirituelle dans des organismes préalablement préparés par l’évolution animale.

Personne n’a exposé cette théorie plus clairement que le P. Tbilhard db Chardin. Avant de la discuter avec quelques détails, nous ne pouvons rien faire de mieux que de reproduire des extraits, assez larges, empruntés aux divers articles qu’il a consacrés à cette question.

Quoi qu’il en soit, écrit-il, du lieu et du mode d’aUacLe qu’on peut imaginer pour le type humain sur la branche des Primates, que l’homme s’appuie zoologiquement sur les Tarsidés éocènes (comme pense Wood Jones) ou sur les Anthropomorphes miocènes (comme veut Gregory), un fait essentiel ressort, en toutes hypothèses, de l’inspection générale des données paléontologiques les mieux assurées. L’unité de structure (et donc l’unité de processus dans la croissance) qui nous apparaît éclatante, du haut en bas de la série des Primates, nous oblige è admettre un lien matériel (et donc une histoire) reliant leur chaîne tout entière. Non, ce ne saurait être par pur hasard, ni par un artifice du Créateur, que, regardant l’homme dans son organisation présente, nous puissions 1839

TRANSFORMISME

1840

dire de lui comme d’un édifice où se reconnaissent les slvles de différentes époques, ce membre pentadactyle date du Dévonien, ce type triangulaire de dents et peut-être ce développement du cerveau remonte au Crétacé, ce quatrième tubercule accessoire aux molaires supérieures a été introduit au commencement de l’Eocène, cette grande taille a été atteinte au Miocène, ce menton n’apparaît qu’à la fin du Quaternaire. Quelque chose de contrôlable et de desciiptible rejoint assurément les divers stades par lesquels la figure de notre corps a été graduellement réalisée. Nous ne comprenons pas encore très bien la nature de ce lien physique, mais son existence est d’ores et déjà dém ntré -, et les paléontologistes sauront bien un jour, lui donner un nom. (Revue de Philosophie. 1923, p. 171).

Et ailleurs, après avoir rappelé comment l’homme ne fait suite exactement à rien de connu, le P. Teilhard montre comment il relaie admirablement les efforts antérieurs de la vie :

Comment ne pas admirer avec quel « naturel », morphologiquement et chronologiquement, cette tige dernière (la tige humaine) vient s’insérer dans le faisceau’les Primates ? Linéairement, c’est entendu, l’Homme ne fit suite à aucun Singe connu. Ni la petitesse de ses canines, ni la disposition serrée de ses dents antérieures, ni le bel arc de la mâchoire, ni la brièveté de su symphyse mentonnière, ni la disposition marcheuse de ses pieds ne semblent être des caractères dont on puisse croire qu’ils dérivent de n’importe quel primate (vivant ou fossile) actuellement connu. Il y a manifestement discontinuité, rejet entre la lignée des Hommes et celles des grands Singes. Mais ce rejet local lui-même n’est-il pas, si on regarde l’ensemble du groupe primate (et plus généralement l’ensemble de tous les vivants), une concordance, c’est-à-dire une continuité de plus ?… Les Primates se distribuent, au cours du temps, sur une série de lignes en apparence indépendantes, mais assujetties dans leur ensemble à se relayer l’une l’autre dans la direction d’une face plus courte et d’un plus grand cerveau. L’Homme apparaît, dans l’Histoire de la Vie, au moment précis où ce processus d’approximations successives arrive £. son terme. Il surgit en plein milieu du cercle. On songe, en le voyant paraître, aux étamines qui se découvrent au cœur des pétales d’une fleur. Comment les étamines seraient-elles étrangères à la fleur ?… Pour flatteuse qu’elle soit, notons-le bien, cette perspective n’est pas une illusion anthropocentrique. Du simple point de vue positiviste, il ne paraît pas niable, que les démarches de la Vie (qu’il s’agisse d’Insectes ou de Vertébrés) se soient toujours dirigées, en fait, vers la réalisation du système nerveux le plus riche et le plus différencié. La quantité et la qualité de conscience, pourrait-on dire, ont toujours été en croissant à travers les temps géologiques. Dans ces conditions, l’Homme en qui l’organisation des nerfs et donc les puissances psychologiques ont atteint un maximum incontesté, peut être considéré, en bonne science, comme un centre naturel de l’évolution des Primates. Mais s’il apparaît ainsi en achèvement naturel du travail des forces vivantes, c’est donc qu’il fait, en quelque manière, corps avec l’édifice entier de leurs productions. Et voilà bien où il faut en venir par un chemin ou par un autre. L’Homme, si à part qu’il soit, par certains côtés, des anthropomorphes qui lui ressemblent le plus, n’es ! pas zoologiquement sépaiable de l’histoire de leur

troupe. Que si l’on doutait encore de cet’e liaison, il sufrait, pour ne pouvoir plus la nier, d’observer avec quelle perfection la structure en feuillets grossièrement concentriques, qui est celle de l’ordre entier des Primates, se poursuit en plus petit, mais identique à elle-même, à l’intérieur des Hominiens. L’humanité, regardée superficiellement, paraît former un bloc zoologiquement homogène. Analysée plus profondément à la lumière de la Paléontologie, elle se résout en fibres complexes qui semblent ravonner en divergeant d’un point situé très bas (Ib., p. "164).

Nous n’avons pas à revenir ici sur ce qat nous avons exposé plus haut louchant la valeur de l’argument général de continuité, excluant la possibité ou du moins la vraisemblance scientifique d’une formation de toute pièce et instantanée, d’un orga nisme tel que l’organisme humain. On peut reconnaître cette valeur sans être amené pour autant à soutenir la thèse du transformisme généralisé, d’après laquelle l’organisme humain procéderait, tel quel et sans intervention spéciale de Dieu, d’une souche animale. On peut, en effet, entre la thèse créationnisle et celle du transformisme généralisé proprement dit, en concevoir une autre qui admettrait que Dieu est intervenu à l’origine de l’humanité, non seulement pour la création de l’âme spirituelle, mais pour constituer dans sa réalité totale et humaine le type humain, l’infusion de l’âme spirituelle ayant été transformante dans le plein sens du mot, d’un organisme préexistant qui ne serait jamais arrivé, de lui-même et laissé aux seules lois de la nature, au type corporel caractéristique de l’humanité.

Nous verrons plus loin pourquoi cette théorie, qui maintient à l’origine de l’humanité une action de Dieu spéciale portant sur l’homme tout entier et excluant une genèse naturelle animale pour l’organisme humain, nous paraît scien Iniquement acceptable. Nous devons au préalable examiner les arguments positifs sur lesquels s’appuient les partisans du transformisme étendu à l’origine de l’organisme humain.

B) Preuves scientifiques du transformisme anthropologique. — Exposé et critique.

a) Preuves tirées de l’anatomie et de la physiologie comparées. — S’il suffisait de montrer que l’Homme est un Primate pour que sa descendance naturelle d’une souche animale soit par le fait même établie, il est bien évident que la démonstration serait aisée. Mais nous avons déjà vii, en traitant du transformisme en général, que l’existence d’homologies structurales entre deux organismes ne prouve pas nécessairement leur parenté physique. L’Homme peut avoir un membre pentadactyle et ne pas descendre par voie de filiation naturelle des Vertébrés dévoniens, qui ont manifesté les premiers cette disposition organique.

Wiedhkshbim s’est appliqué avec beaucoup de soin à rechercher tous les organes rudimentaires qui, à son sens, prouvent la descendance animale de l’Homme. Il n’en compte pas moins d’une centaine. Mais il ne semble pas qu’il ait montré qu’un seul de ces organes ait un caractère sûrement régressif, ce qui serait pourtant indispensable pour que sa thèse fût prouvée. Nous en dirons autant des faits empruntés à la tératologie, sur lesquels insiste avec complaisance cet anatomiste. Leur interprétation par le retour d’états ancestraux ne s’impose pas et il est facile de les expliquer par des arrêts ou des anomalies dans le développement fœtal, qui peuvent avoir des causes tout autres que l’atavisme.

On a fait un certain bruit, il y a quelques années, autour de la parenté sanguine démontrée par Fkiedbnrbigu entre le sang humain et celui des grands Singes anthropomorphes. Il s’agit là uniquement de similitudes physiologiques, qui suivent tout naturellement l’incontestable similitude anatomique qui fait de tous les Primates un groupe naturel.

o) Preuves tirées de la paléontologie et de la préhistoire humaine- — A lire certains ouvrages de vulgarisation, on pourrait croire que les découvertes du dernier demi-siècle ont apporté des preuves paléontologiques décisives en faveur de la descendance animale de l’espèce humaine. Si l’on y regarde d’un peu plus près, on est forcé d’avouer que cette preuve et encore très loin d’avoir été fournie. Voici l’état exact de la question : 18 U

TRANSFORMISME

1842

i° Les partisans du transformisme anthropologique reconnaissent eux-mêmes que l’on ne désigne actuellement avec certitude aucun des intermédiaires fossiles qui devraient, dans l’hypothèse de la descendance, rattacher le type humain à une souche animale. Le P. Teilhard a soin de le rappeler :

L’homme, aussi loin que nous sachions distinguer ses traits, ne prolonge exactement, par sa forme, rien de ce que nous connaissons d’antérieur à lui… En vérité, au premier instant de son apparition, la branche humaine est dé] i, dans Jes traits essentiel--, pleinement individualisée [Revue de F/iilosop/iie, 19&Â, p. 164).

Traitant du développement des formes anthropoïdes, le même savant écrit :

Des insectivores, nous avons dû sauler aux lémuriens et aux tarsiers, des tarsiers aux petits singes primitifs, de- singes oligocènes aux Anthropomorphes miocènes ; des Anthropomorphes uui Hommes paléolithiques, des Hommes paléolithiques à l’Homme moderne ( ! &, p. 108).

On cherche sans doute à suppléer à ce déficit d’intermédiaires connus par des chaînon » hypothétiques tous disparus.

Comme nous pourrions le deviner à priori et comme l’histoire de l’apparition de l’homme quaternaire nous en apporte une preuve topique (deux débris de squelette pour des milliers d’outils), la paléontologie ne saisit l’apparition des formes vivantes que lorsque celles-ci ont atteint un certain maximum de diffusion, c’est-à-dire se

« ont déjà fixées dans un type spécialisé. Tant qu’une

espèce est encore en voie d’individualisation (de bourgeonnement sur une autre espèce), c’est-à-dire tant qu’elle n’est représentée que par des individus peu nombreux et à caractères faiblement accusés, cette espèce n’a presque aucune chance d’être connue à l’état fossile. Toutes les parties tendres des arbres généalogiques, tous les points d’attache notamment, sont ainsi automatiquement détruits, et il tend à ne plus rester, pour représenter les lignes de la vie, qu’une suite de rameaux suspendus en l’air à un axe invisible (Ib., p. 171).

Sans méconnaître ce que ces explications peuvent avoir de vraisemblable, il n’en reste pas moins certain que les chaînons reliant l’homme aux Anthropomorphes sont pour le moment inconnus.

Malgré le haut intérêt que présentent les restes du grand Gibbon désigné sous le nom de Pithecantkropus crect’is, on ne saurait faire de cet animal un ascendant de l’homme. Les transformistes eux-mêmes le considèrent plutôt actuellement comme situé sur un rameau latéral de la souche qui porterait les Hominiens.

Sa calotte crânienne, qui est intermédiaire comme dimensions entre celle de l’Homme et celle des plus grands Singes anthropoïdes connus, ne peut pas servir à prouver que ce Gibbon soit un ancêtre de l’homme, mais elle montre qu’il y a eu des animaux aujourd’hui éteints et qui, par certains organes importants, se rapprochaient plus de l’homme qu’aucun Anthropomorphe actuel.

2) L’examen des plus anciens fossiles humains connus ne démontre pas davantage d’une manière rigoureuse la descendance animale de l’homme. Nous n’avons pas à reprendre ici une étude qui a été faite ailleurs par un technicien qualilié(voir Art. Homme). A part quelques précisions nouvelles sur les anciennes races humaines, la science en est à peu près au même point.San s pou voir préciser le moins du monde, même d’une manière approximative, ladate d’apparition du type humain, on a chance dene rienexagérer en la rapportant bien au delà de cent mille ans. On a, pour le faire, un critérium assez sérieux. Depuis l’origine de l’Homme, on constate dans certaines is la réalisation de phénomènes géologiques

modifiant quelque peu le relief du sol, notamment l’accentuation du creusement des vallées. Or, dix mille années peuvent s’écouler sans apporter à ce relief aucun changement appréciable. On en conclut d’une manière légitime que les durées géologiques sont aune autre échelle que celles de l’histoire et sans proportions avec elles.

Or, cette humanité primitive nous apparaît déjà, dès qu’elle se manifeste à nous, différenciée en races, certains biologistes vont jusqu’à dire en espèces, ou sous-espèces multiples, De plus, fait très remarquable, nous trouvons dans des couches très anciennes, plus anciennesque celles qui nous ont livré les restes de races humainesaujourd’hui éteintes(tels les restes néanderthaliens), des fossiles absolument semblables à certains types humains actuels.

Il convient d’insister à ce sujet sur le très haut intérêt présenté par les restes fossiles humains découverts vers le milieu du xix° siècle à la Denise, près du Puy-en-Velay. On pouvait, jusqu’à ces toutes dernières années, en contester la signification et les classer, avec Marcelin Boule, dans le bric-à-brac de la préhistoire. Cette attitude dédaigneuse n’est plus permise depuis les intéressantes vérifications de MM. Dépérbt et Mayet. Ces savants onldéfinitivementétablique ces ossements fossilisés dans des couchesflnementstrati£iées, sontpostérieurs aux grands écoulements basaltiques qui forment les plateaux de la chaîne du Velay, mais certainement antérieurs aux basaltes récents et à la pouzzolane qui obstrue encore le cratère visible de la Denise. Il est donc probable que ces fossiles, dont on peut voir encore la gangue caractéristique, provenant vraisemblablement de couches lacustres, sûrement antérieure aux dernières éruptions du Velay, sont les plus anciens restes humains livrés par le sol de France.

Or, ils appartiennent à une race qui ne diffère en aucun point essentiel de certaines races humaines actuelles. Il est donc absolument inexact d’affirmer que plus un fossile humain est ancien, plus il se rapproche d’un type pithécoïde.

Il reste vrai que certaines races humaines disparues ont eu des caractères qui, tout en demeurant humains, se rapprochent plus que ceux des types actuels, des dispositions réalisées chez lesanthropomorphes. Encore ne faut-il pas, comme on l’a fait trop souvent d’une manière fâcheusement tendancieuse, exagérer ces similitudes.

On connaît la description si soigneuse qu’a donnée le Prof. Boule du type de Néanderthal, d’après l’Homme de la Chapelle-aux-Saints.

Le crâne de forme allongée est très surbaissé ; les arcades orbitaires sont énormes, le front est fuyant, la région occipitale très saillante est déprimée : la face longue, se projette en avant, les orbites sont énormes, le nez, séparé du front par une profonde dépression, est court et large ; le maxillaire supérieur forme, dans le prolongement des oi malaires, une sorte de museau ; la mandibule est robuste, épaisse, le menton rudiuientaire. » (Boule, les Hommes fossiles, p. 193). « Les fémurs ont des diaphyses massives, des extrémités volumineuses, ils sont fortement arqués. Ils ressemblent ainsi aux fémurs des gorilles et des chimpanzés, tandis que les hommes modernes ont des fémurs à peu près droits comme ceux des orangs et des gibbons. » (Ibid., p. 217). Le membre inférieur de 1 homme de Néanderthal n’était donc pas tout à fait semblable à celui de l’homme moderne, lien différait beaucoup moins par la présence de caractères nouveaux que par la réunion de traits morphologiques déjà connus, mais disséminés dans des populations actuelles qui mènent encore une vie sauvage.

Sans méconnaître l’intérêt de ces constatations, il faut se garder de le majorer et surtout de donner 1843

TRANSFORMISME

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dans l’interprétation des faits le coup de pouce favorable à l’hypothèse de la descendance. D’après M. le prof. Viallkton l’attitude incomplètement dressée, que M. Boule attribue à ce « quelette, constituerait une faute anatomique. En ell’et l’illion développé sur le modèle de celui des Hommes actuels indique un membre absolument vertical et « la rétroversion du plateau tibial ne peut être invoquée pour plier le membre, puisqu’elle existe au même degré chez des hommes actuels à station parfaitement verticale. » (Viau.bton, op. cit., p. G’i'ô.) En donnant au squelette une forme penchée en avant, M. Boulh aurait doue imité Huxley, qui représentait « dans une même figure la série des squelettes de l’homme et des anthropomorphes tous debout ou presque et ne différant entre eux que par leur taille, les dimensions de leur crâne et une légère inclinaison de la colonne vertébrale. Ce dessin, qui dissimule l’opposition existante entre les anthropomorphes et l’homme, ajoute M. Vialleton, a beaucoup servi à faire pénétrer dans les esprits des incompétents l’idée de continuité parfaite entre ces deux groupes : c’est un des exemples les plus frappants de la schématisation employée à l’appui des idées transformistes. » (ibid., p. 6/ ( o).

Plus simienne encore que celle de Néanderthal, au moins par la forme de sa mâchoire inférieure, la race de l’homme chelléen de Mauer est présentée par les transformistes comme un type d’hominien extrêmement primitif, plus voisin de l’animalité que nous ne le sommes. A supposer que la nature véritablement humaine de ces restes fossiles soit définitivement admise, nous n’aurions là qu’une accentualion, dans un sens simien si l’on veut, de certains caractères existant encore chez des races humaines actuelles. Les nègres contemporains ont certainement des* caractères plus simiens que les blancs : prognathisme de la face, réduction du front, saillie des arcades sourcilières, forme épatée des narines, etc. Personne pourtant ne s’avisera de soutenir que leur existence démontre la descendance simienne de l’homme. Pourquoi les mêmes caractères, un peu plus accentués chez d’autres races disparues, qui ne sont peut-être pas les plus anciennes races humaines, prouveraient-ils d’une manière rigoureuse la parenté, sinon la descendance, de l’Homme par rapport au singe ?

Nous ne dirons rien des fossiles baptisés Eoanthropos Dawsoni. Nous laisserons les spécialistes décider s’il s’agit là d’une être composite, formé par l’association d’un crâne humain et d’une mâchoire de gibbon, on d’une race spéciale. Elle serait, dans cette dernière hypothèse, extrêmement ancienne et les caractères de la calotte crânienne, beaucoup plus semblables à ceux des races actuelles qu’à ceux des Néanderthalicns, nous prouveraient une fois de plus la très haute antiquité d’une prérogative physique du type humain le plus parfait. L’association d’un tel crâne avec une mâchoire ressemblant à celle des gibbons paraît si peu vraisemblable aux anatomistes qu’ils refusent de voir dans VEoanthropos un être a yant jamais existé. Si l’hypothèse excluant le dualisme d’origine de ces restes fossiles venait à s’imposer, les remarques faites au sujet de Vllomo primigenius de Mauer nous sembleraient conserver encore toute leur valeur.

Ni la paléoanthropologie, ni la paléozoologie n’ont encore prouvé d’une manière un peu satisfaisante la filiation naturelle reliant d’une manière continue l’Homme à une souche animale.

C) Le transformisme anthropologique restreint et le dogme.

Nous avons défini plus haut la théorie qu’il s’agit maintenant d’apprécier du point de vue théologique. C’est, répétons-le, la doctrine qui, admettant la création immédiate de l’âme spirituelle par Dieu, soutient que l’organisme humain est le produit de l’évolution naturelle et spontanée d’une souche animale, sans que l’Auteur de la nature soit intervenu d’une manière spéciale pour le modifier. Les savants qui admettent cette doctrine pensent que les lois ordinaires, qui ont présidé à la genèse des espèces, ont joué pour l’homme absolument comme pour les autres êtres vivants.

Quelle est, à l’égard de cette théorie, l’attitude des théologiens catholiques ?

On peut, semble-t-il, distinguer trois opinions différentes :

Un premier groupe d’auteurs écarte cette théorie en lui donnant une note absolue, dont la plus bénigne est celle d’erreur théologique.

A l’extrême opposé, un second groupe estime que la doctrine catholique laisse une liberté entière d’appliquer à l’origine de l’organisme humain l’hypothèse transformiste.

Entre ces deux positions extrêmes, un grand nombre de théologiens contemporains en adoptent une moyenne, qui peut se définir de la manière suivante : l’accord du transformisme anthropologique restreint avec certains points de la doctrine catholique, notamment avec le monogénisme impliqué par le dogme du péché originel, paraissant, sinon absolument impossible, du moins très invraisemblable, les arguments scientifiques sur lesquels repose cette théorie n’ayant pas une valeur démonstrative rigoureuse, on se croirait téméraire si on l’enseignait comme démontrée ou même comme positivement probable. Mais, tant que l’autorité infaillible n’a pas écarté d’une manière implicite et définitive l’hypothèse du transformisme anthropologique restreint, on s’abstient de lui donner une note théologique absolue.

Après avoir exposé les motifs sur lesquels s’appuient ces diverses opinions, nous dirons pourquoi la troisième nous semble actuellement la mieux fondée.

Si l’on consulte les théologiens de la seconde moitié du xixe siècle, on les trouve en grand nombre assez sévères pour le transformisme anthropologique restreint. D’après le cardinal Mazzblla, par exemple, cette théorie est contraire à la foi catholique. Telle était aussi l’opinion des évêques réunis au Concile provincial de Cologne en 1860. Les termes du texte qu’ils ont adopté ont été soigneusement choisis et le sens de leur déclaration est parfaitement clair. Primi parentes a Deo immédiate conditi surit. Itaque Scripluræ sacræ fideique plane adversantem declaramus eorum sententiam qui asserere non verentur spontanea naturæ imperfectioris 1Il perfectiorem continuo altiinoque humanam hanc immatalione kominem, si corpus spectes, prodiisse. (Tit. iv, c. xiv, Coll. Lacensis, l. V, p. 492). On le voit, c’est exactement le transformisme anthropologique restreint, tel que nous l’avons défini, qui est déclaré en opposition manifeste avec la Sainte Ecriture et avec la foi.

Le P. Lkhoy, O. P., qui, sans admettre lui-même cette théorie, avait émis l’opinion qu’elle pouvait être proposée à titre d’hypothèse, fut invité par Rome à se rétracter. C’est ce qu’il fit en désavouant 1845

TRANSFOHiMISME

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publiquement son livre. L’évolution restreinte aux espèces organiques (1887). L’autorité compétente avait jugé insoutenable l’hypothèse d’une descendance animale de l’organisme humain, comme incompatible tant avec les textes delà Sainte-Ecriture qu’avec les principes d’une saine philosophie (Lettre du 26 février 18y5, cf. Civiltà eut., série XIV, p. 4g, 181|<j). Le 11. P. Zabn et Mgr Bonomblli durent pareillement se rétracter, pour avoir admis la même opinion que le P. Leroy.

On connaît enfln la réponse de la Commission Biblique en date du 30 juin 1909, qui interdit île s’écarter du sens littéral de la Genèse pour ce qui concerne la création particulière de l’Homme et la formation de la première femme « ex primo hotuine ».

Il n’est pas douteux qu’une enquête dans la patristique permettrait de recueillir un nombre impressionnant de textes favorables à cette interprétation littérale. D’autre part, tous les théologiens savent que l’argument de tradition doit être en ces matières manié avec discrétion, que l’opinion des Pères ne fait autorité que dans la mesure où elle exprime la foi de l’Eglise, et entin qu’une doctrine qui était à une époque donnée complètement en dehors des visées des écrivains eccelésiastiques, ne doit pas toujours être considérée comme condamnée par des formules qui lui sont matériellement opposées.

Des considérations de ce genre inclinent aujourd’hui certains catholiques à reprendre à leur compte la thèse du transformisme anthropologique. Ils insistent sur les inconvénients qu’il y aurait à solidariser nos croyances avec des opinions scientifiquement insoutenables et font observer que depuis une cinquantaine d’années les idées se sont singulièrement élargies pour ce qui concerne l’exégèse. Admettre la non-universalité géographique du déluge, par exemple, a été jadis considéré comme une hardiesse téméraire, personne ne le prétend plus aujourd’hui. N’en sera-t-il pas de même, après un laps de temps plus ou moins long, pour les hypothèses transformistes ? La dignité de la théologie gagnerat-elle quelque chose en se montrant hostile à d’inoffensives théories scientifiques ? N’y a-t-il pas même quelque scandale à craindre si l’on pouvait dire que l’orthodoxie a dû peu à peu reculer et abandonner des positions devenues intenables ? Ne vaut-il pas mieux admettre la thèse que Mgr d’HuLsx exprimait en ces termes au Congrès catholique de 1891 : « L’Orthodoxie rigoureuse n’impose d’autres limites aux hypothèses transformistes que le dogme de la création immédiate de chaque àme humaine par Dieu : hors de là, s’il y a des témérités dans ces hypothèses, c’est par des arguments scientifiques qu’il faut les combattre » (Comptes rendus, section d’anthropologie, p. 21 y).

Il est d’ailleurs permis de penser que l’éminent prélat, soucieux avant tout de ne point entraver la libre recherche scientifique, n’avait pas vu toutes les conséquences qu’entraîne peut-être logiquement un laisser-passer aussi formel.

La plus grave de ces conséquences, disons-le nettement, nous paraît être l’admission du polygénisme pour l’origine de l’espèce humaine. Si l’on prétend rester dans les limites de la vraisemblance scientifique, en appliquant à l’origine de l’organisme humain les lois générales de l’évolution, il faut, de toute nécessité, admettre que la genèse de ce type particulier s’est effectuée comme celle des autres espèces animales, c’est-à-dire qu’elle a abouti, à une époque donnée, à un certain nombre d’individus

des deux sexes, présentant les caractères corporels distinctifs de l’espèce nouvelle ; dans le cas qui nous occupe, il est inadmissible que, sans une intervention spéciale de Dieu, l’évolution d’une souche animale ait produit uniquement deux individus, l’un mâle, l’autre femelle, destinés à devenir les corps du premier homme et de la première femme par infusion de l’àme spirituelle. Les transformistes sont ainsi logiquement conduits à admettre une sorte d’efflorescence de l’humanité au sommet de l’arbre généalogique qui la porte, les divers pétales qui la constituent ayant tous leur origine propre sur la tige commune.

Dira-t-on, pour sauvegarder le monogénisme, que parmi ces types corporeliement humains, Dieu aurait fait choix d’un seul couple auquel il aurait donné, avec l’âme spirituelle, un psychisme supérieur, et que, de ce couple unique, descendrait toute l’humanité intelligente ? Il faudrait alors expliquer par quel miracle, seuls les descendants de ce couple privilégié auraient survécu, tandis qu’auraient disparu tous les produits des autres organismes, de type corporel humain, restés, au point vue psychique, au niveau de l’animalité. La préhistoire nous apprend que, depuis sa première apparition, le type humain donne toujours des preuves de son intelligence.

Voyant les difficultés insurmontables que présente, au point de vue scientifique, un transformisme anthropologique monogéniste, quelques esprits seraient peut-être tentés de chercher un accommodement de la doctrine catholique avec le polygénisme, en donnant du péché originel une interprétation différente de celle qui est communément enseignée dans l’Eglise.

Toute tentative dans ce sens est d’avance, disons-le nettement, vouée à un échec certain.

Si l’on veut garder à ce dogme, fondamental dans le Christianisme, sa signification essentielle, il faut maintenir que l’humanité tout entière descend d’un couple unique, qui, par son péché personnel, a perdu la grâce sanctifiante dont il avait été gratifié. Le péché originel n’atteint l’ensemble de l’humanité que parce que cette dernière est la descendance de l’unique couple prévaricateur.

Ce sont donc en définitive, nous n’avons aucune raison de le dissimuler, des motifs d’ordre théologique qui nous font rejeter l’hypothèse du transformisme anthropologique restreint.

En l’absence d’une définition dogmatique sur la matière, il faut en effet reconnaître d’abord que l’interprétation la plus obvie des actes du magistère ordinaire de l’Eglise relatifs à cette théorie ne lui est pas favorable ; de plus, nous ne voyons pas comment le polygénisme de l’espèce humaine, incompatible avec le dogme du péché originel, ne serait pas une conséquence logique de l’application des lois générales de l’évolution à la genèse de l’organisme humain.

Nous nous en tiendrons donc à l’opinion la plus commune, d’après laquelle Dieu est intervenu d’une manière spéciale pour la constitution du corps du premier homme et de la première femme. Que l’on ne nous demande pas de préciser le « comment » de cette intervention. La statue d’argile, d’abord modelée suivant le type humain, puis animée par un souffle du Créateur, ne rencontre sans doute aujourd’hui pas de partisans. Saint Augustin recommandait déjà aux chrétiens de son temps, précisément à propos de cette interprétation trop grossièrement littérale d’un texte où les expressions symboliques abondent, de se garder d’admettre des choses ridicules pour les incroyants. Si quelqu’un trouvait plus satisfaisant pour l’esprit scientifique de penser que le Créateur, pour constituer le corps du premier homme, a utilisé une matière déjà organisée, qu’il a plus ou moins profondément transformé cet organisme, par l’infusion même d’une âme spirituelle, nous ne voyons pas ce qu’on pourrait lui objecter du point de vue théologique. L’Eglise ne s’est jamais prononcée, ni directement, ni indirectement, sur l’état de la matière qui, d’après le texte génésiaque lui-même, a servi à constituer le corps humain. Cette théorie, on le voit, est toute différente du transformisme qui admet que les lois générales de l’évolution, sans intervention spéciale de Dieu, rendent compte de l’apparition de l’organisme humain.

Ce que nous avons dit des arguments scientifiques apportés en faveur de la descendance animale du corps de l’homme, nous semble suffire pour montrer que la science critique nous laisse sur ce point une liberté entière. Des affirmations tranchantes en sens contraire expriment sans doute des convictions très sincères ; elles ne peuvent tenir lieu d’une démonstration rigoureuse qui, à l’heure actuelle, nous semble encore faire défaut. Il n’y a donc pas contradiction entre les données certaines de la science et la doctrine traditionnelle, qui admet que Dieu est intervenu non seulement pour créer les premières âmes humaines, mais aussi pour constituer dans leur nature spécifique les premiers organismes humains.

Conclusions générales.

1. Un ensemble d’indices convergents tendent à faire considérer l’hypothèse transformiste comme la seule satisfaisante pour expliquer d’une manière scientifique l’origine des espèces végétales et animales.

2. Aucun argument ne démontre la parenté physique des êtres vivants appartenant à des règnes ou à des embranchements ou à des classes différentes. Le transformisme universel est une simple vue de l’esprit, ne reposant sur aucune preuve.

3. La plupart des arbres généalogiques imaginés pour retracer l’histoire de la vie sont entièrement fantaisistes. Les rares séries phylétiques mieux établies présentent de nombreuses lacunes.

4. La génération spontanée de la vie aux dépens de la matière inorganique étant strictement impossible, la philosophie naturelle requiert à l’origine de la vie une intervention spéciale du Créateur.

5. Les théories mécanistes et antifinalistes sont dans l’impossibilité de rendre compte de l’évolution vitale. Le darwinisme, le néodarwinisme, le néolamarckisme matérialiste sont des doctrines scientifiquement insuffisantes. Seule une théorie finaliste et vitaliste est en accord avec l’ensemble des fails biologiques.

6. L’homme n’est pas le produit de l’évolution. Son psychisme, d’ordre essentiellement supérieur à celui de la brute, requiert, à l’origine de chaque âme humaine, un acte créateur de Dieu. Aucun argument scientifique apodictique ne peut être opposé à la thèse traditionnelle chez les catholiques, d’après laquelle le Créateur est intervenu d’une manière spéciale pour la constitution corporelle du premier couple humain.

Bibliographie

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R. dr Sinéty.