Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Monisme

Dictionnaire apologétique de la foi catholique

MONISME. — I. Origine du mot et ses significations diverses. — L’origine est récente et les sens multiples : i) même restreint à l’ensemble des choses créées, il est antiphilosophique : 2) dans un sens particulier et rarement en usage, il n’est pas nécessairement entaché d erreur ; 3) au sens absolu, il admet une interprétation, soit purement logique, soit ontologique ; c’est à ce dernier point de vue qu’il est directement étudié dans cet article.

II. Monisme moderne ; ses rapports avec l’athéisme ET LE PANTHÉISME. — f.e monisme n’a plus aujourd’hui la rigidité de sa forme primitive et ne nie point la réalité des distinctions phénoménales. — A la différence de l’athéisme, il n’exclut Dieu que par prélérition. iXous le distinguerons du panthéisme par son point de départ et sa méthode.

HI. Monisme humanitaire et sociologique. — La

« religion de l’humanité », défendue surtout au siècle

dernier par Saint-Simon, Fourier, Leroux, Comte, Proudhon, etc., inspire encore le sociologisme positiviste contemporain ; mais, sans doctrine métaphysique définie, elle échappe par suite, en tant que système unitaire, à une discussion de principes. Cette discussion ne portera donc que sur les divers monismes à forme philosophique ou scientifique.

IV. Monisme idéaliste. — L’idéalisme le plus intransigeant n’exclut pas d’ordinaire l’existence de Dieu, personnel ou non : même quand il prend la forme d’un monisme athée, il n’e.xige pas de } éfutation spéciale.

V. Monisme spiritualiste. — A. Sous cette qualification paradoxale de spiritualisme, c’est un véritable monisme athée qu’a soutenu Vacherot, sinon dans l’Histoire de l'école d’Alexandrie, du moins dans la Métaphysique et la Science. Résumé du système : l’Etre parfait n’est qu’un idéal et ne peut exister ; le seul Etre réel est le Cosmos, c’est-à-dire l’existence universelle, notis apparaissant sous la variété infinie des formes qui la manifestent. Modifications apportées à la doctrine par le Nouveau Spiritualisme de l’auteur.

R. Réfutation. — 1) Il est faux cfue la perfection soit un obstacle à l’existence ; origine de l’erreur de ]'acherot sur ce point. J) Sa théorie de l’Etre réel est construite a priori et aboutit à des contradictions : l’Etre universel se développe en vue d’un but qu’il ignore : son existence d’abord purement virtuelle s’actualise par elle-même ; le progrès est attribué à une abstraction. En résumé, Vacherot ne fait que traduire le positivisme en langue métaphysique et encourt ta plupart des reproches qu’il adresse, souvent injustement, à ses adversaires. Le Nouveau Spiritualisme lui-même ne dépasse guère le panthéisme et n’est spiritualiste que d’intention. 879

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VI. Monisme matérialiste et biologique. — Succé dané actuel de V ancien malérialisme, il prétend absorber dans la biologie la science et la philosophie,

A. Le monisme liæckélien, dont son fondateur prétend faire une sorte de religion nouvelle, n’est fondé, comme système philosophique, que sur des affirmations sans preuves, déjà réfutées à l’article Matérialisme.

B. La théorie de Le Dantec est une tentative clairement avouée de réduire la vie, la sensation et la pensée à un mécanisme quantitatif ; mais l’auteur, se bornant à affirmer son « transformisme philosophique », n’a expliqué l’origine ni de la matière elle-même et du mouvement, ni de l’organisme, ni de la conscience, ni surtout de la personnalité.

C. Bref exposé de systèmes moins connus, spécialement : 1) en Allemagne, a) Strauss, b) Noire, c) Dûhring : — 2) en France, a) Lapouge, Soury, Pioger ; b) Charles Lemaire et ses atomes animés ; c) Clémence Royer et le dynamisme atomique ; U) Conta et sa théorie de l’ondulation universelle.

D. Conclusion : le monisme biologique, loin d’expliquer le monde, n’e.rplique pas même la vie.

VII. Monisme natubaliste. — Il fait de l’esprit et de la matière le double aspect d’une même réalité. En germe dans certains des systè/nes précédemment discutés, il se présente aujourd’hui sous plusieurs formes :

1) Telle qu’elle est formulée par quelques-uns (Patilhan, Lange, Verworn), l’interprétation du double aspect, prise à la lettre, aboutirait à la négation de toute réalité.

?) Chez plusieurs elle ne fait guère que voiler un matérialisme véritable.

3) D’ordinaire, elle aboutit à l’idéalisme ou au pampsycliisme. Ainsi entre autres : a) L’indistinct d’Ardigo, soumis à une différenciation croissante, mais dans lequel les déterminations sont purement subjectives, œuvre de l’esprit individuel réellement identifié avec l’indistinct lui-même : contradiction inhérente à la théorie, b) le mindstuirrfe Clifford, qui prétend conclure du parallélisme, par un raisonnement à forme mathématique sans valeur en l’espèce, que la réalité primitive est de nature psychique. —

c) t’évolutionnisme des idées-forces de Fouillée, monisme immanent et e.vpérimental, dans lequel l’évolution est expliquée par une « volonté de conscience » tendant sans cesse à se réaliser. Brève indication des objections principales soulevées par ce o volontarisme intellectualiste » ; vice dans la méthode employée ; échec dans la tentative de réduction à l’unité.

— De plus, l’auteur mérite la plupart des reproches adressés par lui au.r doctrines qu’il combat. —

d) Le naturalisme monisle de Gurau, sorte de pananimisme, dans lequel l’évolution est identifiée avec le progrès de la vie ; ici encore, le dualisme de la sensation et du mouvement n’est résolu qu’en apparence.

VIII. RÉFUTATION GKNÉhALE. — A. Le mouisme est une hypothèse gratuite et sans fondement. — a) Son postulat du progrès universel, n’étant ni évident a priori, « ! appuyé sur une induction légitime, n’a d’autre valeur que celui de l’unité de l’Etre, dont il est la conséquence. — 1)) Cette unité elle-même ne s’impose nullement à l’esprit : les données de la conscience et de la raison ne la suggèrent point et invitent seulementà conclure à l’harmonie universelle et à certaine unité logique. — c) De cette unité logique on ne peut inférer immédiatement l’unité ontologique, sans supposer admis le postulat, tout aussi gratuit, dusubjectivisme ou du relativisme.— d) On ne peut davantage ta conclure de la loi de l’évolution immanente, sans commettre une pétition de principe, — ni des données

de l’expérience, qui écartent cette interprétation.

— e) L’invraisemblance de l’hypothèse est confirmée par la diversité même des solutions proposées. — f) Impossible, d’autre part, de voir, avec une école contemporaine, dans la multiplicité des êtres, ou le <i morcelage », un pur postulat. — g) Impossible aussi d’expliquer le dualisme psychologique avec Roberty par « l’identité des concepts surabstraits », ou h) avec Durkheini par la sociologie et l’opposition du profane et du sacré. — Conclusion.

B.Le monisme est une hypothèse fausse et contradictoire. Ce n’est pas seulement une théorie dénuée de preuves et moins plausible que la doctrine d’un Dieu créateur. C’est encore, au seul regard de la raison, une hypothèse : i) évidemment fausse, puisqu’elle nie l’e.iislence de Dieu et la création, vérités victorieusement démontrées par la philosophie ; 2) intrinsèquement contradictoire ; a) par son concept d’un être en soi « l’état d’embryon : b) par la virtualité infinie qu’elle attribue à cet Etre embryonnaire ; c) par l’évolution qu’elle prête à l’Etre nécessaire ; d) par l’inexplicable différenciation de l’Un tout ; e) par le progrès purement immanent du monde. — Conclusion. Ces contradictions résultent toutes du postulat irrationnel fondamental d’un devenir absolu. Ainsi le monisme, en opposition radicale avec l’enseignement catholique, rompt en visière avec les premiers principes de la raison.

I. Origine du mot et ses signiâcations diverses. — Ce terme de monisme (de, « » ; , seul, unique), d’origine récente, ne date guère, en France du moins, que d’une quarantaine d’années : on le cLerclierait en vain dans le Dictionnaire philosophique de Franck, et Littré lui-même ne le relève que dans son supplément. lia joui au siècle dernier d’une fortune rapide, mais qui semble déjà décroître. Il sert d’ailleurs d’étiquette aux systèmes les plus divers, comme le constate le Vocabulaire technique de la philosophie (Bulletin de la Société française de philosophie, 1911, p. 167-160), qui conclut : « …Même en laissant de coté les applications secondaires, ce mot a reçu des sens très divergents. »

i) WoLFF, qui l’a créé, l’appliquait à la théorie métaphysique qui, par opposition au dualisme, ramène tous les êtres finis soit à la matière, soit à l’esprit. — C’est dans un sens analogue qu’il sert parfois, de nos jours, à a désigner la doctrine physique d’OsTWALD, pour qui il n’y a qu’une seule réalité subsistante, l’énergie, dont matière, gravitation, chaleur, électricité, pensée, ne sont que des modes ».

— Enfin, dans les pays de langue anglaise, le mot est souvent appliqué à la théorie dite du parallélisme psycho-physique, entendu comme une identification réelle des phénomènes matériels et mentaux.

Même en ce sens restreint, le monisme professe, ou du moins suppose nécessairement des aflirmationsincompatiblesavecune saine philosophie, puisqu’il nie la distinction essentielle et radicale de la matière et de la vie, du corps et de l’âme, du conscient et de l’inconscient (voir aux mots Ame, Idéalisme, Matérialisme). Mais, abstraction faite d’autres erreurs qui peuvent l’accompagner chez ses partisans et en tant qu’il se borne à l’interprétation unitaire du monde phénoménal, il n’exclut pas nécessairement l’existence de tout être supérieur à ce monde et ne réclame pas de ce fait une réfutation supplémentaire.

2) Cette dernière remarque s’applique, à plus forte raison, aux acceptions plus clroitçs encore et généralement plus vagues attribuées parfois au terme monisme : chez Paul Garus, par exemple, et aussi 881

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dans la revue américaine « The Monist », il parait exprimer avant tout, sinon exclusivement, une tendance logique ou doctrinale, visant à la conciliation des dilTcrenls ordres de vérités. — Parfois cnlin il s’emploie, avec une signilication tout à fait limitée, pour l’unité d’explication d’une seule catégorie de faits ou d’idées ; c’est ainsi que certains auteurs parlent de monisme esthétique ou moral.

Dans ce second sens, le monisme, réserve faite, liien entendu, d’interprétations exagérées ou inadmissililes, est en lui-même exempt d’erreur : la réduction de nos connaissances à une unité logique toujours plus parfaite est en effet un besoin de notre intelligence et a son fondement, nous l’expliquerons plus loin, dans l’harmonie des choses.

3) Le jilus souvent, le motestpris dans son sens absolu et naturel pour caractériser les seules philosophies rigoureusement unitaires ; mais, même en ce cas, il reste susceptible d’une double signilication, qu’il importe de distinguer :

a) Quelques auteurs, en elïet, corameleP.F. Klimkb, S. J., dans son ouvrage l)er Moniamus und seine pliilosopinschen G naid lu gcii (if rUiourg, llcrder, igi l), appliquent le nom de miiriisme tunique ou monisme de la connaissance à toute théorie qui, se cantonnant dans le problème crilériologiqup, poursuit une méthode universelle capable d’aboutir à une conception strictement une du donné. Dans la pratique, assez généralement ce monisme de la connaissance en vient à se confondre avec l’une ou l’autre forme de la méthode dite d’I.MMANiîNCE (voir ce mot. Tome II, col. 56g et 679).

Sans doute, la conséquence possible et même parfois le but avoué de celle tentative est de transporter à la réalité elle-même le procédé et le résultat de l’unification mentale, ou plus exactement, suivant le postulat subjectiviste, d’identifier cette réalité avec la représentation que s’en forme la conscience ; c’est à cette identification que semble tendre entre autres, nous aurons à y insister plus loin, le V)^ Ludwig Stein dans son Dualismus oder Monismus ? (Berlin, ReichI, 1909) Mais, comme on peut le voir à l’article indiqué (col. 696), le monisme de la connaissance n’est pas de lui-même nécessairement exclusif du dualisme ou du pluralisme objectif. Quoi qu’il en soit, les difficultés auxquelles il se heurte sous ses multiples formes sont suflisamment exposées dans les discussions consacrées au problème de la connaissance, spécialement aux mots Idkalismh, Immanence, Positivisme, Sensualisme. Dans la mesure d’ailleurs où le monisme logique a pour but avoué d’appuyer la négation de Dieu, nous aurons à l’exposer brièvement et à l’exclure dans le paragraphe consacré plus loin à la réfutation générale.

h) EnGn et surtout le monisme sert à désigner la doctrine métaphysique qui professe l’unité ontologique de tous les êtres sans exception : c’est là le sens le plus rationnel du mot, le plus fréquent aussi et le seul que nous ayons à retenir dans cet article.

A le prendre dans la rigueur de cette dernière signification, il devrait être réservé à la seule philosophie assez audacieuse pour prétendre réduire toutes les réalités à l’identité absolue. Sous cette forme, le monisme n’est que la transposition illégitime de l’unité purement logique de l’être abstrait à l’ordre de l’existence actuelle et, loin de constituer une nouveauté, il a reçu dès le v" siècle avant J.-C. sa formule la plus étroite : c’est le système de Pah.MÉ.NiuE, ou plutôt de Mklissus, le véritable inventeur du monisme transcendantal, comme l’a montré Paul Tanneuy (Revue philosiiphifjue, 1887, t. II, p. 75).

Sans entrer dans le détail des contradictions

impliquées dans une telle interprétation de la réalité, notons seulement qu’elle se heurte au témoignage formel de la conscience : tout homme porte en lui-même l’indéniable conviction de sa personnalité et elle lui sullità distinguer essentiellement son être de tous les êtres, raisonnables ou non, vivants ou inorganiques, qui l’entourent.

II. Monisme moderne ; ses rapports avec l’athéisme et le panthéisme. — Aussi le monisme ontologique a-t-il d ordinaire aujourd’hui une signification moins rigoureuse : sans nier la distinction, au moins jihénoménale, des choses actuellement existantes, il lente de les expliquer toutes par l’évolution aussi lente que fatale d’un seul principe éternel et nécessaire. C’est dire que le nouveau monisme, non plus que celui des Eléates, ne se distingue guère que par son nom du panlliéisme proprement dit et même de l’athéisme. N’est-il pas logique d’ailleurs qu’une métaphysique amenée à refuser à la seule réalité qu’elle reconnaisse les attributs implicitement renfermés dans le concept de Dieu, sauf la nécessité de son existence éternelle, bannisse du titre qu’elle adopte tout vestige du nom divin ?

Autrement dit, tandis que I’athéisme, d’après son étyniologie même (voir ce mot) est une erreur essentiellement négative, attaquant directement la légitimité de la notion du Divin et battant surtout en brèche l’existence d’un Dieu Créateur et Providence, le monisme, sans se proclamer toujours ouvertement athée, vise au même but par prélérilion, en se faisant fort de trouver dans le monde lui-même l’explication dernière des choses et de leur harmonieuse diversité.

Il est plus dillicile, au moins dans la plupart des cas, de discerner les syslcnics strictement monistes des doctrines communément appelées panthéistes. Ces dernières, il est vrai, gardent, ne fût-ce que dans leur nom, trace du Divin et prennent de ce fait une certaine teinte religieuse étrangère aux premiers. Sans conteste possible, pour ce motif et pour d’autres encore peut-êlre, la philosophie de Spinoza est un panthéisme, tandis que l’interprétation du monde d’un Hæckelou d’un Fouillée n’est qu’un monisme. Mais sous quelle étiquette ranger finalement la

« théologie » ondoyante d’un Vaciierot ou d’un

Henan, le volontarisme d’un ScHorENHAUEn ou d’un Hartmann, l’hégélianisme lui-même ? Bon nombre de doctrines dites [lanthéistes ne conservent vraisemblablement aujourd’hui leur état-civil que pour l’avoir refu avant l’apparition du terme de monisme, postérieur de deux siècles à son rival.

Quoi qu’il en soit, la ligne de partage entre ces deux classes de systèmes qui s’accordent à rejeter un Dieu distinct du monde reste forcément plus ou moins arbitraire et dépend surtout du point de vue auquel ils sont envisagés. On s’est donc cru autorisé, pour délimiter la matière de l’article sur le monisme, à faire état moins de l’emploi ordinaire et restreint du mot, que de la plénitude de son sens naturel, llenvoyant au terme Panthéisme les seules théories qui ont la prétention de partir de l’Etre nécessaire, sous quelque nom d’ailleurs qu’elles le désignent — Dieu, l’Infini, le Moi, l’Absolu, la Volonté, l’Inconscient, etc., — pour en déduire, grâce à l’hypothèse d’une émanation ou d’une évolution, la totalité des choses, nous étendrons, dans les pages qui suivent, notre étude à tous les systèmes, abstraction faite de leur qualification la plus usuelle, qui veulent au contraire trouver dans le monde lui-même la raison dernière de toute sa réalité. Bref, si on nous passe cette formule un peu simpliste, mais qui, mieux que 883

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toiile autre peut-être, traduit la distinction à laquelle nous nous arrêtons, tandis que pour le panthéisme Dieu seul ou l’Absolu existe réellement et se fait monde, pour le monisme, c’est le monde qui existe par lui-même et devient Dieu.

m. Monisme humanitaire et sociologique. —

De cette déilication de la nature, c’est généralement l’homme lui-même que, sous une forme on sous une autre, le monisme athée prétend faire bénéficier. Ce dessein était nettement proclamé, au siècle dernier, par les apôtres de ce que, dans sa première édition, notre dictionnaire appelait le panthéisme mystique des socialistes. Le vrai fondateur du système fut, on le sait, Henry de Rouvroy de Saint-Simon (1760-1825) et les représentants de l’école les plus fameux après lui, deux autres Français, Cliarles FouniHR (1772-183^) et Pierre Leroux (1797-1871). Tous trois sans doute se montrent prodigues, dans leurs écrits, du nom divin, de même qu’ils conservent bien des termes ou des formules empruntés à l’Evangile et au catholicisme. Mais ce langage à teinte religieuse a été, le plus souvent, vidé par eux de son sens traditionnel et légitime, pour servir en réalité d’enveloppe à « une forme nouvelle de l’athéisme, l’athéisme humanitaire ».(C.4.ro, Etudes morales sur le temps présent, 4" édition, Hachette, 1879, P- t*’) P’"s voilé chez Pierre Leroux, en qui cei tains croient même reconnaître un déiste (voir Hei’iie néoscolastii/ue, 190^, p. 380), il est manifeste dans le pkvsicisme des premiers ouvrages de Saint-Simon et dans l’immoralisme hylozoique de Fourier. Au reste, les questions métaphysiques tiennent peu de place dans les élucubrations de ces « Messies positivistes » : ce qu’ils cherchaient surtout dans l’atlirniation de l’identité de Dieu et de l’homme, de l’esprit et de la matière, c’est une base théor : que à la révolution sociale qu’ils rêvaient, ou à la religion nouvelle qu’ils se flattaient de fonder (voir Caro, Ouvrage cité, 2 « étude : les Religions nouvelles — l’Idolâtrie humanitaire).

A ces noms on pourrait joindre ceux non moins fameux d’Auguste Comte (1798-1857) et de Joseph Proudhon (1809-1866) : le premier en effet, malgré ses préjugés positivistes contre le problème des origines, se propose de « construire une religion presque mystique, en prenant pour base un matérialisme absolu » (Caro, ib., p. 78). Quant à Proudhon, qui n’a guère parlé de Dieu que pour le blasphémer avec sa violence coutumière de langage, si son athéisme apparaît çà et là pluraliste plutôt que moniste, il n’en professe pas moins le principe hégélien de l’éternel devenir ; bien plus, il admettrait volontiers, lui-même nous l’assure, l’hypothèse d’une « substance amorphe, que l’on pourrait nommer assez heureusement le pantogène », d’où » seraient sorties toutes choses » (l’hilosnphie du Progrès, Bruxelles, 1853, p. 49) ; nous avons là déjà, peu s’en faut, la formule du monisme aujourd’hui dominant, tel que nous le retrouverons tout à l’heure. En résumé, ce fut une ambition commune au socialisme et au positivisme de la première moitié du xix" siècle, que de remplacer l’antique adoration du Dieu personnel parla religion de l’Humanité elle culte du Progrès. (Caro, ib., 3’étude : La Religion positiviste)

La même prétention de substituer à Dieu l’homme, ou plutôt l’Etat, se retrouve chez les socialistes contemporains ; mais, en général, ils se préoccupent moins encore que leurs devanciers de fonder sur des arguments rationnels ou sur une doctrine philosophique définie les droits absolus qu’ils revendiquent pour l’individu ou pour la société.

Il n y a pas lieu, croyons-nous, de faire, sous ce

rapport, une place à part au sociologisme positiviste dont Emile Di-rkheim (1858-1917) était naguère en France le chef incontesté : sans doute la thèse qu’il s’était donn « mission de faire triompher, l’identification [irétendue du phénomène religieux avec le fait social, suppose, nous ne dirons pas le dogme (cette école faisant profession d’ignorer toute métaphysique), du moins le postulat moniste ; mais, si ce postulat est sous-jæent à la théorie tout entière, il n’est nulle part, ((ue nous sachions, expressément énoncé, à plus forte raison appuyé d’un essai de démonstration.

Aussi, pour trouver un terrain de discussion au sujet de la nature et de l’évolution du monde, ce n’est pas aux sociologues, mais aux philosophes proprement dits ou du moins aux savants qu’il faut nous adresser. Même chez ceux-ci, il est vrai, le but avoué ou secret des théories professées sera toujours la substitution de l’homme au Dieu des siècles de foi ; du moins la donnera-t-on comme la conclusion plutôt que comme le point de départ du système.

Au reste, si les monistes s’accordent à exclure tout Etre transcendant, ils varient presque à l’infini sur la notion qu’ils se font, soit de l’élément primordial unique des phénomènes, soit de l’évolution grâce à laquelle il revêt à nos yeux tant de formes diverses, route classification sera donc ici encore, on le comprend, plus ou moins discutable. Le P. Klimkb, dans l’ouvrage déjà mentionné, distingue en premier lieu le monisme phénoménal du zaonisme transcendantal. puis subdiise l’un enmatérialiste et spirilualiste, le second en rationaliste, cosmulogique et éfvlutionniste. Quoique rationnelle, cette division, sans échapper d’ailleurs à toute objection de principe, — le monisme transcendontal pouvant par exemi> ! e, non moins que l’autre, s’inspirer soit du matérialisme, soit du spiritualisme, — a surtout l’inconvénient de comprendre plusieurs formes proprement panlhéisliques. Aussi, renonçant à la tentative peut-être chimérique de renfermer dans des cadres rigides la mnltiplieité si variée des interprétations unitaires et sans autre but que d’aider à la clarté de l’exposé et de la discussion, nous nous contenterons de les ranger, dans les paragraphes suivants, sous quelques qualifications générales, d’après le caractère qui semble prévaloir en chacune d’elles.

IV. Monisme idéaliste. — Pour les idéalistes absolus, tout ce qui existe se résout en phénomènes mentaux, dont les phénomènes dits matériels ne sont qu’une création illusoire ou une manifestation extérieure. Dans cette théorie, suivant le mot du littérateur psychologue américain Ralph- Waldo Emerson (1808-1882), « la matière est de l’esprit mort » (yataral flistory of intellect) et « le monde est de l’esprit précipité » (Nature. Cf. M. Ddgard, Emerson, Paris,.A.. Colin, 1907 ; p. l ! ^ ! ^^i) ou bien encore, pour employer la formule de Félix Ravaisson (iS13-igoo) : « La nature, pourrait-on dire, estcomme une réfraction ou dispersion de l’esprit » (I.a philosophieen Franceau XIX’siècle, a^édition, Hachette, iS85, p. 271). M. Jules Lachelier (né en 1832) croit de son côté pouvoir ainsi conclure sa thèse du Fondement de l’induction (Alcan, 1907, p. 102) : « Tout être est une force et toute force est une pensée qui tend à une conscience de plus en plus complète d’elle-même » ; ailleurs, il nous dit que l’homme seul « compose ce mirage permanent qu’il appelle le monde extérieur » (ib.. Psychologie et Métaphjsique. p. 140). Bref, « |)Our l’idéaliste, il n’existe absolument que des représentations, les unes sensibles et 885

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individuelles, les autres inlcUeetuelles et impersonnelles I) (bulletin de la Société française de pliilonophie, Vocabulaire, au mot Idéalisme ; observations de M. Laclielier, p. 30/S).

Nous le reconnaissons cependant volontiers, il est rare tpie l’idéalisme, soit objectif, soit subjectif.revèle la forme strictement moniste ; la plupart des auteurs, même modernes, qui s’efl’orcent de tout réduire au phénomène mental, comme l’Allemand Rudolf-Hermann Lotze (1817-1881), le Suisse Charles Secrktan (1815-1895), Ravaisson, m. LACHEUKn, Charles ReNouvrER (1815-1903), pour ne citer que les principaux, font place dans leur motaphysi( : [ue à un Dieu plus ou moins personnel, quantà l’idéalisme transoendantal et aux conceptions qui s’en rapprochent, on s’accorde à les considérer plutôt crmme des formes du panthéisme éiuliiti/ (voir au mot Panthkismk). Notons entin que noudjre d’idéalistes se sont beaucoup moins préoccupés du problème des origines que de questions pyschologiques, morales, esthétiques ou même sociales, et aussi que le nom divin, généralement conservé par eux, semble bien, chez plusieurs, ne recouvrir qu’un idéal sans réalité ou une pure abstraction. Contentons-nous de citer, à titre d’exemples plus caractéristiques, tout d’abord EjiEHsoN.qui n’est jamais parvenu à se faire une conviction sur la vraie nature de cet « éternel Un, qu’il appelait l’Esprit » (The Oi’er-Soul — voir ouv. cité, p. 136, s.) ; puis le Russe Afrikan Spir (183'j-1890), pour qui Dieu n’est en aucune manière « le créateur supposé de la nature », mais seulement » la nature normale des choses opposée à leur nature phjsiique » (Esquisse de philosophie critique, Alcan, 1887, p. /(6) ; enlin Jean-Jacques Gourd (1860-1909), né en France, mais professeur, durant les trente dernières années de sa vie, à l’Université de Genève, où il avait succédé à Araiel ; son essai sur L/^s trois dicileciiques (Genève, Georg, 1897) et surtout un ouvrage posthume. Philosophie de la religion (lcan, 1911)nous livrent, sur la religion et sur la divinité, les pensées dcliuitives de ce phénoménisle impénitent qui avait dans sa jeunesse soutenu devant la Faculté de Théologie de Genève une thèse sur la Foi en Dieu. Pour lui, la religion n’est plus que « la fonction de l’imprévisible, de l’indépendant, de l’incoordonnable » {Phil. de la rel., p. 262), de cet incoordonnahle, de ce hors la loi que la science et la philosophie laissent en dehors de leur domaine. Quant à Dieu, qu’on l’envisage tour à tour comme immanent, comme transcendant ou comme personnel, toujours sa notion « nous représente un vaste sjstème de hors la loi striés, concentrés, personnalisés » (ib., p. 301) : le Dieu immanent, c’est l’ensemble des manifestations de l’incoordonnable, données dans le monde ; le Dieu transcendant n’est qu' « un centre lumineux systématisant nos espérances et nos consolations possibles » (ib., p. 283) ; enOn, pour avoir le Dieupersonnel, il suflira de choisir parmi les hors la loi un symbole plus saisissant que les autres, le Christ par exemple, qui concentre en lui-même idéalement à la fois les incoordonnables concrets de toutes les religions et les divers traits que nous prêtons au Dieu transcendant.

Nous ne nous attarderons pas à réfuter cette forme subjeclivis'.e du monisme contemporain : outre les objections insolubles soulevées, nous le montrerons plus loin, par l’hypothèse de l'évolution immanente, fut-elle purement de nature mentale, elle n'échappe à aucune des contradictions de I’Idhalisiwe (voir ce mot).

V. Monisme spiritualiste. — A. — Ces deux mots, d’après les idées qu’ils éveillent d’ordinaire, paraissent

mutuellement s’exclure et il semble que, moins encore que l’idéalisme, le spiritualisme puisse faire abstraction d’un Dieu personnel. De fait, le représentant le plus qualilié de cette nouvelle forme de monisme, mienne VACHEitor (1809-1897), a protesté avec indignation contre le reproche d’athéisme qu’on lui avait adressé, » ce mot odieux » (c’est l’expression qu’il emploie en 1851 dans une réponse au journal rt’niier.v) supposant un grossier matérialisme qui a répudié tout idéal. Toutefois, si matérialisme et athéisme vont logiquement de pair, il n’en est pas moins vrai que, pour croire en Dieu, il ne sulfit pas de le proclamer « le plus grand mol des langues humaines » (Vacherot, Le Nouveau Spiritualisme, Paris, Hachette, 1884, p. 187), en ne voyant au surplus derrière ce mot qu’une création de la pensée ; de même que, pour croire à l'àme, il ne suffit pas de décorer de ce beau nom l’ensemble des harmonies de la matière vivante. Aussi l'éclectisme spiritualiste de Vacherot, en dépit des dénégations de l’auteur, en dépit aussi d’une évolution marquée au sujet de l’idée de Dieu, indéniable dans ses écrits, n’a jamais, nous allons le voir, fait qu’osciller entre le panthéisme et le monisme.

Dans son Histoire critique de l'école d’Alexandrie (Paris, Ladrange, 1846) qui eut tant de i-etentissement, il n’avait guère fait que s’inspirer, au sujet de Dieu, des formules plus ou moins panthéistiques de son maître Victor Cousin, ou même les reproduire presque textuellement : « Il est tout aussi impossible, y affirmait il, de concevoir Dieu sans le monde que le inonde sans Dieu » (t. Ill, p. 29a). « Toute raison libre et saine, ajoutait-il plus loin (p. zgS), voit en Dieu l’Etre universel ; danslemonde étemel et infini, la totalité de ses manifestations individuelles ; dans le rapport du monde à Dieu, l’identité substantielle de l’universel et des individus, de l’idéal et de la réalité. Elle ne conçoit point la création comme l'émanation d’une substance surabondante, ni comme l'œuvre libre d’un Démiurge organisant une matière préexistante, mais comme l’acte nécessaire, immanent, éternel d’une cause infinie. » Déjà, remarquonsle, dans l'énoncé et surtout dans l’interprétation de ces formules, Vacherot se rapproche plus de la conception de Hegel que de celle de Plolin et de Cousin lui-même : non seulement la doctrine de l'émanation doit être abandonnée ; mais l'évolution de Dieu dans le monde n’est plus, selon lui, comme dans le panthéisme alexandrin, une procession et une déchéance ; c’est au contraire, conformément au principe hégélien « un progrès continu, de l'être infime à l'être par excellence, de la matière à l’esprit pur, à l’intelligence » (p. 328) ; c’est qu’en efTet « la loi de l'être est de monter, non de descendre, de se perfectionner, non de se dégrader » (p. 329) ; on saisit déjà, sous la généralité des expressions, une ébauche de monisme évolutif.

L’ouvrage le plus important de Vacherot, La Métaphysique et la Science (Paris, Cliamerot, 1858), développe sur la notion de Dieu un exposé tout nouveau et entièrement personnel, clairement résumé dans ces quelques phrases : « S’obstiner à réunir sur un même sujet la perfection et la réalité, c’est se condamner aux contradictions lesplus palpables… Un Dieu parfait ou un Dieu réel : il faut que la théologie choisisse. Le Dieu parfait n’est qu’un idéal ; mais c’est encore, comme tel, le plus digne objet de la théologie : car qui dit idéal, dit la plus hante et la plus pure vérité. Quant au Dieu réel, il vit, il se développe dans l’immensité de l’espace et dans l'éternité du temps ; il nous apparaît sous la variété infinie des formes qui le manifestent : c’est le Cosmos » (t. H, p. 54/1). Plus de doute cette fois : la théologie de l’auteur, quoiqu’il s’en défende, n’estqu’un pur monisme. S87

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« Dans cette seconde pliase de sa philosophie, notait

Paul Janet près de trente ans après, M. Vacherot… sépara la réalité de la vérité. Pour ce qui est du monde et de la réalité, il fut hardiment athée ; pour ce qui est de la vérité et de l’idéal, il fut hardiment théiste. Il (Le Testament d’un philosophe dansla Revue des 1). M., ! « juin 1885, p. 561)

Enlin dans le Nom’eau Spiritualisme, la théodicée de Vacherot paraît se modilier encore. Renonçant à cette douille conception « d’un Dieu parfait qui n’est pas vivant, et d’un Dieu vivant qui n’est pas parfait », l’auteur n’admet plus qu’un seul Dieu, le Dieu réel. Etre universel et nécessaire, principe éternel des choses, cause première et fin dernière du monde. Au reste, il maintient toujours que ce Dieu réel ne saurait être parfait : u Qui dit perfection, dit idéal ; qui dit idéal, dit pensée pure, c’est-à-dire un type supérieur à toutes les conditions de la réalité » (p. 302). De plus, dans l’explication des rapports de ce Dieu avec le monde, Il demeure fidèle à la théorie de 1 immanence : « Dieu est la puissance infinie, éternellement créatrice, dont l'œuvre n’a ni commencement ni fin. Il n’est pas le monde, puisqu’il en est la cause… Il reste distinct de ses créations, non pas comme une cause étrangère et extérieure au monde, mais en ce sens qu’il garde toute sa fécondité, toute son activité, tout son être après toutes les œuvres qu’il crée, sans les faire sortir de son sein. Il en reste distinct, en demeurant au fond detout ce quipasse… » (p. 308)

B. — Après avoir résumé les conceptions successives de Vacherot, il nous faut insister sur celle qui, sous un vêtement spiritualiste, ne diffère pas au fond du monisme aujourd’hui en vogue. Quelle philosophie nous propose la Métaphysique et la Science, si on prend soin de dégager la doctrine des prestigieuses draperies dont l’a parée moins encore le style brillant que l’incontestable élévation d’esprit de l’auteur ?

i) Elle prétend tout d’abord, on l’a vii, nous faire admettre comme un axiome que le Dieu ira/, celui qui se conçoit essentielleiuent comme l’Etre parfait, ne saurait exister : « Perfection et réalité impliquent contradiction. La perfection n’existe, ne peut exister que dans la pensée. Il est de l’essence de la perfection d'être purement idéale » II, p. 544)- L’idée de l’Etre parfait est la plus haute des idées de l’esprit humain, mais ce n’est qu’une idée : « Oii le chercher…, s’il n’est ni dans le monde ni au delà du monde, s’il n’est ni le fini ni l’infini, ni l’individu ni le tout ? Où le chercher, sinon en toi, saint Idéal de la pensée ? Oui, en toi seul est la vérité pure, l’Etre parfait, le Dieu de la raison » (p. 587). Vacherot suppose partout, comme un postulat évident par soimême, note à ce propos Paul Janet (/.a crise philosophique, Paris, Germer Baillière, 1865, p. 158),

« que le parfait ne peut exister, par cette raison que

l’idéal ne peut être réel ; mais la question est précisément de savoir si le parfait est un idéal et un pur concept. On a pu contester aux cartésiensque l’existence fût une perfection, il serait étrange pourtant qu’elle fût une imperfection ».

Nous n’avons pas à montrer ici combien est contraire à la saine raison cette idée d’une contradiction essentielle entre la perfection absolue et l’existence ; BossuET lécartait par ces questions brèves, mais péreraptoires : « Pourquoi Dieu ne serait-il pas ? Est-ce à cause qu’il est parfait et la perfection est-elle un obstacle à l'être ? Erreur insensée : au contraire, la perfection est la raison d'être. Pourquoi l’imparfait serait-il et le parfait ne serait-il pas ? » {/" Flévation sur les Mystères). Indiquons seulement l’origine de l’erreur chez Vacherot et l’inanité du seul

argument par lequel il cherche à la justifier : comme le remarque finement Ollé-Laprunh, « Ce puissant jiensexir est un Imaginatif… Dans l’exposition même de sa métaphysique, l’imagination met à la place et sous le nom d’idées de purs fantômes… Eùl-il à l’Idéal suprême, à l’Etre parfait refusé l’existence de peur de le dégrader, si, en concevant l’existence, il se fiit défait de l’image des êtres existant dans l’expérience et des conditions de cette existence inférieure ? n {Etienne ]'acherût, Paris, Perrin, 1898, p. 96-99) De fait, comment prélend-il appuyer cette invraisemblable affirmation que l’existence est incompatible avec la perfection absolue ? — Sur l’expérience, nous attestant qu’aucune réalité ne peut être conçue comme parfaite, à moins d'être idéalisée. — Mais encore, qu’entend-il par réalité? — Il nous le dit lui-même :

« Toute réalité (est) un phénomène qui passe >i (La

Métaph. et la Science, II, p. 514). « Ce sont (donc des) définitions exclusivement empiriques qui créent celle incompatibilité prétendue entre la perfection et la réalité. Il est trop évident que si nous appliquons… à la perfection divine les caractères de la réalité empirique, nous la réduisons à un non-sens. La question est de savoir s’il n’y a vraiment d’existence et de réalité possibles que sous la forme que l’expérience nous révèle » (Caro, l’Idée de Dieu et ses nouieau.T critiques. 7* éd.. Hachette, 1883, p. 255). La mélapliysi(iue de Vacherot peut être spiritualiste d’inspiration et de tendance ; comme philosophie du réel, elle s’en tient au plus étroit positivisme.

2) La même conclusion s’impose à nous, si nous en venons à l’explication des choses que l’auteur prétend substituera la doctrine de la création e.r niliilo : i( Pour nous, déclare-t-il II, p. 545), le Monde n'étant pas moins que l’Etre en soi lui-même, dans la série de ses manifestations à travers l’espace et le temps, possède l’infinité, la nécessité, l’indépendance et tous les attributs métaphysiques que les théologiens réservent exclusivement à Dieu. Il est clair, dès lors, qu’il se sudit à lui-même, quant à son existence, à son mouvement, à son organisation et à sa conservation, et n’a nul besoin d’un principe hypercosmique ». El plus loin (p. 606) : « Il est… entendu que la raison pose a priori le Cosmos, c’esl-à-dire l’Etre universel dans sa réalité, sans avoir besoin de lui supposer une cause, un principe, un antécédent quelconque I.

Comment cet Etre universel, « parfaitement un dans son infinité et son universalité » (p. 607), est-il devenu le monde actuel, si complexe et si varié, objet de notre admiration et de notre curiosité passionnées ? — Rien de moins mystérieux, d’après Vacherot : puisque le second est sorti du premier, c’est évidemment qu’il y était virtuellement contenu, comme les phénomènes sont contenus virtuellement dans la substance. El en efi’el, la substance, dans un être donné, n’est pas autre chose que la virtualité plus ou moins féconde opposée à l’acte ou à la série d’actes par lesquels elle se réalise et se détermine » I, p. 423). Or. on a eu soin de nous en avertir déjà, il n’en va pas autrement de l’Etre infini : « Toute réalité est imparfaite ; mais l’essence même, le type naturel de cette réalité est virtuellement parfait. Je dis le type naturel, pour ne pas le confondre avec le type idéal qui n’a d’existence que dans la pensée. El si chaque type naturel a son genre de perfection virtuelle, r.rchétype suprême, le Père de la Nature et de l’Esprit, l’Etre universel a la perfection virtuelle absolue. » II, p. 73, 74)

Quant à l’actualisation contingente de cette virtualité nécessaire, elle nous est expliquée par la loi même du progrès qui « a aujourd’hui l’autorité d’une vérité scientifique n II, p. 626), mais qui, « pour 889

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être une révélation de l’expérience, n’en trouve pas moins son explication dans la raison… Si le Dieu de la théologie est la perfection en acte, le Dieu de la cosmologie est la perfection en puissance. Donc le progrés est inhérent à la réalité, de même que la perfection l’est à l’idéal. » (p. b3fi).u reste, ce mouvement progressif n’est pas livré au hasard, puisquil n’est pas moins dirigé que déterminé par l’idéal même à réaliser : « A toutes ses phases et dans toutes ses directions, l’Etre universel procède du simple au composé, de l’abstrait au concret, de l’inorganique à l’organique, du moindre être à l'être plus complet… L’Etre cosmique, le Dieu vivant aspire sans relâche et sans repos à la perfection idéale ; sa loi est de s’en rapprocher, sans jamais pouvoir y atteindre. » (p. 624)

Est-il besoin de discuter pareil système ? Nous pourrions nous en dispenser d’après l’adage connu

« quod i ; ratis afprmatur, gratis negatur », cette théorie de l’Etre réel n'étant, pas plus que celle du Dieu

idéal, appuyée d’aucune preuve : tout est donné comme évident pour la raison, guidée par les données de l’expérience. Mais ces prétendues évidences s’imposent-elles vraiment à l’esprit ? Ne lui apparaissent-elles pas plutôt comme une série d’atlîrraations gratuites ou contradictoires ? Pour commencer par la dernière, comment concevoir que 1 Etre universel se développe en vue d’un but qu’il ignore ? « L’Idéal n’existe pas en soi ; il n’est pas substantiellement distinct du monde, puisque le monde est sa réalité ; enfin, il n’est pas antérieur au monde, puisqu’il est, non à l’origine des choses, mais au terme de leur développement… Comment la sollicitation de l’Idéal, qui n’est pas encore en acte, peut-elle éveiller de leur obscure torpeur les puissances de l'être indéterminé ! » (Caro, Idée de Dieu, p. 201-252) Invoquer, pour résoudre la difficulté, la loi du progrès, c’est « opposer à une question sérieuse un mot, au lieu de satisfaire l’esprit par une idée » (17'., p. 2^7) : la loi du progrès continu des choses, fût-elle moins contestable et moins contestée qu’elle ne l’est, ne nous apprendrait jamais pourquoi le monde évolue ; elle se bornerait à exprimer dans quel sens il évolue.

D’autre part, en appeler à la virtualité de l’Etre pour expliquer son actualisation, et ajouter que le Dieu de la cosmologie est lu perfection en puissance, c’est évidemment affirmer ce qui est en question ; c’est, chose plus grave, l’aflirmer en dépit des protestations du sens commun, qui, au nom même du principe de raison suffisante, se refusera toujours à faire sortir le plus du moins et l’acte de la pure puissance. En vain Vacherot cherche-t-il à prévenir l’objection. Dès son premier ouvrage il déclarait :

« De ce que la Nature va du pire au meilleur, de l'être

à la vie, de la vie à la pensée, il faut bien se garder d’en conclure que le pire engendre le meilleur, que la vie et la pensée ont pour principe la pure matière. Ce serait confondre la cause avec la condition, le principe avec l’antécédent nécessaire. » (Histoire de l'école d’Alexandrie, t. 111, p. 330) Et il ajoutait :

« Le vrai et seul principe de toutes ces créations successives de la Nature, de tous ces règnes qui s'éelielonnent depuis le minéral jusqu'à l’homme, c’est l’Etre

infini, universel, dont tout procède, dans lequel tout rentre, et qui, dans son inépuisable fécondité, produit, par un progrès continu, la matière, puis l'âme, puis l’intelligence… » (p. 331) Cette explication a beau être répétée, en termes d’ailleurs moins clairs, dans /.a Métaphysique et lu Sciencr (t. II, p. 650 et sulv.) ; elle n’en reste pas moins un déli à la raison humaine. Aucune pure puissance, même « cachée dans les profondeurs de l’Etre universel i> (ib., p. 652), même décorée, en vue du rôle à jouer, du titre de

virtualité, n’est capable, pour employer l’argument même de l’auteur contre le matérialisme vulgaire, <( d’engendrer ni l'âme, ni l’intelligence, par la raison très simple qu’elle ne peut produire plus qu’elle ne contient » (Histoire de l'école d' Alexandrie, III, p. 330) ; et avec Ravaisson « on demandera… comment on peut comprendre qu’une existence toute virtuelle puisse d’elle-même, par elle seule, devenir réalité. On demandera ce que c’est que d'être virtuel seulement, et si c’est être. On demandera enfin si l'être inUni de M. Vacherot, en qui il veut mettre toute la force efficace qu’il refuse à son Dieu, si cet être, réduit à une virtualité, n’est pas, comme ce Dieu, une pure conception, entièrement semblable, à ce titre, à toutes ces substances de la métaphysique vulgaire auxquelles on veut le substituer, et si enfin il ne se réduit pas, comme l’a dit M. Lacuelibr dans un article de la Revue de l’Instruction publique (23 juin 1864)…, à l’abstraction de l'être en général, c’est-à-dire à laplus vide de toutes les abstractions. » (La phil. en l<'rance au XIX" siècle, p. 126)

Le Dieu réel de Vacherot ne supporte donc pas plus l’examen que son Dieu idéal. Au reste, le double échec de sa tentative était une conséquence inévitable de la méthode même qu’il avait adoptée, comme le montre M. I’arodi dans deux articles de la Revue de Mélupliysique et de Morale (18yg, p. 463 et ^32), dont on ne peut par ailleurs admettre ni l’inspiration franchement kantienne, ni les principales conclusions. Vouloir, comme le prétendait l’auteur de l.a Métaphysique et la Science, « adopter en lin de compte le positivisme, tout en y superposant une philosophie véritable ; mieux encore, incorporer la métaphysique à la science » (Parodi, p. 739), en un mot tenter une « métaphysique » purement « positive » et, pour cela, « juxtaposer les deux conceptions et les maintenir au même titre » (p. 740), n’est-ce pas s’acculera une « position intenable « i (p. 739) Car II si la métaphysique doit exister, ce n’est pas la science qui peut la contrôler et la légitimer, mais bien plutôt elle qui peut légitimer et contrôler la science » (p. 466). Cependant, < ; dominé… par le double sentiment de la vérité métaphysique et de la réalité scientifique, Vacherot hésitera sans cesse entre eux : ne voulant jamais sacrifier l’un à l’autre, et ayant pour plus liaute ambition de les concilier en faisant à chacun sa juste part, il ne parviendra justement pas à les concilier, parce qu’il se refuse à toute subordination entre eux » (p. 468) : de fait, « sans en avoir bien conscience, c’est le point de vue métaphysique qu’il sacrifie au point de vue scientifique » (p. 467). D’ailleurs « distinguer la réalité que nous donnerait l’expérience de la vérité que nous donnerait la raison, n’est ce pas leur ôter à l’une et à l’autre toute autorité, car, qu’est-ce qu’une réalité qui ne serait pas vraie, ou une vérité qui ne correspondrait pas au réel ? » (p. 73g)

Ce qui étonne, ce n’est donc pas l’insuccès de l’entreprise, c’est l’illusion de Vacherotàcesujet, illusion qui lui a fait écrire cette phrase déconcertante :

« Que ma théologie soit vraie ou fausse, au nioiiis

me rendrez-vous cette justice qu’elle est intelligible sur tous les points. » (La Métaphysique…, t. II, p. 596) Lui, si méprisant d’ordinaire pour la théologie orthodoxe, et qui ne voit dans la scola'^tique qu' (( un chapitre très curieux, des plus curieux peut-être de l’histoire de l’esprit humain travaillant dans le vide et sous le joug de la théologie » (p. 203) ; lui, si sévère pour les philosophes de génie qui auraient, à l’en croire, « réuni de force des mots qui hurlent d’effroi de se voir accouplés, pour essayer de nous faire comprendre un Dieu incompréhensible et même impossible dans les conditions 891

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où on l’imagine » (p.) : >) ; lui enfin, qui a écrit quelque part, à propos de la création ex niliilu : « Quand la science rencontre un mystère, elle ne s’arrête ni à le discuter, ni à le démontrer ; elle lui ferme sa porte » (p. 594) ; comment a-t-ilété le seul à ne pas voir, non seulement les mystères qu’il introduisait dans sa cosmologie soi-disant scjentitique, mais les contradictions sur lesquelles s’écbafaude son monisme : pure virtualité qui se réalise, — idéal qui agit avant d’être conçu, — monde seule cause de tous ses effets, — Etre nécessaire, iutini et éternel, seul Uieu réel et fi’anl, constitué par la totalité dos individualités contingentes, — enfin un autre Dieu, le frai, ce Dieu parfait qui n’existe pa> !

Cette dernière opposition toutefois entre le Dieu infini, seul réel, et le Dieu parfait, pur idéal, VacUerot, nous l’avons reconnu, a Uni par l’aliandonner ; mais si le A^oin’eau Spiritualisme marque un incontestable progrès dans sa conception du Divin, Il ne s’élève pas en réalité au-dessus du panthéisme, ou peut-être du punenthétsme. Par là du moins, la doctrine de cedernierouvrag-e, touterronée qu’elle demeure, dépasse les bornes de cet article. Elle a été exposée et discutée, avec les principales opinions métaphysiques de l’auteur, par Paul Jankt dans l’article déjà cité (Le Testament d un philosophe, Het’. des D. M., i’^' juin 1885, ou Principes de Métaphysique et de Psychologie, t. II), par Mgrn’HuLST (Le Nouveau Spiritualisme de Vacherot, Ann. de ph. chrétienne, avril 1885 ou Mélanges philosophiques, p. 433), surtout par M. l’abbé Elle Blanc (L’n spiritualisme sans Dieu, dans La Controverse et le Contemporain, aLvr-noemhTe 1885

— tiré à part, Lyon, Librairie catholique).

Notons seulement que ce terme de « nouveau spiritualisme », touten traduisant les intentions très sincères de l’auteur et répondant dans une certaine mesure à sa psychologie et à sa morale, toutes deux d’inspiration élevée, ne doit pas faire illusion sur le vrai caractère de sa théodicée et de sa cosmologie. Même à propos de ce dernier ouvrage, on pourrait retourner contre Vacherot, en n’y changeant qu’un seul mot, un reproche que, dans La Mitaphysique et la Science II, p. 118), il adresse, avec bien moins de fondement, à plusieurs des grands idéalistes du passé : « C’est le souille puissant d’un principe étranger… qui a introduit le spiritualisme dans les conceptions (positivistes) de (sa) philosophie. Mais sur ce fond ingrat la doctrine spiritualiste ne pousse pas de profondes racines. Au lieu de se fortifier et de se développer en s’appuyant sur sa propre base, elle se corrompt, se dessèche, se perd en s’enfonçant de plus en plus dans le sol (du positivisme). >> Conscient de sa noblesse d’idée et de caractère, trompé d’ailleurs par la sonorité des pins grands mots du langage humain, qu’il continue à employer après les avoir vidés de leur sens légitime, Vacherot a pu, de bonne foi, se croire fidèle aux leçons de ses maîtres sur Dieu et sur l’âme ; mais comment, sans s’exposer à de regrettables confusions, décorer du nom de spiritualisme une métaphysique, qui, toute pénétrée de ce [lositivisme contre lequel elle s’obstine à protester, ne garde guère elle-même qu’en paroles la distinction entre la matière et l’esprit, entre le monde et Dieu ?

VI. Monisme matérialiste et biologique. — Le plus ordinairement, le terme de monisme, surtout employé sans épilhète, désigne une forme spéciale et récente du matérialisme, généralisation de la théorie du transformisme darwinien.il y a longtemjJS sans doute que certains philosophes et surtout certains savants ont émis la prétention d’expliquer,

avec les seules données de la matière et du mouvement, le problème de l’univers, vie et pensée comprises ; mais, au siècle dernier, les progrès considérables faits par les sciences biologiques et la vogue accordée au darwinisme inspirèrent à des naturalistes, surtout anglais et allemands, l’ambition et 1 espoir de trouver une explication moins manifeslement insuiUsante de l’origine matérielle des vivants.

A. — Marchant sur les traces du Hollandais Jacobus MoLEscuoTr (1822-1893), des Anglais John Tyndall (1820-1898) et Thomas Huxley (1 825-1896), des Allemands Karl VoGT (181^-1895), Friedrich Buchner (1824-1899) et Rudolf ViRCHOw (182 11 902), M. Ernest Hae< : kbl (ne en 1834), professeur à léna, se propose de résoudre le problème cosmologique, en partant de la théorie évolutionniste et en la poussant jusqu’à SCS dernières conséquences. Il entend bien d’ailleurs que son système soit le seul qui ait le droit de se qualifier de monisme, de même que — ambition bien moins justifiée encore — il n’hésite pas à accaparer à son profit le beau nom de science. Ce monisme, cette science, dont il se réserve ainsi le monopole, il a la prétention d’en faire une religion, la seule religion de l’avenir : La religion monistique de la Nature, oii nous devons voir la véritable Religion de l’avenir, a-t-il écrit lui-même, n’est point, comme les religions que professent les Eglises, eu contradiction, mais en plein accord avec la connaissance de la nature. Tandis que celles-ci n’ont d’autre origine que des illusions et la superstition, celle-là se fonde sur la vérité et la science ». (Naliirliche Schœpfungsgeschichte, Berlin, 7= éd., p. 681) A la diffusion de eetle religion nouvelle doivent contribuer, dans l’intention de son fondateur, outre ses propres ouvrages, des congrès monistes périodiques, dont le premier s’est réuni à Hambourg en septembre 191a.

Dans la conférence qu’il y a fait lire, Hæckel a affirme, paraitil, une fois de plus que « la théorie de l’évolution nous apporte des preuves que l’Univers s’est formé d’une substance primitive, d’après des lois éternelles, sans le concours d’un Dieu planant sur les eaux » (Revue Scientia, t. XI, p. 4^9). Le malheur est que, ces preuves, on ne les chercherait pas moins en vain dans le compte rendu du congrès que dans les écrits mêmes de l’auteur. Sans doute les ouvrages de M. Hæckel ont eu, en Allemagne du moins, un succès de librairie retentissant, dont on a pu dire que ce fut un des grands scandales scientifiques, ou plutôt antiscientiliques, de notre époque ; mais, si ce succès jette uu triste jour sur la mentalité intellectuelle et religieuse des masses contemporaines, il ne peut pourtant pas suppléer à l’absence totale de démonstration.

Le monisme biologique du professeur d’Iéna traduit, il est vrai, en termes empruntés à la science d’aujourd’hui, les alfirmations du vieux matérialisme d’Epicure et de Lucrèce ; mais, à son exemple, il remplace les arguments par des postulats : postulat d’une matière éternelle et indestructible ; postulat d’une génération spontanée, rejetée dans un lointain inaccessible ; postulat d’une mo/iè/e primitive, cellule sans noyau, d’où seraient sorties, par une différenciation lente et progressive, toutes les espèces vivantes actuelles ; poui’relier l’homme à la monère, postulat d’une généalogie d’ancèti’es aussi inconnus à la paléontologie qu’à la zoologie ; enfin, pour expliquer l’intelligence humaine, postulat du pampsychisme de la matière.

A quoi bon discuter en détail pareilles fantaisies, en fæur desquelles l’auteur n’invoque, à tout prendre, qu’une seule raison, toujours la même, la 893

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nécessité de se soustraire à l’iiypothèse d’une création ex niliilu et par suite de trouver, dans une substance nécessaire et éternelle, l’explication adéquate de l'état actuel du monde ? On a d’ailleurs déjà donné, à l’article Matérialisme, une réfutation péremploire du système liæckélien.

B. — Il y a quelques années, un biologiste français, Félix Le Danthc (iSûi^-igi^) avait repris la thèse sous une forme qui peut sembler, au premier abord, moins étrangère aux exigences scienliQques ; l’arbitraire garde cependant une troj) large place dans sa méthode pour ne pas enlever toute valeur à ses conclusions. C’est ainsi que, à titre de préliminaires obligés du système, sont supposées explicitement ou implicilemeut quelques allirmations contre lesquelles protestent à la fois une science sérieuse et une saine philosophie. D’après Le Dautec, par exemple, toutes les doctrines, sans excepter les théories philosophiques, morales et religieuses, sont du domaine de la biologie, par le seul fait que toutes sont des créations de l’intelligence humaine, qui relève elle-même de l’organisme cérébral. Rien d'étonnant dès lors que, à rexemjile de M. Hæckel, il se croie le droit d'écrire (Vtie « ce et couvci’ence, Paris, Flammarion, 1908, préface, p. 6 et 7) : « La biologie générale est surtout une religion ; … elle résout les problèmes les plus passionnés qui se posent à nous, ceux qui intéressent notre nature même et auxquels nous tenons par-dessus tout. »

D’autre part, cette biologie générale, qui a ce merveilleux privilège d’absorber toutes les connaissances humaines, à quoi se réduil-elle pour l’auteur ? — Lui-même nous le dit : à un pur matérialisme quantitatif :

« La biologie que je rêve, assure-t-il, est une

philosophie, ou, si vous préférez (c’est tout un pour moi), une mécanique des êtres vivants » (De Vhomme à la science, Flammarion, 1907, préf., p. v). La vie n’est, en elfet, à ses yeux, qu’un phénomène mécanique ; c’est même là le titre d’un des chapitres de ses Eléments de philosophie biologique (Wcan, 1907). De preuves, il n’en apporte aucune : bien plus, il croit inutile d’en apporter, la chose lui semblant évidente, puisque les phénomènes dits organiques peuvent être soumis à la mesure : « Je crois que tous les faits sont susceptibles d’une narration mathématique. .. c’est pour cela que je ne suis pas linalisle. n (Science et conscience, p. 6) D’ailleurs, la vie ayant succédé sur la terre aux transformations de la matière inanimée, n’enfaut-il pas conclure, en vertu du déterminisme universel, que celle-là est sortie de celle-ci ? Ce « transformisme philosophique », comme il l’appelle lui-même quelque part (Crise du transformisme, Alcan, 1908, p. 21), explique non seulement l’origine des premiers organismes, mais leur dilTérenciation progressive jusqu’aux espèces actuelles et spécialement jusqu'à l’homme : Le transformisme croit à l’apparition de l’intelligence de l’homme dans un monde où il n’y avait rien de comparable à l’intelligence de l’homme. » (ib.) L'évolution s’opère par progrès insensibles et, comme l’a établi Lamarck, sous l’influence prépondérante du milieu : a Les êtres vivants ne sont pas séparables du milieu : ils n’existent que par lui. » (De l’homme à la science)

F. Le Dantec ne peut ignorer ce qu’a de contraire aux convictions courantes cette réduction de la personnalité humaine à un pur mécanisme matériel ; il ne desespère pas cependant, sinon de la démontrer (à cela, nous l’avons dit, il ne songe même pas), du moins d'établir qu’elle ne répugne point. A cet effet, posant en principe que le prolilème de la vie, trop complexe chez les êtres supérieurs, ne peut s'étudier utilement que dans les vivants les plus rudimentai res, il cherche à établir que tous les phénomènes constatables à l’expérience chez les organismes inférieurs peuvent s’expliquer par les lois pliysico-chimi ques. Puis, s’elTorçant de ramener par lanalyse la vie des êtres perfectionnés à ses cléments les plus simples, il étend à ces derniers son explication méc. mique et croit pouvoir conclure : « Il n’y a qu’une physique, qu’une chimie, qu’une mécanique, aux lois desquelles sont éternellement soumis les éléments constituant tous les corps vivants ou bruts. Le fonctionnement de ces corps vivants ou bruts, si complexe qu’il puisse paraître, ne saurait donc faire exception au déterminisme le plus rigoureux, puisqu’il est toujours et uniquement la synthèse de phénomènes élémentaires rigoureusement déterminés par les conditions dans lesquelles ils se produisent. » (Rei’ue encyclopédique Larousse, 28 avril 1898, la Conception moniste, p. 358, col. i)

Reste, après cette ex[)lication audacieuse de l’organisme, une dilliculté plus redoutable encore que la précédente, le mystère de la vie consciente. L’auteur croit y échapper, en affirmant que le psychique n’est qu’un épiphenomène, sans réalité propre comme sans influence sur le déterminisme universel, ombre ou tout au plus simple reflet du phénomène biologique :

« Notre conscience n’est qu’un reflet extérieur de

l'état structural de notre corps… Le mot épiphenomène a été inauguré pour rappeler que cette conscience n’a aucune qualité directrice, qu’elle est seulement témoin, dans chaque molécule, de l’existence de cette molécule. » (Truite de biologie, Alcan, 1902, p. 4^5) Au reste, cet épiphenomène, comme tel, n’a pasplusbesoind une explication spéciale qu’il n’a d’activité réelle ; en effet, nous assure toujours l’intrépide écrivain, « la matière jouit, en dehors de ses propriétés physiques et chimiques, de la propriété de conscience » ; d’ailleurs, gardons-nous de l’oublier, (I tout se passerait exactement de la même manière dans la nature, si cette propriété de conscience était retirée à la matière, ses autres projjriétés restant les mêmes » (Le déterminisme biologique et la personnalité consciente, Alcan, 1898, p. 34). C’est assez dire que la liberté humaine n’est qu’une illusion : « La pensée résulte d’un mécanisme déterminé ; je ne crois pas à la liberté, et cela est fondamental chez moi » (/.'athéisme, Flammarion, 1907, p. 7) ; et encore (/, es limites du connaissable, Alcan, 1908, p. 84) : « Nous sommes tous des pantins soumis à ces lois (les lois du déterminisme). »

En somme, F. Le Dantec semble ne vouloir faire rentrer dans la biologie générale les sciences philosophiques et morales que dans le but de les sup[>rimer. S’il traite de la connaissance humaine, c’est, nous venons de l’entendre, pour nier la pensée en la réduisant à un pur mécanisme ; il n’est pas jusqu'à la connaissance sensible, qu’il n'éprouve le besoin de mutiler, en limitant ses données utiles au seul sens de la vue, pour la plus grande gloire du monisme intégral (voir Lois naturelles, Alcan, igoi, p. 24l). La volonté, de son côté, n'étant pas libre et n’ayant même aucune influence sur le cours des phénomènes, n’a pas plus de réalité que la pensée. Quant à la personnalité individuelle, dont la conscience atteste invinciblement à chaque homme l’unité et l’identité, l’auteur a cru devoir lui consacrer tout un livre. Le déterminisme biologique et la personnalité consciente ; mais c’est pour la réduire à une simple somme, la somme de ces consciences élémentaires, qu’il attribue gratuitement aux atomes matériels. Une telle interprétation équivaut, après qu’on a déjà supprimé la pensée et la volonté, à nier le Moi lui-même. Que reslc-t-il dès lors de la psychologie ? La morale et la sociologie ne sont pas daanlage épargnées : « Le 895

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sens du bien et du mal, c’est, déclare-t-il sans ambages, une particularité de notre cerveau qui résulte, comme nos autres caractères, des hérédités ancestrales. » (Limites du connaissable, p. 131) Peu d’années après, il précisera encore : la biologie générale, cette science universelle, la seule légitime d’après lui, la biologie ignore le bien, le mal, la justice, la responsabilité, le mérite : elle répudie toutes les notions qui sont la base d’une organisation sociale. Parler d’un individu responsable est, en biologie, une absurdité. " (De l’homme à la science, préf., p. vi) Inutile de nous demander ce que Le Danlec pense de la religion : la réponse est donnée par le titre même d’un de ses ouvrages déjà cité, l’Athéisme. Si le mot de religion est conservé par lui, c’est, nous l’avons vu, pour en faire honneur à la biologie telle qu’il l’entend, c’est-à-dire, suivant l’exemple de M. Hæckel, à ce monisme pour lequel il a écrit tant d’articles et tant de livres.

Il n’entre pas dans notre sujet de discuter les hypothèses scientiUques qui y sont exposées, parfois agrémentées d’attaques sans indulgence à l'égard des adversaires : un savant, qu’on ne saurait soupçonner d’incompétence en cette matière, a cru pouvoir, à propos d’un mémoire sur VHérédité, qualilier en ces termes sévères le procédé habituel de l’auteur : ï Fournir des explications verbales qui n’expliquent rien, vagues et simplistes, sans se soucier des objections capitales, qui restent dans l’ombre, et des lacunes énormes, qui restent béantes, i (Yves Uelage, Année biologique, 1902, p. lvii) Quoi qu’il en soit de ce point, passant condamnation sur les théories strictement biologiques, discutons la construction philosophique qu’on prétend élever sur ce fondement : quelques courtes remarques suffiront à en montrer l’irrémédiable inconsistance. L’auteur eùt-il rigoureusement démontré, ce qu’il est loin d’avoir fait, ce que personne d’ailleurs ne pourrait faire, que les phénomènes de la vie végétative s’expliquent tous par les seules lois de la matière, de quel droit étendrait-il son interprétation purement mécanique aux manifestations, si évidemment supérieures, de la sensation et de la pensée ? On ne se débarrasse pas de ce redoutable problème en iniligeant, contre l'évidence des faits, à la vie consciente tout entière, dont la puissance s’exerce si visiblement sur la direction du déterminisme matériel, l'éliciuette A'épi^/ie'/io/iièHe, qui d’ailleurs, supposerait elleaussi, bien qu'à un autre titre, la négation des lois rigides de ce même déterminisme dont on se fait un argument. (Voir, sur ce point secondaire. Eludes, t. CXVIIl, Conscience et monisme, p. 313, 314)

De plus, la méthode analytique, chère à F. Le Dantec, et qui l’amène à combattre ce qu’il appelle l’erreur individualiste, a le défaut de méconnaître, et de laisser par suite sans explication, le problème de l’unité et de l’identité, incontestables pourtant, de l'être vivant. Enlin et surtout, a-t-on donné la raison suffisante de l’existence d’une machine, pour avoir fait l’analyse de tous les éléments qui la composent et exposé la théorie de son fonctionnement ? Dans la prétendue démonstration de son monisme, il y aune question que ce fécond écrivain a obstinément laissée dans l’ombre, et c’est justement la principale, la question des origines : origine, sinon de la matière qu’il suppose éternelle, au moins de son mouvement, origine de la vie, origine de la conscience, origine de la pensée, origine de la morale, de la société, de la religion ; croyait-il avoir tout dit en affirmant que toute réalité, étant susceptible de mesure, a nécessairement son explication dernière dans les éléments matériels ? L’affirmation ftit-elle aussi vraie qu’elle est manifestement fausse, elle resterait une pure affirma tion, nullement une explication des choses, tant qu’elle n’aurait pas montré comment le plus peut spontanément sortir du moins. Peut-être, après tout, l’auteur qui a été capable d'écrire sur le problème de la mort les pages étonnantes publiées récemment par la Iteyue philosophique (février 1916), n’a-t-il jamais compris le véritable sens de ce mot de problème en science pas plus qu’en philosophie.

C. — Si nous avions à faire ici 1 histoire complète du monisme biologique, il faudrait, aux noms plus représentatifs de MM. Hæckel et Le Dantec, en ajouter bon nombre d’autres, sinon toujours de pliilosophes proprement dits, du moins de naturalistes, de tous ceux, pourrions-nous dire, qui ne croient pas à un Dieu personnel. Sans doute la plupart, se limitant d’ordinaire au point de vue scicntiiique, se contentent, dans leurs ouvrages, de supposer clairement les postulats du monisme : ainsi, en France, Alfred Giard, MM. Yves Delage, F. Houssay, CuKNOT ; les Allemands BiirscHLi, Driesch, Ostwalu, le Suédois Svante Arhhénius, le biologiste américain Jacques Loeu. Mais c’est ouvertement que d’autres professent la philosophie athée et unitaire et s’en font les vulgarisateurs. Bornons-nous à citer les plus connus.

1) — a) En Allemagne, David Strauss (iSoS-iS’jii), le trop fameux auteur de la Vie de Jésus, publiait peu d’années avant sa mort un dernier ouvrage sous ce titre : L’ancienne et la nouvelle foi (187a). Le premier, parmi les philosophes allemands, il y faisait une adhésion retentissante à l'évolutionnisme hæckelien et, trente-sept ans après avoir renié le Dieu de l’Evangile, il en venait à répudier même le Dieu personnel du théisme. Il n’apportait d’ailleurs à la doctrine nouvelle que son nom et un enthousiasme aveugle pour la science expérimentale, sans enrichir le monisme d’aucun argument, ni même d’aucune conception nouvelle.

b) Trois ans plus tard, Ludwig Noire (1829-1889) donnait à son tour son grand ouvrage, Der monitisclie Gedanke (Leipzig, 18^3) suivi d’autres publications qui, tout en révélant de notables changements dans sa pensée, le montrent constamment fidèle à l'évolutionnisme absolu. Quelques passages empruntés à La l’ensée monistique donneront une idée suftisante des vues de Noire : « La matière, y lisons-nous, est l'être, la substance, le principe éternel, que la science poursuit jusque sous sa forme la plus simple, dans sa première manifestation à laquelle on donne le nom d’atome. L’atome ne contient rien de plus que les deux attributs primordiaux et constants de l'être, le mouvement et le sentiment » (p. 68). a Le sentiment ne se développe que par l’efTet du changement, lia pour propriété essentielle de se modifier sous l’action du temps, c’est-à-dire par la répétition fréquente des mêmes impressions » (p. 49). -^u reste, l'élément substantiel et fondamental des choses, tel que l’entend Noire, rappelle plutôt la monade leibnizienne que l’atome du pur matérialisme : « Cha<[ue être, nous dit-il encore (p. laS), est une monade dont l’essence intime est exclusivement de nature spirituelle, dont le corps est une matière en mouvement, un composé mécanique qui doit sa forme, sa grandeur à l’action du principe spirituel, auquel il est associé. » Mais une telle interprétation du monisme n'équivaut-elle pas à un véritable dualisme ? Quant aux théories biologiques et transformistes de l’auteur, elles ne sont guère que la reproduction de celles de Hæckel, dont Noire accepte, les yeux fermés, les hypothèses les plus hasardées.

c) Sans rester aussi lidèle, il s’en faut, aux postulats darwiniens, Eugen DiiHRiNO, le philosophe aveugle (né en 1833) qui eut en 1875 son heure do 897

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célébrité(voir Revue des Deux Mondes, 1877, V" vol., p. 210), peut èlre joint aux philosophes allemands procéilents, en raison du moins ilu caractère biologique de son monisme, exposé surtout dans son Cursus der Philosophie (Leipzig-, Koschny, 1875). La sensation consciente est pour lui non seulement le terme, mais le but de la tendance colutive de la matière vers la vie ; malheureusement cette évolution Unale se montre, s’il est possible, bien plus inexplicable encore dans son système que dans les précédents. Il refuse en efTet de voir dans la sensation une pure transformation du mouvement matériel, cjui ne serait qu’une condition de la conscience, comme de toute autre manifestation chimique ou biologique de l’Etre ; il n’admet pas, d’autre part, qu’on doive, avec Hæckel, reconnaître à toute matière un psychisme rudimentaire. Il n’en faut pas moins affirmer, comme un postulat nécessaire, que la vie a soudain surgi du sein de la matière, dès qu’ont été réalisées les conditions mécaniques favorables. C’est du fond même de l’Etre, jusque-là purement matériel, que seraient nées ces énergies nouvelles, dont est sortie peu à [leu, avec la vie et la conscience, la diversité spécltique des individus. Ajoutons que Diiliring rejette catégoriquement quelques autres dogmes communément admis par les monistes, spécialement l’inlinilc du monde, l'éternité de l'évolution et la sélection naturelle.

2) — a) En France il suffira de mentionner : Vachhh DR Lapouge, traducteur et admirateur de Hæckel, et qui a trouvé le secret de rivaliser avec son maitre en attaques imbéciles et haineuses contre le christianisme (Le Monisme, Paris, Schleicher, 1897 — voir surtout Préfîtfe, p. 6-8) ; un autre traducteur des o ?uvresdu biologiste d’Iéna, Jules Soury (1842-ig15), philosophe en même temps que physiologiste, qui n’hésite pas à considérer l’univers » comme un nuage de matière cosmiqvie, passant par différents états de condensation, et produisant tout ce qui existe, sans but ni dessein » (Itiéviaire de l’histoire du matérialisme, Paris, 1881, Ill « partie, C), et qui fait sienne la théorie de la conscience épiphénomène (Sisti’mc neiveuj- central, Paris, 1899, t. ii, p. 1778) ; enlin le docteur Julien Pioger qui expose dans le Monde physique (.lcan, 1892) une « théorie inlinitésimale de la matière », composée, suivant lui, d'éléments ultimes indifférenciés et équilibrés j)ar couples ; dans un second ouvrage (l.a Vie et la Pensée, Alcan, 189.3), couiplélé par un article de la Revue pliilosophifjue quin 18g/|, p. 634), il tente de réduire tous les iihénomènes, vie morale et sociale comprise, à la sensation, et la sensation elle-même à des vibrations moléculaires. Pour conûrmer son interprétation, il en appelle à la loi du solidarisme organii/ue qui régirait le monde entier des vivants, et à celle de Véiiuilihration universelle, à laquelle se ramèneraient toutes les lois particulières de l'évolution. C’est dire que sa manière se rapproche de celle de F. Le Dantec, avec plus de tenue toutefois et de sérieux dans la forme : tout autant que ce dernier, il semble prendre pour des explications décisives de pures formules et des néologismes sonores ; comme lui encore, sous l’apparat décevant d un style à prétentions scientifiques, il ramène en réalité le monisme biologique aux conceptions enfantines d’un matérialisme suranné.

Trois auteurs toutefois, quoique assez peu connus, méritent, semble-t-il, d'être mis en relief, à cause de la contribution vraiment personnelle que, à des degrés divers, ils ont tenté d’apporter à la doctrine que nous discutons.

i) Dès 1842, un philosophe aujourd’hui oublié et qui n’eut pas, à vrai dire, même de son temps grande

Tome III.

notoriété, Charles LEMAins proposait, sous ce titre assez vague : Initiation à la philosophie de la liberté, une théorie à visées franchement iiolltiques et démocratiques, mais « pii, de fait, contenait en germe tout le monisme biologique actuel. Maintenant contre les anathèmes d’Auguste Comte la légitimité de la métaphysique, il affirmait que l’induction fondée sur l’expérience contraint la raison humaine à voir dans l’univers le proiluil nécessaire d’une multitude d’atomes éternels, étendus, spontanément actifs et pourvus d’une connaissance instinctive, qui fait déjà songer à l’inconscient de Schopenhauer et de Hartmann. A l’appui de cette dernière affirmation, il invoque un argument que développeront aussi plus tard les volontaristes : « Si la cause n'était pas nécessairement savante, remarque-t-il, comment concevrait-on la pro|iortion, la régularité, l’harmonie qui se révèlent dans les formes géométriques des minéraux et dans les organisations diverses ? » (Initiation…, t. 11, p. 11) Sans parler des autres objections auxquelles succombe tout monisme biologique, il est aisé de voir que cette preuve, logiquement poussée à ses dernières conséquences, suffit à condamner l’hypothèse en faveur de laquelle on la produit.

c) A la fin du siècle, une Bretonne, que l’engofiment alors à la mode [lour la science et pour les utopies sociales avait rendue infidèle à toutes ses convictions premières, Clémence lioYER (1830-1902), renouvela, probablement sans l’avoir connue, la tentative d’explication de Charles Leniaire. En 1881, dans le livre intitulé Le Rien et la Lui 7 » o/fl/e (Paris, Guillaumin), elle esquissait son système, dont elle donna vingt ans après l’exposé définitif dans son dernier ouvrage (La Constitution du monde. Dynamique des atomes, Paris, Schleicher, 1900). Elle y défend sous le nom de siitistantialisine, une sorte d’atomisme dynamique et vitaliste, d’après lequel la substance cosmique éternelle, à la fois matière, force et esprit, se présente, suivant le degré de force expansive de ses éléments individuels, sous trois états, l'état éthéré, l'état matériel et l'état vitali/cre.

Inutile de résumer cette indigeste élucubration de 900 pages, à plus forte raison de discuter une cosmogonie toute fantaisiste, arbitrairement déduite a priori, en dépit de visées pseudo-scientifiques, et dont le moindre défaut est de heurter à chaque instant les conclusions géiiérakment admises par les savants autorisés, dès qu’elles ne cadrent pas avec les exigences de la théorie. Signalons seulement, dans le domaine plus proprement philosophique, deux affirmations dont l’auteur a cru l)on d’enrichir l’atomisme vulgaire. Elle attribue à chaque élément premier de la matière cosmique, au lieu du pur instinct imaginé par Charles Lemaire, la capacité d’acquérir, par ses rapports avec les éléments voisins, une perception sourde sans doute, mais analogue à la sensation consciente. D’autre part, le monisme biologiste, pour faire honneur à la matière de ces virtualités psychiques, se borne en général à invoquer la nécessité d’expliquer l’existence actuelle de phénomènes mentaux : on connaît là-dessus les déclarations de MM. Hæckel et Le Danlec, et nous venons de dire que c’est aussi la position de Lemaire. Clémence Hoyer ne recule pas devant une tentative autrement hardie : celle de déduire de la nature même de la matière ses propriétés psychiques. H lui parait que l'étendue, loin d'être incompatible avec ces propriétés, comme l’affirment couramment les spiritualistes, est au contraire la condition première et essentielle de la pensée, parce qu’elle est la condition du contact, sans lequel la sensation, et, par suite, la conscience seraient impossibles : « Quelle

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est en somme, nous dit-elle, la condition et la nature de toute sensation ? C’est le contact, c’est la limitation réciproque qui en résulte… L'être ne devient conscient que s’il rencontre d’autres êtres qui le modilient en le limitant. » (Le Bien et la Loi morale, W partie, C. iv, passim) Bientôt elle ajoutera intrépidement : a S’il est établi que la pensée et la conscience ne peuvent exister sans le coi^cours d’une matière étendue et impénétrable, il cesse de répugner que toute matière étendue et irapénétraljle puisse penser ; il devient probable, au contraire, que chacun de ses éléments est individuellement capable d’un minimum de conscience et de pensée qui, dans la collectivité organique, se manifeste par des volitions autonomes externes, d’un ordre seulement plus élevé. »

On voit assez que cette manière d’entendre et de prouver les propriétés psychiques de l’atome n’est pas faite pour supprimer ou diminuer les dillicultés communes à tout matérialisme. N’y a-t-il pas une vraie gageure contre le sens commun dans cette prétention d’enchaîner la pensée à l'étendue et de faire ainsi dépendre toute connaissance d’une condition qui est la négation même de l’unité essentielle à la conscience ? De plus, si l’obscurité des notions d’instinct et d’inconscient réussit à voiler quelque peu l’opposition entre le matériel et le psychique, cette contradiction n’apparait-elle pas dans tout son jour, dès qu’on prèle à l’atome une véritable perception analogue à la sensation consciente ? L’ouvrage de Clémence Royer, fruit d’un labeur incessant poursuivi pendant plus d’un demi-siècle, et célébré de confiance par des admirateurs imprudents comme un clief-d'œuvre au moment de son apparition, était voué d’avance à un oubli rapide et mérité.

(1) Avant qu’elle se fût elle-même décidée à livrer au public La Constitution du monde, un autre écrivain qui se rattache par son âge à la génération suivante, mais dont la carrière devait se terminer prématurément, imaginait, lui aussi, une cosmogonie strictement moniste. C'était un Roumain, Basile Conta (1816-1882). professeur de droità l’Université de Jassy et unmomentminislre de l’Instruction publiquedans son pajs, mais dont les ouvrages principaux ont été soit édités, soit du moins traduits en français. Celui dont nous avons à nous occuper ici, La Théorie de l’ondulation uriii^erseUe, terminé peu de temps avant sa mort, ne parut en volume que douze ans plus tard, dans une trailuction due à Rosetti Tescanu (.Mcan, 18j3). L’auteur, pour faire de sa théorie un monisme absolu, va jusqu'à idenlilier la force et la matière, la première n'étant pour lui que l’ensemble des propriétés matérielles. L’univers, infini et divisible à l’infini, est constitué par six éléments physiquement inséparable ?, le vide, les atomes, le mouvement, la nécessité, l’espace et le temps, bizarre mélange où, comme dans certaines philosopliies primitives, l’abstraction coudoie la réalité. La loi de cet univers est la variabilité, la métamorphose étant comme l’essence de ta mat'ère. Toutes les formes sont passagères, quoique à des degrés dilTérent^ ; mais les unes sont évolutives, les autres ne le sont pas, et les premières seules importent. Chaque forme évolutive, qu’elle soit, étoile ou animal, planète ou brin d’herbe, homme ou microbe, passe par une série de degrés, d’abord ascendante, j)uis descendante. La courbe de cette évolution est appelée onde par l’auteur, et la vie n’est pour lui que « l'éfOlutlon ondutiforme de la matière » (ouvrage cité, p. 62). Mais si chaque forme évolutive, prise en ellemême, peut être ainsi assimilée à une onde, chacune de ces ondes en renferme d’autres et fait partie ellemême d’une onde supérieure, et cela indéfiniment :

c’est ainsi par exemple que, pour Conta, ce qu’on appelle la vie organique n’est que l'évolution matérielle, sous forme d’onde, des parasites de la terre, elle-même forme évolutive plus élevée. En somme, l’ondulation universelle est la loi fondamentale de la matière : de là le titre de l’ouvrage.

Ce résumé, tout incomplet qu’il est, et qui laisse en particulier de c6té les théories de l’auteur sur l’origine autogonique de la vie et la formation des espèces, théories inspirées surtout de Lamarck et de Hæckel, sulTit à manifester l’inanité du système. La conception dominante, la plus originale aussi, celle de l’ondulation, peut être une idée ingénieuse, mais n’est qu’une hypothèse et, défaut plus grave, une hypothèse dont le caractère essentiel d’universalité que lui attribue Conta n’a aucun fondement dans l’expérience. D’ailleurs, cette prétendue loi fondamentale de la matière, fût-elle aussi conforme aux faits qu’elle l’est peu, n’avancerait en rien la solution du seul problème important, celui de l’explication du monde. Quel savant s’imaginerait avoir révélé la raison d'être d’une loi, par le seul fait iju’il en a exactement dessiné la courbe ? Sans faire ressortir les autres postulats gratuits ou même antiscientiliques de la théorie, conteutons-nous d’en tirer une conclusion qui vaut en réalité contre toute explication strictement unitaire des phénomènes. Pour échapper sans doute au reproche de dualisme déguisé qu’on peut faire aussi bien au dynamisme de Clémence Royer qu'à la plupart des cosmologies monisles. Conta, nous l’avons dit, identifie absolument la force et la matière ; mais cette identification, vrai défi porté à la raison non moins qu'à la science, montre assez que le monisme ne peut être logique jusqu’au bout sans trahir sa contradiction fondamentale.

D. — On le voit, les systèmes biologiques, loin d être plus heureux que les précédents dans leur tentative de nous donner l’explication adéquate des choses, n’arrivent même pas au but spécial qu’ils se sont assigné, celui de nous montrer comment la vie peut sortir, par dilTérenciation progressive, des seules forces de la matière, et ils succombent à plus forte raison à toutes les objections justement opposées, soit au matérialisme, soit à l'évolutionnisii.e absolu.

Vil. Monisme naturaliste. — Parmi ces objec lions, il en est une qui leur est commvine avec le monisme idéaliste : c’est l’irréductibilité mutuelle que nous venons de signaler, du phénomène matériel ou mécanique et du phénomène menial ou seulement conscient. Du Bois Reymond, dans son fameux discours de Leipzig (Les bornes de lo philosophie naturelle, voir Fei’ue scientifique, 187'), 10 oct, p. 343). y reconnaissait une énigme inso-j lubie. DilTérents philosophes ont cependant lentt ' de la résoudre. L’explication la plus en vogue a été i désignée sous le nom de théorie « du dedans ou du dehors r>, ou encore « du double aspect ». Défendue avec des nuances diverses, par Fechnbr, par Taixb. par Ardigo et les autres écrivains de la. Hivista italiana di filosnfia, par bien d’autres encore, elle est clairement exposée en ces termes par Mgr d’Hulst {Conférences de iSgr, p. 378) : « Selon le mot de AI. Taine, les phénomènes sp’rituels et corporels se- ; raient identiques dans leur réalité propre, mais dis-j tincts seulement par la manière dont on les ob serve. 'Vus du dehors, ils sont corporels ; vus du dedans, ils sont d’ordre idéal. L’unité devient ainsi plus étroite encore entre toutes les choses qui s'é chelonnent dans l’univers : il n’y a pas seulement entre elles un lien de succession, il y a une sorte 901

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d’identité. L’esprit, comme dit M. Paulhan, est une fonctiuu de la matière ; mais la matière est une conception de l’esprit. Qu’on cesse donc de nous demander comment l’esprit, qui est plus, sort de la matière, qui est moins. Il n’en sort pas, il la pénètre. Avant d’apparaître et de se manifester par les pUénomènes de pensée consciente, il existait déjà dans l’univers physique à l'état de pensée inconsciente, qui en dirigeait l'évolution, et l'état conscient n’est que le dernier terme où est venue aboutir cette évolution, n

Malgré les protestations que le sens commun fait entendre contre cette dernière conception de la théorie unitaire, il est facile de montrer qu’elle est l’aboutis'^ement naturel et, pour ainsi dire, nécessaire de tout monisme pleinement logique. La doctrine exige, en elVet, par délinition le rejet de tout dualisme objectif, par suite de la distinction réelle, non seulement de l’intini et du Uni, mais de l’esprit et de la matière. D’autre part, le matérialisme absolu s’est montré aussi impuissant à faire dériver le mental du physique, que l’idéalisme strict à ex[)liquer l'étendue par le psychique. Il ne restait donc d’autre ressource, si on ne voulait supprimer ni l’un ni l’atltre, que de les identilier. Il serait aisé d’interpréter déjà dans ce sens plusieurs des systèmes précédemment exposés, spécialement ceux de Vacherol, de Noire, de Charles Lemaire et de Clémence Royer. En tout cas, c’est le parti auquel s’arrêtent, plus ou moins explicitement, presque tous les monistes contemporains, ceux surtout qui se sont spécialement préoccupés du point de vue philosophique de la théorie.

i) Ajoutons néanmoins que, sous cette communauté de doctrine, se retrouvent encore bien des nuances, dues en grande partie, semble-t-il, aux habitudes d’esprit dominantes des différents auteurs. Quelques-uns craignent tellement de dédoubler la réalité, qu’ils en viennent à la supprimer, si du moins on prend à la lettre leurs délinitions successives de l’esprit et de la matière. Qu’on se rappelle laformulede M. Paulhan, citée par Mgrd’Hulst. C’est une impression semblable que laisse, à une première lecture, L’Histoire du matérialisme de Friedrich-Albert Lange (1826-1875. Geschichte der Materialismus, Iserlobn-Leipzig, 1866-1875 ; traduction de B. Pommerol, Paris, Reinwald, 1 878- 1 880). L’auteur semble vouloir y montrer tour à tour que la pensée peut se réduire à une modification du i>liénomène matériel, puis, que la matière n’est qu’une création de l’esprit ; si bien que certains critiques, comme Gonzalez, font de Lange un simplematérialiste (///stoire de la phil., traduct. Pascal, Lethielleux, 1891, t. IV, p. 235), tandis que d’autres, avrc plus de fondement d’ailleurs, voient en lui un idéaliste décidé. Enlin M. Max VERWonN (né en 1863). dans la préface de sa Plirsinlofiie générale, affirme d’abord : « Si je m’en tiens toujours et uniquement au seul fait incontestable que le monde matériel est ma propre représentation, j’aboutis, par une plus mûre réffexion, à la conclusion que, seule, mon àme existe réellement » (Allgemeine Physiologie, 18g5, p. /|r) ; puis, quelques pages plus loin (p. 53) : « Jamais il ne se trouvera pour la physiologie un autre principe d’explication des phénomènes vitaux que celui de la physique et de la chimie, relatif à la nature inanimée. »

2) Le plus souvent toutefois, il y a effort réel pour identilier « le dedans et le dehors » sans sacrifier ni l’un ni l’autre ; mais, même dans ce cas, l’un des deux tend presque toujours à dominer. Ainsi chez beaucoup d’auteurs, encore férus de préjugés scientistes, on se trouve en définitive vis-à-vis d’un matérialisme honteux qui se voile à peine çà et là de quelques

formules plus ou moins spiritualistes ; par exemple, chez il. Emile Fehrière (/.a cause première d’après les données expérimentales, Alcan, 1897) ; chez M. Lucien Arréat, qui écrit : « Tout ce qui existe se résout, pour le monisme moderne, en atomes qui sont à la fois matière, vie, esprit, en éléments substantiels où résiderait, comme dans le germe, la puissance de tout développement ultérieur s> (/.es croyances de demain, Alcan, l8g8, p. 135) ; chez le médecin belge Ch. HmioN (Essai de synthèse évolutionniste uu monaliste,.lcan, 1900) ; chez M. André Cresson (Les bases de la philosophie naturaliste, Alcan, 1907), qui a d’ailleurs la modestie, rare dans cette école, de ne proposer son interprétation du monde qu'à titre d’hypothèse ; enfin, tout récemment, chez M. L. Bardonnkt, dont le néomonisme, beaucoup plus dogmatique, sinon mieux étayé, se résume en cette affirmation péremptoire : Il La mécanique des choses est en même temps l’esprit des choses. « (L' Unii-ers-Organisme, Paris, Ficker, 1914)

Quelques philosophes au contraire, surtout parmi les psychologues, mieux pénétrés de l’impuissance absolue de tout matérialisme à expliquer la conscience, se trouvent par là même rejetés vers l’idéalisme, tout en se défendant de faire du phénomène matériel une pure création de l’esprit ; mais, s’ils se rapprochent par cette orientation générale de leur pensée, ils ne laissent pas d’accuser, eux aussi, de singulières divergences dans la conception qu’ils se font du sujet et de la nature de l'évolution universelle, non moins que dans la méthode qu’ils adoptent pour établir ou exposer leur système. Au lieu de nous perdre dans cette variété de théories, souvent aussi peu viables qu’arbitraires, nous résumerons celles qui peuvent passer pour les plus représentatives par leur originalité ou leur notoriété.

a) En Italie, le premier et le plus connu des défenseurs du monisme du double aspect est un prêtre apostat, devenu positiviste intransigeant, Roberto Ardigo (né en 1828). Dès 1877, il exposait toute une cosmogonie dans un ouvrage dont le titre ne laisse guère deviner les visées philosophiques (l.a formazione naturale net fatto del sislema solare, Padoue). L’auteur ne fait qu’y transformer en monisme athée l'évolutionnisme spencérien, d’où il commence, dans ce but, par exclure l’Inconnaissable : c’est en effet, d’après lui, pour n’avoir pas été fidèles jusqu’au bout à la vraie méthode empirique et pour s'être laissé inconsciemment dominer par les préjugés d’une métaphysique désuète, que les écoles positivistes anglaises aussi bien que françaises ont posé des bornes infranchissables à la connaissance humaine. A la notion injustifiée de l’inconnaissable il faut substituer la notion de [inconnu et tenir pour certain que la science fera constamment reculer cet inconnu. Dès maintenant, nous pouvons affirmer qu’il n’y a ni Absolu, ni Cause première, ni transcendant d’aucune sorte ; il n’y a mêuie ni sujet, ni objet : ce sont là autant d’abstractions, sous lesquelles nous rangeons les phénomènes perçus et parfaitement connaissables ; il y a le fait, que nous donne seul la sensation immédiate ; le fait est divin, l’explication est humaine (La dutlrina spenceriana deULnconoscibile, Rome, 1899).

Que nous apprend donc du monde, d’après Ardigo, la science positive ? Elle nous dit que le fond des choses, l'être est l’indistinct, infini et éternel, soumis à une évolution incessante et rigoureusement continue, dont la loi absolument générale et universelle est la différenciation croissante ; au reste, ce devenir des choses consiste dans le passage incessant, non seulement de l’indistinct au distinct, mais encore du 903

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distinct à l’indistinct. La distinction se manifeste à nous de devix manières : dans l’espace, elle porte sur la matière et produit des formes et des figures nouvelles ; dans le temps, la distinction porte sur la force et donne naissance à des phases diverses et à un rytlime spécial. Miiis, dans sa réalilé, le fait est à la fois et indivisiblemenl force et matière, la force correspondant à l’aspect temps ou succession, la matière à l’aspect espace ou coexist<nce. — De niêiue, le sujet el l’objet ne sont que des ])roduits de l’activité mentale, dus au jeu de l’associalion ; les données primitives, loin de les supposer, sont les matériaux qui servent à les former. Ainsi les distinctions, qu’elles portent sur la matière ou sur la force, sont purement subjectives et ne rompenl en aucune manière la continuité de la réalité. Inutile donc d’imaginer quelque cause extérieure que ce soit pour expliquer l’action d’une partie de la matière sur une autre ou la liaison d’un moment de la force avec un autre moment : la réalité de l’indistinct fonde la solidarité de toutes les parties de la malière aussi bien que l’homogénéité de tous les instants successifs où se déploie la force. Inutile aussi d’imaginer une Providence ou une linalité : ce sont là encore des illusions dues aux limites actuelles de l’humaine connaissance. Le chaos absolu n’est ([u’une conception abstraite comme celle delà matière sans forces : qu’on remonte aussi haut que l’on veut, on trouve toujours la matière dans un état déterminé et se préparant, par l'établissement d’un ordre qiielconque, à l'établissement d’un ordre su|iérieur. Pour qu’un être existe, il faut sans doute (]u’il ait trouvé des conditions favorables et, celles-ci disi)araissant, il disparaîtra avec elles ; mais l’ordre est dans le détail, il ne s'étend pas à l’ensemble. Bref, pour conclure encore par les paroles mêmes de M. A.Espinas, de q>ii nous nous sommes surtout inspiré dans le résumé qui précède : « On peut dire du système Ardigo que c’est un mécanisme où le monde sans Dieu est gouverné pour le mieux par le hasard. » (Pliiluso/)hie expérimentale en Italie, Revue philosoiihiijue, janvier 1879, p. 37)

A l’exposé de cette cosmologie rudimentaire, bien gratuitement portée par l’auteur au compte de la science, fût-elle positive, on peut se demander tout d’abord ce qui la distingue du plus vulgaire matérialisme. Mais, à y regarder de plus près, le peu que nous en avons dit sudit à montrer qu’elle linil par se résoudre, comme celle de Lange, en un idéalisme absolu. Les déterminations qui font pas'^er le continu de l’indistinct au distinct sont, en eiïel, i Pieuvre de la seule pensée, non pas de la pensée en général, mais de l’esprit de chaque homme, tel qu’il se trouve à un moment donné, à un point de l’espace, dans un état particulier, en raison de l'évolution antérieure et des conditions présentes de l’ensemble. Cette pensée au reste est identique à la nature même sur laquelle elle s’exerce, multiple el successive comme elle. Se représenter l’esprit comme un être simple qui entrerail en communication avec une matière extérieure, c’est le condanmer à ne rien savoir, puisqu’il ne pourrait sortir de lui-même pour aller contrôler dans la réalité la conformité île ses conceptions avec leur objet. Force est donc de lui attribuer la multiplicité et la succession qu’il met dans la matière et dans la force. D’ailleurs, n’est-il pas nature lui « aussi, puisqu’il fait partie de ce monde qu’il se représente ? Quoi d'étonnant dès lors qu’il se rattache, en tant t|ue ilislinct. à l’indistinct universel, qu’il soit un fragment du double continu qui fait le fond des choses'.' Quelle est, en dernière analyse, la ïialure de cet ensemble, de ce continu, de la réalité fondamentale se manifestant ainsi par son

évolution même sous ce double aspect d’espace et de temps, de matière et d’esprit ? A ces questions, d’après Ardigo, il n’y a point de réponse : expliquer en elTet, c’est distinguer ; par suite, vouloir expliquer le continu, c’est le sup[)rimer en le déterminant. ! La seule chose qu’on puisse dire, c’est qu’il s’impose comme la condition préalable de toute pensée et que c’est de lui que se dégagent simultanément les deux distincts qui s’ojjposent comme moi et nan-mui.

N’insistons pas sur la parenté évidente de plusieurs de ces assertions étranges avec celles qu’on lit chez les panthéistes allemands. Contenions-nous de noter pour le moment que vouloir expliquer la détermination de l’indistinct par le travail d’un esprit qui lui demeure identique, c’est, à leur exemple, transporter la contradiction au sein même de l'être.

b) Celle absurdité inhérente à tout monisme est peut-être moinsapparen le dans une autre cosmologie ébauchée à la même époque que celle d’Ardigo. Un mathématicien anglais d’un certain renom, métaphysicien à ses heures, le professeur William-Kingdon r.Lii’i'ORD (1845-1879) publiait en janvier 1878 dans le Alirtd, « sur la nature des choses en elles-mêmes ii, un article qui (it sensation. Partant de l’analyse de la conscience humaine, il prétendait, parune dialectique d’ailleurs des plus arbitraires, pouvoir en conclure à l'élément primordial des choses. Gel élément, qui est représenté dans notre esprit comme matériel, serait en réalilé sentiment (feeling), mais sentiment rudimentaire et inconscient et pourrait être appelé mind-slull', cette expression, sans équivalent en français, signilianl surtout, semble-t-il, que l'étoffe, pour ainsi dire, dont tout est fait, est de nature psychique. Pour établir cette conclusion, l’auteur part du parallélisme |)sycho-physiologique, qu’il croit scietitiliquement établi comme fait universel ; cet antécédent posé, il cherche à montrer, au moyen d’un raisonnement d allvire malhénmtique, basé sur les propriétés des proportions, que ce parallélisme est en réalité une identité rigoureuse.

Nous ne nous attarderons pas à l’exposé et à la réfutation de cette déduction bizarre : on a montré {lieiue philosophique, 1883, t. II, p. 488) que, en renversant les termes de la proportion établie par l’auteur, on conclurait tout aussi légitimement à une réalité dernière purement matérielle ; et c’est encore là peut-être le moindre défaut de cette argimientat on. Nous nous contenterons de remar<|uer que les démonstrations mathématiques n’ont pas cours en ])hilosophie el que, au surplus, le raisonnement de l’auteur est fondé sur un double postulat, non seulement gratuit, mais évidemment faux : celui de l’universalité du parallélisme et celui du subjectivisme kantien. Aussi le véritable intérêt de l’hypothèse du mind-stu/f de Clilïord, c’est, tout en rappelant par plus d’un point les idées de Schopenhauer, de fournir, autant et mieux encore que l’indistinct d’Ardigo, comme la première ébauche du monisme qui allait, (imdqu’S années plus tard, être développé par un philosophe français, sous le nom d'évolutionnis’me des idi’es-forces.

c) C’est à exposer et à défendre ce système qu’Alfred Fouillée (i 838-1 g 12) a consacré toute son activité pliilosophique et la plupart de ses très nombreux écrits ; on le trouve encore résumé dans un ouvrage posthume, Esquisse d’une interprétation du monde ( ban. 1918), qui a été j>ublié par les soins d’un de ses anciens élèves, Emile Boirac, et auquel nous ]>ouvoiis demander la pensée délinilive de l’auleur.

I : (>ttp pensée est résumée dans le nom même de la théorie, nom qui sert de titre au livre principal où elle est expressément formulée (//e’o/H(/oHnisme des idées-forces, Alcan, 1890). Nous croyons utile de 905

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Vexplifiuer et de la discuter avec quelque détail, parce qu’elle nous semble demeurer jusqu’ici l’eiroil le plus vigoureux pour donner une apparence de logique et de vriiiseaiblance à la métaphysique unitaire, sous la dernière forme qu’elle ait revêtue à notre cpoqu

Celle lliéorie est, avant tout, une philosophie de l'évolution universelle, comme nombre d’ailleurs de cosmologies contemporaines et, très spécialement, comme la cosmologie spencérienne. Jlais, tandis que chez Spencer « la théorie de l'évolution manque d’unité » et « laisse l’esprit en présence de trois termes dont le lien échappe : d’abord un inconnaissable, puis deux séries <le faits connaissables (faits physii|ues et faits psychiques) dont la seconde vient se surajouter on ne sait comment à la première… » {L'éioluiiurmisme…, Introd., p. vi), Fouillée essaie

« d'établir les principes d’un évolutionnisræ vraiment moniste, mais immanent et expérimental » 

(p. xi). Un Ici évolulionnisme ne saurait être exclusivement inccaniste, sans aboutir à l’explication scientiliquement et philosophiquement inadmissible de la conscicnce-éftiphénomèrie ou de Vidée-reflet. Kt c’est pour marquer le caractère propre de son système, en opposition avec les précédents, que l’auteur l’a appelé « philosophie des idées-forces. Si nous avons adopté, ajoute-t-il (p. xi), cette expression très générale A’idée-force, c’est précisément pour y envelopper tous les modes d’influence possible que l’idée |)eul avoir, en tant que facteur, cause, condition de changement pour d’autres phénomènes, etc., en un mot toutes les formes d’efficacité quelconque, par opposition aux idées-reflets… En outre, nous prendrons le mot d’idée ou de pensée au sens cartésien, comme exprimant les étals de conscience iiou seulement avec leur côté intellectuel, mais aussi avec le sentiment et l’appétition qui en sont inséparables. »

Le caractère général de la théorie ainsi établi, voyons comment l’auteur entend et justiUe l’interprétation nouvelle du monde qu il propose.

D’après lui, la raison, travaillant sur les données expérimentales élaborées par la science, nous fait concevoir le monde comme une réalité intelligible (^Ssqiiisse…, c. i), « inlinie, infiniment inlinie, mais… eu mène temps une, cohérente, solidaire en l’inlinité de ses parties », parce qu’elle est « la causalité inlinie et réciproque, partout causante et causée » (ib., p. 20y). Sans doute, « il y a discontinuité, au moins apparente, dans les choses sensibles, et cette apparence est bien fondée dans des rapports qui sont exacts. Mais, sous la discontinuité, nous retrouvons toujours la continuité ; jamais le vide absolu ne se révèle. Si donc il y a du fini, il y a toujours aussi, du Coté quantitatif, dans le temps et dans l’espace, de l’inlini où le lini lui-même se détache. Toute étendue tinie enveloppe en soi l’inlini et est enveloppée par l’inlini ; de même pour toute durée. » (, ib., p. 27) Même, à vrai dire, « l’infini seul existe. Le fini n’est qu’uu certain nombre de relations considérées seules par abstraction et n’ayant qu’une indépendance relative, qu’une limitation relative. » (p. 34) « Tout baigne dans l’infini et est infini. La réalité n’est pas dans un élément dernier ; elle est dans le tout et dans les touls concrets qui sont eux-mêmes dans le tout. Il n’y a point d'éléments et le tout lui-même n’est pas un eo « i/.iosé d'éléments ; il est, et les divers êtres ne sont qu’en lui, et par lui. » (p. 35)

D’autre pari, « les êtres que nous connaissons et approfondissons finissent toujours par nous révéler en eux-mêmes un mouvement, tout au moins un changement, un devenir… La réalité n’est point enfermée dans l’adage géométrique et spatial de Parménide : l'être est, le non-étre n’est pas. L'être tend à être plus et autrement qu’il n’est : il n’est pas

immuable, parce qu’il n’enveloppe pas en soi la perfection, la satisl’aolion complète de soi. L'être est, en eifel, un ni.ius, un conalus. S’il est ainsi, on ne peut jamais dire qu’il soit comjjlet, achevé, lixé dansdes limites immobiles, comme un portrait dans son cadre. » (p. 26) Leconcept de (cette) continuité dans le changement selon une règle, conduit à l’iilée d'érotution, … série de changements réglés qui va du permanent au changeant, du changeant au permanent, pour aboutir, comme synthèse, à des existences de plus en plus individualisées, de plus en plus capables de retenir en elles les changements passés et de reproduire des changements nouveaux. » (p. 177) « D’ordinaire, on considère surtout l'évolution sous le rapport de la permanence et du devenir, lîien plus, l'écf>le spencérienne la voit sous un aspect àpeu près exclusivement i|uantitatif et mécanique, … tandis que nous avons montré la nécessité de la saisir sous un aspect dynamique, qui ne peut plus être un simple mécanisme. » (p. 178) En effet, si « la représentation humaine de l’univers… est statique, l'évolution même de l’univers est dynamique, et en même temps rationnelle. » (p. 189) En d’autres termes, si le mécanisme universel, sous forme de déterminisme absolu, est la seule explic-ation scientifique des phénomènes matériels, « le philosophe, lui, à ses risques et périls, doit se poser le grand problème de la production et de l’activité vraiment causale » (p. xxix), « de l'évolution en train de se faire. » (p. 178) Ce problème, le dogme de l'évolution universelle, tout incontestable qu’il est, ne le résout pas, mais ne fait que l’introduire ; car « l'évolution mécanique présuppose… une évolution interne, et celle-ci présuppose des lois plus radicales encore, dont elle n’est que le complexus… H fautse souvenir (en elTel) que l'évolution n’est pas une loi antérieure aux facteurs mêmes et les régissanlcomnie un code, mais qu’elle est la forme et le si^ne du processus appétitif qui constitue l’existence interne en nous et, vraisemblablement, en toutes choses. » (Evolulionnisme… Introd., p. Lin)

Ce processus, comment le saisir et en déterminer la nature réelle ? Pour Fouillée, la seule méthode légitime, c’est l’introspection psychologique, puisque

« c’est… dans la conscience qu’il faut descendre pour

trouver ce qui est. (Esquisse…, p. xxxiv) Le principe de la méthode ainsi posé, que nous révèle notre propre expérience ? Elle « nous montre à la fois et le processus mécanique et le processus conscient de l’appétition ; et ce ne sont pas là deux réalités disparates qui pourraient être indifférentes l’une à l’autre, ni deux « aspects » dont l’un, le mental, serait l'épiphénomène d’un phénomène ; mais c’est une même réalité en voie de développement qui se diversifie par la diversité des moyens de la saisir. » (Evolulionnisme…, '^. lix) En un mot, elle nous conduit à la théorie de Vidée-force.

L’auteur nous a déjà avertis que, dans celle formule, il entend donner au mot idée un sens très large : « Nousappellerons i(/e’e.s…, précise-t-il dès les premières lignes de VEtulutionnisme des idéesforces, tous les états de conscience en tant que susceptibles de réflexion et, par réflexion, de réaction sur eux-mêmes, sur les autres états de conscience, enfin. gràceà la liaison du physiqueet du mental, sur les organes du mouvement. » (p. 1) L’idée ainsi entendue n’est donc pas pure représentation d’un objet, elle est encore et surtout émotion et tendance :

« Toute idée… implique ce processus à trois termes

que nous avons appelé le processus appétitif : représentation, émotion, appétition… » (p. xxxvii) Ces j trois éléments, distingués par la réllexion, se trou vent unis, quoique à des degrés divers, dans une 907

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même réalité psycliologique ; toute idée, par le fait même qu’elle éveille un sentiment, tend à se réaliser, autrement dit est une idée-force, « a une efficacité pour modilier ce qui est et faire exister ce qui peut être. » (p. xii) Bref, « tandis que, pour les systèmes purement méeanistes, la force de l’idée n’est qu’une apparence, … la force de l’idée sera pour nous la conscience même de la réalité agissante, qui est de nature appétitive et perceptive, par conséquent mentale. » (p. xv) De là « le caractère primordial et irréductible de la volonté ou appétit. Si les idées sont des formes mentales, c’est parce qu’elles sont des directions de la volonté, d’abord sourdement conscientes, puis se multipliant par la conscience plus vive qu’elles acquièrent. » (p. xxxix) « L’évolulion de la conscience recouvre donc une évolution de la volonté. » (p. xl) (1 La force que nous attribuons ainsi aux idées, explique par ailleurs Fouillée, ne consiste pas à créer des moui’emenls nouveaux ni même des directions nouvelles de mouvements qui ne résulteraient pas des mouvements antérieurs une fois donnés : mais il s’agit de savoir si, dans la réalité, nos mouvements peuvent être donnés sans des conditions psychiques en même temps que mécaniques, et si l’abstraction des facteurs psj-ohiques, légitime en physiologie, est légitime en philosophie. » (p. xiii) Concluons avec l’auteur : « Outre qu’elle est un monisme, la doctrine des idées-forces est donc un évolutionnisme à facteurs psychiques, et non plus à facteurs exclusivement mécaniques. » (p. li) Jlais, nous le savons, « nous ne pourrons jamais nous représenter le monde que d’après ce que nous trouvons en nous-mêmes : puisque nous sommes le produit du monde, qui nous fait à son image et à sa ressemblance, il faut bien qu’il j’ait dans le grand tout ce qui est en nous. De là l’impossibilité pour un être vivant, sentant, pensant, de concevoirun monde où ne subsisterait rien de la vie, du sentiment, de la pensée ; un monde mentalement mort, sans trace d’énergie psj’chique, serait aussi physiquement mort : ce ne serait plus qu’une abstraction, — et conséquemment encore une pensée. » (p. Lxxxii) Donc « on en vient nécessairement à dire : — D’une part, les éléments des changements physiques sont à ces changements mêmes comme les éléments des changements psychiques sont aux changements psychiques ; d’autre part, les changements psychiques et les changements physiques sont inséparables ; si donc l’élément des processus mentaux est le processus élémentaire de Vappétition-sensation, il est naturel, le monde étant i(r(, de transporter un processus analogue, mais plus rudimentaire, sous les mouvements physiques. Si on ne le faisait pas, on en resterait à un dualisme inintelligible. » (p. XLViii) Ou bien encore : « Le processus réel de la nature, qui aboutit à faire tomber un corps, est tout différent de ce que nous appelons la loi physique de la chute des cori)S… Métapliysiquement, le corps ne peut tomber qu’en vertu de certaines actions et passions, de certainesénergiesintimes. Ou biennousne pouvonsnous faire de ces énergies aucune représentation, quelle qu’elle soit, pas plus une mécanique qu’une autre, ou nous ne pouvons nous en faire qu’une représentation par analogie avec nous, avec ce que nous faisons et sentons nous-mêmes. » (p. lui)

D’après ce bref exposé, le monisme des idées-forces est, comme le caractérise son inventeur lui-même dans un ouvrage postérieur, un « volontarisme intellectualiste j (La pensée et tes nouvelles écoles antiintellectualisles, Acan, igii, p. /504). Le fond de l’être, de tout être, est « la volonté de conscience », ou « l’immanence de l’être à la pensée n (ih., p. 18). Cette affirmation est sans cesse répétée et reparaît

encore dans l’ouvrage posthume (Esquisse…, p. 3) :

« Selon nous, cette réalité constitutive de l’être conscient

est la volonté ». Cette philosophie est sans doute un idéalisme, mais « un idéalisme volontariste Il (p. 13), « un idéalisme relatif », qui « consiste à croire que, partout, la réalité et la conscience sont inséparables. Si faible et si rudimentaire que puisse être la vie consciente, elle est, pour l’idéaliste, la seule vie possible et la seule existence possible ; il y a partout quelque sentiment obscur, quelque obscur appétit, quelque volonté qui est le vrai sujet delà conscience. » (ib., p. 14, note) En un mol, toute interprétation de la nature du réel apjmyée sur la science et élaborée par la raison « aboutit nécessairement au monisme psxcliiqne, c’est-à-dire à une doctrine d’unité fondée sur les faits intérieurs et qui représente le monde entier comme analogue à la vie consciente ou subconsciente. » (ib, , p. 212)

Il serait aisé, mais bien inutile, de montrer que l’évolutionnisnie des idées-forces, malgré la virtuosité dialectique d’Alfred Fouillée, n’arrive à voiler aucune des contradictions qui, nous aurons à l’établir plus loin, condamnent à l’avance toute interprétation strictement moniste de la réalité ; on peut même avancer que le talent incontestable du philosophe et spécialement ses dons de clarté et de logique se retournent contre son système, parce qu’ils contribuent à y mettre en relief les incohérences. Nous n’examinerons pas davantage en quoi cette interprétation nouvelle se rapproche, en quoi elle prétend se distinguer de philosophies contemporaines analogues, entre autres du volontarisme de Schopenhauer (voir au mot Panthéisme), de la volonté de puissance de Nietzsche, du pragmatisme de William James ; cet examen, l’écrivain a pris le soin de le faire lui-même, notamment dans La Pensée et les nouvelles écoles… (voir surtout Préface, p 11, suiv. et Conclusion). Nous nous contenterons, en renvoyant pour le fond de la théorie à la réfutation générale qui termine cet article, de signaler ici brièvement quelques graves difficultés plus spéciales à la méthode de Fouillée et à son interprétation personnelle de l’unité.

Les premières tiennent au desseiu, avoué par lui. de tenter, au lieu de l’éclectisme vieilli du siècle dernier, une sorte de syncrétisme des principaux systèmes philosophiques de toutes les éjioques, jnincipalement de la nôtre. De fait, il emprunte tour à tour, parfois en même temps, au phénoménisme et au substanlialisme (voir, par exemple, £olulionnisnie…, c. m), au subjectivisræ et au réalisme (id., c. Il et Esquisse…. c. i), au mécanisme (Esquisse…, c. vu) et à l’idéalisme, (//’., p. 13), au pragmatisme el à l’intellectualisiue (La pensée…, p. /lOo), à l’empirisme et au rationalisme ((/ ;., p. 401), à l’intuitionnisme et au conceptualisme (ib.), au déterminisme el au contingentisme (Esquisse…, c. xii), au pluralisme même cl au monisme (ih., c. xni). Sans doute il a la prétention de ne demander à chacun des systèmes opposés que la vérité partielle ou relative qu’il peut contenir ; mais cette prétention, d’ailleurs chimérique en elle-même, n’a abouti chez lui qu’à une série d’échecs évidents. Déjà dans sa thèse sur ia Liberté et le Déterminisme (1872, 2= éd., Alcan, 1884), son essai de conciliation avait entraîné de fait la suppression du libre arbitre, el il n’en pouvait être autrement : c’est vainement en effet qu’on se fait gloire d’avoir rendu a le déterminisme aussi dilatable qu’il est possible », dès lors qu’on l’a « toujours maintenu sous sa forme intellectuelle et morale comme la loi de la pensée etde l’action >i(Esquisse…, p. 202). Appeler la contingence une idée-limite (ib., p. 203) et la liberté une idée-force dans le sens donné à ce mot par l’auleur, c’est en nier la réalité, contre 909

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le témoignage irrécusable de la conscience individuelle.

Défaut non moins "'"ave : cette conscience, à laquelle il fait continuellement appel comme au seul témoin autorisé de l’objectivité de nos connaissances, nulle part il n’en explique l’unité et l’identité ; il les allirme sans doute comme des données premières, mais toute sa pliilosophie en exige impérieusement la négation : non seulement en clfet s’enfermer dans le pUénoménisme, c’est renoncer à l’unité du moi ; mais écrire : « Il y a un tout inlini et continu donné d’un seul coup et dans lequel, après coup, nous traçons des divisions, nous opérons des analyses codcepluelles suivies de synthèses ou compositions non moins conceptuelles » (Esquisse…, p. 33), n’est-ce pas ou bien nier équivalemment l’individualité réelle du moi, ou bien la faire dépendre de cette conscience même qu’il s’agit d expliquer ?

La contradiction est d’ailleurs au cœur même de la théorie, et le nom d’idée-force, qui a pour but de la dissimuler, la fait éclater de toutes parts. En vain, aux objections pressantes de M. Lalande dans ce sens (Uev. philùsophique, t.LXXlII, Le volontarisme intellecluatisie), Fouillée répondait encore, peu de mois avant sa mort ('i., p. ji) : o Nous n’admettons pas d’opposition et de dualité radicale, mais seulement des degrés de développement et de -npo^^oi entre vivre et agir, entre agir et vouloir, entre vouloir et penser » ; la question est précisément de savoir s’il n’y a pas irréductibilité absolue entre les phénomènes qu’onréunit arbitrairement sous le nom commun d’idées. L’auteur a beau nous aflirmer, par exemple, que « nos idées abstraites sont des symboles d’images, dans lesquels uneimage simpleet pour ainsidire aisément maniable, le son, devient un substitut d’autres images plus compliquées » (Evolutionn ; sHie…, p. 80) ; ce nominalisme, renouvelé de Taine, demeure impuissant à expliquer le caractère immatériel de l’idée, qui la distinguera toujours essentiellement de toute opération organique.

L’expression d’idéeforce couvre une autre équivoque. On l’a fait justement remarquer (Ch. Diîlmas, L'éi’olutionnisme des idées-foices, Etudes, t. LU, p. ^6), une idée, comme telle, n’est pas agissante au sens qu’exprime le mot force, c’est-à-dire à titre de cause eflicienle ; son iniluence, quand elle s’exerce, appartient à l’ordre de la cause finale et exemplaire ; les exemples d’apparence contraire qu’accumule Fouillée établissent seulement l’intime union des puissances de l'àme, union connue de tout temps et mise peut-être mieux en relief à notre époque. Mais union n’est pas unité et, si on peut admettre l’identité entre agir et vouloir, du moins quand il est question d’une action proprement humaine, impossible d’identifier penser et vouloir. En vain nous fait-on remarquer, pour parer l’objection, que ., p. 197). Sous une forme ou sous une autre, comme le remarque M. Lalande dans l’article déjà cité, les termes mêmes de volonté de conscience supposent donc un dualisme foncier.

La même conclusion apparaîtra, et de façon plus évidente peut-être, si, sortant du moi, nous considérons l’ensemble des choses. Admît-on l’identité réelle de l’idée et de la force, l’unité parfaite de la volonté de conscience dans le vivant, « identifier cette tendance à l’essor total de l'être, proteste encore M. Lalande, quelle amplification inconciliable avec

les faits ! » (H. philosophique, t. LXXIII, p. 14) Estce vraiment, comme on en afiirme la prétention, « se placer en pleine réalité » et proposer une philosophie /o/irfee sur l’expérience » (/.a pensée.., , préface, p. xiv), que d’interpréter la matière brute en termes de volonté de conscience ?

De toutes les réductions qui s’imposent à un monisme conséquent, aucune n’est plus laborieuse (partisans comme adversaires l’admettent) ijue celle qui tend à unifier le mental et le physiciue. Fouillée se déclare sur ce point, non seulement contre le matérialisme et l’idéalisme absolus, mais contre la théorie du double aspect : a N’y a-t-il pas quelque chose d’un peu puéril, demande-1-il (Esquisse…, p. 817), dans la division en deux de l’univers, dans la dichotomie du mouvement et de la pensée, qui iraient chacun de son côté et par soi, et qui se trouveraient cependant toujours parallèles ? » Et aussitôt il ajoute : Il II n’existe, selon nous, t|u’une seule et unique réalité, océan immense dont les faits dits physiques et les faits dits psychiques sont tous des flots, contribuant pour leur part à la tempête éternelle. Physique ouy).s></i/V/ » e, c’est simplement affaire de di’grés.n Et pourtant il dira quehiues pages plus loin (p. 3-20) : '< Il n’y a donc ni appétition sans mouvement, ni mouvement sans une obscure appétition : le mouvement est un extrait du phénomène total, l’appétition en est un autre extrait, avec cette dilférence que l’appétition représente quelque chose de beaucoup plus fondamental et qu’elle est, pour le philosophe, la vraie cause… Le mécani((ue, conmie tel, s’explique mécaniquement et est l’objet des sciences de la nature ; le psychique, comme tel, s’explique psychologiquement et est l’objet des sciences de l’esprit ; mais, au point de vue de la réalité concrète, qui est celui où se place la philosophie générale, où se place aussi la morale, le psychique et le mécanique sont toujours unis, et c’est le premier qui est le fondement du deuxième. » Auparavant il avait dit plus nerveusement (p. 153) : <i Mécanique et télcologique sont deux aspects abstraits du réel, l’un de surface, l’autre de fond. » En quoi pareilles formules s'écartent-elles des hypothèses parallélistes ou du double aspect ? Plus loin pourtant (p. 867) il affirmera de nouveau : « Nous n’avons jamais conçu lephysique et le mental comme parallèles, ni comme double aspect, ni comme rapport d’un phénomène à un épiphénomène. Nous avons réfuté toutes ces théories dans V Evolutionnisme dos idées-forces, pour y substituer un rapport de simple correspondance et de coopération en'.re le mental et le physique. Cette correspondance n’est pas une reproduction de l’un par l’autre, maisun retentissement final de l’un dans l’autre sous des formes qui ne sont plus [laralloles. » Mais, si cette correspondance n’est pas un parallélisme, et surtoutsi elle entraîne coopération, ne snppose-t-elle pas dans la réalité ce dualisme fondamental qu’on prétend exclure ? Hu rapprochement de textes de ce genre, M. Parodi croit pouvoir conclure : « Il semble… qnel’idéalisme volontariste…, si séduisant f|u’il soil dans son aspiration à tout concilier, tendance et raison, force et idée, niccanisnie et intelligibilité, reste suspendu entre deux conceptions opposées, sans consentir à opter entre elles : le naturalismed’une part, l’idéalismepurde l’autre. » (llevue philosophique, t. LXXVltl, p. 201-202) A moins qu’on ne préfère dire simplement avec M. Uourb (et cette interprétation nous paraît plu- ; objective encore que la précédente) : « M. Fouillée substitue à V/dée-re/let le Mécanisme-reflet. Nos sens perçoivent en nous et autour de nous des mouvements, des changements que nous appelons physiologiques, physiques, chimiques, mécaniques, et sous lesquels 911

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nous supposons des activités de même ordre, parce que nous n’y voj’ons rien de ce que nous concevons comme mental et conscient. Erreur, ces forces n’ont rien de réel ; sous les apparences mccaniques sB cachent des réalités mentales ; le mécanisme, c’est-à-dire tout le matériel, est une sorte de fantasmagorie, tout au plus un rellel, une ombre chinoise. Le mécanisme n’est pas, il n’agit pas : il représente. Toujours la philosophie de fanlaisie substituée à la philosopliie d’observation ! » (Les idées-forces de M. Fouillée. Etudes, t. LXl, p. ; lo5)

Avant de quitter le monisme des idées-forces, n’est-il pas permis de se demander si le champion d’un pareil système était en droit de se montrer aussi âpre qu’il avait pris l’habitude de l’être à l’égard des philosophies opposées à la sienne, sans se faire toujours scrupule d ailleurs de les dénaturer pour en triompher plus aisément ? Dans un écrit que nous avons déjà cité, le dernier peut-être qui soit sorti de sa plume, il se gendarme contre les divers inconnaissables que certains modernes invoquent comme suprême raison des choses, « Force imaginée par Spencer, … vouloir-vivre diabolique comme celui de Schopenliauer, … je ne sais quel divin essor de vie non moins mystérieux, … substance des anciens, X transcendant qu’on n’a plus le droit d’appeler volonté… » (Ke^’. pliil., t. LXXIII, p. 72) et leur oppose victorieusement sa « volonté de conscience » ; mais ce « certain vouloir spontané, au delà duquel l’analyse ne peut descendre)), il areconnu autrefois qu il est « impossible de le délinir » et que son opération « doit échapper non seulement à la délinition, mais à la représentation proprement dite » (E>olutionnisme…, p. xLii)- S’il en est ainsi, comment se distingue-t-il « des noumi nés inaccessibles, principes cachés dans un éternel abîme » dont il ne veut à aucun prix (art. cité, p. 72) ? Il nous répondra sans doute que vouloir, à la différence des inconnaissables, est du moins saisi immédiatement en nous par la conscience. Fort bien ; mais alors, pourquoi avoir toujours parlé avec tant de dédain du Créateur admis par le spiritualisme en le qualifiant, très injustement d ailleurs, d’  « Homme éternel » (Efolutionnisme..,. p. xlix) ? Ce reproche d’anthropomorphisme, fût-il mérité, ne se retournet-il pas contre 1 hypothèse qui explique la chute des corps par une « volonté de conscience » ? Relevons enlîn, toujours dans le même article, cette confession qui a son prix : « Quant à l’existence du multiple au sein de l’unité, sans laquelle il n’y aurait pas de monde, c’est le mystère premier, qu’aucune philosophie ne peut ni nier ni expliquer. » (art. cité, p. 73) Nous concédons volontiers que la coexistence de l’un et du multiple, ou mieux de l’inlini et du fini, du nécessaire et du contingent, reste pour la raison humaine un mystère, idenliipie d’ailleurs à celui de la création ex niliilo, à la((uelle l’auteur déclarait préférable « même l’hypothèse la i)lus grossière » (Ai’enir de lo métaphysique, Alcan, 1889, p. 5, note). Seulement il nous semble évident que ce mystère se transforme dans lout monisme, quel qu’il soit, en une inéluctable contradiction, contradiction dont la tentative avortée de Fouillée est, pensons-nous, une confirmation éclatante.

d) A Fouillée il est tout naturel de joindre un autre philosophe qui lui était étroitement uni par les liens de la famille et de la doctrine, Jean-Marie GuYAU (1 854-1 888). Plus sociologue, il est vrai, que métaphysicien et moins logicien que psychologue, âme de poète et d’artiste plutôt qu’intelligence pénétrante et, somme toute, en dépit des affirmations de ses admirateurs, littérateur brillant plus peut-être que penseur de marque, il ne s’est pas tant

préoccupé de réduire en système cohérent ses idées sur le monde que de fonder ce qu’on a appelé depuis une « philosophie des valeurs ». On n’en trouve pas moins chez lui l’alUrmalion du monisme à « double aspect », toutefois sous un concept nouveau ; bien qu’il souscrive dans une certaine mesure à l’hypothèse des idées-furces (Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, 4° éd., Alcan, 1896, p. 108), il croit trouver dans la fie « une notion plus humaine peut-être, plus subjective, mais, après tout, plus complète et plus concrète ((ue celle de mouvement cl de force » (Irréligion de l’avenir, ! , ’éd., Alcan, 1890, p. 433).

C’est donc dans l’idée et dans la réalité de la vie que se résout, d’après lui, le prétendu dualisme de l’esprit et delà matière. Au surplus, ce mot de vie, remarquons-le, Guyau ne le prend pas dans le sens biologi(iue du monisme transformiste, mais « en un sens psychologique, ou même plus que psychologique, comme objet et sujet d’expérience immédiate à la racine de tout phénomène externe ou interne, de toute sensation, de toute idée, de tout ce que présuppose ce que nous éprouvons quand nous disons : Je me sens vivre. » (FouiLLiiE, l.a doctrine de la vie chez Guyau, liev. de mélaiili. et de morale, t. XIV, p. 530) Vie, dans ce sens, dit avant tout spontanéité interne » (/7^, p. ôi’j) et aussi « fécondité » (p. 522 et Irréligion…, i).438). Cette théorie moniste n’est donc " ni un pan-mécanisme, ni un pan-dynamisme, ni un pan-psychisme ; elle est un pan-animisme » (FouiLLiiiî, ih., p. 629). Entendons-le d’ailleurs nous exposer brièvement lui-même son interprétation personnelle (Irréligion…, p. 437) : « L’unité fondamentale que désigne le terme de monisme n’est pas pour nous la substance une de Spinoza, l unité absolue des Alexandrins, nila force inconnaissable de Spencer, encore moinsunec » ((se/in « /e préalablement existante comme dans Aristote. Nous n’aflirnions pas non plus une unité de figure ou de forme qu’offrirait runiers. Nous nous contenions d’admettre, par une hypothèse d’un caractère scientifique en même temps que métaphysique, l’homogénéité de tous les êtres, l’identité de nature, la parenté constitutive. Le vrai monisme, selon nous, n’est ni transcendant ni mystique, il est immanent et naturaliste. Le monde est un seul et même devenir ; il n’y a pas deux natures d’existence ni deux évolutions, mais une seule, dont l’histoire est l’histoire même de l’univers. Au lieu de chercher à fondre la matière dans l’esprit ou l’esprit dans la matière, nous prenons les deux réunis en cette synthèse que la science même, étrangère à tout parti pris moral ou religieux, est forcée de reconnaître : la vie. La science étend chaque jour davantage le domaine de la vie, et il n’existe plus de point de démarcation fixe entre le monde organique et le monde inorganique. Nous ne savons pas si le fond de la vie est

« volonté », s’il est « idée », s’il est « pensée », s’il

est sensation », quoi(]ue avec la sensation nous approchions sans doute davantage du point central ; il nous semble seulement probable que la conscience, qui est tout pour nous, doit être encore quelque chose dansledernier desêtres, et qu’il n y apas dans l univers d’être pour ainsi dire entièrement abstrait de soi. Mais, si on laisse les hypothèses, ce que nous pouvons affirmer en toute siireté de cause, c’est que la vie, par son évolution même, tend à engendrer la conscience ; le progrès de la vie se confond avec le progrès même delà conscience, où le mouvement se saisit comme sensation. Au dedans de nous, tout se ramène, pour le psychologue, à la sensation et au désir, même les formes intellectuelles du temps et de l’espace ; au dehors de nous, tout se ramène, pour le 913

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physicien, à des mouvements ; se/inr el se moiiioir, voilii donc les deux formules qui semblent exprimer l’univers intérieur et extérieur, le concave et le convexe des choses ; mais senlir qu’on se meut, voilà la formule exprimant la vie consciente de soi, encore si peu fréquente dans le grand tout, qui pourtant s’y dégage et s’y organise de plus en plus. Le progrès mèuie de la vie consiste dans celle fusion graduelle des deux formules en une seule. Vivre, c’est en fait évoluer vers la sensation et la pensée. »

Si l’on voulait désigner d’un nom spécial cette dernière forme de monisme, on pourrait l’appeler soil aveeGuYAU lui-même, le Xaturalisme moniste, soit plus simplement, bien que le mot ait d’ordinaire un autre sens, le ÎSattirisnie. Au reste, morne en |)assant condamnation sur les hypothèses gratuites, voire les contre-vérités évidentes qui émaillent celle page de l’Irréligion de /' « i’e « (>, la théorie du double aspect, pas plus sous ce nom et sous celle forme que sous les autres, ne supporte le plus superflciel examen. L’idée de vie peut sans doute servir, comme d’autres idées très générales, à unifier les connaissances philosophiques, en les groupant de façon utile ou harmonieuse, surtout quand on se propose, comme Guyau, de les envisager au point de vue esthétique, moral ou sociologique ; mais, transportée dans l’ordre du réel, une telle solution du dualisme manifesté par les choses, n’est pas vme explication, c’est un pur escamotage. De même que dire avec Taine que toule chose a un dedans et un dehors, n’est pas expliquer comment le même être traduit au dehors des i)ropriétés aljs<jlues contradictoires de celles qui le constituent au dedans ; ainsi alTirmeravec Guyau que la vie consiste à o sentir qu’on se meut n ne dinjinue en rien le mystère de l'évolution, grâce à laquelle « le mouvement se saisirait comme sensation ».

Une réfutation plus complète de ce dernier système, comme de tous les précédents, ressortira au surplus de la discussion générale du monisme qui nous reste à présenter dans un dernier paragraphe.

VIII. Réfutation générale. — A. Le monisme

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Avant de mettre en lumière les absurdités que recouvre toute interprétation strictement unitaire du monde, il ne paraît pas inutile de présenter quelques remarques préliminaires sur les procédés d’exposition et de déraonstralion généralement suivis par ses partisans : tels sont en effet les vices de méthode révélés par ce premier examen, quils sutliraient pour enlever toute valeur aux conclusions.

En parlant de ces vices rédhibitoires, nous ne faisons pas allusion aux préjugés d’ordre moral ou religieux, qui dans bien des cas imposeraient plus ou moins inconsciemment à l’esprit le sens de ses recherches dans ces hauts problèmes spéculatifs qui dominent nécessairement toute la pratique de la vie. Même sans faire état de certains aveux dépouillés d’artifice et à condition de réserver la question de bonne foi, on peut, il est vrai, alTirmcr sans témérité que les convictions philosophiques des monistes, comme celles des athées, procèdent le plus souvent, psychologiquement parlant, de considérations étrangères aux seules données de l’expérience et de la raison ; toutefois, si ces dispositions subjectives sont une mauvaise préparation à la recherche impartiale de la vérilé, elles échappent, de leur nature, à la discussion et n’infirment pas nécessairement l’objectivité delà thèse soutenue, tant, bien entendu, qu’elles ne sont pas, comme il arrive parfois, sous

une forme ou sous une autre, transformées en arguments.

C’est à l’ordre logique, au contraire, qu’appartiennent les vices essentiels de méthode qu’il importe de relever dans les prétendues démonstrations du monisvne. Le premier et le plus grave de tous, c’est qu’elles reposent finalement tout entières sur deux postulats qui, s’ils ne constituent pas une pure pétition de principe, ne sont rien moins qu'évidents. Ces deux postulats sont ceux de l’unité ontologique de l'être et de la nécessité de son évolution progressive.

») Pour commencer par le dernier, comment établir que le progrès est la loi universelle et constante de l'être ? Plusieurs auteurs contemporains, étrangers pourtant aux préoccupations religieuses, le contestent absolument, au nom même de l’expérience et dans des matières bien diverses : tels UeNOUviER et M. Gaston Kichard, M.Vi, André Lalandh et D. Parodi, le physiologiste belge Jean Demoor et l’anthropologiste américain Franz Boas, d’autres encore. Peut-on, en dépit des faits en apparence contraires invoqués par ces auteurs, donner la loi du progrès comme la conclusion d’une induction légitime, basée sur un nombre sullisant de vérifications indubitables ? Ce semble être la pensée de Vacherot, suivant lequel, nous l’avons vu, « la loi du progrès, pour être une révélation de l’expérience, n’en trouve pas moins son explication dans la raison… Le progrès est inhérent à la réalité, de même que la perfection l’est à l’idéal. Il est certain que cette loi essentielle de la réalité, cet attribut du Dieu vivant n’a pu être conclu de la nature même de l’Etre universel qu’après avoir été signalé par l’expérience… La réalité est nécessairement en progrès, parce qu’elle est l’acte d’un principe qui est la perfection en puissance. Tel est le caractère de la plupart des explications rationnelles. C’est le fait qui révèle l’idée ; mais c’est l’idée qui marcque le fait du sceau de la nécessité. » (/.a Métaphysique et la Science, II, p. 636-637) Autrement dit, l'état actuel du monde, tel que nous le révèle l’expérience, ne peut s’expliquer, dans un système strictement unitaire, cpi’en faisant de l'évolution progressive la loi même de la réalité : les monistes n’ont pas en effet, sous peine de grever leur système d’une contradiction de plus, la ressource de faire, avec M. Georg Simmel (voir liev. de Met. et de Mor., t. XX, p. 855, suiv.), de cette loi du progrès une pure idée du sujet pensant. S’il en est ainsi, c’est, en dernière analyse, de l’unité même de l'être qu’ils infèrent, sous une forme ou sous une autre, la nécessité de l'évolution ; mais, dans cesconditions, l’objection n’est pas résolue, elle n’est que reculée et le postulat du progrès n’a d’autre valeur de certitude que celui même de l’unité ontologi « jue de l'être, dont il est la conséquence.

b) Or, cette unité de l'être, principe essentiel de toute leur doctrine, de quel droit les monistes l’affirment-ils ? A en croire iilusieurs, elle s’imposerait à la raison comme une évidence immédiate : c’est ce que répète, par exemple, Vachtrot en toute occasion : « Cet Etre universel, infini, nécessaire, absolu, nous est donné tout d’abord dans toute sa réalité par la raison, au sein des choses finies, contingentes, relatives, que nous atteste l’expérience… Il est donc entendu que la raison pose a priori le Cosmos, c’està-dire l’Etre universel dans sa réalité. >) (La Métaph. et la Se, II, p. 606) « Que nous dit la raison sur le Monde ? Qu’il est infini, nécessaire, absolu, que l'être y est continu… Or, si l'être est partout et toujours, s’il n’est pas possible d’y supposer le moindre vide, le moindre intervalle, il s’ensuit que les distinctions 915

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et séparations que nos sens y perçoivent sont purement relatives aux formes de Téire, qu’elles n’excluent en rien la continuité et l’unité substantielle de l’Etre universel. Voilà la conception cosmique, dans sa pureté rationnelle ; l’analogie et l’induction n’y sont pour rien. » (ii., p. 608) a La raison conçoit a priori l’unité de l’Etre universel. » (p. 609)

Que penser de ces allirmations audacieuses, qui rompent si ouvertement en visière avec le sens commun ? Vaclierot demeure-t-il fidèle à sa prétention d’appuyer sa métaphysique sur la science positive ? L’expérience et la conscience même de notre personnalité ne nous attestent-elles point l’irréductibilité foncière des substances créées, surtout des substances intelligentes ? N’est-ce pas le pluralisme qui paraît à nombre de penseurs contemporains, en dehors même de la question de la i)ersonnali[é divine, imposé par l’élude approfondie de la nature ? Pour ne parler que des théories les plus récentes, qu’il suffise de rappeler, outre l’opinion catégorique des praginalistes américains, de Schiller, surtout de William Jasiks, le livre d’un auteur français, M. Boex-BoREL, plus connu sous son pseudonyme de romancier (J. RosNY aîné), mais qui, dans Le Pluralisme (Alcan, igoy), se montre au courant des sciences physiques non moins que des sciences morales.

Sans doute les monistes nous répondent que le pluralisme phénoménal ne peut être, pour la philosophie, qu’une attitude provisoire : «. Apercevoir la multiplicité du tout, cela est bien ; apercevoir en même temps l’unité du tout, cela est mieux encore. (FoniLLÉE, Esquisse…, p. 206) « Les pluralistes reconnaissent que l’expérience même nous montre les p.irlies reliées à d’autres parties par des relations observables. » (it., p. 208) (L’expérience) « vous montre seulement certaines parties reliées à d’autres parties, c’est par un besoin de l’esprit que vous universalisez ; soyez logique et comprenez que c est précisément la conception plus ou moins claire d’un tout-un, systématiquement lié par la loi de causalité réciproque, qui vous fait chercher des causes particulières pour chaque chose, pour chaque partie. Dès que vous allirmez une cause, vous allirræz toutes les causes » (’i-, p. 20g). Il y a bien des années que BomAC avait écrit avec plus de clarté et d’exactitude (Idée du phénomi^ne, Alcan, 1894, p. 31 ! i)’  « Si nous nous demandons quelle est la tendance dominante de la philosophie spéculative à notre époque, nous pouvons, ce semble, la désigner par ce seul terme : Le monisme. — En un sens, tout ? philosophie est raonisle par définition, par essence : car le but de tout système philosophique, n’est-ce pas de ramener la multiplicité infinie des choses à l’unité d’un principe qui les explique ? »

A cette dernière formule nous souscrivons sans peine, mais nous contestons absolument les conséquences arbitraires que les monistes veulent en tirer. Nul doute qu’un aspect m>me superficiel des choses et, à plus forte raison, les découvertes incessantes des sciences d’observation n’attestent l’ordre admirable du monde et la philosophie traditionnelle en a même tiré un de ses arguments les plus classiques en faveur de l’existence d’un Dieu personnel et intelligent. La doctrine de la création une fois admise, rien d’étonnant que notre raison cherche à mieux saisir et à retrouver, autant que le lui permet sa faiblesse, au sein de la multiplicité des choses contingentes, l’harmonie et l’unité de plan conçues par la sagesse divine ; rien d’étonnant non plus que nous puissions réunir logiquement, sous le concept universel de l’être, tous les objets de notre connaissance, puisque, si imparfaits soient-ils, ils imitent Ions à leur manière l’Essence infinie, exemplaire

éternel de toute réalité. La réduction ainsi entendue de la (I pluralité donnée par les sens u à l’unité conçue par la raison », Ernest Xaville, dans son allocution présidentielle au congrès de philosophie de Genève en 19O4, non seulement l’admettait, mais ne craignait pas de la déclarer, à rencontre de tout monisme athée, la seule rationnellement recevable : o La doctrine de la création, y aflirmait-il avec une courageuse franchise, de la création au sens absolu du terme, est la seule qui offre une solution satisfaisante du problème… Je pense que tout monisme qui, pour affirmer l’unité de l’univers, ne remonte pas jusqu’à l’acte d’un créateur libre, est un monisme faux, y (Congrès international de philosophie, Genève, Kiindig, igoô, p. 46)

Contentons-nous, au point où nous en sommes de la discussion, d’aflirmer du moins que les exigences de notre raison se bornent à nous suggérer, à nous imposer, si l’on veut, pour notre conception des choses, une unité logique sans cesse plus parfaite, fondée sur l’ordre et l’harmonie que révèle la réalité ; eu d’autres termes, le monde, loin d’être un toui-billon d’éléments chaotiques, se manifeste à nous comme cosmos, comme univers. Dans ce sens, mais dans ce sens seulement, nous acceptons la formule de Focillée sur le tout-un systématiquement lié » ; nous admettons aussi avec lui ce qu’il écrit quelques pages plus loin (Esquisse…, p. 214) : « Comprendre philosophiquement, ce n’est pas se contenter de ramener au moi, je veux dire, au fond conscient ou préconscient du moi, tous les autres objets de la pensée » ; mais nous refusons de le suivre, quand il ajoute immédiatement : Cela consiste aussi à les ramener chacun au tout, à les interpréter par le tout, autant que nous pouvons le concevoir. H y a dans chaque être particulier quelque chose de tous les autres, quelque chose du tout : le tout est dans chacun. C’est ce quelque chose que la philosophie doit retrouver, de manière à lire l’universel dans l’individuel. Supprimez ce monisme essentiel qui présuppose, mais domine le pluralisme, et vous supprimez la philosophie elle-même. » Prétendre identifier la philosophie avec le monisme ainsi entendu et, dans ce but, conclure de l’unité conceptuelle de l’idée d’être à l’unité ontologique de l’être réel, c’est, de toute évidence, commettre une formidable pétition de principe.

c) Le plus étrange, c’est que de cette pétition de principe, nombre de monistes ne semblent pas se douter. A les lire, on croirait qu’ils s’imaginent vraiment avoir cause gagnée par le seul fait que tout le connaissable peut être réduit à un systèmed’explications logiquement lié. Il est facile de voir que cette supposition est sous-jacenle, par exemple, comme nous l’avons signalé déjà (col. 881), à la conclusion du U’Stei.n, dans son opuscule Dtialismus oder.Vonismus ? De la tendance inéluctable de notre pensée à l’unité logique, il infère sans hésiter le monisme ontologique. Le même postulat paraît bien dominer toute l’argumentation de Focillée ; mais il na de valeur et même, à vrai dire, de sens intelligible qu’à condition d’admettre le subjectivisnie absolu, c’est-à-dire de s’appuyer sur un nouveau postulat, plus gratuit encore et plus ruineux que le premier. Vainement semble-t on parfois faire appel à un autre principe un peu différent, mais tout aussi contestable et qui de plus, fût-il accordé, n’autoriserait nullement la conclusion qu’on en tire, au principe du relativisme : sile non-moi ne nous est pas inaccessible, du moins ne pouvons-nous, assure-ton, le concevoir qu’en fonction du moi ; d’où nécessité, toujours d’après Fouillée, d’admettre que toute réalité n’est que volonté de conscience plus ou moins imparfaite : 917

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1 Ce qu’on ne peut sui)poser, aflirnie-t-il après avoir réfuté l’idéalisme absolu, ce n’est pas l’annihilation de tout être pensant, au sens propre du mol, mais de tout être qui n’aurait absolument rien des éléments psychiques que nous découvrons en nous-mêmes par la conscience ou pressentons dans la subconscience. Ce qui n’ollrirait plus absolument rien d’analogue à noire existence psychique, ce qui n’en pourrait èlre conçu comme une diminution ou une amplilicalion, n’est pas pour nous concevable d’une conception positive : c’est un X qui ne peut pas se distinguer de zéro. » (/151jr « ’S5C…, p. i’)) Ici encore, comment n’a-t-il pas vu que la distinction très siuqde qui vient de lui servir à renverser victorieusement le sophisme des idéalistes tiré de la nécessité de la pensée, se retourne contre lui, dès qu’on la transpose en termes de i’olonté de cunscience ? « Si je suppose l’absence de toute volonté de conscience, pouvons-nous lui dire en empruntant ses formules (voir ih.), je ne place pas cet anéantissement au moment même où j’ai conscience, ce qui serait en effet contradictoire, mais avant que moi et tous les autres êtres conscients ayons commencé d’avoi- conscience, ce qui n’est nullement contradictoire. » De ce que nous nous atteignons directement par la conscience comme êtres psychiques, il ne suit en elTet nullement, la raison fondée sur l’expérience nous l’atteste, que toute réalité en nous et hors de nous nous apparaisse comme psychique : pour la pensée normale, le contradictoire du néant, c’est l’être, ce n’est ni l’idée-force ni la volonté de conscience.

(/)L’évolutionnisme, pour justifier, dans la question de l’unité de l’être, le passage du subjectif à l’objectif, recourt à une considération d’un autre genre : la connaissance étant le terme de la lente évolution du cosmos et les organes qui nous mettent en communication avec l’extérieur étant à la fois tirés de l’étofTe même des choses et façonnés par la longue interaction de l’objet et du sujet, la nature du réel se révèle nécessairement dans le mental qui en dérive, ou, pour parler plus exactement, le second n’est que le premier prenant pleine conscience de lui-même. Nous avons rencontré ce raisonnement chez Ardioo, et Fouillée à son tour ne se lasse pas de le répéter : « Le fil de l’analogie avec notre conscience ne nous abandonne jamais, nous dit-il, dans le labyrinthe de la Nature… L’intelligence n’est pas en dehors du reste, en dehors du réel ; elle est le réel même parvenu à l’existence pour soi » (Esquisse…, p. Lxii), et plus loin : « L’âme entière est la réalité même parvenue au plus haut point de son évolution. On a donc le droit, quand on interprète le monde, de placer au fond des choses le germe de tout ce que nous trouvons développé en nous-mêmes. » (ib, , p. Lxiv ; comparer Evolutionnisme…, p. lxxxii) Nous ne prétendons pas au reste que, en invoquant ainsi l’explicaticn évolutionniste de la connaissance pour justifier l’accord qu’ils affirment, sur cette question du monisme, de l’être avec la pensée, nos adversaires aient l’intention d’apporter un argument proprement dit, qui constituerait une pétition de principe trop évidente, cette explication supposant nécessairement la vérité même de l’Iiypothèse qu’il s’agit d’établir. Leur seul dessein est sans doute de faire ressortir la cohérence interne de leur système. Si l’intelligence humaine, veulent-ils dire apparemment, est, comme nous l’admettons, le terme dernier de l’évolution de l’être primitif, rien d’étonnant qu’elle porte l’empreinte et qu’elle garde comme l’obsession de l’unité réelle de son principe.

Même entendue dans ce sens, l’interprétation proposée nous paraît insoutenable, tant elle dénature les vraies données de l’expérience. Autant, en effet,

la conception harmonique de l’ensemble des choses à laquelle tend naturellement notre esprit répond, comme nous le remarquions plus haut, à l’idée d’un plan extérieur réglant l’influence réciproque d’êtres essentiellement difl’érenls, autant elle écarte l’hypothèse de l’évolution nionistique. Nos adversaires ont coutume de traiter d’illusion anthropomorphique la doctrine des causes finales telle que l’admettent ceux qui croient à la Providence divine ; mais, de bonne foi, ne s’imposc-t-elle pas à une raison exempte de préjugés comme la seule explication valable du cosmos ? Surtout n’y a-t-il pas anthropomorphisme bien moins justifiable dans la prétention de transporter à l’univeis entier la finalité purement immanente qui nous apparaît comme le privilège exclusif de l’être pensant ?

e) De plus, s’il est vrai, comme le remarque E. Boi-RAC, que « lebutde toutsyslème philosophiqueest de ramener la multiplicité infinie des choses à l’unité d’un principe qui les explique », impossible de nier, en présence de la diversité des interprétations proposées, que la tentative apparaît singulièrement laborieuse, dès lors qu’on entend demander ce principe au monde lui-même. Insistons sur cet argument de fait, dans lequel les monistes mêmes ne peuvent refuser de voir une grave objection contre leur hypothèse : ce sera le résultat le plus fructueux, et peut-être l’excuse des développements qu’on a cru devoir donner à l’exposé des systèmes. Ce que Cousin disait, il y a un siècle, de la a. guerre civile du panthéisme », es.1 toul aussi vrai de son succédané actuel, le monisme. On a pu le constater : d’accord pour écarter la solution déiste, nos adversaires cessent de s’entendre dès qu’il s’agit de la remplacer et de ramener, dans ce but, l’opposition apparente des phénomènes à l’unité réelle d’une existence s’expliquant par elle-même. Les uns, mutilant la connaissance, ou bien n’admettent d’autre donnée objective que celle qui tombe sous les sens et qualifient sommairement 1 autre d’épiphénomène ; ou bien, tout au contraire, pour se débarrasser de l’élément matériel, le réduisent à une représentation subjective et à un concept idéal. Les autres, faisant profession d’accepter tout le donné, veulent nous persuader que la réalité, sous les deux aspects en apparence irréductibles qu’elle revêt pour les sens et ])our la conscience, demeure au fond identif|ue à elle-même : suljterfuge aussi vain que les précédents. La pluralité foncière du monde fait éclater de toutes parts le monisme conceptuel sous lequel on prétend l’emprisonner ; la rupture dont on pense avoir eu raison en un point reparaît soudain ailleurs : bref, la multitude même des explications qui se succèdent et souvent se combattent ne fait que mettre en plus vive lumière le peu de vraisemblance du postulat initial commun. Comment, en effet, expliquer et la difficulté inextricable du problème et la diversité des solutions apportées, si le monisme ontologique est la vérité ? Comment, si l’être saisi sous la succession incessante et prodigieusement variée des phénomènes est unique, ne trahit-il sa vérilalile nature par aucune propriété, aucun attribut universel et constant ?

f) Ce problème insoluble, il s’est trouvé sans doute, de temps à autre, des philosophes pour tenter de le supprimer, en mettant audacieusemenlsur le compte d’une illusion la multiplicité des êtres réels : c’est leur prétendue distinction qui, loin d’être une donnée de l’intuition immédiate ou une exigence de la science, constituerait, à en croire certaine école contemporaine, un pur postulat, le postulat du niorcetage. (voir Bergson, Matière et Mémoire, 2" éd., Alcan, 1900, p. 218, 219) 819

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A cette fin de non-recevoir, vraiment trop sommaire, il suffit de répondre avec Mgr Farces (L’acte et la puissance, )’éd., Berclie et Tralin, igog, p. 161) :

« Lequel des deux prétendus postulats, du « morcelage

» ou du « monisme », mérite réellement ce nom plus ou moins dédaigneux de « postulat » ? Le raorcelage, c’est-à-dire la distinction réelle des êtres cosmiques, par exemple, de vous et de moi, du fils et du père, ou des hommes et des animaux entre eux, est-ce vraiment un postulat, une supposition nou évidente et gratuite ? Ne serait-ce pas au contraire un fait, le plus universel et le plus indéniable des faits ; une donnée première de l’expérience, laquelle pose à la fois le mouvement réciproque des êtres cosmiques et leur multiplicité ? Au contraire, est-ce un fait sensible et évident que cette continuité substantielle et cette unité du grand Tout dont on nous parle ? Qui a pu jamais la voir et la constater, cette unité ?… En conséquence, le postulat du monisme… est une hypothèse systématique et artificielle, qu’on ne saurait prendre pour point de départ de la philosophie, sans une énorme pétition de principes, v Cette conclusion sera aussi la nôtre.

^) Il nous reste toutefois, pour compléter cette première partie de notre réfutation et pour préparer la seconde, à discuter une solution plus radicale encore que la précédente, solution remontant à une vingtaine d’années et dont l’inventeur ne se proposait d’ailleurs nullement de faire triompher la doctrine de l’unité ontologique de l’être : à titre de positiviste convaincu, Eugène de Robkrty (18.V31giô), sociologue d’origine russe devenu professeur à l’Université nouvelle de Bruxelles et à l’Ecole des hautes études de Paris, ne voit en effet dans ce qu’il api>elle a le monisme uUrarationnel ou transcendant. .. qu’une fin de non-recevoir et une défaite de l’idée unitaire elle-même. » (Recherche de l’unité, Alcan, 1893. p. 211) Aussi le seul monisme qu’il convienne, d’après lui, d’établir et que lui-même poursuive d’une recherche incessante, c’est un monisme logique : mais ce monisme logique, tel qu’il l’entend, étant plus absolument encore que l’autre, exclusif de toute croyance en Dieu, force nous est bien de l’exposer et de le juger aussi brièvement que possible.

L’auteur, en dehors de ses recherches sociologiques, semble, d’après ce qu’il nous déclare lui-même, avoir assigné à son activité intellectuelle un double objet : tout d’abord (/.’.ancienne et la Sou^’elle Philosophie, Alcan, 1885), fonder la vraie philosophie, la seule digne de ce nom, la philosophie des sciences, destinée à remplacer enfin « ces hypothèses générales qui suppléent au savoir absent », décorées du nom de métaphysique et qui sont à la philosophie de la raison « ce que l’alchimie est à la chimie moderne et l’astrologie à l’astronomie » (p. 314) ; mais il s’est proposé une seconde mission, plus modeste, encore que laborieuse, et d’ailleurs en relation étroite avec la première, celle à’exorciser l’/ncnnniiissable, ce dernier « fantôme du passé théologique de l’humanité » (Inconnaissable, Alcan, 1889, p. 56). Le procédé ébauché à cette fin dans ce dernier ouvrage a été développé dans la Recherche de l’unité ; il s’appuie sur ce que l’auteur nomme « l’identité des contraires surabstraits ». « Si la loi de l’identité des contraires, nous assure-t-il, était reconnue comme une véritable découverte psychologique, la croyance à la chose en soi, le dualisme de la connaissance aurait sûrement vécu. » (Recherche de l’unité, p. 46) Voici en quoi consiste cette loi merveilleuse,.appelons

« surabstraits » les idées tellement générales

qu’elles ne peuvent faire partie d’un genre supérieur et rangeons-les en couples où l’une apparaisse comme

l’opposée de l’autre : par exemple, chez Descartes, l’Infini et le fini, Dieu et le monde, et aussi l’esprit et la matière, — chez les modernes l’Absolu et le relatif, le noumène et le phénomène, l’Inconnaissable et le connaissable. Cette classification opérée, l’auteur, avec l’assurance si plaisamment dogmatique qui caractérise son « hyperpositivisme », nous révèle que l’opposition nominale apparente entre les deux termes de chacun de ces couples voile une parfaite éipiivalence et une identité réelle. Ainsi « l’infini n’est, selon la loi de l’identité des contraires, que le fini pur ou abstrait, soit, en ce sens, l’universel, l’attribut présent dans toutes les réalités. » De même

« Dieu ne signifie rien, s’il ne signifie l’univers ou

l’idée abstraite quenous enavons. » (id., p.47)En application de la même théorie, l’auteur nous avait déjà déclaré plus brutalement dans L’/nconnaissulite (p. 15a) : <c Dieu est une négation, … la négation cachée du concept positif de l’univers, qui comprend ces deux autres concepts, le monde et l’homme. » El plus loin (p. 160) :.< On ne saurait trop insister sur cette vérité que Dieu est la notion qui rassemble en une classe universelle toutes les négations partielles, déjà préalablement réduites à deux grands genres : la négation du monde et la négation de l’homme. C’est la négation suprême, le zéro le plus zéro, si l’on peut s’exprimer ainsi, car il contient et embrasse tous les autres zéros. Mais en vertu de la même loi, et quand on analyse les cléments isolés qui composent ce concept (ce que l’humanité a toujours fait inconsciemment), c’est aussi l’être par excellence, car c’est le monde et l’homme. » Il nous assure encore que a le bon et le mauvais sont deux degrés, deux espèces, deux variétés <rune seule et même qualité » (p. 175) ; d’où il conclura, dans une œuvre postérieure, à l’idenlilé essentielle du bien et du mal (Le Bien et le Mal,.lcan, iSgô, § xi). L’opposilion de l’esprit et de la matière n’est pas d’une autre nature : c’est l’opposilioa du moi et du nonmoi, ou du temps et de l’espace, deux « synonymes de l’existence, de l’attribut universel des choses. » (Recherche de l’unité, p. 82)

Comme on le voit, cette solution du dualisme psychologique, cauchemar de toute doctrine unitaire, est aussi simple que radicale et on s’étonne qu’il ait fallu attendre Eugène de Roberty pour s’en aviser. Le malheur est, comme on l’a fait remarquer dès longtemps à l’auteur, que ces aUirniations singulières ne s’appuient sur aucun commencement de preuve : les arguments qu’on attend sont remplacés par des sarcasmes à l’adresse des théologiens et des philosophes (L’Inconnaissable, p. 14’^). On nous dit. il est vrai, que n la théorie des contraires, condamnée par l’introspection vulgaire, rejetée par la logique abstraite, par le mécanisme sj’llogistique fonctionnant à vide, est due entièrement à l’emploi des méthodes indirectes de la psychologie et de la sociologie > (ib., p. 184) ; que, si « nous ne connaissons pas les lois psychophysiques qui président à la différenciation psychologique de ce qu’on pourrait appeler… des concepts isomères, … cela ne doit pas nous empêcher. .. de constater leur isomérie » (p. 185) ; qu’enfin

« l’induction sociologique vient corroborer l’induction

psychophysique » (p. 189) ; quelque appel que l’on fasse ailleurs à une psjchologie de l’avenir

« mieux informée que la nôtre » (Recherche de l’unité, 

p. 80), quelque espoir qu’on puisse fonder sur a les recherches psychophysiologiques » et sur l’étude sociologique des lois de l’évolution hyperorganique, c’est-à-dire de la variation et de la transformation des phénomènes psychiques complexes » (L’Inconnaissable, p. 2) ; en dépit enfin d’attaques intéressées contre

« les tristes ergoteurs qui dînent des miettes 

tombées de la table de la scolastique… en ral>àclianl ranlicjue distinction entre la contrariété pure, la contrariété par négation et la simple corrélalivilé » {Aii< ; iisle Comte et Jleiheit Spencer, Alcan, 18y5, p. uji-iyS) ; — aucune induction n’arrivera jamais à ramener les contraires à de simples contradictoires, aucune raillerie ne décidera la raison Luniaine à avouer que, en concevant Dieu, l’esprit, l’inlini, l’absolu, elle n’a qu’une idée purement négative. L’auteur ajoute bien encore en terminant que la thèse défendue dans Vliiconiiaissolile « n’est pas aussi isolée qu’elle doit nécessairement le paraître dans un ouvrage de ce genre », qu’ « elle a une Uaisoniiitime avec d’aulres théories qui la soutiennent et qui sont, à leur tour, soutenues par elle » (p. 190) ; moins qu’à personne, après sa dédaigneuse fin de non-recevoir à l’adresse des tenants de l’Inconnaissable, il lui est loisible d’ignorer que pareille métUode aboutit à il une de ces fabuleuses pétitions de principe dont la philosophie hypothétique est coutumiére et qui, excusables aux époques de grossière ignorance, ne sauraient plus être tolérées aujourd’hui » (p. 74) Il ne semble pas, en somme que, malgré ses longues années d’un « travail ininterrompu, mais toujours se hâtant vers les théories suprêmes, les quintessences, les abstractions nucléales, comme vers la seule chose pressante » (Le-fiicH elleMal, Préf., p.vi), Eugène de Koberly ait, plus que d’aulres, évité l’erreur qu’il déclare « la manie du siècle et, peut-être, la folie de toutes les époques : se croire inliniment supérieur, par l’horizon élargi de l’intelligence, aux périodes écoulées, s’attribuer le mérite d’une réforme radicale dans la manière de comprendreet d’expliquer le monde. Que d’Amériques n’a t-on pas découvertes de cette façon, coup sur coup, les unes après les autres ! » (ii., p. 40) « 

/() Signalons, pour terminer, une autre tentative plus récente et plus modeste, mais non moins illusoire, d’expliquer, par les seules lois subjectives de la connaissance, au moins le dualisme de la nature humaine. C’est le titre d’un des derniers articles d Em. DcRKHEiM (Scientia, vol. XV, p. 206). Après avoir mis en relief, non sans vigueur, la dualité constitutionnelle de l’homme et montré l’impuissance du monisme tant empirique qu’idéaliste de l’expliquer par une sinqde ai>parence, il apporte sa solution, puisée dans les principes généraux de son système philosophique : « La dualité de la nature humaine, assure-t-il, n’est… qu’un cas particulier de cette division des choses en sacrées et en profanes qu’on trouve à la base de toutes les religions et elle doit s’expliquer d’après les mêmes principes. u(p. 217) Il suffira de noter que, même abstraction faite des autres dilficultés inhérentes à l’interprétation unitaire, le problème, dans le seul cas envisagé par l’auteur, n est que reculé. Quand même on admettrait l’insoutenable prétention d’expliquer par la sociologie l’évolution de l’âme humaine, qu’y aura-ton gagné, dès lors que, pour suffire au rôle qu’on veut lui faire jouer, l’action sociale, destinée à rendre compte de la notion de. sYicrc, doit nécessairement supposer déjà, sous une forme ou sous une autre, la merveilleuse diflférenciation dont on la prétend le principe ? Toujours l’erreur positiviste : prendre pour une explication des faits leur description minutieuse, vraie ou prétendue telle !

Conclusion. — De cette première partie de notre discussion, il nous est permis de conclure, croyons-nous, que toute conception monistique du monde, contrairement à ce qu’ont coutume d’alfirmer ses partisans, reste, à tout le moins, essentiellement hypothétique de sa nature. Ceux d’entre eux qui prétendent la tirer de l’expérience n’y parviennent

qu’au moyen d’une pétition de principe, variable dans sa forme et plus ou moins dissinmiée, mais qu’il n’est jamais bien malaisé de mettre en lumière. La [ilupart se contentent, après avoir posé 1 unité ontologique del’èue comme un postulat de la raison, de tenter d’en déduire, en s’appuyanl sur lu conscience ou sur l’expérience externe, l’évolution cosmique tout entière.

B. Le monismk est une hypotuèse fausse et con-TRADiGToiRK. — Faut-il s’en tenir à cette [iremière conclusion et concéder au monisme ce titre d’hypothèse, gratuite, il est vrai, indémontrable peut-être, mais qui, indépendamment de la doctrine révélée et aux yeux de la raison laissée à elle-même, resterait une a interprétation du monde « après tout recevable comme celle du créationisme’.' L’explication évolutionniste, même restreinte à une portion de l’histidre du monde, jiar exemple à la transformation d’une nébuleuse primitive en constellations distinctes, ou à la différenciation progressive des espèces végétales et animales à partir de quelques cellules rudimentaires, demeure en somme, elle aussi, malgré ce qu’elle olfre de séduisant à la pensée, une puie hypothèse encore grevée de bien des difficultés et qui attendra sans doute longtemps une démonstration rigoureuse, mais après tout vraisemblable ou possible. La méuie explication ne ijeut-elle, sans [lerdre complètement ce caractère de vraisemblance, être étendue à l’ensemble de la réalité’.' Les objections bien plus graves et, si l’on veut, proprement insolubles qu’elle soulève, en se généralisant ainsi, contraignent-elles la raison à lui préférer la doctrine dualiste qui admet un Dieu différent du monde ? Certains philosophes, même en dehors des tenants du monisme, ne l’ont pas pensé. Spk.nci.r, par exemple, dont l’agnosticisme déclaré ne permet pas de faire un athée proprement dit (voir Aunosticismk, col. 6 et 22), tient pour également inconcevables les trois seules hypothèses admissibles sur l’origine de l’univers, celle du théisme, du panthéisme et du monisme athée (l’remiers principes, traduction Guymiot, Paris, Schleicher, 1902, p. 23 et s.). De son côté, la Grande encyclopédie, avant d exposer, au mot Création, les différentes solutions métaphysiques du même problème, et après avoir constaté avec raison que « quelque étrange que puisse paraitre. au premier abord, l’idée de création, les philosophes spiritualisles même les plus dégagés de toute attache religieuse l’ont cependant adoptée », se contente d’ajouter :

« Cette hypothèse leur paraît plus iilausible

qu’aucune de celles que l’on peut faire sur l’origine du monde. » Pareille formule, qui nous semble exprimer d’une manière insuffisante les convictions, très arrêtées sur ce point, du spiritualisme classique (voir, dans le Dictionnaire philosophique de Fhanck, aux mots Création, Lieu, l’anihéisme, etc.), nerépond en tout cas nullement à la valeur objective des doctrines ainsi comparées. En réalité, le monisme athée est une hypothèse, non pas sans fondement, non pas moins plausible que celle de la création ex niliilu, mais, aux yeux de la seule raison, nous allons le montrer, évidemment fausse et intrinsèquement contradictoire.

1) Le monisme est une hypothèse fausse. — Pour établir ce point, nous pourrions nous contenter de renvoyer aux pages de ce dictionnaire qui traitent de Dieu et de la création. S’il est prouvé que le monde a été tirédu néant, ou seulemenlqu’il existe un Dieu personnel distinct de lui, aucune théorie strictement moniste ne saurait être vraie ; or la création ex ; i/7u70 et l’existence de Dieu peuvent être rigoureusement démontrées, abstraction faite de 923

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toute réfutation préalable du monisme, par exemple sur la seule constatation des cliangements et des imperfections que l’expérience nous montre partout dans le monde (voir Création, 111= partie, ’6 col. 726, s, surtout col. ^So, au bas ; — Dieu, III’partie, col. lOiO, s., surtout 1022).

Le monisme donc se trouve déjà amplement convaincu d’erreur par les preuves antérieurement développées dans les articles cités, d’autant plus que telles d’entre elles visent expressément l’évolutionnisme immanent (voir spécialement Ckkation, col. ^27-729). Néanmoins, il ne sera pas inutile d’indiquer brièvement les raisons qui établissent directement l’absurdité de toute interprétation unitaire des choses ; aussi, sans nous étendre sur les considérations déjà développées, soit dans les paragraphes précédents, soit dans les arliclcs auxquels nous venons de renvoyer, nous tâcherons de mettre en lumière la contradiction essentielle à la théorie prise en elle-même et dans sa généralité.

2) Le monisme est une hypothèse contradictoire. Cette contradiction, peut-on dire, se trahit dans chacune des allirmations qu’elle suppose.

a) Elle réside tout d’abord dans le concept même de l’Etre que se forme le monisme. A moins en effet de n’être plus qu’un mot, l’Etre en soi, dans tout système qui y cherche l’expiication dernière des choses, apparaît nécessairement, sous quelque nom d’ailleurs qu’on le désigne et quelque idée que l’on s’en fasse, comme la réalité essentielle et suprême, existant en dehors de toute condition et en vertu même de sa nature, en un mot comme l’Absolu. Impossible sans doute à la raison humaine d’en pénétrer l’essence, ou de s’en former une notion positive qui ne demeure irrémédiablement inadéquate ; il n’est pas vrai cependant de dire avec Spencer, à l’endroit déjà cité (Premiers principes, p. 2’j), dans le sens où il l’entend, que

« l’existence par soi est inconcevable…, quelle que

soit la nature de l’objet auquel on attribue l’existence ». Cette affirmation, appuyée sur des arguments qui font sourire un penseur averti, démontre seulement l’impuissance radicale de l’auteur à se dégager de la puérile imagerie que les positivistes anglais prennent trop souvent pour une explication scientilique et philosophique de la réalité (voir l’article Dieu, col. 972). De fait, la raison, en dépit de son incurable déficience et de l’impossibilité qui en résulte pour elle de saisir l’Absolu en lui-même, peut du moins indirectement, au rnoyen de l’analogie, s’en former un concept d’où soit bannie toute contradiction. A qui, par exemple, pourrait paraître absurde a priori la notion de Dieu tel que le définit la philosophie spirilualiste, c’est-à-dire réalisant en lui, par la nécessité même de son Etre, la perfection inlinie ? Peut-on en dire autant de r.bsolu par lequel les monisles prétendent remplacer le Dieu de la théodicée traditionnelle ? Que nous proposent-ils comme Etre par soi, comme réalité nécessaire et justifiant par elle-même ses titres à l’existence ? Quelque nom qu’ils lui donnent, matière ou énergie, nébuleuse infinie ou poussière atomique, pensée diffuse et impersonnelle de l’idéalisme athée ou « perfection en puissance » de Vacherot,

« substance primitive » d Erne ?t Hæckel ou

atomes psychiques de Clémence Royer, ondes infinies de Conta ou bien « éther lumineux, au plus haut (duquel) se prononce l’axiome éternel » (Taine, Philosophes classiques du X[. siècle, 4’éd.. Hachette, 18^6, p. 870), homogène de Spencer ou

« indistinct » d’Ardigo, « volonté de conscience » 

de Fouillée ou « fond de la vie » de Guyau, « pur devenir » du mobilisme moderne, ou même simple

« possible 1) que, selon Renan, « un secret ressort

(pousse) à exister » (Hevue des Deux Mondes, 1863, t. V, p. 769), moins encore, selon la trouvaille d’un pragmatiste américain cité par Fouillée (La pensée…, p. 325), « fonction sans contenu d’une impulsion universelle » —, que nous offre-t-on toujours, sous la variété des formules, qu’un embryon informe du monde, ayant aux yeux de la saine raison d’autant moins de titre à exister par soi qu’il confine davantage au néant ?

Tout autre est, parait-il, la manière d’en juger des monistes, dictée au reste par la logique même de la théorie. Dès lors, en effet, que l’.^bsolu est soumis à la loi d’un progrès continu et éternel, à mesure qu’on remonte par la pensée les étapes de cette évolution infinie, on est amené à réduire de plus en plus la réalité actuelle de l’Etre, on tend vers le néant d’existence. S’arrêter au cours de cette régression, en prétendant exprimer enfin 1 essence de r.bsolu en soi, c’est, de toute nécessité, se heurter à la contradiction. Dans cette ligne, si l’Acte pur de la théologie traditionnelle représente, naturellement, pour emprunter une comparaison l’e Janet (La crise philosophique, p. 161-162), un maximum, comment trouver à l’autre extrémité, ainsi que l’exige pourtant l’hypothèse, un minimum qui ne se confonde pas avec le néant ? S’en tenir à l’indétermination absolue, c’est réaliser une abstraction : l’être logique, Vens ut sic des scolastiques, en dépit de son indigence, offre encore à l’esprit un objet positif qui le distingue du néant, parce que, sans exprimer aucune réalité définie, il n’en est aucune qu’il n’enveloppe de façon confuse et implicite ; l’èlre rée/, au contraire, ne peut être supposé pleinement indéterminé sans se confondre avec le fameux être-néant hégélien, c’est-à-dire sans apparaître à la raison comme la contradiction réalisée, D’un autre cc’ité, lui attribuer une détermination, si minime soit-elle (et aucun mnniste n’a pu se soustraire à cette nécessité impérieuse de l’intelligence), c’est introduire l’illogismedaiis la théorie de l’évolution indéfinie, mais déplus porter un véritable défi au bon sens. A quel titre, en eftet, tel mode limité d’existence s’imposerait-il comme nécessaire de préférence à tout autre ? En vertu de quel privilège l’imparfait, comme tel, se confondrait-il avec l’Etre en soi ? N’est-il pas puéril d’imaginer, comme paraissent vraiment le croire les évolutioiinistes, que r.4.bsolu ne peut se faire pardonner d’exister par lui-même, qu’à condition d’être assez chétif pour se distinguer à peine du néant ?

b) Contradiction dans la nature de l’Etre par soi.

— Nos adversaires protesteront peut-être ici, en prétendant que le concept sous lequel ils cherchent à se représenter isolément l’élément priraonlial du monde n’est que le résultat d’une abstraction, que l’Absolu, dans sa réalité, n’est pas différent des aspects infiniment variés sous lesquels se manifeste son éternelle évolution et n’a, par conséquent, rien de l’indigence que nous lui attribuons : « Je n’ai jamais songé, nous affirme Vacherot (La Métaphysique et la Science, II, p, 52/|), à isoler l’Etre inlini, absolu, nécessaire, universel…, des réalités finies, relatives, contingentes et individuelles qui le manifestent. » « Le monde est son acte nécessaire, sa réalité intime et identique avec son essence. « (p. 627) En un autre endroit, nous l’avons vu, il déclare :

« Le progrès est inhérent à la réalité » (p. 636), et

encore : « La réalité est nécessairement en progrès, parce qu’elle est l’acte d’un principe, qui est la perfection en puissance. » (p. 687)

N’insistons pas sur la difficulté d’accorder entre elles ces deux séries d’affirmations, entre lesquelles 925

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semble toujours flotter la pensée de VacLerot, comme de la plupart des monisles : « le monde est l’Etre par soi » — « le monde est le résultat de l’évolution de l’Etre par soi ». Ces deux formules sont loin d’être synonymes : de ce que le chêne est le résultat de l’évolution du gland, il ne suit pas que le chêne soit le gland. Prenons-les toutes deux pour ce qu’elles valent et posons à nos adversaires le dilemme suivant :

Ou. bien on s’en tient strictement au premier énoncé : « le monde est l’Etre par soi » ; l’Absolu, dans ce cas, ne se distingue pas réellement de l’universalité des choses et n’est qu’un pur concept, isolé par abstraction des phénomènes divers et contingents que révèle l’expérience, tout au plus une formule exprimant la loi générale du progrès, comme l’attraction universelle exprime la loi générale du mouvement matériel. Dans cette hypothèse, le vrai problème de l’origine des choses n’est même pas abordé et la prétendue eiplicalion du cosmos au moyen de l’évolution n’est que l’histoire, telle que la science s’essaie à la reconstituer, des transformations successives par lesquelles ce cosmos est lentement arrivé à l’état actuel. Il reste, pour le philosophe, à chercher, en dehors du monde, la cause du monde lui-même et de son évolution, ou bien, si l’on n’admet pas de cause de ce genre, à montrer que, aux yeux de la saine raison, la prodigieuse fécondité de la nature peut s’expliquer par elle-même. — En d’avitres termes, s’en tenir à la question du « comment », sans aborder celle du « pourquoi », c’est faire de la science, non de la philosophie ; n’admettre la légitimité que de la première, c’est se déclarer positiviste, par suite nier la métaphysique et mutiler l’intelligence ; mais prétendre résoudre les deux en identiliant la seconde avec la première, comme semblent parfois le vouloir nos adversaires, c’est un véritable escamotage (voir DE Broglie, Le Positivisme et la Science expérimentale, Inlrod., p. vi-xvi. Consulter aussi Fonshgrive, De la niiture et de la valeur des explications, lievue philosophique, nov.-déc. igiâ).

Ou bien, et c’est, croyons-nous, la véritable pensée de la plupart des monistes, on admet la seconde des formules proposées : « le monde est le résultat de l’évolution immanente de l’Etre par soi ». Autrement dit, on se fait fort de montrer que, du Principe premier des choses, si rudirænlaire qu’on se le représente, a pu, par progrès insensible et purement autonome, sortir l’admirable complexité que nous révèle rex[)érience. Pour y arriver, on allirnie que l’état actuel du monde était de toute éternité en germe dans l’Etre nécessaire, on nous parle, à propos de celEtre, de « puissance », de « virtualité », de « formule créatrice », de « ressort interne » : bref, on le dote a priori de toute l’activité requise pour produire notre univers. Qu’on le remarque en e(Tet : cette puissance du germe, destinée à une évolution si merveilleuse, ne peut se concevoir, pour employer le langage de l’Ecole, comme une pure puissance passive, telle qu’est, par exemple, dans la matière l’inertie, a[>titude à recevoir le mouvement, mais impuissance absolue dés qu’il s’agit de le produire ou de le modilier. Non ! l’Absolu doit être doué d’une virtualité proprement dite, d’une réelle énergie, d’un pouvoir positif et vraiment créateur : ne lui faut-il pas tirer de ses seules ressources internes les richesses inépuisables du monde intellectuel et du monde sensible ? Plus encore ; au cours de son déveloiipement, il a besoin, sous une forme ou sous une autre, d’une idée directrice, de cette loi idéale du progrès à réaliser, dont nous a parlé Vacherot, ou de la linalité immanente invoquée par les hégéliens. Que la satisfaction de ces exigences soit aisée dans

la doctrine d’un Dieu infiniment parfait, c’est ce qui, de nouveau, ne paraît guère contestable : sans doute, pour nos intelligences bornées, le concept de création garde son mystère, l’ordre du monde décourage, par sa merveilleuse complexité, les recherches infatigables de la science, le problème du mal surtout est loin de livrer tous ses secrets ; du moins la puissance et la sagesse qu’atteste l’univers n’ont rien qui répugne à la notion d’un Dieu infini. Mais comment en doter, sans contradiction, un Etre en soi qu’on 8, au préalable, vidé de toute perfection actuelle et, ainsi que nous l’avons montré, assimilé à un quasinéant ? Gomme on l’a souvent remarqué, un des procédés familiers au monisme, c’est, après avoir afiirmé l’inutilité d’un Dieu créateur, d’en garder les principaux attributs, pour en faire honneur au fantoche d’absolu par lequel il prétend le remplacer. Au dixhuitième siècle, quand l’incrédulité était encore dans l’enfance, c’est la Nature, c est-à-dire une pure abstraction qui jouait ce rôle ; aujourd’hui que l’athéisme a grandi et prétend avoir sa métaphysique, est-ce vraiment beaucoup mieux qu’on nous offre, sous le nom d’Etre en soi, pour porter le formidable héritage de la toute-puissance et de la pensée universelle ?

c) Contradiction dans l’idée d’évolution de l’Etre par soi. — Passons néanmoins condamnation sur cette double absurdité d’un Etre en soi essentiellement déliclent et d’une virtualité hors de toute proportion avec la nature qu’on en gratifie. Reste que cette virtualité, pour s’exercer, suppose un changement dans l’être qui passe ainsi de la puissance à l’acte ; et voilà derechef la contradiction installée au sein de l’Absolu, « l’Etre nécessaire étant nécessairement immuable ». Au sujet de cette dernière assertion, nous renvoyons à la démonstration péremptoire qui en a été donnée à l’article déjà cité sur la Cré.4.tion(co1. 726-’ ; 30). Cette démonstration empruntera d’ailleurs une lumière nouvelle aux considérations qui suivent immédiatement.

d) Contradiction dans la différenciation de l’Etre par soi. — L’un des plus anciens et des plus fameux problèmes de la philosophie est celui de l’an et du multiple, problème qu’on voit surgir dès l’origine de la métaphysique grecque, et sur lequel, au commencement de ce siècle, Ernest Navillb croyait devoir ramener encore l’attention des philosophes contemporains, dans l’allocution d’ouverture du Congrès de Genève à laquelle nous avons déjà fait un emprunt : (I La question, y disait-il, est de trouver un monisme qui ne soit pas exclusif delà nmltiplicité, c’est-à-dire qu’il faut trouver une détermination de l’unité qui renferme dans l’unité même du principe du monde l’idée de la multiplicité possible des existences. Sans cela, on se trouve en présence de l’argumentation de Parménide : La raison affirme l’unité de l’être. Si l’être est un, d’où pourrait procéder le multiple ? Qu’y a-t-il en dehors de l’être ? Rien. On ne peut pas admettre que le non- être, qui n’est rien, produise la division de l’être. La raison ne trouve donc aucun moyen de comprendre l’origine du multiple. Ce que nous appelons le monde dans la diversité de ses existences n’est donc qu’une illusion. » (Congrès inlernatiofial. .., p. /|6)

Que la distinction con(, ’ue par l’esprit entre les différents êtres soit, sinon une illusion, du moins

« le produit d’une élaboration mentale opérée en vue

de l’utilité pratique et du discours » (Le Rov, Revue de met. et de morale, 1907, p. 135), — ce qui nous parait seulement une façon plus nuancée de faire entendre la même chose, — c’est, nous avons eu l’occasion de le signaler, une thèse chère à certains philosophes contemporains, moins apparentés d’ailleurs à Parménide qu’à Protagoras ; mais c’est aussi 927

MONISME

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ce qui ne peut résister au plus sommaire examen. Parviut-on à réduire lapparenle discontinuité du monde matériel, comment nier la distinction réelle des vivants, spécialement des animaux, entre eux ? (Juel sophisme surtout prévaudra jamais contre la conscience immédiate qu’a chacun de nous de sa personnalité individuelle et autonome’.' Les phénoménistes sont ingénieux, il est vrai, à poursuivre ce qu’ils nomment « l’illusion du moi substantiel » ; mais il suUit de les lire pour constater qu’ils ne parviennent à le supprimer en paroles qu’en le présupposant de fait à toutes leurs explications. (On peut consulter surce point Mgr Meucier, Psychologie, y éd., Louvain, igoô, t. 11, p. 238 s.)

Cette multiplicité incontestable d’êtres si divers n’a rien, encore une fois, qui ne s’accorde avec la doctrine d’un Dieu réellement distinct de ses créatures, dont il a voulu faire, à dilïérents degrés, autant d’images de son existence substantielle ; mais comment la faire cadrer avec rh, vpotbèse du monisme, même d’un monisme qui laisserait subsister, dans l’unité de l’ensemble, toutes les différences de l’ordre phénoménal ? Comment expliquer 1 apparition soudaine et successive, au sein du grand Tout, de ces innombrables consciences dont chacune s’allirme comme une substance aussi différente des autres, que vraiment une et toujours identique à elle-même ? En ap|ieler à une « sjnthèse de sensations associées », à une (1 relation de relations », à un « l’oj’er de coordination », à « un centre de perspective », à o l’idéeforce du moi tendant à se réaliser elle-même », — n’est-ce pas expliquer par un jeu de miroirs la production de la lumière ?

e) Coniradictiun dans le progrès immanent de l Etre. — Toutefois l’absurdilé de la thèse de l’immanence absolue n’apparaît peut-être nulle part plus évidente que dans son interprétation de l’évolution progressive des choses. Sans doute Vacuehot n’avait pas tort, dans son premier ouvrage, de rejeter le principe alexandrin (.de i procession, en contradictiou manifeste avec la réalité » (Ecole d’Alexandrie, t. III, p. 32^). « La Nature, ainsi que nous le révèle l’expérience, va du pire au meilleur, non du meilleur au pire ; elle passe de l’être inorganique à la vie, de la vie à la pensée… » (p. 328) Quelque contestable que soit l’universalité de celle loi, impossible, en elfet, de nier que, dans le monde tel que nous le révèle la science moderne, la vie a succédé à la pure matière inorganiiiue et quc l’homme raisonnable est l’un des derniers venus, sinon le dernier, parmi les êtres vivants. Mais ce fait suUirait à lui seul pour exclure l’hypothèse que « le monde ])orte en soi sa raison d’être, en d’autres termes, que la cause des choses est immanente au système dont elles font partie » ; car, dans une telle théorie, l’Etre nécessaire se donnerait à lui-même les perfections qu’il n’a point, ce qui équivaut à nier les principes rationnels les plus évidents.

Cette contradiction, on s’ingénie en vain de toutes manières à l’atténuer ou à la dissimuler. On fait remarquer que le passage de l’état moins parfait à un état plus parfait se réalise par progrès lent et continu, conçu sur le modèle de l’organisme vivant qui, d’abord germe informe, évolue par degrés imperceptibles jusqu’à son complet achèvement ; on s’elforce ainsi d’estomper jusqu’aux contrastes les plus criards, ceux qui opposent par exemple le minéral au vivant, 1 homme à la brute. De plus, on proteste parfois, comme le fait Vacukrot, a que les [ « liénomenes, les èlres, les règnes, les époques se succèdent, mais ne s’engendrent pas. Chaque progrès d’un être à un être, d’un règne à un rogne, d’une époque à une époque, ne peut s’expliquer que par le développement

d’une puissance nouvelle, cachée dans les profondeurs de l’Etre universel, et qui arrive à l’expansion à son heure après une certaine préparation. » (Z, û Mélapliysiqiie et la Science, II, p. 652) Enfin l’on assure que l’évolution laisse immuable le fond de l’Etre, l’Absolu indéliniræntfécond, dontellen’alTecte que les modalités éphémères. — Ce ne sont là manifestement que vaines échappatoires. Si infiniment lente, si rigoureusement immanente, si exclusivement phénoménale qu’on imagine cette évolution, il n’en reste pas moins que, dans la thèse anticréationiste, tout comme dans la doctrine de la création, l’Etre par soi est seul la raison sutlisante de l’univers tel qu’il apparaît ànos yeux ; dès lors, c’est de ce quasinéant chaotique mis, sous un nom ou sous un autre, par le monisme, à la place du Dieu créateur, qu’il faut faire sortir tour à tour l’ordre, la vie, la conscience personnelle, la science, l’art et la moralité ; n’est-ce pas tirer le plus du moins et renier le principe de causalité ?

Conclusion. — On le voit, de quelque côte qu’on aborde le monisme, qu’on s’en prenne, soit à l’idée qu’il prétend nous donner de l’Etre nécessaire et de sa nature, soit aux explications qu’il peut fournir de l’évolution des choses, de leur dilïérencialion, de leur progrès, toujours on se ti-ouve finalement acculé à d’inévitables contradictions. Ces contradictions au surplus, loin de rester indépendantes les unes des autres, ne sont, à vrai dire, que diverses traductions du même postulat irrationnel, nécessairement sous-enlendu par la théorie, quand il n’est pas formulé en termes exprès. Se déclarer moniste, c’est, qu’on le veuille ou non, substituer à la métaphysique de l’Etre l’hypothèse du devenir absolu ; mais n’est-ce pas, par le fait même, professer avec Renan que le possible, comme tel, est en état de se réaliser par lui-même ? En d’autres termes, n’est-ce pas, en dernière analyse, affirmer que le néant explique l’être ?

Après ce qui a été dit, il nous semble superflu de montrer en détail sur combien de points l’évolntioBnisme immanent, expressément condamné par le concile du Vatican (voir Denzinger-Bannwart, 1803), est en opposition directe, avec l’enseignement catholique. Sans même parler des dogmes qui ne nous sont connus que par la révélation, et qui n’ont plus de sens dans le système unitaire, ’Trinité des personnes en Dieu, élévation de l’homme à l’état surnaturel, péché originel, Incarnation et divinité de Noire-Seigneur, Iléderaption et économie actuelle du salut ; — -à s’en tenir aux seules vérités religieuses accessibles à la raison, existence d’un Dieu personnel. Providence, obligation morale et sanction, spiritualité et immortalité de l’àme, il n’en est pas une seule que le monisme, aussi bien que l’athéisme, ne nie explicitement ou implicitement. Peut-être sera-t-il plus utile d’attirer en Unissant l’attention sur une dernière remarque. Si, comme on l’a dit avec raison, il esl diflicile, pour qui est au courant de la doctrine révélée, d’admettre la création et la Providence sans être logiquement conduit jusqu’à l’acceptation du catholicisme intégral, en revanche il est impossible, dans l’état actuel de la science, de rejeter le dogme de la création sans adopter, sous une forme ou sous une autre, le monisme évolutionniste ; impossible aussi, nous croyons l’avoir montré, d’admettre le monisme sans faire violence aux exigences les plus impérieuses de la raison, sans répudier le principe de raison sutlisante et le principe même de non-contradiction.

BiBuoGHAPHiB. — Outre les nombreux auteurs cités au cours del’article, on pourra utilementconsulter. 929

MONUMENTS ANTIQUES (DESTRUCTION DES)

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parmi une foule d’autres : i) Sur l'école sociologique de Durkheiiu, Simon Deploifïe, Le Conflit de la Murale et de la Sociologie, Bruxelles, Uewit, ou Paris, Alcan, 1911 ; — 2) sur la Mélaj/h)sique et la Science de Vacherot, le P. V. iMaumus, Les Philosophes conlcmporains, Lecoftre, 1891, première élude ; — 3) sur le monisme matérialiste du siècle dernier, Caro, Le Matérialisme et la Science, 1868, Hachette, 5= éd., 1890 ; —.', ) sur les théories de Hæckel, a) Vigouroux, Les Livres saints et la Critique rationaliste, 3= édit., Paris, Roger, 18go, t. iii, p. 363-436 ; — li)¥v. Dierckx, S. J., Origine de l’homme d’après Ernest /læckel, Hevæ des questions scientifiques, avril 1900 ; — 5) sur le système de F. Le Dantec, a) Chollet, Quelques considérations sur une conception moniste de l’univers, Hevuedes Sciences ecclésiastiques, t. LXXX, p. 28 ; — b) Docteur Grasset, Les limites de la biologie, Paris, Alcan, 2" édit., 1903 ; — c) Joseph Ferchat, les articles déjà signalés sur Conscience et Monisme, Etudes, t. GXVIll, p. 305 et 535 ; — 6) sur dilTérentes formes du monisme biologique, a) Revue de philosophie, 1904 et 1900, les articles de M, P. Vignon sur le Matérialisme scientifique et sur la Philosophie biologique : — / ;) J.-B. Saulze, Le Monisme matérialiste en France, Paris, Beauchesne, 1912 ; — c) Nolen, Le Monisme en Allemagne, lievue philosophique, janv. et févr. 1882 ; — d) Grégoire, Le mouvement antimécaniste en biologie, Hev. des quest. scientif., octobre, 1900 ; — 7) pour la réfutation générale, a) Mgr d’Hulst, Conférences de 18gi, notes 23 et 24 ; Conf. de 1892, note5 ; — //)Guil)erl, Les Origines, Faris, Letouzey, 3' édit., 1902 ; — c) Ilalleux, Discussion du monisme, Lievue néoscolastique, i^o'^, p. 'ioti-'i^S ; — <f)Duilhé de Saint-Projet, Apologie scientifique de la foi chrétienne, édition Senderens, Paris, Poussielgue, 1908.

Paul Mallebrancq.