Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Suggestion

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 4 – de « Persécutions » à « Zoroastre »p. 782-787).

SUGGESTION. —
I. Définition. —
II. Description des phénomènes divers qui correspondent à cette définition. —
III. Intérêt de la question au point de vue apologétique. — Objections du point de vue :

A) de la morale ; — B)de la psychologie. —
IV. Solution par la mise au point des données : A) morales : a) dans la suggestion hypnotique : b) ou vigile : i) autosuggestion ; 2) hétérosuggeslion ; 3) freudisme ; 4) tempérament ; 5) métapsychique ; — B) psychologique : a) a priori ; b) d’après l’expérience. —
V. Conclusion.

I. Définition. — Sous le terme de suggestion, l’on a désigné tous les moyens de déclencher dans un sens déterminé l’activité d’un sujet en lui dissimulant qu’elle est accaparée. Tantôt le contrôle de l’intelligence est supprimé entre l’expression de la volonté qui commande et l’impression de la sensibilité qui 6ubit ; tantôt l’absence de contrôle a lieu entre i : > : >3

SUGGESTION

15.")’ !

les deux éléments du réflexe psychique, c’est-à-dire entre l’impression sensible (éléruenl centripète) cl l’expression du sujet (élément centrifuge). Ce phénomène peut s’observer à l’état de veille ou dans le dcmi-souimeil (état hypnagogique) ou dans le sommeil naturel ou dans le sommeil pathologique (hypnose), spontané (somnambulisme, hystérie), ou proque (fascination, magnétisme, transe des médiums). Il peut y avoir suggestion d’un seul par un seul (hétérosuggestion), ou de plusieurs par un seul (suggestion collective), ou d’un sujet par lui-même (autosuggestion).

II. Description. — La question est donc complexe, mais tant de phénomènes peuvent se grouper en deux genres. Suivant que la volonté réagit plus ou moins automatiquement à la sollicitation d’une image sensible, ou que l’intelligence intervient entre l’image et l’acte, la réaction es’différente : dans le premier cas. il y a vraiment réflexe, comme dans l’instinct ; dans le second cas, l’intervention de l’intelligence, l’interposition de l’idée entre l’image sentie et l’acte voulu, retire à la suggestion son caractère automatique. Il y a cependant encore quelque chose de subconscient dans cette forme de suggestion, c’est l’émotion produite par l’image. L’élaboration en est consciente et active, mais l’accueil en est passif, par définition. Suivant donc que le sujet, individuel ou collectif, élabore ou subit sans discussion l’image suggérée à son entendement, il consent ou il est entraîné. Ce sont les deux genres d’une espèce : nous avons proposé (Revue de Philosophie, nov. 1910) d’appeler suggestion passive celle qui s’exerce avec le minimum de contrôle intellectuel, sur un être au moins apparemment incapable de réagir ; et suggestion activée celle qui consiste en une collaboration du suggestionneur et du suggestionné conscient, docile et actif. Ciiarcot, qui a fait la fortune du terme suggestion, a eu le tort d’hésiter entre ce vocable et celui de sujétion ou subjection (Gazette des Hôpitaux, ann. 1878, pp. 1073-77) ; s’il avait maintenu les deux termes en les appliquant l’un à la suggestion activée, l’autre à la suggestion passive, il aurait supprimé l’équivoque. Car il ne s’agit pas ici de ce que les grammairiens appellent un doublet, c’est-à-dire d’un même mot à double forme, l’une savante, l’autre populaire, mais de deux termes différents d’étymologie, de sens et d’application, et dont aucun ne devait être sacrifié (paronymes). Ce malentendu a provoqué dss protestations que nous avons notées ailleurs (thèse de Paris, médecine, 18 juin 1908). Rappelons ici celle de WciTOï (Hypnotisme et suggestion, 1892, trad. fr. Alcan, igo5, p. 7a) : « C’est hors de sens que de ranger sous le terme de S. les phénomènes qui vont de l’association et de l’assimilation normales jusqu’à l’illusion plus ou moins fantastique et aux erreurs des sens, et de changer ce terme en une idée universelle qui, par là même qu’elle doit tout signifier, ne signilie plus rien. » Quinze ans plus tard, les maîtres de la psychiatrie regimbaient à leur tour : ’i Je ne fais pas de ce mot, comme Bernheim, un synonyme de toute influence d’un psychisme sur un autre ; je distingue la suggestion », disait Grassbt, de la persuasion, du conseil, de l’enseignement, de la prédication. » (Occiltisme hier et aujourd’hui, p. 88). El le professeur Janbt, qui a renchéri depuis (Médications psychologiques, 1921, chap. 11) sur son jugement de 1909, écrivait alors déjà (Les Névroses, p. 336) : Tout dépend du sens que l’on donne au mot suggestion », mot « plus spécieux que scientifique ».

III. Intérêt de la question au point de vue apologétique. — C’est à la faveur de cette équivoque

que l’on a tiré du ternie et de l’idée de suggestion un certain nombre d’objections, contre les données communément reçues de la philosophie spititualisle. On peut ne les classer que sous deux chefs.

A) Un premier groupe d’objections concerne la morale : la dignité de la personne humaine est-elle sauve, la liberté est-elle autre chose qu’un leurre, si une suggestion, partout possible, inspire et guide nos actes ? si l’éducation, l’ambiance professionnelle, nous font ruminer des pensées étrangèies, dont nous ne connaissons ni l’origine, ni le nombre, ni la puissance ? si enfin la fascination des hypnotiseurs, sous la forme la plus grave de ce phénomène, paralyse notre initiative et jusqu’à nos réactions préférées ? Nul doute que, sous cette fornv ou sous une autre, ne se soit accréditée une opinion publique pour laquelle les pires criminels sont toujours moins coupables que les propos, milieux, exemples et traditions qui les ont « suggestionnés ». Nul doute qu’une fausse élite littéraire, en vulgarisant ces paradoxes, n’ait contribué aux verdicts scandaleux d’une justice désemparée. Le fonoement même de la morale est ébranlé, si la Liberté n’est qu’une illusion.

A vrai dire, la suggestion ne se présente plus guère sous les espèces de l’hypnose, qui a subi une disgrâce depuis que Chahcot n’est plus. Mais en revanche, des problèmes nouveaux ont surgi, qui ont donné à l’objection des formes inédites.

Nous ne disons qu’un mot de la question des tempéraments, vieille comme le monde, mais rajeunie par les progrès de la physiologie des glandes à sécrétions internes. On sait qu’à la faveur de ces progrès, certaines tendances, certaines anomalies, certains penchants concernant les plus hautes facultés psychiques ont été présentés comme se manifestant en fonction de certains éléments humoraux. On est allé trop loin dans cette voie si l’on a pensé que la sainteté ou la malfaisance n’étaient que des effets de fonctions endocriniennes heureusement équilibrées ou malheureusement troublées. Mais de la formule de nos humeurs ne résulte pas moins une sorte de prédisposition fatale, de constitution même morale, de « suggestion » chronique.

En annexant à la Métupsychique une fonction peu connue de la nature humaine, à laquelle il donne le nom de cri ptesthésie, et qui a été dénommée aussi lucidité (Ostv), ou métagrwmie (Boirac), Richet a posé de son côté, quoique indirectement, la question de la suggestion sous une nouvelle forme. Si l’on entend sous ces noms le pouvoir rare, mais apparemment constaté, dont jouissent certains sujets de pénétrer sans savoir comment, sans signes objectifs apparents, la pensée ou le texte d’autrui, l’attention des psychologues a beau être attirée sur la réceptivité exceptionnelle de ces sujets : il s’agit peut-être, avant tout, d’un don également exceptionnel chez celui qui leur transmet sa pensée, ceci n’étant pas plus étrange que cela. Le pouvoir de la suggestion en serait accru dans ces cas.

B) Un second groupe d’objections concerne la psychologie : l’hypnotisme a rendu expérimentale une doctrine, en somme, déjà chère aux rationalistes de l’Encyclopédie et au naturalisme de Miciiblet ou de Rknan, doctrine essentiellement subjectiviste, suivant laquelle une illusion des hommes, une exaltation de leurs instincts ou de leurs vœux réalise les plus merveilleux effets attribués parla théologie à la grâce de Dieu : élans du mysticisme, extases et miracles. On a vu à d’autres articles et nous avons cité nous-même quelques objections constamment édifiéessur ce chaos (voir Ext Asu, GuiimsoNs, IIystèrib, Jésus-Christ, Mysticisme, Possessions, Stigmates). Mais le sophisme revêt de nouveaux noms 1555

SUGGESTION

1556

On a cru, par exemple, pouvoir faire cas des tendances héréditaires ou acquises, mais inconscientes et accumulées, qui jouent au fond de nous-mêmes un rôle d » suggestion occulte. A ce sujet, nous devons dire ici quelques n.ots de la doctrine de Sigm. Freud, de Vienne, ou psychanalyse ; en voici du moins l’essentiel (cf. Frbud, Le Rêve et la Psychanalyse, 8 l éd., trad. fr. chez Gallimard, 1920).

Nos rêves traduisent, par leur « contenu manifeste », c’est-à-dire par les éléments que nous en révélons, leur « contenu latent », c’est-à-dire le sens qu’une interprétation sagacc doit en extraire. Chacun de nous élabore en rêve des projets fantastiques, des désirs invraisemblables, revanches sur les refus de la réalité, reflux de convoitises inavouables, que Freud considère comme l'élément essentiel du songe, et auxquels il attribue non moins systématiquement un caractère sexuel, que des psychiatres actuellement moins illustres, mais clairvoyants, n’hésitent pas à discuter (cf. Dkvaux-Logrb, Les An.lieux, p. 101). Quoi qu’il en soit, ces regrets inassouvis, sexuels ou non, sont refoulés dansle subconscient par une espèce de censure automatique, en raison de leur incompatibilité avec les usages sociaux. En rêve, ils s’affranchissent, non sans se transformer d’eux-mêmes en symboles tolérablcs : de sorte qu’une clé des songes, toute différente de celle par laquelle les occultistes prétendent conjecturer l’avenir, ouvre au moins le présent et le passé du dormeur, pourvu que par l’analyse on interprète le sens de ces symboles. Freud appelle travail de rêve l’opération psychologique inconsciente par laquelle le rêveur transforme une tendance inavouable et « refoulée » en un symbole tolérable ; et il appelle travail d’analyse ou de psychanalyse l’opération inverse accomplie consciemment par l’interprète. — La suggestion reparait ici sous une double forme, inconsciente chez le dormeur, consciente chez l’interprète. Leur entretien s'élabore dans cette zone

« hypnagogique » (Laffo’rgue et dk Saussurb, Le

Rêve et la Psychanalyse, p.- 80), où la veille et le songe s’amalgament. II est douteux qu’en descendant de la pleine lumière de sa conscience vers ce demi-jour, l’analyste soit au-dessus de toute équivoque ; il est plus probable qu’il prendra pour un contenu latent du rêve le fruit suggéré de ses questions antérieures, voire actuelles ; il est à peu près certain que, dans le fonds même spontané du rêveur, son questionnaire orientera les réponses suivant un choix dicté par ses propres préférences. Quant à l’auteur du rêve, ces bouffées du subconscient, qui hantent sa pensée au point de l’envahir, sont encore plus certainement des suggestions. Si la veille évoque le rêve, et si le rêve élabore l’inconscient, le rêve est un simple chaînon fatal et lyrannique entre linconscient qui suggère et l’existence qui subit. Le freudisme est donc bien une doctrine d’hypnothérapie.

Du reste, la doctrine du maître viennois procède comme d’une source de notre Salpêtrière (Cf. Freud et Brkuer, Studien iiber Hystérie, 180, 5) ; et par ce docte jalon, elle se raccorde à l'école de Mesmer : ne trouve-t-on pas chez un fanatique précurseur du Magnétisme animal, dès 1806 (Traité du Fluide universel, p. 58), cet embryon rudimentaire, mais authentique, de la psychanalyse : « Lorsque le sujet est devenu somnambule, L’opérant n’est plus dans les incertitudes des règles du traitement. Son guide est la personne malade… » ? Ne surprend-on pas déjà chez Ciiarcot, comme chez Freud, cette hantise de l’instinct sexuel, élément prétendument essentiel des phénomènes de mystique(voir Mysticisme)? Sur ce point aussi, Freud a eu le mérite de ne rien

. inventer. Comme Charcot expliquait par la suggestion (voir La Foi qui guérit, 1892) les stigmates des saints, les convulsions diaboliques des obsédés, les guérisons miraculeuses, de même les modernes admirateurs de Freud expliquent tout par la suggestion (confondue avec la psychanalyse, etc.) : « Le choc émotionnel thérapeutique… varie depuis l’exorcisme et le sortilège des sorciers, des devins, des nichanteurs, jusqu'à l’ordre formel, … l’exhortation, la persuasion, la suggestion simple ou hypnotique, le torpillage, etc… La thymothérapie ou traitement par les chocs émotionnels… se confond avec les guérisons miraculeuses des traitements religieux, le mesmérisme, … la suggestion, l’hypnotisme, la psychothérapie, la psychanalyse… » (Mme Pascal, médecin des asiles, et D' Davesnes, Traitement des Maladies mentales par les chocs, pp. 62-60, Masson, 1926).

IV. Solution des difficultés par la mise au point des données. — Le lecteur a remarqué de lui-même que ces « objections » procèdent d’une équivoque. Bechterew (La Suggestion et son rôle dans la vie sociale, trad Kéraval, 1910) a fourni dès longtemps maints exemples de ce malentendu, en groupant sous le nom de suggestion le boniment des charlatans, le charme des boute-en-train, le fanatisme des sectaires, la panique des combattants désarmés, etc. A l’analyse, les types d’un phénomène aussi complaisamment multiplié se réduisent à deux, comme nous l’avons vu. Ni la morale ni la psychologie ne sont déconcertées par les résultats de cette analyse. Nous allons le montrer.

A) La morale et la liberté sont d’abord radicalement sauves. — o) Dans l’hypnose, il est exact que les actes du suggestionné paraissent dépendre du sugges Honneur, et que la liberté du sujet est gravement amoindrie. Mais elle n’est pas anéantie, comme Babinski l’a soutenu (Semaine médicale, 27 juillet 1910). Et, dans la mesure même où elle est amoindrie, la cause de cet effet n’est pas moins libre : si le sujet est consentant au véhicule de la suggestion, c’est-à-dire à l’hypnose, il est secrètement complice des conséquences. Or il n'était pas sans défense contre l’hypnose. En théorie il est impossible de prouver le contraire, et il y a de multiples présomptions qu’il en est ainsi dans tous les cas.

En ce qui concerne les gestes criminels prétendument accomplis par un hypnotisé toujours vertueux à l'état de veille, on n’a pas encore cité un seul cas péremptoire : « l’hypnotisé conserve une part sullisante d’intelligence, de raison, de liberté » (c’est l’auteur qui souligne) « pour se défendre de réaliser les actes inconciliables avec ses mœurs ». Ainsi s’exprimait déjà Dklbœuf ; et Grasset, commentant cette thèse et réfutant à ce propos celle de Liégeois (cf. Grasset, i Uypn. et la suggestion, 2 éd. p. /|54), remarquait que les exemples contraires ne sont constatés que dans les laboratoires, ce qui lui faisait dire ; « Le sujet n’obéit que parce qu’il sait que c’est une expérience. » Et il ajoutait (ibi dem, p. '(55) : « Quant aux crimes vrais accomplis dans l’hypnose, il faut reconnaître qu’il n’y en a pas, à ma connaissance, d’exemple absolument positif. » Les psychiatres étrangers ont apporté le même témoignage : Lai’I'oni (Hypnotisme et Spiritisme, trad. fr. p. io5) admettait que l’hypnose pouvait faire accomplir des actes délictueux, mais après plusieurs expériences : 1a prétendue passhitc du sujet était donc la conséquence d’un préalable consentement (ibidem, p. 69). l’ius les actes sonl graves, plus esl nécessaire un long entraînement de ces SUGGESTION

1558

malheureux, esclaves évidemment volontaires du prétendu viol de leur liberté : * Sauf des cas d’entraînement fort longs et très exceptionnels, il nous a toujours paru qu’il était bien difficile, sous l’inlluence d’une ou plusieurs séances d’hypnose, de faire commettre par un sujet des acte^ contre lesquels se révoltent ses tendances profondes. » (Prof. Bajbnoff etOssiPOKF, deMoscou, la Suggestion et ses limites, trad. fr. 191 1, p. n^)- — Lors même d’ailleurs qu’on produirait un acte à la fois suggéré et délictueux, il resterait à prouver que l’hypnotisé, dans les profondeurs de sa subconscience, ne recelait pas un consentement refoulé, suivant la pure conception freudienne, et dont l'épanouissement ne révèle que les tendances secrètes de sa volonté propre. Rien, quoi qu’il en soit, n’attente à la liberté humaine dans l'état du suggestionné.

Quant à l’usage que fait le suggestionneur de l’hypnose, usage déjà très limité du temps de Grasskt (o. c, chap. vu), aujourd’hui pratiquement abandonné, nul doute qu’il ne soit souvent

« funeste pour la santé physique » (Lapponi, o. c, 

p. 267) ; mais si des attentats (à l’honneur des. vierges, à la propriété, à la vie même), ont été perpétrés à la faveur de ce sinistre procédé, ce sont là des crimes où l’hypnose n’agit pas comme cause, mais comme occasion ou comme moyen ; on ne saurait donc incriminer que la malice accidentelle des auteurs, lesquels auraient pu recourir, et plus facilement, à des anesthésiques généraux, comme Joihb l’a remarqué (cf. Grasset, o. c, p. 448, note)

Bref, l’hypnose équivaut à une violence : elle transforme artilicielleiuent l’activité normale en une activité réflexe ; elle supprime plus ou moins, mais réellement, le pouvoir de contrôle et de frein qui normalement s’interpose entre la sollicitation centripète (conseil, exemple) et la réaction centrifuge (exécution, imitation). Que l'être humain se rende plus ou moins compte de cette violence ; qu’il en soit plus ou moins complice, même quand il ne s’en rend pas compte, par exemple s’il a consenti préalablement à l’hypnose qui le subjugue : théoriquement il devient un automate, quoi qu’il en soit ; et pratiquement sa liberté est diminuée, ce qui équivaut quelquefois à la dépendance absolue, comme dans toute violence.

Mais cela ne fait courir aucun péril grave à la liberté morale, théoriquement indemne, puisqu’il ne s’agit que d’une contrainte pratique ; et, même pratiquement, l'être libre déchoit très rarement dans l’hypnose, — et encore est-ce toujours douteux — des positions choisies par sa conscience. Plus le parti imposé s'écarte de ses préférences spontanées, inoins l’expérience risque de réussir. On l’a vu dans les expériences de laboratoire, où des actes immoraux et graves ne sont jamais irrésistibles quand ils affleurent au plan de la réalité. Un autre problème se pose au sujet des actes canoniques ou civils (donation, vente, mariage), dont la gravité indiscutable n’implique pas l’Immoralité, s’il s’agit d’actes licites, et qui pourtant sont nuls s’ils sont inconscients et contraints. Nous avons des raisons de croire que de tels actes peuvent être nuls, à la condition très rare d’une hypnose préalable très forte et très répétée : car ils peuve.it être alors irrésistibles ; mais ils ne sont pas pour cela inconscients. Dès lors, les victimes assistent impuissantes à la violation de leur liberté, ce qui venge non seulement leur liberté théorique, mais leurs droits dans l’ordre pralique.

Ainsi, tout ce qui est sollicité d’un sujet dans l’hypnose, réponse indiscrète, parole dictée, acte imposé après le réveil (Grasset, o. c. pp..'o2-303), geste imprimé au corps (catalepsie), tout cefk est

artificiellement réflexe. Rien donc de tout cela ne permet de préjuger de ce que fournirait à l'état normal le fonds pratique du dormeur. On peut encore moins en conclure que les actes de ces victimes ne sauraient être en d’autres cas, avoir été, ni redevenir normaux et spontanés.

/<) La suggestion simple et l’autosuggestion postu’ent un certain degré de conscience et sont encore moins alarmantes pour l’intégrité du librearbitre.

§ 1) Dans le cas de l’autosuggestion, c’est évident, puisqu’on agit au moins comme suggestion neur, n’apportant de passivité que dans la docilité qu’on met au service de l’image. J’avance ma pendule pour partir plus tôt : c’est une suggestion. Et je me la fais à moi-même. Comme suggestionneur, je sais que la pendule avance ; comme suggestionné, je fois l’heure, et cette image, même trompeuse, me harcèle. En suis-je moins libre ? Non, car la décision n’est pas imposée.

§ 2) De cet exemple, il est permis d’inférer que Yhétérosuggestion n’attente pas davantage à la liberté d’autrui, car le mécanisme est le même : on ne provoque que la tyrannie d’une image, contre laquelle l’idée sera toujours libre de regimber. C’est un phénomène banal en pédagogie, en diplomatie, en politique même : quand le gouvernement augmenta de 20 °/ toute une série d’impôts, il lit une suggestion en appelant sa mesure impôt du double décime. La sensibilité ne fut pas émue ; le mot décime, synonyme de pièce de deux sous, c’est-à-dire d’une bagatelle, fit image, et cette image était bénigne. Les figures de rhétorique sontégalement des suggestions : La litote de Chimène (Va, je ne te hais point) suggère une chose énorme en fonction d’un mot tolérable. A plus forte raison, quand l’image et l’idée collaborent, la liberté est sauve. Dira-t-on qu’un sauveteur attente à la conscience du naufragé s’il lui jette une bouée ? Et si, incapable de la lancer ou de la trouver, il soutient son courage en feignant de la chercher, aura-til créé l’idée, c’est-à-dire la volonté de nager ? Nullement. C’est en n’agissant point qu’il aurait trahi l’infortuné, car il eût supprimé l’acte en omettant de le représenter ! Telle est pourtant toute suggestion thérapeutique : pourvoyeuse d’images, au gré desquelles le mécanisme curateur agit de lui-même et sans modification. Là gît le secret de la recette, en même temps que la réfutation des perspectives ilimitées ouvertes sur les méfaits de la suggestion. Celle-ci n’anéantit pas la morale ; elle ne déforme pas davantage la psychologie.

§ 3) Le freudisme fait une belle part à la suggestion simple, car l’analyse du psychiatre est une insistance libre, au moins égale à la « résistance » du rêveur : en effet cette résistance triomphait de l’inconscient, elle capitule devant l’analyse. Toutefois la discrétion du rêveur est seule à capituler ; ses tendances se révèlent en revanche, et cette explosion montre justement ce qu’il y a de mobiles refoulés, de traditions impérieuses ou d’initiatives amorcées, bref de volonté dans le subconscient. La liberté reçoit donc du freudisme quelques tributs d’hommages : c’est pour la découvrir qu’il plonge aux bas fonds du rêve. Voilà pour sa théorie, s’il est logique. En pratique, il est possible que les rêves ne témoignent pas d’un désir. Selon Janrt (Traité dePsychologie de Dumas, t. I, p. 0.43), il en serait rarement ainsi ; et nous savons tous que nous avons rêvé maintes fois guillotine, ruine, damnation, c’est-à-dire le contraire de nos désirs. En outre, le désir sexuel, en tantque prédominant, ne saurait être que le fait d’une exception, ou alors la distinction des tempéraments est chose aine. Donc de deux cho1559

SUGGESTION

1560

ses l’une : ou le freudisme a raison, et il extirpe du rêveur le secret de desseins qui s’épanouissent, ce qui est le triomphe de la liberté ; ou il a tort, et il invente ce qu’il prétend découvrir, ce qui réduit à zéro la suggestion du rêve.

§ 4) Considérées du point île vue biologique et organique sous le nom de tempéraments, les diverses formules suivant lesquelles se hiérarchisent et se combinent nos goûts et nos tendances ne sont pas davantage des contraintes. Quand on dit que le flegme de Philinte et la bile d’Alceste, que le spleen de Chatterton et la mélancolie de René prédisposent l’un à l’indulgence, l’autre à l indignation, celui-ci à la tristesse, celui-là à la solitude, on croit énoncer la loi d’un véritable fatalisme, parce que ces effets moraux et sociaux paraissent avoir une cause purement physiologique, comme le rappelle le nom grec d’une glande abdominale ou d’une sérosité humorale. Mais c’est un fatalisme tout relatif, comme celui de notre âge, de notre sexe, de notre état de santé, de notre situation pécuniaire, tous facteurs qui, eux aussi, nous rendent plus ou moins aisée telle ou telle vertu, et qui pourtant ne nous déterminent pas rigoureusement. C’est que ce prétendu fatalisme est corrigé par les libres freins de l’éducation, de l’habitude, du caractère ; et peut-être d’ailleurs ne serait-il pas plus inexact de dire que tel ou tel péché librement consenti, que telle ou telle vertu librement pratiquée modifie dans un sens ou dans l’autre le jeu des sécrétions internes et les effets d’ordre affectif qui leur correspondent. Quoi qu’il en soit, le tempérament incline et ne contraint pas.

§5) Quant aux phénomènes rattachés à la métapsychique, faits de transmission de pensée par des procédés inconscients et inexpliqués, nous avons de bonnes raisons de les considérer comme spontatanés, — quand ils sont réels. Or il faudrait qu’ils fussent provoqués et même expérimentaux, pour que l’hypothèse de suggestion fût légitime. Tout au plus peut-on dire avec Lombroso (Hypnotisme et Spiritisme, trad. fr., p. ao) que ces phénomènes n’ont lieu que chez des sujets hystériques ou hypnotisés ; avec Osty (Pascal Forthunr, p. 1 35), qu’il s’agit de sujets en état second ou en « transe ». Mais il n’y a pas suggestion pour cela : « rare, très rare est la réceptivité à la pensée volontairement suggérée » (Osty, Connaissance supra-normale, p. 197 ; — Pascal Forthuny, p. 13g).

B) Loin donc de diminuer l’autonomie de la liberté et de saper ainsi les fondements de la morale, l’étude des faits de suggestion nous aide à résoudre les objections faites au nom de la psychologie. Il est impossible, quand on considère les résultats des phénomènes d’hystérie, d’hypnose, de suggestion, d’expliquer par eux les guérisons miraculeuses (voir ce mot) ; le mysticisme (voir ce mot), dont les névropathies n’offrent que des caricatures par leur incohérence et leur versatilité, par leurtrouble et leur stérilité (Dwelsiiauvers, l’Inconscient, p. a64) ; les possbssions démoniaques enfin (voir ce mot), dont les vraies victimes sont souvent inconscientes, ce qui exclut le délire, et distinguent toujours Varripiens « le Varreptus, ce qui exclut la dépersonnr.lisation. II est piquant de remarquer que IIiciiet, dont le rationalisme prétend ignorer jusqu’au sens des mots Dieu, ange, ou démon, juge « beaucoup plus simple… l’hypothèse qu’il y a des êtres intelligents capables d’agir sur la matière. » (Traité de Métapsychique, 2" édfl., p. 728). Il est opportun d’observer aussi au prix de quels contresens, de quelles définitions inexactes, de quelles descriptions fantaisistes, le malentendu a pu s’établir (Uajknoi : v, op.cit., p. ioi$ ;

Laffohgue, op. cit., p. 90 ; Pascal et Davksnbs, op. cit., p. 69).

a) A priori, on doit, en effet, présumer que des effets transcendants ne peuvent surgir de causes naturelles, car on ne saurait donner aux autres, et même à soi, que ce qu’on a. Il est donc illogique de supposer que les plus hauts sommets de la psychologie religieuse, les carrefours les plus éblouissants où se sont croisés l’histoire humaine et l’ordre de Dieu, n’aient jamais été hantés que par des témoins délirants ou des passants suggestionnés. Au reste, les causes transcendantes ont des critères objectifs sur le plan des effets ; et la réfutation du sophisme a été faite en détail sur tous les terrains.

h) A l’épreuve de l’expérience, les limites de la suggestion sont encore plus saisissables ; souvent même elles tombent sous le sens. La cause en est humaine, les effets en sont naturels. Sans doute ii y a des degrés dans l’échelle des phénomènes qu’on peut appeler réflexes ; et si toutes les suggestions visent à rendre automatique ou réflexe, au moins partiellement, l’activité humaine, on peut accorder que les effets en sont nuancés et dissemblables, comme les notes d’un clavier dont le registre est très étendu. L’expérience du repas tictif, par exemple, imaginée par Pawlow sur un animal pourvu d’une fistule œsophagienne, détermine une sécrétion gastrique dont le terme est d’ordre végétatif, mais dont l’élaboration est déjà supérieure, dans sa complexité, à la réaction purement sympathique constatée par le même auteur, et par Wektiikimeh etLEPAPE, sur un diverticule intestinal excité par titillation. Ici le point de départ du réflexe est purement matériel, là il est imaginaire, tictif, immatériel. Si l’on remplace le repas fictif de Pawlow, à son tour, par la simple vue du mets appétissant, ou par le bruit de son nom, l’origine du réflexe devient purement psychique, et c’est là « le terme ultime où aboutissent les associations d’images », c’est-à-dire les suggestions « influant sur les sécrétions. » (Mayer, dans le Traité de Psychologie de Dumas, t. I, p. 560).

Mais que le second terme du réflexe devienne psychique à son tour, comme les larmes du roi de Thulé ou la nostalgie des cadets de Gascogne et leur fidélité à la terre natale, sur la seule injonction d’un air de ufre, alors le centre du réflexe ne peut être que cortical. Si, dans ces conditions, la réaction doit être non seulement d’ordre affectif, mais pratique, comme l’acte de monter à l’assaut à la seule vue du drapeau, alors on se trouve en présence d’un acte tellement élevé qu’on ne le conçoit même pas fatal. Une vaste généralisation peut encore appliquer ici le nom de réflexe, mais la volonté se sait capable d’intervenir, et de suspendre ou d’autoriser le déclic de la réaction. Sans ce pouvoir, tout serait prévu, et rien ne serait coupable ni méritoire. En fait, la multiplicité des réactions suivant les sujets et les circonstances prouve qu’ici on ne saurait parler de suggestion au sens banal. Mais quoi qu’il en soit, l’effet en est humain comme la cause ; et de tels réflexes, même sublimes, comme celui du sacrifice à une idée représentée par un symbole, ne modifient pas les limites de l’activité humaine. Quand celle-ci, par la surnature, est greffée sur l’ordre de Dieu, non seulement elle ne procède plus de la suggestion ni du réflexe ; mais elle annule les effets des suggestions humaines. Ainsi Jeanne d’Arc, suggestionnée par l’épreuve à laquelle la soumet Charles VII, ne se laisse impressionner ni par le sceptre ni par la couronne dont s’est paré un seigneur quelconque : elle va droit 1561

SUPERSTITION

1562

au Roi, qu’elle n’a jamais vu. C’est le contraire d’un réflexe, et par conséquent d’une suggestion même supérieure.

V. Conclusion. —

Nous conclurons que la suggestion est tantôt un phénomène banal et dont les effets naturels sont limités et connus, tantôt un phénomène morbide. Mais jamais elle n’est en contradiction avec la notion de libre arbitre, puisque le suggestionneur et le suggestionné sont ou ont été tous deux libres, l’un d’agir, l’autre de réagir, sinon même de ne pas subir.

Pratiquement, l’hypnotisé peut se trouver momentanément privé de sa liberté, comme le dormeur, comme l’ivrogne ; et cela n’est pas sans conséquences, puisque la nullité d’un acte canonique ou civil peut s’ensuivre ; mais cet accident, dont l’auteur est plus ou moins responsable, n’atteint pas la racine de la liberté.

Jamais non plus, la psychologie n’est ébranlée dans ses principes par la prétendue explication naturalistique des phénomènes transcendants. Ceux qui se contentent de pareilles objections feront bien d’examiner s’ils ne sont pas eux-mêmes les victimes inconscientes d’une suggestion, et tâcheront de recouvrer (car ils le peuvent) l’indépendance de leur jugement.

Bibliographie. — Au cours de cet article, et dans des ouvrages antérieurs, (Fraies- et fausses guérisons miraculeuses, Beauchesne, 192^, — etc.) nous avons cité maintes références. C’est seulement pour les compléter que nous indiquons ici :

a) pour le fond de la question, G. Dumas, Traité de Psichologie, 2 vol., ioa3. — Rouue, Au pays de l’Occultisme, Beauchesne, 1924 ; — Raymond, Guide des Nerveux et des Scrupuleux, ibidem, 4"* mille.

b) pour la réfutation du Freudisme, Régis et Hesnard, Psychanalyse des A évroses. Flammarion.

— Pkillaubr, Revue de Philosophie, juillet-août 1922. — Blondkl, la Psychanalyse et la Doctrine de Freud, Alcan. — Janrt, les Médications psychologiques, t. II. — J. Bodin, Contre Freud, critique de toute psychologie de l’inconscient, Masson, 1926.

c) pour l’étude des Tempéraments, Chaillou et Mac Auliffe, Les Tempéraments, 1912 ; — Carton, Diagnostic el Conduite des Tempéraments. Maloine, 1926.

d) pour l’étude de la Métapsychique, Hbuzé, Où en est la Métapsychique, Paris. Gauthier-Villars, 1925, — et nos articles de la Revue Universelle, mars 1924, — et Presse Médicale, 26 mai 1926.

Robert van der Elst.