Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Pauvres (les) et l'Eglise

Dictionnaire apologétique de la foi catholique

PAUVRES (LES) ET L'ÉGLISE. — I. Position DE LA QUESTION. — II. LkS PaUVHES AVANT Le Christianisme : i° Les pauvres et les peuples païens de l’Orient. 2° Les pauvres et le peuple juif. 3* Les pauvres chez les Grecs. 4° Les pauvres chez les Humains. — III. Le Christianisme. — Les Pauvres DANS LES TROIS PREMIERS SIÈCLES DE l’EgLISE, avant l'édit de Constantin (313) : 1° La doctrine de Jésus-Christ et les temps apostoliques. 2' Les Pères de l Eglise et la pauvreté. 3" L’Eglise de Jérusalem. — Les diaconies. 4° Fonctionnement des diaconies primitives.— Les agapes. — IV. Les Pauvres dans l’Empire romain après Constantin : 1° Les Etablissements hos/italiers. a° Adminittraiion des Hôpitaux. — V. Les Pauvres en Occident APRÈS les grandes INVASIONS. — Les GRANDS ÉVÈQUBS FRANÇAIS. — LeS PAROISSES. — LeS MONASTÈRES. — VI. Les Pauvres au moyen agk : 1° Les Maisons-Dieu. a" Régime intérieur des Maisons-Dieu : A. Les ordres Hospitaliers. B. Le soin des pauvres malades. 3° Les /léproseries et Alaladreries. — VII. La Réforme Protestante et LES Pauvres, — La spoliation des fondations charitables. — VIII. Le Concile db Trente et la RÉFORME catholique. — L’Eglise bt la Charité au xvii' siècle : 1° L’action du Concile, a* f.es nouvelles congrégations hospitalières et les nouveaux hôpitaux. 3° La répression de la mendicité. — Les Hâpitau, r Généraux, et les Jésuites. 4 » L’action individuelle : A. Les Confréries de charité. B. Les Dames de la Charité. C. Les Filles de la Charité. 5° L’exercice pratique de la charité au xvn' siècle.

— Les idées charitables de l'époque. — IX. Lb

XVIII" SIÈCLB. — La RÉVOLUTION ET LES PAUVRES.

— La spoliation des hôpitaux. — X. L’Eolise et LES Pauvres au xix^ siècle. — La Congrégation,

— /.es Conférences de Saint-Vincent-de-Paul. — J-es innombrables œuvres catholiques. — /.es objections contre la charité.

I. — Position de la question. — L’amour el le soin des pauvres est essentiellement et spécifiquement une vertu chrétienne. L’amour de Dieu, en effet, d’après l’enseignement du Christ, n’existe pas sans l’amour effectif du prochain ; l’assistance des pauvres n’est pas seulement une vertu sociale, mais une vertu individuelle qui oblige la conscience de chaque chrétien en particulier.

L’Eglise a-t-elle été fidèle sur ce point à son idéal divin, et non seulement l’Eglise, mais les chrétiens et plus spécialement les catholiques pris dans leur ensemble ?

Telle est l’enquête historique qui s’impose à l’apologiste. Elle doit commencer par un coup d’oeil sur les peuples païens avant Jésus-Christ, afin de faire mesurer au lecteur la profondeur de la révolution chrétienne : puis il faut étudier chaque grande période de l’histoire et observer l’altitude de 1 Eglise. Les faits répondront aux théories des idéologues protestants ou socialistes. Car en pareille matière, les faits seuls ont une puissance persuasive et une valeur apologétique.

II. — Les Pauvres avant le Christianisme.

— 1° Les pauvres et les peuples païens de l’Orient.

— Parmi ces peuples, les Assyriens, presque exclusivement adonnés à la guerre, sont universellement connus pour leur cruauté. Babylone ne le cède guère à Ninive. Les textes assj’riens et babyloniens nous révèlent les scènes épouvantables qui suivaient la prise des villes et la capture des prisonniers. Les rois d'.A.ssyrie se glorifient presque toujours dans les mêmes termes d’avoir faitécorcher vifs en leur

présence les ministres ou les grands, et d’avoir tapissé les murs de leurs peaux, d’avoir emmené les captifs en coupant aux uns les mains et les pieds, aux autres le nez et les oreilles » (F. Lenormant, tlist. anc. de 1 Orient, t. IV, ch. v, § 2, pp. 169-170 ; J. Oppert, Hist. des empires de Chaldée et d’Assyrie, pp. 'J^-So). Après la prise de Jérusalem, Nabuchodonosor fait périr les fils du roi Sédécias, en présence de leur père, et immole les principaux d’entre les Juifs (Jérém., lu).

Les peuples, établis sur les côtes de Syrie, offrent aux dieux des sacrifices d’enfants nouveau-nés ; de Phénicie, ces usages se transportent à Garthage et aux autres colonies phéniciennes (Diod. de Sicile, XX, xiv, Phitarqub, De la superstition, xiii). En Assyrie et en Chaldée, les abandons d’enfants sont fréquents.

Que devenaient chez ces peuples les pauvres et les malheureux ? Les documents sont muets sur ce point et nous n’y trouvonspas l’idée d’une assistance organisée. On doit noter cependant que les rois assyriens, si cruels à leurs ennemis, apparaissent humains pour leurs sujets. Un courtisan, dans une lettre adressée probablement à Assarhaddon, lui dit :

« Tu délivres le captif. Celui qui de longs jours a été

malade revient à la vie. Les affamés sont rassasiés, les affligés sont consolés » (François Martin, Lettres assyriennes et babyloniennes, Pev, de l’Insl. cath. de Paris, igoi, p. la). Les esclaves ne sont pas abandonnés entièrement à la discrétion de leur maître ; on vend le mari avec la femme ; un esclave peut, à Babylone et à Ninive, se racheter au moyen de son pécule, contracter, être témoin, posséder d’autres esclaves (Sayce, Social life among the Assyrians and Babylonians, in-ia. Oxford, 1898, ch. vi. Slavery, pp. 75-83). Des fragments de briques nous révèlent des adoptions d’enfants abandonnés ; d’autres fragments nous les montrent au contraire « exposés à être mordus par les serpents du chemin » (F. Lenormant. Etudes Accadiennes, t. III, pp. 167-168).

En résumé, les Assyriens et les Babyloniens, si cruels pour les peuples qu’ils subjuguent, témoignent de quelque humanité entre eux et à l'égard de leurs esclaves ; mais aucune institution n’apparaît chez eux destinée à secourir la misère et à venir en aide aux pauvres.

En Egypte, nous trouvons un peuple supérieur par ses erojances et sa morale aux nations dont nous venons de parler. Aussi est-il plus charitable. Les plus anciens papyrus et les inscriptions des tombeaux révèlent des sentiments d’humanité envers les petits. Le papyrus Prisse, le plus ancien des traités de morale égyptiens, renferme les leçons célèbres de Ptah-Hotep(V dynastie). En voici un extrait : oxxx. Si tu es grand, après avoir été petit, [si] tu es riche après avoir été gêné ; [lorsque tu es] à la tête de la ville, sache ne pas te faire avantage [de ce que] tu es parvenu au premier rang, n’endurcis pas ton coeur à cause de ton élévation ; tu n’es devenu que l’intendant des biens de Dieu. Ne mets pas après toi le prochain, m qui est ton semblable ; sois pour lui un compagnon » H (Ph. ViREY, Papyrus Prisse, Biblioth. de l’Ecole des ^ Hautes Etudes, fasc. LXX ; in-8, 1 887, pp. 40-50 et 82). Dans les préceptes du scribe Ani à son fils, KhonSou-Hotep, environ quinze siècles avant notre ère, on lit : « Ne remplis pas ton cœur des biens d’autrui. Ne mange pas ton pain pendant qu’un autre est debout, sans que tu étendes ta main pour lui vers le ijain » (Amelineau, Essai sur l'évolution hist. et phil. des idées morales dans l’Egypte ancienne, in-8, 1895, ch. XI, pp. 339-358). Ce précepte de donner du pain est fréquemment rappelé par les hiéroglyphes. 1657

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Dans un tombeau remontant à la VI’dynastie, le raort a fait graver ces paroles : « J’ai élevé à mon père une demeure magnilique ; j’ai honoré ma mère ; j’ai été plein d’amour pour tous mes frères ; j’ai donné des pains à celui qui avait faim, des vêtements à celui qui était nu, à boire à celui qui avait soif ; aucune ctiose peccamineuse n est en moi » (Ambli-NEAU, op. cit., ch. II, p. 84). Ameni, le prince du nome de Meh (XU= dynastie) après avoir énuraéré ses victoires, ajoute : < Il n’y eut pas d’airamé dans mon temps, même quand il y avait des années de famine. Il n’exista pas de pauvres dans mon nome. Je donnai à la veuve comme à celle qui avait un mari. Je ne distinguai pas le grand du petit dans tout ce que je distribuai » (E. Rbvillout, Hetue Egypt., ’)' année, 1882-1896, fasc. ii, p. It’j). Le Livre des morts, reproduit en partie ou en entier dans les tombeaux sur presque tous les papyrus funéraires avec la scène du jugement devant Osiris, renferme des passages remarquables sur le même sujet. La confession négative du défunt, au milieu de beaucoup d’autres dénégations, contient celles-ci : a Je n’ai fait souffrir personne de la faim… Je n’ai pas enlevé le lait de la bouche de l’enfant. » Puis viennent ces allirmations positives : « J’ai donné du pain à l’cifTamé, de l’eau à celui qui avait soif, des vêlements à qui était nu et une barque à qui en manquait. » Le Page Renocjf, The Egyptian Book of Ihe dead, ch. cxxv, Londres, 1904, pp. 312-214. P. PiBRRET, ie Livre des mnrts des anciens Egyptiens, iniS, 1882, ch. cxxv, pp. 369 et suiv. (Cf. Dict. Apol., an mot Egypte, col. l’A’i’i). Evidemment, de l’atTirmation particulière intéressée à la réalité générale pour tout le peuple, il y a loin, et l’on ne saurait oublier les horreurs causées par les armées en campagne et le sort des prisonniers qui durent construire les pyramides, les digues ou les chaussées. La Bible nous révèle tout ce que les Hébreux eurent à souffrir (Ex, , i, 14). On a pu dire que, danslesmonumentsdu règne deRamsésIl, « iln’y a, pas une pierre qui ne cotite une vie humaine » (F. Len’ormant, op. cil.. ! , pp. 217-218)..Mais, d’autre part, l’histoire de Joseph, sous quelque aspect qu’on l’envisage, est touchante, et indique, chez le Pharaon d’alors, de la bonté, de la largeur d’esprit, le souci du bien public et le désir de secourir la misère.

Ce qui rend les Egyptiens supérieurs aux Assyriens et aux Babyloniens, et permet de leur assigner une place d’honneur dans l’histoire de la charité antique, c’est l’idée de la résurrection après la mort, destinée à récompenser l’homme vertueux. Quel qu’ait pu être l’écart entre la théorie et la pratique, la vieille civilisation égyptienne sut « proclamer et maintenir pendant des siècles ces grands principes : l’égalité de la justice, — les droits de la femme et de l’enfant,

— le maintien de la condition d’homme chez l’esclave, — les obligations qu’imposent la richesse et le pouvoir, — l’assistance due au prochain malheureux » (L. Lallemand, Histoire de la Charité, in-8, 190a, t. I, p. 45).

a* Les pauvres et le peuple juif. — Avec les Hébreux, nous arrivons à une véritable législation économique, dans laquelle les pauvres ne sont pas oubliés. Le Pcntateuque, et spécialement, dans l’iEuvre de Moïse, le Lévitique et le Deutéronome, édlctent des mesures destinées à protéger le pauvre, la veuve et l’orphelin, l’e’clave et l’étranger.

En voici les points principaux : i* La terre appartient au Seigneur. Gomme nous l’avons lu plus haut dans le paprus Prisse, l’homme n’est que « l’intendant des biens de Dieu », son colon, son usufruitier :

« Vos advenæ et coloni mei estis » (Lév., xxv, 28).

2* Par suite, celui qui possède une terre ne peut la

vendre d’une manière définitive. Le vendeur ou son plus proche parent ont le droit de la racheter. Bien plus, au Jubile, tous les cinquante ans, le vendeur rentre automatiquement, sans indemnité à payer, en possession de son bien (L.év., xxv, 10 ; Josué, xiii). 3° Les fruits de la terre sont grevés de la dime, attribuée à la tribu sacerdotale de Lévi, qui ne [)ossède aucun bien, quia ipse Dominus possessio cjns est (Dent., x, 9). C’est la part de Dieu. 4" Mais il y a aussi la part des pauvres, prélevée sur la dîme sacrée, et tous les trois ans une dîme spéciale leur est attribuée (Deut., XIV, 28). Les jours de fête, la veuve, le pauvre et l’orphelin, sont invités aux festins de réjouissance (Dent., XVI). Bien plus, l’indigent, souffrant de la faim, a le droit de prendre dans les champs ou les vignes des épis ou des raisins et de les manger sur place. Toulef^ois il ne doit pas se servir de faucille pimr cueillir les épis ni emporter les raisins chez lui (Deut., xxiii, 24-26). 0° Celui qui possède doit laisser aux pauvres « l’angle du champ », sans le moissonner ; il ne doit pas ramasser les épis tombés, les gerbes oubliées, ni cueillir les grappes ou les olives qui restent après la vendange. C’est le bien du pauvre, qui possède le droit de glanage. 6’^ Tous les sept ans, en l’année sabbatique, la terre n’est pas cultivée ; ses produits spontanés servent à nourrir les maîtres et les serviteurs, les propriétaires et les nécessiteux (/ ?j"0(i., xxiii, 11 ; Lév., xxv, 6, 11, 32). )’Le salaire du travailleur est sacré ; il doit lui être versé le jour même, avant le coucher du soleil (Deut., XXIV, 14-15). 8" On doit prêter gratuitement à celui qui tombe dans le malheur les objets dont i ! a besoin (Deut., XV, g ; xxiii, 19). g" Ceux qui possèdent doivent secourir les pauvres, de telle sorte qu’il n’y ait nulle part de mendiants et d’indigents absolus : « Et omnino indigens et mendicus non erit inter vos «  (r)eut., -x.v, 4, 11).

Si, de la législation, nous passons à son application pratique, nous pouvons dire qu’elle fut à l’origine très rigoureuse, mais qu’ensuite les guerres, les invasions, la nécessité pour les Israélites de paj’er tribut ou de nourrir des armées étrangères, rendirent difficile l’exécution de certaines prescriptions de la loi mosaïque, en particulier celle de l’année sabbatique et de l’année jubilaire. D’autre part, les désobéissances de « ce peuple à la tête dure >i et les clivtinients qui les suivirent sont trop connus pour qu’il soit nécessaire d’insister. La prospérité du peuple juif est liée par Dieu lui-même à l’accomplissement de sa Loi ; sesprévarications.son penchant pour l’idolâtrie, la rapacité et 1 avarice de certains « anciens et princes du peuple » et leur mépris des pauvres attirent sur eux les diatribes enllammées des prophètes : « Israël a vendu le juste pour de l’argent, et le pauvre pour les choses les plus viles… Il a brisé contre terre la tête du pauvre et il a traversé toutes les entreprises des faibles… Vous avez pillé le pauvre… Je sais qiie vous l’opprimez dans vos jugements » (Jnios, 11, 6-7).

« Vous avez ôlé aux hommes non seulement le manteau, 

mais la tunique… Vous avez chassé les femmes de mon peuple des maisons oOi elles vivaient en repos… Vous arrachez aux pauvres jusqu’à leur peau, et vous leur ôtez la chair de dessus les os *(Michée, i, 8-9 ; III, a). (I Le Seigneur entrera en jugement avec les anciens et les princes de son peuple, parce que vos maisons sont pleines de la dépouille du pauvre… Pourquoi foulez- vous aux pieds mon peuple ? Pourquoi meurtrissez vous de coups le visage des pauvres ? » (lsaie,

, 13-i.5).

Ces invectives des Prophètes et ce que la Bible nous apprend par ailleurs des excès et des fautes de ce peuple, suffisent à prouver que cette législation, si équitable et si charitable pour le malheureux, ne 1659

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fut pas toujours parfaitement observée. La nature humaine se retrouve toujours — même chez les chrétiens, hélas — avec son égoïsme foncier. C’est pourquoi, après la captivité de Babylone, on en arrive à créer la bienfaisance léjfale et obligatoire. Deux collectes sont établies : la collecte rf » /)/(i((Thamhouj) qui est journalière et a pour but de se procurer des dons en nature ; la quête de la bourse (Koupah), qui se fait tous les vendredis et consiste dans une taxe déterminée, que doivent payer tous les citoyens ; cette collecte sert à alimenter la caisse de bienfaisance ; les pauvres, qu’ils soient Israélites ou païens, participent aux. distributions de secours.

En résumé, parmi les peuples de l’antique Orient, le peuple juif, précurseur du christianisme, nous apparaît avec une organisation économique supérieure à celle de ses voisins. La loi mosaïque édicté une série de mesures destinées à soulager les pauvres, et en fait une obligation à la fois morale et religieuse. La bienfaisance qui, en Egypte, apparaît surtout comme une vertu individuelle, revêt déjà chez les Israélites un caractère social.

3’Les paui’res chez les Grecs. — Malgré les dehors brillants de la civilisation hellénique, et les tableaux enchanteurs des poèmes homériques ou des écrivains du siècle de Périclès, nous sommes obligés de constater des tares nombreuses chez ce peuple si policé. Il faudrait d’ailleurs distinguer entre Athènes, Sparte et les autres villes de la Grèce.

Partout l’esclavage domine, et à l’encontre des peuples de l’Orient et des Juifs en particulier, les Grecs ont le mépris du travail manuel, qu’ils jugent indigne d’un homme libre. Si les héros d’Homère ne croient pas déchoir en travaillant à l’agriculture ou aux arts mécaniques, c’est plus tard un déshonneur pour l’Hellène, qui se pique d’être oisif, car « l’oisiveté, dit Socrate, est la sœur de la liberté » (Elibn, Var. Iiist.^ X, xiv ; Xknoi’iion, i’co’i., iv). Avoir beaucoup d’esclaves, les faire travailler dans les champs, les louer pour les travaux des mines, les occuper dans les forges ou les fabriques d’armes, comme le père de Démosthène, tel est le moyen pour le Grec de conserver et de cultiver la beauté de son corps et de livrer son esprit à la philosophie, aux lettres et aux arts. Les hommes libres ne doivent leurs jouissances intellectuelles et autres qu’aux soulfrances des esclaves. C’est là le fondement même et la base de

! a société hellénique. Sparte se sert des Ilotes, véritables

esclaves d’Etat qui, au nombre de 200.000, font vivre So.ooo citoyens ; elle les traite avec une dureté proverbiale, les massacrant ou les supprimant avec perfidie, lorsqu’ils se sont distingués à la guerre, car l’Etat serait en danger, s’ils devenaient trop nombreux (Cf. dans Thdcydide, Guerre du l’élopon., IV, i.xxx, le meurtre de deux mille d’entre eux. Voir .lussi DioD. DE SiciLB, XII, Lxvii ; Wallon, Hist. de l’esclavage, I, pp. ga-igS ; Dict. des antiq. grecques et romaines, aux mots Helotæ et Krypteia). A Athènes, où les mœurs sont plus douces et l’esclave mieux traité, on met à la torture tout esclave appelé à témoigner devant les tribunaux, et c’est la preuve regardée comme la plus convaincante par Démosthène lui-même, qui trouve cette torture toute naturelle (DKMOSTHÈNB, Plaidoyer contre Conon ; Troisième plaidoyer contre Aphobos, § ii, etc.).

L’enfant, cet être sacré, n’a droit à la vie que si le père l’accepte à son foyer. A Athènes, c’est lui qui décide de sa vie ou de sa mort ; il a le droit de l’abandonner, de le vendre ou de le faire périr. Les infirmes, les faibles, les filles surtout sont sacriliés. La femme, dans certains cas, « a le droit d’étoutTer ses enfants à leur naissance i>, ainsi qu’en témoigne une

inscription odieuse trouvée à Delphes (11. Dareste, Journal des savants^ juin 1897, p. 348). A Sparte, les enfants appartenant à l’Etat, ce sont les vieillards qui, après examen, décident de conserver les plus robustes et d’exposer les autres sur le mont Taygète (Plutarqub, Lycurgue, ^ xvi). A Thèbes, les enfants sont traités un peu plus humainement ; ceux que les parents ne veulent pas élever sont portés chez les magistrats et vendus par eux à des personnes qui les élèvent et s’en servent ensuite comme d’esclaves (Elien, Hist. var., liv. II, ch. u). L’avorterænt est partout, en Grèce, à l’état de coutume habituelle. AnisTOTE n’y voit aucun mal (Politique, l. IV, ch. xiv, § 10) et Platon admet le meurtre des enfants mal constitués.

La Grèce regorge de pauvres mendiants. VOdyssée nous les représente « un bâton à la main, ayant sur le dos une besace percée, qu’un lien tout usé attache à leurs épaules » (Odyss., XIII, v. 43y-4’io). HKSionn nous les montre envieux et jaloux les uns des autres (/-es J’rav. et les jours, v. 26). D’après Ahistol’HANB, le tonneau de Diogène n’était pas une simple excentricité, mais un refuge assez ordinaire aux mendiants (Chev., v. 792).

Quelles mesures les ic cités » grecques prirent-elles en faveur des pauvres ? A Athènes, les « citoyens » reçoivent un secours de l’Etat dans certaines circonstances : 1° Le soldat mutilé par suite des blessures de guerre est gratifié s’il possède moins de trois mines (environ 300 fr.), d’une allocation journalière d’une obole, à l’origine, puis de deux oboles. Solon, d’après les uns.Pisistrale selon d’autres, avait établi ce secours. — a" Les orphelins de guerre, dont le père était mort pour la Patrie, étaient élevés aux Irais de l’Etat. — 3° Les individus, incapables de travailler, reçoivent deux oboles par jour. — l° Les tilles des plus pauvres citoyens reçoivent une petite dot pour pouvoir se marier. Notons qu’il ne s’agit ici que des citoyens ; que les métèques et les esclaves sont exclus de cette assistance, et que cette assistance elle-même relève plutôt de la justice que de la charité.

Bientôt d’ailleurs, indépendamment de Sparte, où l’égalité démocratique aboutit au partage des terres, aux repas publics, à l’éducation de la jeunesse par l’Etat, la plupart des villes de l’Hellade ou des colonies en arrivent, à l’exemple d’Athènes, à des distributions d’argent qui sont une arme politique aux mains des démagogues et, en favorisant la paresse des masses populaires, préparent la décadence de la Grèce et son asservissement aux Romains. C’est d’abord, sous Périclès, l’institution du triobole, indemnité de trois oboles, destinée aux 6.000 juges des tribunaux populaires ; Cléon l’augmente, et chaque citoyen qui assiste à une assemblée ordinaire reçoit six ol>oles, et à une grande assemblée neuf oboles. Puis, c’est le théorique, distribution d’argent et de denrées faite à l’occasion des Panathénées et bientôt à toutes les grandes fêtes. C’est la subvention obligatoire de l’Etat pour permettre au citoyen de rester oisif et d’aller au théâtre. Loin de calmer le pauvre et de le rendre meilleur par ces mesures, la démocratie grecque n’aboutit qu’à attiser la haine de l’indigent contre le riche, à exciter toutes les passions politiques et à diviser irrémédiablement les Grecs. On ne peut voir, en effet, dans ces institutions du triobole et des théoriques^ une manifestation sociale de la vertu de charité, propre au christianisme. Quant à la charité privée, si elle existe chez quelques natures plus élevées, elle est si rare que les textes n’en disent presque rien. Même les associations religieuses : éranes, thiases, orgéons, n’ont pas un but philanthropique ; elles ne pourvoient qu’à la 1661

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sépulture de leurs membres ; elles consistent exclusivement en des réunions pour les særilices et en des banquets, et « c’est en exagérer la portée et en méconnaître la nature que d’y voir, comme on l’a fait, de la fraternité et de la charité » (P. Foucart, Des Associations religieuses chez tes Crées, U^ partie, § 8, p. 52, III<3 partie, § 15, p. i/ii). Dict. des antiq. de Uarbmbgrg et Saglio, art. Attica Ilespublica, par FusTBL UE GouLANGEs, art. Eranos, par Th. Reinach. Si l’on ajoutee souper d’Hécate, dont protitail Diogène, au dire de Lucien (Dialogue des morts, I, i), c’est-à dire le pain, les œufs et les fromages que les riches offraient en sacrilice à chaque nouvelle lune, aux statues de la déesse, à la grande joie des pauvres qui se précipitaient aussitôt sur ces aliments, on a l’ensemble des us et coutumes des citoyens grecs dans leurs rapports avec les pauvres.

Mentionnerons-nous comme des hôpitaux les Asclepieia, temples d’Esculape, où les malades venaient implorer du dieu le rétablissement de leur santé? En dépit des récentes controverses (cf. la polémique Mangenot-Berthin dans la//ei’He du Clergé français, 1917-1918), et quelque explication que l’on donne des gucrisons qui s’y produisaient, il est impossible d’y voir une analogie avtc les premiers hôpitaux fondés à Rome par des femmes chrétiennes. Les pèlerins couchaient sous des portiques, enveloppés dans des couvertures qu’ils devaient apporter avec leur nourriture ; ils ne recevaient de l’administration du temple qu’une couche de feuillage. Ceux qui avaient obtenu du dieu la faveur de songes relatifs aux remèdes qui convenaient à leur maladie, se levaient au chant du coq, et allaient les raconter aux zacores ou prêtres d’Asclépios qui les interprétaient et ordonnaient divers traitements, en général assez anodins. Les Asclepieia étaient si peu des hôpitaux qu'à Épidaure, le temple le plus célèbre de la Grèce, il n’y avait même pas de maison voisine iu temple pour abriter les pèlerins mourants et les femmes arrivées à leur terme ; celle maison fut

: onstruile plus lard par les soins de l’empereur

Anlonin le Pievix.

Est-ce à dire qu’il n’y eut pas de médecins en Grèce ? 'fon cettes, et les poèmes d’Homère, les écrits de 'laton, de Xénophon et surtout les auvres d’Hippo ; rate nous montrent les médecins dans les armées en

; ampagne, dans les villes, où ils ont une officine

)uverle sur la rue ; d’autres voyagent de ville en rille et visitent les malades à domicile. Les secours nédicaux sont assurés aux orplielins, aux inOrmes

! t aux pauvres, aux frais de l’Etal. Si l’on constate

'existence de dispensaires ou de cliniques où le naïade reçoit les premiers soins, on ne rencontre luUe part d’hôpitaux proprement dits.

En résumé, si l’on trouve chez les Grecs quelques aesures d’assistance en faveur des déshérités de ce Qonde, à côtes d’abus monstrueux relatifs à l’esclave, i la femme et à l’enfant, ces mesures sont prises dans 'inlérêl de l’Etat ou dans un bulpo ! ilic|ue, personnel t utilitaire. Le pauvre n’est pas aimé ; car la paurelé est laide et le Grec n’aime que la beauté. Pour méliorer son sort el l’aimer véritablement, il faudra in renversement de l'échelle des valeurs, el un élarissement du xxîô'j xà-/a9 » v ; il faudra renseignement u Sermon sur la nujnlagne et la doctrine des Béaliudes.

4" Les pauvres chez les Romains. — Ce que nous enons de dire des Grecs s’applique a fortiori atix iomains. Loin de constater le bien-fondé de la thcoie du progrès continu de l’humanité, nous trouvons,

mesure que nous nous éloignons des origines, une éritable régression morale. C’est l’immoralité et la

dureté de l’homme pour l’homme qui sont en progrès. Le M père de famille » romain a sur sa femme et ses enfants une autorité absolue. Tout prétexte est bon pour le divorce. L’enfant est sacrifié au gré du père, les tilles surtout. Le père peut vendre ses enfants, les noyer, les donner aux chiens et aux oiseaux de proie, les exposer. L’avorlement est très fréquent et Pline l’Ancien s'écrie douloureusement : « Combien en cela sommes-nous plus coupables que les bêtes ! » (iS’at. /iis^, X, LxxxIII). Quant aux esclaves, ils sont, à cause des guerres continuelles el de l'étendue de l’empire romain, plus nombreux encore que chez les Grecs.

Notons que l’on trouve, chez les écrivains, des textes qui recommandent la bonté, et d’autres la dureté. On pourrait l’aire une anlliologie des uns et des autres. Caton, Varron, Columelle, Cicéron, Sénéque, Horace, Juvénal, Pline, Suétone et Tacite fourniraient cependant des témoignages accablants. Mais ce qui ne peut laisser planer le moindre doute sur le véritable étal moral de la société romaine, ce sont les écrits des jurisconsultes, c’est l'éludedu droit romain lui-même ; partout les petits y sont sacrifiés, quand ils ne sont pas l’objet d’injustices sans nom. Un exemple entre cent : une loi ordonne, lorsqu’un maître a été lue chez lui, de faire exécuter tous ses serviteurs ; on suppose, en elTel, qu’ils pouvaient défendre leur maître et empêcher le crime(i’i^es<. XXIX, v, de senat-consult. Silaniano et Claudiuiio, i à ^). Et voici l’horrible conséquence : un jour, le préfet de Rouie, Pedanius Secundus, est assassiné par un esclave qu’il avait refusé d’alTranchir, après avoir fixé avec lui le prix du rachat, cl lui avoir promis la liberté. Quatre cents esclaves innocents sont mis à mort, malgré les murmures du peuple, car le sénateur Cassins explique que « ce vil troupeau des esclaves ne peut cire contenu que par la crainte » (Tacite, Ami., XIV, xuv). C’estdonc la cruauté érigée, comme chez les Siiartiales, en système de gouvernement, pour prévenir les révoltes des esclaves, beaucoup plus nombreux que les hommes libres et capables de secouer le joug s’ils arrivaient à s’unir. Quant aux hommes libres, la grande préoccupation du sénat et plus lard des empereurs, c’est de leur fournir paiteniet circenses, et ces distributionselces spectacles n’ont pour bulque d’en faire également un peuple d’esclaves et de le dominer plus facilement. Comme à Athènes, la politique, et non la charité, domine toute la question de l’assistance du peuple.

L’histoire romaine, sous les rois et sous la République, n’est autre chose à l’extérieur que l’expansion territoriale par les conquêtes militaires, et au dedans la lutte perpétuelle delà j)lèbe contre le patriciat. Celte lente ascension du peuple au pouvoir exige plusieurs siècles, et la misère des petits est attestée ])ar les historiens, les lois, les troubles civils, l.a loi des XII tables ne permet-elle pas aux créanciers de se partager le corps de leur débiteur ?(7V ; / ; » /(< terlia) Peut-être est-ce là une simple menace, mais Tacitk nous montre les pauvres cultivateurs ruinés par la guerre obligés d’eiiiprunlcr aux riches à nn taux usuraire el, parce qu’ils ne peuvent jamais acquitter leurs dettes, accablés de travail, jetés en prison, chargés de fers et vendus au delà du Tibre (Tac, Arin., Yl, xvi). Plus tard, lorsque les guerres ont étendu le domaine public, ager piihlicus, par la confiscation des territoires des nations vaincues, les petits propriétaires disparaissent et d’immenses domaines, Litifundia, appartiennent aux riches qui les exploitent par leurs esclaves. Les anciens maîtres du sol allluenl à Rome, où ils sont en proie à la misère.

Pour lutter contre eeltesilnalion redoutable, trois remèdes sont employés : 1° La défense des débiteurs

contre les eréancierâ ; les tribuns du peuple font adopter des lois qui abaissent le taux de l’inlérèt ; de 480/0 il tombe à 10 et même à 3 et 4 /= sous l’Empire et vers 325 av. J.-C, le sénat est obligé d’abroger le droit du créancier sur lecorps de son débiteur, àmoins d’une condamnation régulière (Loi Poetelia). a » Les lois agraires, qui ont pour objet de répartir, entre des cultivateurs qui ne possèdent plus rien, l’amer/) u/ ; ii cas-occupé frauduleusement par les grands propriétaires. Les Gracques perdent la viedans cette entreprise, loués par les uns, blâmés par les autres, au demeurant amis du peuple et véritables hommes d’Etal, préoccupés du sort des petits cultivateurs libres qui forment entre les grands riches et les pauvres une classe moyenne, nécessaire à la prospérité d’un pays. Après eux, les patriciens et les riches triomphent et annulent pratiquement les améliorationsdues aux Gracques. GependanteuSg, César, consul, fait voter une loi qui divise le fertile territoire de la Campanie entre les pères d’au moins trois enfants. 3 » Les distribulions au peuple de Rome. Sous la République, 4es édiles sont charges de veiller à l’approvisionnement de la ville, et l’on crée dans les circonstances dilliciles un Præfi’Cttis annonæ charge qui devient permanente sous Auguste. Lorsque l’ennemi menace Rome, les édiles font vendre le blé au peuple un as le modius(b centimes les 8 litres et demi) ; mais si les riches particuliers font de même, ils sont accusés d’aspirer à la royauté et peuvent payer de leur vie leurs largesses, comme il arriva à Sp. Melius (438 av. J.-C.). Gains Gracchus avait inauguré les distribulions mensuelles de blé à un demi-as ou un tiers d’as le modius ; ce fut sa perte. Le précédent une fois créé, la surenchère continue ; en 56, après la mort de Sylla, le consul Cotla fait distribuer mensuellement cinq modii à chaque citoyen ; plus tard, César étend à S’jo.ooo personnes le bénélice de ces allocations olficielles. Auguste, effrayé pour le Trésor, ramène ce chiffre à 200.000. Il en est ainsi jusqu'à Dioclétien. Sous l’Empire, en vue de capter les suffrages, les gouvernants distribuent de l’argent aux sodats(d, jnaliva) et des vivres (congiartu) aux citoyens ; l’huile, le viii, le sel, les vêtements sont l’objet des largesses impériales, qui s’exercent à l’occasion d’une victoire, d’un mariage, d’une naissance, d’une adoption, et qui constituent une excellente réclame électorale ; car, seuls, les électeurs y participent ; les femmes et les enfants en sont exclus.

Bornées, sous la République et même pendant tout le premier siècle de l’Empire, aux citoyens pauvres de Rome, ces distributions intéressées s'étendirent plus tard aux cités italiennes, et aussi aux enfants. Nerva en eut le premier l’idée, mais ce fut son iils adoptif, Trajan, qui créa l’assistance publique officielle en Italie. « Il fit d’abord inscrire les noms des enfants pauvres de Rome qui avaient des droits sérieux à la munificence de l’Etat », et ils reçurent, comme les citoyens, les (esseræ // « menfar/rtf, tablettes ou jetons en bois ou en plomb qui portaient l’indication du jour et le numéro de la porte où l’on devait se présenter au Porticus M’inucia ; cette construction, créée spécialement à cet effet, comptait 45 entrées, par où la foule accédait aux magasins où se faisait la distribution.

Ensuite Trajan voulut faire participer les autres villes d’Italie à l’assistance de l’Etat. Les deux inscriptions de Veleia (104) et de Campolattaro (101) nous donnent d’intéressants détails, que les historiens romains n’ont pas cru devoir mentionner, sur cette œuvre des pueri puellæqiie alimentariae.

Dans la table de Veleia (table de bronze, découverte en i' ; 47>Don loin de Plaisance, sur le territoire de l’antique Veleia, et qui contient la plus longue

inscription connue), Trajan prête un million 44 mille sesterces sur hypothèqueà 51 propriétaires de fonds dont l’estimation n’esl pas moindre de 130u14 millions de sesterces. L’intérêt à 5°/, de la somme prêtée est de 53.200 sesterces ; cet intérêt est consacré à l’alimentation jusqu'à 16 ans pour les garçons et 14 pour les filles, de 300 enfants pauvres, 263 garçons et 35 Ulles légitimes, un garçon et une flUe illégitimes. Cf. DAREMOiina et Saglio, Dlct. des Antiq. grecq. et rom. Art. Alimentarii puetli et piiellæ par Ernest Dbsjaudins). Après Trajan, cette institution prospéra pendant plus d’un siècle, ainsi que l’attestent les inscriptions, les bas-reliefs et les monnaies. Adrien en augmenta l’importance." Antonin et Marc Aurèle en fondèrent de semblables en l’honneur des deux Faustine, leurs épouses. Il y eut des alimentariæ Faustiuianæ despuellæ Faustinianae… La décadence dut commencer au troisième siècle et ce bel établissement fut sans doute abandonné à l'époque de l’anarchie militaire, par suite de la dépréciation des terres » (E. Dbsjardins, art. cité).

Pas plus que chez les Grecs, nous ne trouvons à Rome d’hôpitaux pour les pauvres malades. Esculape possède un temple dans l’ile du Tibre (291 av. J. G.) et son culte ressembleà celui queles Grecs lui rendent à Epidaure. Les malades couchent sous les portiques de ce temple et y attendent les songes que doit leur envoyer le dieu. Les riches ont des médecins attitrés, à moins qu’ils ne préfèrent, comme Caton, soigner leurs esclaves, au même titre que leurs animaux domestiques ; on sait, en effet, que ce vertueux Romain range les esclaves parmi les animaux et le mobilier agricole de ses fermes. Les villes, les armées, les flottes ont des médecins, mais les médecins municipaux ne donnent leurs soins qu’aux citoyens, sans se préoccuper des pauvres.

« Il est évident que le peuple qui fait périr, pour son

plaisir, des milliers de créatures humaines dans d’atroces spectacles, ne peut avoir le sentiment de la vraie philanthropie bien développé » (D' Briau, L’assistance médicale chez les lioniains, in-8, 186y).

Quant aux collegia, institués pour faire célébrer des services religieux, des banquets et des funérailles, comme les éranes et es orgéons des Grecs, nous n’en trouvons aucun qui soit assimilable à une société de secours mutuels et assiste régulièrement ses membres malades. « Parmi tant de gens, écrit Gaston Boissihr, qui énumèrent sur les tombes de leurs protecteurs, au bas des statues qu’on leur élève, le bien qu’ils ont fait et qui s’en glorifient, il s’en trouverait qui ne manqueraient pas de nous dire qu’ils ont laissé des fonds pour faire vivre des indigents, pour subvenir aux besoins des veuves et des orphelins. Puisque cette mention n’existe nulle part, on [leut en conclure que les libéralités de ce genre n'étaient pas ordinaires dans les associations romaines. » G. Boissikr, La religion romaine, d’Auguste aux Antonins (t. ii, p. 300).

En résumé, à l40me plus encore qu’en Grèce, la dure société antique, basée d’une part sur l’cgoïsme et le dilettantisme des grands, d’autre part sur l’exploitation de l’esclave, n’a pas de pitié pour le pauvre. Ces Grecs et ces Romains, à l’apogée de leur civilisation, sont moralement inférieurs aux Juifs et aux Egyptiens. Les mesures prises en faveur de la plèbe sont exclusivement politiques ; même les puelli alimentarii de Trajan sont, dans sa pensée, de futurs soldats destinés à défendre l’Empire : autrement on ne peut s’expliquer que le nombre des garçons l’emporte ainsi sur celui des 0lles (264 garçons pour 36 tilles, dans l’inscription de Veleia). Et encore faut-il remarquer que cette institution date du 1665

PAUVRES (LES) ET L’ÉGLISE

1666

ir siècle, alors que déjà l’influence chrétienne se fait sentir dans l’Empire.

Sans doute les philosophes, Cicéron, Sénèquc par exemple, écrivent de belles pages sur la fraternilé, mais ils n’ont aucune influence sur Tes masses qui continuent à se ruer vers les plaisirs grossiers. L’enfant continue à être exposé ou mis à mort au gré du père, le faible est broyé par le fort. Au milieu de cet universel abaissement des mœurs et de la cruauté des spectacles du cirque, où les chrétiens servent de pâture aux bêles féroces, les stoïciens s’isolent intérieurement dans leur pensée et souvent lans un orgueilleux dégoût de cette société perverse, imitent l’exemple de Sénèque et, à l’heure choisie par

; ux, s’évadent de ce monde et d’eux-mêmes par le

suicide.

C’est alors qu’apparaît etserépand, dans ce monde I trop vieux » qui périt de l’excès de sa civilisation natérielle, la « bonne nouvelle » du inonde nou-’eau. La pitié n’est plus une faiblesse, mais une orme de la charilé ; lapauvreté n’est plusunoppro)re, mais une béatitude, et l’on verra des riches levenir pauvres volontaires ; l’égalité de tous les iommes devant Dieu est solennellement proclamée ; ’esclave se sent une àine d’homuie libre. La charité min, le donde soi, ramourde l’hommepour l’homme, eviennent dans la société nouvelle un précepte bligatoire. Jésus-Christ est venu, et sa doctrine vine va soulever le monde et y produire la plus rande révolution qui se soit vue parmi les hommes : s idées antiques vont disparaître devant l’idée h étienne, et l’on verra fleurir et s’épanouir désorlais jusciu’à la tin des siècles la vertu, jusqu’alors iconnue, qu’un mot nouveau désignera à l’admiraoa du monde : la charité.

111. — Le christianisme. — Les Pauvres dans s trois premiers siècles de l’Eglise, avant édit de Constantin (3 ici). — i » La doctrine de’siis-CUrist et les temps apostoliques. — On ne lurait trop y insister, puisque l’ignorance de l’hislire est si grande chez nos contemporains : l’enseiæment de Jésus-Christ, non seulement sur les îvoirs de l’homme envers Dieu, mais sur les devoirs es hommes entre eux, la prédication de la Loi ouvelle par les Apôtres, et le succès de cette

trine malgré les persécutions sanglantes, malgré lUS les obstacles intérieurs et extérieurs, voilà

fait capital de l’histoire du monde. Embrasser

christianisme, c’était pour les riches et les puis mts abandonner leur orgueil invétéré, s’humilier

reconnaître que leurs esclaves étaient leurs égaux ;

usée intolérable à un païen. Le pharisien juif

était pas moins scandalisé de se voir préférer par

: sus l’humble publicain ou la pécheresse repentie.

est qu’en effet, selon l’enseignement de Jésus, Dieu

— Juge pas les homuies d’après l’extérieur, mais

après leurs sentiuients intimes et l’on n’aime pas

aiment Dieu, si l’on n’aime pas en même temps

m prochain, tout son prochain, c’est-à-dire les

luvres, les petits, les malheureux, les esclaves,

issi bien que les riches et les heureux de ce

onde.

L’un des Pharisiena, docteur de la Loi, demanda à SU" pour le mettre k l’épreuve ; « Maître, quel est le U8 i ;  ; riiDd commanflement do la Loi ? i> Lui, il lui dit : « Tu aimeras le Seigneur ion Dieu de ut ton cœur et de toute ton âme et de tout ton esprit est là le plus grand et le premier cominandement. Quant 1 second, il lui est semblable ; Tu aimeras ton prochain mme toi-même. A ces deux commandements se rattaclie ate la Loi, ainsi que les prophètes » (Mattk., xxii, 37.40arc, II, 28-34).

ïomc III,

Ce texte capital doit être complété par celui de saint Matthieu (xxv, 31-4(’)) relatif au jugement dernier. Après avoir séparé les hommes les uns des autres,

Le roi dira ù ceux qui seront à sa droite : « Venez, les bénis de mon Père, entrez en possession du royaume qui vous a été pré|)aié dès le commeiuement du monde J’ai eu faim, en eiVet, et vous m’avez donné à mander ; j’ai eu soif, et vous m’avez désaltéié ; jetais étr ingei-, et vous m avez accueilli ; sans Tétements, et vous m’avez couveit ; malade, et vous m’avez visité ; prisonnier, et vous êtes venus à moi, »

Alors les justes lui répondi-ont : <( Seigneur, quand t’avons-nous vu avoir faim et t’avons-mus donné à manger ? ou avoir soif et t’avous-aous donné à boire ? Quand t’avons-nous vu étranger et t’uvons-nous accueilli ? Sans vêtements et t’uvons-nous co rvert ? Quand t’avons-noua vu malade ou prisonnier et sommes-nous venus à toi ? »

Le roi leur répondra : « Je vous le dis en vérité ; toutes les fois que voua avez fait cela à l’un de ces plus petits d’entre mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » Puis il dira à ceux qui seront ù sa gauche : (( Ketiroz-vous de moi, maudits ; allez au feu éternel, qui a été préparé pour le diable et pour ses anges. Car jai eu faim et vous ne m’avez pas donné à mander ; j’ai eu soif et vous ne m’avez pas donné à boire ; jetais étrançei- et vous ne m’avez pas accueilli ; sans vêtements, et vous ne m’avez pas couvert ; malade et prisonnier, cl vous ne m’avez pas visité. »

Alors ils lui répondront, eux aussi : « Seigneur, quand donc t’uvons-nous vu a>oir faim ou soif, être étr.inticr, ou nu ou malade, ou prisonnier et ne t’uvons-nous pus assisté ? » Alors il leur répondra ; a En vérité, je vous le dis, toutes les fois que vous n’avez pa^ fait cela à l’un de oes plus petits, c’est à moi que vous ne l’avez pas fait » Et ceux-ci iront au chvtiment éternel, et les justes à la vie éterneJle (Matth., xxv, 31-46).

Jésus, en eoiriparant l’amour du prochain à l’amour de Dieu, en voulant naître, vivre et mourir pauvre, en proclamant : « Bienheureux les pauvres ! », en affirmant, après avoir énuméré les œuvres de miséricorde :

« Ce que vous aurez fait à l’un de ces petits, 

c’est à nioi-mênie que vous l’aurezfait i>(Jifattli., xv, ! io), donnait à l’humanité une charte nouvelle. Les devoirs des classes possédantes à l’égard des pauvres, devoirs que ne reconnaissait pas la société iiaïenne, y étaient inscrits : les œuvres de miséricorde créaient un droit pour le riche à l’éternelle récompense, et leur omission une prime à l’éternel châtiment (Mntth., xxv. 46) ; le pauvre, de son côté, y trouvait, au lieu du sombre désespoir que favorisait l’égoïsme de la société antique, l’espoir fondé d’une fraternelle assistance. Dans la doctrine et l’exemple de Jésus Christ sont contenues en germe toutes les (ormes de l’activité charitable de l’Eglise au cours des siècles.

2* Les Pères de l’Eglise et la pauvreté. — Avant de montrer l’épanouissement historique de cette doctrine, et ses conséquences pratiques pour le p.TUvre, il ne sera pas inutile d’entrer dans quelques détails sur la théorie chrétienne de la richesse et de la pauvreté, élaborée par les Pères de l’Eglise, en conformité parfaite avec l’enseignement du Christ, dont elle n’est que le corollaire direct.

La richesse et la pauvreté, pas plus que la souffrance, n’entraient dans le plan primitif de la création ; elles sont devenues, après le péché, des lois naturelles et providentielles de l’activité humaine de sorte que l’on peut dire que o c’est Dieu ()iii a institué la richesse et la pauvreté « (Prov., xxii, 2). Adam, après la chute, se trouve pauvre et nu sur une terre désormais ingrate, et devra « manger son pain à la sueur de son front » (Gen., iii, ig). Il en sera de même pour ses descendants. La pauvreté et la souffrance seront une peine, mais de cette peine sortira

S3 1667

PAUVRES (LES) ET L’ÉGLISE

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le salut ; l’amour du travail et de la vertu améliorera la condition de l’homme. L’inég-alité des fortunes s’ensuivra, à cause de l’inégalité des intelligences et des moyens dont elles se serviront ; car les hommes ne naissent pas égaux : les uns sont forts physiquement, les autres débiles ; les uns ont plus d’esprit, les autres moins. Mais cette inégalité elle même forcera les hommes à s’entr’aider les uns les autres et à accomplir les tâches diverses que réclame l’existence d’une société ; les uns commanderont, les autres obéiront ; les uns donneront à la communauté le travail de leur cerveau, les autres celui de leurs bras. El ainsi l’ordre sortira du chaos. C’est ce qu’enseigne saint Jean Chrysostome : « Quand on examine avec une sérieuse attention la richesse, la pauvreté et l’inégalité des biens de ce monde, on reconnaît bientôt qu’elles sont la preuve la plus manifeste de la Providence. Si toutes les autres pouvaient manquer jamais, celle-là devrait suffire. Détruisez la pauvreté, vous détruisez aussitôt l’économie de la vie entière ; vous bouleversez, vous anéantissez toutes les conditions d’où dépend l’existence. Plus de laboureurs, plus de maçons, plus de tisserands, plus de cordonniers, plus de menuisiers, plus de serruriers, plus de corroyeurs, plus de boulangers, en un mot plus de commerce, plus d’industries I Qui voudrait en exercer aucune ? Si tous étaient riches, tous voudraient rester oisifs. C’en serait fait de la vie ! Seul, abandonné à lui-même, qui pourrait se procurer ce que nous donne le concours de tant de professions diverses ? La pauvreté est l’aiguillon du travail, et c’est la nécessité qui force l’homme à le subir malgré lui » (S Chrysostome, De Anna, sermo v, 3, P. G., LUI,

D’ailleurs la pauvreté a été réhabilitée par le Christ, qui l’a parfaitement pratiquée et l’a fait entrer pour une part essentielle dans l’expiation rédemptrice. Par suite ses disciples doivent, à son exemple, l’embrasser volontairement, au moins en esprit. Sils sont pauvres, ils doivent se réjouir, car ils sont

« déchargés d’un grand fardeau » et » celui-là est riche

qui est pauvre avec le Christ » (S. Jérôme, 71/ji’(rexiv, P. L., XXII. p. 3/58). En acceptant avec résignation leur état, ils sont assurés de leur salut. S’ils sont riches, ils doivent se détacher réellement des biens de ce monde et leur préférer les biens célestes. Autrement ni les uns ni les autres ne sont de vrais chrétiens ; pour tous, le détachement s’impose absolument.

« Ceux qui n’ont rien et désirent impatiemment

avoir, doivent être placés au nombre des mauvais riches… [D’autre parti’^ richesse ne peut être par elle-même d’aucune nécessité. Il n’y a que l’œuvre de miséricorde qui puisse servir réellement au riche et au pauvre ; au riche, par la folonlé qui l’en détache, et par les œuvres auxquelles il la fait servir ; au pauvre, /)ar les dispositions de l’âme » (S. Augustin, Enarratio in psalm. Lxxxv, 3, P. i., XXXVI, p. io83). En d’autres termes, tous les hommes doivent praliquerl’espritdepauvrelé, pour participer à l’expiation offerte par Jésus-Christ.

Ces principes furent si bien comi)ris des chrétiens des premiers siècles qu’un grand nombre se dépouillèrent de leurs richesses pour devenir pauvres volontaires et riches de la pauvreté de Jésus-Christ, selon l’expression de saint Paul : « De riche qu’il était, il s’est fait pauvre pour nous, afin que novis devinssions riches de sa pauvreté u (II Cnr., vni, 9). Ceux-là étaient héroïques, et l’on ne saurait trop admirer l’exemple de sainte Mélanie, de l’illustre famille des Valerit Ma.rimi, passant sa vie, avec Pinien, son époux, à vendre ses immenses propriétés dispersées dans le monde entier, et d’un revenu évalué par le cardinal Rampolla à 116 millions. Cette vente, au

profit des pauvres du Christ, suscitait parmi les sénateurs de terribles colères, parce qu’elle leur apparaissait comme un blâme i)ublic de leur vie fastueuse et bouleversait l’élat de choses existant. Pour triompher des di(licu^tés légales, et permettre à la personne la plus riche du monde de devenir pauvre, il ne fallut rien moins qu’un ordre de l’empereur Honorius, expédié à tous les gouverneurs des provinces, leur enjoignant « de vendre, sous leur responsabilité, les domaines de l’inien et de Mélanie et de leur en faire parvenir le prix ». Vêtue en pauvresse, visitant saint Augustin à Hippone, les solitaires en Egypte, saint Jérôme à Jérusalem, jeûnant 120 heures par semaine, sainte Mélanie, après avoir donné le spectacle d’une rare humilité et d’une activité prodigieuse au service de l’Eglise, mérita de voir l’Impératrice Eudocie faire le voyage de Jérusalem pour la visiter. La « sénatrice » de Rome mourut en 439 et son « étonnante existence, écrit M. Goyau, tour à tour laissa trace dans deux registres : celui des fortunes sénatoriales à Rome, et celui des indigents, à Jérusalem » (Gard. Rampolla, Sonta Melaniii Gitiniore, Sénatrice Pomana, Rome, iijob ; Georges Goyau, Sainte Mélanie, Lecolfre, 1908, pp.’J^, 205 ; A. d’.lès. Etudes, 20 juillet, 20 aoiit 1906 ; Analecta Bollandiana, XXV, 1906).

L’héroïsme, surtout à ce degré, reste le fait d’une élite. D’autres riches, moins parfaits, s’inquiétaient et se demandaient s’ils pourraient faire leur salut en conservant leurs richesses. Les Pères durent les rassurer et leur expliquer que la parole du Sauveur : Vendez ce que vous possédez » signifie, au sens figuré : « Dépouillez votre âme de tous ses vices, coupez toutes vos mauvaises passions dan s leur racine et rejetez-les loin de vous. » C’est ce que fait Clkmknt d’Alexandrie, dans l’ouvrage

ié ; Quel riche

peut être sauvé ? Seuls ceux qui sont appelés à suivre la voie étroite des conseils évangéliques peuvent prendre à la lettre la parole de Notre Seigneur au jeune homme de l’Evangile ; « Va, vends ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres » (il/a<(A., xix, 20). Non seulement le grand nombre n’y est pas obligé, mais il ne pourrait le faire sans bouleverser la société, et aller contre les intentions certaines du Sauveur :

« En rapprochant, dit Clément, ce passage d’autree » 

passages de la Sainte Ecriture, l’opposition sert beaucoup mieux à mettre en évidence quel en est le véritable sens..Supposez en effet que tous vendent leurs biens et que personne ne possède ; que reslera-t-i ! pour donner à ceux qui sont dans le besoin ? Jésus-Christ a dit : « J’ai eu faim el vous m’avez donné è. manger. « Mais comment pourrait-on donnera manger à ceux qui ont faim, à boire à ceux qui ont soif vêtir cevix cjui sont nus, donner l’hospitalité auî pauvres étrangers, si l’on est soi-même le premier des pauvres ?… Si, d’un côté, ces devoirs de charité n* peuvent être remplis qu’autant que l’on a, à sa dis position, des ressources personnelles ; si, de l’autre Jésus-Christ nous commande de prendre ces paroles dans leur sens littéral, de divorcer avec toute espèci de richesse et d’abandonner tous nos biens, que faudrait-il penser de Notre Seigneur qui nous aurai ordonné de donner et de ne pas donner, de nourrii les pauvres et de ne pas les nourrir, de recevoir le ; étrangers et de ne pas les recevoir, en un motd’opérer les œuvres de la charité et de nous interdire ei même temps les moyens d’être utiles à nos frères ?& serait le comble de l’absurdité 1 // faut donc concluri que l’on n’est noint olili^é de renoncer à su fortunt personnelle, puisqu’elle nous sert à soulaf ; er le pro cliain. » En d’autres termes, « le précepte du renon cernent aux richesses doit s’entendre du renoncemen au vice et de l’extermination de toutes nos mauvaise : 1669

PAUVRES (LES) ET L'ÉGLISE

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passions ». Clément, op. cit., xiv, xv (P.O., IX, pp. 617-620).

L’idée générale de la doctrine des Pères sur la propriété, la richesse et la pauvreté, est celle que nous avons déjà rencontrée chez le peuple juif, et seulement chez lui : /.e seul vriii propriétaire du fonds commun, c’est Dieu. Ceux qui le possèdent successivement n’en sont devant Dieu que les usufruitiers. Une des clausesde cet usufruit, c’est ioblii ; alion d’en faire hénéficier les pauvres dans une certaine mesure.

Longtemps avant Pascal, saint Astèrb, après avoir montré que nous sommes des voyageurs jouissant alternativement, sur le chemin, de l’ombre d’un arbre qui ne nous api)artient pas, et entrant les uns après les autres dans une hôtellerie pour y passer la nuil, écrivait les paroles fameuses que l’on admire dans les Pensées : « Frères, voilà notre viel Tout fuit, tout tombe 1 Aussi, lorsque j’entends dire : Ce champ esta moi, cette maison est la mienne, je ne peux assez admirer l’orgueil renfermé dans cette vaine syllabe et dans ces lettres préscfiiiptueuses : à moi.' » II continuait : « Nous appartenons à Dieu seul, qui est seul le véritable et suprême propriétaire, et nous ne sommes que les économes et les dispensateurs de ses biens… Ton corps même ne t’appartient pas. Q)ie dirons-nous donc de ceux qui s’imaginent être les maîtres de leur or, de leur argent, de leur champ, et du reste de leurs possessions ?l)eceux quicroientles posséder en propriétaires absolus, sans responsabilité, sans être tenus à aucune reddition de comptes I O homme, rien n’est à loi : tu n’es qu’un esclave, tout est à Dieu. L’esclave ne peut disposer à son gré de son pécule. Tu es venu sur la terre, nu de toutes choses. Tout ce que tu possèdes, lu l’as reçu d’après la loi de Dieu, soit par l’héritage de tes pères, conformément à ce que Dieu a lui-même établi, soit parles acquisitions faites à la suite de ton mariage, acquisitions également sanctionnées par les institutions divines, soit enfin par l’industrie, le commerce, l’agri ?ulture ou tout autre moyen d’acquérir selon l’ordre établi de Dieu même, et toujours secondé par son ?oneours et ses lois : voilà la source de ta richesse. .insi, de toutce que tupossèdes, rien ne t’appartient. Voyons Aonc à quelles conditions tu possèdes, ce qui l’a été prescrit pour l’usage de tes richesses, quelle loit être l’administration des biens que lu as reçus ? Donne à calui qui a faim ; revêts celui qui est nu ; soine le malade ; ne néglige point le pauvre étendu dans es carrefours ; nel’inquiète point dece que ludevienIras le lendemain. Si tu agis ainsi, tu seras honoré, glorifié par celui qui t’a imposé ces lois. Si tu les ioles, tu seras soumis à de terribles châtiments «  S. AsTEHii Amaseni, Homil. 11, De aeconomo infideV, ^. G., XL, 191). Le riche est donc obligé de ecourir le pauvre. Mais cette obligation crée-t-elle hez le pauTpe un droit à l’aumône ? Non. Comme oute obligation d’ordre moral, elle engage gravenenl la conscience du riche, sans que le pauvre uisse cependant en exiger l’accomplissement. S’il 'exigeait, il commettrait un vol. Le riche doit donner ibreuient.

Si le riche ne donna pas, il pèche, mais il n’est omptable qu'à Dieu de son péché : il sera puni terriblement » dans l’autre monde. Si le pauvre rend, il pèche et n’est plus qu’un voleur, et les oleurs n’entreront pas dans le royaume des cieux. >i, au contraire, le richedonne, comme ily estobligé, t si le pauvre travaille et patiente, comme il y si obligé, tout est dans l’ordre, et l’un et l’autre ont leur salut. C’est ce qu’enseigne saint Augustin lans un de ses sermons : « J’ai averti les riches ; naintenanl c’est à vous, pauvres, de m’entendre. donnez et gardez-vous bien de rien prendre. Donnez

vos facultés, soit l’obole de la veuve de l’Evangile, soit l’emploi des moyens par lesquels vous pouvez gagner honnêtement votre vie, mais étouffez en vous la convoitise. Vous avez en commun avec le riche le monde entier ; mais vous n’avez point en commun avec le riche sa maison et ses biens. Vous avez en commun avec lui la lumière du jour, pour éclairer et féconder vos travaux. Cherchez à gagner ce qui doit suflire à votre nourriture, mais gardez-vous bien de chercher davantage » (S. AuG, Serm., t-xxxv, 6, />./.., XXXVIII, 523).

Ou voit combien la doctrine des Pères est éloignée du communisme que des auteurs modernes ont prétendu découvrir dans leurs œuvres. Sans doute, ils ont protesté avec ' énergie contre les abus de la richesse, mais jamais aucun d’eux n’a dit au riche : a Je vous forcerai à donner » ; aucun d’eux n’a dit au pauvre : >' Prenez la parla laquelle vous avez droit sur le fonds commun », parce qu’en réalité ce droit n’existe pas. Seul le cas d’extrême nécessité — le Deutéronome l’indiquait déjà (xxiii, a4-25) et saint Thomas l’enseignera plus lard(llall ! 'e, q.32, a.7ad 3'"") — permet à l’indigent de prendre ce qui lui est nécessaire pour ne pas mourir de faim.

Le communisme n’a jamais existé dans le Christianisme, pas même — nous le dirons plus loin — dans l’Eglise de Jérusalem. Les deux doctrines dilTèrenl par leurs principes. Dans l’une, Dieu est le véritable propriétaire ; dans l’autre, l’humanité en général ; d’où il suit que la propriété [individuelle], c’est le vol. Elles diffèrent par leurs fins. La fin du chrétien, c’est le ciel, et la richesse et la pauvreté, toutes deux nécessaires, permettent au chrétien fidèle de gagner le ciel. La fin du communisme, c’est la richesse pour tous et le seul bien-être matériel : le ciel sur la terre ; la pauvreté est une injustice et il faut la supprimer. Aussi les deux doctrines dilTèrenl-elles par les moyens à employer pour atteindre la fin assignée. Ce moyen, dans le christianisme, c’est la conscience, le travail et la vertu. Dans le communisme, c’est la force brutale, la violence et au besoin l’assassinat, légal ou non.

Il est à peine besoin de signaler la part d’utopie inhérente au système communiste, basé sur la négation du péché originel et de tout concept religieux. Ce système suppose l’homme naturellement bon et vertueux ; il ne tient aucun compte des causes physiques permanentes de pauvreté, ni des cataclysmes périodiques, tels que la guerre, qui bouleversent toutes les conditions sociales et créent ces types particuliers de citoyens qu’on appelle u les nouveaux riches » et n les nouveaux pauvres ». Les moyens qu’il préconise le condamnent ; l’ordrene naît pas du désordre et la violence ne saurait engendrer la paix.

« Il y a toujours des pauvres parmi vous » 

(Vatth., XXVI, 11). Cette parole du Christ à ses apôtres ruine d’avanco le mirage socialiste. Il y aura toujours, même dans la cité future, des orphelins, des malades, des invalides, des vieillards sans ressources et, par suite, il y aura toujours place pour la charité. Les plus belles organisations sociales, surtout ^i elles sont à base de fonctionnarisme, n’arriveront jamais à rendre inutiles les secours délicats, désintéressés et seuls vraiment maternels, des apôtres de la charité.

Aussi bien les objections de toute nature élevées contre la charité chrétienne par des théoriciens qui, souvent, n’ont jamais vu un pauvre de près, serontelles aisément réfutées par l’histoire,

3° L’Eglise de Jérusalem. — Les diaconies. — Cette histoire de la charité chrétienne est très diincile à écrire, puisque, selon le précepte du Maître, lechré1671

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tien doit faire l’aumône en secret, sous le seul rejfard du Père céleste, et qu'à rencontre des Pharisiens, qui faisaient sonner la trompette devant eux, la discrétion du chrétien doit être telle que sa main gauche ignore ce que fait sa main droite (Mat th., VI, 2-4)- Les plus beaux actes de charité sont peutêtre restés inconnus au cours des siècles ; d’autres n’ont dû la publicité qu'à la reconnaissance des pauvres qui ont tenu à les révéler. En général, la charité individuelle est restée inconnue de l’historien, qui a dû, comme il convenait, parler de ce qui était visible aux regards, des institutions destinées à soulager le pauvre, en un mol de la charité organisée.

Dès l’origicie de l’Eglise, l’année même de sa fondation, disons mieux : les j)reraiers jours de la ])rédicalion de l’Evangile, nous trouvons à Jérusalem une communauté volontaire de l’usage des biens, destinée à subvenir aux besoins des Apôtres qui passent toutes leurs journées à prêcher la bonne nuuiflle, et aussi à secourir les premiers pauvres de l’Eglise naissante. » La multitude des croyants n’avait qu’un cœur et qu’une àine ; nul ne disait de ce qu’il possédait : C’est à moi ; mais tout était comuiun entre eux. Les Apôtres avec grande force rendaient léiuoignage à la résurrection de Notre Seigneur Jésus-Christ, et la grâce était grande en eux tous. Car il n’y avait point de pauvres parmi eux ; ceux qui possédaient des champs ou des maisons les vendaient et en apportaient le prix, qu’ils mettaient aux pieds des.pôtres ; et on le distribuait ensuite à chacun selon les besoins » (Actes, IV, 32-37).

Ce passage des Jcles a été revendiqué par certains socialistes comme une justification de leurs théories. C’est bien à tort, croyons-nous. Cet admirable élande ferveur qui pousse les chrétiens de Jérusalem — pendant une période d’ailleurs très courte — à prendre à la lettre la parole du Sauveur, déjà citée : n Va, vends ce que tu possèdes et donne le prix aux pauvres » ne saurait être comparé au communisme qui prétend imposer par la force la communauté des biens. Ici. en effet, nous n’avons très proliiiblement de commun, comme il arrive dans les couvents, que l’usage des biens et non les bienseux-mêmes. D’autre part, ces offrandes étaient entièrement libres ; nul n’y était forcé. Pierre le rappelle à Ananie, en lui disant qu’il pouvait parfaitement garder son champ, et, même après l’avoir vendu, garder le prix de la vente ; ce qu’il lui reproche, c’est d’avoir promis à Dieu la somme totale, et d’en retenir sacrilègement une partie (Actes, v, 4). Bref, ce régime, admirable en soi, nécessaire au début de l’apostolat, à cause du grand nombre de pauvres nouvellement convertis, ne pouvait être que transitoire ; les capitaux une fois dissipés, la caisse commune ne pouvait être alimentée que par de nouve uix dons volontaires des autres Eglises, ce qui rendait tout à fait précaire et aléatoire la stabilité de l’institution. Aussi ne la trouvons-nous dans aucune des Eglises que fondèrent successivement les apôtres.

Tout au contraire, les dinconies sont instituées partout, et spécialemeat à Rome, l’Eglise mère et maîtresse C’est autour du ministère des diacres ou du minisii’re des tables (ce sont les deux acceptions du mol diaconie) que viennent se grouper toutes les œuvres de charité envers les pauvres.

L’origine en remonte à l’Eglise de Jérusalem, où les apô res eux-mêmes avaient géré au début la bourse commune et distribué journellement les secours. Bientôt débordés par le grand nombre des prosélytes, ils sont obligés, pour se ménager le

temps nécessaire à la prédication, d’instituer la diaconie. Voici eu quelles circonstances : « Le nombre des disciples croissant de jour en jour à Jérusalem, il s'éleva un murmure des Juifs grecs contre les Juifs hébreux, ceux-là se plaignant de ce que leius veuves étaient négligées dans la distribution jourualière des secours. Alors les dcmze assemblèrent la multitude des disciples et leur dirent : « Il n’est pas juste que nous abandonnions la parole de Dieu pour avoir soin des tables. Choisissez donc parmi vous sept hommes d’une probité reconnue, remplis de l’Esprit-saint et de sagesse, à qui nous commettions ce ministère. Pour nous, nous nous appliquerons entièrement à la prière et à la dispensation de la parole. » Ce discours plut à toute l’assemblée ; et ils élurent Etienne, homme plein de foi et du Saint-Esprit, Philippe, Prochore, Nicanor, Timon, Parraénas.etNicolas, prosélyte d’Antioche. Ilsles présentèrent ensuite aux apôtres qui, après avoir fait des prières, leur imposèrent les mains » (Actes, vi,

Cet ordre des diacres, qui eut l’honneur de compter le premier martyr chrétien, exerça pendant plusieurs siècles son ministère de charité dans toutes les Ivglises. On institua également des diaconesses, pour visiter les femmes. « Il arrive quelquefois, disent les Constitutions apostoliques, qu’on ne peut envoyer un diacre dans certaines maisons, à cause des infidèles. Vous y enverrez une diaconesse, pour prévenir et éviter les soupçons des méchants. Celles que vous choisirez doivent être fidèles et saintes. Elles seront chargées des divers oflices qui regardent les femmes » (Cnnst. Apost, III, i, P. G., I, 760 sqq.). Cette institution des diaconesses est due également aux apôtres ; saint Paul les mentionne à plusieurs reprises (liom., xvi, i ; l ad Tim., v, 9-10).

4° Fonctionnement des diaconies primitives. — Les agapes. — V importance sociale du jeûne. — (Temps apostoliques et période des persécutions, ) — L’assistance des pauvres revêt avec les diaconies un caractère public. L’Eglise, dès sa fondation, met donc en pratique les enseignements de Jésus sur la [)auvreté. Celte assistance publique des pauvres dut, pendant les persécutions, se dissimuler aux regards des païens, par une série de mesures que nous indiquerons ; elle n en continua [las moins avec la même activité. Elle était en même temps complétée par la charité privée, car le précepte de l’amour du prochain est individuel, et chacun, dans sa sphère immédiate de famille et de relations, doit donner l’exemple de cette vertu. Saint Paul défend d’accepter pour le ministère public de la charité la veuve qui n’aura |)as d’abord rempli les devoirs domestiques d’assistance envers ses parents, lavé les pieds des pauvres et des voyageurs, et exercé l’hospitalité à leur égard (I Tim., v, 4> '<>) L’individu est tenu de secourir : 1" les membres de sa famille ; y manquer, c’est pratiquement apostasier et être pire qu’un infidèle (1 Tim., v, 8) ; 2° les membres indigents delà communauté ; 3" les chrétiens des autres communautés ; 4' enfin les non-chrétiens (Galat., VI, 10). Ces secours doivent être intelligents, et ne pas favoriser la paresse. Les.pôtres proclament la haute dignité morale et l’obligation du travail. Celui qui ne veut pas travailler n’est pas digne de manger (II T hets., III, 10) ; on ne doit pas avoir de commerce avec les paresseux, afin qu’ils aient honte de leur faute et travaillent à s’en corriger (Ibid., Ii-15). Saint Paul travaille lui-iuéine de ses mains nuil et jour, pour n'être pas à charge aux fidèles de Salonique (I Thess., ii, QJ) ; aussi leur ordonne-t-il de faire de même, afin « de ne rien désirer de ce qui est aux

autres » (Ihid., iv, ii). Mêmes conseils aux Eptiésiens ; pas de mendiants paresseux et voleurs parmi eux, mais des travailleurs qui aiiront de quoi subsister et donner même à plus pauvres qu’eux(£'^Aes., IV, 28) (Cf. T. J. Bbck, rhe Catholic Encyclopedia, New-York, au mot : Poor).

Comment étaient organisées les diaconies ? — Le Liber pontificalis nous apprend qu'à Rome saint Clément divisa la ville en sept quartiers et dans chaque quartier plaça des notaires apostoliques chargés de recueillir avec soin les actes des martyrs. Il y avait donc, à cette époque, des chrétiens dans toute la ville, et ces circonscriptions devinrent naturellement le centre des réunions cultuelles et charitables. Peu après(112)le pape saint Evariste « partagea les titres de la ville de Rome entre les prêtres ». Nous savons, d’autre part, toujours par le t.iber pontificalis, que Pie I" (vers 150) ordonna vingt et un diacres, — ce qui indique un exercice très intense de la charité, — sous la direction d’un archidiacre, qui représentait directement le pape. Enfin « le pape Fabien (288) partagea les quartiers de la ville entre les diacres » et comme il y avait alors quatorze quartiers, il les réunit deux par deux pour conserver le nombre sept, en souvenir des sept premiers diacres ; à la tête de chaque quartier ou région, il y eut un diacre « régional » ou principal, ou, comme on dira plus tard cardinal, aidé de quelques autres dans son ministère officiel de charilê (Liber pontificalis. — Texte, introduct. et comment, par L. Duchbsnk, 2 vol. in-4, 1886-1893, t. l"", p. 126. — ToLLKMER, Des Origines de la charité cathilique, 1865, pp. ^93-500).

Durant les persécutions, l'évêque, à l’exemple des apôtres, continue d'être l’administrateur de la propriété de l’Eglise et le directeur de l’assistance des pauvres. Mais il ne peut tout entendre, tout voir, tout dire et tout faire par lui-même. Aussi les Constitutions apostoliques, décrivant les devoirs du diacre, les résument-elles en ces mots : « Que le diacre soit l’oreille, l'œil, la bouche, le cœur et l'àme de l'évêque » (Const. apost., 11, xuv).

Le premier devoir des diacres est de rechercher les pauvres, i< de s’informer avec sollicitude de tous ceux qui souffrent dans leur chair ; ils doivent les signaler au peuple, si le peuple ignore leurs infirmités, les visiter et leur fournir ce dont ils ont besoin, ayant soin d’informer l'évêque de ce qu’ils auront donné ».

Une des manifestations les plus touchantes de la charité chrétienne est l’institution des agapes, ou repas de charité. A la fin du iie siècle, Tbrtullien décrit cette institution et la venge des calomnies païennes. Apologeticum, -x.ii.ix, trad. J. P.Waltzing, Liége-Paris, igig : « Notre repas fait voir sa raison d'être par son nom : on l’appelle d’un nom qui signifie « amour » chez les Grecs. Quelles que soient les dépenses qu’il coûte, c’est profit que de faire des dépenses pour une raison de piété : en effet, c’est un rafraîchissement par lequel nous aidons les pauvres, non que nous les traitions comme vos parasites, qui aspirent à la gloire d’asservir leur liberté, à condition qu’ils puissent se remplir le ventre au railievi des avanies, mais parce que, devant Dieu, les humbles jouissent d’une considération plus grande. Si le motif de notre repas est honnête, jugez d’après ce motif la discipline qui le régit tout entier. Comme il a son origine dans un devoir religieux, il ne souffre ni bassesse, ni immodestie. On ne se met à table qu’après avoir goûté auparavant d’une prière à Dieu. On mange autant que la faim l’exige ; on boit autant que la chasteté le permet. On se rassasie comme des hommes qui se souviennent que, même la nuit, ils doivent adorer Dieu ; on converse en gens qui savent que le Seigneur les entend..près qu’on s’est lavé les

mains et qu’on a allumé les lumières, chacun est invité à se lever pour chanter, en l’honneur de Dieu, un cantique qu’on lire, suivant ses moyens, soit des saintes Ecritures, soit de son propre esprit. C’est une épreuve qui montre comment il a bu. Le repas finit comme il a commencé, par la prière. Puis chacun s’en va de son côté, non pas pour courir en bandes d’assassins ni en troupes de flâneurs, ni pour se livrer à la débauche, mais avec le même souci de modestie et de pudeur, en gens qui ont pris à table une leçon plutôt qu’un repas. »

Les noms des pauvres étaient inscrits, avec divers renseignements, sur un registre spécial qu’on appelait te catalogue iiespa.iivves Les dons faits à chacun y étaient également consignés, de sorte que ce registre était en même temps un livre de comptes. Le diacre ne devait rien donner » sans avertir l'évêque et sans son autorisation », à moins qu’il ne s’agit de secours urgents à de pauvres malades. Le diacre ne connaissait que les besoins de son quartier ; l'évêque, à qui chaque diacre venait rendre compte de sa mission, voyait l’ensemble, et pouvait ainsi procédera des répartitions en rapport avec l'état de ses ressources générales. C’est ainsi que le pape saint Corneille parle des quinze cents pauvres que nourrissait chaque jour l’Eglise de Rome ; plus tard le diacre saint Laurent « réunit tous les pauvres que l’Eglise, leur mère, avait coutume de nourrir «  (Phudence, Ilymn. 11, vers lô^-iSS. P.L., LX, p. 306) et les présente aux persécuteurs comme les trésors de l’Eglise » ; à la même époque l'église d’Antioche en nourrissait journellement trois mille et celle de Constantinople, au temps de saint Jean Chrysostome, également trois mille.

Les Constitutions apostoliques rappellent aux évêques qu’ils sont « les dispensateurs des biens du Seigneur et qu’ils doivent distribuer à propos à chacun ce dont il a besoin, aux veuves, aux orphelins, aux délaissés et à tous ceux qui sont dans la misère u (Corisf. opost., III, iii). Elles nous apprennent en même temps que les aumônes se faisaient « en vêtements, en argent, en aliments, en boissons et en chaussures n (Ibid., III, xii). Les Conférences de Saint-Vincent-de-Paul de notre époque rappellent par beaucoup de traits les diaconies primitives. La liste des pauvres de chaque communauté Çmalricula) mentionnait l’argent remis à chaque visite des pauvres. On prévenait l’abus de la charité par une en(Hiète sérieuse, et l’on demandait aux nouveaux venus des lettres derecommandation ; on les obligeait au travail et l’on ne supportait aucun mendiant paresseux (Didache, xi, xii). On donnait des outils et du travail avec des situations fixes à tous ceux qui pouvaient travailler. Les orphelins étaient confiés à des familles chrétiennes qui les adoptaient et se chargeaient de leur éducation (Const. apost., IV, i). Les enfants pauvres étaient placés chez des artisans ou des patrons qui leur apprenaient un métier (Consl. apost., ih., 11). Bref, on cherchait à rendre l’aumône vraiment fructueuse ; on ne se contentait pas du secours matériel, on travaillait à élever et à moraliser le pauvre, selon le véritable esprit du christianisme et les recommandations de saint Paul.

Ce caractère public de l’assistance des pauvres ne désignait-il pas immédiatement aux persécuteurs le lieu de réunion des chrétiens ? Comment un service si compliqué pouvait-il fonctionner sans vouer immédiatement an martyre les diacres et leurs auxiliaires ? …

1° Le diacre, grâce à son registre des pauvres, et à la connaissance qu’il avait de tous les chrétiens riches de son quartier, désignait alternativement aux pauvres, après entente avec les riches, les maisons 1675

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où ils devaient se rendre pour y prendre leurs repas. Le fonctionnement de ce service fait songer à notre billet do logement. Pour éviter les agglomérations suspectes et dépister les païens, on réparlissait les pauvres individuellement ou par petits groupes chez un grand nombre de chrétiens fortunés qui les accueillaient comme leurs frères en Jésus-Christ. La discipline, sur ce point, devait être observée rigoureusement et l’infraction était punie par le jeûne ou l’excommunication. C’est ce qu’indiquent les statuts de l’ordre des veuve/ : o Que la veuve ne fasse rien sans prendre l’avis du diacre, lorsqu’elle veut aller chez quelqu’un pour boire, pour manger ou (lour recevoir quelque aumône » (Const. apost., lll, vu). Ce que saint Cyprien écrivait aux diacres chargés de visiter les confesseurs de la foi dans les prisons, s’applique aussi au ministère des tables, et à la surveillance du boire et du manger. « Si nos frères désirent se réunir et visiter les confesseurs, qu’ils le fassent avec prudence, jamais en grand nombre à la fois et par troupes compactes, de crainte d’éveiller par là les soupçons… Lorsque les prêtres vont offrir le saint sacrifice aux lieux où sont les confesseurs, qu’un seul y aille avec un seul diacre et qu’ils y aillent tour à tour. Le changement des personnes et cette alternance de visiteurs diminueront nécessairement les soupçons de nos ennemis » (S. Cyphikn, Epist., iv, P. L., IV, 231). Notons aussi que, pour visiter les pauvres et les malades, le diacre pouvait désigner alternativement pour « diminuer les soupçons », ses divers auxiliaires, les diaconesses, et même les femmes mariées et les simples fidèles, qui tenaient à honneur de pratiquer les œuvres de miséricorde. Ces visites des pauvres chez les riches et des riches chez les pauvres ne pouvaient manquer d’abaisser les barrières sociales et de développer toujours davantage cet amour du prochain que Jésus présentait aux hommes, avec l’amour de Dieu, comme le fondement même du christianisme.

Une dernière question : Quelles étaient les ressources des diaconies ? Ce que nous avons dit plus haut, des dons volontaires et de la caisse commune dans l’Eglise de Jérusalem, s’applique plus ou moins aux autres Eglises, i » Les contributions libres des chrétiens généreux devaient peser d’un grand poids dans la bourse de la charité. Elles étaient remises directement aux évéques ou aux diacres. « Chacun, dit Tertullien, apporte une modique offrande au commencement de chaque mois, ou lorsqu’il le veut, toujours selon ses facultés » (Tertull., Apolog., xxxix). 2° Les offrandes des fidèles à l’offertoire de la mefse {collecta). « Chaque assistant, écrit saint Justin (^Première apoL, Lxvii), participe aux dons consacrés que les diacres vont porter aux absents. On fait une quête à laquelle contribuent tous ceux qui en ont le désir et les moyens. Cette collecte est remise au chef de l’assemblée, qui vient au secours des veuves et des orphelins, des pauvres et des malades, des prisonniers et des étrangers ; en un mot, qui prend soin de tous les indigents. » 3° Les dons, souvent considérables, faits parles chrétiens d’élite à l’occasion de leur baptême ou à l’approche présumée de leur martyre. Certains se dépouillent de tous leurs biens, par exemple sainte Praxède et sainte Pudentienne (Acta sanctorum, Bolland., Xll, p. agg). Plusieurs, comme sainte Cécile et saint Cyprien, recourent à des propriétaires fictifs ou personnes interposées pour assurer l’exécution de leurs dernières volontés ; sainte Cécile laisse sa maison à un nouveau baptisé, nommé Gordien, patricien comme elle, qui doit en assurer la jouissance au pape Urbain. Au m" siècle, les Eglises possèdent des cimetières, des édifices cultuels, des immeubles, qui sont la propriété des corporations,

coltegia tenuiorum. Dans les périodes de paix, les sociétés religieuses sont peut-être tolérées çà et là et peuvent acquérir directement. l° Le produit des troncs, des prémices pour l’entretien du clergé, des dîmes (Const. apost., VIII, xx) et des quêtes faites dans les moments de grande nécessité. 5° Enfin le jeune, par son énorme importance sociale dans la communauté chrétienne, apportait à l’Eglise des ressources considérables pour l’exercice de la charité. 11 était reçu, en effet — et tous les Pères de l’Eglise enseignent cette doctrine comme apostolique — que a le jeûne n’avait, pour ainsi dire, aucune valeur pour le salut, s’il n’était accompagné d’une aumône égale à la portion d’aliments dont on se privait en jeûnant ». Saint Ignace écrivait aux habitants de Philippes : « Jeûnez et donnez aux pauvres le surplus de vos repas. » Hbrmas, dans le Pasteur (Sim., V, 3), écrit : a Le jour où vous jeûnerez, vous n’userez que de pain et d’eau. Vous calculerez la quantité de nourriture que vous auriez prise en d’autres jours ; vous mettrez de côté la somme d’argent que vous auriez dépensée et vous la donnerez à la veuve, à l’orphelin ou aux pauvres. » Okioknb dit de même : u Que le pauvre trouve sa nourriture dans la privation de celui qui jeûne » (Homélie x in L.evit.). S. Ambroisb va plus loin :

« C’est un devoir de justice de donner aux pauvres

ce que nous aurions mangé à notre repas » (Serm., xxxin). S. Chrysostome dit de même : « Le jeune n’est pas une opération commerciale, où nous devions chercher des profits en ne mangeant pas. Il faut qu’un autre mange pour vous ce que vous auriez mangé vous-mêmes, si vous n’aviez pas jeûné, afin qu’il en résulte un double bénéfice : pour vous, la peine de l’expiation ; pour votre frère, l’apaisement de la faim » (Serm. de Jejun.). S. Augustin tient un langage identique : « C’est un devoir de justice d’augmenter les aumônes aux jours de jeûne » (Serm., ccviii, In quadrag.). Enûn le pape saint Léon résume toute la doctrine de l’Eglise en ces termes : « Le jeûne, sans l’aumône, est moins la purification de l’âme que l’affliction de la chair, et il faut le rapporter plutôt à l’avarice qu’à l’abstinence chrétienne, lorsque, en s’abstenant de prendre de la nourriture, on s’abstient en même temps des œuvres de charité » (Serm. iv, De jejun. decim. mensis).

Si l’on prend les i.500 pauvres de Rome du temps du pape saint Corneille (260), et que l’on estime seulement à 10.000 le nombre des chrétiens de cette ville astreints au jeune, et à 100 le nombre des jours de jeûne (il était en réalité de 182), on arrive, en multipliant les deux chiffres, à un total d’un million de rations par an, soit pour chaque pauvre 666 rations annuelles, c’est-à-dire presque deux rations par jour ! Ce simple calcul montre l’importance du jeûne comme élément de charité. Dans la pratique, cette dette de l’abstinence était acquittée ou en nature ou en argent ; dans le premier cas, les diacres envoyaient successivement leurs pauvres dans les maisons où l’on jeûnait et où l’on préparait, en échange du jeûne, un repas aux indigents ; dans le second cas, l’équivalent du repas était donné aux diacres en argent et servait à alimenter la caisse commune, ou un fonds spécial destiné à secourir les malades obligés de rester chez eux, ou telles autres nécessités particulières(Cf. Tol-LKMKR, ouv. cité, pp. 514-524). Aujourd’hui encore le jeûne — ou plutôt la dispense du jeûne — vient grossir le budget de la charité, puisque les personnes qui sollicitent cette dispense pour une raison de santé sont tenues de faire une aumône spéciale, proportionnée à leurs ressources.

L’historien italien Guglielmo Fbrhbro, dont l’autorité n’est pas suspecte en la matière, étudiant

récemment la ruine de la civilisation antique et spécialement la crise du iiie siècle, qui devait aboutir sous Constantin au triomphe du christianisme, résume ainsi le rôle social de l’Eglise à cette époque :

« L’Evéque… était déjà un personnage considérable

de la ville ; non seulement parce que les lidèles étaient nombreux, mais parce que le christianisme avait déjà organisé ce merveilleux système d'œuvres d’assistance et de bienfaisance, qui fut sa plus grande création sociale et une des causes de son triomphe. Les communautés chrétiennes pourvoient partout, non seulement aux frais du culte et à l’entretien de ses ministres, mais au secours des veuves, des orphelins, des malades, des impotents, des vieillards, des gens sans travail, de ceux qui ont été condamnés pour la cause de Dieu ; elles s’occupent de racheter les prisonniers emmenés par les Barbares, de fonder des églises, de prendre soin des esclaves, d’ensevelir les pauvres, d’hospitaliser les coreligionnaires étrangers, de recueillir des subventions pour les communautés pauvres et menacées. Les biens, que possèdent les communautés chrétiennes, proviennent en grande partie de dons faits par les riches, dont beaucoup, soit de leur vivant, soit après leur mort, laissaient à l’Eglise une partie ou la totalité de leur fortune… Au milieu de la crise générale du nie siècle, les églises chrétiennes apparurent comme un port sur dans la tempête. Tandis que les âmes d'élite parvenaient au christianisme à travers leur propre douleur, par la vision de la douleur d’autrui, ou le dégoût du monde bouleversé et contaminé, dans un élan suprême vers la paix et la béatitude, les foules étaient attirées à la foi nouvelle par la généreuse assistance dont l’Eglise était si large envers les malheureux et qu’animait un souffle divin de charité, inconnu à l’assistance olTicielle ou à la protection politique des grandes familles de l’ancien Etat païen. Si la foi attachait les lidèles à l’Eglise, d’autres liens matériels renforçaient etBcacement la puissance et l’autorité de la religion : les aumônes, les subsides, l’assistance, les offices, les charges ecclésiastiques et les revenus qui y étaient attachés, enfin la gestion des terres récemment acquises, qui employait un nombre toujours plus considérable d’agents-esclaves, travailleurs, colons, administrateurs. »

Cette description synthétique ne doit pourtant pas nous faire oublier — M. Guglielmo Ferrero le reconnaît d’ailleurs ^ que le christianisme était loin de jouir, comme le mithraïsme, de la faveur impériale, qu' « il eut à endurer pendant le iiie siècle de cruelles persécutions, et qu’il fut toujours regardé par les pouvoirs publics, même dans les moments où les persécutions étaient suspendues, avec une méfiance hostile, qui contraste avec la faveur accordée au mithraïsme » (GuGUELMO Ferrero, La ruine de la Civilisation antique. — La crise du Ule siècle, Revue des Deux Mondes, 15 février 1920). Et dès lors son triomphe n’est que plus impressionnant.

IV. — Les pauvres dans l’Empire romain après Constantin. — 1° Les établissements hospitaliers. — L'édit de Milan (313) en mettant fin aux persécutions et en accordant à l’Eglise le plus précieux des biens, la liberté, lui permet d’apporter un changement profond dans l’exercice de la charité ; celle-ci peut désormais s’organiser au grand jour, et créer tous les organes nécessaires à son développement.

La liberté des cultes s’accompagne, en effet, de la liberté de posséder. L’Eglise a son statut légal. Elle rentre d’abord en possession des biens… confisqués sous Dioclétien, « lieux de réunion ou propriétés appartenant non à des personnes privées, mais à la corporation des chrétiens, ad jus corporis eorum, id

est ecclesiarum, non hominum singulorum pertinentia » (Lactancb, De morte persecut, , xlvui ; P. L, , Vil, p. 269). Constantin donne ensuite un exemple qui va désormais être suivi ; il fait aux églises « d’abondantes largesses et leur octroie des maisons, des terres, des jardins et autres semblables possessions n (EusÈBK, De vit. Constant., I, txxxv, et II, xxxix). En 321, chacun est autorisé « à léguer à la sainte et vénérable Eglise catholique telle part de ses biens qu’il voudra ». Les donations de terres, de maisons, de revenus fixes sous forme de fondations vont dorénavant se succéder et permettre une institution nouvelle, jusqu’alors impossible, bien que suppléée sous une autre forme par les diaconies, institution qui restera éternellement la gloire du christianisme : ['Hôpital, centre de charité et de dévouement, lieu de rencontre du pauvre qui souffre comme un autre Christ, et du riche qui l’assiste au nom de JésusChrist.

Sous ce terme générique, nous entendons les multiples établissements hospitaliers que nous révèlent à la fois les écrits des Pères de l’Eglise, les historiens ecclésiastiques, les conciles et le code de Justinien. Nous indiquerons ici les principaux :

10 Le Xenodocliium, ou A’enàn, asile ou hôtellerie pour les étrangers et les voyageurs. C’est < la maisonmère de toutes les maisons de charité, la tige de toutes les fondations pieuses : il abrite à la fois et les hôtes et les infirmes et les indigents ; saint Jean Chrysostome l’appelle le domicile commun de l’Eglise » (F. DE Ghampagny, La charité chrétienne aux premiers siècles de l’Eglise, Paris, 1856, p. 316). Les canons arabiques du concile de Nicée exigent « qu’il y ait dans toutes les villes des maisons réservées pour les étrangers, les infirmes et les pauvres. On leur donnera le nom de Xenodochium » (Can. 70, Mansi, II, p. 1006). Julien l’Apostat, pour stimuler le zèle des prêtres païens, leur ordonne d’imiter les chrétiens et écrit en 362 à Arsace, grand-prêtre de Galatie : « Pourquoi ne portons-nous pas nos regards sur les institutions auxquelles l’impie religion des chrétiens doit son accroissement, sur ses soins empressés envers les étrangers ?… Faites donc construire dans chaque ville beaucoup de Xenodochia… J’ai ordonné de répartir dans toute la Galatie Soo.ooo boisseaux de froment et 60.000 setiers de vin. Le cinquième appartiendra aux prêtres chargés de cet office, et le reste sera pour les étrangers et pour les mendiants. Car c’est une honte pour nous que parmi les juifs personne ne mendie et que les impies Gatiléens nourrissent non seulement leurs pauvres, mais encore les nôtres, qui paraissent ainsi privés des secours que nous devons leur fournir » (Julien, Œuvres, éd. Talbot, p. 4 1 3-4 1 4)- Saint Chrysostome — nul ne s’en étonnera — va plus loin que Julien. Loin de promettre comme lui un cinquième des biens des pauvres pour stimuler le zèle des mercenaires, il exhorte en ces termes tous les fidèles, en constatant que le Xenôn de Gonstantinople est trop petit pour recevoir tous ceux qui se présentent : a Faites vous-mêmes dans vos maisons un Xenodochium ; placez dans cette salle pour l'étranger, un lit, une table, un flaralieau… Que votre maison soit un asile généralement ouvert devant Jésus-Christ. A ceux que vous recevez, demanf/e : pour récompense, no « /)ai de vous donner de l’argent, mais d’intercéder auprès de Jésus-Christ, pour qu’il vous reçoive vous-même, dans ses tabernacles » (S. J. Chrysostome, In Âct., I/om.. XLV, P. G., LX). A Ostie, Pammachius et Fabiola établissent les premiers une hôtellerie pour les étrangers, et saint Jérôme, les louant de cet acte, écrit : « Le monde entier apprit bientôt qu’un Xenodochium avait été établi sur le port de Rome. L’Egyp1679

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tien et le Parthe le surent au printemps ; la Bretagne le sut dans le courant de l'été » (S. Jérôme, Episl. Lxxvii, 10, De molle Fnbiolae, « c/ Ocea/ium). En Gaule, Childebert crée un établissement sprahiable à Lyon, puis Brunehaul et son petil-lils Thierry fondent et dotent ricbenient le A’enudochium d’Autun, que le Pape saint Grégoire le Grand comble de privilèges et dont le concile d’Orléans assure l’avenir en statuant {can. 5) que « le Xenoduchinm resterait à perpétuité dans les conditions réglées par l’acte de fondation s. Ces hôtelleries — comme la plupart des établissements suivants — étaient, en tant que biens d’Eglise, administrés par l'évêque ou ses subordonnés. Pour y être admis, les étrangers, voyageurs, passants ou chemineaux, devaient être porteurs de lettres de paix, délivrées par l'évêque du lieu d’où ils venaient.

2° Le IVosocomium, asile ou hôpital des malades, s'élève souvent à côté du Xenodochium. Les diacres, nous l’avons dit, et plus particulièrement les diaconesses et les pieuses chrétiennes avides de dévouement, visitaient, avant Constantin, les malades à domicile. La liberté de l’Eglise permit de les rassembler dans de vastes maisons plus confortables et mieux aménagées que leurs pauvres demeures Nous parlerons plus loHi de la 7?fls17éirfe, véritable manufacture de charité, sorte de Salpétrière aussi célèbre que celle du grand siècle, où l’on trouvait groupées en un centre unique toutes les maisons de charité que nous sommes obligé d'énumérer ici en détail. Nous bornant pour le moment au rwsocomiiim ou hôpital des malades, nous devons signaler de nouveau l’illustre nom deFabiola, qui après avoir vendu, comme sainte Paule, son riche patrimoine, « établit la première à Rome un nosocomium pour y rassembler les malades et soigner les malheureux dont les membres étaient consumés de langueur par suite de la faim » (S. Jérômk, Epist. lxxvii, 6, Ad Oceantnn de morte Fahiulae, Migne, P. L., XXII, p. 694).

« Dois-je décrire, continue saint Jérômk, les diverses

plaies de ces affligés : nez mutilés ; yeux crevés ; pieds à demi brûlés ; mains livides ; ventre gonflé par l’hydropisie ; cuisses desséchées ; jambes enflées ; chairs putréfiées où fourmillent les vers ? Combien de fois l’a-t-on vue portant sur ses épaules des pauvres dégoûtants de saleté et de l’une de ces affreuses maladies I Combien de fois l’a-t-on vue laver des plaies qui répandaient une puanteur telle que personne ne pouvait même les regarder ! Elle donnait de ses propres mains à manger aux malades ; elle rafraîchissait ces cadavres expirants en leur faisant prendre à petites cuillerées quelque peu de nourriture. Je sais que des personnes riches ne peuvent, quoique pieuses, surmonter les répugnances soulevées par l’exercice de ces œuvres de miséricorde. Celles-là recourent au ministère d’autrui, et font par leur argent ce qu’elles ne peuvent faire par leurs mains. Je ne les blâme pas ; je n’impute pas à défaut de foi ces délicates faiblesses de tempérament. Mai » si je pardonne à leur infirmité, je ne peux non plus m’empêcher d'élever jusqu’au ciel ces saintes ardeurs de la charité et de la perfection de l'àme. Une grande foi surmonte tous ces dégoûts. Dans celui qui nous fait horreur, dont la vue seule nous soulève le cœur, elle nous montre un être semblable à nous, pétri de la même boue ; elle fait que nous souffrons tout ce qu’il souffre, que ses plaies deviennent nos propres plaies, et parcette union sympathiquede nous-mêmes aux maux de nos frères, elle amollit et brise la dure insensibilité qui nous éloignait de leurs souffrances. Non, quand j’aurais cent langues et cent bouches, quand ma voix serait de fer, je ne parviendrais pas à nommer toutes les maladies auxquelles Fabiola assura des soins. Les pauvres qui jouissaient

d’une bonne santé enviaient la condition de ses malades. ( S. JÉRÔME, loc. cit.). Même en admettant l’hyperbole, il est diilicile de ne pas se sentir ému de l’admirable dévouement qui se cache sous cette description réalis^te ; cette page sutllrait à assurer à Fabiola une gloire immortelle. Nous sommes loin de Platon qui écrivait dans sa République : « On ne soignera que ceux dont le corps et l'âme sont vigoureux ; quant aux autres, on lais’sera mourir ceuxdont le corps est mal constitvié et on mettra à mort ceux dont l'âme est naturellement méchante et incorrigible ». Platon (Képublique, liv. 111, trad. Cousin, t. IX, p. 171). Il faut en prendre son parti : le premier hôpital fondé à Rome l’a été par une femme chrétienne.

3" Le Brepholrophium, lieu où l’on nourrit les enfants, sorte de maternités ou de crèches où l’on allaite les nouveau-nés, alors si fréquemment exposés par les païens, grecs ou romains, conformément aux doctrines des plus grands philosophes ; on y reçoit également les enfants nés de parents trop pauvres pour les nourrir. Cette institution remonte comme les précédentes au rv" siècle, et plus probablement à Constantin.

4° L’Orphanotrophium, maison des orphelins, complète le brepholrophiume, reçoit pour leur éducation les enfants plus âgés qui ont perdu leurs parents. Les empereurs accordent des privilèges à ces orphelinats où l’on enseigne des métiers aux enfants et même les sciences et les belles-lettres, comme il arrivée Césarée dans la Basiléide ou à Constnntinople. « A certains jours fériés, l’empereur fait la tournée des hospices ; d’autres fois les orphelins, introduits en sa présence par le grand orphanotrophe et portant des candélabres, viennent chanter des hymnes. L’empereur leur remet un léger présent et leur fait servir un repas » (G. SchlumBRRGER, sigillographie de l’Empire byzantin, in- 4, 1884, p. 378). n Les orplianotrophes ou directeurs sont établis, par une loi de Marcien, tuteurs des pupilles et curateurs des adolescents ; ils peuvent aliéner les biens des orphelins, soit pour éteindre des dettes usuraires, soit pour toute autre cause urgente, et gèrent ces biens au mieux des intérêts de leurs pupilles ; ils sont dispensés de rendre des comptes, puisqu’ils ne se dévouent que par crainte de Dieu à cette tâche difficile de sustenter des mineurs privés de leurs parents et de toute subsistance et se consacrent à les élever avec une affection toute paternelle i> (Corf. Justin., l.I, tit. iii, 82).

5" Le Gerontocomium, hôpital de vieillards, est également très répandu dans l’empire. Le Code Justinien le mentionne dans la loi destinée à régler les donations aux Eglises et aux œuvres de charité (Cod.Just., l.I, lit. II, 19). Le Liber Pontiftcalis mentionne que le Pape Pélagb II (5^7) fit de sa maison un hôpital pour les vieillards pauvres. Saint Grégoire lk Grand, apprenant que le Gerontocomium construit par Isaurus sur le mont Sina’i manque de lits, de matelas et de couvertures, écrit à l’abbé du monastère qu’il en fait envoyer et joint à l’envoi une somme d’argent destinée à acheter des oreillers ou des draps ou à payer les frais de transport (liegist., Epp. XI. VI ; Mon. Germ. Hist., éd. Berolini, 1904, 1. ii, p. 261).

60 Le Ptochoirophium, lieu où les pauvres sont nourris, ou maison des mendiants, n’est autre chose, dans la langue grecque, que la diaconie des Latins, entendue non plus au sens de ministère des diacres que nous lui avons donné plus haut, mais signifiant la maison des diacres, Dèsque la liberté fut accordée à l’Eglise, les pauvres et surtout les mendiants vinrent dans ces maisons communes chercher leur 1681

PAUVRES iLES) RT L’EGLISE

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nourriture et prier ensemble ; car ciiaque diaconie avait sa chapelle et son oratoire (Du Gange, (itot-Siiire de la basse lalinilé, au mot Diaconie). L’abbé ToLLiiMBR regarde cesdiaconies comme des espèces d hôtelleries « pour les pauvres libres et pour les mendiants d’un quartier ou de toute autre circonscription convenue » (up. cit., p. 556). Elles se distinguent des xeiiotrnpltia en ce que ceux-ci ne reçoivent quelesétrangers ou les passants. Elles ne furent pas toujours dirigées par des diacres, mais parfois aussi par des prêtres. Elles ne fournissaient pas seulement aux pauvres la nourriture, mais aussi les vêtements. Saint Cypribn (Epist., v), saint Augustin (Episl., cxii.ii, 2), saint GnKGoiRE(/ff^>/, T<., IX, xxi) le recommandent expressément. S. Grégoire, dans une lettre à son sous-diacre Anthémius, se préoccupe

« de la chaussure et de la nourriture des enfants

pauvres » (Reg., I, xxxvii), et dans une autre lettre au sous-diacre Pierre, il écrit à l’occasion de la dédicace d’une chapelle consacrée à la Vierge : « Nous voulons que vous donniez, pour être distribués aux pauvres, 10 écws, A’ov^io amphores de viii, 200 agneaux, a orques d’huile, la moutons et 100 poules. Le tout sera imputé sur voscomptesr (Regist., 1, Liv, p. jg). Il n’est pas inutile de rappeler à ce propos les maximes païennes, celle-ci, par exemple, d’un vieillard de Plante : <c C’est rendre un mauvais service i un mendiant que de lui donner de quoi boire et de quoi iianger : pour soi, c’est perdre ce qu’on donne ; )onr lui, c’est prolonger sa misère r> (Plaute, Trinum., Act. 11. Se. 2). L’opinion du monde sur ce joint a été retournée, et tout chrétien admet que 1 donner au pauvre, c’est s’enrichir, parce que l’aunône couvre la multitude des péchés » (lac, y, 20)

: t (I qui donne au pauvre… prête à Dieu >>.

j’La Biisitiade ou Busiléide (SGg). — La célèbre ondation de saint Basile à Césarée de Cappadoce, à aquelle nous avons fait allusion plus haut, doit être -aentionnée à part. Elle précéda d’au moins 30 ans

« elle de Fabiola à Rome et de saint Jean Ghrysoslorae

Constanlinople. Elle dépassa si bien les cadres spétiauxdu /i/oc/(o<ro/)/iiuni, terme sous lequel la désigna l’abord saint Basile, ou du nosocomium, ou des autres tablissements déjà énumérés, que les historiens ne rurent pouvoir lui donner un antre nom que celui eBanietoi ; , sous lequel le peuple l’avait désignée dès origine. Cent ans après, elle portait encore ce nom, t gloriQait à juste titre la charité de saint Basile iozoMÈivE, Hist. ecclés.. VI, xxxiv, P. G., LXVII, . 1898). Pour l’établir, le grand évêque connut les ifticultés ordinaires à ceux qui font le bien. Sa réponse u gouverneurElie, auprès de qui s’exerçait la calomie, nous renseigne sur l’usage de cette maison bâtie n dehors de la cité et si vaste qu’elle paraissait une nouvelle ville » — « A qui donc avons-nous fait î moindre tort en construisant ces lieux de refuge, atagàgin, pour recueillir soit les étrangers qui passnt dans le pays, soit ceux qui ont besoin d’un alternent particulier, en raison de leur santé ? C’est n vue de ces derniers que nous avons établi, dans otre maison, les moyens de leur assurer les secours écessaires, des gardes-malades, des médecins, des orteurs, des conducteurs. Il a été indispensable d’y undre les industries nécessaires à la vie et les arts eslinés à l’embellir. Par là même, il a fallu consnire des pièces où l’on pût convenablement exécu ! r ces divers genres de travaux. Cet établissement it l’ornement de la cité et la gloire du gouverneur, ip qui en rejaillit l’éclat » (Basii,., Epist.xr.iv, P. G., XXII, 485). Hôtellerie, refuge, hôpital, manufacture l école inilustrielle, la H us i I iade (ul auf^’^i une lépropie avant la lettre, et l’empereur Valens. frappé’admiration en présence de cette œuvre merveilleuse,

fit à l’évêque des donations de terres dont le revenu servit à nourrir les pauvres et les lépreux. Pour éviter aux autres malades ou aux pauvres le contact des lépreux, saint Basile fut amené à construire des pavillons spéciaux et à agrandir considérablement l’édifice primitif ; delà cette immense étendue de bâtiments qui frappa vivement les contemporains et lit naître l’expression, de Basiliade. « Faites quelques pas horsdelaville, <lisaitsaint GrégoiredeNazianze à ses auditeurs en prononçant l’oraison funèbre de saint Basile, et vous verrez une ville nouvelle. C’est le lieu saint où ceux qui possèdentont renfermé leur s trésors, où sous la puissante inlluence des exhortations de saint Basile, le riche a <léposé le superllu de sa fortune, en même temps que le pauvre y apportait de son nécessaire… Ainsi nos yeux ne sont plus attristés du plus terrible, du plus douloureux des spectacles qui se puissent voir. Nous ne voyons plus ces cadavres vivants, promenant çà et là ce qu’une effraj’ante maladie leur a laissé de membres sur des troncs mutilés. Repoussés loin des villes, des habitations, des places publiques, des fontaines et de leurs amis, qui pouvait les reconnaître sous les ravages de la hideuse maladie qui les déligure ? De la forme humaine, ils n’avaient conservé que le nom ! … C’est saint Basile qui a incliné la charité vers cet excès de douleurs. .. nies embrassait comme des frères, et par ces pieux baisers, il inspirait le courage de les aborder et de les secourir » (S. Grkq. Nazianz., Oraison fan. de S. Basile, discours xliii, § 53. P. G., XXXVI, p.5’j8-579). Ces paroles, qu’aucun habitantde Césarée ne pouvait démentir, jettent un jour lumineux sur l’inspiration de la charité chrétienne et expliquent que la Basiliade ait laissé un tel renom dans l’histoire.

i’Administration des hôpitaux. — Les noms des grands évêques, que nous venons de rencontrer dans la fondation des établissements hospitaliers, nous ont déjà livré en partie le secret de leur administration et de leur fonctionnement, i » Ils étaient biens d’Eglise, tout en ayant uneexislence propre, reconnue par les Codes, et l’intervention de l’Evêque était nécessaire pour la fondation, qui devait avoir lieu d’ordinaire dans le délai d’un an, à partir du jour de la donation reçue à cet efi’et. 2" Les hôpitaux étaient exempts des charges viles et des impôts extraordinaires ; ils pouvaient hériter et acquérir librement à titre gratuit ou onéreux (Cod. Justin., I, ii, de Eccles., ig ; I, iii, de Episc, 35, ^9 ; viii, liv, de donation., 36, §3). 3° Ils ne pouvaient aliéner que les biens meubles, mais non les immeubles, bâtiments, terres ou jardins, et cela dans l’intérêt des générations avenir ; ils pouvaient cependant faire des échanges d’immeubles entre eux et avec les églises et les maisons impériales, povirvu qu’il y eût indemnité réciproque, consentement des administrations et approbation de l’évoque. 4’Les directeurs et économes étaient généralement désignés par l’évêque ; cependant le droit de nomination ou de présentation appartenait d’ordinaire aux fondateurs, sous la réserve qu’en cas d’incapacité constatée, l’évêque avait le droit de les remplacer. 5° Le cinquième concile d’Orléans (54g) recommande » en vue de l’éternelle récompense » de choisir comme directeurs des maisons de charité « des hommes capables et craignant Dieu ». Le’jo’canon arabique prescrit à l’évêque de choisir, afin d’éviter les infiuences locales souvent pernicieuses, « un des frères qui habitent dans le désert ; qu’il soit étranger à la localité, loin de sa patrie et de sa famille ». S. Grégoire le Grand recommande de préférence les religieux, afin d’assurer plus parfaitement l’exercice désintéressé de la charité. Et ce n’est pas seulement

pour la direction des hôpitaux que l’on songe aux religieux ; celle conception triomphe à Gonstantinople, au temps de saint Jean Chrysostome, même pour le soia des malades ; et le saint en arrive à choisir pour cette charge des infirmiers ci non engagés dans les liens du mariage » ; à Alexandrie, le code théodosien mentionne 600 inllrmiers, parabolani a dont le choix est laissé à la volonté du très vénéré prélat d’Alexandrie, sous les ordres duquelils devront agir ». Tout fait croire qu’ils formaient une sorte d’ordre religieux, ancêtre lointain de celui des Frères de saint Jean de Dieu (Lallemand, op. cit., II,

pp. l35-l42 ; ToLLEMER„0/). Cit., p. b’)')).

La fondation des hôpitaux par l’Eglise et leur administration par lesévêques est donc, après Constantin, du IV’au VI’siècle, la caractéristique principale du mouvement charitable inauguré par le christianisme. Dirigé par les évêques, aidé par les empereurs, ce mouvement aboutit, à la fin du vi’e siècle, à l’existence d’un grand nombre d’iiôpitaux dans toutes les divisions des territoires ecclésiastiques.

V. — Les Pauvres en Occident après les grandes invasions. — Les grands évêques français. — Les paroisses. — Les monastères. — C’est qu’en effet, malgré les bouleversements d’où sortirent les nouvelles nations de l’Europe, le rôle des évoques, loin de diminuer, n’avait fait que grandir du IV’au VIe siècle. Détenteur d’un pouvoir spirituel, devant lequel devait s’incliner même un Théodose, lorsqu’il trouvait devant lui un saint Ambroise pour lui reprocher ses crimes, l’évêque, par la force des choses, était devenu le vrai magistrat de la cité. Les édiles et les curiales, emportés par la tourmente au moment des invasions, avaient perdu en effet toute autorité, et le defensor civilatis, institué par Yalentinien en 365 en prévision de l’anarchie et de la ruée envahissante des Barbares, était si inférieur à sa tâche qu’il fut remplacé presque partout par l’évêque. D’instinct, le peuple se groupa autour de ses chefs spirituels, leur conféra la magistrature civile et dans beaucoup de cas en fit vraiment, authentiquement, par voie de suffrage, les défenseurs des tilés. Loin de s’être arrogé ce pouvoir, comme l’a prétendu Henri Martin, ils en furent souvent investis régulièrement par leurs concitoyens, et c’est en l’exerçant, en droit ou en fait, dans des circonstances souvent tragiques, qu’ils méritèrent la reconnaissance éternelle des peuples.

Avant tous les autres, nous devons un hommage spécial au saint le plus illustre et le plus populaire des Gaules, saint Martin, évêque de Tours (31 6-896). N’est-il pas le patron de plusieurs milliers de paroisses françaises (exactement 3.6^5), et sa renommée à l’étranger ne fut-elle pas universelle ? Soldat et simple catéchumène, il vit en moine, se distinguant par sa piété et sa charité envers les pauvres. Un jour d’hiver, aux portes d’Amiens, il aperçoit un mendiant demi-nu qui lui demande l’aumône. Déjà il a donné ses vêtements à d’autres malheureux ; il ne lui reste plus que sa chlamyde ; d’un coup d’épée, il la partage en deux, en donne une moitié au solliciteur grelottant, et garde l’autre moitié pour couvrir à grand’peine sa nudité. Il rentre ainsi en ville ;

« quelques-uns rient, mais d’autres, plus nombreux,

gémissent tout haut de n’avoir pas exercé la miséricorde, alors qu’ils l’eussent pu faire sans se mettre à nu », et de s’être laissés distancer par un soldat (SuLPicK SÉVÈRE, Vita Beaii Martini, ch. iii). Exemple fécond, à jamais mémorable ; la sculpture et la peinture l’ont immortalisé depuis seize siècles ; les âmes des petits enfants, en l’entendant raconter, y puisent encore aujourd’hui l’amour des pauvres

et la divine joie de l’aumône. « A la cathédrale de Bâle, sur la façade principale, saint Martin partage avec un pauvre la moitié de son manteau, qui n’était peut-être qu’une méchante couverture de laine, et qui, maintenant, transliguré par l’aumône, est en marbre, en granit, enjaspe, en porphjre, en velours, en satin, en pourpre, en drap d’argent, en brocart d’or, brodé en diamants et en perles, ciselé par Benvenuto, sculpté par Jean Goujon, peint par Raphaël » (Victor Hoqo, Le Rhin).

Moine et évêque, saint Martin ne fut pas moins charitable à Ligugé, à Tours et à Marmoutier que le soldat catéchumène ne l’avait été à Amiens ; plusieurs fois il donna sa tunique à de pauvres mendiants ; un jour entre autres, au moment de célébrer les saints mystères, en présence de la mauvaise volonté de son archidiacre de secourir promptement un homme qui souffrait du froid, l’évêque se dépouilla de sa tunique et eut recours à un pieux stratagème pour que cette action ne fut pas découverte. Mais Dieu se plut à glorifier son apôtre (Sulp. Sév., Dia looUS II, I, 2).

Ce serait omettre l’un des traits les plus importants de l’apostolat de saint Martin que de ne pas mentionner ses missions dans le centre, dans le midi et dans la Gaule septentrionale, et le zèle infatigable qu’il déploya dans la fondation de nombreuses paroisses rurales. Il fut un des premiers adeptes de cette idée féconde a qui devait produire dans l’Eglise une véritable révolution et dont l’application a tellement réussi que nous avons peine à nous figurer que la chrétienté ait jamais existé sans cet élément vital » (Lecoy dk la Marchk, Saint Martin, Mame, 2e édit., p. 20ï). Le christianisme, en effet, n’était pratiqué jusque-là que dans les cités ; les campagnes, toujours en retard sur les villes, étaient restées le boulevard du paganisme, comme l’indique le mot paganus, qui signifie à la fois paysan et païen. Martin, accompagné de son presbyterium ou collège ecclésiastique rurnl, auquel étaient adjoints des religieux de Marmoutier, parcourait le pays en détruisant les temples romains et gaulois et les vieux chênes druidiques ; sur leurs ruines, il bâtissait des églises, autour desquelles se groupaient les populations qu’il baptisait. Ainsi se créèrent les villages de France, très peu nombreux auparavant, les habitants des Gaules vivant jusque-là disséminés sur de grands domaines agricoles. Ainsi, par la multiplication des centres religieux, se transformèrent les solitudes de l’Empire et un jour se réveilla chrétien le vieux sol gaulois.

Avant de montrer quelle influence la création des paroisses rurales eut sur l’exercice et l’organisation de la charité, il est nécessaire d’ajouter au glorieux nom de saint Martin les noms de quelques saints évêques qui, pendant et après les grandes invasions, défendirent les pauvres et les opprimés et n’usèrent de leur pouvoir spirituel et de leur puissante influence que pour soutenir énergiquement la cause de la justice et de la charité.

Parmi eux, au v » siècle, saint Germain d’Auxerr » est peut-être le plus grand. Lui aussi prêche le christianisme partout, et jusqu’en Angleterre où il combat l’hérésie de Pelage. Il lave les pieds des pauvres, les sert à table, et sa vie si active, n’est qu’un jeune perpétuel. En se rendant en Grande-Bretagne avec saint Loup, il discerne à Nanterre la vocation de sainte Geneviève et consacre à Dieu celle qui plus tard sera la providence des Parisiens, qu’elle sauvera de la famine et des fureurs d’Attila. Digne fille spirituelle du saint évêque, elle est vraiment la mère des pauvres, et la vénération de tout un peuple escorte sa vieillesse. 1685

PAUVRES ILES) ET [/ÉGLISE

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A la même époque, l’ami de Germain d’Auxerre et de Geneviève, Loup, évêque de Troyes, se porte au-devant d’Attila, revêtu de ses habits pontificaux, avec un cortège de clercs, et lui demande avec autorité qui il est et de quel droit il ravage son territoire. Plusieurs de ses clercs ont été massacrés ; Loup est gardé comme otage, mais sa vie est épargnée et le barbare se retire.

A Orléans, l’évêque saint Aignan, pour défendre son peuple, va jusqu à Arles implorer le secours du patrice Aétius ; puis il se rend dans le camp d’Attila, et n’ayant rien obtenu, fait prier le peuple dont il soutient le moral jusqu’à l’arrivée des Romains et des Visigoths qui culbutent Attila, et après la victoire des Champs catalauniques, l’obligent à fuir en Italie où il trouvera encore devant lui, sur les bords du Mincius, la majesté d’un saint Léon le Grand. Bref, c’est l’Eglise qui sauve la cité romaine dégénérée et transforme le camp barbare ; elle jette un pont entre le monde antique et le monde nouveau ; elle fait sortir, du rude creuset de la guerre et de l’anarchie, des nations chrétiennes, parmi lesquelles la France, désormais immortelle, brille au premier rang ; car ce n’est qu’après elle que la Germanie et l’Angleterre se laissent pénétrer par la bienfaisante iniluence du Gliristianisrae. On l’a dit, et il faut le répeter : « les évêques ont fait la France comme les abeilles leur ruche n. Pères des peuples, ils sont surtout pères des pauvres, des petits, des opprimés, ci Ce sont toujours des affranchissements d’esclaves, des œuvres charitables, des droits maintenus, des injustices réparées qui remplissent leur vie journalière, leurs actes, leurs testaments. Ils y ajoutent le rachat des prisonniers de guerre, si nombreux alors, pour lequel ils engagent jusqu’aux vases sacrés de leurs églises ; ainsi en 510 saint Césaire d’Arles distribue des vivres et des vêtements à une multitude decaptifs gaulois etfrancs tombés au pouvoirs des Goths, et les rachète ensuite avec le trésor amassé par son prédécesseur » (Lbcoy DE LA Marchb, La fondation de la France duiv au VI’siècle, Desclée, iSgS, pp. 77, 98). Saint Rémi mentionne dans son testament les quarante veuves assistées par l’Eglise de Reims et leur laisse des aumônes. Saint Didier, évêque de Cahors(630-655), recommande à son Eglise » les pauvres qu’il a toujours nourris ivec soin >> et la supplie « de les nourrir et de les [gouverner pieusement, afin qu’ils ne s’aperçoivent

« as de son absence et ne se plaignent pas du changement

de pasteur i> (Poupardin, La vie de saint Didier, in-8, Paris, igoo, ch. ix, p. ^3). Dans ces emps troublés, comme il arrive toujours en temps le guerre et d’invasion, les pauvres sont nombreux ; m certain nombre inscrits sur un registre (matriula), d’où le nom de matricularii, sont autorisés à aendier autour des églises (cet usage existe encore u XX » siècle) et ils habitent des refuges voisins le l’église. Saint Léger, évêque d’Autun (616-678), ’héroïque victime de la cruauté d’Ebroïn, trouvant nsufTisanle la fondation d’une matricule aux portes le sa cathédrale, résolut de remédier à cette inslabiilé, en établissant par testament une œuvre qui lui urvécut dix siècles (670-1668) et fut absorbée sous jOuis XIV par l’Hôpital général. Celte œuvre estconlue dans l’histoire sous le nom de l’Aumône de saint’^éger — rappelons-nous la Basiléide. — Comme elle de saint Didier, la donation est faite à l’église lathédrale. Les pauvres sont appelés frères par le laint évêque et sont au nombre de quarante, comme es veuves dont parle saint Rémi. Voici la teneur de e testament, dont l’authenticité, révoquée en doute lar le « Gallia christiana » et les Bollandistes, est dmise par Pérard, Lecointe et Mabillon :

u Considérant les diverses révolutions des choses

« humaines, la mort, inévitable terme de tout, et

» l’heure formidable du jugement, sachant qu’il est

« écrit : Donnez et il vous sera donné ; faites-vous
« de vos richesses des amis qui vous reçoivent aux

<< tabernacles éternels » — et ce mot de la Sagesse :

« Le rachat de l’àme humaine est dans les richesses

» — et encore : » Comme l’eau éteint le feu, a ainsi l’aumône le péché)>, — pour l’amour de Dieu,

« la rémission des péchés et la mémoire du seigneur

Clotaire et de la reine ISathilde, voulant

« enfin qu’on prie abondamment et librement pour
« le roi Thierry, pour le salut du royaume, des
« princes et du monde entier, je prends pour léga<i taire et héritier légitime l’Eglise de Saint-Nazaire, 
« titre de ma prélature. Je lègue la villa de Marignysur-Yonneque

je tiens de la munificence de la reine (I Bathilde, par une charte royale ; la terre de Tillenay-sur-Saône qui me vient de mes aïeux mater<i nels ; les domaines d’Ouges et de Chenôve près

« Dijon, que j’ai acquis de Bodilon et de Sigrade.
« Je lègue, séquestre et transfère ces biens avec

(I toutes leurs dépendances, hommes de quelque Il sexe qu’ils soient, terres, vignes, puits, étangs, Il cours d’eau, bois, pàquis petits et grands, à la

« matricule que nous avons bâtie à la porte de Saint-Nazaire ; 

afin que le préydt de cette matricule et

« les successeurs que lui donneront les évéques d’Aut

tun reçoivent et nourrissent chaque jour et en tout (I temps quarante frères qui prieront Dieu pour le

« royaume, le salut du roi et des grands » (Camer-LiNCK, 

Saint Léger, évêque d’Autun, Lecolïre, 1910, pp. 70-71 ; Dom PiTRA, Vie de saint Léger, p. ig^). Cette fondation nous donne une idée de celles qui se créent partout en France, à l’exemple de l’Italie et de l’Orient. Partout, les documents historiques nous révèlent 1 existence de refuges, d’asiles, de Senodochia, d’ordinaire situés dans le voisinage immédiat des églises cathédrales ou des abbayes. Mais, à cause des guerres et des invasions, cette floraison d’hôpitaux pour toutes les misères fut plus lente, parce que les ressources faisaient davantage défaut.

Signalons encore quelques noms célèbres dans les annales de la charité à cette époque, et en premier lieu le pape saint Grégoire le Grand (+604)qui organisa l’assistance des pauvres à Rome de manière à exciter l’émulation des évêques et des séculiers des autres nations. U les exhorta à créer des œuvres de prévoyance pour les nécessiteux. Chaque jour il donnait quinze livresd’or à des religieuses pour les repas publics des pauvres qu’elles assistaient. Chaque jour aussi des voitures parcouraient les divers quartiers de Rome pour porter des secours aux malades et aux pauvres honteux (Dom Pitra, Vie de S. Léger, introd., note de la p. xxxi ; Montalembert, Les moines d’Occident, Lecoffre, 4’édit., t. II, ch. vii, p. 205). Ce grand pape ne pouvait démentir son passé. En se faisant moine bénédictin en 675, il avait vendu son patrimoine pour le distribuer aux pauvres » et Rome, qui avait vu le jeune et opulent patricien parcourant ses rues dans des habits de soie et tout couvert de pierreries, le revit avec admiration vêtu comme un mendiant et servant lui-même les mendiants hébergés dans l’hôpital qu’il avait construit à la porte de sa maison paternelle changée en monastère » (MONTALEMBERT, Op. cit., t. II, p. 99).

Sous les Mérovingiens, la charité de saint Eloi est si célèbre que sa maison est toujours assiégée d’une foule de solliciteurs et que l’on n’a pas besoin d’autre enseigne pour la reconnaître. DagobertP’fonde à Saint-Denis un Xenodochium. Sainte Radegonde, au temps de son mariage avec Clotaire, entretient de ses deniers de nombreux pauvres auxquels elle 1687

PAUVRES (LES) ET L'ÉGLISE

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fournit vivres et vêtements. Elle fonde un hôpital dans le domaine d’Alliis, où elle avait plissé les premières années de sa captivité, et où elle rendait ellemême aux femmes malades les soins les plus dévoués {Petits />ollancl., t. IX ; Montalembrrt, np. cit., l. ii, p. 350). Contran, roi de Bourgogne, esl également illustre par sesaumônes et les « trésors » qui ! donne aux pauvres (Abbé Jolv, Vie de saint Vo ?-lef, curé de Marcenay, patron de Cluititlo71-s-Seine, iS&'^, p. 4^). Saint CÉSAiBE. évêque d’Arles, qui, dès son enfance, se dépouillait de ses vêtements en faveur des pauvres, à l’exemple de saint Martin, se fait remarquer pendant son long épiscopat (501-513) par une grande charité envers les malheureux. Les cent trente sermons ou homélies que nous possédons de lui et dans lesquels il emploie, dil-il « dos paroles rustiques », aiin d’atteindre les simples et les ignorants, eurent un grand retentissement et furent imités dans toute la chrétienté. On y trouve une grande vigueur dans la condamnation de la rapine, des superstitions, de l’ivrognerie, de la luxure, mais en même temps une grande tendresse pour les humbles, les petits et les pauvres. Nous avons dit plus haut son zèle à délivrer les prisonniers de guerre ; il faut généraliser sans crainte ; tous les évéques agissent de même. Dans toutes les vies de saints de cette époque, nous voyons invariablement les évéques faire tomber les chaînes des captifs, ouvrir et forcer même les portes de leurs prisons, sans que l’autorité civile ose s’y opposer, et c’est déjà pour eux une tradition qui remonte au temps de l’Empire romain, d’employer une partie des revenus de leurs Eglises au rachat des prisonniers de guerre. Que d’innocents furent ainsi arrachés au supplice ! I.efait célèbre de l’exécution en masse ordonnée à Tours par le gouverneur Avicien et empêchée par les prières elles supplications de saint Martin (Sdlpice Sbvèbe, /liai., in, 4) s’est renouvelé bien des fois à cette époque.L'évêque esl bienlerfe'/V/isei/r de tous les opprimés.

La création des paroisses rurales, dont nous avons parlé à propos de saint Martin, produisit une décentralisation dans l’organisation de l’assistance des pauvres. Afin d’empêcher lamendicilé et le vagabondage, le concile de Tours (667) décréta (can. 5) que chaque paroisse était obligée de garder ses pauvres, et de les nourrir ; on voulait éviter par là qu’ils ne fussent à charge aux autrescommunautés. » Ft iinaf/uiieque civitas paiiperes et egenos incoins alimentis congruentibus pascal, secundumvires tam vicani presbyteri quant cives omnes suum pauperem pascant ; quo fiet ut ipsi pauperes per civitaies alias non vagentur » (Mansi, IX, p. 793).

A l’action des évéques et aux assistances paroissiales il faut ajouter le rayonnement de nouveaux centres de charité et de soulagement de la misère : les monastères. Les Bénédictins d’abord, puis plus tard les Cisterciens, les Prémontrés, les Chartreux, et les autres, tous ces moines d’Occident immortalisés par Montalembert, jouèrent un rôle considérable dans l’histoire de la charité. Ils surent à la fois prévenir et guérir l’indigence. Ils la prévinrent en défrichant les forêts et les terres incultes, en enseignant aux peuples barbares l’agriculture, les métiers manuels ou les arts, en instruisant et en disciplinant la jeunesse ; ils la guérirent en construisant autour de leurs monastères des asiles pour les étrangers et des hôpitaux pour les malades. C’est ainsi qïie, dans l’ile d’Iona et les contrées voisines de l’Ecosse, saint Columba apprend aux paysans à rechercher les sources, à régler les irrigations, à rectifier le cours des rivières ; il leur procure des outils, leur enseigne la grelTe des arbres fruitiers,

obtient des récoltes hâtives, intervient contre les épidémies et guérit diverses maladies ; en Angleterre et en Irlande, il apparaît comme le protecteur des faibles et le vengeur des opprimés. Ligugé, et Marmoutier dans l’Ouest de la France, avec le souvenir impérissable de snintMartin, Lérins et Saint- Victor de Marseille au sud, avec saint Honorât et Jean Cassien, Luxeuil à l’est, avec saint Colomban, exercent une influence inouïe. A Luxeuil, par exemple, les nobles francs etbourguignonsaffluent comme novices et prodiguent à Colomlian (5'43-615) leurs donations. Toute la Franche-Comté actuelle, redevenue, depuis les invasions barbares, une solitude sylvestre peuplée de bêtes fauves, est transformée par les disciples de saint Colomban et de saint Benoît en champs cultivés et en pâturages. C’est le moine irlandais luimême qui dirige les travaux de défrichement, et tous ses religieux, riches ou pauvres, nobles ou serfs, sont astreints successivement à labourer, à faucher, à moissonner, à fendre le bois. Après lui, Luxeuil devient la capitale monastique de la Gaule ; la Bourgogne, la Champagne, le pays de Caux et même la Suisse et l’Italie voient se fixer sur leurs territoires les colonies de Luxeuil, et partout la barbarie est refoulée, le christianisme prend sa place, et avec lui l’instruction, le travail. ladiscipline morale, la charité envers les pauvres (Cf. Montalkmbkrt, J.es moines d’Occident, t. II, livre ix, t. lll, livre xi).

La discipline pénitentiaire elle-même, organisée en Gaule par saint Colomban, eut pour conséquence de grossir le budget de la charité ; l’Eglise ne lit pas <[ argent des péchés des fidèles », comme l'écrit M. Bayet (Ilift. de France de Lavisse, t. II, p. 281), mais elle consentit à remplacer les peines canoniques dues à certaines fautes énormes par la prière, le jeûne, l’aumône, les pèlerinages à certains sanctuaires, et l’abandon de tout ou partie des biens des coupables en faveur des pauvres. De tels exemples publics étaient hautement moralisateurs et en harmonie avec la plus pure doctrine du christianisme primitif, qui enseigne par la bouche de saint Pierre lui-même que a la charité couvre la multitude des péchés » (1 Pftr., iv, 8). Mieux inspiré ailleurs, M. Baybt résume ainsi l’oeuvre des moines : « Ils couvriront la Gaule de leurs couvents, ils pénétreront jusi]ue dans les contrées les plus sauvages, défrichant le sol, créant autour d’eux des villages, ils conquerront le monde barbare, et la société chrétienne du Moyen Age sera en grande partie leur œuvre » (Ihid., p. 36).

Evêchés, paroisses, monastères, telles sont les trois institutions ecclésiastiques qui se chargent du service des pauvres. Il faut y ajouter l’autorité laïque, représentée parles rois mérovingiens ou par Charlemagne qui, soit par l’octroi de terres aux églises ou d’aumônes directes aux nécessiteux, soit par des prescriptions ou des ordonnances spéciales, favorise l’exercice et l’organisation de la charité. Mais il ne faut pas oublier que ces temps furent extrêmement troublés et que les guerres intestines et les invasions ont toujours développé le paupérisme. D’autre part, les derniers mérovingiens détournèrent dans une certaine mesure les biens d’Eglise de leur destination charitable et désorganisèrent l’assistance. Charlemagne, au contraire, veille à la perception et à la répartition des dîmes, qui doivent être partagées par portions égales, entre l'évêque, les prêtres, les fabriques et les pauvres. Un de ses capitulaires rappelle que « suivant la tradition des saints Pères, les biens d'Église, dons de la piété des fidèles et prix de la rédemption de leurs péchés, sont les patrimoines des pauvres. » « Nous statuons donc, ajoule-t-il, que jamais, ni sous notre

règne, ni sous celui de nos successeurs, il ne sera permis de rieu soustraire, de rien aliéner de ces biens sacrés » (Baluzb, I. ^17-718). Un autre capitulaire (806) relatif aux mendiants et vagabonds, recommande

« à chaque tidéle de nourrir sou pauvre,

suuin naupereni de hcitt’/icto aut de pro^rid faiiiiliâ nutriat, et de l’enipêcLer d’aller mendier ailleurs ; que si l’on trouve de ces vagabonds qui refusent de travailler, il faut bien se garder de leur faire l’aumône. » L’empereur va jusqu’à lixer les sommes que les évéques, les abbés ou alibesses jouissant de revenus importants doivent distribuer aux indigents ; il leur enjoint même de les ailmettre à leur table. Bnlin lui-même répand partout d’abondantes libéralités, non seulement dans ses Etats, nous dit Egin-HAKD, mais au delà des mers, en Syrie, en Egypte, en Afrique, à Jérusalem, à.Alexandrie, partout où il sait que soutirent des clirétiens (EoirsHARO, VUa Karoli, XXVII, t. I, p.8ô).

VI. — lies Pauvres au Moyen Age. — Le Moyen Age connut beaucouj) de Iléaux, parmi lesquels la guerre, la peste et la famine, et il fut longtemps de mode de considérer cette époque comme la honte de l’humanité. Les misèreselTroyables qui se sont abattues sur l’Européen plein xxe siècle, notaïunienten Belgique, en France, en Ilussie, en Autriche, et en Serbie, misères que beaucoup d’esprits, orgueilleux ou naïfs, croyaient à jamais incompatibles aec l’état avancé de notre civilisation, peuvent servir à mieux comprendre le Moyen Age età être plus équitable envers lui. Si la misère fut grande par suite des invasions, des guerres civiles ou des épidémies, les âmes chrétiennes du « dévot » Moyen Age surent, alors comme aujourd’hui, s’élever à la hauteur des circonstances, se l’aire pitoyables pour toutes les misères et soulager non seulement de leurs deniers quand elles le pouvaient, mais, ce qui est mieux, de tout leur dévouement et de tout leur cœur les innombrables victimes des événements. Disons même sans parti pris qu’au point de vue administratif, certains hôpitaux de Paris sont notablement inférieurs aux Hôtels-Dieu du Moyen Age.

L’Eglise, longtemps avant la Société des Nations, aspire à la Paix universelle. Du iv « au XP siècle, on peut suivre dans les doléances de ses conciles le désir d’empêcher les guerres et de remédier aux soulTrances des peuples. Pour arriver à cette paix universelle, les Conciles établissent la Précède Dieu, et l’inviolabilité de certains lieux et de certaines personnes. Ainsi des limites sont imposées aux guerre » que l’Eglise ne peut empêcher. La trêve s’étend d’ordinaire du mercredi soir au lundi matin ; elle comprend en outre l’avent, le carême, le temps pascal, les vigiles, les fêtes de la sainte Vierge. D’autre pari, les clercs, les laboureurs et leurs instruments de travail, les femmes, les marchands, les voyageurs, le bétail sont inviolables ; de même les édifices sacrés et leur parvis, les cimetières et même les croix des chemins deviennent des refuges assurés pour les malheureux qui leur demandent asile.

Si nous considérons spécialement l’assistance des pauvres à cette époque, nous devons faire une distinction entre la campagne et la ville. A la carapa ;, ’iie où règne le système féodal, le seigneur est le défenseur naturel des serfs et des p, Tuvres gens qui sont venus demander protection au château-fort contre les bandes armées qui parcourent le pays. Il est aidé dans cette tâche par les prêtres attachés aux paroisses rurales et par les monastères qui possèdent presque toujours un asileou xenodochium pour les passants et un hôpital pour les malades. Dans les chefs-lieux de civitales, c’est toujours l’évêque,

comme aux époques précédentes, qui crée ces Ildtels-Dieu, qu’on retrouve à l’ombre de toutes les cathédrales et dont l’a Iminislration fut partout dévolue aux chanoines ; l’évêque reite toujours le supérieur naturel de tous les hôpitaux fondés dans son diocèse, etnon seulement il leur donne des règlements, mais il les inspecte par lui-même ou par ses délégués, les réforme s’il y a lieu, et vérifie les comptes de gestion. Il en fut ainsi jusipi’au xiv’siècle, où, par suite du développement du pouvoir royal, un nouveau personnage ecclésiastique, l’aumônier du roi, tenilil às’emparer peu à peu de la direction des hôpitaux ; il fut soutenu dans ces prétentions par le roi, cela va de soi, mais aussi par le Parlement qui, » our plaire au roi, admettait la présomption que les Hôtels-Dieu, dont les fondateurs anciens n’étaient plus connus, tiraient leur origine des libéralités royales (Léon Lu Grand, Lea Maisons-Dieu, Leitrs stiilutd au xiir siècle, Revue des Questions Historiques, 1° juillet 1896, |). 101).

En dehors des Maisons-Dieu, qui abondent au Moyen Age, en dehors des hôtelleries ou hôpitaux lies monastères, il faut signaler d’une part l’action concertée des magistrats municipaux et du clergé relativement à l’assistance des pauvres, d’autre part l’activité considérable des gildes, des corporations, des confréries et des tiers ordres, sans parler de l’initiative privée ; enQn les ordres hospitalierset notamment celui de Saint-Jean de Jérusalem méritent une mention spéciale ; les règlements deSaint Jean furent en effet copiés et imités dans la plupart des hôpitaux de l’Europe.

Avant d’entrer dans le détail de ces organismes charitables, disons nettement que, de toutes les études historiques faites sur le Moyen Age, il est permis de tirer cette conclusion d’ensemble : d’une manière générale, l’assistance des pauvres était organisée et sudisait en temps normal à tous les besoins. Les règlements municipaux d’assistance ne sont pas, comme l’ont prétendu certains historiens, le fruit de la lléforme. Les magistrats qui administraient les communes établissaient un budget des pauvres, en union avecle clergé, édictaientdesordonnances et des règlements de police pour réprimer la mendicité, assistaient les pauvres vraiment dignes d’intérêt et, par des subventions, pourvoyaient à l’éducation des orphelins dans la mesure où cette éducation n’était pas procurée par les parents survivants ou par les corporations. Si dans les campagnes, l’organisation était parfaite, dans les villes l’action convergente du clergé, des monastères, des magistrats, des corporatlonset des particuliers arrivait à subvenir à toutes les nécessités. Seules les grandes calamités signalées plus haut, spécialement les pestes et les famines, et aussi les nouvelles conditions économiques de l’EuroiJC, à la fin du Moyen Age, en accroissant le paupérisme et la mendicité, débordèrent les cadres ordinaires et normaux de lii charité. Enlin la disparition de l’organisation centrale, jusqu’alors placée entre les mains de l’évêque, selon le plan de l’assistance primitive, et exercée ensuite par divers intermédiaires royaux ou municipaux, fut certainement nuisible. Mais la Réforme, nous le verrons plus loin, en détruisant les églises, les monagtères et en s’emparant des fondations qui faisaient vivre les écoles et les hôpitaux, porta un coup terrible à l’organisation et à l’exercice de la charité, et agrandit encore en beaucoup d’endroits le domaine de l’ignorance et de la misère.

1° Les Maisons-Dieu. — Les innombrables Hôtels-Dieu ou Maisons-Dieu du Moyen Age ont un multiple objet et se proposent d’accomplir les sept œuvres de 1691

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miséricorde si célèbres à cette époque : nourrir ceux qui ont faim ; donner à boire à ceux qui ont soif ; donner l’iiospitalité aux étrangers ; vêtir ceux qui sont nus ; soigner les malades ; délivrer les captifs ; ensevelir les morts. On y accueille les pèlerins elles voyageurs ; on y reçoit les vieillards, les malades, les blessés, les infirmes, parfois les aliénés dans un pavillon spécial, etaussi les femmes enceintes, les enfants trouvés, etc. L'évêque de Saint-Malo, en fondant l’Hôtel-Dieu (125a), fait un legs spécial pour l’assistance des femmes en couches. La Maison-l)ieu de Corbeil contient à leur usage une salle spéciale. Il en est de même à Annonay, à Romans, à Montreuil, à Nevers, à Nuremberg, à Francfort, à Kottweil, etc.

Ces Maisons-Dieu sont surtout fondées aux x « et xi= siècles, par les évêques et le clergé, notamment par les chanoines ; par exemple, vers 1080, les chanoines de Saint-Martin de Pistoie établissent l’hôpital di san Luca en faveur des pèlerins et des convalescents. A Wiirzbourg, en 1097, l'évêque Einhard érige un nouvel hospice. L’archevêque de Coblentz, Bruno, place une demeure des pauvres à côté de l'église de Saint-Florin (iiio) ; l’hospice de Chàteaudun est dû, au xiE siècle, à de pieux ecclésiastiques vivant en communaiité. En beaucoup de cas, les hospices antérieurs ont été détruits lors des invasions et des guerres, et il faut les reconstruire en même temps que les monastères ou les édifices du culte.

Aux xii' et xiii* siècles, avec le régime féodal, les rois et les seigneurs se préoccupent de leurs vassaux et fondent dans leurs fiefs des asiles et hôpitaux. En 1060, la comtesse Berthe, veuve de Hugues II, comte du Maine, ouvre à Chartres Vaitmône Notre Dame. Mathilde, femme du roi Etienne, érige l’hôpital Sainte-Catherine de Londres (1 148)et Jean II, comtede Ponthieu, l’Hôtel-Dieu d’Abbeville(i 158).Ledac de Bourgogne, Eudes III, bâtit la maison du Saint-Esprit à Dijon et le comte de Bar (1210) celle de Bar-sur-Seine. A Eisenach, sainte Elisabeth de Hongrie, la servante des pauvres, institue deux hospices, l’un sous l’invocation du Saint-Esprit pour les pauvres femmes, l’autre sous celle de sainte Anne pour tous les malades en général (1229). Ce dernier existe encore. (MoNTALKMBKHT, Vie de sainte Elisohelli, ch. xiit). Les comtesses de Flandre et de Hainaut ouvrent des Maisons-Dieu à Lille, Séclin, Orchies et Comines. Au début du xiv siècle, Marguerite de Bourgogne, veuve de Charles de France, frère de saint Louis, fonde à Tonnerre un hôpital toujours célèbre, et à Laignes une Maison-Dieu. Saint Louis avait lui-même fait réédifier dans de plus vastes proportions l’hospice Saint-Nicolas de Pontoise et pris sous sa spéciale protection les Hôtels-Dieu de Paris, Tours et Coutances. L’Ile de France et la Champagne s’enrichissent à cette époque d’un grand nombre de Maisons-Dieu dues aux seigneurs, comme par exemple la Maison-Dieu de Palaiseau.

Enfin aux xiv' et xv* siècles, sans que l’on doive établir entre les trois catégories que nous énumérons des cloisons élanches, on trouve beaucoup d'éla !)lissements charitables fondés par deséchevins, des bourgeois ou des confraternités. Ainsi les magistrats municipaux de Cæn gouvernent l’Hôtel-Dieu de cette ville et possèdent le droit d’en élire le prieur, parce que la fondation est due aux » bourgeois et habitans ». Il en est de même à Mirecourt. à Douai, à Ypres, à Lille. L’hôpital Saint-Mathieu de Pavie est dû à la confraternité ou congrégation laïque du même nom, et cette création est autorisée par une bulle de Nicolas V (i^i/jg). Il en est de même à Paris de l’Hôpital du Saint-Sépulcre, créé et régi par une confrérie qui porte ce nom (13a6). L’Hôpital du Saint-Esprit a une origine analogue (1360). Quant aux par ticuliers, ils rivalisent de zèle avec les rois, les seigneurs et les chanoines, et se donnent souvent eux et leurs biens à la maison qu’ils établissent. Deux compagnons ménétriers, émus de voir en la rue Saint-Marlin-aux-Chanips une pauvre femme paralytique

« ne bougeant point d’une méchante charrette et

vivant des aumônes des bonnes gens ii, fondent à Paris l’asile Saint-Julien (1828). A Vaucouleurs, Barthélémy Boudart relève en 13-)b un hospice détruit par l’ennemi, « pielate motus, ac suæ salutis non immemor ». En l412, « pour honneur et révérence de Notre Seigneur Jésus-Christ, de la benoîte Vierge Marie » et de nombreux saints, deux riches époux de Beaufort-en- Vallée (Anjou) font de leur demeure un Hôtel-Dieu, dédié à saint Jean l’Aumônier et doté de tous leurs biens (Cf. Lallkmand, op. cit., t. 111, PI). 117-5'j). En 1443, le chancelier de Bourgogne, Nicolas Rolin, fait construire le fameux Hôtel-Dieu de Beaune « pour que les pauvres infirmes y soient reçus, servis et logés ». Il en fait à la fois une œuvre de charité et une œuvre d’art ; cette merveille de l’architecture bourguignonne du xv" siècle, avec ses lucarnes et ses clochetons, ses grandes salles et ses cuisines, son Triptyque du Jugement dernier, de Roger van der W^eyden, et surtout ses religieuses qui portent encore le hennin et le costume de l'époque, produit sur les visiteurs une impression de paix profonde ; le Moyen.ge, dans ce qu’il eut de plus noble, se survit à l’Hôtel-Dieu de Beaune (Cf. IvLEtN-CLAUsz, Histoire de Bourgogne, p. 177, Paris, 1909).

2* Régime intérieur des Maisons-Dieu. — A) Les Ordres hospitaliers. — Sur les constitutions et le régime intérieur des hôpitaux au Moyen Age, le plus ancien document que nous possédions est le l.iber diurnus, qui date du commencement du ix" siècle. Mais il ne contient guère que des généralités et ce n’est qu’au milieu du xir= siècle que nous trouvons des renseignements précis dans la règle de l’Hôpital Saint-Jean de Jérusalem, où « les pèlerins, affluant du monde entier vers les lieux saints, trouvaient l’asile et les soins dont ils avaient besoin. Fondé avant l'époque des Croisades par les habitants d’Amalli, petite ville d’Italie qui entretenait d’activés relations commerciales avec la Palestine, et placé alors sous le patronage de saint Jean l’Aumônier, l’Hôpital de Jérusalem était, lors de l’arrivée des croisés, dirigé par un homme appelé Gérard, qui menait une vie pieuse et sainte. Après le triomphe des chrétiens, Gérard, s’associantun certain nombre de compagnons, fonda une véritable communauté religieuse, dont les membres devaient continuer les traditions de charité établies à Saint-Jean. Raymond du Puis, qui prit après lui la direction de cette milice, promulgua la règle du nouvel ordre religieux » (Léon Lb Grand, Les Maisons-Dieu, Revue des Questions Historiques, 1= juillet 1896, p. loa).

Minutieuse dans les détails relatifs aux vertus que doivent posséder les frères hospitaliers, astreints, d’ailleurs, aux trois vœux de religion, la » constitution Irovée par frère Rairaont » ne l’est pas moins sur la manière dont « les seignors malades doivent estre recehus et servis » et l’on ne peut lire sans émotion ce texte qui nous reporte à la primitive Eglise et fait du malade le seigneur et le maître de la maison.

« Dans le « maisons désignées par le maître de l’HApital, 

[Mai^lsier l/ospilalîs), lorsque le malade arrivefa, il sera reçu ain^i : Ay.tnt d’abord confessé ses péchés au prêtre, il sera communie roligieusemenl, puis porté au lit, et l ; i, le ir-iilant comme un sei>, 'ncur [quasi domînns), suivant les re-^sources de ! a maison, chaque jour, avant le rfnn^ des frère-*, on lui servira charitablement à m8n ; ^'*r. Tons 1693

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les tiitnanclies, l’épître et reVitU’, 'ile seront chantés dans cette lïiaisoti et on y fera j>rocess : onn’llement l’aspeisiuii de l’eau bénite. »

La règle de Saint-Jean de Jérusalem fut adoptée dans ses parties essentielles par les trois grands ordres hospitaliers des Chevaliers Teutoniques, du Saint-Esprit et de Saint-Jacques du Haut-Pas, et l’on peut dire que les constitutions de Saint-Jean sont les plus anciens statuts écrits que nous possédions. Seul l’hospice d’Aubrae, qui reçut en 1 162 de Pierre, évêque de Rodez, une règle particulière, peut présenter une charte aussi ancienne. Les différents articles sont d’ailleurs presque identiques à ceux de Saint-Jean, et cet ensemble de règlements pratiques, dont la sagesse expérimentée devait rallier tous les suffrages, fut imposé en 1212 par le concile de Paris à tous les hôpitaux assez importants pour être desservis par une congrégation religieuse.

Voici les principaux articles de ces règlements : 1* Les membres de chaque congrégation hospitalière étaient tenus de prononcer les trois vœux de religion : pauvreté, chasteté et obéissance, et de revêtir l’habit religieux, a » Le concile de Paris proscrivait la coutume des donnés signalée plus haut, et défendait d’admettre, si elles n’entraient pas en religion, les personnes qui se donnaient, elles et leurs biens, à la maison, alin d’y être entretenues leur vie durant. Mais cette coutume persista en beaucoup d’endroits et fut admise par les statuts du Puy, de Cæn, de Noyon, etc. ; elle avait l’avantage de procurer des ressources aux Maisons-Dieu, et elle existe encore aujourd’hui dans la plupart des hospices. 3° Le nombre des frères et des sœurs était (ixé selon les ressources et l’importauce de l’hôpital. A Paris, on le fixe à huit frères clercs, dont quatre prêtres, trente frères lais et vingt-huit religieuses, tandis qu’à Amiens, on se contente de trois frères clercs, quatre frères lais et huit sœurs. Celte organisation a pour but d’éviter un surnombre dont pâtiraient les malades, puisque l’infirmier ou l’intirmière nourris sans nécessité aux frais de l’hôpital empêcheraient de recevoir un malade à leur place. La proscription des donnés par le Concile de Paris n’avait pas d’autre motif : empêcher que ces personnes n’accaparassent pour elles des soins dus aux malades. Avant tout, avant les riches ou les frères, qui ne sont que les serviteurs, doivent passer nos seigneurs les malades 1^. Le règlement de Richard, évêque d’Amiens, pour l’Hôtel-Dieu de Montdidier (1207) porte cette mention imitée des statuts de Saint-Jean de Jérusalem :

« Que li malades soit menés à son lict et là soit

servis chacun jour charitablement comme’li sire de la maison, anchois que les frères et seurs dignent ou mangent. Et tout ce qu’il désire, s’il poeult estre trouvé et il ne luy est contraire, baillé selon le povoir de la maison, jusques à ce qu’il soit retournés en santé » (V. De Biîauvillé, Hist. de lu tille de Montdidier, t. iii, p. 365).

En I218, la règle de Montdidier est appliquée à 1 Ilôtel-Dieu de Noyon et entre lai’j et 1221 Etienne, ’liiyen du chapitre de Notre-Dame, s’en inspire visililemeiit en rédigeant les statuts de l’Hôtel-Dieu de Paris ; puis elle est adoptée sans changement à Amiens en 1233, à Saint-Riquier la même année, à Alibeville en 1243, à Beauvais en 121^6, à Relhel en iil)-], à Montreuil-sur-Mer en 1260, à Péronne, à Saint-Fol en 1276. Le concile de Paris avait d’ailleurs donné l’exemple en adoptant presque textuellement la règle de Montdidier.

iJoLa présence nécessaire des sœurs, plus expertes dans certains soins, et d’ailleurs naturelle auprès des femmes malades, avait amené les évêques à imposer une règle extrêmement sévère relativement

aux rencontres des frères et des sœurs, qui ne devaient avoir lieu que dans les salles au chevet des malades. Us ne pouvaient se parler ailleurs, et même auprès des malades, ils ne devaient s’entretenir que des soins à leur donner. Les dortoirs, les réfectoires étaient éloignés ; les exercices religieux et une discipline austère, avec des pénitences corporelles, tenaient lésâmes en haleine, etellespouvaient à bon droit, comme dit la règle d’Angers, « compter sur la grâce de Dieu en cette vie et sur la gloire éternelle en l’autre ». De fait, pendant plusieurs siècles, cette règle fut observée dans ses plus petits détails, et les procès verbaux de visites des hôpitaux de la région parisienne jusqu’à la Un du xv^ sièclene signalent aucune infraction grave. Peu à peu, les sœurs prirent une place prépondérante dans les hôpitaux et la « maîtresse » Unit par supplanter le

« maître » et supprimer les frères pour devenir

comme à Vernon « dame et gouverneresse de lamaison, de tous les biens temporés et espiritués u (^Constitutions de l’Hôtel-Dieu de Vernon),

C’est la règle de saint Augustin qui esta la base de presque toutes les constitutions hospitalières. Mais chaque maison se distingue par des[)rescriptions spéciales qui font des frères et des sœurs comme autant de congrégations autonomes soumises à la surveillance de l’évêque. Dans la rédaction des chapitres relatifs aux malades, on s’inspire, en général, des statuts des Hospitaliers de Jérusalem, mais la règle de saint Dominique fait aussi sentir son influence dans les règlements de l’Hôtel-Dieu de Lille ; cetix-ci à leur tour inspirèrent les statuts de l’Hôtel-Dieu de Pontoise, et, par l’intermédiaire de Ponloise, ceux de la Maison-Dieu de Vernon.

Le nombre des Maisons-Dieu fut si considérable et le personnel des frères et des sœurs si édifiant et si charitable, que Jacques de Vitry, dans son Historia occidentalis, ne craint pas d’écrire (ch. xxix), après avoir parlé des grands ordres hospitaliers :

« Il y a en outre, dans toutes les régions de l’Occident, 

un nombre impossible à évaluer de congrégations tant d’hommes que de femmes qui renoncent au monde et vivent selon une règle religieuse dans les maisons des lépreux ou les hôpitaux des pauvres, adonnés avec humilité et dévouement au soin des pauvres et des malades. « Snnt insuper aliæ tant virorum quam mulierum sæculo renunciantiiim et regulariter in domibiis leprosoriim re/ hospitiilibus pauperum viventium, ahsqne destinatinne et numéro certo, in omnibus Occidentis regionibits, congregationes, pauperibiis et infirmis liiimiliier et dévote ministrantes » (J. db Vitry, Historia occidentalis. Douai, 1697 : De Hospitalibus pauperum et (lomibus leprosoruiii).

B) f.e soin des pauvres malades. — Il est assez facile de se représenter la vie des malades dans les Hôtels-Dieu du Moyen Age. En effet, nous pouvons d’abord situer cette vie dans son cadre, grâce aux hôpitaux qui subsistent encore, et d’autre part les statuts et les documents historiques nous permettent d’en reconstituer les détails. Dans la plupart des Hôtels-Dieu le malade a pour horizon une grande et belle salle de style gothique, d’une hauteur prodigieuse, qui fait songer à la nef d’une église (Tonnerre, 80 m. de Ion g sur 18 m. 50 de largeur, Beaune72 sur14, Angers 60 sur 22) ; de fait, l’église n’est souvent séparée de la salle que par un mur, une balustrade ou (1 cloyson de bois » de trois pieds de hauteuretl’on voit, au milieu, des portes qui s’ouvrent toutes grandes lors des cérémonies religieuses, de sorte quêtons les malades peuvent apercevoir le prêtre à l’autel, entendre les chants et s’y associer du cœur 1695

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ou des lèvres. CetteJ disposition existait à Lille, à Cæn, à Pontoise, à Saint-Julien de Cambrai, les historiens nous l’affirment ; elle existe encore, avec l’immense salle oùl’air abonde - avantage précieux pour des malades — àl’Hôtel-Dieude Beaune.à Angers, à Cluny, à Provins, à Tonnerre, à Semur, à Compiègne, à Chartres, à Vesoul et dans beaucoup d’autres villes. A cette époque de foi, quelle distraction et surtout quel réconfort pour les pauvres malades que cette participation aux rites religieux et cette cohabitation du pauvre avec Dieu, dans la personne du Christ présent sous les espèces du sacrement ! Us étaient vraiment dans la " Maison-Dieu », assistés par des anges au corps mortel, et préservés de l’ennui et de la désespérance qui régnent dans beaucoup d’hôpitaux modernes (Cf. Abbé Boudrot, L’Hôtel-Dieu de Beaune, Beaune, 188a ; C. Dormois, .ot. kist. sur i Hôpital de Tonnerre, Auxerre, 185l^).

Autour de la grande salle, existent des salles moins vastes destinées à diverses catégories de malades ; on y voit en particulier < l’iulirmerie des griefs malades " mentionnée dans la plupart des statuts, et aussi " la chambre des accouchées » ou « des femmes gisans d’enfante », signalée à l’Hôlel-Dieu de Paris, de Lille, d’Amiens, d’Abbeville. de Saint-Riquier, etc. A Trojes. dès 1270, l’Hôtel-Dieu disposait d’une maison uniquement affectée à la réception des femmes malades ou « gisans ». Les bains, on le sait, étaient fréquents au moyen âge, contrairement à l’opinion de Michelet qui affirme gravement qu’on ne se lavait pas à cette époque. Des baignoires, des i( cuves à baigner les femmes », des petites bassines pour baigner les nouveau-nés, si souvent lîgurées dans les tableaux des peintres italiens représentant la Nativité, complétaient l’installation des chambres réservées aux accouchées, a La règle de Saint-Jean de Jérusalem, reproduite en cela comme en beaucoup d’au’res articles par celle du Saint-Esprit, recommandait avec insistance de ne pas coucher les enfants avec leurs mères et de leur donner des berceaux séparés » (Lb Grand, f.es Maisons-Dieu art. cité, p. 131. Règle du Saint-Esprit, art. Sg).

Les enfants abandonnés étaient également reçus dans les hôpitaux du Saint-Esprit et peu à peu des maisons spéciales furent créées pour eux.

La réception des malades se faisait à l’entrée de l’hôpital par le frère portier ou par unesœur chargée de ce soin, soit que les malades fussent en état de venir eux-mêmes solliciter leur admission, soit qu’il fussent apportés sur des brancards. A.Angers, du xni<= au xv siècle, deux frères de l’Hôtel-Dieu étaient chargés deux fois par semaine de » quérir les pauvres parla ville n. A Grenade, au xvi* siècle, saint Jean de Dieu allait u les chercher dans les rues où ils

« lalaient leurs plaies pour exciter les passants à

leur jeter quelque aumône, ou bien encore au coin de quelque place publiqueoii ils gisaient abandonnés et tremblant la lièvre. Ceux qui ne pouvaient marcher, il les chargeait sur son dos… Son premier office envers tout nouveau venu était de lui laver les pieds, qu’il baisait avec respect et charité, puis, après l’avoir mis au lit, il tâchait de le disposer à se confesser et à se rendre ainsi plus digne d’obtenir de Dieu la grâce de sa guérison. Tous ne répondaient pas à cet appel… » (L. Saglikr, Vie de saint Jean de Dieu, Vans, 1877, p. 134). Cette pratique, indiquée, nous l’avons dit, dans les statuts de tous les hôpitaux du Moyen.ge, était conforme aux mœurs d’une époque et d’une société prof mdément imbues des idées chrétiennes. Lesalutde l'àme était envisagé en même temps que le salut du corps.

On areproché auxhôpitaux du Moyen Age d’avoir admis plusieurs malades dans un même lit. Soit

à cause de l’encombrement, soit à cause de l’usage alors assez fréquent chez les indigents, il y avait en eO’et dans les salles de très grands lits, capables de contenir deux ou même trois pauvres ; mais il s’agit surtout d’hôpitaux consacrés à l’hospitalité de nuit {Xenodnchia). Si parfois, comme à l’Hôtel-Dieu de Xoyon, par exemple, ce système était employé pour des malades légèrement atteints, on voit les statuts de la plupart des hôpitaux recommander de mettre toujours « les griefs malades, chacune part soy, en un lit, sans compagnon », comme le prescrit un règlement de 149^ pour l’Hôtel-Dieu de Paris ; une foule de miniatures, de peintures, de sceaux, représentent des religieuses hospitalières soignant un malade couché seul dans un lit.

a Outre les drai)s, les lits étaient garnis de matelas, de lits de plume ou couettes, de couvertures, de couvrepieds fourrés, d’oreillers. Les statuts de l’HôtelDieu de Troyes portent que chaque lit devait être fourni de deux couvertures en été ; l’hiver on en ajoutait une troisième, avec les vêtements du malade. En effet, après avoir déshabillé et couché le nouvel arrivant, on devait soigneusement mettre ses bardes de côté, pour les lui restituer à la sortie ; la maison se chargeait de l’entretien de ces habits qui, la plupart du temps, sans doute, étaient fort misérables. Au besoin elle rachetait ceux que le pauvre avait dû mettre en gage. Les « linceuls » ou draps devaient être entretenus avec la plus grande propreté ; à Troyes on les lavait chaque semaine et au besoin chaque jour (Troyes, art. ^4. Angers, art. 12, Vernon, art. II). Différents documents montrent que les « seigneurs malades » étaient entourésd’un certain luxe. Sans parler des peintures qui décoraient les murs et dont des restes sont parvenus jusqu'à nous, comme à Chartres et à. gers, il sullit de rappeler que dans l’Hôtel-Dieu de cette dernière ville on recouvrait à certains jours les lits des malades de draps de soie (.rch. Xat. X"", 4786, fol. 126, v*, 1403) et qu'à Reims on employait à cet usage des toiles brodées dont quelques spécimens subsistent encore aujourd’hui. » Enlin pour chauffer les salles, on jetait à profusion dans ces vastes cheminées propres aux constructions de l'époque, le bois dont le roi accordait très libéralement la coupe dans les forêts du domaine. Il Dans les villes du Nord, on plaçait devant les malades, pendant l’hiver, une « keminée de fer » qui ne doit être autre chose que notre poêle moderne » (Léon Le Gr. d, art. cité, Hei’ue des Quest. Hist. 1" janv. 1898, p. iSy).

Nous pouvons facilement imaginer les soins donnés aux pauvres malades par les hospitaliers et les hospitalières, si nous parcourons les statuts des HôtelsDieu et gardons présente à l’esprit cette idée qu’en soignant le pauA-re, c’est Jésus-Christ qu’ils assistent en esprit, puisqu’il regarde comme fait à lui-même ce qui est fait au plus humble des siens. Us doivent faire « toute diligence pour voir et vvarder les malades et honorer si cum signeurset sen-irà eux sicunià Diu a (Statuts de Lille, II, art. i ; Pontoise et Vernon, prologue). En conséquence, les frères et les sœurs doivent aider les malades à se lever et à se recoucher, les assister dans leur toilette, refaire leurs lits, tenir leurs draps « nets et blancs » et remplir n doucement et suavement » leur office de gardes-malades (Angers, art. 8 ; Troj-es, art. 85). Us ne doivent prendre leur repas qu’après avoir servi celui des pauvres, et non seulement la nourriture des pauvres doit être aussi bonne que la leur, mais elle doit être meilleure et mieux apprêtée, si l'état des malades l’exige. C'était la règle habituelle des hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, et la plupart des hôpitaux l’avaient adoptée, t A Beauvais, par exemple, pendant l’exercice 697

PAUVRES n.ES) ET L’EGLISE

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I79-1380, la majorité des mets un peu recherchés, ils que viande de mouton, poisson, écrevisses, lait, orames, Ggues et raisins, tartelettes, sont indi<|ués )mme ayant été aciielés pour les malades (Archives ospit. de Beauvais). A Saint-Nicolas de Troyes, à fl6tel-Dieu de Soissons, on leur fournil du sucre.

; s épices, des figues, des amandes. A Saint-Julien
; Cambrai, en l’iùi, on constate l’achat de cervoise, 

î viii, de pain l>Ianc, de ligues, pommes, poires, jix, cerises et nèfles, dans le même but. Desfonda :)ns spéciales étaient faites quelquefois (>our faciliter IX iVlaisons Dieu les moyensde satisfaire les désirs

! S pauvres. A Abbeville, Godefroy Cliolet, proviur

de l’Hôtel-Dieu, avait donné en 1233, soixante us de cens, pour permettre de distribuer, le i""’et 2 des calendes de cha(iue mois, aux personnes les us malades, les mets qui leur feraient le plus de aisir. A Paris, de nombreuses donations de ce nre sont consignées dans le cartiilaire de l’Hôlelieu » (Le Grand, art. ciié, p. l43). On devait cepenint prendre garde de ne |)as donner aux malades s aliments qu’ils réclamaient, s’il étaient jugés ntraires à leur santé ou de nature à provoquer lièvre ou une aggravation de leur état. Chaque soir à Saint-Jean de Jérusalem, à Saintan d’Acre, à Ciiypre, on récitait dans le « palais » s malades une prière solennelle. Les prêtres et

; clercs se rendaient processionnellement dans la

lie et le sénéchal invitait les malades à prier :

( Seigneurs malades, riez pour la paix : que Dieu la

us mande de ciel en terre.

< Seigneurs malades, pr-icz pour les fruits de la terre :

e Dieu les multiplie en celle manièr’e que Dieu en soit

vi et la chrétienté soutenue..

. Et priez pour les pèlerins qui sont naTignant par

: r ou par terre, chrétienne t^ent : que Dieu les conduise

reconduise à sauveté des corps et des âmes.

: Et pour tous ceux qui les aumônes nous mandent.

Et pour tous ceux qui sont en mains des SaîTttzins, ’étienne gent : que notre Sir-e les délivre par nos lères.

: Seigneurs malades, pour vous-mêmes et pour tous

lades qui sont piirrni le monde, chrétienne gent ; que .re Sire celle santé leur doint qu’il sait que meslier leur

aux corps et aux Ames.

I Seigneurs mulaiies, priez pour tous les confrères de îpitnl et povir toutes les consieurs et pour ceux et celles i servent à la cliat-ité en la sainte maison de l’hôpital, étienne gent : que notre Sire leur doint la honne fin… » . Le ^ ; HA^n, La Prière des malades dans les Hôpitaux

Saint-Jean de Jérusalem. Paris, 1896, in-8|.

3ù trouver plus belle formule de fraternité unipselle ? Le « Seigneur malade » n’était-il pas traité ec un respect qui en faisait devant Dieu l’égal des inds et des puissants ? El cela dans la prétendue mit » du Moyen Age ! La laïcisation savante n’a pas îore trouvé l’équivalent et le cherchera en vain. Dans les hôpitaux dépendant de l’Ordre des Triaires, on devait égaleinentprier en commun « pour maintien et la paix de l’Eglise romaine et de la .rétienté, pour les bienfaiteurs et pour tous ceux tir qui l’Eglise a l’habitude de prier «. ja nuit, on allumait des lumières dans les salles, une ou deux religieuses, aidées de servantes, deient rester debout pour veiller les malades et leur nner les soins nécessaires.

..orsqu’un des pauvres de la Maison-Dieu venait iiourir, la Communauté récitait des prières à son enlion(Vernon, art. 17) et une messe était célébrée iir ses funérailles (Troyes, art. 77), auxquelles

islaient les frères et les sœurs (Le Puy, art. 10).

! >i le malade guérissait, on devait le garder huit

trs encore après sa guérison, de crainte de rechute.

lui rendait tous ses elTels sans jamais rien rete Tome ITI.

nir, l’hospitalité étant gratuite. Aussi voit-on souvent au Moyen Age des legs aux hôpitaux, en reconnaissance des soins reçus-à l’occasion d’une maladie.

Tels sont les détails précis que nous révèlent les statuts des hôpitaux, les pièces d’archives, comptes <les dépenses, procès-verbaux de visites, etc. La conclusion saute aux yeux. Le Moyen Age, si injustement décrié, ne s’est pas moins lionoré par les soins donnés aux pauvres malades dans ses magnifiques Hôtels-Dieu que par la grandiose architecture de ses cathédrales. Il a uni indissolublement dans une louchante harmonie la foi et la charité.

30 Les Léproseries et M aladreries. — Le Moyen Age n’eut pas la spécialité de la lèpre, comme on pourrait le croire, à lire certains historiens, et son apparition en Occident ne date pas du tout des Croisaiies. Voir ci-dessus, art. Lrfrï, par G. Kukth.

On sait l’horreur qu’inspirent ces malheureux lépreux qu’on appelle aussi : ladres, mezel, mesel, mezeaux, mesiaux, etc. et dans toutes les mémoires surgit, dès que le mot est prononcé, l’admirable dialogue de saint Louis et de Joinville qui nous révèle ce que pensent de la lèpre les àines ordinaires et l’idée plus haute que s’en forment les saints : « Lequel vous ameriésmiexou que vous feussiez niesiaus ou que vous eussiés fait un péchié mortel ? » Etsnr la réponse du brave sénéchal qu’  « il en amerail miex avoir fait trente que eslrc mesiaus », le paternel avertissement du saint roi à son ami : « Nulle si laide mezelerie n’est comme d’estre en péchié mortel », etc. ( JoiNViLLR. Histoire de snint Louis, édit. N. de Wailly, p. 18). El comment ne pas admirer en Louis IX, comme en tant de grands personnages, le dévouement en présence de la lèpre du corps et à l’égard de ces déshérités la charité chrétienne déjà semblable à celle qu’a ressuscilée de nos jours l’apôtre de M<dokaï ? C’est le pape Léon IX, c’est la reine Malhilde, femme lie Henri l" d’Angleterre, c’est sainte Elisabeth de Hongrie et sainte Elisabeth, reine de Portugal, c’est saint Elzéar d’Anjou, saint François d’Assise, saint François de Paule, sainte Catherine de Sienne la B. Jeanne-Marie de Maillé et combien d’autres, qui portent parfois les lépreux dans leur propre lit, les soignent, les pansent et leur prodiguent les témoignages d’affection.

Aux premiers siècles de l’ère chrétienne, on isole les lépreux en dehors des villes, sans toutefois leur enlever la liberté d’aller et de venir. Puis les monastères les internent dans des maisons spéciales qui bientôt se construisent partout à cet effet et prennent les noms de léproseries, ladreries (de saint Lazare, patron des lé|)reux), méselleries, maladreries ou maladières (la lèpre étant la « maladie « par excellence). En I215, Louis VIll lègue cent sols à chacune des 2.000 maladreries de son royaume : « Item. Danhux millibus domorum leprosorum dpcein miUia Hhrariim ; i’idelicet, cuililiet earum, ccnliiin solirios » (Ordonn. des rois de France, t. XI, p. 324). La proportion des léproseries est la même dans toute l’Europe. Mais il est utile de noter que, sauf celles qui avoisinenl les villes, la plu[)art sont peu importantes, soit que l’on considère les bâtiments, soit que l’on envisage le nombre des malades, qui varie selon la population du bourg.

La léproserie comprend la chapelle et le cimetière d’une part, le logement des malades d’autre pari, avec une cuisine distincte et un puits à eux seuls destiné ; puis les appartements de l’aumônier, du maître ou recteur et des infirmiers ou infirmières. Enlin un grand jardin cultivé par les malades et dont les fruits leur sont réservés, des porcs et volailles, qu’ils doivent seuls manger, complètent l’installation de ces 1699

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maladreries qui ressemblent assez à une ferme ou à un pelit monastère. La cliapelle est le plus souvent dfdiée à saint Laz : ire ou à sainte Marie Madeleine ; dans presque toutes les villes, l’on trouve des maisons lie Saint-Lazare.

L’Kglise, par la voix des Papes, s’intéresse spécialement à ses lils lépreux », et leur octroie des privilèges spéciaux, soit qu’elle prenne les maladreries sous sa protection et excominunii' les spoliateurs de leurs biens, soit qu’elle recommande des quêtes en leur faveur ou leur accorde des indulgences et des aumônes. Les rois, les princes et les seigneurs leur oclroientdes franeliises, leur concèdent des rentes de blé et de viii, des droits d’alVouage et de pâturage ; des chanoines, des chevaliers partant pour la ferre Sainte, lèguent leur patrimoine aux maladieries ; des donations de forme diverse sont très fréquentes.

L’administration des léproseries appartient originairement à révêquc du diocèse, qui nomme le iiinitre, Cdiniiiiitideiir ou éiotiuine ; celui-ci peut être ecclésiastique ou laïque. Lors du mouvement communal, les évêques, dans beaucoup de cas, abandonnent leurs droits aux échevins ou consuls, ou au, ï seigneurs fondateurs.

Les frères et sœurs des lépreux (frntres et sorores lepri}s(iriiin) se vouent au soin des malades sous l’autorité del'évêque, cl portent souvent sur leurs habits un morceau de drap rouge cousu sur la manche, indiquant qu’ils ont revêtu i)ar linniilitéla livrée des lépreux. Ceux-ci, en eli’et, agitent une clujuetle ou crécelle lorsqu’ils circulent dans les rues f>u sur les routes, et les conciles de Nogaro (1290) et de I, avaur (|368) insistent sur l’obligation pour eux de porterie signe ordinaire sur leurs habits : « Sii ; iiiim purteiit consuelum tn este supenori » (('orir. Nnj(arolieiise, cap. 5, Mansi, XXIV, ]). 10(18, anc. édit.).

Les jrères et les mirs qui soignent les lépreux sons l’autorité de l'évêque diocésain sont, en général, des personnes qui ont légué leurs biens à la malodrerie et sont entrés dans les confréries <lestinées au soulagement des lépreux ; ces confréries, assez semblables à celle » qui ilesservent les Maisons-Dieu, suivent coninie elles la règle de saint Augustin, et leurs membres, sans être de véritables religieux, font en commun certains exercice^ de piété et prononcent des vœux tenqjoraires de chasteté, de pauvreté et d’obéissance.

En dehors de ces confréries, l’Ordre hospitalier et militaire des Che^-aliers rie Sniîit-l.uziire deJénisalem fondé après la victoire des Croisés, en même temps que l’Ordre de Saint-Jean entre 1099 et 1 1 1 A, se consacre particulièrement aux lépreux (cf. Ulysse ChbVALiKR, Not. hisl. sur la Miiladrerie de l’oley, in-8, 166 p. 1870). Louis VII, à son retour de la a Croisade, les introduit en France et leur donne en 1 154 le domaine royal de Boigny, près d’Orléans, qui devient, exactement un siècle plus tard (1254), au retour de Saint-Louis de sa captivité en Orient, le séjour du Grand Maître qu il avait ramené avec lui. De Boigny, Maîtrise générale de l’Ordre, partent, du xine au XV' siècle, les instructions envoyées aux 3.000 léproseries de Saint-Lazare situées en Asie Mineure, en France, en Savoie, en Angleterre, en Ecosse, en Italie, euSicile, en Espagne, en Allemagne eten Hongrie. Après deux siècles d'éclat, d'édification et de prospérité, la Guerre de Cent ans et le Grand Schisme d’Occident, à la faveur duquel les maisons de l’Ordre situées dans les pays étrangers se séparent du Grand Maître de Boigny, qui ne garde sous son obédience que les léproseries françaises, ébranlent considérablement cetOrdre charitable, jusqu’au jour où Innocent VIII attribue les biens de Saint Lazare aux chevaliers de Saint-Jean (1490), ce qui, joint à la

raréfaction progressive de la lèpre, amène finalement la décadence de l’Ordre.

Quelles I è^tes présideut à l’admission des lépreux dans les maladreries ? — Les dangers de la contagion une fois constatés, l’opinion publique réclame la séparation des lépreux du reste de la population chrétienne elles Conciles, d’une part, les ordonnances des rois, d’autre part, ne font que sanctionner un état de choses que la société reconnaît nécessaire. Du moins l’Eglise tient-elle à adoucir le sort de ces infortvmés, en recomnian<lant aux fidèles de les aimer d’un amour tout particulier (<'o"( ; V(> de /. « cau, 1368, Mansi. XX VI, Ciiiic. Va are II se, xx, p. 499) et en exhortant les pauvres < ladres > à la patience et è la résignation chrétienne, avec lesiiérance très ferme du Paradis. Elle fait plus. Elle trace des règles sévères pour l’examen des mal.ides présumés lépreux, afin d'éviter ((ue. victimes de fausses dénonciations, des per.-vonnes saines soient enfermées dans les léproseries Dansée cas, l’excom m un ica lion atteint les dénonciateurs loupables.

Les plus graves précautions sont prises pour entourer l’examen des maladesde foutes les garanties nécessaires. Les juges sont : i" l'évêque, ou à son défaut l’archidiacre ou l’ollicial. Il en estainsi à Paris, (Chartres, t^outances, Genève, le Mans, Nantes, Orléans, Reims ; 2" les échevins (à.miens), les consuls (à Nîmes), le procureur syndic (à Dijon). Les jurys d’examen simt composés de médecins et de chirurgiens, auT<|uels on adjoint le plus souvent des lépreux ; parfois même des léjireux choisis parmi les n prudhommes » établissent seuls le diagnostic. Certains malades se font conduire dans des villes différentes pour y subir deux ou même trois examens successifs. Ainsi des lépreux (r.Vmiens se font examinera Cambrai et à Paris ; des lépreux de Péronne et de Saint-Quentin vont à Noyon,.Soissons et Laon ; un ciloyen de Metz est jugé ladre par l'épreuve de Toul. Verdun et Trêves (1470). Bref, on petit appeler des sentences rendues et nes’inclinerquedevant l'évidence.

D’ordinaire le lépreux, séparé de ses frères de la paroisse, entend avant de les quitter, une messe à laquelle assistent les paroissiens, et à il reçoit des vêlements, des gants, et une ciécelle que le prêire bcnif avec nn cérém<mial assez semblable à celui des prises d’habits des religieux et des religieuses. Seules les paroles en sont différentes, mais elles sont d’un ordre aussi élevé, parce qu’elles puisent leur inspiration à la même source : « Vois-tu icy des gants que l’Eglise te baille en toy défendant que quant tu iras par les voyes ou autre part que tu ne louches à main nue aulcune chose… », etc. « Pourquoy ayes patience en ta maladie ; car Nostre Seigneur pour la maladie ne te desprise point, ne te sépare point de sa compagnie ; maissi tu as patience. Inséras saiilvé, comme fui le lailre qui mourut devant l’ostel du mauvais riche et fut porté tout droit en paradis » Et encore, pour terminer la cérémonie : « Je te prie que luprennesen patienceeten gréta nialadieet remercie Nostre Seigneur ; car ce ainsy fais, tu feras pénitence en ce monde, et combien que lu soyes séparé de l’Eglise et de la compagnie des sains, pourtant tu n’es séparé de la grâce de Dieu ne aussi des biensque l’on fait en nostre Mère sainte Eglise. »

Une fois entré dans la inaladière, les lépreux et lépreuses devaient se conformer aux règlements qui faisaient d’eux une vaste famille de frères etdesœurs et dont le but était d’obtenir, à l’aide des devoirs religieux, la paix intérieure et les bonnes mœurs (Cf. Augustin "THiKRny, Recueil Monuin., tiersélat.l. I, p.3ai). Nous ne pouvons entrer ici dans le détail du régime des léproseries qui ressemblait, sauf pour les 1701

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1702

articles spéciaux relatifs à la lèpre, à celui « les Maisons-Dieu. La nourriture était Ixmiie ; ceilaiiis rèslements précisent mèmequ’elli- doit être meilleure que celle des malades ordinaires. Des pénitences variées selon le genre de fautes étaient infligées ; la plus grave était l’exclusion temporaire ou dclinitive, et par suite la réclusion dans îles Imites isulées, afin d’enipêclier le vagabondiige, toujours périlleux pour la société ((If. Lkfhanc, In reniement uitéiteiir de léproserie au xiii' sièc/e, in-8. 75 p. Saint-Quentin, 1889 ; Léon Lk Grand, lir^lomciii de la lé/^roserie d’Efiernay (li-ih), in-8, ig p. Epernay, lyoiS).

Grâce à Tisolement des malades, 1 » lèpre diminua peu à peu et Unit par disparaître des frontières de l’Europe. La législation de l’Hglise et celle de lEtat, inspirée par l’Eglise, avaient su concilier la loi de prudence qui onlonnait la sé[>aralion des lépreux et la loi de charité qui ordonnait de les aiiucr et par suite de les secourir physiquement, iiÈoralement, spirituellement. Là encore nous retrouvons, indépendamment de quelques défaillances in<lividuelles que la nature n’explique que liop, la sublime et surnaturelle beauté de l’esprit chrétien.

VIL — La Réforme protestante et les Pauvres. — La spoliation des fondations chanliihles. — Il ne peut être ici question d’instituer un débat sur les origines de la Réforme, sur les abus qui en furent le prétexte, sur la révolte de Luther contre l’Eglise romaine. Examinons le fait historique de la Réforme sur le point précis qui nous occupe et demandonsnous : /a Héforme a t-elle été fa^orahle aux pauvres ? Aucun historien sérieux n’ose le soutenir. Même en faisant la part très large aux abus qui pouvaient se glisser dans le clergé et les monastères, principalement en Allemagne, et aussi en France et en Angleterre, — il reste que la Réforme fut pour les pauvres gens une catastrophe épouvantable. La cause en est claire. Les évêques, les prêtres, les moines nourrissaient, nous l’avons vu, un grand nombre de pauvres, grâce aux fondations charitables qui existaient partout. La Réforn>e, en s’emparent des fondations, en sécularisant la propriété ecclésiastique, et surtout en détruisant farouchement, pendant les guerres de religion, les églises elles monastères, taritla source qvii alimentait le fleuve de la ch.Trité.

Les témoignages sont innonibiables. Avant d’en citer quelques-uns, remarquons qu’une erreur dogmatique — comme il arrive toujours — est à la base du fait historique de ces destructions d'établissements charitables.

Luther a posé le principe : La foi seule justifie sans les œuvres ; les œuvres de charité sont inutiles au salut. Il était dès lors inévitable que l'égoïsme humain se donnât libre carrière ; que l’ambitieux Albert de Brandebourg s’emparât dès 15a5 des biens de l’Ordre Teutonique dont il était le grand maître, pour se proclamer duc de Prusse ; qu’il fût ensuite imité par les grands et petits seigneurs allemands jouisseurs et brutaux que cette doctrine comlilait d’aise, en leur permettant de se ruer à l’assaut des couvents et des biens d’Eglise et d’assouvir toutes leurs passions avec l’argent destiné à la charité. Finies désormais ces satisfactions, ces pénitences, ces aumônes imposées au.x pécheurs en réparation de leurs crimes ; la confession même, devenue trop gênante, est supprimée. Pi’cca fortiitr, sed crede fortins. Pauvres de Jésus-Christ, béncticiaires de cette

« charité qui couvre la multitude des péchés i>, 

résignez-vous à l’oubli etau mépris. C'était « superstition » que se pencher vers vous avec l’espoir du salut ; la religion est désormais épurée, la foi aussi. Mais LuTHHR lui-même est bientôt obligé, et avec lui

son contemporain Erasme, et tous les premiers réformateurs, deconstater la décadence de la charité. O qui étonne, c’est son étoniiement : « Dès qu’on fait entendre aux gens, s'écrie-t-il, le mot de liberté, ils ne parlent jiliis d’autre chose et s’en servent pour se refuser à l’accomplissement de toute espèce de devoir. Si je suis libre, disent-ils, je puis donc faire ce que bon me semble, et si ce n’est point par les (cuvres que l’on se sauve, l’uurquoi m’iinposerai-je des privatiims pour faire, par ej emple, l’aunidne aux pauvres : ' S’ils ne disent pas cela en propres termes, toutes leurs actions dénotent que telle est leur pensée secrète. Ils se conduisent sept fois pis sous ce règne de la liberté que sous la tyrannie papale » (DoELUNGhB, /a Hé/orine, son dé' eloppenient iniérieur, tes résuttuts qu’elle a produits dans le sein de ta société luthérienne, trad. l’errot, t. I, p. 'y6). Erasmb écrit : « Quoi de plus détestable que d’ex[)oser les populations ignorantes à entendre traiter publiquement le pape d’Antéchrist et les piètres d’hj’pocrites, la confession de pratique détestable, les expressions : />f'/i « e5 œuvres, iiiérttts, bonnes résolutions, d’hérésies pures ? » (Ibid., 1, p. 10). Georges WizBL, prêtre marié et luthérien de la première heure, voit clair et écrit en if>'ib : « Je leur reproche (aux réformateurs) de détruire presque entièiement ou de rendre inutiles les établissements fondés à grands frais par nos pères au prolit des pauvres, ce qui est également contraire à l’amour et à la justice envers le prochain. Je leur reproche de s’approprier les trésors des Eglises, sans en faire profiter les indigents… Tout le monde s’accorde à reconnaîire que les pauvres mènent une vie bien plus dure et sont bien plus misérables qu’autrefois, du temps de l’Eglise romaine » (Ibid., I, pp. 47. Si-ôg). Même langage chez Jean Hanbr, qui, en 1535, reproche aux luthériens d'être * ennemis de la croix, de la pénitence, de la charité et des bonnes œuvres, engageant les pécheurs à ne compter que sur la justice de Jésus-Christ ». En ibSg, Gaspard Giithl, ancien prieur d’un couvent d’Augustins, devenu lui aussi luthérien, s’effraie pareillement du nouvel état de choses : « Puisque l’impiété, l’injustice, la dnrelé envers les pauvres, avec tous les genres de vices et dépêchés vont chaque jour s’aggravant, Dieu ne peut manquer de nous retirer le précieux trésor de sa sainte parole et d’aflliger l’Allemagne de calamités telles qu’on regardera comme un grand bonheur d’y échapper par la mort » (Ihid., Il, p. 63). A cette époque, commence la laïcisation de l’assistance qui doit partout remplacer la charité. « La Réforme luthérienne guette et attaque la charité, non moins que la foi, en dissipe le trésor séculaire, en tarit les sources. Les peuples et les gouvernements ne discutent plus S)ir la charité, mais seulement sur l’assistance publique légale et coercitive » (Toniolo, Congrès scientifique international des catholiques, 18g4, II, p. 335). Et quel est le résultat ? Un auteur du XVI* siècle, Cochlæus, nous l’apprend : « Que de lois, que de règlements nos luthériens n’ont- ils pas faits contre les moinesquêteurs, lesécoliers indigents, les pauvres, les pèlerins, disant qu’ils ne souffriraient plus ce peuple de mendiants dans leurs villes 1 Que leur semble à présent de l'état des choses ? Dieu permet, pour notre punition à tous, que, pour un mendiant, nous en ayons vin^t, trente, ou même davantage » (Cité par Janssrn, Geschichte des Deutschen Volkes, 1897, II, p. 5g5).

Si d’Allemagne nous passons en Angleterre, nous constatons, à la suite de la Réforme d’Henri VIII, les mêmes conséquences, reconnues par les historiens protestants eux-mêmes. Brinklow, par exemple avoue que « les moines se montraient meilleurs pro1703

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1704

priétaires du sol que leurs successeurs, better landliiids titan their siiccessors » ; les premiers répandaient des aumônes autour d’eux, et les pauvres voyageurs, auxquels ils donnaient la nui tl’hospilalilé, recevaient en quittant le monastère des provisions de bouche et un peu d’argent ; les seconds, au contraire, exploitent àpreiuent leurs nouvelles propriétés et même les terres vagues, dont l’herbe nourrissait auparavant la aoheou les quelques moutons des villageois trop peu fortunés pour acheter des terres, n II est, conclut le savant bénédictin anglais devenu en igiij le cardinal Gasquet, une vérité positive : c’est que le paupérisme, qui se déchaîne furieux aussitôt après la suppression des monastères, est tenu en bride tant que ceux-ci restent debout… L’extermination complète des monastères, si bienfaisants et si indispensables à la vie du pays, dut causer une immense misère ; peu de gens nient ce fait, bien qu’ils n’en saisissent pas toute la portée. Les auteurs qui ont traité le sujet au point de vue économique, s’accordent presque tous à voir dans cette suppression la véritable source des maux issus du paupérisme, en tant qu’il se distingue de la pauvreté » (R. P. Gasqurt, Henri Vlll et les monastères anglais, traducl. française, iii-8, a vol., 18y4 ; t. ii, pp. 48j-501). Cette perturbation économique n’est pas douteuse, o Je suis convaincu, écrit de son côté 'Thorold Rogrrs, que, même sans sa querelle avec Rome, les besoins d’argent et le gaspillage inconsidéré d’Henri l’auraient fatalement entraîné à dissoudre les monastères et àconlisquer leurs biens… La dissolution des monastères a élé cause d’un bouleversement éconoinii(ue intense » (Th. Rogehs, Travail et salaire en Aigleterre depuis le xiw siècle ; tr : id. franc, par Castelot, in-8, 1897, pp. 391-296). > Dès l’année iS^o, écrit J. Thksal, le parlement fut obligé de venir en aide à cinquante-sept vil les tombées en décadence par suite de la destruction des abbayes. La première quête pour les indigents, début du fameux iinpôldes pauvres, eut lieu en ib’iS. Le paupérisme, une des plaies les plus hideuses de l’Angleterre actuelle, date de la destruction des monasti’res » (J.Trhsal, /.es Origines du Schisme anglican, p. lyo). La cause est entendue On sait d’ailleurs quels moyens hypocrites employèrent Henri Vlll et les visiteurs royaux, Legh et Layton, pour arracher aux abbés des monastères des formules d’abandon, quitte à les faire décapiter, s’ils refusaient, comme il arriva aux abbés des trois grands monastères bénédictins de Reading, Glastonbury et Colchester. Les biens des 800 monastères anglais qui devaient, disait-on, servir à élever les enfants pauvres et à faire des pensions aux vieux serviteurs, — comme de nos jours f le milliard des congrégations » était soidisant destiné aux retraites ouvrières, — furent vendus par le roi ou donnés par lui à ses courtisans et à l’aristocratie nouvelle qui fut le plus ferme appui de la nouvelle religion (Cf. Langlois, //ist. gén. de Lavissb et Rambaud, l IV, p 676). Les six femmes d’Henri VIII ne furent pas oubliées non plus, bien que deux d’entre elles dussent finir sur l'échafaud avec « douze ducs et comtes, cent soixante-quatre gentilshommes, deux cardinaux archevêques, dixhuit évëques, treize abbés, cinq cents prieurs et moines, trente-huit docteurs en théologie ou en droit canon » (Hbrgbnrobthkr, /Ust. de l’Eglise, t. V, p. ! , n ; MouRRRT, Hist. gén. de l’Eglise, I. V, la Heriaissarice et la Réforme, Blond, 1910, p. S^a-S’jil). Tel est, en effet, le bilan des nobles victimes du fondateur de la Réforme anglaise. On ignore le nombre des victimes populaires.

Si enfin nous considérons la France et les résultats des guerres de religion, la conclusion sera la

même, avec la différence toutefois que la nation sauvée au xv8 siècle par Jeanne d’Arc demeura, après la conversion d’Henri IV, le boulevard du catholicisme dans le monde, qu’elle étonna par le prodigieux épanouissement catholique et français du xviie siècle. Mais au xvp siècle, comme l’Allemagne et l’Angleterre la France avait connu, partout où les partisans de la Réforme avaient triomphé, les mêmes dramatiques horreurs Ils avaient aussitôt aboli l’exercice de la religion catholique, j renversé les autels, brisé les reliques, abattu ou dévasté les églises et les monastères, et mis à mort les prêtres et les religieux. C'était le fer et le feu à la main qu’ils commençaient leur mission, tout en venant, disaient-ils, réformer l’Eglise et épurer l’iivangile. C'était en pillant et en massacrant qu’ils demandaient la tolérance » (Picot, Influence de la religion en France au XVI I' siècle, I, p. 10). Que les catholii|ues se soient défendus, c'était leur droit et leur devoir, en présence d’injustes agresseurs qui portent devant l’histoire la responsabilité d’avoir « tiré les premiers », car il estavéré que dans les trois années qui précédèrent le massacre de Vassy (1562), cauBede lapremière guerre de religion d’après les prolestants, la plupart des provinces françaisesavaienl été misesà feu et à sang par les huguenots ; la Guyenne, le Languedoc, le Poitou, l’Anjou, la Normandie, le Dauphiné, la Provence, l’Orléanais, l’Amiénois avaient été ravagés et pillés et « l’année 1662, écrit Louis Batiffol, a vu plus de statues de saints démolies à coups de pierre aux porches des cathédrales que six ans de Révolution française n’en ont vu casser. » {/lei'. Ilelid., 18 nov. 1908). La même année 1562 vit Colignye ! les siens livrer le Havre et la Normandie aux Anglais et, les premiers, faire appel à l'étranger. Quant aux conséquences lamentables des factions et des luttes entre Français, on ne les devine que trop. « Le royaume, depuis ces guerres civiles, écrit Miohkl de Casltblnau, est exposé à la mercy des peuples voisins et de toutes sortes de gens qui ont désir de malfaire.aj-ans de là prins une habitude de piller les peuples et de les rançonner, de tousaages.qualitezet sexes, saccager plusieurs villes, raser les églises, emporter les reliques, rompre et violer les sépultures, brûler les villages, ruiner les chasteaux, prendre et s’emparer des deniers du Roj'. usurper lesbiens des ecclésiatiques, tueries [irestres et religieux, et bref exercer par toute la France les plus détestables cruaulez » (Mémoires de messire Michel db Castelnau. liv. I, chap. vi ; liv. V, chap. 1. Collect. Petitot, t. XXXlll).

Ce i|ue devenaient les pauvres au milieu de tous ces excès, il est facile de liniaginer, et d’ailleurs les renseignements abondent. Le même historien, après avoir rappelé que la France était « le jardin du monde le plus fertile > et que l’agriculture y était plus prospère « qu’en aucun autre myaume », nous montre

« les villes et villages en quantité inestimable, estans

saccagez, pillez et brûlez, s’en allant en désert ; et les pauvres laboureurs chassez de leurs maisons, spoliez de leurs meubles et bestail, pris à rançon et volez aujourd’huy des uns, demain des autres, de quelque religion ou faction qu’ils fussent, s’enfuyant comme bestes sauvages, abaiidonnans tout ce qu’ils possèdent, pour ne demeurer à la miséricorde de ceux qui sont sans mercy » (Ibid.). Pierre DR l’EsToiLE, parlant de l’année 1586, écrit : « En ce mois d’aoust, presque par toute la France, les pauvres mourans de faim vont par troupes couper les espis à demy murs qu’ils mangent sur le champ, menaçans les laboureurs de les manger eux-mesræs s’ils ne leur permettent de prendre ces espis » (P. de I’EsTOILE, Méinoires-Journau.r, Collect. Petitot, I. XLV, p. 31g. Cf. également : yVémoires de Messire Phi1705

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LIPPE HuRAULT, cornle de Clieferny, Chancelier de France, même coUect., t. XXXVl ; Chronique septénaire de Palma Cayet, 1. Il de la II" Partie). On sait quelle misère régnait également tandis qn Henri IV essayaitLieconquérirsonroyanmeelcombien il s’atTectait de voir les tristes résultat » de la guerre civile ; il soulageait les pauvres le plus possible et, même pendant le siège de Paris, laissait passer des convois de pain destinés à ravitailler sa capitale. Pendant tout son règne, il devait se souvenir des horreurs des guerres de religion, et parce qu’il avait compris que i< s’il ne se faisait catliolique il n’y avait plus de France », il sut travailler à l’union des Français, se faire aimer des petits et des pauvres qu’il eût voulu voir mettre la poule au pot tous les dimanches, et laissa ainsi dans la mémoire despeuples la réputation d’un grand roi.

VIII. — lie Concile de Trente et la Réforme catholique. — L’Eglise et la Charité au XVII’siècle. — i" L’action du Concile. — Au milieu des troubles de toutes sortes causés par l’invasion du Protestantisme, c’est la gloire de l’Eglise catholique de s’être réformée elle-même, grâce au Concile de Trente. L’attention des Pères du Concile se porte sur tous les abus, et des règles précises sont édictées aA ec les sanctions nécessaires pour ramener l’ordre. Les établissements hospitaliers ne pouvaient échappera la vigilance des réformateurs catholiques, qui rappel lent à ceux qui seraient tentés de les oublier les traditions des premiers siècles de l’Eglise et affirment contre les Protestants l’impérieuse nécessité des œuvres. Les évêques sont tenus » de paître leur troupeau en lui donnant l’exemple de toutes les bonnes œuvres, et de prendre un soin paternel des pauvres et de toutes les autres personnes malheureuses, bonorum omnium operum exemplo puscere, pauperum aliarumque miserabilinm personarum ciiram palernam gerere » (Sess. xxiii, Decret.de Heform. cap, i). Ceux qui possèdent des bénéfices séculiers ou réguliers sont tenus d’exercer avec zèle les devoirs de l’hospitalité, selon leurs revenus. Les commendataires d’hôpitaux ou d’asiles pour les pèlerins ou les malades doivent s’acquitter exactement des charges inhérentes à leur commende et « les ordinaires des lieux auront soin que tous les hôpitaux en général soient bien et fidèlement gouvernés par les administrateurs, de quelque nom qu’ils soient appelés et de quelque manière qu’ils soient exempts » (Sess. xxii, Décret, de Beforni. cap. 8 et Sess. vii, cap. 15). « Que si les hôpitaux créés pour recevoir une espèce déterminée de pèlerins, de malades oud’autres personnes, n’ont plus de pensionnaires ou trop peu, le concile ordonne de convertir les revenus des fondations en quelque autre pieux usage qui se rapprochera le plus possible du but primitif ; il appartiendrai l’ordinaire, avec deux membres expérimentés du chapitre, de prendre les mesures les plus appropriées » (Sess. XXV, Décret, de lieform. cap. 8). Enlin les évêques doivent visiter les hôpitaux, se faire rendre des comptes parles administrateurs, et si ceux-ci ont prévariqué, ils doivent restituer les revenus indûment perçus et peuvent être frappés de censures ecclésiastiques. Aûn d’éviter l’abus des bénélices, l’adminislrateur doit être renouvelé tous les trois ans, à moins de dispositions contraires dans l’acte de fondation.

2° Les nouvelles congrégations hospitalières et les nouveaux hôpitaux, — Sous l’impulsion du Concile de Trente, un magnifique mouvement de renaissance catholique fit sentir ses heureux effets dans tous les domaines, et principalement dans celui de la

charité. La Compagnie de Jésus, créée spécialement pour lutter contre les Protestants et étendre les conquêtes spirituelles de l’Eglise romaine, joua dans cemouveineiit un rôle très considérable, sinon prédominant ; bien que spécialisée dans le ministère de la prédication et de l’enseignement, ou si l’on veut les missions et les collèges, elle se signala aussi — nous le dirons [ilus loin — dans l’apostolat charitable. Mais pour entretenir dans les âmes le (eu sacré de la charité envers les pauvres, la Providence suscita des congrégations nouvelles, ayant pour but exclusif le soin des pauvres malades. Leur succès et leur popularité, après trois siècles, sont tels qu’il suffit de prononcer leur nom pour provoquer le respect ; car elles sont restées si fidèles à l’esprit des fondateurs qu’aucune réforme ne fut jamais nécessaire parmi leurs membres.

C’est d’abord la congrégation fondée en Espagne en même temps que l’Hôpital de Grenade entre 1540 et 1550 par le Portugais Jean Cildad, bien vite connu sous le nom de Jean db Dieu, tant son héroïque charité pour les pauvres faisait éclater sa vertu. Placée par saint Pie V sous la règle de saint Augustin (b’)), confirmée par Sixte-Quint, elle est soustraite à la juridiction des évêques par Paul V en 1619 et éri gée en ordre proprement dit. Les Frères, que l’on appelle bientôt en Italie J<’ale ien Fratelli (d’une parole que criait dans les rues de Grenade le fondateur en demandant l’aumône pour ses pauvres :

« Faites-vous du bien à vous-mêmes, mes frères »), en

Espagne i-Vère-s de l’Hospitalité, en France Frères de la Charité, prononcent les trois vaux de pauvreté, d’obéissance et de chasteté, auxquels ils ajoutent celui de soigner les malades, « c /) ; ae(erea quortum de juvundis in/irmis, dit le Bref de Paul V, du 13 février 1617. Ils portent une « robe de drap brun, avec un scapulaire de même couleur et un capuce rond, la tunique ou robe étant serrée d’une ceinture de cuir noir. Ils n’ont que des chemises de serge et ne couchent que dans des draps de serge ». Les armes de l’Ordre sont d’azur à une grenade d’or surmontée d’une croix de même, l’écu timbré d’une couronne (HÉLYOT, Hist. des Ordres monastiques, IV, p. 146. L. Saglibh, Vie de S. Jean de Z>ieu, Paris, 1877).

La renommée des Frères de saint Jean de Dieu s’étend bientôt, et l’Espagne, le Portugal, l’Italie, l’Allemagne, la Hongrie, puis la France et même l’Amérique se couvrent de 300 hôpitaux dirigés et desservis par eux. En France, Marie de Médicis avait fait venir à Paris en 1601 les Frères de la Charité ; elle avait été témoin à Florence de leur zèle pour le soulagement des malades, et les installa au faubourg Saint-Germain, rue des Saint-Pères C’est X’Hôpltal de la Charité d’aujourd’hui. Paris eut dans les fils de saint Jean de Dieu ses Frères de la Charité, comme il allait avoir dans les (illes de saint Vincent de Paul ses Sœurs de Charité. Cette maison contenait 60 religieux, qui donnaient leurs soins à un grand nombre de malades, et comme Henri IV, par lettres patentes de 1602, leur permettait,

« d’ordonner, faire construire et édilier des

hôpitaux et iceux régler et faire desservir et administrer par les formes, règles, statuts prescrits par l’institution d’icelle congrégation j>, ils eurent bientôt vingt-quatre hôpitaux dans le royaume au XVII siècle, et ils en comptaient trente-huit à la veille de la Révolution.

« Ils sont très savants es remèdes de toutes maladies, 

écrit un contemporain, Palma Cavet ; ils sont hospitaliers, non seulement pour héberger les passants, mais aussi les malades, même de maladies dangereuses, les panser eux-mêmes de leurs mains, 170 :

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leur fournir des médicaruents et les nourrir. Ils vaqiienl aussi à leur récoiicilialion avec Dieu ; si les niuliides meurent, ils leur l’ont le dernier ollice de sépulture cbrétienne, priant Dieu pour eux, par un catalogue exprès qu’ils gardent dans leur éylise » (Palma Cavet, C/iruinijiie septénaire, t. Vil, p. 228. Coll. Michaud et Poujoulat). L’Hôpital de la Charité a été enlevé aux Fiéres de saint Jean de Dieu pour être laïcisé ; mais tout Paris connaît leur clinique de la rue Oudinot, où plus d une fois ont séjourné les laïcisateurs ou leurs successeurs, désireux d’eue » bien soignés » chez les Frères, comme M. Clemenceau voulut l'être chez les Sœurs du Saint-Sauveur, rue Bizet.

Un autre ordre hospitalier, répan<lu surtout en Italie, en Espagne et en Portugal, eut pour fondateur un autre saint, Camillk uk Lbllis, qui naipiit au diocèse de Chieli, en Italie, l’année même de la mort de saint Jean de Dieu (1550). Après avoir combattu conlre les Turcs, il est atteint d’un ulcère à la jambe et conçoit l’idée <le se consacrer au service des inlirmes et de réunir des hommes disposés à soigner les malades pour l’amour de Jésus-Chri^t. En 158j il jette les fondements d’une association de laïque- ; qui visitent les malades et les aident à bien mourir. De là les noms de ministn uegl’infiimi, ininistri del l’iit ninrire, sous lesquels on les désigne. Ou les appelle aussi Crociferi, parce qu'à partir de |58^, saint Camille de Lellis et ses disciples revèlenl un habit religieux de couleur noire, avec une grande croix de drap rouge cousue sur le côté droit de la tunique et du manteau. Bientôt Sixte-Quint les érige en congrégation et leur permet de prononcer les trois vœux ordinaires et en outre celui d’assister les moribonds même en temps de peste. Puis, en iSgi, Grégoire XIV les soustrait à l’autorité de l’Ordinaire et place les Ministres des Infirmes sous l’autorité immédiate du Saint-Siège.

u Créés surtout en vue de l’assistance à domicile, les disciples de Camille de Lellis se trouvent amenés à desservir des établissements comme Ihôpital de Milan, ce qui nécessite de nouveaux règlements, approuvés par Clément Vin (29 décembre 1600). Us ne doivent exiger aucune rétribution pour les services et se contenter de ce que les administrateurs veulent bien leur donner. Saint Camille meurt le ll^ juillet 1614 ; il existe alors des maisons de son ordre à Rome, Bologne, Gènes, Florence, Messine, Naples, Mantoue, etc. On en trouve en Hongrie. Dans l’espace des trente premières années, deux cent vingt religieux succombent à la suite de maladies contractées au chevet de ceux qu’ils assistent… En 1630, cinquante-cinq Pères périssent au milieu des guerres, des famines et des pestes. D’autres, en grand nombre, sont emportés par des affections contagieuses à Rome et à Naples (16ô6). Ces apôtres du bien mourir se trouvent décimés à Murcie (1677). à Messine (1^63). Ils donnent de cette manière, en tous lieux, l’exemple des vertus les plus héroïques » (Lallemand, Mist. de la Charité, t. IV, 1" P'", p. Sg-^i).

Pour en revenir à la France, qui devait donner naissance au saint illustre dont le nom est la personnilieation même de la Charité, saint Vincent dk Paul, nous devons signaler au commencement du xvii » siècle l’action du roi Henri IV, et ensuite celle de Louis XUl et de Louis XIV.

Entrant dans les vues du Concile de Trente, bien ((u’il n’eût pu se résoudre à « le faire publier comme loi de l’Etat », Henri IV avait établi en 1606 une Chambre de tu Charité clirétienne qui, sous la direction du grand aumônier, devait procéder à la « ré formation générale » des hôpitaux et notamment au contrôle des dépenses. Par son initiative, il fut procédé dans tout leroyaiiiiie à la reddition des comptes et « revision des baux à ferme des hôpitaux, Hôtelsnieu et autres lieux pil<iyalde3 ».

Mais là ne se borna pus l’action du premier roi Bourbon et, sous son règne comme sous celui de ses successeurs, un grand nombre de nouveaux hôpitaux furent fondés, et l’on peut dire que le 'i.vW siècle, après les destructions du siècle précédent, est le grand siècle de l’organisation de l’assista née publique.

Henri IV fonda à Paris en 1606 le premier hôpital militaire et l’année suivante il posa la première pierre de l’Hôpital Saint-Louis qui, bà^i par Pierre de Chàullon au faubourg du Temple, lut un des plus beaux de l’Europe. L’Hôpital de la Charité, nous l’avons dit, date de la même époque.

Tandis que les Frères de saint Jean de Dieu ^oignaient les hommes dans leurs hôpitaux, la vénérable Françoise de la Croix fondait à Paris en ibiky près de la place Royale (aujourd’hui place des Vosges), un nouvel hôpital pour les femmes et les jeunes lilies malades, et cet hôpital, dépendant de l’HôtelDieu, était desservi par les Sœurs //(js/'itulières de la Chanté Sutre-Dome, également fondées par Françoise de la Croix. Ces hospitalières se répandirent en beaucoup de villes, parmi lesquelles la R<ielielle, Patay, Toulouse, Bcziers, Bourg, Pèzenas, SaintEtienne, Albi, Gaillac, Limoux, etc.

Sous Louis XllI, Paris vit se construire Vllôpital de la l’ilie eu 161j ; ViJd/jilul des Cunvalescents en 1631, rue du Bac ; Vlldjiital de Kiitre-Dume du la Miséricorde ou des Cent Filles, fondé par Antoine Séguier, président au Parlement, pour cent or[)helines ; Vllôfutal des Inciiruliles en 1634.

Sous Louis XIV, c’est l’Hospiie du saint Aom de Jésus, pour les vieillards, fondé par saint Vincent de Paul en 1653 (c’est aujourd’hui l’Hospice des Incurables). C’est surtout l'//oy « / « / Général, comprenant la Salpêtriêre, Bicétre et la maison Scipion, fondée en iG56 et destiné à recevoir les mendiants de Paris et à les faire travailler. C’est le plus vaste établissement qui ait été consacré à une œuvre de ce genre en Europe ; il reçut jusqu'à 10.000 pauvres, en y comprenant les Enfants trouvés. En cinq ans, suivant une déclaration du Parlement de janvier iG63, par conséquent les cinq premières années, car il n’avait été terminé qu’eu 1667, « plus de 60.000 pauvres ont trouvé dans l’Hôpital Général de la nourriture, des vêtements, des médicaments ; de plus, à tous les ménages nécessiteux, des portions ont été distribuées, en attendant que la maison leur puisse être ouverte o. Enlin en 1674. Louis XIV fait bâtir Vllotel des Invalides pour les soldats blessés au service de la France.

Ce que nous voyons à Paris existe en province. Dans chaque ville on crée un Hôpital de la Charité. Par ordre du Roi, toutes les villes de F’rance devaient créer un Hôpital Général sur le modèle de celui de Paris. Lyon l’avait fondé dès 1614. sous le titre de Notre Dame de la Charité, Reims en 1632, Langres en 1638, Marseille et Aix en 1640, Dijon en 1643. Auxerre ne le fonde qu’en 1676. Ces créations dépendent beaucoup des circonstances locales, et de l’initiative des évêques ou des principaux habitants des villes. Mais partout ces fondations s’inspirent d’une pensée religieuse et les initiateurs sont souvent des prêtres ou des évêques.

3" La répression de la mendicité. — Les Hôpitaux ^énéraujc et les Jésuites. — Une question qui préoccupe beaucoup Louis XIII, Louis XIV et leurs contemporains, c’est la répression de la mendicité. Partout cette préoccupation se fait jour, et en principe 1709

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rilùi)ital général dans chaque Ville devait seulement recevoir les mendiants valide » de la ville et des faubourgs. Dos qu’il était achevé, on organisait une sorte de battue, disons une rafle pour employer une expression moderne, et l’on y conduisait tous les gens trouvés sans moyen d’existence. C’est ce qui explique que 60.000 pauvres aient passé en cin({ ans par l’Hôpital général de Paris. Les lettres patentes de fondation de ces Hôpitaux sont d’ailleurs très nettes sur ce point, u Tous les pauvres mendiants… qui se trouveront dans la ville et faubourgs de Paris… seront enfermés dans ledit H’jpital et les lieux qui en dépendent. » Dans celles de l’Hôpital général d’Auxerre, nous lisons que cet établissement est créé’pour retirer les mendiants de l’oisiveté et de la fainéantise où ils ne croupissent que trop, ce qui est la cause de leur mendicité, comme elle l’est de tous les vices, et entin pour les renilre capables de gagner leur vie en leur faisant apprendre des métiers auxquels ils auraient plus d’aptitude >.. A Dijon, les religieuses Hospitalières du Saint-Esprit qui, le jour de leur profession, se donnaient « a Dieu, à la Bienheureuse Vierge Marie, au Saint-Esprit et à Messeigneurs tes Pauvres pour être tans les jours de leur vie leurs servantes » — c’est la formule de leurs voeux,

— dirigeaient à l’Hôpital général de la Charité la

« nourricerie » (on dirait aujourd’hui : la crèche), 

l’asile de vieillards, l’orphelinat où l’on apprenait aux garçons à carder la laine, à tisser la toile, etc., et aux lilles « les ouvrages de tapisserie : nuance, pointcoupé, point d’Espagne et de Gènes, et autres propres à des lilles de leur condition, et encore à lire et à écrire ». Enfin elles s’occupaient, sous la direction de l’intendant des « manufactures », des pauvres gens qui étaient amenés à l’Hôpital de la Charité. Aussi n’était-il permis à aucun pauvre de mendier, soit par la ville, soit dans les églises, sous peine d’être fouett.^ et chassé de la ville. H en était de même à Paris et partout. « Auparavant, écrit un contemporain, on était assiégé aux églises, pendant la longueur d’une messe, d’autant de pauvres qu’il y a de minutes en une demi-heure qu’elle peut durer. » H était également défendu aux habitants de leur donner l’aumône sous peine de dix livres d’amende la première fois et de trente la seconde. Pour assurer l’exécution de cet article, des chasse-coquins devaient « faire tous les jours une revue parmi la ville et dans les églises, principalement celles où l’on faisait fête ou solennité particulière » et conduire à l’Hôpital les individus qu’ils auraient surpris à mendier. (N’oublions pas qu’à cette époque tous les gouvernements de l’Europe prennent des mesures très rigoureuses contre les mendiants et les vagabonds.)

Ici nous devons signaler l’action considérable du Père Chaurand, du Père Dunod et du Père Guevarre, tous trois appartenant à la Compagnie de Jésus.

Le Père Chaurand, entré dans cette Société en 1636, enseigna à Avignon, selon l’usage, la grammaire, les humanités et la rhétorique pendant sej)t ans ; il se livra ensuite pendant vingt ans à la prédication dans les principales villes du royaume. Entin il passa le reste de sa vie à créer des Bureaux de charité et des Hôpitaux généraux. Le total des maisons de bienfaisance fondées par lui ne s’élève pas à moins de 126. Il commença par la Normandie, et eut [)Our auxiliaire le Père Dunod, originaire du Jura. Un des premiers Hôpitaux généraux qu’ils créèrent fut celui de Vire(1683), puis ceux de Valognes, Cherbourg, Coutances, Saint-Sauveur, Granville, Carentan, Thorigny. Celui de Saint-Lô, dont les revenus étaient dissipés, fut reconstitué. Dans les bourgs et les villages trop |)eu populeux pour pouvoir subvenir à l’entretien des hôpitaux, ils créèrent] des a charités ». Le

résultat fut tel que l’intendant de Cæn, M. de Morangis, écrivait en 1683 à Le Pelletier, contrôleur général des linances : ^ Il y a près de cent vingt vidages du diocèse de Coutanees, où la mendicité a cessé » (De BoisLisLfi, Correspondance des contrôleurs liénéruux des finiinres avec les inlendaiils des provinces, in-4, iS^^i t. I, p. 8). Peu de temps après, ou retrouve le Père Chaurand dans le midi de la France ; il fonde des bureaux de chanté à Valréas, Bolléne, Malaucène, Carpentras, l’isle, Sarrians, Bédarrides. On le voit travailler, avec les intendants du Languedoc et de Provence, à établir un Hôpital général à Nimes, à réorganiser ceux de Marseille et d’Aix, où il a pour collaborateurs les Pères Dunod et Guevarre. A Marseille, où l’on organise sur de nouvelles bases en 1687 l’Hôpital général (celui de 104" avait servi surtout aux malades, et les ressources avaient manqué pour recevoir les mendiants), les échevins rendent une ordonnance semblable à celle que ceux de Dijon avaient rendue dès 1643, pour obliger tous les mendiants étrangers à sortir de la ville et interdire aux autres de demander l’aumône et aux habitants de la donner.

Le Père Chaurand s’était acquis une telle réputation dans la fondation des Hô(iilaux généraux, que le Pape Innocent XII le lit venir à Rome avec le Père Guevarre pour en établir un à Saint-Jean de Latran, alin de supprimer la mendicité, issue du « dolce far nicnte », qui fut toujours si cher aux descendants de Uomulus.

Après la mort du Père Chaurand survenue, en lôg’j, le Père Gukvarkb le remplaça brillamment, et tandis que le Père Dunod, après avoir fondé l’Hôpital général de Dôle, restait en Franche-Comté pour y faire des fouilles archéologiques (l’archéologie étant, après l’amour des pauvres, sa plus grande passion), le Père Guevarre travaillait en Languedoc, en Gascogne, en Piémont, et y fondait toujours des Hôjiitaux généraux jusqu’en 1724, date de sa mort (Cf. Cu. JoHET, de l’Institut, Le l’ère Guevarre et les Bureaux de Charité au A’V/I’siècle ; Annales du Midi, 1889).

Nous n’oserions dire que la création des Hôpitaux généraux et les mesures prises dans la plupart des villes deFrance aient parfaitement résolu le prcddème social de la mendicité, puisqu’en plein xx* siècle ce problème se pose toujours, mais c’était un devoir de justice de signaler les ellorts tentés sous Louis XIII et Louis XIV pour moraliser par le travail la cla^se si nombreuse des vagabonds.

4’l’action individuelle. — A) /.es Confréries de Charité. — Les Hôpitaux sont, pour ainsi dire, l’action publique de la charité. Mais à côté de cette action publique existait, dès le Moyen Age et dès le commencement de l’Eglise, nous l’avons dit, l’action individuelle qui consiste surtout dans la distribution de secours aux indigents, action qu’au xix « siècle Ozanam devait rendre si féconde par la création des conférences de Saint- Vincent-de-PauI. Partout on trouvait, dans les villes et dans les campagnes, des charités, c’est-à-dire des institutions de bienfaisance, régiesparles administrations locales, comme la Charité de Saint-Césaire à Nimes, la Charité de la Pentecôte à. Bergerac, la Charité de Saint-Iiaymond dans le comté de Foix, etc. Il existait également des Confréries de Charité qui, par l’assistance réciproque des confrères et les secours aux indigents, en faisaient de véritables sociétés de secours mutuels ; d’ailleurs il en était de même des autres confréries si nombreuses dans l’ancienne France, confréries de Saint-Eloi, de Saint-Pierre, du Saint-Sacrement, confréries des patrons de la paroisse, etc. Le pouvoir que possédaient lès chefs ou présidents des con1711

PAUVRES (LES) ET L’ÉGLISE

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fréries, de retrancher de leur sein les membres qui

« causaient du scandale », conférait à ces associations

une influence liautement moralisatrice.

Ces charités, répétoiis-le, avaient existé avant le xvil’siècle. C’est ainsi qu’on trouve au xvi « siècle des Bureaux de charité, comme par exemple, la Chambre des pauvres de Beaune et de Calais, le Bureau perpétuel A’meQS, le Bureau de misère de Reims, le Bureau des pauvres de Hayonne, e Bureau de miséricorde de Rethel. Ils étaient secondés par les liDuillons des pauvres, qui distribuaient de la viande et des médicaments aux « pauvres honteux ». On étonnerait probablement un certain nombre de nos modernes philanthropes en leur apprenant c|ue ces expressions de Bureau des pauvres, de Bouillon des pauvres, de pauvres honteux, etc., étaient déjà employées au xvi’et au xvii" siècle, et que, loin d’innover dans leur organisation des Bureaux de bienfaisance, ils ne font que copier leurs ancêtres catholiques.

B) Les Dames de la Charité. — Beaucoup de ces confréries avaient disparu pendant la tourmente des guerres de religion. C’est la gloire de saint Vincent de Paul de les avoir reconstituées et remises en honneur sous le nom de Compagnies des Dames de la Charité.

Lorsqu’il était curé de Ghâtillon-les-Dombes, il avait fondé en 1617 une Confrérie de Dames de la Charité ; les daræs riches de sa paroisse, parmi lesquelles Mme de la Cliassaigne, visitaient les malades et Ifur portaient les secoursdont ils avaient besoin. Cette confrérie donna naissance à d’aulres ; elle fut imitée à Bourg, la ville voisine, puis bientôt, parl’intermédiaire de Mme de Gondi, des compagnies de Dames de la Charité furent établies à Villepreux, à Joigny, à Montmirail, et dans presque toutes les terres appartenant aux Gondi. Dès 1618, l’évêque de Paris en approuve les règlements pour son diocèse, et en 1620 l’évêque d’Amiens les approuve à son tour.

Quels étaientles statuts deces confréries ? — Avant d’entrer dans les détails, citons quelques extraits des statuts de la confrérie des Dames de la Charité de Rethel, instituée par l’initiative de Monsieur Vincent en 1643, récemment découverts aux Archives de Reims par M. Henri Jadart, membre de l’Institut. Le lecteur remarquera l’analogie de ces documents et de ceux que nous citerons ensuite, avec les statuts des Maisons-Dieu du Moyen Age et les textes des Pères de l’Eglise. On y retrouve le même esprit et parfois les mêmes expressions, tellement la charité chrétienne, à dix ou quinze siècles de distance, est semblable à elle-même.

Le but d’abord : « Soulager les pauvres malades de la paroisse, tant corporellement que spirituellement ». — L’esprit de cette œuvre ?… « Les daræs emploj’ées dans ce saint exercice, tâcheront en iceluy de s’avancer de plus en plus en l’amour de Jésus-Christ, iêijfue/ elles considéreront en la personne deces pauvres malades, et agiront >ers eux comme elles feraient vers ce Seigneur, si luy-même était malade dans la paroisse. » — L’organisation : Elle est très simple : Trois olFicières : une supérieure, qui doit veiller à ce que tous les malades soient visités ; une trésorière.qui doit centraliserlessecours ; une gardemeuble, qui doit garder le linge pour les malades. Quant aux autres dames, elles iront voir à leur tour les pauvres malades, leur porter à dîner, qui sera d’ordinaire du potage et un peu de viande avec un petit pain blanc, et leur laisseront une couple d’œufs pour le soir avec du pain suffisamment. Elles feront cuire la viande eu leur logis et la porteront environ

sur les dix heures chez les malades. Elles tâcheront elles-mêmes à les faire dîner et être là présentes et les consoler et réjouir doucement «. Voilà pour les secours corporels ; pour les secours spirituels, les Dames de la Charité sont exhortées à faire du bien aux âmes des malades, à les engagera recevoir les sacrements et à faire dire une messe pour les morts, aux frais de la Confrérie.

Voyons maintenant le sens pratique des organisateurs. Dans le règlement de la confrérie de la paroisse Saint-Eustache (1654), publié en 1908 par la Société des Bibliophiles français, on lit les recommandations suivantes, d’une éternelle actualité :

Ordre à tenir pour la visite des pauvres honteux. Prendre garde aux surprises et artifices des pauvres qui veulent passer pour de vrais pauvres honteuxce qui mérite grand examen, parce qu’ils ont les aumônes de ceux qui sont véritablement pauvres. » On recommande aux visiteurs de se méfier de ceux qui déguisent leurs noms, qui les changent, qui en prennent plusieurs, qui n’exposent pas la vérité

« dans leurs billets «.C’est pourquoi « il est plus sûr

de leur donner les choses en nature, comme de l’estofTe, de la soye, du cuir, que de l’argent ». « …Il est aussi très à propos de leur réserver du charbon, des chaussures et autres petits soulagements pour l’hiver ». Enfin on ajoute : « Il importe aus-si d’avoir un magasin pour les provisions et besoins nécessaires aux pauvres et des meubles et ustanciles marqués à la marque de la Paroisse et de leur donner par prêt, ahn qu’ils ne les puissent vendre ni les créanciers ou les propriétaires de la maison les saisir. »

A Paris, la compagnie des Dames de la Charité trouva un champ iramensed’apostolat ; la présidente Goussault, qui en était l’âme, avait été frappée de ce fait que 26.000 malades environ passaient chaque année par l’Hôtel-Dieu de Paris. Elle s’était rendu compte [lar de frcquenles visites que les sœurs, malgré leur dévouement, ne pouvaient consacrer que peu de temps aux malades, juste le temps nécessaire aux soins corporels et à l’exécution des ordonnances des médecins. Il y avait quelque chose de plus à faire. Elle en parla à M. Vincent et obtint son assentiment. Il donna aux Dames de la Charité quelques règles pratiques, et en 1634 elles commencèrent leurs visites aux malades de l’Hôtel-Dieu. Vincent leur avait recommandé de s’habiller simplement, de se montrer familières et cordiales avec les pauvres, d’être très respectueuses vis-à-vis des religieuses et de ne froisser personne. Elles portaient aux malades des fruits et des confitures, des biscuits, des bouillons au lait, et surtout elles les consolaient et leur témoignaient « compassion de leurs maux », touten leur parlant doucement et suavement de la religion.

« On vit alors à l’Hôtel-Dieu un admirable spectacle : 

des femmes jeunes, belles, riches, devenues les humbles auxiliaires des sœurs gardes-malades, et cela non pas sous l’influence d’un enthousiasme éphémère, mais avec une persévérance continue, à jour et à heure flxes, aussi prodigues de leur peine que de leur argent, aussi secourables aux malades que déférentes envers les sœurs maîtresses de la maison » (Comtesse Roger de CouRsoN, /.’fk’»e Hebd., 25 juillet 1908).

Quelles étaientles plus connues de ces Dames de Charité ? C’était, avec la Présidente Goussault, Elisabeth d’Aligre, chancelière de France, Mme de Traversay, Marie Fouquet, la mère du trop fameux surintendant, femme toute surnaturelle, qui, en apprenant la disgrâce de son fils, dit simplement : Il Je vous remercie, ô mon Dieu ; je vous avais toujours demandé le salut de mon fils ; en voilà le chemin. » C’étaient encore Marguerite de Gondi, mar1713

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quise deMaignelay, qui, veuve àvingt ans, se consacra aux pauvres de l’Hôlel-Dieu pendant sa vie et leur laissa soixante raille livres à sa mort ; c'élail Mme de Miramion, Mme de la Suze qui pansait les galeux et ensevelissait les morts, la Ogure couverte d’un voile pour qu’on ne la reconnût pas. Puis Mme de Pollalion, Mme de Sainctot, veuve du trésorierde France la baronne de Uenty, Mme de Sclioniberg (née Marie de Hauteforl), Mme Séguier, femme du chancelier, Mme de Lamoignon et la duchesse d’Aiguillon, nièce de Richelieu, qui toutes deux présidèrent la Compagnie après Mme Goussault, Mme de Brienne, Mme de Herse, la princesse de Gondé.mère du grand Condé, la duchesse de Nemours, la princesse Louise Marie de Gonzague, qui devint reine de Pologne. Citons enfin Mlle Legras, la Bienheureuse Louise de Marillac, que saint Vincent de Paul employa à partir de 162g à la visite des confréries, et que Rome a placée sur les autels le g mai igîo (Voir des notices sur dix-huit Dames de la Charité dans P. Coste, Saint Vincent de Paul et les Dames de la Charité, Paris, igi^. Cf. aussi G. Goyao, /.es Dames de la Charité de Monsieur Vincent, Paris, 1918).

Dès 1634, M. Vincent écrivait à Rome à Du Coudray, que la Compagnie se composait déjà de cent vingt dames de la plus haute qualité. Bientôt la Reine elle-même et les princesses de la Cour formèrent une compagnie semblable, à laquelle le saint donna un règlement.

Il s’en forma bientôt dans toutes les villes de France, et à Paris même dans toutes les paroisses entre 1650 et 1660, et l’on prit pour modèle le règlement de la Compagnie des Dames de la Charité de l’Hôtel-Dieu, fondée en 1634, comme nous l’avons dit. Des modèles imprimés furent envoyés dans les différentes villes ; l’un d’eux, qui se trouve à la Bibliothèque de l’Arsenal (nis. 2565), est intitulé :

« Mémoire de ce qui est observé par ta Compagnie

des Dames de la Charité deVIlotel-Dieu à Paris, pour en former d’autres semblables es autres villes du royaume ». Nous trouvons là, indiscutablement, l’influence de la Compagnie du Saint-Sacrement, dont faisait partie saint Vincent de Paul, carnous savons par les Annales de cette Compagniequ’elle fit écrire en 1645 à toutes ses filiales de province pour les exhortera établir dans leurs villes une assemblée de dames semblables à celles de l’Hôtel-Dieu de Paris (Ci". Annales de la Compagnie du Saint-Sacrement, publiées par Dom Bkauchet-Fillbau, p. 20 ; Raoul Allier, La cabale des Dévots, p. 58, et surtout l’article du R. P. Yves db la BniénE, Cabale des Dévots, dans le Dict.Apol.de la Foi Catholique). El en effet l’on retrouve peu à peu dans beaucoup de villes, et à Paris pour la plupart des paroisses, les règlements des Compagnies fondées sur le modèle de celles de l’Hôtel-Dieu, que nous pouvons appeler la compagnie-type. Voir dans P. Coste, o/ ;. cit., à la partie documentaire, divers projets de règlements autographes de saint Vincent de Paul, datant de 1660, c’està-dire postérieurs à ceux dont nous parlons. Les règlements delaCompagnie de Charité de la paroisse Saint- André-des-Arts et ceux de la paroisse SaintEustache, publiés en igoS par la Société des Bibliophiles, datent, en effet, les premiers de 1662, les seconds de 1656. Ceux de Saint-Sulpiee datent également de)652, ceux de Saint-Paul de 1655, ceux de Saint-Germain-l’Auxerrois de 1658.

A titre de spécimen, nous citerons ici le règlement de Saint-André-des-Arts (1652). A la différence des règlements élaborés par saint Vincent de Paul, on y voit que la Compagnie, au lieu d'être présidée par un Prêtre de la Mission, est placée sous la direction lu curé delà paroisse. Etcela même nous l’ait entre voir la fécondité de l'œuvre, qui déborde vite l’action personnelle du fondateur et de ses disciples, les Prêtres de la Mission, mais devient — ou redevient, commeaux siècles précédents — une œuvre populaire, une œuvre paroissiale et par là une (Buvre quasi nationale. D’ailleurs la première compagnie n’avait-elle pas été fondée par le saint, tandis qu’il était curé de Chài.illon-les-Dombes et les Dames n'étaient-elles pas dans sa pensée les auxiliaires du clergé paroissial ?…

I RèCLBMENTS DE LA COMPAGNIE DE ChARITÉDE LA PaBOISSE Dlî SAl.'tT-ANDRli-DES-AKCS, 1652

l.a princi|iale fin de la Compagnie sera de se lier et de s’unir en l’esprit de charité avec son Pasteur pour honorer Jésus-Christ en ses membres qui sont les pauvres, et travuillersous sa bénédiction au soulagement du prochain dans toute l'étendue de la Paroisse,

La Compagnie « era composée des Dames delà Paroisse de toute sorte de conditions, et qui auront assez decharité pour assister les pauvres dans leurs besoins.

L'élection des dames qui seront en office sera fuite & ceitiiins jours, et on limitera le temps durant lequel elles seront en charge, et pourront être continuées selon qu’il seia juj^é à propos par la Compagnie, et la trésorière rendra ses comptes tous les six mois.

Les assemblées se tiendront chez Monsieur le Curé, s’il le juge à propos, tous les derniers dimanches des moi » après Vespres, ou autre jour de la semaine, s’il y a quelque affaire ou empêchement le dimanche ; et pour lors on en advertira.

Monsieur le Curé présidera l’Assemblée et recueillera les voix pour prononcer à la pluralité, ou quelqu’un de Messieurs ses Ecclésiastiques en son absence nommé par lui à cet effet.

Auparavant l’ouverture de l’Assemblée, se fera lecture de quelque livre de piété, pour l'édification de la Compagnie et sa récollection devant Dieu, au cas qu’il y ait du temps suffisamment,

L’Assemblée commencera parla prière du Veni Creator et finira par le psaume Laudate Dominum, omnts génies.

On prendra séance sans distinction de rang et de condition, et celles qui arriveront les premières prendiont les premières places en simpliciié, pour éviter la perte de temps et les cérémonies inutiles.

Le secrétaire fera l’ouverture de l’Assemblée par la lecture de ce qui aura été arrêté en la précédente, et après on escrira les résolutions pour la suivante. Sera observé grand silence et modestieextérieure pendant la séance, et chacune se tiendra recueillie en la [)résence de Dieu pour attirer bénédiction sur les affaires qui se traitt-ront en Assemblée, en laquelle on ne parlera que de celles des pauvres.

Cliacune étant appelée sur le registre rendra compte de sa commission aux ordres de l’Assemblée, et celles qui ne pourront pas venir k l’Assemblée feront leur rapport par billet ou par autrui.

On évitera les interruptions, demeurant à la prudence de Monsieur le Curé, ou de celui qui conduit la Compagnie en son absence, de les faire selon le besoin.

Les rapports se feront succinctement et simplement sans attache, chaleur ni eia^jération, laissant le tout à la [iluralité des voix, pai' laquelle la volonté de Dieu est connue, et à sa Providence de pourvoir aux besoins des pauvres par d’autres voies.

On évitera dans les rapports les circonstances qui poui raient porter scandale au prochain, dont en ce cas le niMu se ntettra au dos d’un billet et, se donnera à Monsieur le Curé.

Les flélibérations seront tenues secrète », pour éviter l’impnrtnnité des pauvres, et afin que l’avis de chacune des Dames ne soit point révélé hors la Compan-nie, ce qui donne autrement sujet aux [lauvres de murmurer contre elles.

Le temps le plus ordinaire du domicile est de six mois pour pouvoir être admis aux charités de la Paioisse, ce qui n’a point lieu lorsqu’il « 'agit de la religion, de l’iionnesteté ou du scandale public, ni à l'égard de ceux qui sont né » dans ladite Paroisse, lorsqu’ils y sont de retour parce qu’elle est toujours leur Mère.

Si quelqu’une des Dames de la Paroisse demande d'être

admise dans la Comptignie, elle s « dresseru ù Monsieur le Curé ou à celui qui la conduit en son absence poiir en coi’férer avec les Dames oflicières, et pou ! - cela, il y aura un ref.iî'tre pour e>crir « - leur nom, bi mieux tiles n uiuient y "venir volon lai renient sans étie insci’iles.

Tout billet contiendra le nom et suinom et demeure de chaqn » - jtauvre, ceux de leur iemnieet le nuiubre de leurs enfants ; et au cas que le tout ne soit exprimé, la Daniequi sera députée piuir les visiter prendra la peine de s’en informer et <ie le niartiuer sur son billet pour ensuite le rapptiiter au secrétaire.

L’<'n lera toujours les visites en personne, s’il est possible, et les billets de sa propre main pour éviter les sui’prises.

Tous les ans au commencement de l’année, on fera une visite généi aie et plus exacle qu’à l’ordinaire de trais les paut t es que l’on assiste, el ii upai avant on fera une Assenibleeaussi plus générale, où toutes les dames seront conviées d’assister,

1-es aumônes seront volontaires et on mettra un petit cofire en forme deironc sur la table, afin que Ion ne puisse voir ce que cbacune des dames aui-a dév^ition de donner, si mieux elles n’aiment ee taier de pær tous les ans ; et celles qui n’auront pas le nio^^en jiourront aider de leur advisetde leur peine » [Bibl. j’ai., pZ^, Réserfe).

Quelle qu’ail pu être l’intluence de la Conipngiiie du Saiiil-Sacrenient dans le développement des t^onfréries des Dames de la Cliarilé ou même dans leurs origines, si l’on considère surtout la Compagniemodèle de rHôtel-Dicu. — il reste que le rôle de saint Vincent de Paul fut très considérable, qu’il peut toujours en être regardé à bon droit comme le grand initiateur et que cette Compagnie-modèle joua, elle aussi, un rôle eapilal dans l’histoire de la charité. En ellet les Dames de la Charité ne bornèrent pas leur zèle aux malades de l’Hôtel-Dieu ; elles se consacrèrent de leur personne et de leurs biens à l’œuvre admirable des Kiifaiits Iroiifés.

On sailqu’ellesfurenlles péripéliesde cette <euvre, et les paroles de Monsieur Vincent, lors de la détresse de 1647. sont dans toutes les mémoires. Comme les Dames hésitaient à continuer, faule de ressources, l’entreprise commencée en if)38 : « Or sus. Mesdames, leur dit-il, la compassion et la charité vous ont fait adopter ces petites créatures pour vos enfants ; vous avez été leurs mères selon la grâce, depuis que leurs mères selon la nature les ont abandonnées ; cessez d’être leurs mères pour devenir à présent leurs juges ; leur vie et leur mort sont entre vos mains ; je m’en vais prendre les voix et les suffrages ; il est temps de prononcer leur arrêt et de savoir si vous ne voulez plus avoir de miséricorde pour eux. Ils vivront, si vous continuez d’en prendre un charitable soin, et au contraire ils moun ont et périront infailliblement si vous les abandonnez ; l’expérience ne vous permet pas d’en douter. » Que répondre à de telles paroles, sinon s’engager à continuer l’œuvre ? C’est ce que tirent les Dames.

Ce qui est moins connu et ce qui fait le grand intérêt de la publication de M. Goste, ce sont les discours et conférences autographes du saint aux Dames de la Charité, c’est la constante hauteur des vues surnaturelles et en même temps le sens du réel, le sens pratique et positif, avec chiffres à l’appui, qui se révèlent dans tous ces discours. Il relève et exalte devant elles la condition des enfants trouvés, auxquels il trouve six points de ressemblance avec Jésus-Christ (CosTB, o/j. cit., p. 134) el à deux reprises il dit aux Dames que « peut-être s’en trouvera-t-il quelques-uns qui seront grands personnages et grands saints. Rémus et Romulus, les fondateurs de Rome, étaient îles enfants trouvés et furent nourris parune louve. Melchisedech, prêtre, était, selon saint Paul, sans père ni mère, qui est à dire enfant trouvé ; saint Jean fut comme un enfant trouvé dans le désert.

Moïse était un enfant trouvé par la sœur de Pharaon » (CosTK, o/>. cit., pp. 125, tili).

Lorsque de nouveau en iG^g, la détresse revenue, les enfants ramenés de IMcêtre à Paris furent de nouveau ex|>osés à mourir, faute d’argent, M. Vincent stimula de nouveau le zèle des Dames, en leur disant, non sans ironie : a Quand cbacune s’efforcerait à cent livres, c’est plus qu il ne faut… Hélas ! combien de nigoleries a-ton au logis qui ne servent de rienl… Une dame donnait ces jours passés tous ses joyaux pour cela. Cinq ou six dames nourrissent une I)roviiice » (Costb, op. cit., p. 106 ; Goyau, op. cit., pp. ô8-(io).

Il est certain que, sans les aumônes considérables des Daines, les Filles de la Chanté, malgré leur dévouement, n’auraient pu soutenir et continuer cette œuvre.

Il nous faut, en effel, parler des Filles de la Charité, vu I gai renient ap|iclées, S « ’» ; s^/(Sés au XVIIe siècle, et aujourd’hui le plus souvent Sœurs de suint Vincent de l’aiil.

C) Les Filles de la Charité. — Leur origine est curieuse. Nous avons dit comment la petite confrérie des Dames de la Gbaiilé de Chàtillon-les-Dombes avait été le point de départ de loutes les autres. Ici, les débuts sont encore plus modestes.

Une dame du monde, Louise de Marillac, veuve d’Antoine Le Gras — Mlle Legras, connue on l’appellera, le litre de Madame élant réservé à la reine, aux princesses, aux abbesses et à quehjues privilégiées

— restée veuve en 1626 avec un fils de douze ans, conçoit à trente-cinq ans l’idée de se consacrer tout à fait au service des [lauvres et des malades. Comment, elle ne le savait pas. D’abord pénitente de Camus, évéque de Belley, disciple et ami de saint François de Sales, son directeur, obligé de résider dans son diocèse et, par suite, loin de Paris, lui conseille de s’adresser à M. Vincent. Celui-ci, malgré le grand nombre d’hommes et de femmes du monde qu’il dirigeait, l’accepte. Elle lui fait part de ses projets. Il ne répond rien ; il avait l’habitude de ne rien brusquer el d’agir lentement. Il ne faut pas, disail-il,

« enjamber sur la Providence ». Il perfectionne son

âme et l’éprouve pendant deux ou trois ans. En 162g, il l’emploie à la visite des Confréries de la Charité. Il l’envoie à Mon I mirai 1, àSaint-Cloud, à Villepreux, à Beauvais, etc. Elle emporte avec elle une grande provision de linge et toute une pharmacie. Partout, elle visite les malades et les soigne de ses propres mains, donnant l’exemple aux dames des Confréries, et faisant d’abondantes aumônes. Enfin son directeur lui permet de réunir chez elle trois ou quatre jeuneslilles de la campagne, simples villageoises, qui devaient rendre des services dans les confréries de charité, sous la conduite des Dames. Elles devaient être tout simplement les servantes des pauvres et aussi des Dames, afin de remplir auprès des malades les plus humbles emplois, ceux que décemment el à moins d’un héroïsme semblable à celui que nous a von s signalé chez Madame de la Suze une femme du monde ne pouvait guère exercer. La dame de charité lie pouvait faire que des visites aux malades et se devait avant tout à son mari el à ses enfants. La fille de charité, au contraire, serait toujours à la disposition des dames et au service des malades, — Mlle Legras forma ces jeunes filles elle-même, el les envoya dans les confréries ; quand elles partirent de chez elle, d’autres vinrent les remplacer et faire leur noviciat sous sa direction. Les Filles de la Charité étaient fondées. Louise de Marillac avait trouvé sa vocation ; le 25 mars 16b/(, elle prononçait enfin la formule de sa consécration à Dieu et s’engageait 1717

PAUVRES (LES) ET L ÉGLISE

1718

par un vœu irrévocable au service des pauvres et des malades.

Il ne restait plus, pour assurer la perpétuité de l’œuvre et sa stabilité, qu’à dresser des Constitutions et régler le bon fouctionneuienl de l’Institut. Vincent de Paul, sur les instances de Mlle Le^ras, abandonna son projet de placer les Filles <le la Charité dans chaque diocèse sous la direclion des évéques, et consentit à devenir leur supérieur pour conserver l’unité de l’œuvre. L’archevêque de Paris approuva et, à la mort du saint, son successeur dans la direction des Prêtres de la Mission se chargea également de la conduite de la congrégation, féminine ; il en est de même aujourd’hui, et le supérieur général des Lazaristes est en même temps supérieur général des Filles de la Charité.

Quelle est la fin de la Compagnie ? Un texte de saint Vincent de Paul nous l’explique ; il est tiré des conférences qu’il faisait àses (illes à la Un de sa vie :

« Les Chartreux, leur dit-il, ont i)our lin principale

une grande solitude pour l’amour de Jésus-Christ ; les Capucins la pauvreté de Notre Seigneur ; les Carmélites une grande mortification pour faire pénitence et prier pour l’Eglise ; les Filles de l’Hôlel-Uieu le salut des pauvres malades : vous, mes Filles, vous vous êtes données à Dieu pour assister les pauvres malades, non quelques-uns et en une maison seulement, comme celles de l’IIôlel-Dieu, mais les allant trouver en leur maison et les assistant tous avec grand soin, comme faisait Notre-Seigneur sans acception, car il assistait tous ceux qui avaient recours à lui. Ce que voyant, il a dit : Ces lilles me plaisent, elles se sont bien acquittées de cet emploi, je veux leur en donner un second » ; et c’est celui de ces pauvres enfants abandonnés qui n’avaient personne pour prendre soin d’eux. Et comme il a vu ipievous aviez embrassé ce second emploi avec charité, il fi dit : « Je veux leur en donner encore un autre. » Oui, mes Filles, et Dieu vous l’a donné, sans que vous y eussiez pensé, ni Mlle Legras, non plus que moi. Mais quel est cet autre emploi ? CesiVassislance des pam’res forçats. O mes filles, quel bonheur pour vous de les servir, eux qui sont abandonnés entre les mains de personnes qui n’en ont aucune pitié 1 Je les ai vus, ces pauvres gens, traites comme des bctes. Un autre emploi qu’il a voulu vous donner encore est celui d’assister ces pauvres vieillards du Nom de Jésus (aujourd’hui les Incurables) et ces pauvres gens qui ont perdu l’esprit. Quel honheur et quelle grande faveur I » Et Vincent exhortait ses Ulhs à j)enser, en allant voir ces pauvres fous, à honorer en eux la sagesse incréée d’un Dieu qui a voulu êtie traité d’insensé.

Il ajoutait : a Voilà donc vos fins, mes Filles, jusqu’à présent. Nous ne savons si nous vivrons assez longtemps pour voir si Dieu donnera de nouveaux emplois à la Compagnie… « et bientôt, en effet, les Filles de la Charité devaientavoir un nouvel emploi. En iG58, on songe à elles pour soigner les soldats blessés, transportés à Calais après la prise de Dunkerque et la bataille des Dunes. Anne d’Autriche demande à Vincent des Filles de la Charité. Le saint en envoie quatre. An bout de quelques jours, deux avaient succombé à d’excessives fatigues. On en demande deux autres. Vingt se présentent pour les remplacer. Ce geste bien français, qui s’e.st renouvelé tant de fois depuis, n’est-il pas le même que celui du soldat qui, voyant tomber un de ses camarades, prend aussitôt sa place sans souci du danger ? … Cet apostolat sur les champs de bataille, les Filles de la Charité l’ont toujours exercé depuis 1658.

Du vivant même de saint Vincent de Paul, les Filles de la Charité créèrent de nombreux établissements en France et jusqu’en Pologne, oii elles fondaient une maison à Varsovie, dès 165a. Aujourd’hui elles sont plus de S.J.ooo — une armée — répandues dans le monde entier, où leur cornette blanche suscite partout des sentiments de respect et de vénération, comme l’a proclamé solennellement S. S. le Pape BenoIt X’V dans les lettres de Béatification de LouisK DB Mahiixag, le g mai uj20 : « Parmi les familles religieuses insliluées par Dieu au cours des siéclis, non seulement pour le bien et l’ornement de son Eglise, mais aussi pour l’édification et l’utilité de lu société humaine, assurément la très illustre société des Filles de la Charité occupe une place de choix. Cette communauté compte, en effet, jusqu’à 37.000 sorars répandues d’une façon merveilleuse dans toutes les parties du monde catholique : dans les écoles, les orphelinats, les hospices pour enfants trouvés, les hôpitaux, les prisons et même dans les camps, au milieu des soldats, elles remplissent les offices de la charité chrétienne, forçant, à juste titre, l’admiration de tous. »

5" L exercice pratique de la Charité au XVII’siècle . — Les idées charitables de l’époque.

Si le XVII* siècle charitable se résume. en saint Vincent de Paul, c’est qu’au milieu de misères sans nom, ce grand homme apparutcomme la providence des malheureux et exerça son activité bienfaisante dans tous les domaines du vaste royaume de la charité. Prenant son point d’ai)pui dans la sainteté, son action sociale universelle fut centuplée par les concours que lui prêtèrent l’autorité royale et surtout la puissante association des confrères du Saint-Sacrement. Des millions et des millions de livres lui passèrent par les mains, parce que le prestige de sa vertu inspirait confiance à tous et qu’il apparaissait comme l’incarnation vivante de tous les bons désirs, de tous les sentiments de pitié dispersés dans les âmes les plus belles et les plus généreuses de son siècle.

Le mal était immense. La réplique de la charité fut sublime. Si l’Allemagne et diverses nations de l’Europe furent cruellement éiirouvées pen.lant la guerre de Trente ans, la France connut durant cette longue période etaumilien des troubles de la Fronde des horreurs effroyables. Les bandes luthériennes du baron d’Erlach commirent en 16^9 dans le Laonnois des excès tels qu’on pourrait douter delà véracité des historiens, si la guerre de igi^-ifiiS ne les avait vus reparaître. La Picardie, la Champagne, la Bourgogne et la Lorraine, saccagées par les Espagnols, les Suédois, les Allemands, les Autrichiens ou les Croates, « s’en allèrent en désert » ; plusieurs milliers de villages y furent « brusics, ruinés etabandonnés .>, et lorsqu’on lit sur pièces d’archives les détails de ce* horribles calamités, l’évocation de la dernière guerre se fait tout naturellement devant l’esprit. La France et l’Europe ont, en effet, revu comme autrefois, des foules de « pauvres gens mouransde faim ». Alors, comme aujourd’hui, le prix des vivres iivait considérablementangmenté : la douzaine d’œufs qui se vendait 12 sols en 1635, monlait en 1636à 50 sols et un œuf fraisa 6sols ; un lièvre passait de 12 solsà5 livres, un ponletde 10 sols à 3 livres 10 sols ; une perdrix de ib sols à t livres (Arch. des Afj. Elrang. France, 818, f" 55). La similitude des épreuves nous permet de comprendre facilement les malheurs des « réfugiés » et les horreurs des « pays dévastés ».

Mandaté à la fois par une ordonnance du ftoi du 14 février 1651, et par ses pieux et discrets confrères 1719

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1720

de la Compagnie du Sainl-Sacrement, saint Vincent de Paul fut à la fois le « grand aumônier de France » et le « Père delà Patrie ». L’ordonnance du Roi constatait que « les habitants de la plupart des villages de ses frontières de Picardie et de Champagne étaient réduits à la mendicité et à une entière misère », et aussi que « plusieurs personnes de sa bonne ville de Paris (surtout les confrères du Saint-Sacrement ) faisaient de grandes et abondantes aumônes fort utilement employées par les prêtres de la Mission de M. Vincent ». Aussi Sa Majesté prenait-elle ces derniers a en sa protection et sauvegarde spéciale », alin de leur assurer les moyens d’  « assister les pauvres et les malades et de faire en ces villages la distribution des provisions qu’ils porteraient, en sorte qu’ils fussent en pleine et entière liberté d’y exercer leur charité en la manière et à ceux que bon leur semblerait » (A. Feillet, La Misère au temps de la Fronde et saint Vincent de Paul, p. 346-2^9). Le saint avait donc une mission oflicielle pour la distribution des secours aux provinces de Picardie et de Champagne. Il en fut de même pour les autres provinces, car un acte de M. Vincent daté du ai juin 165a <i certilie à tous ceux qu’il appartiendra » qu’il a envoyé des secours en nature : pain, viande, viii, farine, etc. « pour l’assistance des pauvres malades de Palaiseau et des villages circonvoisins » (A. Keil-LET, loc. cit., p. a51-a53). Quant à la malheureuse Lorraine, nous savons que cinq à six millions de livres luifurent portés par le frère Mathieu Renard, lazariste, qui lit plus de cent cinquante voyages, tout chargé d’or, qu’il portait dans une vieille besace, pour dépister les voleurs.

Les besoins étaient tels qu’il avait fallu créer un organisme spécial. Un pieux laïque, membre de la Compagnie du Saint-Sacrement, Christophe Duplessis, baron de Montbard, conseiller du Roi en ses conseils d’Etat et privé, réalisa une œuvre conçue sans doute dans les réunions secrètes du jeudi. Il eut l’idée de créer un Magasin général de la Cliaritéoù seraient rassemblés tous lesdons en nature apportés par les âmes de bonne volonté ou recueillis par des quêteurs qui, avec des chariots, iraient de maison en maison implorer la charité publique, de préférence chez les bouchers, laitiers, bonnetiers et marchands de toutes sortes. Le résultat dépassa les espérances. Bientôt deux magasins furent installés à l’hôtel de Bretonvilliers et à l’hôtel de Mandosse, qui regorgèrent de marchandises gratuitement offertes. La corporation des bouchers offrit 6.000 livres de viande et celle des laitiers 2.000 à 3. 000 œufs par semaine. Une publication intitulée : Le Magasin charitable fut répandue à profusion, alin d’exciter la générosité du public, etdes Relations le renseignèrent sur l’emploi des fonds. De pauvres gens donnèrent de leur nécessaire (vêlements et chaussures) pour secourir leurs frères affligés, tandis que des Dames de la Charité, à l’exemple de Mme de Miraraion, vendaient leurs colliers de perles et leur vaisselle d’argent (A, Feillkt, op. cit., pp. 4^6-450).

Cette initiative, due aux efforts combinés de Duplessis-Montbard, de M. Vincent, de leurs confrères du Saint-Sacrement, des Prêtres de la Mission, des Dames et des Filles de la Charité, procura en 1653 des secours très importants à 198 villages, mentionnes dans le Magasin charitable.

Nous devons signaler, à la même date, un effort méritoire pour revenir à l’esprit des premiers siècles du christianisme ; on essaie non seulement de secourir le pauvre par des aumônes et des dons d’aliments, de vêtements et de médicaments, mais de le « rétablir en l’exercice de son^ métier », afin de lui per mettre de gagner honnêtement sa vie. C’est l’application du principe moderne de l’assistance par le travail.

Ici encore nous retrouvons l’influence de la Compagnie du Saint-Sacrement, qui crée dans toutes les paroisses de Paris des espèces de liliales, non plus secrètes, mais publiques, avec un but nettement déterminé. Les hommes seuls en font partie, ecclésiastiques et séculiers, comme nous l’apprend le curieux Règlement de la Compagnie instituée pour le restablissement des pauvres jumdles honteuses de la paroisse Saint-Eustache (1654) :

« Au Lecteur chrétien. — Mou cher lecteur, si tu as de

l’amuui’pour Dieu et de la compassiuu pour les pauvres qui sont ses membres, lu te rftjouirus sans doute d’apprendre le progrès qui se fait en lu paroisse de saint £ustaclie par une compagnie tormée depuis six mois afin de procurer tout le bien et empêcher tout le mal possible (c est la devise même de la Compagnie du Saint-Sucre ment) et surtout atin de res tu blir plusieurs honnêtes familles autant affligées par la honte de ieiir pauTroté que par leur pauvreté même. Cette sainte société est composée d’ecclésiastiques et de séculiers de toute sorte de conditions, qui s’emploient d’un commun accord et par une sainte jalousie à l’exécution de ce pieux dessein, ils n’ont point d’yeux pour les serviteurs inutiles qui croupissent dans 1 oisiveté et qui. comme les frelons, veulent vivre aux dépens des abeilles, mais quand ils rencontrent un sujet rempli de bonne volonté, et à qui il ne itiunque pour tr at’Uitler que de la matière et des /a* cnltt’i-, c’est alnrs qu’ils lui oupreni leur sein, qu’ils lui donnent moyen de se restablir en iexei cice de son r/iettier et de subsister arec sa famille. Leur churilé passe au delà du secours temporel ; ils insti-uisent ces lionnes gens dans les mystères de notre foi et les excitent à bien vivre… » {Soc. des Bibliophiles français, ia03. Réserve. Bib. Nai.)

Le même règlement nous fait entrevoir une autre espèce de charité.

a Leur zèle s’étend aussi à procurer une retraite aux filles débauchées qui songent sérieusement à changer de vie… Des dames s’occupent d’elles. Elles s’étudient de leur imprimer une vive douleur <le leurs désordres passés et de leur faire connaître l’obligation qu’elles ont de se nettoyer par les larmes de la pénitence de toute la saleté qu’elles ont prise dans la boue des plaisirs terrestres, et parce que le motif de cette Compagnie est purement surnaturel et sans m élance d’aucune police humaine, ils n’usent que de persuasion envej-s ces filles et ne les letiennent en celle sainte maison qu’autant qu’elles le veulent, n’estimant pas qu’une conversion puisse être de durée, si elle n’est entièrement libre.

« Toutes ces choses se font dans une ^ue très pure, 

dai ; s une soumission 1res grande et dans une union parfaite. La gloire de Dieu est la seule fin qu’ils se proposent … » [Ibid, )

En résumé, la charité est considérée au xvii » siècle comme une obligation proprement religieuse. Les fidèles se proposent de procurer la gloire de Dieu et de faire leur salut, mais en même temps ils agissent par surcroît pour le bien de l’Etat et de la communauté. Beaucoup d’entre eux ont le cœur assez large pour secourir non seulement les pauvres vertueux et catholiques, mais même les personnes débauchées, libertines ou protestantes, pour le » aider à sortir du mal moral ou de l’athéisme ou de l’hérésie. On ne s’occupe plus des mendiants d’une manière individuelle, puisque l’Hôpital général est créé pour eux.

Dans la seconde moitié du siècle, on se préoccupe de relever le pauvre, de le « rétablir », et à cet effet les compagnies de charité lui fournissent les outils et les marchandises dont il a besoin, de la soie, du cuir, delà laine. Les outils du pauvre ont-ils été engagés, par une dérogation à la règle générale on les lui rachète. « Par leur nature même, ces secours 1721

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sont essentiellement temporaires ; ils ne doiventpas, sauf exception, se prolonger au delà de six mois ou un an ; car si l’ouvrier veut travailler, il peut se rétablir dans ce laps de temps. » On va bientôt plus loin ; on prête de l’argent au pauvre, en lui demandant de le rembourserquandsa situation sera moins précaire (Règlement de la €' de Charité de Saint-Si-terin, i’jo3). « Il y a donc là, conclut M. Léon (^a-HBJJ, quelques-uns de nos principes les plus modernes en fait de charité » (Léon Gaiibn, Les idées charitaliles à Paris au xvu* siècle, d’après les règlements des Confréries paroissiales. Revue d'/Iist. mnd, et contemporaine, maii-jnia 1900).

IX. — Le XVIII* siècle. — La Révolution et les Pauvres. — Les limites imposées à ce travail ne nous permettent pas de suivre au xviiit siècle le développement des œuvres créées au siècle précédent. Il suilira de dire que ces œuvres vécurent jusqu'à la Révolution et même qu’un certain nombre purent traverser la période révolutionnaire et aller sans cesse se développant jusqu'à nos jours.

Les Hôpitaux généraux « le France furent accueillis avec enthousiasme et imités dans toute l’Europe et principalement en Espagne, en Italie, en Suisse, en Allemagne, en Angleterre, en Hollande el dans la Belgique actuelle. Partout le renfermement des pauvres était à l’ordre du joiir ; les lettres pastorales desévêques et les rapports des agents généraux du clergé de France constatent l’elTet charitable et moralisateur de cette mesure : <. Il est certain, écrivent ces derniers, que tous les pauvres sont maintenant nourris », et Mgr de Lascar (Béarn), remarque, dans une lettre circulaire du 3 mai iti^g. que dans son diocèse le nombre des pauvres a diminué de moitié, piirce que « beaucoup de ces fainéans et vagabons, regardant ces hôpitaux comme des prisons, quittent les villes ou se mettent à travailler ».

Mais peu à peu les mesures de police s’atténuent et II les vagabonds, nous dit un raérnoirede i ;  ; 63, regardent les lois que le gouvernement porte de temps en temps contre eux comme des menaces qui n’ont point de suites, comme des orages qu’il faut laisser passer en tâchant de s’en garantir, soit en s'écartantdans des provinceséloignées, soiten travaillant pendant quelques mois » (Buc.halet, /.'nsstst. puliliqitpn Toulouse au XVlll' sièi le, in-8. Toulouse, igo4, p. 48). Finalement « les hôpitaux généraux deviennent de simples asiles abritant des vieillards, des femmes, des orphelins ; ils relusenl d’admettre des vagabonds, dfs quémandeurs incorrigibles, rien n'étant préparé pour détenir et occuper ces hôtes dangereux. La plaie des faux pauvres s'étend comme par le passé, et la Royauté se trouve amenée à recourir aux dépôts de mendicité » (Lallbmand, o/j. cit., t. IV, '" partie, p. 272).

Ce-i dépôts visent à peu près exclusivement les vagabonds ; ils ne sont ni des [irisons ni des hôpitaux et sont soumis à l’autorité des intendants. On en conipleenviron 80 en l’fi")- Turgol, dans des vues d’humanité, les supprime el n’en laisse subsi-^ter que cinq ; mais il est bientôt oblige d’en rétalilir une partie ; on en compte 33 sons le ministère de Necker el 3/( en I"y3.

En dépit des critiques nombreuses qu’on a pu adresser à ces dépôts, Necker et les esprits réfléchis reconnaissent leur utilité ; mais, [iiir suite des tendances de l'époque, il y règne un défaut presque absolu d’enseignement moral et religieux, c’est-à-dire de la seule force capable d’améliorer un peu les tendances vicieuses et l’esprit de révolte des vagabonds et des mendiants.

La Révolution et la spoliation des hôpitaujc. — Les

gouvernements de Louis XV et de Louis XVI avaient conseillé aux administrateurs des hôiiilaux du royaume de transformer leurs biens imuioliibcrs en valeurs mobilières. Il y avait alors dans toute l’Europe une levée de boucliers contre la mainmorte. En Angleterre, en.utriche, dans les Pays-Bas, on se contente (l’exiger une autorisation pour les nouvelles fondations, et pour les anciennes un état exact des propriétés non amorties. A Venise on va plus loin ; on oblige les hôpitaux à vendre leurs biens et on leur délivre en retour des titres de rente sur l’Etat. On voit le danger du système : si l’Etal suspend le paiement de la rente ou fait banqueroute, les hôpitaux sont ruinés et doivent renvoyer les malades et les pauvres.

U’ailleurs, siNBCKBB, en France, s’applaudit d’avoir fait vendre les biens des hôpitaux, Turgot va plus loin el trace la route aux révolutionnaires : « L’utilité publique, écrit-il, est la loi suprême, et ne doit pas être balancée par un respect superstitieux pour

ce qu’on appelle Tmlention des fondateurs Le

gouvernement a le droit incontestable de disposer des fondations anciennes, d’en diriger les fonds à de nouveaux objets, ou mieux encore de les supprimer tout à fdil » (Articles extraits de V Encclopédic, OKuvres. Edit. Daire, t. I, p. 308). Le principe de toutes les spoliations est posé.

Aussi voyons-nous bientôt le grand seigneur de la cour de Louis XVI, Larochefoucauld-Liancourt, président du Comité de mendicité, réclamer, le 31 janvier 1791, l’aliénation des biens des hd(iilaux à la tribune de l’Assemlilée Constituante : « L’aliénation des biens ecclésiastiques, s'écrie-t-il, ne serait qu’un ouvrage imparfait, si vous laissiez encore propriétaires des corps de mainmorte ; les grands biei.s du clergé ayant eu une origine seiiddable à celle qui pourrait se retrouver dans les propriétés des hôpitaux, vous devez éteindre jusqu’au moindre germe de la possibilité de ce retour » (Moniteur Aw i" février 1791). Le 23 messidor an II, l’iniquité est accomplie. Les Conventionnels volent, sur la proposition de Cambon, parlant au nom ilu Comité des finances, le décret suivant : « Les créances passives des hôpitaux, maisons de secours, hospices, bureaux des pauvres, et autres établissements de bienfaisance, Sous quelque dénomination qu’ilssoient, sont déclarées dettes nationales. L’actif de ces établissements fait partie des propriétés nationales ; il sera udmiiiislré ou vendu conformément aux lois existantes pour les domaines nationaux. La Commission des secours publics pourvoira, avec les fonds rais à sa disposition, aux besoins que ces établissements pourront avoir pour le paiement des intérêts mentionnés en l’article précédent, ou pour leur dépense courante jusqu'à ce que la distribution des secours soit délinitivement décrétée… »

« En vertu de ce décret, on s’empare du revenu des

biens hospitaliers ; on enlève l’encaisse des receveurs, SDUS le prétexte que la nation doit pourvoir à tous les services ; on ne laisse pas un sol de l’actif. Et cependant la Convention sait parfaitement que l’organisation des secours n’existe point, que toule la fantasmagorie aeclaquelle<)n lent- d'éblouir les masses n’offre aucune réalité » (Lallkmano, op. cit, t. IV, i" P, p. 402).

Les réclamations et protestations surgissent aussitôt. Les communes volent des adresses à la Convention. Celle du Conseil général de la commune de Oijon (floréal an III) est imprimée et répandue et en inspire d’autres. « Les biens des hôpitaux, y lit-on, sont d’une nature entièrement il ilférente de ceux déclarés précédemment propriétés nationales ; la CTUsequi en prescrit l’emploi subsistera aussi longtemps qu’il 1723

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y aura des indigens à secourir. A-t-on su]iputé le tenis des revers comme celui des victoires, ces momens de crise où toutes les répartitions sont suspendues ? Nous osons vous le dire avec courajfe, la ruine des hôpitaux, leur anéantissement total, seront les suites lunesles du décret lancé contre ces établissements ; l’e sera le coup de fondre qui les réduira en poussière… » (Bib. Nat Rp 381'7).

Comme le prévoyaient les olliciers municipaux de Dijon, de Gray, de Besançon, de Chatellux, de Montéliinar, etc. les elTels de ce décret furent désastreux ; la Convention dut suspendre, le 9 fructidcir an III, l’ellet de la loi, et, le i brumaire an IV, elle décida quecliaque hôpital jouirait provisoirement, comme par le passé, des revi nus qui lui étaient aUectés.

Mais déjà un grand n<'inbre de biens étaient vendus et les subsides obtenus du g(mvernenient au prix de grandes dillicultés ne sullisaient pas aux besoins journaliers. Des milliers de textes otliciels, conservés aux Archives Nationales (F'^ 26^ à F'"' 44"), attestent la misère des hôpitaux à la suite du décret de messidor an II. Les ailminisirateurs de la maison nationale de bienfaisance (lisez il’Hôtel-Dieu) d Auxerre écrivent le 1 5 fructidor, an 111 : « En ce moment, avec une population de cent cinquante malheureux et envin-n d’un autre nombre presque aussi considérable que la misère.iltache à nos pas, ntuis n’avons ni grains, ni fonds pour nous en procurer » (Aich. Nut., F'-' 276). Les commissaires préposés à l’Hôpital généialde Douai, frucliclor an III : L’hiver va nous surprendre sans approvisionnements pour le chauffage et le luminaire, sans une aune d'étolTe pour couvrir la nudité de nos vieillards et de nos enfants des deux sexes qui sont également en guenilles » (Al cil. Nil., F ab-). La ULèuie année la munici|>alité de Brivesavertitle Coniité de salut public qn'" il y a dans les hospices de la ville de nombreux imlividus à la veille de périr de misère et de faim » (Arch. JViil, F'-' aôS). A rhos|iiie d’humanité de Rouen, on constate, le 15nivôse.m IV, que le |iain manque(F 27.' ») ; Ie6 vendémiaire an IV c’est lelinge qui fait absolument défaut à IVrigueux (Kiî v81) ; à S.-Pol-deLéon, baptisé Pol-I.éon il n’y a pas de pain (F 263). Les directeurs de 1 hôpital de l')itii rs iléclarent, dans une péliiionde frim^iire au IV, rjue cinq cent douze hospitalisés manqu< nt de subsistance (F'-' 2- ; 4)- Le 8 vendémiaire an V, la coiumission administrative des hospices civils de Paris déclare an Bureau Central du canton que " la pénurie est telle que sous peu de jours tontes les branches de service vont mancpier à la fois (F' ' 301). A llaguenau la municipalité écrit, le 16 ventôse an 111, à la Convention :

« La Convention Nationale, en alfectant a la Répnbli<iue les propriétés des hôpitaux, n’a pas voulu

dévouer à la misère des vieillards, des enfants, que la commisération a recueillis, ou des individus qui on ! donné leurs biens à l’hôpital dans l’espérance d’y trouver les moyens de subsister n (F'^ 264). Nous terminons ces quelques témoignages choisis entre des milliers éiiianant de tous les points de la France et tous concordants, par ce résumé dii aux administrateurs de l’hospicecivil de Doullens et daté du !) pluviôse an VI ; « (n crêpe fiinèhre, des signaux de ili il i-sse, ont été ^nsjierniiis sur l, s hospices depuis la loi du 23 messidor nu If, jusqu’au 16 vendémiaire an V ; la mort a miiis-.onné une musse effrayante d indif !  !  ! -. d’infortunés, l’e n nllieureux de tout âge et de tout sexe, par In privation qu’on leur a fait d’un revenu sacré aux reu 1 de la lustice et de l’humanité » (Ff-1357).

Un tel excès appelaii une réaction. Elle vint sous le Directoire. La loi du 16 vendémiaire an V, à laquelle fait allusion le texte ci-dessus, maintient les

hospices dans leur patrimoine ; « les biens vendus en vertu de la loi du 23 messidor, qui est définitivement rapportée » en ce qui concerne leshospices civils, doivent èlre remi)lacés |iar des biens nationaux de même produit. « Les commissions administratives de ces établissements sont placées sous la surveillance des municipalités. Peu de temps après, 7 frimaire an V, le principe du prélèvement d’un droit supplémentaire d’entrée dans les spectacles est mis en vigueur, et les liurcaux de charité de l’ancien régime revivent sous le nom laïcisé de Bureau.' de hien/aisance n (La.llemand, op. cit., t. IV, 1" Pi « , p. 4t>4, et La lièviilution et les Pauvres, in-8, Paris, 18y8). Bientôt, sous le Consulat, Chaptal, minisire de l’Intérieur, ne craint pas de rappeler les sœurs pour secourir les malheureux à domicile ; sa circulaire du 10 nivôse an X, stipule que les membres des bureaux de bienfaisance « seront aidés dans leurs utiles fonctions par la charité douce et active des sœurs », et le 2^ vendémiaire an XI, deux arrêtés des Consuls rétablissent les sœurs de la charité et leur permettent de porter leur costume.

L’expérience révolutionnaire, en effet, ne s'était pas limitée aux hôpitaux ; la charité privée availété interdite, comme humiliante. Les sociétés particulières, confréries, bureaux de charité, bouillons des pauvres, etc., qui avaient derrière elles des siècles de fonctionnement régulier et d’autorité incontestée, avaient été supprimées le 19 germinal an III (8 avril I7y5). La Convention avait décrété q>i' « il n’y aurait plus dans la République ni pauvres ni esclaves et que c’est de la Nation seule que le citoyen en soulfrance avait le droit de réclamer et devait directementrecevoirde quoi subvenir à ses besoins 11 (Moniteur, 28 prairial an II). Dans cet esprit, Joseph Le Bon, à Arras, proposait de graver au-dessus de la porte des hôpitaux ou des asiles consacrés à l’indigence « des inscriptions annonçant leur inutilité future, car, disait-il, si, la Révolution Unie, nous avons encore des malheureux parmi nous, nos travaux révolutionnaires auront été vains » (Lkcrstre, Arras sous la Jtevolulion, t. II, p. ïo6).

La conclusion de toutes ces déclamations grandiloquentes, c’est que le gouvernement, quelques années plus tard, était obligé de faire appel à la charité pri%'ée et, comme le disait Chaptal dans la circulaire meniionnée plus haut, a à la charité douce et aciive des sa^urs >. en attendant que Napoléon l" favorisât la reconstitution des congrégations enseignantes et hospitalières et fit dire en 1807 aux déléguées de soixante-cinq congrégation s charitables : « Votre souverain, pour payer vos soins et vos services, ne se croit pas assez riche de toute sa puissance » (LalLKMANo, o//. cit., t. IV, 2 » P", p. 447) Quelle leçon d’apologétique, et quel hommage rendu à l’Eglise catholique dans son apostolat charitable enveis les pauvres ! Après dix ans de persécution, consacrés à renier les œuvres et les méthodes de la charité chrétienne, la Révolution obligée de faire amende honorable et de recourir de nouveau, pour empêcher les pauvres de mourir de faim, à cette Eglise qui se glorifie d'être parmi les hommes indiirérents, hostiles ou ingrats, " l'éternelle recommenceuse » ! — Et l’histoire d’hier n’est-elle pas l’histoire d’aujourd’hui ?

X. — L’Eglise et les Pauvres aux XIX* et XX' siècles. — La Congrégation. — Les Conférences de Saint-'Vincant-de-Paul. — Les innombrables œuvres catholiques. — Il ne faut cependant pas se dissimuler que le contre-coup de la Révolution sur l’assistance des pauvres se fît longtemps sentir et aboutit aux mêmes effets que la Réform » 172 r>

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1726

protestante en Allemagne et en Angleterre. La vente des biens du clergéet des nionaslères à des prix souvent dérisoires nous connaissons une ferme de cent Lectares qui fut vendue pour une paire de bœufs — enrichit des particuliers sans scrupules, mais appauvrit la nation et tarit la source des aumônes et des œuvres charitables qui étaient depuis des siècles la rançon de la propriété ecclésiastique.

Dans la plupart des Etats européens, des lois furent votées pour laïciser 1 assistance et substituer l’Etat à l’Eglise dans le soin et l’entretien des indigents. Mais, dans leur a plication pratique, ces lois furent inadéquates à leur objet, et la charité catholique, loin d’être une superfétalion, trouva aux xix* et xx’siècles, comme dans tous les siècles, un vaste champ d’action, et loin d’être inutile, comme le croyaient naïvement les conventionnels, fut souvent nécessaire. L’histoire des initiatives charilables et des innombrables fondations hospitalières du dernier siècle le prouve surabondamment.

Napoléon, nous l’avons dit, avait rappelé les congrégations religieuses pour l’assistance à domicile et aussi pour le service des malades dans les hô[iitanx et des bles-^és sur le champ de bataille. Miis

« il entendait faire de ce service un rouage de sa

machine administrative. En rétablissant la chacilé chrétienne, il la jetait dans le moule de sa législation afin qu’elle en sortit avec le cachet de son autocratie.

« La Restauration fit à la religion une part encore

plus importante dans le domaine de la bienfaisance publique. Elle appela les évêques et le clergé à siéger dans les Bureaux et Conseils de charité à côié des fonctionnaires et des ministres protestants ; mais la doctrine révolutionnaire de 1 omnipotence de l’Etal demeurait la base de la bienfaisance publique, aussi bien que de l’ordre social » (J. Schall, Ar/ul/jhe Baudon (i&i()-188X), Paris 1897 ; L.nEl^ANZAO de Labo-RiR, Paris sons Nn/inlénii, t. V, 11-16).

Ce que ne pouvait faire le clergé, les laïques, plus libres, l’entreprirent. Le 2 février 1801, six jeunes étudiants en droit ou en médecine se réunissaient sous la direction de l’abbé Delpuils, ancien jésuite, et fondaient une Congrégation de la Sainte-Vierge, sous le titre de « Saiicla Maria, aiirilium christianoriim y.

Il s’appelaient : Régis Buisson, Louis Gondret, François Régnier, Joseph Perdreau, Auguste Périod et Charles Frain de la Villegontier. Ce fut l’origine de la Con^ré/ ; ali()n, si justement célèbre par son apostolat intellectuel et charitable, et si calomniée, depuis l’apparition du Mémuire de Montlosier en 1826, jusqu’aux articles de journalistes contemporains qui en parlent avec horreur, sansmême savoir cequ’elle était.

Bientôt la Congrégation conquit des adeptes à la Faculté de médecine et à l’Ecole Polytechnique. Buisson, Laénnec, Tesseyre, Cauchy, Cruveilbier, Récamier, furent Idenlôt célèbres et en imposèrent à l’impiété par leur science et leurs vertus. Sous la direction des Docteurs Fizeau et Pignier, les conrn’ganistes de l’Ecole de médecine se livrèrent à l’apostolat dans les hôpitaux. Des nobles se joignirent à eux : M. de Bonald, Maximilien de Béthune, duc de Sully, Mathieu et Eugène de Montmorency, le prince de Léon, le duc de Rolian, Alexis deNoailles, Charles de Forbin-Janson, etc.En 181 i, l’abbé Legris-Duval fondait la Société des Bonnes Œtivres, divisée en trois sections : la section des Hôpitaux, celle des Savoyards ou petits ramoneurs, et celle des Prisons. La première avait pour patron saint Vincent de Paul, la seconde saint François de Suies, la troisième saint Pierre aux liens. Non content de tra-’vailler à moraliser les jeunes détenus, un autre apôtre, l’abbé Arnoux, songea à assurer leur persévérance, i leur sortie de prison et à les empêcher de retomber dans le vagabondage et la misère. En 1817, VOhUti’ie des Jeunes Prisonniers était créée ; l’institution de la maison de refuge des jeunes condamnés était autorisée et installée dans l’ancien couvent des dominicains de la rue Saint-Jacques, tandis que les Frères de la Doctrine chréiienne consacraient leur dévouement à ces pauvres enfants.

La Congrégation prit également une part active à l’Œuvre ouvrière de V Association de Saint-J’iseph, fondée en 18^2 par l’abbé Lowenbruck. Elle s’elforçait de grouper les patrons et les ouvriers et comprenait des commerçants et des employés de magasin, des ouvriers, desapprentis etdesenfantsdestinés au commerce et à l’industrie.On retrouve son influence dans les œuvres de V Apprentissage des orplielms, des Secours Il uji ouvriers mal a des ou aux Pauvres honteux, de l’adoucissement du sort des Irisonniers pour dettes et des Or/ihelinesdela Hé oP(/ii<n. El le restaura V Institution des jeunes aveugles fondée sous Louis XVI par Valentin Haiiy et qui subsiste encore en 1921. Signalons enfin la Société des Amis de P^'i/ancc, toujours vivante, elle aussi. « Fondée en 1828, écrivait le vicomte Armand de M blun, par un pauvre petit libraire du quai des Augustins, eUe tenait ses séances dans son humble boutique. Le soir, à la lueur de deux chandelles, une dizaine de jeunes gens, réunis autour d’une table, discutaient, sous la présidence du libraire, sur l’admission par l’œuvre d’un ou deux orphelins placés à prix rcduitsdans de pauvres établissements, et dont l’excellente mère du président raccommodait les pantalons v (Mgh Baiinabd, Vie du vicomte Ai niand de Melun, p. 1^4)- Bientôt sous l’impulsion de M. de Melun, la Société attirait à elle la jeunesse chrétienne de 13 capitale qui, à son tour, adoptait de jeunes garçons sans parents ni protecteurs et justifiait magnifiquement, par son active et intelligente charité, le beau nom des Amis de l’Enfance.

Ce que nous venons de dire de l’action de la Congrégation à Paris est également vrai de la province, car bientôt des congrégations semblables, alliliées à celle de Paris, avaient été fondées à Grenoble, Lyon, Bordeaux, Langres (1803-1805), Toulouse, Nantes, Rennes(1807-1808). Quimjier, Ancenis, Auray, Guingamp, Tréguier, Saint-Brieuc, Montpellier, etc.(18151 810). On songe involontairement à la Compagnie du Saint-Sacrement du xvii’siècle et à sa merveilleuse activité charitable, et l’on ne peut que souscrire au jugement autorisé de son docte historien, M. Gkoi ; -FROY DR Ghandmaison : Il La Congrégation doit revendiquer la paternité de presque toutes les créations actuelles de la charité française ; les œuvres du dix-neuvième siècle sont nées là, et l’on peut, en publiant ses annales, tracer leur généalogie. » (Sur la (Congrégation, son esprit, ses tendances, et la réfutation des calomnies, d’aprèsles pièces authentiques, cf. Geoffroy de Grandmaison, La Congrégation (1801-1830), Paris, Pion. 3’éd. 1902.)

Au moment où la Congrégation disparaissait, emportée parla Révolution de 1830 avec plusieurs des sociétés charitables fondées par elle, la Providence suscitait une nouvelle association, dont les membres étaient loin de prévoir son extension future. L’un des sept premiers associés, Lamache, écrivait plus tard à Chanrand : « Aucun de nous ne se doutait qu’il y eût là le germe d’une grande œuvre. Qui aurait pu soupçonner alors ce que la bonté divine devait faire sortir de cette réunion de quelques étudiants laïques ? » (Lettre du 6 mars 1856). C’est en mai iH33, dans les bureaux de la Tribune catholique, dont M. Emmanuel Bailly était le directeur, que pri 1727

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1728

naissance la première Conférence de Charité, destinée à devenir l'Œuvre mondiale des Conférences de SaintVincenl-de-Paiil. Elle comprenait, avec Emmanuel Bailly, cinq étudiants en droit : Ozanam, Lamaclie, Lallier, Clavé, Le Taillandier, et un étudiant en médecine, Jules Devaux. « Les réunions de charité devaient être hebdomadaires ; la quête, faite après chaque séance, procurerait les ressources ; la sœur Rosalie, si populaire au XI1 « arrondissement, se chargerait de fournir les familles à visiter, avec lesbons de pain et de vêtements à distribuer. On lit ainsi. A la rentrée de 1833, le nombre des membres s'élevait déjà à vingt-cinq. En 1831j, il dépassait la centaine. En 183.5, la conférence dut avoir des sections dans quatre quartiersde Paris. En iSS^, elle comptait quatre conférences en province. » En 18^5, Ozanam, rappelant à Lallier combien on avait fait d’objections avant d’admettre un huitième adhérent, constatait que la Société comptait déjà 9.000 membres. En 1853, peu de temps avant sa mort, le même Ozanam disait à P’Iorence : « Nous étions sept d’abord ; aujourd’hui, à Paris seulement, nous sommes 2. noo et nous visitons 5.000 familles, c’est à-dire 20 000 individus. Les conférences, en France seulement, sont au nombre de 500 et nous en avons en Angleterre, en Espagne, en Belgique, en Amérique et jusqu à Jérusalem » (Cf. MgrBAUNARD, In siècle de l’Eglise de France, p.Q^5 ; Lanzac DR LAnoiiiE, /. « fondateur de la Snciélé de Saint-Vincent-de-Paiil, dans Ozanam, Le lit’re du Centenaire, Paris, KjiS). Aujourd’hui le nombre des confrères dépasse 500.ooo, et les fêtes du centenaire d’Ozanam, présidées à Paris en 1918 par le Cardinal 'Vannulelli, légat du Pape, ont été une apothéose. Ozanam avait voulu que la Société fondée par lui secouriitindilTéremment toutes les misères sans distinction de culte, sans inquisition liuiuilianle pour le pauvre. Jusqu'à sa mort il s’inspira de ces principes et les fit prévaloir. Il sut répondre également dans l’Ere nowelle et dans sesallocutionsauxconfi-rences de Paris aux objections des démagogues contre la charité et contre l’aumône, qu’ils présentaient comme avilissante jiour l’assisté, i' Il n’y a pas de plus grand crime contre le peuple, répondait Ozanam, que de lui apprendre à délester l’aumône et que d'ôler au niallieureux la recoiinaisssance, la dernière richesse qui lui reste, mais la plus grande de toutes, puisqu’il n’est rien qu’elle ne puisse payer… Oui, sans doute l’aumône oblige le pauvre, et quelques esprits poursuivent en effet l’idéal d’un Etat où nul ne serait l’obligé d’au trui, où chacun aurait l’orgueilleux plaisir de se sentir quitte envers tous ; où tous les droits et les devoirs sociauxsebalanceraient comme les recettes et les dépenses d’un livre de commerce. C’est ce qu’ils appellent l’avènement de la justice substitué à la charité ; comme si toute l'économie delà Providence ne consistait pas dans une réciprocité d’obligations qui ne s’acquittent jamais ; comme si un fils n'était pas l'éternel débiteur de son père ; un père, de ses enfants ; un citoyen, de son pays, et comme s’il y avait un seul homme assez malheureux, assez abandonné, assez isidé sur la terre pour pouvoir se dire en se couchant le soir qu’il n’est l’obligé de personnel » Et aux socialistes d’alors qui, dans les réunions, ne parlaient que de réformes et de régénération sociale, il disait : « Oui, sans doute, c’est trop peu de soulager l’indigent au jour le jour : il faut mettre la main à la racine du mal. et, par de sages réformes, diminuer les causes de la misère publique. Mais nous faisons profession de croire que la science des réformes bienfaisantes s’apprend moins dans les livres et aux tribunes des assemblées qu’en montant les étages de la maison du pauvre, qu’en s’asseyant à son chevet, qu’en souffrant du

même froid que lui, qu’en lui arrachant, dans l’effusion d’un entretien amical, le secret d’un cœur désolé. Quand on s’est acquitté de ce ministère, non pendant quelques mois, mais de longues années : quand on a ainsi étudié le pauvre chez lui, à l'école, à l’hôpital, non dans une ville seulement, mais dans plusieurs, mais dans les campagnes, mais dans toutes les conditions où Dieu l’a mis, alors on commence à connaître les éléments de ce formidable problème de la misère, alors on a le droit de proposer des mesures sérieuses, et, au lieu de faire l’effroi de la société, on en fait la consolation et l’espoir » (Cf. Lanzag db Laborib, op. cit., p. i^o143).

Ce qui fait la force de l’apostolat social d’Ozanam, c’est qu’il n’est pas basé uniquement sur le sentiment, ou sur la compassion naturelle qu’inspire le pauvre, mais sur l’intelligence de la doctrine cathoîiqvie et la science des origines du christianisme. Chez lui, l’action est fonction delà pensée. Brillant professeur de Sorbonne, il connaît à fond les premiers siècles de l’Eglise, la civilisation romaine, les invasions barbares et le moyen âge ; et cette connaissance l’aide à mieux comprendre son temps et à se convaincre du grand rôle que peuvent encore jouer les catholiques en « passant aux barbares », c’est-à-dire en s’occupant chrétiennement et socialement des i>euples modernes soustraits, à leur grand détriment, à la maternelle influence de l’Eglise Pour être fécond, tout apostolat doit être à base de doctrine, et quelle doctrine peut-on sérieuscmentopposerau christianisme ? Ne rcclanie-t-il pas, autant et plus que le socialisme, à côté de la charité, la justice, et dans la charité elle-même, dans la visite du pauvre, ne voit-il pas, aujourd’hui comme dans lespreuiiers siècles, l’occasion du rapprochement social, de l’amour fraternel entre leshommes ? Quant aux devoirsattachés à la propriété, le christianisme les maintient, aujourd’hui comme autrefois, et lors(pie Ozanam, à Ljon, en 18^0, dans la vingtquatrième leçon du cours municipal de droit commercial, parlait déjà avic force du « juste salaire », voire même du salaire familial et du « salaire proportionnel au prolit », autrement dit de la parlicipalion aiix bénéfices, il posait des questions qui sont aujourd’hui à l’ordre du jour et que les papes de notre temps, Léon XIII en particulier dans l’Encyolique lierum novarum, devaient préciser et mettre au jioinl. Comme le remarquent les éditeurs d Ozanam, Il c’est un honneur pour la religion que ces paroles prévoj’aiites aient été, dès 18^0 prononcées dans une chaire lyonnaise par un catholique, par un adversaire public du sainl-siinonisme)>. Mais, lont en revendiquant énergiquement pour l’ouvr ; er et le travailleur de tout onlre la justice, Ozanam continuai ! à croire — et sa pensée est la nôtre — à riin|ièrieuse nécessité de la charité qui va au delà de la justice, favorise le progrès social, travaille à la paix entre les classes, et par suiie au salut temporel de l’individu en même temps qu'à son salut éternel. I Aimez-vous les. uns les autres C’est le précepte du Seigneur ! b (Cf. Eugène Dcthoit, Ozanam, sa jiensée sociale, /.ii-re du Centenaire, pp. 343-3^2).

Après les Conférences de Saint-Vincent de-Paul, cet immense organisme dont la vitalité s’affirme charpie jour davantage, il faut signaler, au milieu de tant d’oeuvres charitables créées au xix* siècle, un véritable miraclede confiance en Dieu et d’amour du prochain, devant lequel s’inclinent avec respect les ennemis mêmes du christinnisme. Les Petites Sœurs (/('S Pa » ire.' ! sont un acte de foi en la prière dominicale : Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien, puisqu’elles s’interdisent de posséder et que 1729

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les So.ooo vieillards hospitalisés par elles « ne savent, ni eux ni elles, s’ils dîneront à midi et s’ils souperont le soir, et partout, pourtant, ont à diner et à souper chaque jour » (Mgr Baunard, up. cit., p. 279). Une ancienne servante, JkanneJugan, néeà Cancale, ayant amasse pénil)lement six cents francs d'économies à quarante-cinq ans, telle est la fondatrice. Tout en continuant à travailler à la journée jiour vivre, elle recueille les vieillards abandonnés et avec Fanclion Auhert, Catherine Jamet et Virginie Trédaniel, fonde, à Saint-Servan, sous la direction de l’abbé Le Pailleur, la congrégation nouvelle (18(io). Kn 1845, l’Académie française décerne à Jeanne Jugan un prix Monlyon de 3. 000 fr., qui est entièrement employé aux besoins des pauvres. « Le sous-préfet de Saint-Malo, écrit Maxime du Camp, lit appeler Jeanne Jugan, lui adressa un petit discours, poussa la familiarité administrative jusqu'à l’embrasser et lui remit les 3. 000 fr. Trois mille francs, six cents pièces de cent sovis empilées, alignées, sonnantes et trébuchantes : jamais Jeanne Jugan n’avait possédé, n’avait aperçu une pareille somme ; elle rêva des phalanstères sans limite où tous les pauvres de ce l>as monde trouveraient bon soui)er et bon gîte : visiim d’avenir qui peu à peu se réalise et que la pauvre (ille a dû avoir plus d’une fois, lorsque [lar le vent, la pluie, le soleil ou la neige, elle s’en allait quêlaiil de porte en porte, ne se rebutant jamais, ne demandant rien pour elle, sollicitant pour les autres et parfois éclatant en sanglots lorsqu’elle racontait les misères en faveur desquelles elle tendait la main : Un pelit sou, s’il vous plaît ! — Ah ! quels prodiges on obtient avec le petit sou, lorsqu’on sait l’employer ! » (Maxime i>u Camp, de l’Acad. franc., /.a charité priféeà i’aiis, /)' éd., p.2lt). Aujourd’hui, les Petites Sœurs sont plus de 6. 000, et comi)tent cent vingt maisons en France et plus de deuxcents à l'étranger, abritant plusde 50.ooo vieillards. (I De1840àigoo, écrit Mgr TissiEn, elles ont pourvu par la quête à 130 millions de journées de présence de vieillards dans leurs maisons » (MgrTissiBn, 18"' chapitre de ta Vie catholique dans la France contemporaine, Paris, ig18, p. 75). Quel chiffre global représentent, pour les soixante premières années, la nourriture, le cUaulfage, le vêtement et l’entretien de ces 130 millions de journées ?Et il conviendrait d’ajouter les 20 dernières années pour avoir une idée exacte de ce qu’est devenue l'œuvre de Jeanne Jugan, œuvre toujours basée, comme au début, sur la quête quotidienne à domicile (Voir dans Maxime DU Camp, op. cit., le très impressionnant chapitre consacré aux Petites Sœurs des pauvres, pp. 1-64). Admirable fécondité delà charité catholique ! Au moment où Jeanne Jugan fondait à Saint-Servan la merveille que nous venons d’indiquer, Jeanne-Françoise Chabot, veuve à vingt-trois ans d’un commerçant, M. darnier, après avoir perdu deux enfants, commence à visiter les pauvres de Lyon et rencontre une (I lépreuse », victime de la débauche, rongée par un mal incurable et abandonnée de tous. Elle parvient à surmonter son dégoût, soigne cette femme, la panse, la fait transporter dans un hôpital où elle meurt bientôt ilans des sentiments ohrétiensréveillés par le dévouement de madame Garnier. Celle-ci a trouvé Savoie. Le 3 mai 1843, es Dames du Calcaire sont fondées, avec l’autorisation du Cardinal de Bonald, archevêque de Lyon, avec, pour mission, le "soin des femmes cancéreuses et incurables. L'œuvre se compose : i" de dames veuves agrégées qui viennent à l’hospice panser les incurables ; 20 de dames veuves qui résident dans l’hospice et soignent les malades ; 3" de dames veuves zélatrices qui quêtent pour accroître les ressources nécessaires

Tome in.

au traitement des malades et à l’entretien de la maison ; 4° d’associées qui versent une cotisation annuelle, dont le minimum est de vingt francs. L'œuvre entière ne repose que sur des veuves ; c’est l’ordre de la viduité. Un article des statuts dit expressément : '( Les dames sociétaires ne forment point une société religieuse proprement dite. L’association n’exige de ses membres aucun vœu, ni perpétuel, ni temporaire. On peut en faire partie sans renoncer entièrement à sa famille, à ses biens, à sa liberté. » C’est là l’originalité de l’o-uvre et sa force. Chaque jour, des dames du monde, et du plus grand monde, continuent auprès des cancérées l’a-uvre inaugurée yinr madame Garnier : « Plus d’une a dû se sauver à la vue d’une araignée et pousser des cris de détresse en apercevant une souris ; pour éponger la putridité des cancers, elles ont accompli sur elles-mêmes un effort dont seules elles peuvent apprécier la puissance. Seraient-elles parvenues à dompter leurs instincts, à modifier leur nature, à triompher de leurs répugnances, si elles n’avaient pas eu la foi ? — Non » (Maxime du Camp, op. cit., 4* édit., p. 210).

Avons-nousépuisé la liste des œuvres charitables — d’une charité héroïque — inspirées par l’Eglise au xixesiccle ? Loin delà. Elle esta peine commencée. Il faudrait examiner dans le détail l'œuvre des .'iœurs de Marie Au.riliatrice, fondées en 1854 à Castelnaudary par l’abbé de Soubiran, et établies en 1872 à Paris, 26, rue de Maubeuge, puis à Villepinte et à Champrosay, où elles soignent les jeunes lilles phtisiques avec un dévouement admirable, 11 faudrait ajouter VŒuvre des Sœurs aveugles de Saint-Paul, créée pour les jeunes filles aveugles par Anne Bergunion à Vaugirard, puis à BouiglaReine et enfin à Paris, 88, rue Denfert-Rochereau, dans une dépendance de l’Infirmerie Marie-Thérèse, fondée par madame de Chateaubriand en faveur des prêtres malades ou infirmes. C’est ensuite l'œuvre des Sreurs de la.S' « ^csse, consacréesauxsourdes-mu<'ttes, et immortalisées parle beau livre de M. L. Arnould, Ames en prison, comme les œuvres précédentes l’ont été par Maxime du Camp. C’est VŒuvre de la Miséricorde, fondée en 1801 en faveur des filles repenties, par Mlle Thérèse de Lainourous, surnommée l’Ange de Bordeaux. Ce sont les maisons du Bon Pasteur, consacrées à lamémeœuvre, etspécialenient le Bon Pasteur d’Angers qui en dirige à lui seul 40 autres ; ce sont les liefuges de Sainte-Madeleine, « autant de bercails ouverts, dans chaque diocèse, aux brebis égarées et blessées par les épines de ce monde de péché » (Mgr Baunard, op. cit., p. 281) ; c’est l'Œutre catholique internationale pour la protection de la jeune fille, avec ses nombreux comités régionaux, ses services des gares et ses innombrables maisons d’accueil, qui, de 1899 à igo5, ont hospitalisé en France 10.028 jeunes filles isolées, et à Paris 11.919 dans la seule année igoS (Mgr TissiER, op. cit., p. 77). C’est l’Institut des Sœurs duT. S. Sauveur d’Oberbronn (Alsace), fondé en 184g par Elisabeth E|)pinger, etdont les trois mille religieuses visitent gratuitement les malades à domicile, comme les Petites Steurs de l’Assomption, égSiXeinenl sipopxilaires. La clinique de la rue Bizet est célèbre depuis qu’y fut « bien soigné », comnieil le désirait, M. Clemenceau (Cf. Mgr. IvANNKNoiBSKn, L’abbé Simonis, député au Ueichstag, supérieur des Sœurs de Niederbronn, Paris, 191 4. P- 208).

Interminable serait la liste des œuvres catholiques d’assistance fondées en France et à l'étranger au xix° et au XX' siècle. Pour les nouveau-nés, la Société des Crècltes, la (, 'réche à domicile, VAssociation des Mères de famille, VŒuvre Maternelle de Sainte 55 1731

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Madeleine, la Société des berceaux, la.Maternité Sainte-Anne. Pour eset{anls, les Ecoles chrétiennes, soutenues par la Société Générale d’Education et d’Enseignement ; pour les jeunes orphelins, les /’aironages de Dom Bosco, fondés à Turin et répandus aujourd’hui dans toute l’Italie, vërltaliles corporations de métiers qui préservent de l’oisiveté et du vice les enfants délaissés ; dans le même genre, l’Œinre des Orphelins apprentis d’AuteuH, del’sihhé Roussel ; et enfin les innomlîrables patronages et cercles d’études fondés aujourd hui dans la plupart des paroisses, véritables foyers de charité intellectuelle, morale et religieuse. Pour les femmes sans asile, VŒuvre de Bethléem ; pour les servantes et les ouvrières : l’Association des Sa’urs servantes de Marie, la Paroisse bretonne, les Unions aye^ronnaise, bourguignonne, lyonnaise, normande, etc., la Solidarité catholique, les syndicats del’Aiguille, et de la rue de l’Abbaye. Pour les jeunes incurables, les jeunes aveugles, les aUénés, les maisons des Frères de saint Jean de Dieu. Pour les pauvres sans aucune ressource, les nombreux fourneaux économiquesde la Société de Saint- Vincentde-Paul et de la Société Philanthropique, l’Œuvre de la Marmite des pauvres, VŒuvre de la Mie de pain fondée en 1891 par les étudiants du Cercle catholique du Luxembourg et les jeunes ouvriers du Patronage Saint-Joseph de la Maison-Blanche qui distribue 800 à 1.000 litres de soupe par soirée. Pour les cheminots, VUniondes Chemins de / « ; , fondée par l’abbé Reymann, qui compteaujourd’hui loo.oooadhérents. Pour les employés, leSyndicat des employés du Commerce et de l’Industrie elles innombrables syndicats catholiques ; pour les jeunes gens et jeunes lilles anémiés par le séjour deParis, l’CJEuvredes Colonies de Vacances, etc., etc. M. Léon LBFÉBrRKa fondéen 1890 l’Office central des Œuvres charitables, qui « a pour but de rendre l’exercice de la charitéplus ellicace, de faire connaître aussi exactement que possible l’état de la misère et les œuvres destinées à la soulager, de discerner et de propager les moyens les plus propres à la prévenir et à la combattre » (art. i" des Statuts), On trouvera dansles Annuaires de l’0//ice centralde Paris, 176, boulevard Saint-Germain, et des Offices centraux de province alllliés à celui de Paris, et surtout dans le Manuel des Œuvres, institutions religieuses et charita blés de Paris et des départements, dû à l’initiative du Vicomte Armand dh Mklun, la statisque générale des œuvres de charité françaises et des renseignements sur chacune d’elles (i vol. in-32, j30 p., Paris, de Gigord, 1912). Quiconqueparcourra seulement ce Manuel, ne pourra se défendre d’un sentiment d’admiration et aussi de légitime fierté. Oui, la charité catholique est plus que jamais active et agissante ; « jamais, à aucune époque, le sort de ceux qui souffrent n’a été l’objet d’une sollicitude plus ardente qu’il ne l’est de nos jours ; jamais les œuvres destinées à les secourir n’ont été plus nombreuses, et jamais, en même temps, la misère croissante n’a fait plus vivement sentir la nécessitéd’une intervention immédiate, éclairée et dévouée… C’est cette intervention que le Manuel des Œuvres est appelé à faciliter » (Pre’/aee, p. v). Si ces lignes étaient vraies en 1912, combien plus le sont-elles au lendemain du cataclysme qui s’est abattu sur l’Europe ! Si les femmes elles jeunes lilles du monde ont accouru très nombreuses au chevet des blessés et des malades, et pendant plusieurs années ontrevètu la blouse blanche des infirmières, donnant ainsià leurs frères souffrants, leur temps, leur dévouement et souvent leur santé et leur vie, qui dira, sur ce nombre, l’immense proportion des femmes chrétiennes ? Si d’autres ont travailé sans relâche à confectionner des vêtements de toutes sortes pour les réfugiés des

régions dévastées et pour les soldats qui souff’raient de froid dans les tranchées, si des centaines de millions, peut-être même des milliards issus de l’initiative privée ont aidé à secourir des misères indicibles, quelle est la glorieuse part des catholiques ? La statistique ne le dira jamais, parce que beaucoup n’ont consulté que leur cœur et ont voulu que leur main gauche ignorât le don de leur main droite » ; mais la nation tout entière le sait cl l’Eglise lui est apparue de nouveau comme la mère et la consolatrice de tous les affligés. Sur l’initiative de la Société d’Education, des bourses ont été fondées pour les orphelins et les orphelines de la guerre, afin que les enfants des héros morts pour la Patrie puissent recevoir une éducation et une instruction conforme à leur situation sociale ; partout des comités se sont fondés pour secourir les détresses nées de la guerre ; partout le gouvernement a fait appel à la charité catholique et cet appel a été entendu. Qu’il s’agît des emprunts du Crédit national destinés aux régions dévastées ou des emprunts nationaux, le ministre des Finances a demandé officiellement aux évêques et au clergé leur collaboration patriotique. Bref, l’Eglise catholique apparaît plus que jamais à tous les regards comme une puissance d’ordre, d’apostolat et d’incomparable charité (Cf. Raymond Poincark, Discours sur les prix de vertu, Séance publique annuelle de l’Académie française du 25 novembre 1920).

Les objections contre la charité. — Est-il nécessaire, après cela, de répondre aux vieilles objections conlrelacharité ? Ne tombent-elles pas d’elles-mêmes à la lumière de l’histoire ? On disait : « La charité a fait son temps ; le règne de la justice va commencer. La solidarité humaine et la fraternité des peuples vont accomplir des miracles. » Eternel mirage, tant de fois renouvelé depuis 1789 ! Et voiciqu’une guerre sans précédent, basée sur l’injustice, commencée par la violation d’un Etat neutre et conduite par des moyens inhumains, a bouleversé les notions universelles de la morale et du droit, a semé dans le monde entier la discorde et la haine, et pour avoir ajourné à des temps meilleurs le règne de la justice, a rendu plus nécessaire que jamais celui de la charité.

Supprimer la charité ! … Utopie qui n’a même pas le mérite d’être généreuse. Les événements, en effet, lui donnent un cruel démenti. En attendant le retour de l’âge d’or décrit par Ovide, ou la cité future imaginée par Jaurès ou enfin le paradis bolcheviste rêvé par les Slaves, il faut vivre dans la réalité et cette réalité démontre l’éternelle vérité de la parole du Christ : 11 y a toujours des pauvres parmi vous », et dès lors la charité aura toujours l’occasion de s’exercer. La guerre, en bouleversant les classes et les fortunes, n’a-t-elle pas créé « les nouveaux pauvres » à côté des « nouveaux riches » ? Quelle que soit la perfection de l’humanitéfuture, l’inégalitédesintelligences, des talents et des vertus provoquera toujours l’inégalité des fortunes, indépendamment des causes physiques et matérielles de pauvreté, comme le fait d’habiter dans desrégions exposées aux inondations, aux tremblements de lerre.aux éruptions volcaniques ou aux invasions d’un peuple belliqueux, ou comme la perte, pour les enfants en bas âge, des soutiens naturels que sont leurs parents. Il y aura donc toujours des orphelins, des êtres disgraciés, des invalides de naissance ou d’accident, des vieillards sans ressources pour leurs derniers jours. Et à tous ces êtres qui auront d’autant plus besoin d’affection qu’ils seront plus déshérités, l’assistance de l’Elat pourra bien donner le pain quotidien ; mais son administration anonyme, irresponsable, grassement rétribuée, aux yeux de laquelle le malheureux 1733

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sentira qu’il n’est qu’un numéro, destiné avec les numéros voisins à faire vivre des fonctionnaires qui, leurs huit heures terminées, auront hâte de retrouver leur foyer ou leurs plaisirs, ne pourra jamais supporter la comparaison avec les initiatives privées, encadrées et associées dans un but unique de charité et de dévouement déaintéressé. Une femme qui aura voué sa vie, pour l’amour de Dieu, au soin des pauvres et des malades, trouvera dans sa foi et dans son idéal divin des trésors de sympathie et d’amour maternel pour les déshérités de ce monde qu’une mercenaire ne possédera jamais. La charité, c’est l’amour du prochain dans l’amour de Dieu, car les deux commandements n’en font qu’un. C’est donc ce qu’il y de plus grand dans l’humanité I <i Une sœur de charité, a dit Lacordaire, est une démonstration complète du christianisme. » Inconnue avant lui, elle en est la lleur la plus pure. Elle sait se pencher doucement sur toutes les douleurs et les consoler par le divin rayonnement de sa vertu et de sa foi. C’est pourquoi, loin d’être un anachronisme, la charité sera toujours actuelle, parce qu’elle durera autant que le christianisme, c’est-à-dire autant que le monde.

XI. — Bibliographie

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II. Sur les pauvres après Jésus-Christ. — La bibliographie est si abondante que nous devons nous bornera quelques noms. — Adhémar d’Alès,

Sainte Mélanie la Jeune. Etudes, 20 juillet et 20 août 1906. — Allier (Raoul), La Cabale des Dévots, in-12, Paris, A. Colin, 1902, — Argenson (René de Voyer d’), Annales de ta Compagnie du Saint-Sacrement, publiées par Dom Beauchet-Filleau, in-8, Marseille, 1902. —.S. Augustin, Enarratio in psalmum 85, P.L. XXXVI ; Sermo

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PECHE ORIGINEL

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Louis Prunel.