Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Pouvoir politique (Origine du)

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 4 – de « Persécutions » à « Zoroastre »p. 47-53).

POUVOIR POLITIQUE (ORIGINE DU). — Le but de cet article, conformément à l’objet du Dictionnaire apologétique, sera d’exposer :

1° Quelles doctrines sont enseignées comme obligatoires et quelles conceptions sont réprouvées comme des erreurs.au sujet de l’origine du pouvoir politique, par la théologie catholique et le magistère de l’Eglise ;

2° Quels systèmes sont légitimement et librement défendus, en cette matière, chez les catholiques, comme opinions reconnues compatibles avec les principes essentiels.

Nous nous abstiendrons volontairement de raconter avec détail les controverses où fut agité, à différentes époques, le problème théologique et philosophique de l’origine du pouvoir politique. Ces controverses furent, en effet, dominées et compliquées par des discussions d’ordre politique ou religieux, qui résultaient des circonstances historiques, mais qui n’avaient pas toujours une connexion nécessaire avec la question doctrinale de l’origine du pouvoir politique. L’exposé des controverses anciennes nuirait quelque peu à la clarté d’un problème philosophique et théologique qui, de nos jours, s’est trouvé posé en termes beaucoup plus nets et plus simples que par le passé. Dégagée de certaines complications irritantes (et adventices), la question se laisse discuter avec plus d’ordre, d’utilité et de sérénité.

Zone des certitudes doctrinales. — La question est de savoir quelle est l’origine et quel est le caractère du droit de commander et du pouvoir moral d’obliger la conscience, que la morale naturelle et la morale chrétienne reconnaissent aux détenteurs de l’autorité publique dans l’Etat. La réponse catholique est surtout donnée dans les enseignements de la Papauté contemporaine contre les erreurs doctrinales propagées, en cette matière, depuis la fin du dix-huitième siècle, avec un radicalisme que l’on n’avait jamais connu depuis la victoire du christianisme sur le paganisme. Les enseignements pontificaux dont nous parlons exposent une doctrine de droit naturel, corroborée par la tradidion authentique de l’Eglise et certaines affirmations catégoriques de la sainte Ecriture elle-même.

Le principal passage du Nouveau Testament qui consacre les droits légitimes du pouvoir politique est ce fragment delEpltre aux Romains : Que chacun

soit soumis aux autorités supérieures, car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu, et celles qui existentont été établies de Dieu. C’est pourquoi celui qui résiste à l’autorité résiste à l’ordre établi de Dieu, et ceux qui résistent s’attireront un jugement [de condamnation]. Ce n’est pas pour une bonne action, c’est pour une mauvaise que les magistrats sont à redouter. Veux-tu donc ne pas craindre l’autorité .’Fais le bien, car tu recevras d’elle des louanges, car elle est, à ton égard, le ministre de Dieu pour le bien. Que si tu fais le mal, sois dans la crainte, car ce n’est pas en vain qu’elle porte l’épée, étant ministre de Dieu pour infliger un châtiment à celui qui fait le mal. Il est donc nécessaire d’être soumis, non seulement par crainte du châtiment, mais encore par motif de conscience. C’est aussi pour cela que vous parez les impôts, car [ceux qui gouvernent] sont des ministres de Dieu devant faire face aux exigences de leur emploi. Rendez donc à tous ce qui leur est dû : à qui l’impôt, l’impôt ; à qui la taxe, la taxe ; à qui la crainte, la crainte ; à qui l’honneur, l’honneur(Rom., xii, 1-7. Cf. I Pet., il, 13-78).

Les documents de Pie IX, Léon XIII et Pie X condamnant les erreurs contraires à la conception catholique du pouvoir politique, ou proposant directement la vraie doctrine, sonlles textes suivants :

De Pie IX : Encyclique Quanta Cura, du 8 décembre 1864 (Denzingbr-Bannwart, 1691). — S) Habits, propositions 56 à 64 (D.-B., 1756-1764).

De Léon XIII : Encycliques Diuturnum illud du 20 juin 1881, sur le gouvernement civil (D.-B., 1 855-1 858). — Immortale Dei, du I er novembre 1885, sur la constitution chrétienne des Etats (D.-B., 1866-1888). — Sapientiæ christianae, du 10 janvier 1890, sur les principaux devoirs civiques des chrétiens. — Au milieu des sollicitudes, du 16 février 1892, sur les affaires de France. — Præclara gratulationis, du 20 juin 189^, aux princesetaux peuples, sur les bienfaits de l’unité dans la vraie foi.

De Pie X : Encyclique Notre charge apostolique, du 25 août 1910, sur les erreurs du Sillon, notamment à propos du pouvoir politique.

L’enseignement qui se dégage de tous ces textes est d’une absolue netteté, soit pour les erreurs à réprouver, soit pour les doctrines proposées comme vraies et obligatoires.

&)Le pouvoir politique est de droit divin naturel

Une institution est de droit divin quand elle résulte, en dernière analyse, non pas d’une décision facultative des volontés humaines, faisant usage de leur libre activité, mais d’une intention certaine et authentique de la volonté divine elle-même. Ce droit divin conférera à l’institution qu’il exige et consacre une prérogative très haute, qui seral’aptitude morale à lier les consciences par des préceptes et des règles dont la force obligatoire dérivera de l’autorité du Dieu tout-puissant.

Le droit divin est naturel ou surnaturel. Il est naturel quand il est fondé sur les exigences de la nature raisonnable, telle que l’a voulue et l’a constituée Celui qui est le Créateur et l’Auteur de la nature. En d’autres termes, c’est l’intention souveraine de Dieu, inscrite par lui dans la nature de l’homme et la nature des choses. Quant au droit divin surnaturel, il dérive d’une institution positive et directe de Dieu lui-même ou de ceux que le Seigneur accrédite miraculeusement pour parler en son nom. Les institutions essentielles de la sainte Eglise et de sa hiérarchie sont de droit divin surnaturel.

D’après les lois de la Providence ordinaire, à l’égard du pouvoir politique, le Seigneur ne procède manifestement pas au moyen d’une investiture 83

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positive et miraculeuse, de droit divin surnaturel. Le droit dont nous parlons à propos de l’origine des prérogatives de la puissance publique, dans la société séculière, est un droit divin d’ordre naturel.

Comment prouver que, de fait, le pouvoir politique repose sur un droit divin naturel ? — Par l’examen des conditions d’existence qui sont, universellement et nécessairement, ici-bas, celles de l’homme et de la société humaine. En effet, l’individu et la famille, ainsi que les légitimes groupements particuliers d’individus et de familles, ont un impérieux et absolu besoin de vivre rassemblés, d’une manière permanente, en société organisée, pour garantir la sécurité matérielle et morale de leur existence, pour procurer la satisfaction et le développement de tous les besoins d’ordre physique, intellectuel et moral qui répondent à chacune des aptitudes, exigences, aspirations essentielles de leur nature raisonnable. Donc, une telle société organisée est de droit divin naturel. C’est lasocietc politique, rassemblant d’une manière permanente, en vue du bien commun temporel, les invidas et les familles, les groupements particuliers d’individus et de familles.

Mais, par le même mode de raisonnement et avec la même évidence, il faut reconnaître que la société politique exige rigoureusement à sa tête un organe directeur, un pouvoir gouvernant, qui fasse la loi, qui l’impose et qui l’applique, en vue du bien commun temporel. La nature des choses manifestera, ici encore, et sans aucun doute possible, l’intention du Créateur et du Souverain Maître de l’homme et de la société. Aucun groupement humain, quel qu’il soit, ne peut persévérer dans l’existence, réprimer les abus, faire face aux périls intérieurs ou extérieurs, réaliser ses fins essentielles, s’il n’est pas régi, d’une façon permanente, par une autorité hiérarchique. Donc, l’existence d’une autorité hiérarchique, à la tête de la société politique, est de droit divin naturel.

Ce sera donc la volonté même de Dieu, Créateur de la nature, législateur et vengeur de la morale, qui conférera au pouvoir politique la faculté de commander, le droit d’imposer des préceptes et d’obliger les consciences à lui obéir. Il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu, et celles qui existent sont établies de Dieu. C’est pourquoi celui qui résiste à l’autorité résiste à l’ordre établi de Dieu.

b) Ce sont des circonstances humaines qui déterminent l’organisation concrète de chaque pouvoir politique. — Nous avons déjà distingué entre droit divin naturel et surnaturel. Il est clair que, sauf desexceptions d’ordre proprement miraculeux, le pouvoir politique n’est pas constitué en vertu d’une investiture positive et surnaturelle de Dieu, comme fut constituée la hiérarchie pastorale de la véritable Eglise. Les pouvoirs politiques, réellement et habituellement constitués dans les sociétés humaines, sont déterminés, quant à la forme des institutions, quant à la désignation et à la succession des représentants suprêmes de l’autorité, selon des circonstances extérieures, qui varient avec l’histoire de chaque peuple.

Par conséquent, le droit divin naturel du pouvoir politique ne doit pas être cherché dans le caractère particulier descirconstances hisloriquesqui auraient donné naissance à telle ou telle organisation gouvernementale, mais dans la nécessité naturelle et providentielle qui, toujours et partout, réclamera impérieusement l’existence d’un pouvoir hiérarchique, à la tête de la société politique, pour que celle-ci puisse garantir, selon sa raison d’être essentielle, le bien commun temporel des individus, des famil les, des groupements particuliers appartenant au même corps social.

Ce qui importe, c’est qu’il existe, de fait, un pouvoir politique ; que ce pouvoir politique possède et exerce l’autorité dans des conditions qui soient compatibles avec les exigences de l’ordre moral et du bien commun temporel. Dès lors que ce pouvoir existera, régulièrement et pacifiquement constitué ou légitimé, il se trouvera dépositaire et représentant de l’autorité quivient de Dieu, ministre de Dieu pour procurer le bien commun temporel de lasociété politique, ayant qualité pour exiger l’obéissance dans les choses que requiert légitimement le bien social et pour punir les transgressions de sesjustes arrêts. En présence de l’autorité publique, investie d’une délégation du pouvoir divin de commander, délégation incluse dans la fonction même des gouvernants, le devoir de chaque particulier sera d’être franchement soumis à l’exercice légitimede l’autorité venue de Dieu. On obéira, non pas seulement par crainte du châtiment, mois encore par motif de conscience.

Ainsi est conféré t un caractère moral à l’exercice de l’autorité politique, ainsi une valeur obligatoire en conscience sera reconnue à ses légitimes préceptes, nonobstant le caractère contingent et humain des circonstances qui, en chaque pays, ont déterminé historiquement l’organisation concrète du pouvoir social.

c) Erreurs incompatibles avec la doctrine catholique de l’origine du pouvoir politique. — La grande erreur est celle de l’origine purement humaine et terrestre du pouvoir. Que l’on invoque la force armée ou que l’on invoque la puissance légale de la majorité des suffrages, on donnera nécessairement à l’exercice de l’autorité publique le caractère d’une abusive tyrannie, incapable d’imposer aucun devoir à la conscience morale, si l’on ne rattache pas la conception du pouvoir à celle d’une volonté suprême qui, seule, est endroit d’édicter des préceptes obligatoires pour nos consciences.

Parmi les formes diverses de l’erreur affirmant l’origine purement humaine du pouvoir politique, la plus répandue dans le monde moderne, surtout depuis la Révolution française, est le système de la souveraineté plénière et absolue du peuple. Système qui eut pour principal théoricien Jkan-Ja.cquk9 Rousseau, dans le Contrat social. D’après Jean-Jacques, l’état de nature est, pour le genre humain, l’indépendance totale de l’individu, hors des exigences hiérarchiques d’une organisation sociale. l’état de société devrait être considéré comme résultant d’une option, parfaitement libre et facultative, par laquelle les hommes auraient délibérément contracté un pacte social, aux conditions quelque peu onéreuses, pour se garantir mutuellement un certain nombre d’avantages collectifs, grâce à la vie en communauté sociale et organique.

Voici les textes où apparaît l’essentiel de la théorie du Contrat social, qui devait être l’Evangile de la Convention : « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant, tel est le problème fondamental dont le Contrat social donne la solution… Ses clauses, bien entendues, se réduisent toutes à une seule ; savoir, l’aliénation totale de chaque associé, avec tous ses droits, à toute la communauté : car, premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous, et, la condition étant égale pour tous, nul n’a intérêt à la rendre onéreuse pour les autres… Chacun de nous met en commun sa per83

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sonne et sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale, et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout » (Livre I’, chapitre vi). « Alindonc que le pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement qui, seul, peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signilie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre. Car telle est la condition qui, donnant chaque citoyen à la patrie, le garantit de toute dépendance personnelle ; condition qui fait l’artifice et le jeu de la machine politique et qui, seule, rend légitimes les engagements civils, lesquels, sans cela, seraient absurdes, tyranniques, et sujets aux plus absurdes abus. » (Livre 1, chapitre vu).

Comme l’a noté Mgr d’HuLST, dans la première Conférence de son Carême de 1895, sur la Morale du Citoyen, les théories contemporaines sur l’origine du pouvoir participent toujours de Rousseau quant aux conceptions fondamentales. C’est toujours dans l’homme seul que l’on cherche la raison adéquate de l’autorité sociale. C’est toujours dans la volonté de la multitude que l’on place le droit de faire la loi tout entière et de déléguer ou de révoquer constamment les titulaires du pouvoir. Mais on rejette comme trop rudimentaire et trop naïve l’hypothèse, toute gratuite, de ce contrat libre, opéré volontairement par des hommes qui jusqu’alors ne vivaient pas en communauté sociale, et, pour l’avenir, se lièrent d’un engagement réciproque et perpétuel (Voir Ilègles de la Méthode sociologique par Emile DrRKiiii.M, Paris, Alcan, 1895, in-13).

Lorsque l’on veut proposer uneexplicalion d’allure plus scientifique, on adopte, par exemple, la théorie de î’évolutioniiisme sociologique, qui est d’une espèce beaucoup plus prosaïque. L’origine des sociétés politiques et du pouvoir qui les gouverne est, purement et simplement, dans la force brutale, au milieu du chaos bestial de la sauvagerie primitive du genre humain. A mesure que se poursuit l’évolution des peuples, la force régnante s’attribue peu à peu un caractère moral et se fait reconnaître comme un droit. Elle présente alors sa propre justification par les idées couramment admises, parmi les hommes, sur les sources de la morale et du droit. Un droit divin est ainsi reconnu au pouvoir des chefs de peuples. Mais l’évolution se poursuit. La multitude prend lentement conscience de la force prépondérante qui est en elle, secoue toutes les dominations artificielles et toutes les croyances superstitieuses sur l’origine de ces dominations. Alors, est proclamée la pleine et entière souveraineté de la multitude, trouvant en elle-même sa justification adéquate, écartant la notion de tout chef temporel dont le titre ne soit pas la délégation populaire, écartant plus encore la notion d’un Législateur divin qui dominerait et réglerait le pouvoir de la multitude souveraine. — Théorie exposée, par exemple, avec un incroyable cynisme, par Max Nordau, le Sens de l’Histoire (traduction Jankelevitch), Paris, 1910, in8°. Voir surtout le chapitre v : Individu et Société, p. 165 à 212. — (Du point de vue de l’histoire des régimes politiques, en harmonie avec la conception de l’évolu tionnisme sociologique, on trouvera une riche moisson de remarques curieuses dans l’enseignement donné en Sorbonne par M. Charles Sbignobos, sur les l’hénomènes généraux en histoire, les conditions universelles communes à toutes les sociétés. Voir la Bévue des fours et Conférences, mois de février et de mars 1904.)

C’est contre une aussi monstrueuse défiguration des principes élémentaires du droit naturel que sont

dirigées les condamnations pontificales dont nous avons donné l’énumération (actes de PibIX.I. : on XIII, l’iu X). La plus ellicace réfutation dételles erreurs est l’exposé lui-même des vérités de sens commun, inscrites dans la nature de l’homme et la nature des choses, et qui constituent la doctrine rationnelle, traditionnelle et chrétienne de l’origine du pouvoir politique : doctrine dont nous avons, au premier paragraphe de cet article, mis en relief la justesse et la solidité.

Outre la théorie révolutionnaire et antichrétienne de la souveraineté populaire, Pie X a condamné, en 1910, dans l’encyclique Notre charge apostolique, une conception de l’origine du pouvoir politique, qui, tout en s’inspirant de principes chrétiens, demeurait trop voisine, à certains égards, de la théorie révolutionnaire. Même en reconnaissant que l’autorité vient de Dieu, comme auteur de la société humaine, comme principe de tout droit et de tout devoir moral, on commet une erreur si l’on place primordialement l’autorité dans le peuple, de qui elle dérive ensuite aux gouvernants, de telle façon, cependant, qu’elle continue à résider en lui, et ne devienne pas distincte et indépendante de lui. D’après l’enseignement pontifical, le peuple ne doit pas considérer les gouvernants de l’Etat comme ne pouvant être que desimpies commis, de simples délégués de la multitude, toujours révocablespar elle, mais comme des représentants authentiques de Dieu, comme, des supérieurs, auxquels le peuple doit obéissance, dans la limite de leurs légitimes attributions. La même conception ultra-démocratique, réprouvée par Pib X, aurait facilement pour application pratique de n’admettre que l’exercice de l’autorité consentie et de regarder comme une survivance abusive de temps révolus le régime de la coercition pénale : les passions déréglées delà nature humaine, les conséquences du péché originel exigent cependant que, pour la sauvegarde efficace du bien commun temporel, le pouvoir politique soit armé de moyens de contrainte, afin de réduire par la force les rebelles et les malfaiteurs. C’est là un des attributs essentiels du gouvernement civil, en vertu de la conception chrétienne du pouvoir. Ce n’est pas en vain qu’il porte l’épée, étant ministre de Dieu pour infliger un châtiment à celui qui fait le mal.

a° Zone des opinions controversées. — Le pouvoir politique est voulu de Dieu, et c’est de son origine divine qu’il tire le droit d’imposer, dans le légitime domaine du bien commun temporel, des préceptes obligatoire s pour les consciences. La détermination concrète du pouvoir politique, investi de cette autorité divine, dépend des circonstances humaines et historiques qui organisent, en chaque nation, la société politique. Voilà qui est certain, en vertu des meilleurs arguments rationnels et en vertu de l’autorité de l’enseignement catholique. Mais comment Dieu communique-t-il aux gouvernants de la cité terrestre le droit de commander en son nom et de représenter son autorité parmi les hommes ? Dans toute société politique, il y a le corps social et il y a les titulaires du pouvoir, diversement désignés, selon les lieux et les temps. Quel est le sujet immédiat de l’autorité remise par le Seigneur lui-même à la société politique, pour que le corps social soit gouverné selon les exigences du bien commun temporel ? Doit-on concevoir l’autorité divine comme conférée immédiatement de Dieu aux gouvernants de l’Etat, ceux-ci étant, d’ailleurs, désignés par les différents modes concevables et raisonnables d’institution humaine ? Doit-on la concevoir comme conférée immédiatement de Dieu au corps social tout entier, celui-ci devant ensuite le 87

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transmettre, sous une forme ou sous une autre, aux gouvernants de l’Etat ? Ici, l’enseignement de l’Eglise ne prétend imposer aucune doctrine, et les arguments d’ordre rationnel ne sauraient être considérés comme concluants. C’est le domaine des opinions probables et des systèmes d’Ecoles. Nous nous trouvons en présence d’une controverse célèbre, dont il convient de faire connaître les deux solutions opposées, mais en faisant remarquer franchement que la discussion, toute philosophique, est sans aucune relation nécessaire avec les problèmes litigieux d’ordre pratique et politique, sur la légitimité de tel ou tel gouvernement, dans tel ou tel pays.

a) Premier système : le pouvoir est immédiatement conféré de Dieu au corps social tout entier. — Ce système représente l’opinion la plus commune des théologiens scolastiques depuis le Moyen Age jusqu’au dix-neuvième siècle. On peut trouvez chez saint ThoMAS d’Aquin des textes qui lui semblent favorables (Cf. Jacques Zbillkr, L’idée de l’Etal dans saint Thomas d’Aquin. Paris, Alcan, 1910, in-8°). Il fut plus particulièrement approfondi, au début du dix-septième siècle, par SuxRKzetBBLLARMiN, à l’occasion de leur controverse fameuse avec le roi Jacques I er d’Angleterre. Les préoccupations doctrinales créées, chez les catholiques, par les erreurs de la Révolution française, firent perdre du terrain, pendant le dix-neuvième et le vingtième siècle, par l’opinion qu’avaient défendue Suarez et Bellarmin, et l’opinion contraire parut devenir prépondérante. Mais de nombreux théologiens restèrent, et demeurent encore, ûdèles au système qui fait du corps social tout entier le sujet immédiat du pouvoir venu de Dieu. Système qui, au premier abord, peut sembler mieux adapté aux conceptions politiques du monde contemporain sur l’organisation démocratique de l’Etat.

L’opinion dont nous parlons est proposée dans les termes suivants : le pouvoir politique vient de Dieu, et, pourtant, à en juger par la conduite normale et ordinaire de la Providence, Dieu n’a pas remis, d’une manière directe, apparente et visible, à un homme, ou à un groupe d’hommes, en particulier, le droit de parler et de commander en son nom. L’institution d’un gouvernement politique répondant aux exigences raisonnables du corps social tout entier, ce sera donc le corps social lui-même, qui devra être considéré comme investi, d’une manière immédiate, de l’autorité venue de Dieu, pour en régler la transmission et l’organisation selon les conditions concrètes que pourra requérir le bien commun temporel. Dans les cas, peu nombreux, relativement parlant, où l’histoire politique d’un pays ou d’un régime commence par une consultation formelle delà collectivité nationale, aucune difficulté n’existe pour concevoir la vérification du système de l’investiture divine, primordialement conférée au corps social tout entier. Maison ne peut négliger les cas, beaucoup plus nombreux, selon toute apparence, dans lesquels la collectivité nationale n’eut jamais occasion de se prononcer, par voie de consultation explicite, sur l’organisation politique de l’Etat et le choix des gouvernants de la chose publique. On ne peut nier, cependant, que des régimes politiques existèrent, souvent et longtemps, dans des conditions équitables, raisonnables, pacifiques, utilement conformes aux exigences du bien commun temporel, et sans avoir bénéficié d’aucune consultation nationale qui leur conférât aulhentiquement le pouvoir. Il faut alors donner à la théorie une application plus large et une interprétation plus élastique. La possession prolongée, pacifique, du pouvoir politique, en des

conditions conformes au bien commun temporel, comporte ou suppose nécessairement l’approbation équivalente, l’adhésion tacite du corps social tout entier. Les gouvernants de l’Etat seront donc tenus pour investis correctement du pouvoir politique, en vertu même de cette approbation équivalente, de cette adhésion tacite, qui permet de dire que les chefs du peuple doivent le caractère légitime de leur autorité publique à la volonté, suffisamment manifestée, de la collectivité sociale et nationale. Solution qui réclame un peu de bon vouloir, mais qui n’a rien d’illogique ou d’inconcevable.

Dans ce système, le corps social tout entier opère, en faveur des gouvernants de l’Etat, lorsquele régime établi n’est pas celui de la démocratie pure et directe, une véritable transmission de pouvoir. Le corps social conclut un pacte avec les gouvernants de l’Etat, électifs ou héréditaires. En vertu de ce pacte, le peuple aliène l’autorité publique qu’il avait naturellement reçue de Dieu, et la confère aux gouvernants, ceux-ci prenant l’engagement réciproque d’exercer le pouvoir en vue du bien commun temporel, dans les limites prescrites par la loi divine et par la constitution particulière de chaque Etat. Hors des cas où le contrat est résolu par l’accomplissement de l’une des clauses résolutoires du pacte fondamental, ou par une évidente et légitime exigence du droit naturel, le peuple n’a aucun droit de reprendre le pouvoir dont il s’est validement dessaisi par voie d’aliénation et de transmission régulière en faveur des gouvernants. On concilie, de la sorte, le droit divin naturel du pouvoir politique et le caractère humain de sa détermination concrète.

L’exposé le plus complet de cette théorie existe chez François Suarez : De f.egibus, livre III, chap. 1 à iv ; — Defensio Fidei contra Jacobum regeni, livre III, chap. 1 à m.

b) Deuxième système : le pouvoir est immédiatement conféré de Dieu aux gouvernants de l’Etat. — On reconnaît unanimement que l’immense majorité des organisations politiques dont l’histoire nous apprend l’origine, ou nous permet de la conjecturer avec vraisemblance, n’ont pas eu pour fondement un pacte conclu, au moins d’une manière apparente et distincte, entre gouvernants et gouvernés. Ce n’est que par une opération de l’esprit qu’il est possible de concevoir alors une transmission de pouvoiraccomplie, au profit des gouvernants, par le corps social tout entier. La réalité historique et concrète apparaît fort différente. Tantôt, c’est le régime familial et patriarcal qui évolue en société politique, et le pouvoir paternel ou patriarcal qui devient un droit de souveraineté. Tantôt, c’est le régime domanial, qui évolue pareillement en une organisation politique et qui fait delà souveraineté une conséquence ou une survivance de la propriété, primitivement possédée sur le terroir et peu à peu démembrée. Tantôt, c’est une nécessité d’ordre public et de sa lut commun qui impose, comme spontanément, l’exercice de l’autorité suprême à celui ou à ceux que leurs talents, leurs services, leur rôle antérieur dans la vie sociale désignent comme seuls capables d’y pourvoir efficacement. Tantôt même, c’est une juste conquête, opérant une translation de souveraineté politique, pour un territoire et un rameau de population, comme sanction légitime d’une juste guerre. Dans tous ces cas, reconnus par la théologie catholique pour conformes aux exigences du droit, une autorité politique se trouve raisonnablement, équitablement constituée. Elle bénéficiera, sans contestation possible, des pouvoirs de légitime souveraineté, comme Ministre de Dieu pour le bien, selon la conception chrétienne de l’origine divine du pouvoir politique. 89

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Mais, pour expliquer, en faveur du gouvernement ainsi constitué, la transmission de l’autorité venue de Dieu, pourquoi serait-il nécessaire d’alïlrmer une aliénation tacite opérée par le corps social tout entier, un pacte d’acquiescement raisonnable et silencieux, conclu par le peuple avec les chefs qui vont exercer le pouvoir ? S’il existait une certitude doctrinale en faveur de la conception d’après laquelle le pouvoir réside primitivement dans le corps social tout entier, l’aliénation tacite, le pacte d’acquiescement, deviendrait une explication très satisfaisante, dictée par la nature des choses et accordant deux principes également solides et certains. Mais ce droit originel du corps social tout entier ne nous est imposé par aucune certitude rationnelle ou révélée, il ne constitue, précisément, qu’une respectable hypothèse philosophique. Nous ne sommes donc nullement tenus d’y recourir, si les donnéescertaines que nous avons le devoir d’admettre et de concilier peuvent s’expliquer raisonnablement d’unemanièreplus simple encore et plus directe. L’hypothèse du consentement tacite paraîtra, en effet, un peu gratuite et artificielle dans bien des cas. Ellesemblera même assez bizarre, quand elle devra être appliquée aux populations qui subiront un changement de souveraineté politique par le moyen d’uney « s/e conquête.

De nombreux docteurs catholiques, surtout depuis un siècle, croient plus rationnel de concevoir l’autorité venue de Dieu comme conférée immédiatement aux gouvernants eux-mêmes de l’Etat, dès lors que ceux-ci vont être investis de la puissance publique en vertu de l’un des titres humains qui seront conformes aux exigences de la justice et de l’intérêt social. C’est la nécessité naturelle et raisonnable du bien commun temporel, dans la société politique, qui rend certaine l’investiture divine dont les chefs de la cité sont les dépositaires pour l’exercice du pouvoir. D’autre part, le titre patriarcal, le titre domanial, lexigence du salut public, la juste conquête et autres titres humains comptent, de même que la désignation faite par le corps social tout entier, au nombre des conditions historiques qui traduisent la nécessité naturelle et raisonnable du bien commun temporel. Donc, pourquoi ne pas admettre que l’investiture divine est immédiatement conférée à ceux qui réalisent concrètement, dans chaque cas particulier, ces conditions équitables, historiques et humaines ?

Pareille conception semble tenir compte de tous les éléments certains du problème et permet d’éviter le recours à une hypothèse un peu artificielle et gratuite : celle qui, sans nécessité manifeste, introduit une volonté tacite du corps social comme devant conférer au pouvoir des gouvernants de l’Etat un caractère de légitimité, avec droit d’obliger en conscience, au nom de Dieu.

Dans le système où l’autorité politique est conférée immédiatement de Dieu aux gouvernants de l’Etat, comment expliquer le mode d’investiture qui tend à prévaloir dans les régimes démocratiques du monde contemporain : la volonté nationale réglant explicitement l’organisation du pouvoir ? — Parfaitement légitime, dès lors qu’il ne viole aucune des exigences certaines de la justice et du bien commun, ce mode d’investiture fonctionnera de la même manière, quel que soit le système adopté sur l’interprétation de la doctrine catholique de l’origine divine du pouvoir. Mais, dans le système qui nous occupe présentement, le vote national aura pour effet de désigner légitimement, comme le ferait tout autre titre régulier, les gouvernants qui recevront immédiatement de Dieu lui-même le pouvoir de régir la société politique, alors que, dans le système

que nous avons exposé en premier lieu, le corps social était considéré comme ayant déjà reçu de Dieu le dépôt de l’autorité publique, et, par l’élection régulière, confiait, transmettait aux gouvernants le pouvoir de régir la société politique. Dans le premier système, le vote national était une aliénation d’autorité, validement opérée, en faveur des gouvernants, par le corps social, déjà dépositaire de l’autorité ; alors que, dans le deuxième système, le vote national devient une désignation juridique, préalable et préparatoire à l’investiture même du droit de commander, que les gouvernants élus recevront immédiatement de Dieu, créateur et conservateur de la société politique.

Cette désignation préalable et préparatoire serait exactement du même ordre, par exemple, que celle qui, dans l’élection de chaque nouveau Pape, est opérée par le Collège des cardinaux : l’élection elle-même ne confère pas le pouvoir pontifical, mais elle désigne le personnage qui recevra de Dieu l’héritage de la primauté perpétuelle de saint Pierre. La diflérence est ici que, pour le pouvoir pontifical, l’investiture est de droit divin surnaturel ou positif, alors que, pour le pouvoir politique, l’investiture est de droit divin nalnrel, comme nous l’avons expliqué plus haut. Nul doute que ce concept de désignation préalable et préparatoire des gouvernants de l’Etat par la volonté du corps social soit un concept philosophique différent du concept de transmission de pouvoir, qui était celui des défenseurs de l’opinion plus commune chez les théologiens antérieurs au dix-neuxième siècle. On voit parla ce qui est caractéristique du système en vertu duquel c’est immédiatement aux gouvernants de l’Etat, quel que soit leur mode d’accession, que Dieu confère les prérogatives authentiques du pouvoir politique.

(L’exposé le plus autorisé de ce système existe chez Taparelli d’Azbglio, Essai théorique du Droit naturel, paru en 1857, livre 11, chap. v à x. — Du même auteur : l’Examen critique des gouvernements représentatifs dans la Société moderne, ouvrage contenant un chapitre étendu sur l’Origine du Pouvoir. Une traduction française de Taparelli : le volume sur Origine du Pouvoir et les deux volumes de l’Essai théorique de Droit naturelle trouve chez Lethielleux. Au point de vue scolaire, voir Cathrein, Philosophia moralis, livre II, chap. iii, thèses 79 à 81.)

c) Questions que la controverse ne prétend pas résoudre. — Les deux systèmes que nous venons d’exposer constituent des explications vraiment plausibles et sérieuses. Tous deux se fondent sur des considérations vraisemblables, quoique non pas absolument concluantes. Aucune objection décisive ne peutêtre formulée ni contre l’un ni contre l’autre. On peut dire sans crainte d’erreur que c’est une controverse qui restera perpétuellement ouverte.

Il faut se garder d’y introduire des plaidoyers pour ou contre un régime politique déterminé, comme si, par exemple, le système qui considère le pouvoir comme primordialement conféré de Dieu au corps social tout entier devait favoriser la démocratie politique, tandis que le systèmequiconsidère le pouvoir comme conféré immédiatement de Dieu aux gouvernants de l’Etat devait favoriser les dynasties ou aristocraties héréditaires. Rien de moins exact, nonobstant l’association d’idées qui vient facilement à l’esprit entre le régime démocratique et la théorie de Suarez, ou entre les régimes héréditaires et la théorie de Taparelli. La démocratie politique peut cadrer, sans aucun effort, avec le système du pouvoir conféré immédiatement aux gouvernants de l’Etat : le vote populaire sera, dans ce régime, la condition régulière et fondamentale de l’accès légitime 91

POUVOIR POLITIQUE (ORIGINE DU)

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au gouvernement politique et à l’investiture divine de l’autorité. Les dynasties et aristocraties héréditaires peuvent cadrer, non inoins facilement, avec le système du pouvoir conféré primordialement au corps social tout entier : car l’existence pacifique et stable du régime monarchique ou aristocratique comporte nécessairement l’acceptation équivalente, le consentement tacite de tout le corps social ; c’est le suffrage de la tradition historique et nationale, qui, dans la théorie dont nous parlons, constitue un droit légitime à la possession du pouvoir et une investiture parfaitement authentique.

De même, ce n’est pas l’adoption d’un système ou d’un autre qui résoudra plus clairement les cas litigieu. r relatifs au changement de régime politique ou à la légitimité d’un régime contesté. Le droit de recourir à la force pour changer le régime politique est subordonné à des conditions rigoureusement limitatives, répondant aux strictes exigences de la justice, de la morale et du bien commun, conditions que les docteurs catholiques ont judicieusement déterminées. La vérilication concrète de pareilles conditions pourra donner lieu à de graves et irritants désaccords entre honnêtes gens. Mais ni l’un ni l’autre des deux systèmes catholiques de l’origine du pouvoir politique ne rendra certain ce qui sera douteux ou obscur. Dans le système du pouvoir conféré primordialement au corps social tout entier, le changement de régime est légitimé par des abus ou des crimes assez considérables pour rendre caduc le pacte fondamental et pour autoriser la nation à en conclure équitablement un autre. Dans le système du pouvoir conféré immédiatement aux gouvernants de l’Etat, l’investiture divine cesse d’appartenir à ces derniers lorsque des abus ou des crimes considérables annulent le titre humain, dérivé de l’intérêt social, qui conditionnait et motivait cette investiture. Donc, dans les deux systèmes, la solution sera identique, et la difficulté pratique sera pareillement identique : les abus ou les crimes sont-ils assez graves, et assez irrémédiables par les moyens légaux, pour que l’on doive regarder le pacte fondamental comme caduc (premier système), ou pour que l’on doive regarder le titre humain de l’investiture divine comme annulé (deuxième système) ?

On doit en dire autant de la contestation relative à la légitimité d’un régime politique. Il y aura des pays où, par suite descomplications historiques ou des révolutions accumulées, un désaccord sérieux pourra longtemps exister, dansla partie saine et honnête delapopulalion, sur la légitimité plus ou moins contestable du pouvoir qui est en possession légale et paisible de l’autorité politique. Encore une fois, ce n’est pas l’adoption de l’une ou l’autre théorie catholique de l’origine du pouvoir qui dirimera le litige. La solution favorable et la solution défavorable à la légitimité du régime pourront être soutenues, indistinctement, par les défenseurs de l’un ou de l’autre système, qui prendront seulement des formules différentes pour exprimer les mêmes choses. Admettra-t-on la légitimité du pouvoir établi ? Dans le premier système, on dira que la transmission de l’autorité par le corps social tout entier est certaine et valide. Dans le second système, on dira que le titre humain, fondé sur l’intérêt social, qui doit motiver et conditionner l’investiture divine échappe à toute discussion raisonnable. — Sera-t-on, au contraire, opposé à la légitimité du régime existant ? Dans le premier système, on dira que le consentement national ne présente pas les caractères de liberté, de sincérité, de stabilité, d’unanimité morale, qui invaliderait le droit du régime antérieur. Dans le second système, on dira que les considérations d’intérêt moral et so cial militent toujours en faveur du régime antérieur et mettent le gouvernement de fait en désaccord avec les exigences du bien commun temporel qui seHles, pourraient rendre authentique et certaine l’investiture divine.

Nous tenions à montrer que la différence est, en réalité, fort légère entre les systèmes catholiques, et que la controverse est loin d’avoir l’importance pratique que, dans certains milieux, on lui attribue quelquefois. C’est à dessein que, jusqu’ici, nous n’avons pas même prononcé le nom de la théorie du droit divin des rois, telle que la proposa le roi Jacques I" d’Angleterre, dont les opinions furent combattues par 15ki.lah.min et Suauez. La raison en est que la contestation fameuse, au sujet des prétentions du roi Jacques, projette fort peu de clarté sur la controverse quenous nous efforçons d’élucider ici.

La question de l’origine du pouvoir politique ne fut pas examinée pour elle-même, soit chez le roi Jacques, soit chez Suarez et Bellarmin. Il s’agissait, en réalité, du pouvoir indirect de la Papauté sur le temporel des couronnes, et, plus particulièrement, du droit des Papes à relever les sujets du serment de fidélité envers les souverains hérétiques. C’est sur ce problème que le roi Jacques était le plus intransigeant et le plus susceptible, tandis que Bellarmin et Suarez tenaient à défendre les prérogatives pontificalesau sujet du pouvoir indirect et du serment d’allégeance. Le concept philosophique de l’origine divine du pouvoir politique se trouva introduit parvoie oblique, comme argumentpouroucontre la thèse pontificale, pour ou contre l’immunité des couronnes. Bellarmin etSuarezrattachèrent leurlégitime argumentation sur la déchéance possible d’un souverain à la théorie, communément admise chez les scolastiques, du pouvoir conféré primordialement au corps social tout entier, et non pas aux gouvernants de l’Etat. Jacques P’rattæhases prétentions exorbitantes à la théorie du pouvoir conféré immédiatement aux gouvernants de l’Etat, et à nul autre : le droit divin des rois. Ce qui était faux dans l’opinion de Jacques 1", comme de tous les régaliens et gallicans qui défendirent le même système, consistait, non pasdans une théorie de l’origine même du pouvoir (théorie que personne n’a démontrée fausse et qui devait, plus tard, devenir prépondérante chez les catholiques), mais dans une exagération absurde et idolâtrique des prérogatives de la souveraineté politique, considérée comme illimitée, inamissible, exempte de toute possibilitéde déchéance. Lorsque l’on en vient à cette conception païenne et dictatoriale des droits de l’Etat, on contredit gravement, par le fait même, la conception rationnelle et chrétienne du pouvoir politique. On commet, avec Jacques I er, au nom du droit divin, une usurpation toute pareille à cellcque commettent, au nom du droit populaire, les défenseurs de la conception révolutionnaire et jacobine, les apologistes du droit illimité de la majorité souveraine. Mais nous voilà conduits sur un tout autre terrain de controverse, et les erreurs odieuses de Jacques I",. comme de Jean-Jacques Bousseau, sur l’étendue des prérogatives delà puissance publique, sont parfaitement distinctes et séparahles du problème philosophique et théologique de l’origine du pouvoir. Problème dont il est opportun de rappeler la position trèsnetteet très simple : le pouvoir politique est-il conféré immédiatement de Dieu aux gouvernants de l’Etat, ou bien au corps social tout entier, celui-ci devant transmettre ensuite aux gouvernants l’autorité reçue de Dieu ? (Sut la controverse de Jacques I « et de Bellarmin, cf. J. dr La Sbrvikrb : De Jacobo I Angliæ rege, cum cardinali lïobeito Bellarmino, S.J., super potestate, cum regia, turn pon93

POUVOIR POxNTIFICAL DANS L’ORDRE TEMPOREL

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tificia, disputante, 1607-1609. Paris et Poitiers, Oudin, 1900, in-8°. Thèse qui l’ut précédée par celle de Mgr Quillirt : De avilis Potestatis Origine Theoria catholuu. Lille, 1893, in-8°, et par l’étude de l’abbé Fkret : l.e Pouvoir civil devant V Enseignementcatholiaue. Paris, Perrin, 1888, in- i 1.)

Les régaliens, césarienset gallicans du Moyen Age et de l’époque moderne rendirent donc au système du pouvoir conféré immédiatement aux gouvernants de L’Etat le mauvais service de l’associer à une conception païenne et fausse de l’autorité publique. Il en résulta, pour le système, un certain discrédit dans les écoles catholiques, jusqu’au dix-neuvième siècle. Mais, depuis une centaine d’années, la réaction doctrinale contre les erreurs de Jean-Jacques Rousseau et de la Révolution française, réaction légitime et nécessaire en son principe, conduisit les théologiens catholiques à une étude plus approfondie duproblème de l’origine du pouvoir, et cette étude profita considérablement à la théorie, naguère un peu disgraciée, de lacollation immédiate de l’autorité aux gouvernants de l’Etat. Non seulement Home ne frappa d’aucune réprobation le système renaissant, qui avait pourtant contre lui la faveur que lui avaient témoignée, naguère, tous les adversaires des doctrines romaines et pontificales, mais Rome parut presque adopter cette théorie dans l’Encyclique Diulurnum illu d, de Léon XIII(1881), et l’Encyclique Notre charge apostolique, de Pie X (1910). Le choix populaire, quand il se produit, au témoignage de cesdeux documents du Magistère, ne délègue pas le pouvoir, il désigne la personne qui en sera investie.

En 1910, la Revue augustinienne et, en 191 1, l’Ami du Clergé ayant exprimé l’avis que le système de Suarez et des anciens scolastiques serait, désormais, plus dillicile à soutenir pour un catholique, le R.P. Cavallera, dans le Bulletin de Littérature ecclésiastique, de Toulouse, démontra doctement et fermement, en 1 91 2, que la question de l’origine du pouvoir politique demeurait entière, et que l’opinion de Suarez et des anciens scolastiques conservait pleinement son droit de cité dans l’Eglise du Christ. C’est ce que nous avons, ici même, reconnu sans ambages. La controverse est toujours librement débattue entre catholiques.

Mais le langage qu’ont tenu Léon XIII et Pie X, sans vouloir trancher aucune question litigieuse, apporte à la thèse du pouvoir conféré immédiatement de Dieu aux gouvernants de l’Etat une garantie de sécurité doctrinale dont il n’est pas permis de méconnaître la portée. Voici en quels termes l’Encyclique Diuturnum illud caractérise la participation possible du peuple au choix de ses gouvernants : Interest autem atlendere, hoc loco, eos qui rei publicæ præfuturi sint posse, in quibusdam causis, voluntate iudicioque deligi multitudinis, non adversante neque répugnante doctrina catholica. Quo sane delectu designatur princeps, non conferuntur jura principatus, neque mandat ur imperium, sed statuilur a quo sit gerendum. Ce texte de Léon XIII est reproduit par Pie X, avec des commentaires qui en accentuent le relief, dans l’Encyclique Notre charge apostolique. Encore une fois, nous nous abstiendrons de tirer de semblables déclarations des conclusions trop absolues, que ne suggère pas le contexte prochain ou éloigné. Ni Léon XIII ni Pie X n’a eu pour intention, en parlant ainsi, de réprouver l’opinion de Suarez et des anciens scolastiques, ou de prendre positivement et directement parti dans la controverse entre docteurs catholiques sur l’origine du pouvoir politique. Mais on ne peut sérieusement contester que les deux documents susdits empruntent les

concepts et le

d’après lesquels

langage même des théologiens

l’investiture divine est conférée immédiatement, non pas au peuple entier, mais aux gouvernants de l’Etat. Nous en conclurons tout simplement que cette opinion nous apparaît, de la sorte, comme très appuyée, très hautement autorisée dans l’Eglise de Dieu. Personne n’a plus le droit de proposer le système de Suarez et des anciens scolastiques comme la seule théorie catholique en cette matière, et de présenter le système de Taparelli comme une théorie quelque peu suspecte, comme une survivance malencontreuse des idées de déification de la souveraineté politique, qui furent l’erreur du roi Jacques, des gallicans de l’ancienne France et de l’ancienne Europe, des légistes de Philippe le Bel et de Louis de Bavière. Désormais, la place est nette des vieilles polémiques où le problème de l’origine du pouvoir était obscurci par des contestations doctrinales qui n’avaient avec lui aucune connexion nécessaire. Les deux systèmes catholiques peuvent être soutenus avec une entière liberté parmi nous : on doit choisir, entre l’un et l’autre, d’après la probabilité plus ou moins satisfaisante quechacun découvre auxarguments rationnels dont l’une et l’autre école se réclame.

(Notons que l’éminent historien de François Suarez, le R. P. Raoul de ScoRRAiLLE, adopte, sur ce point, la théorie contraire à l’opinion du Doctor eximius ; tome II, p. 178 à 182.)

d) Conclusion. — La différence de conception entre les deux systèmes catholiques n’est que de peu d’importance théorique, et, par elle-même, n’engendre aucune divergence réelle dans le domaine pratique. C’est une controverse spéculative, sur laquelle il n’y a pas lieu de se passionner.

L’essentiel est de mettre en pleine lumière la doctrine authentique et certaine de l’Eglise catholique, doctrine à la fois rationnelle et révélée, de l’origine divine du pouvoir politique, qui donne un caractère moral et obligatoire à l’exercice légitime de l’autorité publique, dans les circonstances humaines et historiques où cette puissance trouve sa détermination concrète.

Tous les droits, ceux de l’autorité et de la liberté, des gouvernants et des gouvernés, obtiennent dans cette doctrine, leur franche et entière sauvegarde, sous l’égide mêmede Celui quia voulu la société politique et l’autorité politique, et qui a marqué les justes limites de leur pouvoir, en créant la nature humaine, avec ses exigences raisonnables, morales et sociales dans la ligne du bien commun temporel, raison d’être de la société et de l’autorité.

Il existe donc un droit divin des princes, ou des gouvernants, et un droit divin des peuples, ou des gouvernés. La vérité authentique est dans leur synthèse harmonieuse, et non pas dans leur opposition factice. Au livre III (chapitre iv) de son traité Du Pape, Josbi » h dk Maistre a excellemment écrit : C’est l’Eglise seule qui, par la bouche de ses Pontifes, sut établir à la fois, et l’origine divine de la souveraineté, et le droit divin des peuples. Yves de la Briêrb.