Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Totémisme

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 4 – de « Persécutions » à « Zoroastre »p. 869-876).

TOTÉMISME. — I. Notion du Totémisme. — II. Son origine. — III. Sa répartition géographique. — IV. L.e Totémisme et la Religion a Israël. — V. Le Totémisme et V histoire des Religions. — Bibliographie.

I. Notiondu Totémisme — Le Totémisme est un ensemble de superstitions et de coutumes qui ont. pour centre le Totem. Le Totem est une clas e 1727

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d’objets matériels, ordinairement une espèce animale ou végétale, avec laquelle les membres d’un clan sauvage se croient unis par un lien magique ou religieux, qu’ils traitent avec respect, et qu’ils considèrent comme tutélaire. Soit, par exemple, un clan ayant pour totem le crocodile : les membres du clan s’appelleront crocodiles, diront qu’ils descendent du crocodile, élèveront et entoureront de soins des crocodiles familiers, se croiront à l’abri de ses attaques, etc.

Un totem n’est pas un fétiche. Ce qui les distingue, c’est d’abord le caractère collectif du totem, qui est toujours une classe d’êtres ou d’objets — non pas tel crocodile déterminé, mais tous les animaux de l’espèce crocodile, — tandis que le fétiche est un individu isolé ; c’est ensuite que le totem n’est sacré et redoutable que pour les membres de son clan, tandis que le fétiche l’est pour tout le monde.

Ce terme a été importé d’Amérique au xvnr 5 siècle dans la littérature européenne par un interprète indien du nom de J. Long, qui l’écrivait totam. Il est assez difficile d’avoir l’orthographe authentique, puisque quatre ou cinq auteurs donnent des variantes. Jones transcrit : toodaim ; Warren, dodaim ; Francis Assikinak, ododam. L’abbé Thénenet parait avoir tranché la question dans son Lexique de la langue algonquine, p. 312. Le mot est proprement ote, « famille, tribu, marque de famille » ; la forme possessive est otem : avec l’adjectif possessif, on a nind otem « ma famille », kinà otem « ta famille ». Depuis longtemps les Anglais ont l’habitude d’employer totem ; cette forme a prévalu.

Les croyances et les usages totémiques peuvent être considérés sous deux aspects, qu’on a appelés Vaspect religieux, ou l’élude des rapports des hommes avec leur totem, et l’aspect social, ou l’étude des rapports des hommes de même totem entre eux.

A) Aspect religieux du Totémisme. — i°) Les membres d’un clan totémique portent le nom de leur totem et disent souvent qu’ils descendent de lui. Le clan tortue des Iroquois croit avoir pour ancêtres une tortue qui rejeta sa carapace et se transforma en homme.

a°) L’animal-totem est tabou, on doit le traiter avec respect. En règle générale, il est interdit de le tuer, et de le manger, sauf au cours des cérémonies rituelles ou en cas d’extrême nécessité ; mais alors on lui adresse des excuses, et on essaye d’atténuer le meurtre par des artifices. Si le totem est un végétal, on ne peut le cueillir en tout temps, ni s’en nourrir, ni même s’asseoir à son ombre. Défense de toucher le totem, parfois de le regarder, de le nommer par son nom. La trangression de ces lois entraîne d’ellemême la punition, qui suit nécessairement la faute : c’est la mort, ou la maladie. La vénération dont on entoure le totem prend le caractère d’un véritable culte : souvent on lui OtEre des sacrifices, sous forme de banquets rituels où on immole à lui-même le totem et où on consomme sa chair.

3°) En retour, le totem doit aux gens du clan sa protection et ses bons offices. Les scorpions et les serpents épargnent les membres de leur clan. C’est là l’origine des ordalies totémiques. Non seulement le totem ne peut nuire, mais il protège ses adorateurs, il les renseigne par des signes, les avertit des dangers, de l’approche des ennemis, des maladies, de la mort. Pour l’obliger à accorder sa protection, on cherche à se rendre semblable à lui : on se déguise en totem ; on s’habille de sa peau ; on porte ses plumes ; on le représente sur soi par des incisions, des cicatrices ou des tatouages. Certains sauvages s’arrachent les incisives supérieures, à la puberté :

les Botokas d’Afrique pensent ainsi ressembler au bœuf. D’autres se liment les dents pour imiter celles des chats ou des crocodiles.

B) Aspect social du Totémisme. — i°) « Tous les membres d’un clan totémique se regardent comme parents ou comme frères et sœurs ; ils sont obligés de se prêter aide et protection entre eux ; le lien totémique est plus fort que le lien du sang ou de famille, dans le sens moderne… Tuer un homme de son clan, c’est commettre un crime horrible… un attentat de ce genre blesse ou tue le dieu ». Cf. Frazer, l.e totémisme, p. 82-83.

a) Les personnes de même totem ne peuvent se marier entre elles ni avoir de relations sexuelles. L’infraction à cette règle est punie d’une sanction naturelle, comme toutes les violations des tabous : les os du coupable se dessèchent, et il meurt. Le clan inflige en outre des châtiments, sévères ; souvent, c’est la mort ; rarement, la bastonnade. Dans quelques tribus, cette interdiction 6’étend seulement au clan totémique d’un homme ; il peut épouser la femme de n’importe quel autre totem. Plus souvent, la prohibition s’étend à plusieurs clans, auxquels il est défendu de s’allier ; l’ensemble des clans interdits en mariage aux individus d’un même totem forme une phratrie. « La phratrie est donc, dit Frazer, une division exogamique intermédiaire entre la tribu et le clan ».

3° Dans la grande majorité des tribus totémiques de l’Australie et de l’Amérique du Nord, la descendance est en ligne féminine ; les enfants appartiennent au clan totémique de leur mère. En Afrique, les tribus ont les unes la descendance féminine, les autres la masculine. Il y a des tribus qui oscillent entre les deux, chez lesquelles un enfant peut entrer soit dans le clan de son père, soit dans celui de sa mère.

Diverses espèces de totems. — Le clan peut avoir un totem commun, qui se perpétue d’une génération à l’autre, c’est le totem de clan ; le sexe peut avoir son totem, qui est commun soit à tous les hommes, soit à toutes les femmes, c’est le totem sexuel ; l’individu peut avoir aussi le sien, qui est sa propriété personnelle, et ne peut se transmettre ni par donation entre vifs, ni par voie d’héritage ; c’est le totem individuel. Le totem du clan est le plus important ; et c’est de lui qu’il est question quand on parle du totémisme sans épithète.

II. Origine du Totémisme. — L’origine du lotémismeresle encore un problème. Les savants ont formulé diverses hypothèses, dont aucune ne semble satisfaisante. Nous exposerons les principales, sans naturellement nous porter garant de leur exactitude.

J. T. Mac Lbnnan, qui attira le premier l’attention sur l’ensemble des pratiques religieuses et des coutumes sociales du totémisme, en tente une explication qui, même d’après lui, n’a pas grandes chances d’être la vraie. L’animal totem elles membres de son clan descendent d’un premier ancêtre commun, à forme animale ou végétale, qui fut à la fois le générateur des animaux ou végétaux de son espèce, et du clan qui porte son nom. On lui rendit des honneurs, un culte assimilable aux autres cultes ancestraux ; c’est entant qu’ancêtre que letotem est adoré. Si on a plus d’attention pour lui, si on recourt à lui avec plus de confiance qu’aux parents morts, c’est qu’on le suppose doué d’un plus grand pouvoir et qu’on attend de lui une protection plu* efficace et de plus nombreux services. Le Totémisme ne serait donc qu’une forme du culte des ancêtres. (Cf. Mac Lbnnan, The Worship oj Animais and 1729

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Plants. The Fortnightly Revitw, vol. VI, 1869, p. 407, p. 56a ; vol. VU, 1870, p. ig.’j et suiv.).

J. Luubock et H. Spsncbr ont tous deux, mais indépendamment l’un de l’autre, fourni duTotémisme une même explication. Ils le font remonter à la pratique, très répandue chez les non-civilisés, de donner aux enfants ou aux guerriers le nom d’un animal ou d’une plante.

Lubbock admet que la famille, qui a pris ainsi son nom d’un animal, éprouve bientôt pour l’espèce entière une sorte de respect. De là nait, dans la pensée du sauvage, une confusion entre ses ancêtres et l’espèce animale dont il porte le nom, confusion d’où sort bientôt l’idée de parenté. II. Spencer place l’origine du Totémisme dans une méprise, commise par les ancêtres du sauvage actuel, sur le sens et la portée des noms de leurs parents. On donnait aux enfants le nom de quelque objet naturel, d’un animai ou d’une plante, qui avait attiré l’attention de la mère au moment de la naissance ; en outre, on attribuait facilement à un homme fait, à un guerrier par exemple, le nom d’une bote de proie, d’un oiseau, etc., avec qui ses qualités physiques lui donnaient quelque air de ressemblance. Ces surnoms ne se transmettaient pas nécessairement à ses descendants, sauf dans le cas où il s’agissait d’un homme qui s’était fait connaître par son habileté ou son courage. Si le I.oup s’est créé une haute réputation, ses flls, tiers de descendre de lui, porteront son nom. Et si cette famille se développe en une tribu nouvelle, les membres de ce clan s’appelleront eux-mêmes les Loups. La mémoire du sauvage étant courte, les descendants Loups ont vite confondu le loup-animal et le loup-ancêtre. !  ! s ont (ini par croire qu’ils descendaient duloup-animal etils l’ont honoré comme leur ancêtre. Le Totémisme aurait donc pour origine « la maladie dulangage, qui consiste à confondre le sens réel et le sens métaphorique des mots ». (Lubbock, The origin and the primitiv condition of man, p. 218 ; H. Spbncbr, The origin o( animal Iforship, p. 98.)

Rohehtsox Smith et Jrvons considèrent le régime totémique comme constitué par un contrat : ce contrat a eu pour conséquence, non seulement dénouer une alliance défensive contre des puissances ennemies, mais de rendre les deux partis une même chair et un racine sany (blood covenant), qui a pour instrument principal le sacrifice totémique. L’éveil du sentiment du divin et la plupart des rites ayant pour objet les arbres et les plantes daterait de cette alliance. (Robertso Smith, The Religion of the Sémites ; Jevons, An Introduction to the Ristory of Religion).

M. Salomon Rbinach s’est rallié à cette théorie du contrat : mais la notion rie parenté, et surtout de descendance d’un ancêtre commun, ne constitue pas pour lui un caractère essentiel du Totémisme, « ce n’est là qu’une pure hypothèse suggérée aux totémistes par des talious dont l’origine leur échappait, ou peut-être par les désignations traditionnelles de leur clan. » (Cultes, Mythes, et Religions, t. I, Paris, 1900),

Frazrr a essayé d’expliquer l’alliance tot-îmique par les cérémonies d’initiation en usage au moment de la puberté. L’un de ces rites est une danse sacrée où l’on figure la mort et la résurrection du jeune homme ou de la jeune tille. Cette mort simulée signilie l’extraction de l’âme et son transfert au totem, tandis que la résurrection s’opère par la réception de l’àme du totem, qui entre d.ms son nouvel allié. Il y a donc eu échange d âmes ; échange de vies. L’àme de l’animal a pris la place de l’âme de l’initié, qui devient un animal et peut s’appeler à Juste titre loup ou serpent. Dès lors, le sauvage ne

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court plus le danger d’être tué, puisque son àme, qui continue pourtant d’animer son corps, n’est plus en lui, mais dans le totem ; d’autre part, l’iiihabitation dans l’initié de l’àme du totem, lui communique une force et une vigueur incomparables.

Frazer émit plus tard, dans un article de la Fortnightly Review, une nouvelle théorie qui n’est pas exclusive de la première. La signification des rites totrmiques serait essentiellement magique, chaque groupe totémique exercerait une autorité et un contrôle spéciaux sur une classe déterminée d’animaux, de végétaux, ou d’autres objets. Les cérémonies magiques (Intrehiumana), célébrées par les groupes, avaient eu pour objet d’accroître le nombre des animaux, d’augmenter la fructilication des plantes, de faire tomber la pluie, ou de réduire à l’impuissance les êtres et les phénomènes malfaisants. « L’organisation totémique n’est plus ainsi qu’une sorte de coopérative de magiciens, ayant pour but d’assurer à la fois l’alimentation et la protection de la tribu. » Les deux explications de Frazer peuvent se combiner. L’échange d’âmes, qui à l’origine n’était qu’un moyen, serait ensuite devenu une fin, et les rites magiques se seraient peu à peu transformés en des institutions régulières. (Frazer, The origin of Totemisin. The Fortnightly Review, 1899, april).

III. Répartition géographique du Totémisme.

— C’est en Amérique du Nord et en Australie qu’on rencontre le régime totémique le plus universellement établi et dans tout son développement. Il existe dans presque toute l’Australie ; les seules exceptions connues sont les Kurnois (Victoria de l’Est) et les Gournditchmoros (Victoria de l’Ouest). En Amérique du Nord, on le trouve chez toutes les tribus à l’est des montagnes Rocheuses ; et tous les Indiens, de la côte du nord-ouest à la frontière des Etats-Unis, pratiquent les usages totémiques. Dans l’Amérique du Sud, on peut supposer qu’il existe un peu partout, car on le rencontre chez des tribus très éloignées les unes des autres ; niais cette vaste région est encore trop peu connue pour qu’on puisse donner des renseignements sûrs et complets. Il est en vigueur chez les Goajiros sur les frontières du Venezuela et de la Colombie, chez les Arawacks, chez les nègres de la Guyane et chez les Patagons.

En Afrique, on le trouve en Sénégambie, chez les Baqualais de l’Equateur, chez les Damaraset les Bechuanas de l’Afrique du Sud. Il en subsiste des traces dans d’autres parties de l’Afrique, par exemple dans les populations tshiu de l’ancien empire achanti, en Abyssinie ; chez les Gallas de l’Afrique orientale. En Asie, les peuplades aryennes de l’Inde et le peuple de l’Altaï sont divisés en clans totémiques. Au Bengale, il y a de nombreuses tribus totémiques. Chez les Indonésiens, surtout chez les Dayaks, un ensemble de tabous obligatoires pour certains groupes accuse l’existence antérieure du Totémisme. En Mélanésie, il existe aux îles Fidji, aux Nouvelles-Hébrides, et aux îles Salomon (cf. Frazer, I.e Totémisme, p. 130).

Certains auteurs croient à l’existence d’une organisation semblable dans l’ancienne Egypte ; ils ont cru en voir des traces dans les titres portés par les Pharaons, qu’on appelait épervier, taureau, vautour, serpent, etc. Mac Lennan et Lang pensent en avoir retrouvé des vestiges évidents en Grèce et en Italie, et Salomon Reinach dans le pays celtique. Robertson Smii.li s’est efforcé d’établir que le totémisme était en usage chez les Sémites, en particulier chez les Arabes et chez les Hébreux. Ses preuves ne paraissent pas suffisantes. La question du Totc U 1731

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misiue dans la Religion d’Israël, à cause de son importance, demande quelques développements.

IV. Le Totémisme et la Religion d’Israël. — C’est Mac Lbnnan qui soutint le premier, en 1870, l’existence du Totémisme chez les Israélites, en se basant sur ce fait que les étendards israéliles portaient des images d’animaux. Robbrtson Smith, en 1 880, compléta cette théorie dans un article du Journal of Philology, où il affirmait, entre autres choses, que David appartenait au clan des serpents et que les interdictions alimentaires n’avaient d’autres raisons d’être que les croyances totémiques. Ces atlirraations eurent de suite une grande fortune. Wilckbn y ajouta la preuve supposée du matriarcat des Arabes. Les savants anglais combinèrent ces documents et en tirèrent leur hypothèse du totémisme universel chez les Sémites, qu’ils présentèrent comme une vérité incontestablement établie. Jacous affirma qu’il avait sûrement existé dans l’antiquité préhistorique d’Israël, mais qu’à l’époque historique, dont parle la Bible, il n’en restait plus qiit : des vestiges. Cheyne et Sayce sont du même avis. Pour Lang, c’est un point hors de doute. « Le Totémisme a joué chez les Israélites un grand rôle », ajoute Wii.dbokk, « et il est possible qu’ils aient honoré les animaux parce qu’ils voyaient en eux les pères de leur peuple ». J. Benzinger a cru trouver un argument de plus dans les noms d’animaux qu’on donnait aux individus ou aux familles.

Le professeur Zapletal, de Fribourg, a traité à fond des rapports du totémisme et de la religion d’Israël, dans un ouvrage qui a obtenu les approbations des critiques les plus rationalistes d’Allemagne. Désormais, pour beaucoup d’orientalistes sincères, il ne saurait pas être question de totémisme chez les Israélites. Nous ne pouvons que résumer ici les principaux points de la discussion.

1) L’argument tiré des noms d’animaux n’est pas sérieux. Sans doute il y a dans l’Ancien Testament 61 noms d’animaux appliqués soit à des familles, soit à des hommes, à des femmes ou à des lieux. Mais, en tout, c’est à peine un pour cent des noms de la Bible. Or, en Angleterre, par exemple, trois pour cent des noms de famille sont des noms d’animaux. Pourquoi voudrait-on, d’une si faible proportion, conclure au totémisme des Israélites, alors qu’on n’en n’a même pas la pensée quand il s’agit des Anglais ? D’ailleurs, parmi les noms de ce genre, il y en a à peine 30 qui soient les vrais noms de famille des pères ou des mères, et 10 seulement servent à désigner des gentes. Et même si ces noms de famille étaient en nombre plus considérable, qu’est-ce que cela prouverait ? Ils pouvaient être à l’origine des noms d’individus.

On donne souvent aux individus des noms qui rappellent leurs qualités physiques, intellectuelles ou morales. Il en était ainsi chez les Arabes, et chez les anciens Egyptiens. Pourquoi pas chez les Israéliles ?

2) Le culte de la nature, notamment des astres, des pierres, des arbres et des animaux, qu’on rencontre mentionnés de temps en temps dans la Bible, ne prouve pas le totémisme des Israélites.

Les Israélites trouvèrent établi le culte du soleil à leur arrivée en Palestine, comme on peut le conjecturer de certains noms de lieu tels que Bethschemesh (maison du soleil) en Juda (/ox., xv, 10), en Naphtali (Jos., xix, 38), en Issachnr-Zabulon (Jos., xix, 22) et En-schmesh (Jos., xviii, 17). Au temps des Rois, notamment sous Manassé, Juda subit l’influence du cuite assyrien du soleil, et de la lune, des étoiles et du zodiaque. Manassé adora le grand mai- I

tre du ciel et lui bâtit un autel (IV Reg., xxi, 3, 5) ; des chevaux et des chars étaient consacrés au soleil (IV Reg., xxiii, 11), et les femmes de Jérusalem vénéraient la reine du ciel (Jer., vii, 18). Ces faits témoignent de l’existence du culte des astres chez les Israélites ; mais aucun ne fournit un symptôme caractéristique du totémisme. Ce culte était en partie d’importation étrangère. D’ailleurs, on peut l’expliquer par l’admiration pour les astres, dont la splendeur et l’éclat charmaient les hommes, et qu’on divinisait à cause de cela. Il y a des témoignages bibliques en faveur de cette interprétation (cf. Job, xxxi, 27 etsuiv. £>(ig., xiii, 2, suiv.).

Le culte des pierres n’est pas un argument plus solide. Chez beaucoup de peuples on trouve des blocs de pierre, des rochers qui, à cause de leur masse imposante ou de leur forme, sont tenus pour des êtres animés et dont on attend des secours. Les Hébreux avaient des pierres sacrées, qu’ils appelaient Masscba. Et parce qu’elles étaient désignées par un nom propre, on a voulu voir en elles un vestige d’un fétichisme antérieur. Or, chez les anciens Sémites, comme chez les Hébreux, ces pierres n’étaient pas regardées comme des dieux, mais comme des habitations de Dieu. C’est pourquoi on les appelait souvent Bethel, qui a pour correspondant en grec ^ « iruiot. Les Masseba avaient encore deux autres significations : elles servaient d’autels ; on offrait souvent sur elles des sacrifices, on les frottait du sang des animaux ou d’huile. Ce pouvait être aussi des présents offerts à la divinité pour obtenir une faveur, ou pour la remercier.

Nous n’avons aucun renseignement certain sur le culte des arbres chez les Israélites avant leur installation en Chanaan ; avec le temps, ils s’y adonnèrent de plus en plus.

Les prophètes parlent des « arbres verts » sous lesquels on sacrilie. Cette expression a le même sens qu’adorer les idoles (cf. Dtut., xa, 2 ; Jer.. 11, 20 ; Ezec., vi, 13). Il ne faut pourtant pas croire que tous les arbres mentionnés dans la Bible soient par le fait destinés à ce culte. Plusieurs dataient du temps préisraélite, et on n’a aucune preuve que les Hébreux les aient adorés. Tels sont le chêne de Sichem {Gen., xii, 6 ; xxxv, 4 ; Jos., xxiv, 26 ; Jud., ix, 37), les térébinthes, notamment le bois de térébinthes d’Hébron (Gen., xiii, 18 ; xiv, 13 ; xviii, /J), le chêne sous lequel Debora, la nourrice de Rébecca, était enterrée (Gen. xxxv, 8). D’autres arbres avaient été plantés en reconnaissance d’un bienfait, comme le tamaris de Be’er-Sheba’{Gen., xxi, 33), ou indiquaient la situation d’un lieu, comme le térébinthe sous lequel Abimélech avait été proclamé roi {Jud., ix, 6), le palmier sous lequel jugeait Debora {Jud., iv, 5). Dans tous ces cas, le culte des arbres n’a rien de totémique, pas plus d’ailleurs que les noms déplantes donnés souvent aux Israélites. Il y en a 25 cités dans la Bible, comme’Ela (chêne), Qôs (buisson d’épines), Thamar (palmier), Thappiteh (pommier), etc., etc. La signification de plusieurs de ces 25 noms reste douteuse, quelques-uns sont des noms de personnes, peu des noms de famille. Pourquoi n’aurait on pas appelé un enfant « buisson d’épines », parce qu’on le croyait destiné à piquer les autres ? Encore une fois, il n’y a là rien de totémique.

Les animaux vénérés des Israélites n’étaient pas considérés comme des incarnations de la divinité. Les Egyptiens avaient cette conception ; mais non les Israélites. Il est question, dans l’Ancien Testament, d’honneurs accordés au serpent, au cheval, au chien et à l’àne, au porc, aux souris et au veau. Dans aucun cas on ne peut y voir de totémisme. Les 1733

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Israélites ne véiiéraient pas, comme les Egyptiens, le serpent vivant, mais la représentation du serpent. Le IVe livre des Rois (IV Reg., xvni, 4) raconte qu’Ezéchias lit détruire le serpent d’airain qu’avait fait élever Moïse et qui était honoré dans le Temple comme une idole. Il n’y a pas d autres indications sur le culte du serpent, car le nom de lieu « la pierre du serpent » (III Reg., I, y) remontait aux Cliana-Kéens et pouvait avoir sa raison dans la présence île nombreux serpents qui séjournaient là. Le prince .Nachshon était ainsi appelé parce qu’il s’était rendu lerrible à ses ennemis, Il n’est pas facile de prouver que les Israélites aient considéré le serpent comme leur ancêtre, puisqu’ils le tenaient pour un être malfaisant. On a prétendu que David appartenait au clan îles serpents, parce qu’il avait parmi ses ascendants un Nachshon et que sa sœur Abigail était la lille d’un certain. Vachaslt (serpent). David lui-même était en relations amicales avec le roi ammonite /fâchas k. On comprend dès lors pourquoi le serpent était vénéré dans le Temple et pourquoi Adonijas fut couronné à la « pierre du serpent ». Il faut remarquer qu’Abigail est la lille d’un homme nommé non pas Nachask (II Sam., xvii, aô), mais Toskd.il y a une faute de copiste, qu’admettent Klostermann, Welihausen, Kautzscb, en se basant sur les Septante (/. c, et I Chron., ii, 16). Que le serpent d’airain fût en rapport très étroit avec la famille de David, c’est une pure affirmation sans preuve, qui a contre elle ce fait, que la tradition en attribuait à Moïse l’érection. Quant à l’amitié de David avec le prince ammonite Nachshon, on ne peut rien en déduire. Nachshon et David étaient amis parce que tous deux étaient les ennemis de Saiil, et à la mort de Saiil ils cessèrent leurs rapports. On voit combien gratuite et légère est l’affirmation qui rattache David au clan des serpents.

Il est parlé de chevaux sacrés dans le IVe livre des Rois (xxin, ii) ; mais ils n’ont rien à faire avec le prétendu totémisme des Israélites, car chez les Sémites le cheval fut connu assez tard ; ce culte était d’origine assyrienne, et il n’était pas autre chose que l’entretien des chevaux qui étaient au service du Soleil et allaient au-devant de lui quand il se levait.

On ne parle du chien qu’à propos d’un culte étranger où il entre comme victime (Is., lxvi, 3). L’âne n’était pas honoré par les Hébreux. La fable qui en faisait leur dieu était déjà réfutée par Flavius Josèphe, comme un infâme mensonge. R. Smith en place l’origine dans une méprise, confondant les Juifs avec leurs voisins païens. Le porc était sacré, d’après Lucien le Syrien. La Bible ne le cite qu’à propos des sacrifices étrangers, où il sert de victime Ifs., lxv, 14 — lxvi, 3.17). Il n’y a pas de preuve qu’on lui rendit des honneurs. C’est encore une méprise qui fit croire aux peuples étrangers que les Israélites adoraient le pore. Il en est de même pour les souris. Rien à conclure d’Isaïe (lxv, 17). Les Phéniciens les regardaient avec superstition, parce qu’elles pouvaient devenir un fléau pour les champs, mais cela ne veut pas dire qu’ils voyaient en elles des divinités. Quant à la souris d’or (I Sam., vi, 5), c’est un sacrilice propitiatoire, il n’a pas d’autre signification que les souris représentées sur les stèles carthaginoises. Quoi qu’en dise Schultzes, les lions et les ours n’étaient pas pour les Hébreux des incarnations de Dieu. Son seul argument, c’est que ces animaux apparaissent comme des messagers de Dieu dans IV Reg., xvii, 20 ; 11, 24, et Ezech., xiv, l5. Mais choisir un animal pour messager et s’incarner en lui, ce sont deux choses bien distinctes ! Il n’y a pas lieu de s’arrêter aux « mouches ». Car

Baal-Zeboub (baal des mouches) n’a rien de commun avec les mouches, mais Zeboub était le nom d’un lieu où l’on honorait un Baal particulier. D’autres Baal étaient aussi désignes ailleurs de cette manière ; par ex., àChermon, on avait Baal-Chermon ; à Sidon, Baal-Sidon. Baal-Zeboub veut dire le Baal de Zeboub, le Baal vénéré à Zeboub.

Le veau passe chez les Sémites pour un symbole des divinités masculines et reçoit d’eux un culte. Mais le veau vivant n’était pas honoré chez les Israélites ; on n’en a du moins aucune preuve, et il y a des indices du contraire, notamment ce fait que le veau était classé parmi les victimes des sacrifices. A cause de cela, nous pouvons même dire que les représentations du veau, les veaux d’or, du moins ceux que fit élever Jéroboam (1Il lieg., xii, 28), n’ont pas été érigés et honorés sous l’influence égyptienne ; car le veau a dans la religion égy ptienne une tout autre place, et Jéroboam n’aurait pu s’attacher ses sujets au moyen d’un culte étranger. Même l’adoration du veau d’or au désert a pour origine une conception sémitique.

On ne peut donc constater chez les Israélites aucun culte d’animal, dans le sens propre du mot ; l’on ne rencontre chez eux que la vénération de certaines images d’animaux, qui ne dénote nullement un totémisme antérieur. On peut donc expliquer, sans lui donner un sens totémique, ce passage du Décalogue : « Tu ne feras pas d’image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre ». Ex., xx, 4 « 

3) Les interdictions alimentaires de la Bible ne sont pas nécessairement des tabous issus de croyances totémiques. Elles s’expliquent par d’autres motifs plus vraisemblables, qui d’ailleurs peuvent très bien ne pas être les mêmes pour les différentes espèces d’animaux impurs. La raison de santé en fit défendre quelques-uns, dont la chair, surtout dans les climats du sud, pouvait occasionner des maladies dangereuses. Ainsi, d’après Hérodote, le porc était, pour cette raison, considéré comme impur par les Egyptiens. Les Palestiniens disent encore aujourd’hui que la chair du porc donne la lèpre. On a constaté dans le sang du corbeau, des corneilles, et du vautour la présence de petits vers de l’espèce des trichines. Les anguilles, les huîtres, et généralement les crustacés sont encore actuellement regardés, dans les pays chauds, comme nuisibles à la santé. La chair des animaux morts contient de nombreux germes de maladie ; elle est aussi prohibée.

D’autres motifs peuvent être encore allégués pour justifier l’interdiction de certains animaux. Ainsi : les croyances juives à l’influence morbide qu’exerce une alimentation capable d’affaiblir les organes ou d’amoindrir la vigueur intellectuelle et morale ; la recherche d’un moyen pédagogique pour enseigner aux Israélites à ne pas perdre de vue la pensée de Dieu en prenant leur nourriture ; la répugnance instinctive qu’on éprouve à se nourrir d’animaux particulièrement grossiers et malpropres. Enfin une application de la loi plus générale des purifications. Le contact de certains objets déterminés souille l’Israélite ; s’il commet la faute de les toucher, il doit se purifier. Les animaux classés comme impurs sont de nature encore plus dégoûtante. Il doit être interdit de se les assimiler, de peur de contaminer le sang même de l’homme et par là son être tout entier.

Il est à remarquer qu’il n’y a pas de végétaux impurs : chez les Hébreux les plantes, en effet, n’ont que le pouvoir de nuire ou le pouvoir d’être utile. 1735

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Dès maintenant, par l’exposé de ces motifs très vraisemblables, on peut déjà conclure qu’il n’est aucunement nécessaire de recourir au totémisme pour expliquer les intei dictions alimentaires. Bien plus, on peut prononcer que cette hypothèse moderne doit être catégoriquement repoussée. D’après Hobertson Smitii, les animaux impurs sont de simples tabous qu’on ne peut manger, sauf au cours des cérémonies rituelles, et d’une certaine manière qu’il appelle » eucharistique ». Et comment le prouve-t-il ? Il s’appuie surtout sur les deux noms propres Chézir (porc) et Ackbor (souris)etsur deux passages d’Isaïe, lxv, 4 et lxvi, 17, où le prophète blâme les cérémonies religieuses au cours desquelles certains Israélites mangent du porc et des souris.

Ces deux noms propres ne prouvent rien en faveur du totémisme. Un seul Israélite s’appelle Achbor (souris), c’est un contemporain et un ami du roi Josias, qui, à cause de sa situation auprès d’un monarque aussi pieux, ne pouvait pas être totémiste. Le nom de « Chézir » (porc) est porté par un contemporain d’Esdras. Il n’est pas possible d’admettre qu’au temps d’Esdras les Israélites fussent attachés au totémisme. Il y a bien aussi un prêtre de l'époque de David qui se nomme Chézir, mais sa situation même ne nous permet pas d’en faire un totémiste. D’ailleurs, l’usage est plus fréquent des noms propres d’animaux purs, comme par ex. Zimri (gazelle), Egla (veau), Cheyale (sauterelle), Rachel (brebis), Joua qugeon), etc.

Quant aux sacrifices de porcs et de souris dont parle Isaïe (lxvî, 3) et dont il dit qu’on en mangeait (lxv, 4 ; lxvi, 17), il n’y a là probablement que rhétorique pour affirmer avec plus de vigueur combien ces sacrifices déplaisent à Yahweh. C'était une abomination pour un bon Israélite, de manger du porc et de la souris, mais c'était une bien plus grande abomination pour Yahweh de recevoir de ces sacrifices défendus. D’ailleurs il s’agit ici principalement des Samaritains, peuple mixte, qui se laissait facilement séduire par les rites des religions étrangères. Et s’il y avait, parmi ces sacrificateurs, quelques Israélites, c'étaient ceux qui étaient restés dans ce pays pendant la captivité de Babylone, qui vivaient abandonnés, sans le vrai culte, et sans défense devant les pratiques religieuses des étrangers. Malgré leur répugnance habituelle à manger du porc et de la souris, ils ont pu faire une exception, pensant par là s’attirer plus efficacement la protection de la divinité.

4) Mac Lennan voit un indice de totémisme dans les images d’animaux représentés sur les étendards de guerre des Hébreux.

Ces bannières sont en effet mentionnées dans la Bible (Nam., 1, 52, etx, 14 seq.), et les tribus doivent se ranger trois par trois derrière elles ; il y avait en outre des enseignes Çoth) pour marquer les subdivisions en familles ou maisons de pères. Les quatre grandes bannières sont décrites dans le Talmud, qui s’inspire des bénédictions de Jacob (Gen., xlix). de Moïse ( Dent., xxxiu), et de la vision d’Ezéchiel (/s :., 1). La bannière de Judn, Issachar et Zabulon portait un lion brodé ; celle de Rubcn, Siinéon et Cad un homme (Ez., 1, 5 suiv.) ; celle d’Ephraïm Manassé, Benjamin, un taureau ; celle de Dan, Aser, Nephtali, un aigle. Ainsi, le peuple d’Israël était réuni autour des images des quatre animaux de la vision d’Ezéchiel.

On pourrait élever une objection contre cette explication. Comment Israël aurait-il pu donner pour symbole à plusieurs tribus une image spéciale ? N'était-ce pas favoriser la création d’idoles de tribus ? Les savants juifs répondaient que ces images

étaient brodées, et, comme telles, permises au même titre que les images peintes.

La Bible ne nous ayant pas donné de détails sur la description de ces bannières, et les renseignements àv. Talmud portant l’empreinte de la légende, il est inutile d’en tenir compte pour l’histoire de la religion d’Israël. Cette tin de non-recevoir est d’autant plus légitime que les animaux attribués aux tribus ne sont pas les mêmes dans les deux bénédictions. Dans la bénédiction de Jacob, Juda est comparé à un lion, Issachar à un àne, Dan à un serpent, Nephtali à une biche, Joseph à un arbre fruitier et Benjamin à un loup. Dans la bénédiction de Moïse, Joseph est comparé à un taureau, Gad à une lionne, Dan à un jeune lion. Ainsi, dans la bénédiction de Jacob, le totem de Dan serait un serpent, dans celle de Moïse un lion. Comment expliquer cette anomalie ? La tribu aurait-elle changé de totem ? Cette hypothèse est le renversement de tout le système.

Inutile d’insister sur la preuve tirée du matriarcal. D’abord, il n’est pas sûr qu’il fut en vigueur chez les Israélites. Lt s usages qui semblent des vestiges du matriarcat, peuvent se concilier avec le patriarcal D’ailleurs, le matriarcat n’a pas nécessairement pour cause le totémisme. Il peut être l’indice d’une conception peu morale du mariage, mais le fait de son existence ne donne pas le droit d’en conclure qu’un peuple croyait descendre d’ancêtres animaux.

Enfin, une dernière remarque : on ne trouve pas chez les Israélites la division totémique par clans. Le mot est mal défini. Veut-on lui faire désigner un groupe d’hommes réunis au hasard, sans relations de parenté? Alors il n’existait pas de clans en Israël. II y avait des familles, les familles apparentées donnaient des gentes (Réth 'abâth) << maisons de pères », et l’ensemble des gentes formait l’unité de la race.

V. Le totémisme et l’histoire des religions. — On a voulu voir dans le totémisme une phase nécessaire de l'évolution des religions. Les diverses sociétés humaines, du moins pendant la période de leur histoire que nous connaissons, auraient franchi plusieurs étapes successives : de l’animisme elles auraient passé au totémisme, du totémisme au polythéisme et au monothéisme. Le totémisme aurait donc servi de passage entre les premières formes très indécises d’une piété naissante et les cultes organisés. Car l’animisme n'était pas encore une religion ; c'était plutôt la science rudimentaire et enfantine du sauvage. En lui enseignant à reconnaître sa dépendance d'êtres plus forts, plus. puissants que lui, il lui fit faire le premier pas vers [ la religion…

Comment se serait effectuée l'évolution de la religion par l'étape du totémisme ? Les forces de.lal nature étaient considérées comme animées par des esprits, doués d’une puissance surnaturelle dont ils peuvent user pour ou contre l’homme. Le moyen d'échapper à leur action malfaisante, c’est de nouer | avec eux une alliance et comme un lien de parenté. Les esprits choisis pour totems n’auront plus la vo-l lonté île nuire aux membres du clan. Les autres, assez malheureux pour ne pas trouver d’adorateurs, ! resteront méchants et dangereux.

Pourquoi les premiers hommes adressèrent-ilsl leurs adorations aux animaux, de préférence à telle| ou telle autre classe d'êtres ou d’objets ? On ne saurait le dire, mais on tient pour indiscutable quel c’est avec des animaux que furent conclues les pie1737

TOTÉMISME

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mitres alliances défensives d’où sont sorties les religions. La domestication îles animaux, le sacriflee sanglant, l’autel même sur lei|uel on l’accomplit, l’idole dressée près de lui et le repas sacramentel, tout cela est, d’après Jevons, d’origine totémique.

Avec le temps, des transformations se produisirent dans la religion de la tribu. La coutume se répandit de choisir des plantes ou des arbres pour totems, aussi bien que des animaux. La diffusion de cette pratique eut des conséquences assez importantes, d’ordre politique et religieux : L’habitude s’acquit de cultiver certaines plantes, et dans la célébration des rites, on substitua les céréales et le vin à la chair et au sang.

L’agriculture rendit possible l’abandon de la vie errante et nomade ; des tribus sédentaires se constitué ; ent, qui linirent par s’unir entre elles et formèrent un Etat. Cette union de communautés autrefois distinctes amena la fusion totale ou partielle des colles particuliers.

Voilà, en somme, quelle place certains savants ont laite au totémisme dans ce qu’ils appellent l'évolution religieuse. Les principaux, auteurs de ces théories sont deux Anglais, Roburtson Smith et Jevons, qui les ont formulées, avec quelques nuances de détails, le premier dans un ouvrage paru en 1890 et intitulé The religion of the Sémites, le second dans An introduction to the history of Religion (London, 1896). M. Salomon Rbinach en France a vulgarisé leurs principes eten a fait quelques nouvelles applications, dans son cours à l’Ecole du Louvre et ans diverses revues savantes ou populaires.

Ces hypothèses ne reposent pas sur des bases assez solidement établies. L’imagination paraît y avoir une grande part.

On ne peut, en effet, soutenir que le totémisme soit un sta.le que toutes les religions doivent avoir traversé au cours de leur évolution. Voici pourquoi.

I* En fait, il y a certaines tribus où l’on ne trouve pTs de to ! em t eï cependant ces tribus sont organisées en clans semblables aux clans totémiques, la descendance se transmet chez elles en ligne maternelle et elles croient au caractère surnaturel et à la quasi divinité de certains animaux. Ainsi en est-il chez les Hottentots, les Esquimaux, les tribus nordméricalnes qui bordent le Pacifique. En outre, on ne trouve que des traces de totémisme chez les peuples aryens, alors qu’ils ont conservé des vestiges Importants d’autres superstitions datant d’un âge aussi primitif, telles que les diverses croyances se rapportant au culte agraire et à la magie. D’ailleurs, les usages totémiques n’ont pas été constatés partout : en Polynésie, ils n’existent qu'à Samoa ; Codrington en conteste l’existence enMélanésie ; il n’y en a que des traces très douteuses à Bornéo et en Chine ; on n’a pas prouvé qu’en Afrique ce soit une organisation universellement répandue. Enfin sur les peuples de l’antiquité, on n’a pu faire que des conjectures très hasardées, ne reposant que sur des fondements fragiles, quelques usages interprétés hâtivement comme des restes d’un totémisme antérieur. Il est prouvé, malgré les dissertations de Roberlson Smith, qu’il n’a dû être en usage ni chez W Arabes, ni chez les Israélites, en un mot chez auMin des Sémites. Il n’est donc pas scientiûquenv -iit démontré que le régime totémiste ait existé chez toutes les tribus de tous les peuples du monde, à un certain moment de leur évolution ; l’opinion contraire est même plus vraisemblable ; comment dès lors prétendre qu’il soit une étape nécessaire par où durent passer toutes les religions ?

2* Nulle part, pas même en Australie ni chez les

tribus rouges de l’Amérique du Nord, la forme totémique du culte ne règne exclusivement, et elle n’a pas toujours la prépondérance. Partout subsiste, à côté, le culte des morts, des plantes, des fontaines, des corps célestes et des rochers, le culte aussi des ancêtres réincarnés dans des animaux ou des végétaux, et toutes les variations du, fétichisme. Il n’est pas permis d’assigner une source totémique à certains rites et coutumes, pour la seule raison qu’ils sont en usage dans les pays qui ont le régime totémique. Les coutumes et les rites peuvent coexister, et ne pas avoir la même origine. Les cultes pastotoraux notamment ne sauraient dériver du toté misme. Ils sont nés chez les peuples chasseurs, qui cherchaient, par des cérémonies propitiatoires, à se concilier la bienveillance des animaux dont ils vivaient et que sûrement ils ne considéraient pas comme des ancêtres ou des membres de leur clan, comme des totems. Pour soutenir cette dépendance des cultes pastoraux par rapport au totémisme, il faudrait démontrer que la domestication des animaux n’a pu se faire que par des croyances et des pratiques totémistes. Quoi qu’on en ait dit, la preuve n’en est pas faite. De simples aflirmations ne sont pas des arguments.

3* « Il est fort difficile, comme le dit L. Marillier (La place du Totémisme dans l’Evolution Religieuse, Revue des Religions, tome XXXVI, 1897, p. 247), d’admettre qu’un culte totémique, tant qu’il a conservé son caractère, ait pu franchir les bornes du clan où il était naturellement enfermé, et se transformer en un culte de tribu, puis en un culte national. Lorsqu’il s’est dépouillé des caractères spéciaux qui distinguent la vénération que le sauvage éprouve pour son totem des autres formes religieuses qui coexistent avec elle, il est d’autre part en tout semblable aux autres cultes thériomorphiques, de telle sorte que le fait d’avoir eu son origine dans l’adoration del’animal, d’abord allié au clan, puis adopté comme ancêtre, n’exerce sur son évolution extérieure qu’une très faible influence. En un mot, à nos yeux, les cultes totémiques, en tant que tels, ne peuvent briser l’enceinte étroitede la famille où ils sont confinés, et, si un animal totem devient le dieu d’un groupe plus étendu, c’est qu’il a cessé d'être un totem et n’est plus qu’un dieu à forme animale ; or les dieux animaux et végétaux sont d’origine multiple et de fonctions diverses ; il n’apparaît donc pas que, si un grand nombre de sociétés religieuses ont traversé la phase totémique, ce soit pour toute religion un stade nécessaire de son développement. Rien d’essentiel ne peut subsister du totémisme dans une religion qui franchit les bornes du clan ; et si certains indices, certaines superstitions, qui persistent après que l’organisation où elles avaient leur raison d'être a disparu, permettent parfois d’affirmer que l’animal divin qui est l’objet d’un culte a été, à une époque antérieure, le totem de ses adorateurs actuels, il ne s’ensuit pas qu’il fallait, pour devenir un dieu, avoir été conçu comme l’ancêtre thériomorphique d’un clan sur lequel il étendait sa protection. »

Au troisième Congrès international de l’Histoire des Religions (Oxford, septembre 1908), M. J. Toutain, professeur à l’Ecole des Hautes Etudes, présentait un mémoire sur l’Histoire des Religions et le Totémisme. La séance fut instructive. Elle permit de mesurer la déchéance de la théorie totémique dans la pensée commune du monde savant.

Le conférencier commença par évoquer le passé de l'école totémique ; il rappela les déclarations récentes de M. Salomon Reinach : * Partout où les éléments du mythe ou du rite comportent un animal ou un végétal sacré, un dieu ou un héros déchiré ou 1739

TTADITION CHRETIENNE DANS L’HISTOIRE

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sacrifié, une mascarade de fidèles, une prohibition alimentaire, le devoir de l’excgète informé est de chercher le mot de l’énigme dans l’arsenal des tabous et des totems. » Voir Cultes, Mythes et Religions, t. I, p. va, Paris, iqoô. — Abordant son exposition, M. Toutain ramena toute la doctrine du totémisme à trois postulats : « 1. L’organisation des clans totémique3 est une forme sociale nécessairement antérieure, dans l’évolution de l’humanité, aux formes sociales qui caractérisaient les peuples de l’antiquité classique. — II. Tous les peuples, dans tous les pays du globe, ont passé par le totémisme. — III. Le totémisme est un système social et religieux, dont les caractères essentiels sont parfaitement connus. » — Après avoir soumis ces trois postulats à une critique incisive, il conclut : « Ainsi les trois postulats, nécessaires à la méthode d’exégèse mythologique fondée sur le totémisme, nous paraissent être fragiles ou contestables. On en conclura avec raison que cette méthode elle-même est fort dangereuse. Dès lors, dans l’état actuelde la science, il est préférable, il est sage de l’écarter… » Transactions of tke thivd international Congress for the Historv of Religions, vol. II, p. 121 sqq. ; conclusion, p. 130-131, Oxford, 1908.

Pendant la lecture de ce mémoire, M. Salomon Reinach occupait le fauteuil de la présidence. On lui doit cette justice qu’il ne montra nulle opiniâtreté, mais au contraire une bonne grâce dont témoignèrent ces lignes de son adresse présidentielle : « Vraiment, il est possible que les futures recherches et une appréciation plus compréhensive des travaux accumulés dans les premières années de ce siècle, amènent à cette conclusion, déjà pressentie par plus d’un spécialiste, que… le totémisme est devenu un dada, et un dada fourbu (an overriden hobby too). Ayant conscience d’avoir été moi-même un des cavaliers les plus acharnés, je ne me sens pas disposé à faire mon apologie ni à chanter la palinodie ; mais les enseignements de l’histoire sur la rapide fortune et le non moins rapide déclin des systèmes, doivent toujours être présents à notre esprit, quand nous croyons avoir touché la vérité à sa source même. »

(Cité par F. Bouvier, L’histoire comparée des religions. Comment elle se fait et se défait. Etudes, t. GXVI1, p. 69, 5déc. 1908).

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P. Bugnicoijrt.