Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Miracle

Dictionnaire apologétique de la foi catholique

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MIRACLE. — Le miracle doit être ici traité, conronuéiuenl à la nature de ce dictionnaire, au point de vue exclusif de l’apologétique. Ainsi considéré, il constitue un argument en faveur de la religion fondée par Jésus-Clirist et représentée par l’Eglise catholique. Cet argument repose sur les deux l)ropositions suivantes :

1 » Des faits extérieurs et discernables peuvent se produire, qui trahissent une intervention spéciale de Dieu en ce monde et sa volonté de garantir certaines doctrines religieuses.

2" Des faits de ce genre se sont produits en faveur des doctrines enseignées par la tradition judéochrétienne-catholique, — et jamais en faveur d’un enseignement contraire.

La seconde de ces propositions, ou plutôt l’ensemble des propositions qui se groupent sous le n' 2, a été ou sera développé en divers articles de ce Dictionnaire (voir les mots : Ai’ocrypmks, Actrs des Apotrbs, Convulsionnaires, Ckitique biblique, FÉTICHISME, GcÉnisoNS MIRACULEUSES (où sont étudiées la question de la suggestion, et celle des miracles chez les pa’iens, les musulmans, les bouddhistes, les hérétiques, etc.), Hïstkrib, Indu, Islamisme, Jansénisme, Janvikk (Mihaclk de Saint-), Jésus-Christ, JoNAS, Langues, Lourdes, Magie, Occultisme, TiiéosopniR, SoiicHLLERiB, SPIRITISME, etc.). Le point central du sujet, le miracle évangélique a été mis en belle lumière dans l’article Jésus-Christ : il y est envisagé selon la mélliode comparative, en regard du merveilleux étranger au Christianisme. Par ailleurs, il appartient aux auteurs qui traitent ici des diverses religions, sectes, superstitions, pratiques

« pS3'chiques s, etc., de renseigner les lecteurs sur la

réalité et la valeur du merveilleux qui pourrait s’y rattacher.

Mais toutes ces études supposent et appliquent des principes généraux qu’elles n’ont point à justifier. La première des propositions qui fondent l’argument du miracle n’est donc nulle part étudiée ex professa dans ce Dictionnaire. C’est ce qui délimite la matière du présent article. Nous avons à passer l’idée même de miracle au crible de la critique philosophique et historique, et à montrer qu’elle en sort intacte. Nous avons à prouver qu’aucune raison a priori ne vaut contre le miracle, et qu’au contraire une saine philosophie et une bonne méthode de constatation doivent rester prêtes à l’accueillir'.

î. Ce qui va être exposé dans cet article, sous forme succincte, se trouve développé dans notre ouvrage : Iiitroducfion à l’ciude dri MerveiUeux et du Miracle Paris, Beauchesne, I91(i. — La nécessité de traiter ici les choses en rééutué et en gros nous a fait efTacer bien dos nuances et des précisions de pensée, renoncer ^ pousser certaines discussions jusqu'à leur pointe la plus subtile, supprimer enfin certaines justifications utiles, sinon indispensables. En quelques endroits, nous avons dû nous contenter d’affirmer, la preuve complète étant impossible à fournir sous une forme brève. Les exemples concrets ont pi-esque complètement disparu. L’exposé des opinions adverses est devenu tout à fait sommaire ; nous n’avons gardé d’elles que tout juste ce qu’il fallait pour faire entendre les difficultés qui pouvaient se noser contre nos tiièses, et l’on aurait tui-t de juger certains systèmes d’idées, parfois fort compliqués, sur le peu que nous en disons ici. Nous avons dû aussi alléger cette étude de la masse des références contenues dans le livre. — Donc, bien que V Introduction soit plus d’une fois explicitement citée, nous y renvoyons, une fois pour tontes, les personnes que ne contenteraient pas les développeinents et les preuves que nous présentons ici. Nous croyons cependant que cet exposé est complet à la façon d’un résumé, et que tout l’essentiel y est, sinon exprimé, du moins indiqué. Par exception tout à fait rare, quelque point particulier pourra se trouver ici

Position de la question. — Quelle idée mettonsnous sous le mot miracle ? De quoi parlons-nous ici ? Y a-t-il vraiment un problème du miracle, en quoi consiste- t-il, et pourquoi est-on obligé di- le poser ?

Tandis que le monde suit son cours, déroulant la trame des événements ordinaires, ourdie par les lois naturelles et la liberté humaine, il est parfois question entre les hommes de faits mystérieux, d’apparence intentionnelle, qui seraient comme un accroc dans la trame unie, ou plutôt qui s’y inséreraient, comme l’ouvrage d’un collaborateur inattendu. Beaucoup de personnes sont convaincues qu’en réalité ces faits sont l’affleurement dans notre monde des influences de l’au-delà ; et il est impossible de décider, sans l’orme de procès et sans aucun considérant, cpi’elles ont tort toujours et dans tous les cas. — Voilà un problème posé. Nous l’appellerons le problème du merveilleux.

En conséquence, nous qualifierons de merveilleux, au cours de cette élude, les phénomènes, extérieurement férifiables, qui peuvent suggérer l’idée qu’ils sont dus à l’intervention extraordinaire d’une cause intelligente autre que l’homme. Cette définilion ne préjuge rien sur la nature des faits, ni sur leur origine. Elle se borne à constater une simple apparence, fondement de l’opinion qui attribue les faits en question à des personnalités surnaturelles : Dieu unique ou dieux multiples, esprits, anges, génies, démons, âmes des morts. Elle ne préjuge même rien sur la réalité des faits : il restera à rechercher s’il y en a eu qui aient présenté ne fùl-ce que cette simple apparence. C’est donc ici une définition toute nominale et extrinsèque, qui ne peut entrer en conflit avec aucune^doclrine, et qui n’a pour but que d’indiquer ce dont nous allons nous occuper. Quelques mots sufBront pour en délimiter la portée.

a) Nous parlons de phénomènes extérieurement vérifiahles au sens large, c’est-à-dire, non seulement de ceux qui sont susceptibles d'être directement observés, — comme une guérison soudaine, — mais aussi de ceux dont la réalité serait simplement conclue d'événements extérieurs, — comme une prophétie qui s’accomplirait Nous avons principalement en vue des événements d’ordre physique. C’est là notre objet direct et immédiat ; c’est autour de lui que les discussions se sont surtout déroulées. Ce que nous dirons pourra néanmoins s’appliquer, sert’utis servandis, à ce que l’on appelle parfois le

« miracle moral » : effet singulier, auquel coopèrent

l’intelligence et la volonté humaines, mais qu’elles ne semblent pas sullire à expliquer. En effet, là aussi, il y a apparence qu’une intervention supérieure, extérieurement véritiable, s’est exercée. Nous ne laissons donc complètement en dehors de notre champ d’investigation que les phénomènes purement internes et psychologiques, que seul le témoignage du sujet qui les éprouve peut nous révéler : par exemple les visions subjectives ou ce que les mystiques appellent du nom d'états surnaturels. Et cependant, là encore, les ])rincipes que nous posons auraient lieu de s’appliquer : par exemple, si un individu, croyant éprouver ces phénomènes, entreprenait de les juger.

/ ;) Il est question, en outre, dans notre définition, de l’intervention extraordinaire d’une intelligence. En effet, l’aspect habituel du monde, l’ordre qui y règne, les marques de desseins suivis qui y sont traité plus pi-écisément que dans le livre, grâce à de

nouvelles réflexions sur le sujet ou à dos critiques que nous avoi.s jugées fondées. Voir p. ex. col..")4'.> note 2, 562 à 5H'4, 573 à 577. 519

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empreintes, peuvent déjà suggérer l’idée qu’une Inlellii^ence supérieure y agit. Mais cette action constante, commune, attendue, n’ayant rien d’exceptionnel, se trouve, par là même, en dehors de notre sujet.

Pour introduire la distinction toute superficielle, i(ui uous suUit à ce début d’étude, entre l’ordinaire et l’exceptionnel, nous ne mettons en œuvre aucune philosopliie ; nous ne faisons appel à aucune eonceplion particulière des « lois » de la nature ; nous ne cliercbons point à délinir ce que c’est que rareté ou fréquence. Nous prenons pour accordé un seul point, que peu de personnes assurément seront disposées à contester : c’est qu’il y a moyen de discerner les interventions d’une liberté quelconque du train ordinaire des choses ; c’est qu’un eO’el voulu en particulier, un arrangement intentionnel de circonstances en vue de lins spéciales tranche sur l’ordre général. Nous acceptons le terrain sur lequel Renan a posé le l>roblème. Dans l’univers, dit-il, « tout est plein d’ordre et d^harmonie ; mais dans le détail des événements, rien n’est i)articulièrement intentionnel… i’il y avait des êtres agissant dans l’univers eomxue l’homme agit à la surface de sa planète… on s’en apercevrait ». C’est cela même. Mettant à part les œuvres de la nature et de l’homme, nous cherchons s’il y a encore autre chose.

c) Un phénomène ne sera point, pour nous, réputé merveilleux par le seul fait qu’il sera nouveau, insolite, rare, ou que la cause en sera inconnue. Il faudra, de plus, qu’il présente quelque apparence d’être l’elfet des volontés particulières d’un être intelligent autre que l’homme. Les propriétés nouvelles découvertes chez les agents physiques, — transmission des ondes herziennes, radioactiité, etc., — pour déconcertantes qu’elles soient, n’ont évidemment à aucun degré ce caractère.

Nous appellerons mekveillbux réel celui pour lequel cette apparence se trouverait conforme à la réalité.

Nous réserverons le nom de miraclk à une catégorie particulière de merveilleux : celle qui serait attribuable à l’intervention d’un Dieu unique et distinct du monde, tel que celui des chrétiens ou des simples spiritualistes.

Pourquoi faut-il poser le problème du merveilleux et du miracle ? Pour la mtiue raison qu’il faut poser le problème religieux. L’idée de prodige surnaturel ou extranaturel est une des idées les plus répandues, les plus fondamentales dans les religions positives. On ne peut résoudre le problème religieux sans prendre parti sur elle. Je dis : sur elle, sur le miracle en général, et non sur quelque histoire de merveilles qui, de prime abord, peut sembler à bon droit inacceptable. Il ne s’agit pas de tel ou tel détail : il s’agit de l’ensemble. E-Jt-il permis d’écarter le bloc sans examen ? Pouvons-nous, sous l’empire d’un mépris préjudiciel ou d’un dégoiit instinctif, rejeter l’hypothèse même des interventions surnaturelles en ce monde ? Si pourtant, derrière quelqu’un de ces événements extraordinaires, le divin se cachait ? Si, sous ces liumbles formes sensibles, une invitation, un ordre peut-être, venait vers uous de l’inlini ? Ne serions-nous pas coupables de les avoir négligés ? Tant que la supposition n’est pas jugée évidemment absurde, le devoir subsiste d’examiner. Dès là qu’on admet qu’il y a une question religieuse et que tout homme doit la poser et la résoudre, sans en biffer aucune donnée, il est impossible de se réfugier ici dans l’abstention. En présence d’une idée aussi persistante et aussi ancrée parmi les hommes que celle du miracle, en présence de faits qui. s’ils

étaient établis, raodilieraienl peut-être l’assiette de notre vie morale, aucun liomme sincère avec lui-même ne peut se contenter de hausser les éj)aules et de passer. Il faut qu’il aborde le troublant sujet, ne l’ùt-ce que pour se prouver à lui-même qu’il peut légitimement s’en désintéiesser.

La plupart des négateurs du miracle ont contre lui un parti pris d’ordre philosophique ou critique, lis ne jettent les yeux sur les faits et les documents que persuadés d’avance, soit de son impossibilité ou indiscernabilité, soit du moins de l’imprudence qu’il y aurait, critiquenient,.à l’admettre. Dès lors la conclusion de leurs enquêtes est jirédétermince : elle ne saurait être que négative. Ce sont donc les présupposés qui importent ici plus que tout, et c’est en eux que se trouvent, sinon les seules, du moins les principales dillicultés. Voilà ])ourquoi nous examinerons, en deux parties successives, les attitudes, philosophiques et les attitudes critiques antérieures à l’étude des faits, opposant partout l’allilude correcte à celles quenous aurons montrées défectueuses.

I « PARTIE.— LES ATTITUDES PHILOSOPHIQUES PRÉSUPPOSÉES A L’ÉTUDE DES FAITS

Parmi les attitudes philosophiques exclusives du miracle, celles-là seules ont le droit de trouver place ici qui dirigent contre lui des arguments directs et particuliers. Il y en a d’autres ipii l’excluent par voie de conséquence nécessaire et sans avoir à s’occuper spécialement de lui. Il se trouve, par exemple, évidemment inconciliable avec l’athéisme, le matérialisme, le fatalisme. Dans ces doctrines, la négation du surnaturel n’est que le pur corollaire, sans intérêt ni difficulté spéciale, d’un sysième général du monde. Et il est clair qu’avec ceux qui ont une fois accueilli de pareilles prémisses, c’est elles qu’il faut débattre, et non la qutstion du merveilleux. Laissant donc ces systèmes de côté, nous nous attacherons à ceux qui en veulent particulièrement et directement à l’idée du miracle. Les principaux et les plus actuels peuvent se grouper sous trois chefs : Naturalisme, Déterminisme, Philosophies de la Contingence.

Chapitre I. — Le Naturalisme.

Exposi- :. — Le naturalisme consiste précisément dans la négation directe du miracle en tant que fait surnaturel. Pour lui, le monde que nous habitons est un système clos, oii rien ne pénètre du dehors. Les événements qui s’y passent, si étranges soient-ils, doivent tous trouver leur explication dans les forces ou les cléments qui le constituent, dans les influences qui s’y exercent de façon régulici-e. Contingent ou nécessaire, réductible à la matière ou à l’esprit, ou, au contraire, résultant de facteurs divers, le développement des êtres et des choses s’exerce selon un mode unique et toujours identique à lui-même, n En ce qui me concerne, écrit T. H. Huxley, je suis obligé d’avouer que le terme nature enveloppe la totalité de ce qui existe… Je suis incapable d’apercevoir aucune raison pour couper l’univers en deux moitiés, l’une naturelle et l’autre surnaturelle ». « Ou cela n’est pas, dil Anatole France, ou cela est, et, si cela est, cela est dans la nature et par conséquent naturel. » Tout est donc exijlicable de la même manière que ce qui est déjà scicnfiliqueinent expliqué. Pour trouver la raison de n’importe quoi, nous n’avons à mettre en œuvre que les données physiques, chimiques, biologiques, psychologiques, etc., quenous offre l’univers : 521

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en l’ace de nous, il n’y aura jamais qu’elles, celles que nous connaissons déjà, et peut-être, derrière celles-ci, d’autres données analogues, que nous pourrons découvrir un jour. S’il y a ici-bas de la liberté, c’est dans l’houime qu’il faut la cherclier : cette liberlé-là est du monde et, bien qu’elle soit le contraire de la nécessité, elle se révèle iul’aillibleuxent, à un moment ou à un autre, dans le train ordinaire des clioses. S’il existe des esprits, nous n’avons affaire qu'à des esprits incarnés, et l’usage que d’autres pourraient faire de leur liberté écliappe à notre observation. S’il y a un Dieu présent et agissant dans son œuvre, son action s’enveloj.pe dans celle des causes secondes et ne se montre jamais à part.

Ces thèses foncières se nuancent diversement chez les dill'érenls philosophes : les uns admettent une divinité dont les invariables décrets ne soulïrent point d’exception (déistes vulgaires) ; les autres l’identilient avec la nature, ou l’esprit, ou la réalité (panthéistes, monistes) ; d’autres déclarent vaine toute tentative pour dépasser l’expérience et chercher, par exemple, les causes d’un phénomène (agnostiques, positivistes), etc. En dehors du monde philosophique, le naturalisme se répand comme un esprit, et nombre de savants, de littérateurs, d’historiens prennent d’instinct, en face de tout événement extraordinaire, l’altitude intransigeante que nous avons entendu définir par Huxley et Anatole France. Les cercles religieux et même chrétiens ne restent pas réfractaires à la contagion. Depuis Reimarus [Fragments de U’otfenhdllel publiés par Lessing en 1777 et 1778), et Paulus (1701 à 1851), une exégèse est née qui, à propos de tous les récits contenus dans les Livres sacrés, se propose de résoudre les deux questions suivantes : 1° le fait raconté s’est-il réellement produit ? 2° comment a-t-il pu nalurellement se produire'? Depuis Schleiermacher (1768 à iSU^), il s’est trouvé des théoriciens du dogme qui ont tenté de donner aux symboles de foi un sens purement naturel, et d’elîacer la ligne de démarcation entre le miracle et les autres événements. Tels sont les protestants libéraux et les modernistes du catholicisme-. Tous reprennent à l’envi, de façon plus ou moins nette, plus ou moins enveloppée, la définition de leur ancêtre commun : « Le miracle n’est que le nom religieux d’un événement. Tout événement, fût-il le plus naturel et le plus commun, dès qu’il se prête à ce que le point de vue religieux soit, à son sujet, le point de vue dominant, est un miracle. Pour moi tout est miracle. Plus vous serez religieux, plus vous verrez le miracle partout. »

Ckitiqub. — Ou voit que le naturalisme est une doctrine protée, capable de pousser sur les systèmes les plus variés, d'épouser les formes les plus disparates. Il n’importe point, pour le juger, de le suivre dans toutes ses évolutions ; au contraire, une bonne méthode exige qu’on l’envisage dégagé de ses alliances occasionnelles, réduit à ses arguments propres, et aussi alTranchi des restrictions artificielles qu’il pourrait subir ici ou là.

Laissons donc de côté les cas où il apparaîtrait commandé par des principes étrangers de portée générale, tels que ceux de l’agnosticisme ou du positivisme, lîéservonsdemèmelesobjettions qu’il pourrail prendre à son compte contre l’intervention du Dieu des spiritualistes et des chrétiens. En elTet, celles-ci ne lui sont point particulières. Elles n impliquent point sa thèse fondamentale. Elles ne s’en

1. Voir Encyclopédie des sciences religieuses de F. l.ichtenbergpr, t. X, i>. 303.

2. Voir de nombreux exemples et références dans notre Introduction^ p. 22 sq.

prennent point au surnaturel en général, mais à un certain surnaturel, et cela pour des motifs spéciaix, pour des raisons de circonstance, parfois simplement dirigées ad hominem contre les tenants du théisme. (Ces objections seront examinées quand nous passerons en revue les divers agents possibles du miracle. Ci -dessous, chapitre IV, section 1, col. 535 sq.).

Pris à l'état pur et dans toute son extension, le naturalisme peut se présenter comme une vue de l’esprit évidente par ellenième, ou bien comme une doctrine raisonnée, soutenue d’inductions ou de déductions.

Ou se tromperait en croyant que la première variété est rare. C’est le contraire qui est vrai. Elle se rencontre fréquemment, surtout chez des savants, des littérateurs et des historiens, pour qui le naturalisme est devenu une sorte d’instinct, lîeaucouis se dispensent d’en formuler le principe, tellement il leur semble aller de soi : ils se contentent de le supposer partout. D’autres l'énoncent comme un axiome, certains disent coiiime un.< postulat », dont l’esprit ne saurait se passer. — Or le moins qu’on puisse dire, c’est que cet axiome ou ce postulat n’est point évident. Comment savoir d’emblée qu’il n’existe point, au delà du monde livré à nos libres investigations, un monde réservé, dans lequel nous ne saurions pénétrer de plain-pied ? Peut-être y a-t-il divers plans de réalité sans intersection nécessaire. Peut-être existe-t-il des êtres dont l’influence ne se mélange aux actions et réactions cosmiques que de façon accidentelle, en vertu d’une libre décision de leur part. Si la divinité est perpétuellement présente au monde pour le conserver et le régir, peut-être a-telle à sa disposition plusieurs modes d’agir, dont l’un n’est employé qu’en de rares occasions. Autant de problèmes qui n’apparaissent point absurdes de par leur seul énoncé. Nous les examinerons pour notre part et nous nous elTorceronsde leur donner une solution motivée. (Cf. ci-dessous ch. IV, section II.) Constatons pour le moment que la lumière du naturalisme n’est pas tellement éclatante qu’elle les fasse évanouir, et que par conséquent cette doctrine ne va pas de soi et ne s’impose point comme un axiome. Il faut lui chercher des raisons.

Reste donc la seconde espèce de naturalisme : celui qui entreprend de se démontrer. Ses arguments sont exactement les mêmes que ceux du déterminisme ; nous allons les examiner immédiatement dans le chapitre qui suit celui-ci. Tout est naturel, dira Spinoza, parce que la réalité ne peut être qu’une dans son essence. Tout est naturel, diront Hume ou Renan, parce qu’une induction suffisante établit que jamais activité surnaturelle n’a interféré avec les activités cosmiques. Pour avoir le détail de ces arguments et de la critique qu’il convient de leur opposer, le lecteur n’aura qu'à remplacer ci-dessous le mot et l’idée de déterminisme par ceux de naturalisme.

Chapitre II. — Le déterminisme.

Le déterminisme dont nous allons parler maintenant n’est pas celui qui nie le libre arbitre humain — et auquel un article précédent de ce dictionnaire .1 été consacré (DÉTERMiNiSiME par le P.deMunnynck, t. I. col. 9^8 sq.), — mais celui qui refuse à des i agents surnaturels la faculté de modifier, par l’exercice de leur liberté, le cours ordinaire des choses. Il peut se fonder sur la déduction ou sur l’induction. 523

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I. Déterminisme déductif.

Une certaine forme Ue déterminisme universel et absolu fait de la nécessité la loi essentielle de l'être, et en conclut l’impossibilité du miracle. Elle consisle donc en une thèse de métaphysique, dont un simple corollaire concerne le merveilleux. A ce dernier elle n’oppose aucune objection directe et spéciale : elle l’exclut en vertu d’une prémisse générale et de la même façon, par exemple, que la création libre. En rigueur de méthode, novis devrions donc ne pas nous en occuper ici. Cependant, alin d'être à peu près complet, nous dirons quelques mots d’un auteur qui a pris cette position pour attaquer explicitement et longuement le miracle : Spinoza.

Exposé. — D’après Spinoza, une seule substance existe : la sultslance divine, avec ses attributs et ses modes. « Les choses paiticulières ne sont rien que des alTections des attributs de Dieu, autrement dit des modes. » La détermination de ces modes provient des nécessités de l’essence divine. La contingence est donc bannie de la réalité. Il n’y a point deux catégories d’effets, les uns attribuables à la nature, les autres à des volitions divines particulières, puisque les lois de la nature sont des décrets divins et qu’il n’y a pas d’autres décrets divins que les lois mêmes de l’essence divine.

Cette nécessite de toutes choses forme l’assise de notre édilice mental. Les partisans du miracle rébranlent en introduisant l’arbitraire dans le inonde. Nous avons Ijesoin de la nécessité pour vivre et pour penser. En particulier, pour démontrer l’existence de Dieu, il nous faut des notions nécessaires et cadrant infaiUil>lenient avec la réalité. Si nous les croyions modiliables par quelque puissance que ce soit, si nous soupçonnions que leur exactitude peut s’altérer, nos conclusions sur l’existence de Dieu s’effondreraient et nous ne pourrions plus être certains de rien. Renonçons donc au miracle pour sauver notre croyance en Dieu et la solidité de notre raison'.

Critique. — Nous n’avons pas à faire ici le procès du panthéisme. De ce « système d’identité », nous n’avons à considérer que la face qui regarde le miracle Celui-ci est exclu au même titre que la création libre, parce que des effets contingents ne sauraient, pensc-t-on, émaner d’un être nécessaire. Mais, en vérité, le panthéisme est bien mal venu à formuler une telle objection, lui qui présente des phénomènes qui varient et s'évanouissent sans cesse, non comme les œuvres, mais comme les inodes propres, les stades d'évolution intrinsèque et les expressions naturelles d’une existence infinie, éternelle et nécessaire. Cette unilicalion étroite installe la contradiction au cœur même de l'être. Au contraire, établir entre le nécessaire et le contingent un simple rapport de cause à effet, c’est éviter cet écueil. Car alors les deux éléments restent distincts : ils ne sont plus un seul être, mais plusieurs. Et le rapport que l’on affirme entre eux, non seulement ne répugne pas, mais est impérieusement réclamé par la nature des choses. En effet, l'événement variable et passager exige l'être nécessaire comme son principe originel et son indispensable appui. Pour rendre entière raison du changement, il faut bien arriver, non à une cause qui change elle-même pour le produire, mais au contraire, en dernière analyse, à une cause immuable. Tant qu’on s’arrête à la première, l’explication ultime n’est pas fournie, puisqu’il reste à rendre raison de cette cause elle-même et de son changement à elle. Force est donc de placer au sommet et au principe de toutes les contingences, un pi imam

1. Cf. ci-dessous col. 543.

movens immobile. — On voit que toute cette discussion ressortit à la métaphysique générale : le miracle est envisagé ici comme un cas particulier des rapports du fini avec l’infini. Nous n’avions qu'à rappeler au lecteur les éléments d’un problème qui n’est point de notre ressort et qui est traité à fond aux articles Création et Pantiiéismk.

Quant à l’objection que le miracle ferait évanouir la nécessité et, par conséquent, les points de dépari de tout raisonnement, elle repose sur une incroyable ignoi-atio elenchi. Le miracle ne transforme pas nécessairement le monde en un royaume de l’arbitraire, où plus rien n’est stable ni assuré. On peut le concevoir comme une exception extrêmement rare, motivée chaque fois par de graves raisons — qtii doivent apparaître, — entourée de circonstances spéciales et tout à fait caractéristiques, qui empêcheront de confondre le cas de miracle avec aucun autre. En outre, cette exception, à supposer qu’elle se produise, ne sera jamais qu’une lériie de fuit. Elle ne dérogera en aucune façon aux premiers principes ni aux évidences rationnelles, puisqu’elle se tiendra dans un domaine qui n’est point le leur : celui des événements contingents. La sphère de la nécessité restera intacte, inviolée, avec ses limites anciennes '.Et enfin, pour être admissible, l’exception miraculeuse ellemême, — loin d'être un caprice qui bouleverserait l’ordre sans égard à rien, une fantaisie que nul lien ne rattacherait à l’ensemble des choses, — devra au contraire s’intégrer harmonieusement dans un système général du monde (cf. ci-dessous, ch. IV, sect. ii, col. 543 sq.). Nous verrons qu’on peut y croire en même temps qu'à l’existence de Dieu et sans renoncer aux principes absolus de la raison.

IL Déterminisme inductif.

Bien plus répandu que le déterminisme métaphysique est celui qui fait appel à l’expérience et qui s’appuie sur l’induction. C’est lui que l’on découvre chaque jour au fond des objections des historiens et des savants qui rejettent le miracle. On dit parfois que cette négation est chez eux a priori. C’est à la fois vrai et faux. C’est vrai, en ce sens qu’ils se croient en possession de certitudes définitives qui les dispensent désormais d’examiner, à propos d’aucun cas particulier, si le merveilleux existe. C’est faux, en ce sens qu’ils prétendent bien avoir tiré ces certitudes de l’expérience seule. Nous allons examiner le procédé qu’ils emploient.

^ I" — Induction prétendant a la certitude

A. Objection directe. — L’induction est le raisonsonnemcnt par lequel on dégage une loi générale d’un certain nombre de cas observés. Appliquée avec circonspection à des phénomènes suffisamment nombreux et variés, elle conduit à des conclusions certaines. Elle est à l’origine de toutes les lois physiques, que l’expérience confirme chaque jour. Or on prétend l’appliquer à la question du miracle. En effet, dit-on. dans des circonstances innombrables et infiniment variées, en présence des témoins les plus divers, la nature s’est montrée constamment d’accord avec elle-même. Aucune expérience n’a été poussée plus loin ni étendue sur une plus large porlion de réalité que celle-là. On peut donc en dégager, par le procédé inductif, cette légitime conclusion : que le cours de la nature se déroule de la façon la plus uniforme, sans laisser place à aucune contingence, à aucun miracle. Ainsi raisonnent Hume, Stuart Mill, Renan, etc. -.

1. Cf. ci-dessous col. 527 61543.

2. Textes et rétérence » dans Introduction, p. 38 sq. 525

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Discutons ce raisonnement. Quelle est cette expérience dont on nous parle ?

Est-ce l’expérience des /)/ie « onu'/ies ordinaires ? — Il est bien vrai qu’une expérience longue, et qui porte sur des régions historiques très vastes, ne nous révèle, dans les événements de ce monde, que la continuité naturelle la plus imperturbable et la plus serrée. S’il existe quelque part des faits d’apparence merveilleuse, il faut avouer qu’ils ne tombent point sous l’expérience vulgaire. Sur mille personnes, neuf cent quatre-vingt-dix-neuf n’en ont vu et n’en verront jamais aucun. Mais ce qui sort de là, c’est une conclusion tout justement opposée à celle que l’on tire. L’expérience commune porte exclusivement sur des faits étrangers à la question : elle est, par conséquent, incompétente pour en rien décider. Si la masse des hommes était mise directement en présence des faits d’apparence merveilleuse, elle pourrait avoir sur eux un avis motivé. Mais il n’en va pas ainsi ; et la plupart n ont, comme base de leur induction, que les événements dépourvus de cette apparence. Ue quel poids est dès lors l’opinion qu’ils peuvent se former des autres ? Ce qu'établit l’induction du sens commun, c’est qu’il y a un train ordinaire des choses, moralement constant, que la prudence nous commande de vivre et de raisonner comme si le miracle ne devait jamais surgir sur notre route ; et qu’entin, pratiquement, « cela n’arrive pas ». Or le merveilleux et le miracle se donnent précisément pour des exceptions, pour des anomalies extrêmement rares et pratiquement négligeables dans l’usiige de la vie. Ils supposent que l’uniformité est la règle. L’expérience commune leur fournit donc précisément la condition qu’ils requièrent pour être discernables ; elle tend, pour ainsi dire, le fond terne sur lequel ils viendront, s’ils existent, se détacher en lumière. Mais à leur sujet, pour ou contre eux, elle n’a rien à dire. Elle opère dans le compartiment de la réalité où, par hypothèse, ils ne sont pas contenus.

Ce qu’il faut examiner, ce sont donc les phénomènes qui présentent au moins l’apparence du merveilleux. L’expérience qui s’y applique est seule compétente ici. Fournit-elle la base d’une induction solide contre le miracle ?

Fausse induction. — N’oublions pas que, faute d’avoir discerné entre les phénomènes des rapports de nature, la généralisation est illégitime. Ce n’est plus une induction ; c’est le vulgaire sophisme : ab nno ou a quihufdani disce onines. Renan le commet quand il raisonne ainsi : les prodiges rapportés par Tite Live et Pausanias sont controuvés, donc il en est de même des miracles évangéliques, et ceuxci doivent être rejetés sans examen. Trois références à la Gazette des Tribunaux sullisent au même écrivain pour étayer cette assertion « qu’aucun miracle contemporain ne supporte la discussion ' ». Le procédé est un peu léger.

Induction vraie : a) son rôle positif : découverte des causes. — En procédant avec plus de maturité, ne pourrons-nous tirer de l’induction quelques certitudes ? Je collectionne, par exemple, un très grand nombre de cas où, dans des circonstances fort diverses, la fraude, l’ignorance, la crédulité, une imagination exaltée rendent raison de la croyance au miracle. Je remarque que, quand ces conditions sont présentes, les légendes merveilleuses éclosent spontanément, et que leur développement est d’autant plus facile que les conditions susdites sont plus largement réalisées. De ces observations j’induis une loi générale : c’est qu’il y a une liaison naturelle et

1. Introduction, p. 41, 44.

causale entre la crédulité, l’ignorance et l’admission des prodiges. Posita causa ponitnr e/['-cliis : variata causa variatur e/fectus. Mon induction aboutit à une conclusion positive inattaquable.

Fort bien ; mais cette conclusion n’exclut nullement la possibilité du merveilleux. Que l’ignorance ou la crédulité soient souvent à l’origine de la croyance au merveilleux, personne n’en doute ; mais la question est de savoir si elles y sont toujours et si elles y sont seules ; en d’autres termes, si, avec elles, nous tenons l’explication unique et universelle. Pour le moment, il n’est pas prouvé que quelque chose d’autre, — par exemple, la réalité des faits, — ne les puisse suppléer dans la production de la croyance. La troisième loi du raisonnement expérimental n’a pas été appliquée : sablata causa tollitur e/fectus.

L’enchaînement des causes et des effets n’est pas toujours réciproque, même dans les phénomènes physiques, et de ce que telle cause est suivie infailliblement de tel effet, il ne s’ensuit pas que l’effet ne puisse procéder d’une autre. Ici même, d’après la teneur de l’objection, ne voyons-nous pas déjà l’imagination exaltée et la fraude, — qui sont des antécédents parfaitement hétérogènes, — aboutir à un résultat identique : la croyance ? Il n’est nullement démontré que celle-ci ne piiisse avoir encore d’autres origines. Dans les domaines différents, l’ignorance, la crédulité, etc., ont aussi leur rtMedans la genèse des croyances : cela n’empêche pas la vérité objective d’y jouer concurremment le sien. Les hommes croient indûment à des récits mensongers, parce qu’ils se trompent ou parce qu’on les trompe, mais ils croient aussi parfois pour de bonnes raisons et parce qu’ils ont trouvé de solides garants. Quel motif at-on pour dire qu’il en va autrement dans la question du merveilleux ?

Induction vraie : b) son rdle négatif : exclusion des causes. — Les résultats positifs de l’induction ne sullisent pas à détruire la possibilité du merveilleux. Mais l’induction peut avoir aussi un rôle négatif. Elle est capable d’indiquer, non seulement ce qui agit, mais aussi ce qui n’agit point. Elle arrive parfois à éliminer déûnitivement certains phénomènes du nombre des causes possibles. C’est elle qui nous apprend, par exemple, que jamais un chêne ne sortira d’un grain de blé ; que jamais nous n’obtiendrons de l’acide chlorhydrique en faisant réagir de l’oxygène sur du carbone. Pourquoi ne pourrait-elle pas nous apprendre de même que jamais un fait surnaturel véritable n’est l’origine de la croyance au merveilleux ?

Aucune parité n’existe entre les exemples cités et le cas du merveilleux. Dans les premiers, l’induction opère sur des couples de données dont l’expérience lui fournit les deux termes. Dans le second, elle est censée, d’après l’objection, n’en posséder qu’un seul. Nous connaissons empiriquement ce que c’est qu’un chêne et qu’un grain de blé, et voilà pourquoi nous pouvons nier avec assurance qu’ils aient entre eux certains rapports. Au contraire, s’il s’agit du merveilleux et de la croyance dont il est l’objet, on suppose que nous n’atteignons que la seconde. Nous ne pouvons donc pas juger directement de ses relations avec un autre terme qui nous échappe.

Indirectement, à la vérité, l’induction parvient à éliminer l’inconnu. Mais c’est uniquement dans les cas où elle a quelque chose de connu à mettre à sa place. Par exemple, je sais que l’eau se produit immanquablement chaque fois que je mets en présence dans un ballon de verre 1 oxygène, l’hydrogène et l'étincelle électrique. Ces antécédents-là sont donc sulUsants pour amener le résultat. Quand ils seront 527

MIRACLE

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là, il sera vain de chercher en dehors d’eux l’explication des phénoiuènes. L’expérimenlateur ne sera point tenté d’attribuer dans ce cas l’origine de l’eau à l’influence des planètes ou à quelque cause inconnue dont l’action resterait voilée’. Pourquoi ? Parce que la place est occupée ; la raison sullisante est découverte : les concomitants quelconques et l’inconnu lui-même sont écartés comme superllus, sans qu’on ait à s’occuper d’eux directement. Mais il n’y a rien en tout ceci qui ressemble à l’élimination totale du merveilleux, fondée sur l’observation de certains cas d’erreur ou de fraude. Appliqué à notre sujet, le procédé prouvera simplement qu’il est inutile de recourir à une cause surnaturelle quand on a découvert une explication naturelle sullisante, ce qui est une vérité de La Palisse. Le merveilleux sera exclu indirectement, toutes les fois qu’une causalité naturelle sera démontrée présente. Rien de plus, et c’est peu.

L’induction n’aboutit donc à aucune conclusion décisive contre le merveilleux. C’est qu’en elTet elle ne s’occupe pas des questions de possibilité ou d’impossibilité. Elle s’en tient aux règles de fait. Elle ne dit pas : « Ce phénomène doit néeessaireuient accompagner ou suivre toujours cet autre » ; mais : ’I Ce phénomène suit ou accompagne cet autre quand les conditions voulues sont réalisées. » Elle ignore si des agents inconnus pourraient modifier, suppléer, ou entraver l’activité de ceux qu’elle a découverts.

B) Objection indirecte : Us conséquences antiscientifiques de l’admission du merveilleux. — L’admission du miracle est, dit-on, incompatible avec la science expérimentale. Fondée sur l’observation et l’induction, celle-ci existe et réussit : elle constitue un fait énorme et qui s’impose. Or, l’âme de la science ainsi construite, c’est le principe d : i déterminisme. Ce principe suppose que « les conditions d’existence de tout phénomène sont déterminées d’une manière absolue. Ce qui veut dire, en d’autres termes, que la condition d’un phénomène une fois connue et remplie, le phénomène doit se reproduire toujours et nécessairement, à la volonté de l’expérimentateur. La négation de cette proposition ne serait rien autre chose que la négation de la science même. » (Claude Bernard.) u Tout calcul est une impertinence, s’il y a une force changeante qui peut modilier à son gré les lois de l’univers….> (Renan)-.

Nous avons ici affaire à une déformation grossière de la thèse attaquée. On peut accepter le miracle sans le mettre partout. La plupart de ceux qui y croient voient en lui une exception rare, vraisemblable seulement en certaines circonstances, et justifiée chaque fois par des motifs qu’un examen attentif peut discerner. Les objectants le supposent vraisemblable partout et toujours. On le signale dans les églises et les ])èlerinages : c’est assez, disent-ils, pour qu’on l’attende dans les laboratoires… — L’idée du miracle implique celle de la constance habituelle du cours de la nature, objet de la science expérimentale, car, s’il n’y a point de règle, il ne peut y avoir d’exception. Les objectants supposent au contraire que le miracle abolit tout l’ordre de l’univers. Comme si une dérogation, qui suspend la loi pour un seul cas parmi des billions et des Irillions de cas semblables, la détruisait, ou même était capable d’empêcher qu’on ne la vit désormais fonctionner d’une manière habituelle, et qu’onenpùtprédire l’application avec une certitude pratiquement infaillible !

1. Sur le détail des raisonnements qui rendent cette conclusion assurée, voir Introduction, p. 59.

2. Cf. ci-dessous, col. 543.

§ IL — Induction ami. ?jant de simples conjectures

D’après Alatthew Arnold, il faut concéder qu’il n’j' a pas contre le miracle d’induction complète et rigoureuse. Mais il y a, pense-t-il, dans ce sens, des présomptions sans cesse grandissantes. A mesure que l’humanité devient plus savante et plus critique, l’interprétation par le merveilleux recule. N’est-ce pas là une indication que cette dernière Unira, avec le temps, par disparaître ?

Cette objection se subdivise en deux parties fort distinctes. La première s’appuie sur les faits réels, censés jadis miraculenx et que la critique scientifique a remis à leur place. La seconde porte sur des faits miraculeu.f, censés jadis réels, et que la critique historique a reconnus controuvcs.

1° a) Il y aurait fort à dire sur le fondement de la première partie de l’objection. Car certains auteurs l’élargissent à plaisir, pour les besoins de leur cause. Renan. Loisy (sous le pseudonyme Firinin) nous parlent d’une époque où l’humanité voyait le miracle partout, où l’idée d’un ordre de la nature n’existait même pas dans les esprits. Allirmation d’un caractère hautement fantaisiste, car les anciens, si crédules <|u’ils fussent, distinguaient cependant le prodige du cours ordinaire des choses : la preuve en est l’attention même qu’ils lui ont donnée et le soin qu’ils ont mis à le noter. Aussi bien dans la Bible que chez les historiens classiques, par exemple, une suile d’événements normaux est présupposée, que les merveilles n’interrompent, en somme, qu’assez rarement. En outre, un très grand nombre d’événements présentés comme extraordinaires par les anciens, mériteraient encore, s’ils étaient réels, cette qualification. Et enfin, il reste à savoir si le merveilleux déclassé par la critique scientifique moderne l’a été à bon droit. On ne nous demandera sans doute pas de l’admettre les yeux fermés, sur la foi des objectants. Les tenants du naturalisme le plus radical reconnaissent ouvertement l’inexactitude et parfois le ridicule de certaines explications inventées par leurs devanciers. Il serait donc parfaitement déraisonnable de conférer d’avance un caractère indiscutable aux explications naturelles proposées en si grand nombre. Il faut voir ce ([u’elles valent ; et, puisque nous traitons le problème par la méthode inductive, le moyen unique que nous ayons pour cela, c’est de les examiner, une par une, quand elles se présenteront à propos des faits. Cet examen peut seul nous renseigner, et ni nous, ni personne, n’avons le droit d’en escompter dès maintenant les résultats. — Si l’on tient compte de ces diverses remarques, le fondement de l’objection va se rétrécir singulièrement. On ne verra plus un si grand nombre de faits réputés jadis miraculeux, et tenus maintenant, de façon indiscutable, pour réels et naturels. Surtout l’hypothèse du merveilleux primitivement installé partout apparaîtra historiquement comme une pure fiction.

b) Mais quand bien même toutes les prémisses de l’objection tiendraient bon, rien de décisif ne s’ensuivrait. En effet, elles supposent que le merveilleux n’est pas expliiiué tout entier : puisque les explications passées sont scuieinent présentées comme le gage d’explications futures, non encore trouvées. Or il est impossible de conclure des unes aux autres.

De cette circonstance qu’un grand nombre de cas ont été résolus, on ne fera jamais sortir, je ne dis pas la certitude, mais une [u’obabillc positive que les autres le seront aussi et de la même façon. Car ils sont peut-être hétérogènes : c’est ce « peut-être », dont on ne se débarrassera que par la métaphysique, qui tient ici tout en échec. Il jaillit des faits eux-mêmes, car, à ne regarder iju’eux, nous pourrions 529

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aussi bien former une conjecture inverse de celle qu’on nous propose. Si le résidu, attaqué par des réactifs énergiques, n’a pas fondu, c’est peut-être qu’il est solide ; si certains éléments, traités par les mêmes procédés qui ont eu raison des autres, résistent, c’est apparemment qu’ils sont d’esiièce différente. Probabilité pour probabilité, chacun choisira celle qui lui agréera davantage ; mais leur opposition empêchera les conjectures de s’affermir, soit dans un sens, soit dans l’autre.

2" Le travail de la critique historique a été beaucoup plus ellicace que celui de la critique scientilique. C’est surtout en contestant les témoignages relatifs au merveilleux que l’on s’est débarrassé de lui. Xous jugerons plus loin en détail les principes et la méthode qui ont présidé à ce labeur. Nous ne faisons aucune dillicullé d’avouer dès maintenant la valeur d’une bonne jiartie de ses résultats. Mais rien n’autorise la conjecture qu’il doive un jour faire disparaître le merveilleux dans son entier. Car les épurations de la critique ont eu lieu en bien d’autres domaines, où personne ne songe à prédire qu’elle supprimera tout. Il y a eu des légendes, non seulement il’un contenu merveilleux, mais aussi d’un contenu [Mirement naturel. On a inventé des actions d’éclat, des négociations d’un intérêt passionnant, des paroles historiques d’un beau relief. Et le nombre des faits naturels scientiliqnement établis a diminué sur toute la ligne. Cela annonce-t-il qu’il faudra un jour bilfer l’histoire entière ? Quelques-uns des bons mots de Henri l sont apocryphes : est-ce à dire qu il n’en a prononcé aucun ? Que la criticiue en ait diminué le nombre, cel.T nous autorise-t-il à soupçonner que les autres soient pareillement destinés à disparaître ?

Evoquer dans l’avenir des objections irréelles, qui sont censées valoir des objections véritables, bien qu’elles ne soient actuellement qu’un pur néant, c’est une méthode critique un peu ridicule. On pourrait l’appliquer à tout. Et à ce compte, nous devrions nous délier de tout ce que nous tenons pour certain, en nous disant qu’à la vérité, pour le moment, nous le voyons ainsi, mais que peut-être, dans l’avenir, surgira une objection insoupçonnée qui démolira tout. t ;e serait le scepticisme universel. On peut l’adopter ; mais alors qu’on le dise, au lieu de présenter une objection particulière contre le merveilleux.

Chapitre III. — Les philosophies

de la contingence et de la continuité.

Ces philosophies se placent aux antipodes du déterminisme. Au lieu de repousser le miracle, elles s’en emparent, mais pour le faire fondre dans un milieu où ne subsiste, parmi les phénomènes, aucune dilférence d’espèce ni même aucun caractère individuel. Si tout est également imprévu et continu, le miracle ne peut plus faire saillie, ni comme acte libre, ni comme fait distinct.

Pris sous sa forme radicale et poussé à l’extrême, le système de la contingence exclurait l’idée de continuité, et consisterait à se figurer l’univers comme un ensemble chaotique d’événements sans dépendance, sans lien, sans ordre. Sous le règne du changement incohérent, tout pourrait arriver après n’importe quoi, et donc rien ne serait particulièrement miraculeux. L’expérience de tous les jours — celle précisément où nous avons vu le déterminisme chercher un appui — donne un éclatant démenti à cette rêverie paradoxale, qu’aucun philosophe n’a adoptée. Nous pouvons la laisser de côté.

Philosophiquement élaborée, la doctrine maintient en relation étroite les deux idées de continuité et de

contingence, et en tire des arguments convergents. Ainsi entendue, elle se rencontre surtout chez deux penseurs chrétiens qui y ont appuyé des théories sur le miracle : MM. Maurice Blondel et Edouard Le Roy. Nous ne pouvons ici analyser leur pensée dans toutes ses nuances et variations. Nous avons fait ailleurs cette étude de détail, et no>is nous permettons d’y renvoyer pour justilier ce que nous allons dire’.

Exposé. — Avec des différences que nous négligerons ici, les deux auteurs cités s’accordent en substance sur les points suivants, d’où part toute leur critique du miracle.

I » La contingence. — La réalité est nouveauté incessante, variation perpétuelle ; elle ne se répète jamais exactement. Il n’y a pas deux événements parfaitement semblables. Les lois uniformes <(ui prétendent exprimer la nature n’en présentent qu’une image fausse. C’est en laissant de côté tout ce qui n’est point intéressant ou utile, qu’on arrive à les constituer. Elles sont un schème commode pour agir, mais spéeulativement inexact. — Gela posé, la notion de miracle (telle du moins que nous l’entendons ici) se dissout. L’uniformité, le déterminisme n’existant nulle part, une exception réelle est évidemment inconcevable.

2° La continuité. — Tout tient à tout. Rien ne peut être isolé de l’ensemble sans perdre son véritable aspect. Le « morcelage » est introduit par les sens et par l’intelligence, qui nous font considérer à part ce qui est un dans la réalité. C’est donc une opération déformante. Par conséquent, le miracle n’existe pas comme un fait à pari, sur leijuel nous [(ourrions fonder un argument valide. Du reste, tout argument spécial est, à son tour et doublement, un morcelage : d’abord, parce qu’il est composé d’idées abstraites, et ensuite, par le simple fait ([u’il est spécial et censé valable par lui-même. Impossible donc de conclure à une iniervention divine en partant du merveilleux et du miracle.

CnmouE. — i" La contingence. — « ) La réduction de toutes choses à la contingence est un déli aussi fort au bon sens que leur réduction au déterminisme. Irrémédiablement nous nous trouvons, dans le monde, en présence de deux éléments, dont aucun ne saurait absori)er l’autre. L’action de la liberté humaine tranche sur le cours de la nature, et quelque opinion métaphysique que l’on se fasse de l’une ou de l’autre, il est impossible de les confondre, au simple point de vue de l’expérience. Ce sont là des phénomènes dilTérents et discernables. Donc si quelque autre liberté que la nôtre intervient ici-bas, il sera pareillement possible de discerner son action. En signalant dans les phénomènes physiques cette diversité du détail, ces variations continuelles, cette survenance de l’inattendu, qui rendent ilillicile une prévision exacte et sûre à leur égard, on n’a pas du tout prouvé leur « contingence », mais seulement la complication extrême de leur déterminisme. Il n’y a là rien d’analogue à des actes de liberté, et c’est un pur jeu de mots de confondre, sous une même rubrique, des choses si parfaitement hétérogènes. S’il est difUcile de prédire les phénomènes physiques dans le dernier détail, si parfois même la prévision est démentie en son entier, il reste que, pour qui s’en tient à la moyenne des cas et à la substance des faits, les

1. Voir : La notion de vt’riU- dans la « p/n/osop/ùe nouifeite », 1908. — Dieu dann « C Evolution créatrice », 1912. (ou Etudes, 5 mars 1908 et 20 février 1912). — hnmanence : essai critique sur la doctrine de M. Maurice Blondel, 191 ; t ; et cntin Introduction à l’étude du merveilleux et du miracle, 1916. Voir auâsî, à la fin de ce chapitre, les Notes additionnelles A et B, résultats sont bien ceux que l’on attendait. Le savant se trompe dans ses pronostics, mais non pas comme s’il avait affaire à des volontés capables d’indépendance et de caprice. Quand il raisonne d’après ce qu’il appelle ses « lois », la plupart du temps il conclut juste, et ici c’est l’erreur qui est l’accident. Au contraire, on signale comme une exception rare, comme un fait invraisemblable, la vérification d’une prophétie portant sur des futurs libres. Les cas sont inverses. Tout cela sépare la réalité en deux zones bien distinctes, dont il est paradoxal d’effacer les limites.

b) Les « lois » scientifiques ne sont pas des constructions purement arbitraires. Elles dépendent de deux éléments, dont les contingentistes oublient le second ; la commodité de l’expression, et la donnée qu’il s’agit d’exprimer. L’expression peut être conventionnelle, et symboliser le réel au lieu de le représenter ; le point de départ de la science et l’orientation de sa marche ont pu être conditionnés par des circonstances de hasard ou des convenances pratiques : tout cela n’empêche pas que, dans une langue ou sous des signes quelconques, le réel ne soit exprimé. Abordez-le de la façon qui vous plaira : vous n’êtes pas maître d’y voir ce qu’il vous plaira. En particulier, l’uniformité des lois repose sur un fondement objectif : la similitude des phénomènes entre eux. « Cas singulier » peut-être par certains détails, chaque événement est banal par beaucoup d’autres. La nature a ses coutumes, et il suffit d’ouvrir les yeux pour voir qu’elle ne s’en dérange guère. Il est légitime de classer dans une formule unique ces similitudes. Ceux qui en font abstraction, pour ne considérer que la diversité, déforment la réalité autant que ceux qui ne voient qu’elles. Si, comme MM. Blondel et Le Roy, on dépouille l’idée et l’observation de toute valeur de connaissance, il est logique de rejeter, comme une « idole », l’idée d’une nature régulière et stable. Mais cette dernière exclusion, qui entraîne celle du miracle, n’est elle-même que le pur corollaire d’une théorie générale sur la valeur des opérations de l’esprit, que nous n’avons pas à étudier ici1.

1. Nous l’avons fait dans La notion de vérité, p. 61 sq ; et surtout dans Immanence, 2e Partie, chap. II. Cf. aussi : Introduction, p. 113 sq.

c) Moins paradoxale et plus directe est l’objection que l’on tire de l’instabilité des constructions scientificiues. Comment admettre cette uniformité de la nature, qui est le repoussoir obligé du miracle, puisque les « lois », admises pour un temps, sont modifiées ensuite, et incessamment, par les découvertes ?

Mesurons cependant la portée du fait allégué. Sans doute la nature ne s’est pas révélée en bloc à l’humanité. La connaissance que nous en acquérons progresse, s’approfondit, se précise et se corrige, comme toutes nos autres connaissances. Mais ce que l’on découvre est de même espèce que ce que l’on savait : le nouveau est semblable à l’ancien. On corrige la « loi de Mariotte », mais par des « lois » nouvelles. La régularité des faits est mieux comprise, mais c’est toujours la régularité. Rien en tout cela n’a un air de liberté ou d’arbitraire : ce qui montrera une telle apparence tranchera sur le reste.

La continuité.

C’est encore la philosophie générale et tout un système du monde qui se trouvent impliqués dans l’objection inspirée par le principe de continuité : tout est intérieur à tout, ou, du moins, tout tient à tout. Nous ne pouvons traiter ici ces difficultés qui dépassent de beaucoup notre objet et même celui de l’apologétique. Bornons-nous à énoncer, sans en fournir la preuve, ce que nous avons démontré ailleurs.

Le principe de continuité ou d’interdépendance universelle n’est ni évident par lui-même, ni déduit de prémisses qui soient telles.

L’expérience ne nous fait point apercevoir, eu chaque phénomène, l’influence de tous les autres1.

1. Immanence : 2e partie, ch. I.

Bien au contraire, l’expérience nous montre, entre les événements et les objets, des limites parfois flottantes et parfois nettes.

Il y a dans le monde, des séries entières de phénomènes qui se comportent entre elles comme des étrangères.

Même dans ce qui change, quelque chose dure ; et les rapports éphémères, les menus accidents qu’engendre dans l’ensemble chaque modification du moindre élément, laissent pourtant subsister, bien reconnaissable, la substance des autres.

Même parmi les phénomènes reliés entre eux par des influences réelles et profondes, certains antécédents peuvent être remplacés par d’autres, sans que le conséquent subisse une altération correspondante. Enfin, la connaissance partielle a une valeur et n’est point nécessairement déformante2.

2. Ibid., p. 71 sq, — Introduction, p. 116 sq.

On peut donc considérer certains faits à part, et fonder sur eux des raisonnements distincts, sans s’écarter de la vérité.

Notes additionnelles au chapitre précédent

Note A. — Sur l’interprétation des écrits de M. Blondel.

La nécessité de ne pas dépasser les limites fixées à cet article m’a contraint d’exposer sous la forme la plus succincte les opinions de ce philosophe. On a pu voir cependant que je prenais à son égard une position toute différente de celle que les auteurs d’un précédent article (Méthode d’immanence, ci-dessus t. II, col. 579 sq.) ont adoptée. On le verra encore par la suite (ci-dessous col. 540). Les raisons que j’ai de le faire sont développées dans mon ouvrage Immanence et dans deux courtes publications, où j’ai répondu, point par point, aux réclamations de M Blondel (1° Observations parues dans la Revue pratique d’Apologétique, 15 janvier 1913 ; 2° A propos d’une brochure récente de M. M. Blondel, Paris, Beauchesne, 1913). C’est là que ceux qui ont le souci de juger avec impartialité cette controverse voudront bien les trouver.

Je dirai seulement ici qu’il m’a été impossible, à mon grand regret, d’accepter l’interprétation actuelle que M, Blondel donne de ses ouvrages. Son exégèse me parait en effet violente, arbitraire, inspirée par la préoccupation, fort honorable sans doute, mais quelque peu fiévreuse, de défendre l’orthodoxie de ses textes. Le désaccord entre autrefois et aujourd’hui ne porte pas seulement sur des mots et des détails, mais sur les lignes organiques de la pensée. Il y a, dans l’Action, dans la Lettre sur l’Apologétique, etc, bien autre chose qu’une « apologétique du seuil ». Il y a une philosophie générale, une théorie de la connaissance, une métaphysique, une logique, des fragments de théologie, etc. Impossible de réduire ceci à cela. Aucun de ceux qui ont lu en entier les écrits de M. Blondel ne pourra accepter cette équivalence, fût-ce sur la parole de l’auteur. Même cette « apologétique du seuil », — dont j’ai plaisir à dire que je l’accepte entièrement, sous la forme que lui a donnée M. Auguste Valensin, — ne présente plus du tout le même aspect, quand on la considère en fonction du reste de la doctrine. Elle est intrinsèquement transformée, radicalement transposée, selon qu’on l’isole ou qu’on la rapproche d’une philosophie dont elle n’est à l’origine que l’aboutissement, et qui donne un sens spécial à ses formules les plus anodines d’aspect. Cette philosophie très neuve, très hardie, très exclusive, comprend une partie négative des plus accentuées, qui ne se laisse pas biffer, sans que l’ensemble en demeure faussé. — De tout ceci, de l’existence de cette philosophie et de son importance, on trouvera la preuve détaillée, appuyée de citations extrêmement nombreuses et, je le crois, décisives, dans Immanence et les deux courts écrits signalés plus huut. Assurément il est possible do i’iiusscr l’esprit d’un texte que l’on rite ; niyis on ni’accordt_Ta qu’il est encore plus facile de le faire quand on ne le cite pus. Le docinnent résille, par sa ^eule pré-ience, à certaines inteipr étalions. Se tenir perpétuellement en contact visible avec lui, est sans doute ; a meilleure garantie contre l’erreur, et la suprême honnêteté d’un critique envers son auteur et ses lecteurs.

Pourtant, je nie rends compte que, malgré tous les efforts pour donner au débat une base documentaire aussi large que possible, il ne saurait être vidé à iond que devant un public qui aurait sous les yeux les ouvrages mêmes..Malheureusement ce public n’existe pus. Les ouvrages de M. Blondel sont depuis longtemps introuvables en librairie ; les brochures où il a réuni ses plus importants articles n’ont même jamais été mises dans Je commerce. Dès lors la doctrine contenue dans ces écrits se trouve dans une condition singulière. Objet d’explications, de rectifications, de discussions sans Hn, soutenue par une propagande très artie et très ardente, elle reste inaccessible en sa teneur originelle. Aussi Honne-t-elle à beaucoup l’impression d’une chose insaisissable et fuyante, dont l’aspect se modifie selon les moments et les circonstances. Très peu de personnes, Euéme parmi celles qui étudient par profession la philosophie religieuse, sont en mesure de contrôler les dires de l’auteur et de ses amis sur le sens et le contenu de ses écrits,

PiMirtant ces dires ne possèdent point, par oux-mèracs, ne autorité indiscutable. L’histoire littéraire abonde en xemples d’auteurs qui, prétendant expliquer leurs [jfopres œuvres, y infusèrent en léalité un sens tout nouveau. Les causes de ces changements sont assignables. Elles se trouvent d’ordinaire dans révolution intérieure des écrivains. (Il est à peine besoin d’ajouter que ces interprétations fantaisistes peuvent être accompagnt’es de la plus parfaite bonne foi : ceci a lieu surtout riiez les esprits, — souvent distingués par ailleurs, — dont les qualités maîtresses ne sont point la précision et la fermeté). Or, après avoir fait des ouvrages de M. Blondel, l’étude la plus attentive et suivi patiemment la polémique qu’il a soutenue pendant vingt ans, contre tous ses critiques, pour les justifier, j’ai acquis la conviction que tel est son cas. Et le moins que puisse m’accordn ici un iecteur équitable, c’est, je crois, que la parole de l’auteur ne suffit pas à décider la question.

Au surplus, tout le monde reconnaîtra que la critique a lieu de s’exercer sur les affirmations d’un homme qui fiarle d’un sujet où il est très fort intéressé, et qui le fait avec une émotion extrême. Elle en a le devoir impérieux. sous peine de nétre plus ni impartiale ni objective, -orsque des coniradictions semblent se dessiner, et que,

;)ar exemple, les démentis de l’auteur portent sur des
: aits aussi palpables et aussi faciles à contrôler que

l’emploi matériel de certaines expressions significatives.’.a.Hevue pratique d’Apologétique^ 15 janvier 1913, p.59t> ; Immanence^ p. viii. ix, 151, 152, 155, 212 sq., 297^ etc. A propos dUine brochure… p. 5 à 7). Je regrette d’avoir I entrer ici dans ces explications et ces précisions, mais je ne pouvais me dl-pon-cr de les fournir au lecteur, sous peine de laisser dépourvues de toute justification les appréciations émises au cours de cet article sur les idées de M. filondel.

Puur être juste, je dois ajouter que, depuis mes discussions avec cet éci-ivain, un fait nouveau, et tout à son honneur, s’est produit. Par une lettie adressée à la Revue du Cierge’fraiiçais (15 juillet lOLi), — sans admettre encore à la vérité le bien fondé d’aucune critique, — il s’est pourtant décidé ù déclarer que V.iction ne représentait plus ses idées actuelles, et que ce livre aurait besoin de « modifications importantes », qui en feraient’< un ouvrage renouvelé ». Je prends acte de cette déclaration, et je déclare à mon tour que ce que je critique, ce n’est pas les idées actuelles de M. Blondel, — sur lesquelles je ne possède au surplus que des renseignements insuffisants, — mais les idées exposées dans ses ouvrages.

Note B. — Sur la partie constructive
de la théorie de M. Le Roy.

Nous retrouverons, au cours de cette étude, plusieurs objections particulières de M. Le Roy. qui ne tiennent pas essentiellement à la philosophie de la contingence, et

dont il n’y avait pas lieu do s’occuper à propos d’elle. Quant à la partie coustructive de la théorie, nous l’avons pareillement laissée hors de cause, parce qu’elle ne représente qu’ur.e forme rajeunie du naturalisme. Cependant, comme elle a joui, à son heure, d’une certaine notoriété, nous en plaçons une brève analyse dans cet appendice.

Pour M. Le Roy, comme pour M. Bergson dont il est le disciple, un courant unique de vie est à l’origine du monde. De ce courant procèdent pareillement les esprits et la matière, mais la matière est dérivée et l’esprit est primitif. (Voir le détail de cette conception, im|)Ossibleà exposer en quelques lignes, dans V Introduciian, p. HiJsq.) l’ne liberté latente est donc au fond de tout. Elle n’arrive i se manifester pleinement que dans l’homme ; mais les inventions, les variations incessantes de la natui-e sont aussi de sa part des efforts d’alVranchissement plus ou moins entravés. Le miracle est une de ses réussites exceptionnelles. L’esprit, source première et, en droit, maître des corps, n’en fait pas, pour l’ordinaire, ce qu’il veut. A de rares intervalles seulement, monté jfour ainsi dire à un potentiel d’énergie élevé, sous l’inQuence de la foi religieuse, il éclate dans le monde en œuvres imprévues. Sa maîtrise, àon pouvoir créateur s affirment soudain, puis tout retombe dans le calme et la routine.

On le voit, d’après cette théorie, c’est l’énergie naturelle et innée de l’esprit qui se fait jour dans le miracle ; la puissance de Dieu n’y agit point 6 part et au-dessus des causes secondes. Une guérison est l’teuvre de la foi, considérée non point comme une convenance morale, comme une prépaiation aux faveurs divines ou un mérite de l’âme, mais comme l’agent direct d’une tiansformation physique. Et celle foi est efticace plutôt en vertu de son intensité, de son aptitude ii imprimer une secousse physiologique, que de sa perfection. Elle développe ses contre-coups fatalement, à la façon d’une « force de la nature ».

Une telle construction n’enferme contre le miraclr*, aucune difliculté a priori autre que celles du naturalisme et du déterminisme. Celles-là mises à part, il ne reste plus qu’à attendre l’enquête sur les faits, pour savoir ce que la foi guérit, et si ce n’est pas une fantaisie dépourvue de vraisemblance que de lui attribuer des prodiges tels qu’une résurrection, une multiplication de pains ou une marche sur les eaux. (Voir dans l’Introduction, l’Appendice IL)

Chapitre IV. — L’attitude qu’il faut adopter,

explications naturelles

et explications surnaturelles.

Après avoir repoussé les préjugés qui prétendaient s’imposer à nous sur la question du merveilleux, il nous reste à dessiner l’attitude que nous adopterons pour l’étudier. Ce sera la moins exclusive. Nous n’écarterons a priori aucun principe de solution, aucune explication plausible. Il est possible que les faits merveilleux dont on parle soient controuvés. Il est possible que des explications scientifiques acceptables soient fournies à leur sujet. Il est possible même que l’action de forces naturelles inconnues présente, de prime abord, l’aspect de libres interventions surnaturelles : nous verrons plus loin si l’on peut discerner les premières des secondes’. Mais ce que nous ne ferons pas, c’est de décréter d’avance que les explications indiquées suflisent pour tous les cas. Nous ouvrons donc immédiatement la question des explications surnaturelles. Parmi elles, la première qui se présente, celle sur quoi roule tout le principal des discussions, c’est l’explication par Dieu, par un Dieu personnel, intelligent, libre et maître souverain du monde. Plusieurs admettent son existence, qui rejettent le miracle. Des doctrines, qui ne font appel à aucune révélation, prétendent la démontrer. Nous supposons cette démonstration faite (Voir article Dieu, ci-dessus,

I. Ci-dessous, col. 552 sq. 535

MIRACLE

536

t. I, col. 9^1 sq.). Nous avons donc à faire voir ici, d’abord par la solution des difficultés (section I), ensuite par des raisons positives (section II), comment le miracle s’encadre dans un système tliéisle. Loin de parlir.du miracle pour prouver Dieu, nous avons au contraire etavant tout à défendre sa possibilité contre ceux qui s’appuient, pour la nier, sur l’existence et les attributs divins.

Section I. — Les objections contre Vintervention de Dieu dans le monde '.

I" Le miracle rabaisse Dieu au ran^ des causes secondes (A. Sabaiier, Tyrrell, M. Loisj).

Quelques théoriciens des choses religieuses ne veulent pas que Dieu se manifeste en certains événements de l’histoire plus spécialement que dans les autres. Ce serait pour lui, pensent-ils, quitter le plan de l’absolu et entrer dans celui du relatif, descendre de l’iiiUni au fini : une telle transjjosition, une telle descente leur semble, à bon droit, une contradiction, une absurdité. L’intervention de Dieu dans le miracle ferait de lui « une cause phénoménale et particulière semblable aux autres ». (A. Sabatier.)

« Par une sorte de limitation de lui-même, il quitterait sa position de cause premiéi-e et dernière et

prendrait la place de quelque cause seconde et Unie. » (Tyrrell.)

Toutes ces observations [lorlent un peu à côté de ce que soutiennent les partisans du miracle. En eflfet, on ne suppose pas que Dieu quitte sa place de cause première pour se réduire uu rôle de cause seconde. On prétend au contraire qu’il garde sou rôle essentiel et normal etque, même en tant qu’il supplée les causes secondes, il ntgit pas comme une cause seconde. Il ne peut être question d'établir aucune parité entre la cause seconde, qui ne fait jamais que mettre en œuvre une énergie venue d’ailleurs, et la cause première, source uni(pie de la sienne. Le miracle, terme de l’action divine, est, à la vérité, un fuit parmi les autres faits, mais sa cause n’entre point pour cela dans le tissu des phénomènes, dans la mêlée des éléments cosmiques. Elle reste ce qu’elle était, toujours inaccessible à l’expérience et mystérieuse. D’ailleurs, d’après l’hypothèse des partisans du miracle, le fait miraculeux lui-même, par sa structure et ses entours singuliers, permet de conclure qu’il n’est pas un fait comme les autres, et qu’il dépend de la cause première d’une façon spéciale. Celte façon consiste à procéder immédiatement de Dieu, en se passant des intermédiaires communs. Pour que rol)jeclion portât, elle devrait prouver que le Premier Etre ne peut exercer son influence ([ue d’une seule façon : par les causes secondes. C’est ce qu’elle ne fait pas. C’est ce qu’elle ne peut faire, sans contredire fonuellement ses présupposés, car quiconque admet, en face des activités créées, un Dieu créateur et souverain, est obligé de lui reconnaître deux espèces d’actions : l’action immédiate de la création, du don de l'être, à laquelle nul intermédiaire ne collabore ; et l’action médiate, qui consiste à obtenir un résultat en actionnant les causes secondes. Le miracle est l’analogue de la première.

1. Dans la discussion de ces objfclions, nous reliitûns ce que peuvent répondre des partisans du miracle, sans parler encore do façon définitive. Nous voulons montrer f^ue les objections ne valent pas. plutôt qu’esposcr une cJoctrine. Ce qui est afHrmé ne l’est donc que d’une façon hypothétique et provisoire. Une condition est pÈfitout sousentendue, qui est celle-ci : s’il y o, par ailleurs, des raisons pnsitifes d’admettre te miracle en principe. Ce n’est que quand nous aurons donné ces raisons-là, que ce *pii est dit ici prendra toute sa valeur.

2" Le miracle implique en Dieu mutabilité ou impuissance (Voltaire, M. A. France, etc.).

Celte objection suppose que la fin du miracle est de corriger dans le monde quelques défauts physiques : « Dieu ne pouvait déranger sa machine que pour la faire mieux aller. » CVoltaire.) u La lourde machine a besoin… d’un coup de main du fabricant. » (.. France.) — L’objection suppose encore que Dieu change d’idées, qu’ayant construit le monde selon un certain plan il se ravise pour y introduire des modilications. On nous fait le tableau ridicule d’un Dieu qui se résout à « changer ses éternelles idées i> (Voltaire), à faire de temps en temps quelques « retouches timides » à sou œuvre (A. France).

Tout cela est parfaitement absurde. S’il y a des gens qui mêlent à la eonceplion du miracle de pareils enfantillages, il faut le regretter pour eux. Mais aucun esprit sensé et tant soit peu cultivé philosophiquement ne s’y arrêtera. Pourquoi assigner au miracle unbul purement physique ? N’est-il pas concevable avec des lins plus hautes et proprement morales ? Il ne s’agit point de faire mieux marcher une machine, mais, par exemple, de rendre l’homme attentif à une révélationdivine. Le miracle ne reprend pas une œuvre que la création aurait manqué ; il en commence une autre, toute différente. Il est le point de contact de deux ordres, le lieu où, dans l’ordre naturel, uu ordre supérieur vient s’insérer.

Et qtiel anthropomorphisræ naif de se figurer qu’un effet nouveau et dilférent des autres requiert en Dieu un changement d’avis, une succession de pensées diverses ! Comme Dieu choisit, par un seul décret infini, — r|ui s’idenlilie à son essence, — la diversité innombrable des êtres et des lois, il veut aussi, d’un même dessein éternel, l’ordre de la nature et les exceptions miraculeuses. Il n’y a là que deux termes hétérogènes, également contingents, également subordonnés, de l’activité divine. Entre c : i.i, ils forment contraste ; ils s’opposent et se succèdent l’un à l’autre ; de l’un à l’autre il y a changement ; — mais ni l’un ni l’autre n’est en conti’aste avec une volition divine quelconque ; ni l’un ni l’autre ne suppose en Dieu une volition spéciale, qui serait sa raison sufiîsante, à lui exclusivement, et à laquelle une autre volition pourrait s’opposer.

3° Le miracle implique en Dieu un manque de sagesse ou de dignité ( Voltaire, M. Séailles, etc.}.

Dans le miracle tout est mesquin. Le but d’abord. Ceux qui en bénéficient sont quelques individus pris au hasard, ou tout au plus, l’humanité, c’est-à-dire quelque chose comme « une petite fourmilière » (Voltaire) dans l’immensité du monde. Il n’y a aucune proportion entre une interruption de l’ordre général et de si minimes intérêts. — Les moyens mis en œuvre ne sont pas plus relevés : quelques misérables « accrocs faits ax’bitrairement » (Séailles) par Dieu à un ordre grandiose qu’il a lui-même établi ; quelques guérisons réussies çà et là, succès dérisoire, si on le compare aux innombrables cures obtenues chaque jour par la médecine humaine (Séailles). Tout cela est indigne de la grandeur comme de la sagesse divine.

Ces difficultés, comme la précédente, trahissent une incompréhension totale du miracle. Sa nature morale, la fin que ses partisans lui assignent, sont ici derechef complètement oubliées. Les « accrocs » minimes, dont on parle, s’ennoblissent par leur but grandiose. L’instruction, la moralisation, la sanctification de l’humanité ne sont pas des objets mesquins. Il ne s’agit pas pour Dieu de rivaliser avec la 537

MIRACLE

538

nicdtcine liumaine, d’cclipser les fortes lliérapeutiques naturelles qu’il a lui-même créées, mais de parler aux àuies. Encore la manière souveraine et immédiate dont Il opère l’œuvre matérielle, et jusqu’à ces marques de bon plaisir qu’il y imprime, choisissant « arbitrairement » ses moniciils et les sujets de ses faveurs, ont-ils une allure indépendaulc qui convient à la Liberté suprême. Sans doute un liomme isolé ou même le genre humain tout entier sent peu de clioses, quant à leur niasse matérielle, dans l’Univers. Mais est-ce ici une question de masse ? « Quand l’Univers l’écraserait, l’Iiorame serait encore plus noble que ce qui le tue… » El l’on comprend que les valeurs S])irituelles attirent de préférence le ref ; ard du « Père des esprits », qu’elles soient pour Lui d’un plus grand inlcrét que tout le monde matériel. Sans doute encore, ni une âme individuelle, ni même toutes les àmcs ensemble ne mé ; (ie « Mes sollicitudes divines. Rien n’a, en face de Dieu, une dignité qui préexiste à son choix. Il faut renoncer à trouver, dans le fini, un objet proportionné à l’action de l’inlini. Mais on conçoit que, si les créatures ne peuvent s’égaler à Lui, sa condescendance l’incline vers elles. Rien n’est trop petit pour échapper à l’Intelligence sans bornes ; rien de moral n’est indill’érenl à la Justice absolue ; rien n’est trop bas pour la Miséricorde et l’Amour éternels. Voilà qui explique que Dieu puisse déployer des soins excessifs en des sphères parfois minuscules ; voilà quelques-uns des motifs qui peuvent rendre plausible a /iriori une intervention extraordinaire de Dieu, soit en faveur de l’humanité entière, soit à l’égard de quelques privilégiés.

4° Le témoignage de l’expérience infirme la probahilité d’une iiUeryeniiijn divine (Hume et Stuart Mill)

Nous avons vu (ch. II) que Hume et Stuart Mill se servent de l’induction contre le miracle. Leur raisonnement n’a rien de particulier si ce n’est que, par une lactique destinée à embarrasser les croyants, au lieu de faire du déterminisme une simple loi natui’elle, ils le présentent comme une règle du gouvernement divin. Cela ne change rien à la substance de la dilUculté.

Ce qui est neuf, ce sont les autres thèses polémiques dont Stuart Mill l’a entourée. Son coup d’oeil exercé de logicien lui a montré le point précis où il fallait toucher l’argumentation de ses adversaires pour l’énerver. Il s’est efforcé de déprécier le genre même des preuves qu’on lui opposait. Voici comme il s’y prend’.

1° En premier lieu, dit-il, l’enchaînement régulier des phénomènes, sur lequel se fonde le déterminisme, estobjetdexpérience ; tandis que la possibilité ou la réalité d’une intervention divine ne peuvent jamais s’appuyer que sur une « inférence spéculative », procédé beaucoup moins immédiat et par conséquent moins sûr.

Réponse. — a) Il est faux que le naturalisme déterministe se passe d’inférences spéculatives et se borne à enregistrer les faits. Lui aussi raisonne, et beaucoup. — D’abord, même s’il ne cherche, en les baptisant du nom de causes, que des antécédents invariables, ce n’est pas l’expérience brute qui les lui fournira. Stuart Mill lui-uiême a. posé les règles logiques par lesquelles on arrive à dégager de tels antécédents dans la masse amorphe des faits. Il s’agit d’interpréter l’expérience, de découvrir entre

les phénomènes des liens de connexion nécessaire

t

1. Une difficulté sérieuse se pose à propos du sens que Stuart Mill donne au mot « cause)>. Nous avons montré, dans V Introduction, p. 151 s(j., que ce sens devait être ontolofjiquepour que les dilBcultés de Stuart Mill eussent elles-inènies une signification.

de consécution infailliljle ou, comme dit Stuart Mill, a inconditionnelle u : tout cela ne se fait pas en ouvrant simplement les yeux. Tout cela consiste en somme à faire entrer les données expérimentales dans certains cadres « spéculatifs ». Mais si l’on donne au mot cause son sens plein d’antécédent eflicace et déterminant, — ce qui est très souvent le cas dans les sciences* — alors, la métaphysique elle-même entrera en jeu. Partout la causalité est conclue et pensée ; nulle part elle n’est vue et touchée par les sens ou saisie par les instruments. — Enfin, puisque la discussion porte ici sur les phénomènes d’aspect merveilleux, c’est-à-dire par hypothèse, sans cause naturelle actuellement apparente, il faut bien que tous, déterministes ou non, nous cherchions, hors de l’expérience, l’explication que celleci ne nous fournit pas. Et c’est ce que font ouvertement Stuart Mill et les autres, lorsque, an lieu de remonter à Dieu, ils nous proposent d’admettre une cause naturelle cachée. C’est avouer que, l’expérience étant muette, il faut faire appel à des inférences, à une spéculation, pour se décider.

t) Soit, dira-t-on ; mais la spéculation qui conclut à une cause naturelle cachée est cellequi nous écarte le moins de l’expérience. Cette cause, que nous imaginons, a l’avantage d’être analogue aux causes que nous observons. Elle est conçue d’après leur modèle. Elle pourra, un jour, se manifester parmi elles et comme elles. Tandis que Dieu est, pour toujours et par essence, un être extra-expérimental. — Fort bien ; mais ceci ne prouve pas du tout ce <iui est à prouver : savoir, que cette conclusion soit obtenue par un procédé plus immédiat que l’inférence. Ne confondons pas le terme et le chemin. C’est par un raisonnement que l’on essaie d’établir la supériorité du concept calqué sur l’expérience. Ce raisonnement ne peut passer à aucun titre pour un procédé « expérimental ». Il est vain de vouloir l’identifier, — je ne dis pas même à l’expérience pure, — mais aux opérations logiques qui s’appliquent à l’expérience et qui l’interprètent. Ici, nous sommes incontoslableuient dans l’abstrait. C’e.st guidé par un a priori, d’ordre rigoureusement métaphysique, que l’on rejette, ou que l’on relègue parmi les choses douteuses, tout ce qui est inaccessible à l’observation. C’est en instituant une crilique de la connaissance, une hiérarchie entre nos facultés et un triage entre leurs données, que l’on fait ressortir la valeur de l’expérience. On manie les idées de certitude, d’erreur et de vérité. On fait de la métaphysique, de la

« critériologie ». Si toutes ces opérations ne constituent

pas un ensemble d’  « infcrences spéculatives », je me demande à quoi on donnera ce nom. La philosophie de Stuart Mill, même appliquée au miracle, n’est pas la science, mais, comme toutes les philosophies, une doctrine qui surgit au delà de la science. Elle n’a donc aucun caractère plus « immédiat » que ses rivales.

Il faut ajouter que, dans l’espèce, elle est aussi nn beau spécimen de spéculation sophistique. Si l’on met en forme les propositions de Stuart Mill contre le miracle, on aboutit à de véritables monstruosités logiques. Qu’on en juge : l’expérience nous apprend qu’il e.xisle des phénomènes, certainement naturels, dont la cause est ignorée ; donc tous les phénomènes dont la cause est ignorée sont naturels- ; — l’expérience est un procédé plus immédiat que l’inférence ; cela sufdt pour qu’elle en annule la valeur et en abolisse les résuLats.

2" Mais, étant admise la valeur de l’inférence

1. Cf. Introduction, p. 59 et 153. -. Cf. Introduction, p. 160 sq. 539

MIRACLE

54U

spéculative, on peut encore contester, particulièrement, celle qui prétend démontrer le miracle. C’est ce que l’ail Stuart Mill. D’après lui, cette démonstration est tenue en échec par deux difticultés. La première est que la présence latente d’une cause naturelle reste toujours probable. La seconde est que ce que nous savons des oics de Dieu dans l’univers nous laisse en doute sur la convenance du miracle avec ses attril>uts.

Nous verrons plus loin (ci-dessous Section II, col. 552 sq.) si, comment, et dans quels cas, la cause naturelle in connue peut être exclue avec certitude. — Quant à la question des attributs divins, elle se subdivise.

a) La bonté de Dieu et sa toute-puissance sont mises en avant par les croyants jjour rendre le miracle vraisemblable a priori. Or, remarque Stuart Mill, les faits mêmes, où cette bonté et cette puissance sont censées se manifester, les rendraient plutôt douteuses. En effet, de l’aveu de tous, les miracles sont une rare exception. Comment se fait-il qu’une bonté inlinie se manifeste si parcimonieusement ? Pourquoi une puissance sans bornes se contiendrait-elle en de si étroites limites ?

Sur ce sujet, nous nous contenterons de faire remarquer que les questions posées rentrent dans un problème plus vaste, et qui relève de la tliéodicée : c’est celui des limites que la Liberté Souveraine donne à son action extérieure, du mal qu’elle laisse subsister sans le guérir. Nous n’avons pas à le résoudre ici (Cf. articles Dieu et Phovidenck).

h) La manière dont la sagesse divine gouverne l’univers fournit à Stuart Mill un argument distinct. En elfet, dit-il, nous voyons que Dieu agit ordinairement par les causes secondes, par le cours normal des événements. Si donc II a voulu que l’Humanité embrassât certaines doctrines, il a dû disposer des causes, des événements naturels pour cette Un, plutôt que d’agir par lui-même, miraculeusement. Il est donc croyable, par exemple, qu’il a fait oclore le Christianisme à son heure, comme le fruit du développement de l’esprit humain, [ilutôt que de chercher à l’imposer à coup de prodiges. — Une telle hypothèse est précisément le négation de l’idée de révélation. Si Dieu veut révéler à l’homme une doctrine qui contienne quelque mystère, si même 11 veut couvrir de son autorité, pour leur assurer une dilTusion plus large et plus facile, des vérités naturelles, il faut absolument qu’il fournisse une marque de son dessein. Or quel autre signe qu’un « fait divin » pourrait servir à ce propos ? La révélation n’est pas un événement nécessaire : c’est, de la part de Dieu, un acte libre. Elle doit donc prendre l’orme dans une manifestation extérieure de même nature, dans un fait qui soit, à la fois, contingent et divin. Or qu’est ceci sinon un miracle ? Miracle extérieur ou miracle intérieur et psychologique, miracle moral et social ou miracle physique, il faut, de toute façon, que le signe soit autre chose qu’un B développement naturel » des forces de l’esprit, de la matière ou de la société. II faut qu’on y sente une intervention supérieure indiscutable, quehjue chose d’extrinsèque à la nature. C’est là le seul moyen approprié pour authentiquer une révélation. Et la sagesse divine, à supposer qu’elle ait voulu cette lin, ne pouvait faire l’économie de ce moyen.

5" De la toute-puissance de Dieu on ne peut pas conclure à ta possibilité positive du miracle {M. E. Le Roy).

Comme Stuart Mill, mais à un autre point de vue, M. E. Le Roy attaque l’argument de la toute-puissance de Dieu et les comparaisons dont on se sert pour l’étlaircir (pouvoir de l’ouvrier sur sa machine.

du roi sur son royaume, etc.). « Dieu, dit-il, peut tout, sauf l’absurde j, le contradictoire. Or peut-être le miracle est-il contradictoire. Peut-être y a-t-il, dans l’immense et insondable réalité, quelque obst.icle, à nous inconnu, qui s’o[ipose à son accomplisse ment. Nous n’en savons rien ; inq)uissants à embrasser la réalité totale, nous n’en pouvons rien savoir. L’argument de la toute-puissance se réduit donc à 1 un simple Qui sait ? » auquel personne ne saurait donner de réponse positive.

On reconnaît ici le fameux principe d’immanence ou d’interdépendance universelle : tout lient à tout, tout est dans tout, rien ne peut être connu à part avec certitude. Nous avons étudié ailleurs ce principe et nous en avons niontré l’outrance et la gratuité’. Nous avons vu qu’une science partielle peut être exacte. En particulier, pour ce qui est des çofsibilités, il est certain que nous en jugeons fort bien d’avance et sans avoir de l’univers une connaissance exhaustive. Par exemple, nous sommes sûrs que les théorèmes mathématiques et même les lois physiques, — qu’on les prenne pour des vérités ou, comme M. Le Roy, pour des recettes, — se véritieront dans des milliers d’événements et d’êtres que nous n’avons jamais vus, et dont bien des traits seraient pour nous complètement nouveaux et peut-être bien déconcertants. Mais surtout, l’argumentation de M. Le Roy, comme celle de Stuart Mill, va contre tout usage spéculatif et transcendant de la raison. Si l’esprit humain est confiné dans l’expérience et dans son interprétation immédiate, s’il ne peut rien décider dans l’abstrait et en raisonnant sur les idées, c’est toute la métaphysique qui est condamnée, y compris la démonstration rationnelle de l’existence de Dieu. M. Le lloy admet d’ailleurs cette conséquence. Encore une fois, pour apprécier ces positions extrêmes, ce n’est pas sur le miracle, mais sur la métaphysique ou la critcriologie générale qu’il faudrait faire porter la discussion.

Pour ne ])as sortir de notre sujet, nous ferons seulement remarquer que M. Le Roy prête aux partisans du miracle une position toute différente de la leur. Pour eux, la possibilité du miracle n’est point une possibilité en l’air, dépourvue de preuves spéciales, sur laquelle tout renseignement direct ferait défaut, et qiie l’on se bornerait à déduire confusément, avec les autres, du principe général de la toute-puissance de Dieu. On ne dit pas : Dieu peut tout, par conséquent II doit pouvoir aussi cela ; mais, très précisément : Il est impossible que Dieu ne puisse pas, en particulier, cela. Non seulement le miracle n’apparaît pas contradictoire, mais c’est son impossibilité qui apparaît telle. Ceci, nous l’espérons, deviendra tout à fait visible, quand nous aurons exposé les raisons positives dans lesquelles s’enracine la possibilité du miracle-.

6° Garantir une révélation par des prodiges est un procédé indigne de Dieu, parce que trop simple, trop brutal, trop extrinsèque à la vérité proposée et à l’esprit auquel on s’adresse (MM. veuilles, Blondel et E. Le Itoy).

Le raisonnement qui passe d’un miracle dûment établi au fait d’une révélation divine a un « caractère artiliciel » (Blondel). Clair et facile, il n’a rien des « méthodes savantes et complexes » (Blondel), qui plaisent aux penseurs. Les simples peuvent s’y laisser prendre, mais non « les esprits capables de réllexion et ceux qui ont quelque sens de la vie intérieure » (Le Roy). Si on prend le miracle en

1. néféreiices et résumé ci-dessus col. 532.

2. Ci-dessous, Section II, col. 543, 541. 541

MIRACLE

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lui-même pour un molif suffisant de créance, si l’on ne « complique quelfjue peu » (Le R03) la ilémonstralion qui s’y appuie, par exemple en étoffant les faits de quelque symbolisme, ils restent sans rapport avec la vérité qu’ils sont censés attester. Emi)lo}'er ainsi « l’argument du miracle, c’est faire comme un mathématicien qui dirait à ses élèves : « Voici renoncé d’un théorème ; vous n'êtes pas assez intelligents pour en saisir la démonstration : mais je vais vovis prouver qu’il est vrai en opérant sous vos veux une série de tours merveilleux qui vous montreront combien je suis fort. » (Le Uoy.)

« ) Le reproche de simplicité trop grande, adressé à

nue démonstration du fait de la révélation, est pour le moins étrange. Si Dieu veut parler pour tous, il est nécessaire qu’il parle simplement. S’il agit pour riiunianité entière, et non seulement pour les « esprits capables de réllexion », il faut que son œuvre soit populaire, que les simples soient capables de l’interpréter par des raisonnements peucompliqués. Si Dieu veut être compris de l’homme, il doit lui parler un langage « anthropomorphique ». Et parlant en général, on peut dire que la Bonté intinie se doit à elle-même do mettre à la portée de tovis les vérités qui sauvent. Il ne faut pas que les plus mystérieuses même — telles que l’action divine dans le monde — soient des vérités réservées, à l’usage exclusif des gens distingués, des âmes exquises et profondes. Les humbles, les grossiers même, doivent être capables de s’en faire, au moyeu par exemple de ces comparaisons si dédaignées, une idée qui ne soit pas déformante.

h) Quant à la nature du raisonnement critiqué, elle apparaîtra mieux quand nous le reprendrons pour notre compte. Disons seulement qu’il n’y a aucune parité entre le boniment de foire ima.giné par M. Le Roy et l’u argument du miracle ». En elTet, sans niêiue qu il soit un symbole ou une parabole en action, le miracle doit avoir des caractères moraux. L’argument le suppose. Car, pour être attribuable à Dieu, il faut que le prodige, par ses caractères intrinsèques, par la manière dont il s’accomplit, se trouve en harmonie avec notre sens moral. Il en va de mciue de la doctrine à laquelle le prodige rend témoignage. Celle-ci peut dépasser nos aspirations les meilleures, mais non les contredire, être au delà d’elles, mais dans la même direction.

En outre, le miracle divin enferme une signification qui lui est intérieure et essentielle, indépendamment des sens allégoriques qui peuvent lui être surajoutés. G est elle que dégage le raisonnement critiqué par MM. Blondel et Le Roy. Le miracle annonce que Dieu intervient, que Dieu parle et que dès lors l homme doit écouter à genoux. Il porte, pour ainsi dire, les marques de la majesté suprême et de la souveraine puissance. Il est la voix de Dieu, et il prend par là un caractère auguste. Cette signification religieuse est inséparable de lui et le relie intrinsèquement, non pas au contenu, mais à la forme du message qu’il atteste. Dans l’exemple caricatural que .M. Le Roy assimile au raisonnement qu’il combat, les preuves n’ont aucun rapport avec la conclusion : un tour de bateleur ne prouve pas la science mathématique. Dans le raisonnement, même le plus o extrinséciste » sur le miracle, les termes sont du même ordre : il y a une connexion essentielle entre la puissance et la véracité divine ; ici, l’on va de Dieu à Dieu, on conclut de Dieu manifesté par une œuvre surnaturelle à Dieu auteur d’une révélation'.

1. Si l’on prétendait opposera l’argument du mii-acle extérieur, considéré comme trop grossier, une autre démonstration apologétique plus délicate, fondée sur les

7" Le miracle, étant lui-même un événement douteux, ne saurait f ; iirantir arec certitude unerévélation i-l.-J. Rousseau).

J.-J. Rousseau professe l’individualisme le plus complet. D’après lui, tout émane de l’individu, aussi bien les raisons de croire que l’autorité et les liens sociaux. II voudrait une révélation faite directement à lui-même, un tête-à-tête avec Dieu, comme Moïse. Il lui répugne d’admettre, comme signe de la vérité qu’il doit croire, des prodiges attestés par d’autres.

« Quoil s'écrie-t-il, toujours des témoignages humains ! … Que d’hommes entre Dieu et moi ! » Les

témoignages humains ont eux-mêmes besoin d’attestation, et nous voici dès lors engagés dans une

« horrible discussion » avant d’atteindre la révélation divine elle-même.

Ces exigences impliquent le rejet de la valeur du témoignage humain. S’il n’y a de sûr pour l’individu que ce qu’il a pu percevoir et expérimenter par luimême, toute certitude historique disparait. Au contraire, si l’on pense que le témoignage est un canal à travers lequel la vérité peut circuler, si on l’accepte par exemple, comme Jeau-Jacques, quand il s’agit de l’histoire profane, on ne peut plus, logiquemenl, refuser à Dieu la faculté de s’en servir. — Mais, insiste l’auteur de l’Emile, Dieu pouvait bien s’en passer et me parler directemeut. — Sans doute ! mais y était-il obligé? Pourquoi lui interdire un moyen en lui-même apte à son but, et conforme aux habitudes de la société humaine, où tant de vérités — surtout morales et religieuses — se transmettent par témoignage ? L’on ne voit pas pourquoi, à ce moyen naturel et simple, Dieu serait tenu de prélérer les innombrables et incessants miracles psychologiques que suppose la révélation individuelle. Si le surnaturel effarouche quand il apparaît au dehors, il est curieux qu’on en exige la multiplication indéfinie à l’intérieur. — Mais enfin la révélation individuelle serait plus certaine, plus facile à saisir par chacun. — Peut-être ; mais il suffit que la révélation connue par témoignage soit accessible aussi, moyennant quelque effort de bonne volonté, et qu’elle puisse, sous certaines conditions, produire la certitude. Cela posé, elle est possible, et l’on s’explique que Dieu la choisisse. D’ailleurs, l’expérience est là pour montrer que le moyen, contre lequel proteste Jean-Jacques, est ellicace. Il réussit. Quoi qu’on pense de la réalité des miracles, et en particulier de ceux de JésusChrist, il est incontestable que, si la doctrine chrétienne s’est répandue dans le monde, c’est par la voie de témoignages qui rapportaient ces miracles-là. L’humanité a cru, non point sur la garantie de cette raison individuelle, dont Rousseau voudrait faire l’arbitre de tout, mais sur l’autorité de prodi.ges dont quelques hommes seulement ont pu être témoins.

8" Le miracle ruinerait les fondements de la certitude et de la moralité. Dieu ne saurait donc l’opérer {Spinoza, liant, Ilenan, etc.).

Cette objection reprend, développe et complète certaines idées que nous avons déjà rencontrées. Notre vie psychologique et morale suppose, comme condition, un certain ordre de choses qui soit fixe

phénomènes psychologiques et moraux, il faudrait se souvenir que ceux-ci ne font preuve que dans la mesure où ils se distinguent des phénomènes naturels. (Voir ce que nous avons dit, col., 539 à propos de Sluarl Mill, et Inimtiuence. Appendice II.) — Cette remarque ne vise d’ailleurs point les deux auteurs dont nous réfutons les objections. Tous deux entendent Vapoio^èLiijne interne dans un sens tout ditl'érent et moins intellectualiste. (Cf. Immanence, p. 174 sq., 188 sq., otîon de vérité, p. 35 sq.] 543

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et sur lequel il soit possible de s’appuyer. Pour raisonner, nous avons besoin de notions rigoureusement déterminées et invariables. Pour agir, nous avons besoin de croire que les données acquises par nos expériences antérieures restent les mêmes. Or le miracle fait vaciller et brouille tout cela. Nous ne pouvons plus nous Ûer à la science, si nous croyons qu’au lieu d’obéir à des lois stables, les phénomènes sont gouvernés par des volontés arl>itraires. Pour que le sens de la responsabilité subsiste, il faut que le sujet conscient soit sûr d'être le maître de ses actes humains, à l’exclusion de toute cause surnaturelle occulte. Enlin, la foi au miracle, en permettant à l’homme de tout espérer et de tout craindre indépendamment de ses efforts personnels, lui ôte l’idée de s’aider lui-même, le sentiment des conditions réelles où son action peut être féconde.

Toutes ces conclusions ont un vice commun. Elles supposent que le miracle, du moment qu’il entre dans le monde, y envahit tout. Rien n’est plus faux. Encore une fois, le miracle est conçu, par la plupart de ceux qui l’admettent, comme une exception cxtrèmenient rare, et pratiquement négligeable dans la conduite de la vie comme dans la construction de la science. Pour être admissible dans tel cas concret, cette exception doit être entourée d’indices qui la rendent vraisemblable hic et niinc. De plus, la zone où elle peut se produire est strictement délimitée : c’est le domaine des événements eoniingents. Tout ce qui porte le caractère de la nécessité reste en dehors : et de ce nombre sont les évidences de la raison et de la conscience. Enfin, dans la sphère où il pourrait se produire, le miracle, même en le supposant accompli jiar des agents surnatm-els pervers, reste soumis, comme tout événement, au contrôle d’un Dieu sage et équitable, qui ne peut permettre n’inq>orte quoi'.

Section II. — La conception du monde où s’encadre le merveilleux divin

ï° La possibilité physique et la cause efficiente du miracle

1° Le monde a une cause distincte de lui. Puissance infinie, créatrice, conservatrice et ordonnatrice de tout, maîtresse absolue de son œuvre. En toute activité finie, elle agit : c’est-à-dire que d’elle seule, non seulement dérive originellement et actuellement toute puissance, mais aussi dépend toute mise en train. Non seulement elle découpe, pour ainsi dire, dans le champ indéfini du possible, la structure précise et l’architecture spéciale des causes créées, mais c’est elle qui les tient en existence et en activité, — rernm Dcus lenav ^'igor^ — et qui, de leurs profondeurs, exprime et fait jaillir l’action.

2" La cause suprême est libre. Rien ne la nécessite. Son indépendance à l'égard de tout ne jjeut être qu’absolue. Et il est contradictoire dans les termes de supposer qu’elle ait été obligée de créer, ou qu’elle ne puisse suspendre ou modifier, en tout ou en partie, les existences et les virtualités qui procèdent d’elle. Sans doute Dieu ne peut réaliser à la lois des ell’els qui s’excluent, doter le même sujet, au même instant, de caractères opposés, conférer par exemple au cercle les propriétés du carré. Mais aussi le miracle n’est-il point cela. C’est une façon (l'être, d’agir ou de pâtir qui succède à une autre, un changement, une suppression ou une addition, introduits dans l'œuvre par la volonté de r.uteur. M. Le Roy se demande si cela n’est point contradictoire. Nous lui répondons très décidément : non,

1. Sur tout ceci, cf. ci-dessus, col. 524, 527.

car c’est le contraire qui le serait. Nous repoussons l’impossibilité du miracle pour la même raison qui nous fait repousser le cercle carré. Impossible en elfet de faire coexister ces deux idées : une cause libre, de laquelle essentiellement et perpétuellement tout procède, et une réalite à laquelle cette cause ne pourrait rien changer. Si le tout comprend des éléments distincts et indépendants les uns des autres*, il est contraditoire qu’il lepousse toute modification partielle. C’est ici qu’ai)parail la raison positive de la possibilité du miracle, puisque notre esprit, non seulement n’aperçoit à cette possibilité aucun obstacle, mais trouve encore le contraire inconcevable.

3° Si Dieu accomplit des miracles, cette opération n’est pas plus incompréhensible que ses autres opérations extérieures. Comme le répèle si souvent saint Augustin, il y aaulantde mystère dans la production du fait que nous appelons ordinaire que dans celle du miiacle. L’un et l’autre a ses racines dans l’Infini, et pour comprendre à plein et à fond l’un ou l’autre, il faudrait voir clair dans le grand abime. L’action de Dieu dans le prodige n’est ni plus forte, ni plus compliquée, que dans le plus mince événement. Le développement d’un grain de blé est une merveille aussi déconcei’tanle pour l’esprit qui la scrute, que la multiplication des pains. Le fiot de la Toute-Puissance reste le même, soit qu’il atteigne immédiatement un but, soit qu’il se canalise pour ainsi dire, afin de traverser et de mettre en jeu les causes secondes. Le déclanchement des ressorts finis par l’action divine, et le secret de leur coopéralion avec elle, ne sont assurément pas des questions I)lus simples que celle du miracle. Nous ne croyons donc pas en un Dieu absent du monde, extérieur au monde, qui, après l’avoir créé, l’aurait abandonné à lui-même, et qui n’y rentrerait qu’exceptionnellement par le miracle, pour y changer quelque détail. Cette ridicule imagination est, au point de vue méta]diysique, l’absurdité même. Nous croyons que Dieu liabite toujours son œuvre, aussi intimement présent aux événements les plus ordinaires qu’aux prodiges les plus étonnants.

Telle est la cause eiriciente à laquelle nous attribuons le miracle. Voilà ce qui le rend physiquement possible. Dans une telle conception du monde, iln’ajqjarait plus sans lien, sansattæhesaveclereste, invraisemblable et inconcevable a priori. U a sa place dans un ensemble et dans un système. Car un ensemble est autre chose que l’uniformité d’une loi ou d’une formule ; un système n’est pas nécessairement déterminisme universel, monisme ou immanentisme.

Prenons maintenant les choses par l’autre bout et considérons l’action divine du côté de son terme.

1" Enlui-même. etpar saoïa/ière. lephénomène dit miraculeux prend rang au milieu des autres. Il est perceptible et observable comme les autres. Il a des tenants et des aboutissants. Il n’est i)as une déchirure, un trou dans la trame des événements. Il a sa place dans le temps et dans l’espace. Il est défini, au point de vue historique et scientifique, par ses rapports avec le reste du monde. La science positive et i’hisloire, si elles pouvaient se dégager complètement de toute métaphysique, devraient se borner à l’enregistrer, comme un phénomène quelconque, qui apparaît à son tour dans le déroulement, non des causes et des effets, mais des antécédents et des conséquents. Seule la métaphysique est qualifiée pour percer jusqu'à la région sous-jacente des causes, ou plutôt pour les découvrir dans les matériaux

1. Ci-dessus col. 532. 545

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que les autres disciplines lui ont livrés. Une fois qu’on est sur ce terrain, il n’y a plus qu'à décider quelle est la meilleure métaphysique… Aussi longtemps donc que la science n’assimile aucune donnée proprement philosophique, elle n’a pas à se prononcer sur les causes réelles. Elle n’a point à affirmer ou à nier le caractère miraculeux d’un phénomène. Elle est tenue seulement de le laisser intact, lui et ses entours, sans le déformer ni le réduire ; de constater par exemple, s’il y a lieu, qu’il s’est montré sans aucun des antécédents ordinaires, connus, et réputés suffisants.

« On ne peut pas, objecte ici M. Le Roy, tenir

pour donné à titre de phénomène ce à quoi on commence par attribuer des caractères inverses de ceux qui composent la notion de phénomène donné… La réalité d’un fait, c’est l’entrecroisement des rapports qu’il soutient, la convergence des liens dans la trame desquels il est engagé et forme centre… Il faut le concevoir comme un nœud de relations, comme une onde stationnaire dont l’immobilité naît par interférence de mouvements contraires. » D’ov’i M. Le Roy conclut que le miracle, étant par hypothèse un phénomène qui ne tient à aucune condition phénoménale, est « impensable ». — Mais, je le demande, en s’exprinianl ainsi, M. Le Roy entend-il parler le langage de la science ou celui de la métaphj’sique ? A-t-il en vue l’interférence des conditions vraiment efficaces, au sens ontologique du mot, le point d’intersection des influences causales, — ou simplement le confluent des données diverses, le tissu des phénomènes entrecroisés ? Il semble que sa pensée oscille d’une signiGcation à l’autre. II va et vient des phénomènes aux causes et des causes aux phénomènes. De ce que tout phénomène doit avoir des tenants et des aboutissants i’ordre phénoménal, il conclut qu’un événement, qui n’a point de cause ontologique elficiente en ce monde, ne peut y apparaître comme phénomène. On voit à plein le vice du raisonnement. Il faut choisir. Si l’on se tient en dehors du plan métaphysique, si l’on exclut la considération des causes, au sens fort et scolastique du mot, on n’a plus devant soi que de ; successions de phénomènes, qui, pour être constantes, ne sont point, du même coup, nécessaires. Aux yeux de la pure expérience, la nécessité n’existe pas. Dire qu’un phénomène antérieur exerce une influence sur ceux qui suivent, qu’il les soutient et leur fournit les éléments qu’ils s’assimilent, établir entre eux et lui un lien lie proportionnalité, de raison suffisante, ou de succession infaillible, ce n’est plus observer, c’est philosopher. On pense alors, qu’on l’avoue ou non, à quelque « vertu » invisible qui s’exerce des uns aux autres, à quelque transfusion de forces ou d'éléments. Si l’on passe au contraire dans le plan métaphysique, toutes ces spéculations seront à leur place. On pourra s’arrêter, par exemple au postulat déterministe, qui explique tout par des lois rigides et des connexions infaillibles. Mais alors il ne faudra plus parler simplement de « phénomène donné ».

Pour éviter toutes ces confusions, nous dirons donc que le miracle, s’il existe, est un phénomène apparu dans le monde sensible, encadré d’autres phénomènes, en relation intime avec eux, mais que les causes, également invisibles, des uns et des autres, ne sont pas identiques.

2° En lui-même encore, mais danssa /orme, c’est-àdire considéré comme intervention d’une liberté parmi des phénomènes sensibles, le miracle soulève le même problème que notre liberté créée, que les réactions de l’esprit sur la matière. Un certain déterminisme matérialiste ne craint pas d’unir le sort du miracle et celui du libre arbitre. « Du principe

Tome m.

déterministe, dit M. Goblot, on tire immédiatement ces deux corollaires : i° Il n’y a pas de miracle ; 2° Il n’y a pas de libre arbitre. » Gela est, au fond, très logii(ue. De part et d’autre, en effet, il s’agit d’une énergie d’ordre spirituel, qui ne tombe point sous l’expérience sensible, qui ne se mesure ni ne se pèse, qui n’agit point nécessairement, et qui pourtant modifie le jeu du déterminisme matériel. N’ayons pas la naïveté de nous représenter la liberté divine sur le modèle exact de la nôtre ; n’oublions pas que nous expérimentons celle-ci, tandis que nous concluons celle-là ; il reste après tout qu’une expérience irrésistible nous met justement en face de ce que les adversaires du miracle répugnent si fort à admettre : des modifications matérielles sans cause du même ordre, des phénomènes sensibles qu’aucun antécédent nécessaire ne suffit à expliquer.

De la convergence des idées que nous venons d’indiquer ressort, ce semble, la possibilité physique du miracle. Nous possédons une vue du monde où elle se dessine sans incohérence. Celui qui accepte cette vue pourra, sans heurt et sans coup d'état intérieur, sans bouleversement des principes et des fondements de sa vie mentale, admettre la réalité d’une intervention extraordinaire de Dieu, si quelque jour elle s’impose à hii.

Il" La possibilité morale et la cause finale du miracle

Cependant le point de vue que nous venons d’indiquer est encore trop restreint et trop superficiel ; il demande à se situer dans un autre, plus ample et plus profond. Celui-ci n’a jamais été mieux exposé que dans quelques pages de Newman, dont nous donnerons ici la substance et parfois la traduction '.

1° L’existbnce du svstèmb moral. — Aux yeux de quiconque admet un Dieu sage et bon, le système physique du monde ne peut être qu’un fragment dans un ensendjie plus vaste. Il doit s’enchâsser dans un système moral et s’y subordonner de façon absolue. Car Dieu n’est pas seulement « le Grand Architecte », l’ouvrier du monde. Il est surtout le Bien et la Vérité première, l’Amour, la Justice et la Sagesse infinie. Et ses uns suprêmes ne peuvent être que des fins de vérité, de justice et d’amour.

En particulier, pour ce qui concerne l’homme, nous pouvons déduire de la seule notion de Dieu que les intentions divines sur lui sont qu’il s’oriente vers la vérité et la vertu, et que ce monde physique, — dans la mesure où il est en relation avec l’homme, — n’a pas d’autre fin que de l’y aider.

Mais pour ceux à qui cette métaphysique ne se ferait pas entendre, les faits parleront « ans doute un langage plus clair. On se souvient que c’est sur ce terrain des faits que Hume voulait nous conduire'-. Nous ne pouvons, disait-il, savoir ce que Dieu veut faire ou fera qu’en examinant ce qu’il fait en réalité. Soit. Admettons-le pour un instant. Mais précisément ce que Dieu fait n’est pas tout entier d’ordre physique. L'œuvre divine contient des éléments moraux que personne ne peut méconnaître, et que l’expérience aussi nous révèle. On trouve ici-bas des réalités morales : certaines lois concernant le bien et le mal se manifestent à notre

1. I^ssayi on niirac/e^. Essa I, p. 1*> à 22.

2. Ci-Jessus, col. 539.

18 547

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conscience ; il y a pour l’homme un perfectionnement spirituel, fort différent de son perfeclionnenienl physique. Le sentiment de la responsabilité, l’approbation instinctive du bien et la condamnation spontanée du mal, tous ces traits fonciers de notre nature morale ne viennent pas moins de Dieu que la structure de nos organes. De même l’oricntaIjion de noire esprit vers la vérité ; le désir Inné de connaître, surtout les causes et les fins suprêmes ; le besoin d'éclaircirà fond le secret de notre destinée spirituelle, et de savoir ce qu’il y a derrière le voile de la mort : tout cela est comme une impulsion de Dieu qui nous pousse dans une certaine direction. Un jugement, que nous portons nécessairement, prononce d’ailleurs que ces valeurs spirituelles sont les principales et que tout le physique y est, dans le plan divin, subordonné.

2° Le systè.me moral et la rkvklation. — Or ces aspirations et ces tendances de notre nature se continuent en de vagues appels à un secours divin qui nous aiderait à les satisfaire. Le besoin d’observances religieuses positives, qui complètent, concrétisent, ou plutôt absorbent en les transformant les obligations morales, est presque universellement ressenti : dans son ensemble, l’humanité ne pense pas pouvoir être morale san.s relations avec la divinité. La conscience, sitôt qu’elle dépasse les premières notions du bien et du mal, est sujette à des hésitations ; elle se trouble en découvrant l’antagonisme de ses propres jugements avec ceux des autres consciences. Si indépendante qu’elle soit, elle estime, à certaines heures, le bienfait d'être guidée de l’extérieur par une loi infaillible et précise, par une autorité qui soit en même temps une lumière. L'àme aspire à posséder les vérités nécessaires d’une fai.on ferme et stable ; elle les veut soustraites asix disputes, et accessibles à tous. De là nnit dans l’iiumanité l’aspiration vers « quelque guide céleste », et « ce désir inextinguible d’un message divin qui de tout temps conduisit les hommes à accepter des révélations fausses, plutôt que de se passer de la consolation qu’elles apportaient)i '. Qu’on relise le Phédon, et les mélancoliques paroles de Sinimias sur la dilliculté d’arriver, par la raison seule, à la certitude sur le problème de notre destinée : « Prendre ce qu’il y a de meilleur dans les doctrines humaines (à/ff^îw-tvw » J, o-/41v) et se risquer sur cet esquif pour faire la traversée de la vie », tel est notre sort, « à moins que nous ne trouvions à nous embarquer sur un véhicule plus solide ou sur une doctrine divine (>f/^j Ssiou)- >k -— Voilà quelles aspirations sont dilïuscs dans l’humanité, quels prolongements pousse le système moral du côté de Dieu.

Assurément, c’est là une matière indécise et flottante, que l’on dénaturerait si on voulait la durcir en exigences rigoureuses, ayant pour objet le surnaturel au sens strict. Mais l’imprécision même de ces commencements opérés par Dieu les rend aptes à recevoir des achèvements et des couronnements de plus d’une sorte. Et dono une révélation, qui viendrait en aide à de pareilles tendances, qui les dirigerait et les ferait aboutir, qui remédierait divinement aux tâtonnements de la conscience morale et aux défaillances de l’esprit dans la recherche de la vérité nécessaire, — une telle révélation n’apparait pas comme une chose improbable d’avance et invraisemblable. Que si quelqu’un, au nom des méihodesde la science positive, refusait de reconnaître ces indices, il faudrait lui dire que les moules

1. Newman : loc. cit., p. 19. '2. Phédon. ch. 35.

trop étroits, où s’est coulée son intelligence, laissent fuir ce qu’il y a de plus délicat, de plus vivant et de plus profond dans la réalité humaine.

3° La place du mir.acle dans le système morai., coMMK MOYEN d’une RÉVÉLATION. — Le mondo physique est donc i>énétré et enveloppé par le monde moral. Les deux ne forment qu’un tout. Et si le miracle se produisait, ce ne serait qu’une modification de la partie inférieure au profil de la partie capitale et dominante. Getle modification n’impliquerait d’ailleurs aucune incohérence intrinsèque, aucun manque d’harmonie dans le système total, mais au contraire la subordination des parties entre elles : de même que l’on voit, dans une machine, certains ressorts commander, contrebalancer et, au besoin, arrêter les autres, au j)rofit du mouvement d’ensemble et selon le but visé.

Or si nous avons pu marquer dans l'œuvre divine la place possible et convenable d’une révélation, nous y avons marqué du même coup la place du miracle. Il est en effet le moyen et la condition nécessaire de la révélation. Nous l’avons expliqué à propos des objections de Stuart Mill et de MM. Blondel et Le Roy'. La révélation est un enseignement qui se présente comme fondé sur l’autorité de Dieu. C’est là son titre distinclif et particulier de créance, la raison formelle et décisive de l’adhésion qu’elle réclame. Par conséquent, le moins qu’on puisse exiger poiu- y croire, c’est que l’autorité en question se montre, qu’elle atteste son intervention actuelle. Le signe de cette intervention ne peut être qu’un fait, et un fait contingent. Car la révélation elle-même est, d’abord, un fait de ce genre. Elle ne se présente pas comme une doctrine déduite, comme la conclusion de principes nécessaires ou de données possédées par la raison. D’autre part, les aspirations naturelles et les anticipations imprécises dont nous avons parlé ne font qu'établir sa convenance et sa probabilité. Elles ne certifient point son existence. Elles portent à regarder d’un certain côté, âne point tenir la découverte comme improbable, peut-être même à l’espérer- : mais elles ne la font point ellesmêmes. Encore moins pourraient-elles sulfire à déterminer la qualité et la teneur de la révélation. C’est ce que semblent oublier ceux qui voudraient que le message divin s’y référât comme à sa garantie propre. Les convenances internes préparent en nous la place de la vérité surnaturelle ; elles y conforment notre ànie par avance ; elles font que, descendue en notre intérieur, la nourriture céleste y pourra être assimilée ; elles sont la condition qu’une révélation doit remplir : mais elles n’en peuvent être la garantie spéciale, le signe caractéristique et distinclif. Car une religion d’origine terrestre, une vieille institution par exemple, modelée par le temps sur les besoins de l’homme, pourrait offrir aussi de remarquables convenances avec notre nature, et fournir à l’individu un appui moral. Une sage doctrine traditionnelle, élaborée par les ancêtres, œuvre de raison et de poésie, pourrait procurer d’appréciables satisfactions à la conscience et à l’esprit. Au point de vue des convenances, elle aurait même cet avantage sur une doctrine censée révélée qu’elle ne contiendrait aucun mystère, aucun fait surprenant. Tout cela est bien éloigné d’une preuve d’origine surnaturelle. Une révélation divine ne saurait évidemment contredire ce qu’il y a de légitime en nos aspirations ; mais c’est là une qualité toute négative, et après en avoir pris acte, on attend toujours l’argument positif. —

1. Ci-dessus, col. 539, 541 note.

2. Au moins dans sa généi-alité, comme un secours dont on no sait s’il sera surnaturel ou simplement providentiel. 549

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Davantage, si l’on réfléchit à tout ce que la science el l’amour inlinis de Dieu peuvent nous découvrir d’inattendu, à l’ampleur des courants de vérité et de grâce qu’il est capable de déverser sur nous, on conçoit qu’une révélation puisse être autre chose que l’explicitation de nos besoins intérieurs, qu’elle ne soit pas niesuri’e et, pour ainsi dire, dessinée d’avance par eux, qu’elle puisse les déconcerter autant qu’elle les comblera. Le mystère attire parfois ; mais aussi il choque et rebute. Il ne saurait donc, en aucun cas, être sa preuve à lui-même. Un signe sûr et d’interprétation facile’doit l’accompagner, pour montrer aux plus simples comme aux plus doctes que c’est Dieu qui le présente et qu’il faut absolument s’incliner. Encore une fois, en dehors du miracle au sens strict, c’est-à-dire du miracle physique extérieur ou de l’un de ses équivalents, on se demande quel signe pourrait remplir ce rôle-.

Avant donc toute constatation positive du miracle, on est amené à en admettre la vraisemblance. Une lin religieuse élevée ou, selon l’expression de Newman,

« un grand objet moral » apparaît comme un

motif suffisant à légitimer une interruption de l’ordre physique. Et ce motif s’adajite sans heurt à ce que l’expérience naturelle nous fait connaître des intentions de Dieu sur le perfectionnemeni spirituel de l’humanité ; il cadre avec ce que la raison nous apprend du but suprême pour lequel nos âmes ont été semées dans cet univers visible.

Conclusion. — Sx donc nous concluons quelque jour à la réalité du miracle, ce ne sera pas uniquement parce que no)is nous serons trouvés à court d’explications physiques. Nous ne ferons pas appel à la causalité divine en désespoir de cause. Dieu ne sera pas pour nous l’inconnue, Vx que l’on suppose derrière les événements dont la raison échaiipe, le nom que l’on donne à une difficulté irrésolue. Le surnaturel ne sera pas le fonds de réserve ovi l’on puise des explications, invérifiables mais commodes,

1. Quelles qup soient les discussions théoriques sur le miracle, il est certain qu’en pratique et chez la moyenne des hommes, ce signe amène une conclusion rapide et persuasive. Cf. ci-dessuB, col. 5^i’2.

2. Cl. ci-dessiis, col. 509. Je parle d’équivalence exacte. On ne peut conclure rigoureusement à une révélation divine proprement dite, en partant d’un miracle par à peu près et au sens large, d’une action providentielle quelconque.

Quelques-uns cependant opposent à l’argument du miracle le motif de crédibilité tiré du fait de l’Eglise. Prévenons ? t ce sujet une confusion d’idées.

L’Eglise peut être considérée sous deux aspects. D’abord, comme constituant elle-même an « fait divin », c’est-itdire une réalité que les forces humaines ou naturelles ne suffisent pas à expliquer et qui requiert une intervention divine extraordinaire, bref, comme un véritable miraclo social. En ce sens, elle est, dans son ordre, un fait de même espèce que le miracle physique dans le sien. Elle lui é(piivaut rigoureusement ; elle exhibe le même titre marqué du même sceau.

L’Eglise peut auSî ! être considérée sous un aspect tout natui-el, abstraction faite de ses causes et de ce qui l’explique en dernière analyse. Elle apparaît alors comme la .plus vénérable et la plus bienfaisante institution de l’huimanité, comme une incomparable éducatrice morale, etc., [et donc comme éminemment digne de foi. Dans ce cas, elle [n’est <[u’un témoin du surnaturel, et non le surnaturel lui-même. .lors. si on ajoute foi à ce qu’elle dit, on croit fl’abord, sur son témoignaj^e, î* une intervention divine extr : iordinaire, puis,.’i cause de cette intervention divine, -lu caractère divin de la doctrine proposée.

En résumé, pour accepter une doctrine ct/time réfélée^ il faut accepter d’abortl U fait de la rrv^latuiti ; or ce fait implique toujours quelque espèce de miracle. Dire : <i Dieu a révélé », cela revient à dire : ’( Dieu a montré, par des lignes surnaturels, qu’une certaine doctrine était sienne. »

pour les cas embarrassants, la région obscure dont on ne sait rien et dont on peut, par conséquent, tout supposer. Un tel recours au surnaturel ne serait pas raisonnable. Cette fuite vers les ténèbres, ce « saut dans le noir » légitimerait, pour le coup, les railleries des incrédules, les reproches de faiblesse d’esprit ou d’excentricité.

Le miraculeux ne sera pas non plus pour nous le résidu toujours provisoire que la science laisse après elle, la tenu incuf ; nila dont les limites diminuent à mesure que les explorations se poursuivent, l’Ilot dont les rivages sont incessamment rongés par le flot montant des découvertes, el dont on peut prévoir qu’il finira un jour par disparaître. Non, ces caractères tout négatifs ne sont point, à nos yeux, ceux du miracle. Nous sommes amenés à l’admettre comme possible et vraisemblable par des raisons positives, d’ordre philosophique, qui resteront les mêmes, quels que soient les progrès futurs de la science. Il sera éternellement vrai qu’il y a un Dieu et que ce Dieu peut intervenir dans son œuvre, que des motifs se présentent capables de légitimer son intervention ; et qu’enfin tout ceci s’accorde avec les indices du dessein moral que nous relevons dans le monde. Les miracles ne se présentent pas à nous

« comme des accidents sans lien et sans signification, 

mais comme tenant leur place dans le vaste plan du gouvernement divin, comme complétant un système moral [déjà connu par ailleurs], comme reliant l’homme à son créateur et comme prétendant lui fournir les moyens de s’assurer le bonheur dans un autre monde éternel »’.

111° Comment se ferait l’application des principes posés aux cas concrets ?

1° Les conditions hrquises pour L’ATTmBUTioN d’un PRODIGB A Dieu. — D’après ce qui précède, ce ne sera pas un phénomène extraordinaire quelconque qui nous fera penser au surnaturel. Et tout ce que l’on dit parfois sur le caractère « merveilleux » des découvertes scientifiques, sur leurs analogies avec le miracle, est ici complètement hors de propos. Il n’y a aucune apparence que les propriétés singulières du radium soient dues à une intervention spéciale delà divinité ; et même les gens les moins instruits raisonneraient mal s’ils prenaient pour des miracles le phonographe ou le téléphone. En effet, ces phénomènes sont d’abord constants, semblables à eux-mêmes, et sans savoir les expliquer, on peut connaître les conditions fixes de leur apparition ou même le moyen de les obtenir. Devant eux, on est en présence d’une loi, inconnue peut-être, mais régulière. De plus, rien dans leurs entours ne peut faire soupçonner quelque intention religieuse ou morale, pour laquelle Dieules aurait produits^.

Les seuls phénomènes extraordinaires qui puissent être candidats au titre de miracle sont donc, en premier lieu, des phénomènes d’exception ; des événements rpii portent la marque de la liberté et qui aient au moins l’apparence d’avoir pour origine les intentions d’une volonté maîtresse de ses fins et de ses moments. En outre, ceux-là seuls seront susceptil ^les de s’encadrer dans le plan du gouvernement de l’univers qui fourniront l’indice que Dieu se sert d’eux comme truchement. Non seulement rien en eux ne devra contredire la droite raison ou cl)oquer le sens moral bien développé, mais encore ils ne devront point être des phénomènes neutres et muets qui, par la façon dont ils se produisent, ne disent rien à l’àme préoccupée des problèmes religieux. Un

1, Newman : op. cit., p. 22.

2. Cf. ci-dessus col. 519. c et 52% », 551

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commentaire sera requis pour qu’ils prennent leur signification : commentaire explicite fourni, soit par la prédication d’un thaumaturge, soit par la prière des croyants ; ou commentaire en action, donné par les circonstances ambiantes, par l’atmosphère spirituelle où les faits éclosent. « Un seul caractère, écrit M. l’abbé Bros, donne à ces faits, outre leur étrangeté, une forme particulière : c’est que, soit avant, soit après, soit pendant leur production, ils sont liés à des phénomènes religieux ; ces phénomènes varient sans doute, c’est tantôt une prière, parfois un ordre au nom de Dieu, ou bien un simple acte de confiance en une puissance surnaturelle ; mais ils ont tous un point commun, et cela est assez frappant pour être remarqué par un savant impartial ; il y a là les indices d’une causalité qu’il serait peut-être facile de découvrir. »

Par tout ceci, l’on voit qu’un miracle divin n’est pas un pur prodige, répai., mais un signe, uT./jtio-'. Matthew Arnold prèle gratuitement des absurdités à ses adversaires lorsqu’il résume ainsi leur opinion : « Si je pouvais, de façon visible et indéniable, changer la plume, avec laquelle j'écris ceci, en essuie-plumes, non seulement ce que j'écris acquerrait un titre à être admis comme vérité absolue, mais moi-même je me trouverais investi du droit d’atlirmer

— et d'être cru en affirmant — les propositions les plus ouvertement opposées aux faits ordinaires et à l’expérience. » C’est là déhgurer entièrement la notion du miracle divin et la confondre avec celle de la magie ou de la simple prestidigitation. Qu’un escamoteur nous fasse voir un tour de sa façon, qu’un sorcier, s’il en existe, stupéfie ou épouvante ses clients, cela ne donne ni à l’un ni à l’autre même l’apparence d'être les porte-parole de la vérité infaillible. Il reste à voir par quels moyens le prodige a été accompli, si c’est par des trucs proportionnés au résultat obtenu, ou sans moyens naturels assignables ; et dans ce dernier cas, la question n’est pas encore vidée. Il faut maintenant décider, d’après les caractères du fait, de son milieu et de ses entours, par l’enseignement même dont il s’accompagne et qu’il est censé autoriser', s’il est susceptible d'être pris pour une œuvre divine. Tant que ce dernier point est en suspens, le phénomène demeure à tout le moins équivoque, énigmatique, suspect. C’est un hiéroglyphe dont les spectateurs intrigués considèrent la structure bizarre sans pouvoir le déchiffrer, une missive venue on ne sait d’où, tracée par on ne sait quelle main.

l' L’ATTRmUTION Ml' : ME ; SES PROCÉDÉS ET SA VALEUR.

— Supposons maintenant un homme, muni de toutes les certitudes philosophiques et de toutes les indications de fait que nous avons dites, et qui, rencontrant le merveilleux sur sa route, l’attribue à une intervention extraordinaire de Dieu. Quel est ici le procédé logique et psychologique employé? et que A’aut-il ?

A) L’hypothèse est la suivante. Les faits qu’il s’agit d’interpréter sont des événements réels, bien constatés, indiscutables, et que la science laisse sans explication. Ils s’accomplissent en faveur d’une

1. Nous avons dit ailleurs comment ce dernier trait pouvait entrer en ligne de compte sans cercle vicieux.

« On doit juger du prodige, non point directement par la

doctrine qu’il atteste ou qu’il expi’ime, mais de cette doctrine, et conséquemment, du prodige lui-même, par une autre doctrint : indépendante… Pour apprécier le fait et la doctrine attestée, je me sers de principes Tenus d’une source ditTérente : avant de considérer l’un et l’autre, j’avais déjà une conscience formée, certaines idées sur l’honnêteté et la décence, certaines convictions philosophiques ou religieuses. » Immanence^ p. 225.

certaine doctrine, qui prétend être une révélation : ils l’annoncent ou la confirment. Ils se passent dans les sanctuaires d’une certaine religion, à l’invocation de son Dieu ou de ses saints, au commandement de son fondateur ou de ses apùtres. Par ailleurs, la façon dont s’opèrent les prodiges, les idées qu’ils attestent, les circonstances qui les accompagnent ne sont pas seulement irréprochables au point de vue moral, mais encore de nature à élever les âmes vers Dieu, à les ennoblir, à les pousser vers le bien. Si quelque mystère est proposé, rien en lui de puéril, ou qui ressemble à ces absurdités gratuites et stériles, inventées à plaisir pour amuser ou scandaliser la raison. De ses ténèbres émergent des apparitions lumineuses, dont l’intelligence ne sait si elles sont réelles ou non, mais où elle n’aperçoit du moins aucune dilTormité évidente. Enfin la bienfaisante efficacité de la doctrine en question se trouve confirmée par son influence dans la société humaine… Faut-il donc conclure que les prodiges opérés en sa faveur sont divins ? et que, par conséquent, elle n’est pas une doctrine humaine, où de l’or pourrait être emprisonné dans une gangue, mais la pure révélation de Dieu ? Ne vaudrait-il pas mieux suspendre son jugement, se dire qu’on se trouve devant l’inexplicable, devant des coïncidences, singulières à la vérité, mais peut-être fortuites, amenées par le jeu de causes naturelles inconnues ? Nous ne connaissons pas le tout de la nature, ses puissances et virtualités cachées. L’inconnu est peut-être là. Qui sait ? L’avenir peut-être et les futures découvertes scientifiques le démasqueront. Comment donc l’exclure légitimement ? Nous voici rendus au point le plus délicat et le plus difficile de l’interprétation des faits.

Pourquoi préférer Dieu à l’inconnu ? Parce que toutes les raisons posilires sont pour Dieu, tandis qu’il n’y en a aucune en faveur de l’inconnu. J’ai par devers moi une explication pleinement satisfaisante, et qui répond exactement à toute la question posée. Je connais une cause capable de produire le résultat ; je la sais présente ; je la vois, tout à l’entour de l'événement merveilleux, plier la matière à des fins intelligentes et morales, analogues à celle que je pressens ici ; de plus, tous les indices recueillis me rendent son action vraisemblable en l’occurrence. Pourquoi lui donner l’exclusive et me réfugier dans l’inconnu ? Celui-ci, en vertu de l’hypothèse même, est un pur x dont j’ignore tout, l’existence, la présence, l’action, et qui ne se manifeste par aucun indice ; sans cela, il ne serait plus l’inconnu. C’est donc une simple possibilité abstraite et indéterminée, dénuée de probabilité positive, que je ferais surgir uniquement pour éviter de conclure à Dieu. Cette manière de raisonner ne serait employée en aucun autre domaine. Toutes les fois que l’homme ne connaît à un événement qu’une seule cause vraisemblable, il conclut que c’est elle qui agit et non point un : r. Lorsque le savant a relevé les conditions d’un phénomène, qu’il les sait présentes et qu’il les suppose libres d’opérer, il prononce sans hésiter qu’elles agissent et leur attribue le résultat. Et jamais il ne lui viendra en pensée que quelque cause inconnue s’est glissée à leur place pour mimer leur façon d’agir.

Qu’on ne s’y trompe pas en effet : conclure à une cause parce qu’elle est la seule vraisemblable, n’est pas un « hapax » de raisonnement, un procédé qui ne sert qu’en apologétique. Partout on raisonne de même. Nulle part, — nous avons eu plus d’une occasion de le rappeler, — on ne voit la cause produire l’elfet. L’influx causal n’est pas objet d’expérience, ni de science positive. De la liaison de deux faits on 553

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conclut leur rapport causal. Mais à qui liirait, par exemple : le premier fait n’est qu’un antécédent sans ellicacité, et c’est d’une cause occulte que vient l’effet, — il n’y aurait rien à répondre d’immédiatement évident au point de vue de l’expérience et du raisonnement scientilique. Et c’est pourquoi Voccasionalisme I est si dilUcile à réfuter. On ne le réfute pas sur le terrain des faits. Il ne nie aucune évidence d observation. On le réfute uniquement par un appel au principe de raison sutlisante, en tout semblable à celui dont on se sert dans le cas du miracle. Par exemple, on dira que le cliarbon incandescent approché du bois est la cause de la brûlure. Poui-quoi ? parce que nous avons en lui une cause proportionnée à l’elïet, capable de le produire, possédant en elle l’analogue de ce qui apparaîtra dans le résultat. Nul motif n’existe de chercher plus loin. Il n’y a pas à penser, bien que, si l’on met de côté le principe de raison suffisante, la chose soit théoriquement possible, que quelque « malin génie », comme disait Descartes, substitue son action à celle du feu et produit à sa place la brûlure. De même, dans le cas du miracle, la seule cause vraisemblable est Dieu. Il n’y a pas à penser, bien que ce soit théoriquement possible, ablraction faite du principe de raison suffisante, qu’une cause occvilte agit là où Dieu semble agir, où il a toutes les raisons d’agir. Et voilà pourquoi tombe à faux l’objection d’apparent bon sens que l’on formule parfois contre le recours à la causalité divine. L’action de n’importe quelle cause naturelle, dit-on, est plus vraisemblable qu’une action miraculeuse de Dieu. contraire, répondrons-nous ; il y a des cas où cotte dernière, de par toutes les considérations que nous avons rappelées, est plus vraisemblable que n’importe quelle autre, et même la seule vraisemblable.

De quelque façon que l’on retourne la difficulté des causes inconnues, on n’y trouvera pas autre chose à opposer au miracle qu’une pure possibilité négative. Les faits passés auxquels on essaie de l’appuyer, les prévisions de l’avenir vers lesquels on la tend, n’j' ajoutent rien et n’en changent point la nature. Pour épuiser le sujet, il reste à le rappeler en quelques mots.

Des faits, censés jadis miraculeux, ont été expliqués scientiUquement. Donc conclut-on, tout ce qui n’a pas aujourd’hui d’explication naturelle peut demain en recevoir une. Pour que nos considérations sur le plan divin et la vraisemblance antécédente du miracle ne restent pas à l'état de pure théorie sans application concrète, une condition est requise : c’est qu’il y ait des faits naturellement inexpliques. Or cette condition varie avec le développement scientilique. La perfectibilité indélinie de la science évoque devant nos jeux la perspective de la disparition progressive du miracle. Dès lors, notre conclusion, appuyée sur un fondement qui se rétrécit et qui menace de disparaître, devient elle-même branlante. — Nous avons déjà rencontré ces idées et, tout en réservant notre réponse de fond qui ne saurait précéder l’examen des faits, nous avons observé que la perfectibilité indélinie de la science était un simple postulat, que rien n’appuie positivement -.

1. On sait que cette doctrine de Malebranche dénie toute efficacité réelle aux causes secondes.

2. Ci-dessus col. 527 et ">28. Nous avons vu à cet endroit que les cas d’explications naturelles données à de prétendus miræles ont été relativement rares. Si l’on meta part la catégorie des maladies nerveuses, simulant des maladies organiques et guéries instantanément p « r suggestion, ils se réduisent presque à rien. La masse du merveilleux a plutôt été réduite par la critique historitiue que par les explications naturalistes.

Rien ne nous assure que la science doive, un jour, tout expliquer. Nous avons noté aussi, dans l’argument, un passage indu à la limite. Il est entendu qu’une cause inconnue peut simuler le miracle, et qu’on peut s’y tromper, et qu’on s’y est trompé. Seulement il ne suit pas de là qu’on ail le droit de soupçonner partout la présence de l’erreur. Nous verrons bientôt avec quel degré de rigueur elle peut être exclue'. Quoi qu’il en soit, si l’on raisonnait en d’autres matières comme nos adversaires le font dans la question du miracle, aucune certitude n’y tiendrait. Parce que certains calculs se sont trouvés faux, faut-il n’accepter aucun calcul qu'à titre provisoire ? Parce que certaines explications scientifiques ont été reconnues inexactes, a-t-on le droit de se méfier de tonte la science ? Est-il j90si<iremen< /> ; ohable, à cause de ces rectifications partielles, que tout y est faux ? et par exemple, que l’on découvrira un jour que l’hydrogène et l’oxygène ne sont pas les composants de l’eau, mais qu’elle provient d’un tertium quid, resté jusqu’ici dans l’ombre ? Sans doute la matière du miracle, — matière religieuse, psychologique, historique et métaphysique, — est infiniment plus délicate à manier que ces grosses évidences scientifiques. Mais le bon de celles-ci est précisément qu’elles font saillir brutalement la difformité d’un procédé qui se dissimule ailleurs. Laissons donc de côté ces soupçons généraux, qui ne sont que des nuées. Il n’y a ici que des questions d’espèces. Dans le problème du miracle, comme partout, il arrive que l’on confonde une cause apparente avec une cause réelle. Parfois aussi, comme partout, entre deux causes vraisemblables au premier coup d’oeil, un examen plus approfondi permettra de choisir. Parfois enfin, comme partout, la question pourra demeurer indécise. Voilà un terrain concret et solide, où l’on peut se tenir et avancer. Mais dire :

« parce qu’on s’est trompé quelquefois, peut-être se

trompe-t-on toujours », c’est reprendre, à propos d’un sujet spécial, le « Qui sait ? » du scepticisme universel ; c’est émettre une assertion en l’air et évoquer une possibilité sans fondement positif.

B) Quels sont les caractères et la qualité de la certitude dont nous venons de décrire l’acquisition ?

a. — Le minimum de la certitude. — En général, elle implique au moins ceci. La nue possibilité théorique et négative des causes inconnues ne constitue pas un motif suffisant de douter. Le doute reste possible, mais il ne saurait être fondé en raison. La prudence permet, conseille l’assentiment. Car l’inconnu est improbable ; il n’est pas seulement dépourvu de raison, il y a des raisons de l’exclure. Dans les sujets neutres, que nous avons rapprochés de celui du miracle, personne, à moins d’une originalité d’esprit exceptionnelle, ne préférera la nue possibilité à une vraisemblance positive. La chose pourtant, là aussi, serait faisable. Mais ce serait caprice évident, bizarrerie sans intérêt et sans fruit. Au contraire, la question du miracle a de tels tenants et aboutissants, elle commande de façon si immédiate l’aménagement de notre vie morale, que le recul de l’esprit devant une conclusion positive est ici concevable. On voit que la certitude dont il s’agit n’est pas celle d’une démonstration mathématique, où la vérité s’impose de toute nécessité, investissant l’esprit de toute part sans qu’il trouve un coin d’ombre pour lui échapper. C’est une certitude où la sagesse pratique, la volonté droite, la prudence ont leur rôle à jouer.

b. — Le maximum de la certitude. — Souvent ce 1. Cf. ci-dessous, B. Il y a des cas où elle est métaphysiquement impossible. 555

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pendant, il y am-a, dans l’atlirmalioii du miracle, beaucoup plus que nous n’avons dit. Des cas se présenteront où la nue possibilité de l’inconnu naturel n’existera même pas. On a beau insister sur les virtualités secrètes de la nature physique ou psychologique, et sur notre ignorance à leur égard : il y a de ce coté des bornes qu’une intelligence saine refusera obstinément de franchir. Nous ne connaissons pas les limites positives des forces naturelles, mais nous en connaissons certaines limites négali%'es. Nous ne savons pas bien jusqu’où elles vont, nous croyons pouvoir allirmer qu’elles ne vont point ici et là. En combinant de l’oxygène et de l’hydrogène, on n’obtiendra y<imrtis du chlore ; en semant du blé, on n’obtiendra jamais des roses ; et de même une parole humaine ne suffira / « mais par elle-même à calmer les tempêtes ou à ressusciter les morts'. Contre cela, il n’y a pas de possibilité, même négative, qui tienne, pas de

« peut-être », si en l’air qu’on le suppose, qui puisse

subsister. Si quelqu’un, en semant du blé, croit que peut-être des rosiers vont sortir de ses graines ; si, en combinant de l’oxygène et de l’hydrogène, il croit que peut-être il obtiendra du chlore ; ou s’il pense que peut-être sa parole aura pouvoir sur les morts et les tempêtes, c’est un anormal. Des expériences en nombre inlini et inliniment variées, instituées dans toutes les circonstances imaginables depuis que le monde est monde, nous assurent que ces résultats sont purement impossibles pour la nature laissée à elle-même. Si elle avait la vertu de les produire, sans doute, une fois ou l’autre, dans cette infinie différenciation des circonstances, elle les eût produits. Mais c’est surtout dans certaines coïncidences, évidemment amenées par une Volonté maitresse des choses, que ces impossibilités apparaîtront, a En ouvrant la bouche d’vin poisson pris dans le lac, il est possible que j’y trouve un didrachme ; mais que Jésus, quand on demande à Pierre si son maître ne payera pas, lui aussi, l’impôt pour le temple, dise à Pierre : « Je pourrais ne

« pas payer ; mais, pour ne pas les scandaliser, va à
« la mer, jette l’hameçon, prends le premier poisson
« qui montera, ouvre-lui la bouche et tu y trouveras
« un statère : prends-le et paye pour moi et pour
« toi », et que tout se passe comme il le dit, comment se refuser à voir là un miracle ? On peut nier

le fait, mais nul ne niera, dans les circonstances ainsi données, le caractère transcendant du fait-. » L’accumulation de coïncidences semblables Unit par former un poids si lourd que, à supposer les faits réels, il devient presque impossible d’y résister.

« Voilà un homme qui se donne comme l’envoyé de

Dieu et qui fait des miracles pour accréditer sa mission… Cet homme est entouré d’ennemis qui l'épient en toutes ses démarches, ils ont tout intérêt à le montrer comme un imposteur, à démasquerses faux miracles, et nous les voyons qui s’y essaient de leur mieux. Or jamais ils ne l’ont surpris à feindre, et eux-mêmes sont les premiers à reconnaître qu’il a guéri, qu’il a ressuscité, qu’il a fait toutes sortes de miracles… Et cet homme ne fait pas seulement quelque prodige, de telle espèce déterminée, dans telle et telle circonstance ; mais il en fait des centaines en tout genre, de toutes les façons : il dit à la mer de se calmer, et elle se calme, à des morts de se lever, et lisse lèvent ; il multiplie les pains, il change de l’eau en vin ; il maudit un arbre et

1. On se souvient de l’objection adressée par M. Loisy à M. Le Roy : le pouvoir de l’esprit sur la matièi’c ne Ta certainement pas jusqu'à la réanimation des cadavres.

2. J.-V. Bainvel : Nature et surnaturel^, p. 299.

l’arbre se dessèche ; il dit : C’est moi, et les soldats qui viennent le prendre tombent à la renverse ; il dit : Jetez vos filets de ce côté, et les filets sont tout à coup remplis, après mille essais infructueux durant toute une nuit ; il guérit toutes les maladies d’un mot, ou par simple attouchement, de près, de loin, tantôt exigeant la foi, tantôt opérant sans que le malade se doute de rien, etc., etc… Je ne sais pas tout ce qu’on peut attendre de la nature ; mais je sais bien qu’elle n’est pas ainsi à la disposition des hommes ; devant cette multitude de faits, cette variété de circonstances, toutes les causes d’erreur sont éliminées ; la transcendance du fait devient ma- > nifeste'.ii Enfin si tout ce merveilleux se trouve mis au service d’une révolution morale, la plus profonde et la plus bienfaisante qu’ail subie l’humanité, l’intervention divine apparaît si évidente qu’aucune échappatoire ne reste ouverte.

Malgré tout cependant, j’estime qu’un esprit, qui a fermement pris parti contre le surnaturel, peut se roidir encore contre ces évidences. Peut-être n’affirmera-t-il pas carrément qu’il possède une explication satisfaisante dans les causes naturelles inconnues, mais du moins il se refusera à conclure en aucun sens. J’ai dit : à supposer que les faits soient réels. Dans les cas dont nous parlons, c’est en effet à propos de cette réalité que le doute sera plus aisé. On échappera surtout au miracle en se rejetant sur les difficultés critiques, sur l’authenticité et l’interprétation des documents'-.

c. — La certitude en question est une certitude morale. Rôle de la volonté. — La certitude dont nous parlons peut donc être appelée monde, au sens qu’OUé-Laprune a donné à ce mot. C’est en ell’etune certitude qui porte sur des questions religieuses et morales, où le doute est toujours possible, où il peut être suggéré comme écarté par les dispositions de la volonté. Ce peut être, en beaucoup de cas, sinon en tous, une certitude libre, ce qui ne veut pas dire une certitude arbitraire ou mal fondée. Elle ne consiste pas en effet à tordre son esprit pour le tourner violemment du c6té d’une hypothèse préférée ; elle ne fait pas voir réel, en vertu d’un décret subjectif, ce qui ne l’est pas. Mais elle résulte d’une volonté loyale et franche, qui n’a pas peur de la lumière, et qui prend librement et méritoirement la position qu’il faut pour bien voir. On ne voit pas ce que l’on veut, mais on est libre de prendre la position où l’on verra ce qui est. La nue possibilité de la cause naturelle inconnue est une chose trop vide et trop légère pour que l’esprit s’y suspende ; mais des apports étrangers, préventions ou intérêts, peuvent l'étoffer et la remplir. Pour déterminer l’esprit à embrasser cette hypothèse, il faut chez lui la répugnance invincible, le parti pris contre le surnaturel. Avec cela, elle pourra suffire : sans cela, non.

Cette influence des dispositions morales est surtout visible chez les esprits que j’appellerai critiques, sans attacher aucun sens favorable ou péjoratif à ce mot : je veux dire ceux qu’un motif quelconque, de l’ordre intellectuel ou de l’ordre affectif, aura poussé à la recherche curieuse des raisons de douter. D’autres, — la plupart assurément parmi ceux qui admettent les certitudes antécédentes que nous avons dites, — n’auront même pas l’idée du doute. La possibilité abstraite des causes inconnues ne se présentera même pas à eux, et c’est d’instinct, tout naturellement, qu’ils adopteront l’hypothèse seule appuyée de motifs suffisants, la seule cause positive

1. Ibid., p. 299 et 300.

2. Ces questions seront examinées dans la I ! " Partie de cet article. MIRACLE

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et satisfaisante qu’ils connaissent. Ceci n’implique cependant pas que la volonté ne joue, en ce cas, aucun rôle. Elle peut avoir des habitudes profondes, des attitudes prises non sans mérite, une absence de passions qui rende raison de ses démarches les plus instinctives en apparence.

Tout cf ijui précode ne doit pas donner l’idée que lacerlitude du miracle soit une certiludemalappuyée. Ce serait en elTet une ijrossière méprise que de confondre les dispositions du sujet avec les motifs de ses jugements. Il ne faut pas croire qu’à une certitude, où la volonté intervient, corresponde nécessairement un objet vacillant ou incertain. On sait assez qu’en philosophie, par exemple, aussi bien qu’en histoire, les thèses les mieux appuyées ne sont pas à l’abri de contestations, dont l’origine est très souvent la variété des tendances du sentiment. Et il est superllu d’insister sur ce fait bien connu que la claire vision de certaines vérités, nécessaires pourtant, — telles que l’exislence de Dieu ou l’immortalité de l’âme — requièrent, pour l’ordinaire au moins, une jiréparalion morale. L Eglise catholique enseigne aussi que la certitude de la foi est une certitude libre et cependant la mieux fondée de toutes. De même, le caractère moral de la certitude du miracle n’ôle rien à sa solidité. Il sullit que les motifs en soient bons et qu’ils s’imposent à une vue que rien n’olTusque.

d- — Le lien du miracle et de la yérité qu’il atteste.

— Quelle est enfin la fermeté du lien qui rattache à lacerlitude du miracle, celle de la vérité qu’il atteste ? Nous n’avons pas à nous demander si, une fois la première acquise et tant qu’elle subsiste, la seconde peut venir à manquer, à cause par exemple d’une défaillance de la volonté. Ce serait aborder une question qui n’olTre pas d’intérêt direct pour notre recherche actuelle. Mais nous devons dire que, si la certitude du miracle disparait, la certitude de la vérité qu’il atteste ne peut absolument pas subsister. Que le fondement s’écroule, et ce qui est bâti dessus tombera du même coup. Or, comme la première certitude dépend, ainsi que nous l’avons vu, de dispositions morales, la seconde en dépend donc aussi et dans la même mesure.

Et par conséquent entin, ces dispositions de la volonté doivent persévérer sous l’acceptation de la vérité attestée, comme une condition indispensable.

— Mais, cela entendu, il importe, ici plus encore qu’ailleurs, de se souvenir de la distinction établie entre les motifs de la créance et les dispositions du crojant. Que celles-ci soient contingentes, cela n’empêchera pas le fondement de la créance d’être métaphysique et absolu. Dans le cas présent, il n’est autre que la véracité divine. Dieu ne peut ni opérer des miracles, ni permettre qu’il en soit opéré au profit du faux. Si des faits certains, et tels que nous les avons décrits, étaient présentés à l’homme, et si l’homme se trompait en les jugeant comme nousavons dit, c’est Dieu même qui l’induirait en erreur. En eiTet, dans l’espèce, le miracle est mis en connexion expresse avec la doctrine. Le thaumaturge, par exemple, s’y réfère comme à la preuve de ce qu’il enseigne. Il dit à ceux qui l’écoutent : « Pour vous prouver que je viens de la part de Dieu, je vais faire marcher ce paralytique. » Et le paralytique marche. D’autres connexions du même genre sont fournies par les circonstances où le miracle s’opère. Devant un tel spectacle, partout et toujours, l’homme moyen, qu’aucune passion ne préoccupe, dira : le doigt de Dieu est là. Il le dira instinctivement, spontanément, naturellement. D’autre part l’homme averti de la dilhculté, l’esprit criti(iue arrivera aux mêmes conclusions, si sa réllexion suit la marche tracée en

ce chapitre, conformément aux règles de la logique, de la prudence et de la droiture morale. Il conclura à écarter toute autre explication que l’explication surnaturelle. Et néanmoins l’un et l’autre se tromperaient ! Ils se tromperaient, non pas accidentellement, par suite d’une circonstance personnelle, temporaire ou locale, d’une ignorance ou d’une dépravation particulière, mais normalement, naturellement, en suivant la droite pente de leur raison, en faisant usage de toute leur intelligence, de toute leur loyauté et de toute leur prudence. Ce serait l’erreur forcée, invincible. Et cette erreur porterait sur les plus importants problèmes : sur les volontés de Dieu à l’égard de ses créatures, sur le chemin du vrai et du bien en matière religieuse et morale, sur le chemin du salut. Tout ceci parait incroyable, s’il existe un Dieu juste et vcridique. Ce Dieu ne peut permettre les événements qui détermineraient une pareille erreur ; il ne peut laisser s’établir ces connexions intimes, expresses entre une doctrine fausse et des prodiges indiscutables, portant le cachet divin. Car elles amèneraient infailliblement les conditions funestes et irrémédiables dont nous parlons. Pour la même raison, Dieu ne saurait permettre que des prodiges, apparents ou réels, opérés au profit de l’erreur par un agent quelconque, soient, en droit et par eux-mêmes, indiscernables des miracles divins K L’impossibilité devient plus criante à mesure que l’on prête à l’erreur une plus grande durée et une extension plus large. Qu’une pareille duperie parvînt à s’accréditer durant des siècles, auprès d’une portion notable de l’humanité, ce serait le plus grand scandale qu’il soit possible d’imaginer. Si donc Dieu s’intéresse au sort moral de ses créatures, il se doit à lui-même de détourner d’elles cette fatalité. Autrement elles auraient le droit de reprendre, pour s’excuser et Ijour l’accuser, le mot célèbre : Dumine si errur est, te ipso decepti sumus !

N. B. — 1° "Les agents surnaturels inférieurs. — Au-dessous de Dieu, on peut imaginer, comme auteurs des faits merveilleux, divers agents surnaturels bons ou mauvais : esprits, démons, etc. Nous ne connaissons aucun argument a priori contre leur action en notre monde.

Il est très facile de se moquer de la croyance aux

« esprits », et de plaisanter ceux qui l’admettent.

Il est très vrai que nombre de personnes s’y arrêtent pour des motifs parfaitement ridicules. La question actuelle n’est pas là. La raison fournit-elle, oui ou non, des arguments qui démontrent l’inexistence des êtres en question ou l’impossibilité de leur action autour de nous ? Non. La science positive présentet-elle des preuves expérimentales allant dans le même sens ? Des preuves contre des interventions surnaturellesanaloguesàcellesdela liberté humaine, discernables comme elles et ordinaires comme elles, oui assurément. Les acteurs mystérieux dont nous nous occupons ne sont pas à demeure sur la scène du monde. Mais de preuves scientifiques, établissant par avance l’impossibilité de leur apparition occasionnelle, il n’y en a pas. Nous avons sullisamment établi ce point en parlant de l’induction.

En revanche, nous ne voyons non plus rien de décisif à alléguer en faveur de la possibilité ou de la

1. Dieu potirrait-il même laisser s’autoriser de la sorte une doctrine dont le contenu st-rait vrai, mais cjui se prétendrait faussement révélée } Je ne le pense pas, si l’attestation portait précisément sur l’origine de la doctrine. Car ce serait encore couvrir l’erreur et induire l’homme à l’idoUUrie qui consiste à adorer comme divine une parole h : im : iine. 559

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probabilité antécédente de ce surnaturel spécial. Indépendamment d’une révélation, qui a elle-même besoin d’être prouvée, son existence ne peut être démontrée que par des constatations de fait.

Nous nous bornerons à les attendre. La constatation sera très difficile à faire, s’il s’agit d’êtres surnaturels opérant en qualité d’instruments de Dieu, car comment discerner à coup sûr leur action de la sienne ? Heureusement, il importe peu, au point de vue pratique, de distinguer un elfet provenant immédiatement de Dieu seul, d’une action conduite par ses ordres. Au contraire, des agents préternaturels mauvais, agissant pour des fins immorales, seront, de ce chef, certainement reconnaissables. Si donc on peut montrer, dans tel ou tel cas, qu’on se trouve en présence d’une liberté perverse, difl’érente de la liberté humaine, la preuve expérimentale du surnaturel non divin sera fournie. Pour le moment, nous resterons à son égard dans l’ignorance : ignorance sans parti pris, qui ne s’érige pas en attitude définitive et irréformable, et qui se tient prête au contraire à recevoir des faits tous les enseignements qu’ils peuvent contenir. Remarquons toutefois, ici encor », que ces enseignements, — si intéressants et utiles qu’ils soient, — n’auront pas une importance capitale. L’intérêt est beaucoup moindre pour nous de déterminer avec précision la cause positive, naturelle ou préternaturelle, d’un phénomène reconnu non divin, que de savoir si Dieu s’est révélé à l’humanité. Ce qui ne vient pas de Lui ne peut avoir, sur l’orientation religieuse et morale de notre vie, qu’une portée indirecte : et l’explication en peut être, sans grand dommage, différée ou supprimée.

2°. hes cas sans explicaiion. — Il serait téméraire de prétendre qu’une enquête sur le merveilleux donnera, poiir tous les cas, des explications pleinement lumineuses et satisfaisantes. Nous devons nous attendre à rencontrer des points obscurs, peut-être des énigmes insolubles. Nous n’en serons ni étonnés, ni troublés. Un reliquat inexpliqué ne déti’uit pas les explications acquises. Un groupe de faits peut avoir montré sa cause, alors que des voisins demeurent impénétrables. La science partielle est valable et n’implique pas l’omniscience.

Telle est l’attitude philosophique que nous préconisons pour l’étude du merveilleux. C’est la seule qui ne risque de fermer aucune route devant le chercheur de bonne foi. Elle lui permet d’emplo. er les principes de solution les plus nombreux et les plus variés, tous ceux dont l’esprit humain s’est jamais avisé dans la question présente. Erreur ou fiction, forces naturelles connues ou inconnues, interventions de la divinité ou même, — au cas où leur existence deviendrait certaine, — d’autres agents surnaturels : rien n’est écarté a priori. Chacune de ces hypothèses peut valoir à sa place : il ne faut permettre à aucune d’étoulfer les autres. C’est l’examen de chaque cas particulier qui fera voir laquelle convient dans l’espèce. Et si aucune n’autorise de solution décisive, il faudra savoir rester modestement dans le doute. La critique détaillée que nous avons faite des positions différentes a toujours eu la même issue : montrer leur étroitesse et leur exclusivisme. Nous admettons tout ce qu’elles admettent comme chefs d’explication, et encore autre chose. Il y a, dans la réalité, du déterminisme et de la contingence, du naturel et peut-être aussi du surnaturel. Ceux qui n’admettent pas cette dernière possibilité ont une liberté d’appréciation bien plus rétrécie que la nôtre. « Dans bien des cas, qui peuvent, mais ne doivent pas nécessairement s’expliquer par le surnaturel, nous avons le

droit de réserver notre jugement. Eux, ils ne l’ont jamais.. Dès qu’ils se trouvent placés en face d’un événement ou d’un récit merveilleux, … (7 fuiit qu’ils tranchent par la négative, quels que soient les témoignages, l’état du texte, son origine, le sens obvie de l’auteur et ses facultés d’informations. » (B. Allô.)

II’PARTIE. — LES ATTITUDES CRITIQUES PRÉSUPPOSÉES A L’ÉTUDE DES FAITS

Ce n’est pas tout d’avoir déterminé l’esprit philosophique dans lequel on abordera l’étude des faits. Celle étude elle-même peut être conduite selon des méthodes bien diverses ; et il est bon, ici encore, d’éclairer le terrain devant soi, afin de choisir sa route en critique comme en philosophie. Car des personnes qui seraient d’accord sur la métaphysique pourraient néanmoins se disputer sur l’histoire ; et plusieurs, qui n’auraient rien à objecter contre les possibilités dont nous avons parlé jusqu’ici, trouveront au contraire les régions de l’expérience hérissées de difficultés. Nous allons donc nous demander quelle méthode il convient d’employer pour examiner les faits d’apparence merveilleuse et se faire une opinion sur eux.

Chapitre I. Les faits dont nous serions nous-mêmes les témoins

Quelques brèves remarques suffiront ici, car les difficultés naissent plutôt à propos de la critique historique. Celles qui se présentent dès maintenant se retrouveront, grandies et universalisées, sur ce terrain-là.

En présence d’un fait d’apparence merveilleuse, le témoin, selon ses idées et son humeur, peut se trouver sollicité par des tendances opposées, qui l’empêcheront do bien voir ou d’interpréter correctement ce qu’il aura vu. — H y a d’abord les tendances favorables au merveilleux. Crédulité, amour de l’extraordinaire, exaltation religieuse, impressionnabilité excessive rendant l’âme toute perméable aux contagions mentales, hàle à conclure, désir de trouver dans les faits des arguments apologétiques, etc. : rien de tout cela n’est niable universellement, et contre tout cela nous devons être en garde, aussi bien chez nous-mêmes que chez les autres.

A l’opposite, se présentent les tendances défavorables au merveilleux, les préjugés négatifs. Le scepticisme empêche de regarder. L’individualisme religieux ou philo « ^ophique se méfie de tout ce qui vient du dehors. Une demi-bonne foi craint les grosses questions religieuses liées à la constatation du miracle. Le dédain de ce qui charme les simples, le respect humain, la crainte de se disqualifier en prêtant attention à l’extraordinaire, font que l’esprit se détourne, ou se contente d’explications quelconques.

Tout ceci est plus ou moins directement inspiré par le sentiment ou la passion. Mais voici des instincts purement intellectuels. L’extraordinaire est suspect au sens commun comme à l’esprit scientifique. Il bouleverse leurs habitudes : habitudes inconscientes ou réfléchies, mais toutes éprouvées par l’usage, formées par lui, et démontrées excellentes pour l’usage ordinaire de la vie. Plutôt que d’accepter un fait étrange, on se figurera donc avoir mal vu ou mal jugé, avoir été le jouet d’une illusion ou même d’une hallucination. Or cette prudence confine au parti pris. Se dire que l’on a mal jugé n’est ni toujours raisonnable, ni même toujours possible. Il y a des constatations si simples et si évidentes (une plaie ouverte ou fermée, un os brisé et ressoudé), qu’il n’y a pas moyen de s’y soustraire. II y a des jugements si réfléchis et si mûris qu’il j- aurait de la 561

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versatilité à les remettre en question. L’iiypollicse de l’hallucination, un peu humiliante mais si facile, ne peut être employée sans motif spécial : autrement, c’est la véracité même de nos facultés qui serait mise en question, et le problème soulevé ressortirait à la psychologie générale Si donc l’on n’a contre le merveilleux aucun parti pris d’ordre universel, il est clair que le recours à cette hypothèse ne sera légitimé que par des circonstances accidentelles concernant le sujet, le milieu, etc.

Chapitre II. Les faits attestés parle témoignage d’autrui.

La critique historique du merveilleux.

Section I. Règles générales

Tout le monde sait que des jugements psychologiques et métaphysiques sont incorporés dans les appréciations historiques. L’histoire pure n’existe pas. De là les divergences qui se produisent parfois entre historiens également bien informés. En ce qui concerne la critique du merveilleux, un problème surtout donne lieu à discussion : c’est celui du rôle que doivent jouer, dans la matière, les notions philosophiques de probable et d’improbable, de possible et d’impossible. Soit du côté des tenants du miracle, soit du côté de ses adversaires, les opinions sont loin d'être unanimes.

Première opinion : le miracle écarté au nom des notions de possible et d’impossible, fournies par les sciences expérimentales, quels que soient les témoignages qui l’attestent. — Quand « un fait obtenu par conclusion historique », affirment MM. Langlois et Seignobos, est <c en contradiction avec une loi scientilique, … la solution du conilit est évidente » : c’est l’histoire qui doit céder : le fait doit être écarté. — Cette opinion radicale est inadmissible. Les sciences d’observation se contentent de dire ce qui est, et ne fournissent aucune donnée sur le possible et l’impossible : nous l’avons déuiontré à propos du déterminisme inductif. Les questions de possibilité doivent donc être débattues à un autre tribunal que le leur : celui de la philosophie. Et c’est ce qu’avouent, avec une singulière inconscience, MM. Langlois et Seignobos. Du reste, le « conflit » signalé est purement imaginaire. L’histoire qui enregistrerait un fait merveilleux ne contredirait nullement les sciences. Celles-ci nous donnent la « loi », c’est-à-dire la formule de ce qui arrive communément. Un fait merveilleux isolé, une exception produite par l’interférence d’une cause ordinairement absente, ne détruirait pas cette loi. Et enfin il serait tout à fait déraisonnable, même au point de vue scientifique, de poser en règle générale qu’un fait n’est admissible qu’autant qu’il est conforme aux faits antérieurement connus. Ce serait supposer qu’il n’y aura jamais de faits nouveaux, et mesurer l’extension de l’idée de possible à celle de la science actuelle. L’application de ce système a donné lieu aux résultats les plus regrettables. Des faits munis d’excellentes attestations (aérolithes, stigmates, etc.) ont été jadis exclus de l’histoire comme impossibles. MM. Langlois et Seignobos, qui en conviennent, sont obligés d’avouer que le uiotif de cette exclusion fut tout bonnement l’ignorance.

Deuxième opinion : Le miracle écarté au nom des notions de probable et d’improbable. — Une inexactitude, innocente ou voulue, dans le témoignage hu 1. Ci-dessus, col. 524 sq.

main, est toujours infiniment plus probable qu’une exception surnaturelle aux lois de l’univers. Donc il est sage, en toute occurrence, de s’arrêter plutôt à la première explication qu'à la seconde. Entre deux miracles, il faut choisir le moindre. Ainsi raisonnent Hume et Stuarl Mill. Celte opinion est spécieuse, parce qu’elle utilise des principes indiscutables dans leur généralité : son seul tort est de les y laisser.

A prendre les événements en général, et dans l’ensemble, il est sur que le miracle, excei)tion rare, intervention surnaturelle reiiuérant de graves motifs, est beaucoup moins vraisemblable a priori que l’erreur ou le mensonge, événements banaux. De ce point de vue, on aura raison de s’attendre à trouver, dans le domaine du merveilleux, plus de fables que de léalilés. Mais ceci ne donne la solution d’aucun cas particulier.

De même, on établit une excellente règle générale de critique en disant que, parmi plusieurs explications possibles, on doit choisir la plus vraisemblable,

« le moindre miracle ». Mais après cela, il faut aborder les faits, un par un, et trouver cette « explication la plus vraisemblable » pour chacun d’eux.

Alors l’aspect de la question se mclaniorphose complètement. Ce qui est le plus fréquent dans l’ensemble, le plus probable par rapport à la totalité des cas, n’est pas le plus i-raisemhlable pour chaque cas en particulier. Ceci se vérifie dans tous lesdomaines, dans les jilus éloignés de la critique du merveilleux. Tout le monde sait que des phénomènes rares, singuliers, anormaux, monstrueux, — par exemple certaines perversions morales, — apparaissent, après enquête, comme seuls vraisemblables en certaines circonstances données On ne fait point dilliculté de les admettre, quand des attestations sérieuses s’en portent garant. Pourtant, a priori et au regard de l’ensemble, ils constituaient l’hypothèse la moins vraisemblable. Le principe critique invoqué laisse donc, s’il est seul, toutes les questions en suspens. On y ajoute quelque chose, et beaucoup, quand on pose subrepticement l'équivalence du « vraisemblable » et du « naturel » : ces mots-là ne sont nullement synonymes, et c’est faire une grosse pétition de principe que de les supposer tels.

Appliquons donc aux faits les règles formulées *. Les espèces qui peuvent se présenter se réduisent à deux.

i""" cas. — Une histoire merveilleuse se trouve relatée dans un document. J’en examine la structure interne. Je conclus que le surnaturel pourrait être là ; des indices nombreux convergent dans ce sens. Voici donc une probabilité qui se forme, une vraisemblance qui se concrétise autour de l'événement rapporté. Vis-à-vis d’elle, il est vrai, j’en aperçois une autre : celle de l’erreur ou du mensonge. A ce moment de la recherche, ces explications restent encore probables. Mais pourquoi seraient-elles censées plus probables"} Du point de vie philosophique que j’ai adopté'-, et après avoir constaté les

1. L’alleinative dont il est question doit étie envisagée avec une précision rîgoui’euse. Il s'îigit de choisir entre deux liypothèses considéi-ées comme possibles, et entre elles seulement, arant d’afnlr pris parti sur la réalité du fait matériel. En efïet : 1 » le miracle est expressément supposé possible, el c’est en quoi cette seconde opinion se dislingue de In première ; faute d’inchire la possiijililé du miracle, l’alternative n’aurait plus de sens, un de ses termes se trouvant aboli. ::" l^es deux explications en présence sont exclusivement ; d’une part, le miracle, de l’autre, î'errenr ou le menson^'e, — et non point, par exemple, la cause naturelle inconnue. 3- L’appréciation des vraisemblances pï'écède le jugement d’existence : autrement elle perdrait sa raison d'être.

2. Cf. ci-dessus, Partie I, chapitre IV, section 2. 563

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vraisemblances concrètes qui se dessinent duns le récit, il m’est impossible d’accorder aucune faveur préjudi- eielle à ces explications défavorables. Peutêtre même le caractère des événements raiiportés, leurs connexions avec de hautes vérités et des faits certains par ailleurs, leur beauté morale, leurs résultats féconds diminuent-ils encore la probabilité antécédente du mensonge ou de l’erreur. Mais en définitive, tant que cette probabilité subsiste, la parole reste aux documents. C’est eux, et eux seuls, qui départageront les hypothèses en conflit.

Or il se rencontre, en histoire, des documents irrécusables, qui permettent d’écarter, à coup sur, la possibilité même de l’erreur et de la fravule. Je suppose que ce soit ici le cas. Uès lors la question est tranchée. Le fait est réel et c’est un miracle. Comment éviter cette conclusion ? Elle est amenée par les principes mêmes de Hume et de.Stuart Mill. Etant donné le caractère des témoignages produits, la non-exislence du fait serait un vrai prodige moral,

« un plus grand miracle « que son existence ; car

que des témoins compétents, sincères et bien informés attestent l’erreur, ce serait un phénomène purement inexplicable, disons même absurde et contradictoire.

2’cas. — Poussons l’analyse du prol)lème jusqu’au point où elle suscite un conflit. Voici des lonjonctures plus délicates pour la critique que les précédentes. J’ai aiTaire cette fois à des récits d’un merveilleux étrange. A prendre en lui-même et isolément le fait raconté, je n’y découvre aucune vraisemblance positive en faveur du surnaturel divin. C’est une merveille obscure, sans retentissements spirituels considérables, sans grande ulilité apparente, accomplie au bénèlico d’un individu ou d’un groupe restreint, pour doni’.er satisfaction à quelque pauvre désir, pour augmenter d’un rayon fugitif l’auréole de quelque saint personnage. Sans doute Oieu est infiniment bon, très capable de condescendre à exaucer les aspirations d une piété enfantine, et enfin ses desseins peuvent nous échapper. Il reste pourtant qu’a priori aucune raison positive n’apparaît pour qu’il se soit manifesté ainsi, et là plutôt que dans toute autre circonstance. Le contraire est plus probable. Par ailleurs, impossible d’accepter ici l’idée d’un surnaturel inférieur, et par exemple diabolique : le milieu moral, le caractère du thaumaturge, les résultats du fait, le voisinage d’autres merveilles authenliquenient divines, etc., s’y opposent. Nulle probabilité non plus en faveur d’une cause natui’elle inconnue, intervenant là ad nittum pour ne plus reparaître… Xon, la seule apparence fondée, c’est celle d’une pieuse invention. Il y a probabilité antécédente, vraisemblance très forte que nous sommes dans la légende. Avant de consulter les témoignages, nous nous sentons très légitimement inclinés à admettre ici l’erreur ou la fraude.

Mais voici que les documents viennent donner à ce diagnostic un éclatant démenti. C’est un coup de théâtre. Appuyé par eux de la façon la plus nette, le fait apparaît réel. Dépourvu de vraisemblance antécédente, n’ayant en sa faveur qu’une simple possibilité, il s’impose. Il n’y a jias à biaiser avec lui :

Le vroi peut quelquefois n’être pas vraisemblable.

On ne décide pas de la réalité par une simple balance de probabilités. Il faut qu’un élément réel lui-même se manifeste, et que, comme un poids irrésistible, il entraîne avec lui, dans la sphère des certitudes, l’élément contesté. Ici, ce sont les témoignages qui jouent ce rôle. Le moindre atome de réalité pèse plus, à lui seul, que toutes les vraisemblances

accumulées. — Mais dans l’hypothèse ainsi révolutionnée, à qui attribuer le prodige ? Impossible de continuer maintenant à faire abstraction des vraisemblances. Un fait certifié vrai peut se passer d’être vraisemblable. Mais une explication invraisemblable ne serait pas une explication. L’infiuence causale qui produit un événement ne se constate pas comme lui. Le raisonnement va la chercher dans l’inconnu. Il la détermine, en se fondant sur son caractère plausible. Il la choisit entre plusieurs, soit à cause de sa pro- j habilité supérieure, soit du moins parce que toutes les autres apparaissent positivement improbables. Or, dans le cas qui nous occupe, une seule cause n’a pas été absolument- exclue. Nous avons noté, en laveur de l’intervention divine, quelques proliabilités fuyantes, ténues, contre-balancées par des probabilités très fortes en faveur de l’invention du récit (mais non en faveur d’une autre caicse, à supposer que le fait fût réel). Du moment donc que l’invention est exclue, l’inlcrvenlion divine reste seule admissible. Elle devient vraisemhlabte a posteriori, par le changement considérable que la réalité du fait, maintonani acquise, introduit dans les données du problème. Par conséquent, si aucun indice nouveau ne vient bouleverser l’état de la question, force nous sera de conclure humblement que nous sommes ici en présence d’un miracle inattendu et pourtant réel.

Troisième opinion ; dans la critique du merveilleux, on ne doit tenir aucun compte des notions de possible on d’impossible, mais seulement de la valeur dts témoignages. — Plusieurs apologistes du christianisme soutiennent cette opinion, qui a sa place exactement aux antipodes de celles que nous venons d examiner. Nous la jugeons exagérée. Nous estimons que la vraisemblance intrinsèque des faits est une donnée réelle et nullement fantaisiste, sur laquelle la raison et la réflexion ont prise, et que, par conséquent, elle doit entrer en ligne de compte. Nous allons le montrer en justifiant l’opinion suivante, que nous faisons nôtre.

Quatrième opinion : les notions de possible ou d’impossible, de probable ou d’improbable doivent se combiner avec 1 estimation de la valeur des témoignages.

— Pourquoi ferions-nous, en faveur du miracle, une exception à la méthode que nous suivons dans toutes les autres matières ? Les faits proposés à notre acceptation portent toujours à nos yeux un double coefficient : celui delà valeur du témoignage qui les appuie, et celui de leur possibilité ou probabilité intrinsèque. Et si l’un de ces coefTicients est faible, nous exigeons que l’autre se renforce en proportion. Une histoire banale, relatant des faits vulgaires, quotidiens, est admise sur un témoignage quelconque : il n’y a pas d’apparence qu’elle ait été inventée. Il n’en va pas de même d’une histoire très curieusc^très piquante, très surprenante : nous demandons, pour la croire, des garanties meilleures. Et enfin, il y a des histoires si extravagantes que nous ne pouvons absolument y ajouter foi. Ainsi parle le sens commun. Le sens critique ne parle pas autrement. Les historiens, les théoriciens de la méthode historique, les croyants et les incroyants, le P. de Smedt aussi bien que MM. Langlois et Seignobos, reconnaissent à l’envi la valeur du critère interne. Dès lors, comment s’y prendrait-on pour en démontrer l’illégitimité dans un sujet spécial, tel que le merveilleux ?

Ce que redoutent les apologistes, c’est que le miracle, phénomène extraordinaire, ne résiste pas à l’emploi de ce critère. Ces craintes sont tout à fait gratuites. Les jugements de possibilité et de proba.bilité ont leur place et leur utilité dans l’étude des documents relatifs au merveilleux, autant et plus qu’ailleurs. 565

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a) Jugements de probabilité. — Nous venons d’en montrer l’emploi, à propos de la deuxième opinion examinée. Le miracle, considéré en général, est plus invraisemblable i|ue u’iraporle quel phénomène naturel. Pour qu’il devienne admissible a priori, il faut que des circonstances particulières spéciales, exceptionnelles à leur manière, corrigent cette invraisemblance en un cas particulier. Pour qu’il soit admis, il faut des témoignages entourés de garanties sévères, d’autant plus sévères que les vraisemblances concrètes seraient moindres. Ainsi l’entendent tous les croyants éclairés, et les tribunaux de canonisation discutent les miracles avec un luxe de précautions dont ils se passent, quand il s’agit J’i tablir d’autres traits importants de la vie des saints.

b) Jugements de possibilité. — Ici, la question devient beaucoup plus délicate. Un (ail absolument impossible ne saurait jamais être admis. Tel est le 3as de ce qui est intrinsèquement contradictoire, de 3e à quoi on ne saurait assigner aucune cause capable de le produire, aucune tin capable de le justilier. Que l’on admette Dieu, et les esprits, et les dénions, jn n’est point pour cela fondé à leur attribuer n’importe quoi. Ce ne serait pas logique. Car ces êtres iurnaturels ont aussi leur « nature », qui leur intcrlit certaines actions ou manifestations. Par exemple, ’inepte et l’immoral sont hors du pouvoir de Dieu, foiir juger que le merveilleux d’un conte de fées est rréel, il n’y a pas à chercher sur quels témoignages 1 s’appuie : 1e caractère intrinsèiyue des événements iuffit.T les classer. II en est de même du merveilleux ians frein et sans but, relaté dans certaines légendes eligieuses.

Souvenons-nous seulement que le critère dont nous parlons ne saurait être manié avec trop de circons)eclion. Nous avons vu plus haut quelles sottises ivaient été le résultat de son emploi passionné et jrécipité I. Ne confondons pas l’inexpliqué avec le Hintradictoire, une loi physique dont la nécessité l’est pas absolue, avec une vérité mathématique ou nétaphysique. Songeons que les conseils de Dieu jeuvent nous dépasser et nous déconcerter. Ne proionçons donc le mot impossible que devant l’aLsurlité évidente.

Faut-il poser le cas extrême, où un conflit se deslinerait entre le témoignage et la possibilité intrinièque des faits ? Les deux coellicients peuvent-ils être le sens inverse et s’annuler mutuellement ? Que réioudre, si une attestation excellente avait pour objet ine évidente absurdité ? Conflit beaucoup plus aigu

; l i)lus radical que celui dont nous avons parlé plus

laut, et qui naissait de la simple invraisemblance. 5n définitive, peut-il se produire ? — Il est sûr l’abord qu’un conflit de ce genre ne saurait appartelir à la réalité. Les apparences seules seraient ici en ause, car ce qui ne peut exister ne saurait être îbservé et valablement attesté. Mais de plus, il lemble bien difficile que ces apparences restent inlestructibles aux efl’orts d’un chercheur éclairé et oyal. D’ordinaire, un examen plus approfondi et )lus impartial des questions pliilosopliiques impli[uées dans le jugement de p( ; ssibilité, une considéalion plus attentive des témoignages fera découvrir, ci ou là, quelque faille. Quoi qu’il en soit, et jusqu’à

:e que le problème s’éclaircisse, le devoir du critique
: st certain : se garder du concordisme pressé et

lésireux d’aboutir à tout prix ; ne supprimer aucun les termes de l’énigme, etla laisser subsister entière, lans y toucher.

1. Col. 561. Cf. plusieurs exemples dans V Introduction, >. 270, note 2.

Sectioa II. Règles particulières aux diverses espèces de critique

§ I. — Critique textuelle ; critique de provenance ; critique d’interprétation.

Nous serons brefs sur ces premières opérations de la critique, non pas qu’elles n’offrent point de difficultés à l’égard du merveilleux, mais parce que ces difficultés sont des difficullcs d’application, impo^- «  sibles à bien entendre sans des détails et des exemples, dont la place n’est point en ce résumé.

1" La critique textuelle, qui consiste à établir la teneur exacte d’un document, peut être influencée par des préoccupations relatives au merveilleux : telle lecture du texte l’y introduit, telle autre le supprime.

a" A propos de la critique de pruvenance, qui recherche l’origine du document, son auteur, ses sources, etc., il convient de rappeler deux lois de psychologie générale, très importantes pour le sujet qui nous occupe. — « ) Les données historiques, non encore fixées, sont sujettes à se transformer à proportion du nombre des intermédiaires qui les transmettent : celle transformation se fait surtout dans le sens du grossissement et de l’embellissement. — t)Plus les faits sont éloignés dans le temps ou dans l’espace, plus cette déformation est facile ; plus ils sont proches, et moins il est à croire qu’elle ait pu se produire. — D’oii les conséquences suivantes. Le merveilleux, transmis de bouche en bijuche pendant un temps notable, sera très légitimement suspect de s’être embelli en chemin, et d’autant plus que le chemin aura été plus long. Le merveilleux contenu dans un écrit de date tardive sera également sujet à caution, parce qu’il a eu le temps de se former par l’eliet des lois précitées. Il en est autrement des prodiges rapportés par un voisin et un contemporain des faits. — Réciproquement, le merveilleux pourra servir à dater un document. Très abondant dans un écrit de date incertaine, il constituera une probabilité défavorable à son antiquité.

3" La critique a’interprélatian a pour but de déterminer le sens du document, ce que l’auteur a voulu dire, ce qu’il entend nous faire croire. Elle comprend tout un ensemble d’analyses délicates, où interviennent également les comiiétences du philologue ou de l’humaniste, et le flair du psychologue. Les mêmes mots peuvent être pris au sens figuré ou au sens propre. Parmi des propositions de forme affirmative, les unes veulent énoncer une ferme vérité historique, les autres ne sont là que pour l’expression, la description ou rornemenl. Tel auteur peut avoir eu le dessein de composer, un apologue, une allégorie, une narration symbolique, un roman historique, une liction pieuse, et non une hisloire au sens strict. Comment pénétrer ses intentions et distinguer la réalité qu’il entend notilier des artifices littéraires dont il se sert ? Plusieurs indices peuvent nous y aider. Citons par exemple : la nature des événements relatés, le ton grave ou léger de l’écrivain, la technique de la composition, la manière d’agir et la psychologie plus ou moins vraisemblables des personnages mis en scène, le caractère plus ou moins artistique du récit, l’emploi de lieux communs de description, de clauses de style, de canevas employés ailleurs, les liens plus ou moins lâches avec la réalité concrète, la présence ou l’absence de détails permettant de situer le fait dans le temps et dans l’espace, etc. On voit combien tout cela est complexe et comment un récit tissu de merveilles peut n’enfermer aucune attestation de leur réalité. 567

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§ II. — Critique du témoignage, ou critique historique proprement dite.

Une fois connus la teneur, le sens exact, l’auteur et la date d’un document, le moment est venu d’en tirer parti au point de vue historique. Quelle est la valeur du témoignage qu’il nous apporte ? Pour que ce témoignage puisse être reçu, certaines conditions sont requises, les unes relatives aux faits attestés, les autres à la personne des témoins, e i* Conditions relatives aux faits. — a. Suivant

que les faits sont d’ordre public ou privé, connaissables par perception ou par conjecture, accessibles à tous ou à quelques-uns, d’un contrôle aisé ou diflicile, on les accueillera avec plus ou moins de précautions. Des prodiges étales au grand jour seront moins suspects que ceux qui se seront enveloppés de mystère.

h. Le miracle, fait extraordinaire et qui peut se produire quand on ne l’attend pas, n’est point, de ce chef, comme l’a prétendu M. E. Le Roy, essentiellement inobservable. En effet, un spectateur peut voir et très bien voir un événement qui le prend à l’improviste. La surprise n’a point que des effets funestes : elle excite puissamment l’attention, et il arrive qu’elle aiguise les facultés d’observation au lieu de les émousser. D’ailleurs, en certains lieux et autour de certaines personnes, le miracle pullule. Ces conjonctures, exceptionnelles à la vérité, maisdont il se rencontre des cas à presque toutes les époques, en favorisent singulièrement l’observation. — Le miracle n’est pas non plus, comme le soutient encore le même auteur, un phénomène essentiellement a fugitif », quelque chose comme un insaisissable éclair. Car, la plupart du temps, on peut observer à loisir l'état des choses avant et après, par exemple lorsqu’il s’agit d’un os brisé puis ressoudé, d’une plaie suppurante puis cicatrisée, etc.

c. Pour être suffisamment contrôlé, est-il nécessaire ([ue le miracle se comporte comme un fait de laboratoire, productible et réitérable à volonté, dans les circonstances choisies par l’expérimentateur ? Voltaire et Renan ont exprimé ces exigences. La '( commission de physiologistes, de physiciens, de chimisles, etc. », imaginée par le second, est demeurée célèbre. D’autres protestent hautement qu’ils ne croiront à rien, à moins que certains procédés de contrôle, qui ne sont pas les seuls possibles, — par exemple la radiographie, s’il s’agit d’une fracture, — aient été employés.

Ces exigences sont déraisonnables. Pourquoi requérir tels moyens d’observation, si d’autres suffisent ? Une fracture peut être constatée de la façon la plus certaine, sans avoir étéradiographiée. — D’autre part, il existe des certitudes d’observation pure, non moins fermes que les certitudes d’expérimentation. L’astronomie, qui est une science fort solide et fort exacte, en contient un grand nombre, car les astres ne descendent point dans les laboratoires pour se laisser manier et gouverner par les hommes. Bien plus, il y a dans la nature nombre de phénomènes rares, singuliers, erratiques, que l’on est réduit à enregistrer là, où, et quand ils se produisent. Ils échappent non seulement à notre action, mais même à nos prévisions. Matériaux excellents de la science future, ils ne laissent point, pour le moment, deviner leurs lois ; ils ne se réitèrent qu'à des intervalles longs et irréguliers. Les rejettera-t-on pour cela ? On le devrait, si on leur appliquait les mêmes exigences qu’au miracle. Une scène historique ne se passe qu’une fois : deraandera-t-on qu’elle se répèle à volonté pour y croire ? Nous devons prendre les faits tels qu’ils sont, avec les circonstances concrètes qui

les revêtent, et non leur imposer l’uniforme officiel qu’ils devront endosser, sous peine de n'être pas reçus. Nous n’avons pas à leur fournir un programme, mais à nous conformer au leur. Cela seul est scientiûque ; et les exigences hautaines de séances d’amphithéâtre et de commissions académiques, imaginées par Voltaire ou Renan, le sont fort peu. Selon une formule célèbre, l’esprit scientifique consiste dans la « soumission aux faits ». Puis, si c’est vraiment un agent libre qui produit le merveilleux, qui vous dit qu’il consentira à en passer par tous vos caprices, qu’il trouvera bon, utile, convenable à sa digiiitéet à ses tins, d’agir ou de s’abstenir d’agir, précisément dans les conditions que vous aurez imaginées ? Et si cet agent est un Dieu inlini, digne de respects souverains, si c’est vraiment Celui dont on dit qu’il résiste aux superbes et qu’il donne sa grâce aux humbles, pensez-vous qu’une telle attitude le décide à se manifester ? Si vous avez, dans ce qui est mis sous vos yeux, tout ce qu’il vous faut pour être convaincu, à condition que vous consentiez à l'étudier, pourquoi voulez-vous qu’on vous donne davantage ?

2 Conditions relatives aux personnes. — Toutes les difficultés se résument ici en un certain nombre d’exceptions que l’on oppose aux attestations du merveilleux. Certaines catégories de personnes, qui embrassent la majeure partie, sinon la totalité des témoins possibles, sont exclues tout d’abord, comme suspectes. Quelques généralités sur le manque de critique des anciens, sur le mensonge congénital à certaines races, sur l’esprit passionné des croyants, sur l’incompétence du vulgaire ou la trouble psychologie des foules, etc., suffisent à établir une prévention d’ensemble contre les témoignages favorables au merveilleux. On s’en débarrasse ainsi à bon compte. Il est absolument nécessaire d’y regarder d’un peu .plus près.

A. — Les Mnciens. — L’idée d’une « permission de mentir » sérieusement accordée aux auteurs dans l’antiquité, est tout à fait fantaisiste : elle repose sur une fausse interprétation de textes'. On n’est pas plus près de l’exactitufle en prêtant aux « anciens » indistinctement cette conception que l’histoire n’est qu’une matière à développements littéraires ingénieux. Il se trouve parmi eux des écrivains que la vérité objective de ce qu’ils racontent intéresse indiscutablement : Thucydide et Tacite par exemple. La formule célèbre, si souvent citée, où se résument les devoirs de conscience de l’historien : « ne quid falsi audeat, ne tjuid veri non aiideal », est de Cicéron.

Ce qu’il faut concéder, c’est que des deux moments du travail historique, recherche des documents et composition, les anciens (certains anciens du moins, car ce n’est même pas vrai de tous) ont surtout décrit et peut-être apprécié le second. D’instinct, les plus intelligents et les plus sincères d’entre eux accomplissaient un labeur critique. Mais il est évident qu’ils n’en avaient point approfondi la méthode, comme on l’a fait depuis trois ou quatre siècles. Ils n’avaient point pris possession, de façon réfléchie et analytique, des règles de cette science délicate et compliquée, dont la théorie est toute récente. Ils n’en estimaient peut-être pas comme il convient l’importance et les difficultés. En revanche, le souci artistique était très développé chez eux. Cicéron nous répète que l’histoire aliesoin d'être a ornée » : ce qui ne veut pas dire qu’on doit embellir les faits, mais qu’il faut les mettre en beau style. C’est une manière de les orner sans les altérer. Du reste, le souci

1. Cf. Introduction, p. 320, note 3. 569

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liltéiaire n’a pas disparu chez les modernes. U ne peut disparaître de l’Listoire, étant dans la nature de l’a'uvre.

A l'égard des anciens, et des héritiers de leur manière aux époques postérieures, il est donc équitable et prudent de ne procéder point par exclusives générales. Parmi eux nous trouverons d’aimables conteurs, d’impudents faussaires et aussi de consciencieux érudils. Il faut regarder chacun à part, pour voir le degré de conliance qu’il mérite ; il faut étudier chaque ouvrage, en particulier, pour discerner dans quelle mesure le souci de faire beau y a pu prévaloir sur celui de faire vrai.

B. — 'Le Moyen âge. — a). — Au Moyen âge, les mœurs littéraires n'étaient pas ce qu’elles sont aujourd’hui, et à ce point de vue, il ne faut point faire difficulté d’avouer que nous sommes en progrès. Le plagiat n'était pas alors considéré comme un vol. On pillait sans scrupule les ouvrages d’aulrui, on en tirait des descriptions, des raisonnements, des discours appropriés au but ([ue l’on se proposait. Des miracles a clichés » ont passé ainsi d’une vie de saint dans une autre. Une critique d’attribution rudiræntaire permettait au genre pseudépigraphe de fleurir et de décevoir le candide lecteur. On voyait, par exemple, circuler des récits hagiographiques qui, pour acquérir autorité, se couvraient du nom des disciples ou compagnons des saints. — Mais ces fraudes naïves se laissent, la plupart du temps, aisément reconnaître. Les procédés de truquage sont simples et gauches, et notre critique moderne ne trouve pas là matière à des opérations bien compliquées. D’ailleurs, et c’est ceci surtout qui importe, ces défauts ne discréditent pus le Moyen âge dans son ensemble. Car, à côté des plagiats et des écrits pseudéjjigraphes, il existe, même dans la littérature hagiographique de cette époque, des récits parfaitement authentiques et originaux, (l’uvres de témoins qui ont cru voir des merveilles et qui les racontent avec une indiscutable sincérité.

b) Ce qui est plus grave, sinon au point de vue moral, du moins au point de vue historicpie, c’est la crédulité proverbiale de nos ancêtres et leur attrait pour le merveilleux. Si vraiment les excès en ce genre furent tels et surtout aussi universels qu’on le prétend, c en est fait : tous les documents médiévaux sur le miracle demeurent frappes de suspicion. — Mais en y regardant mieux, on s’aperçoit que cette dépréciation globale implique une généralisation et un grossissement tout à fait illégitimes. L’enseignement de l’Eglise, généralement accepté au Moyen âge, a toujours placé, dans la vie 'des saints, les miracles au second plan. On sent l’influence de cet esprit parmi les hagiographes de cette époque. Il s’en trouve qui réservent leur attention et leur faveur à la sainteté plutôt qu’aux prodiges On en rencontre qui se bornent à décrire les vertus et l’activité extérieure de leurs héros, sans leur mettre avi front l’auréole de thaumaturge. On entend des narrateurs de miracles, des mirabdiarii, — qui doivent être apparemment les plus épris de merveilleux, — rabaisser les miracles physiques au-dessous des merveilles intérieures de la grâce. Il y a plus. La tendance critique est un instinct trop profond de notre esprit, pour qu’on puisse vraisemblablement s’attendre à le voir subir nulle part une éclipse totale. L’homme s’est toujours mélié de la parole de l’homme. Aussi y a-t-il même au Moyen âge, même parmi les prêtres et les moines, des gens qui ne se soucient aucunement d'être dupes, des « destructeurs de légendes », des écrivains qui dévoilent le faux merveilleux, qui

1. Cf. Introduction, p. 340 à 316.

s’en indignent ou s’en gaussent '. Donc, encore ici. il est prudent de ne se prononcer que sur les cas individuels. Pour être indigne de créance, il ne suffit pas qu’un auteur soit du Moyen âge.

C. — L’Orient. — Les mêmes remarques seraient à répéter à propos de la psychologie de « l’oriental », dessinée par llenan. Insouciance complète à l'égard de la vérité matérielle, incapacité d’adopter, à propos des faits, un point de vue qui ne soit pas celui de l’art, de l’intérêt ou de la passion : tels seraient les traits de tout narrateur oriental. Il y aurait là comme un défaut congénital à une race, une tare incurable. Et ces généralités servent à étayer des conclusions très particulières contre la Bible et les Evangiles. — Cependant l’Orient, et spécialement cet Orient dont parle Renan, n’a pas produit que des légendes. Il y a, aussi bien parmi les écrits canoniques qu’en dehors d’eux, des ouvrages qu’aucun critique, si peu croyant qu’il soit, ne se permettrait de négliger. Le juif Flavius Josêplie, malgré tout ce qu’on peut lui reprocher, est un véritable historien. Les auteurs des Livres des Rois ou du premier livre des Macchabées sont des annalistes sérieux, qui prétendent nous renseignerexactementsur les faits, et non des « agadistes » indifférents à la vérité et à l’erreur. Saint Marc est le type du narrateur sans artifice, convaincu et candide. Saint Luc est un écrivain consciencieux et préoccupé de critique. Tout cela n’est pas niable. On rencontre, en Orient comme ailleurs, des sources historiques dignes de foi, et la preuve en est que, sans croire aucunement au miracle, on y puise largement et, avec confiance, pour écrire des Vies de Jésus ou des Histoires du peuple d’Israël.

D. — Les non-professionnels. — Une culture spéciale est-elle nécessaire pour constater le miracle ? Nous avons entendu Voltaire et Renan requérir, à cette fin, la formation de commissions scientifiques. Et de nos jours, des médecins incroyants, qui discutent les guérisons de Lourdes, récusent en bloc tous les témoignages qui n'émanent pas de leurs confrères. Ce procédé est évidemment très efficace pour se débarrasser du miracle. Mais il n’a aucun droit à prendre rang parmi ceux qu’inspire une critique impartiale. Pourquoi refuser toute valeur au témoignage d’un homme de sens et d’esprit sains, qui parle d'événements qui se sont étalés devant lui '.'La formation médicale peut affiner l’observation, diriger l’attention dans certaines directions importantes ; mais est ce à dire que tout échappe à quiconque ne l’a pas reçue ? qu’un phénomène extérieur, simple et frappant, une hémorrhagie, une suppuration, etc., requière, pour être perçu, des connaissances scientifiques ? Le savant sera seul à même d’interpréter, de façon complète, les phénomènes, mais non pas de les constater. D’ailleurs, le diagnostic des médecins repose pour moitié sur les renseignements recueillis près du malade ou de son entourage : ils avouent j)ar là même que les observations faites |)ar des profanes ont une valeur à leurs yeux. L’un d’eux l’a dit, sous une forme humoristique, à propos des controverses récentes : « Il n’est pas besoin d'être tailleur pour voir qu’un habit a des trous, n — Sans doute un phénomène extraordinaire demande un contrôle plus rigoureux, mais ceci ne veut pas dire qu’un spécialiste soit seul capable, ni même toujours capable de l’exercer. De même qu’un médecin, en dépit de ses aptitudes, peut être distrait, regarder superficiellement ou de travers, et mal noter ce qu’il perçoit, de même un profane peut mettre en œuvre un coup d'œil sagace et une attention scrupuleuse. Il s’agit uniquement de savoir si le phénomène a été vu et décrit tel 571

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qu’il était. Du moment que la preuve de ceci est faite, la profession des témoins importe peu.

E. — Le* foutes : contagion menlate et haltticinalions collectives. — L’infériorité critique des foules peut être envisagée à deux points de vue différents. On peut se plaindre que l’examen des faits y soit difficile, parce que l’observateur s’y trouve noyé, parce que les rumeurs y naissent, indéfinies et vagues, susceptibles de grossir en circulant. H n’y a là qu’un ensemble de phénomènes « orHiflHo-. Ces inconvénients d’ailleurs ne sont ni universels ni insurmontables. Certains événements sont assez visibles pour qu’un nombre considérable de personnes puissent s’en assurer à la fois' ; bien souvent d’ailleurs, chacun peut les revoir à loisir et les vérifier en son particulier ; et même dans une foule, — nous en avons tous fait l’expérience, — un homme avisé n’est point fatalement entraîné par le courant des nouvelles diffuses, dont l’origine lui échappe. La multitude a d’ailleurs certaines supériorités sur les témoins isoles. Si les individus qui la composent demeurent dans leur état normal, ils constituent un tribunal, où des juges nombreux, divers d’opinions et de caractères, font des critiques indépendantes qui se contrôlent l’une l’autre, où la publicité même de l'épreuve est une garantie contre la fraude.

Mais la pathologie des foules nous ouvre un autre point de vue. Elle nous signale l'éclosion dans les multitudes de phénomènes anormaux. Dans les fouies, la persuasion se produit sans motifs de raison, sans moyens logiques ; l’idée, l’image deviennent hallucinatoires ; la contagion mentale se propage. La cause principale des hallucinations collcclives est ce que l’on a appelé « l’attention expectanle. »

« L’attente, dit Renan, crée d’ordinaire son objet. » 

Ces phénomènes morbides se produisent, d’après le D' Gustave Le Bon, même dans les groupes restreints. i< Dès que quelques individus sont réunis, ils constituent une foule… La faculté d’observation et l’esprit critique, possédés par chacun d’eux, s'évanouissent aussitôt. »

Dans ces théories, il y a incontestablement une par ! de vérité. L’attention expectanle peut,e « des circonstances spéciales, produire l’hallucination. La contagion mentale est un fait. Mais il ne faut pas ériger l’anomalie en règle universelle. Il n’est pas vrai que des personnes normales, par le seul fait qu’elles font partie d’une foule, perdent leur don de voir et de juger, pour devenir aveugles et hallucinées. La personnalité ne s’abolit point dans ce milieu ; les opinions divergentes y subsistent. L’allluence des croyants dans les lieux où le miracle est censé s’opérer ne suffit pas à en évincer les incroyants. C’est ce que nous voyons de nos jours à Lourdes. Une foule peut être divisée. Dans ces grandes nappes humaines circulent souvent des courants de sens contraire, aussi puissants les uns que les autres. Et alors les atlirmations des croyants exaltes se heurtent à des oppositions fortes et à des contrôles dépourvus d’indulgence. Il n’y a que Renan pour risquer, d’une plume alerte, ce gros aphorisme que

« l’attente crée d’ordinaire son objet ». On voit bien

souvent à Lourdes, l’attente la plus passionnée, le désir le plus impérieux du miracle, les supplications les plus enllammées n’aboutir à rien. Les cas d’hallucinationscolleclives des foules sont une exception. Nous nous sommes tous mêlés plus d’une fois à des foules, même enthousiastes, sans avoir rien constaté de pareil. En somme, une foule est bien plus souvent non-hallucinée qu’hallucinée.

Du reste, sous sa forme radicale, et telle que la professe le Dr G. Le Bon, la théorie aboutit à des

conséquences vraiment absurdes, a II n’est pas besoin, dit cet auteur, qu’une foule soit nombreuse » pour être suspecte d’hallucination… Cela edmis, il n’y a pas de témoignage historique qui puisse tenir. On pourra tout nier en se référant à l’hallucination collective. La concordance même des observations, loin d'être une garantie, deviendra une raison de se mélier.

F. — Les croyants. — 'Voici la classe la plus importante des témoins récusés, celle en qui l’on a cru découvrir le plus de vices rédhibitoires. La foi religieuse, dit-on, donne à l’esprit le pli de la crédulité ; elle l’habitue à s.'incliner devant l’irrationnel ; elle tue en lui la faculté critique. D’autre part, elle attaque la moralité de l’homme : elle donne naissance à la passion religieuse, pour qui le juste et l’injuste n’existent plus, mais seulement l’intérêt d’une cause sacrée… Ainsi parlent Hume, Renan, et des milliers d’autres. Il nous faut discuter à fond ce réquisitoire.

1° Pas de connexion constante entre la foi et l’erreur ou la fraude.

a) Les faits d’erreur ou de fraude allégués à la charge des croyants n’autorisent aucune conclusion générale. Que ceux-ci aient compté dans leurs rangs des naïfs et des dupes, aussi nombreux qu’on le A’oudra, que l’intérêt de la religion ait parfois inspiré des supercheries, cela ne suffit à établir aucune liaison constante entre les croyances religieuses et ces misères. Pour avoir prouve que certains croyants sont des témoins récusables, on n’a pas créé une prévention d’ensemble contre tous les témoignages des croyants.

0) Aussi bien, des faits non moins caractéristiques peuvent être allégués en sens inverse. Ils sont même si nombreux, et si évidents pour un esprit non prévenu, qu’on éprouve, à le faire, quelque embarras. La chasse à l’erreur et à l’imposture a été menée vigoureusement, par exemple, dans l’intérieur du christianisme, du catholicisme. De robustes croyants, qui n'étaient certes touchés d’aucun scepticisme à l’endroit du miracle, s’y sont employés. Par exemple, les jésuites belges, qui ont rendu célèbre le nom de Bollandisles, se sont fait, depuis le dix-septième siècle, bien des ennemis par leur impitoyable franchise eu matière d’hagiographie. Les enquêtes épiscopales ou poiitilicales sur les phénomènes merveilleux aboutissent à en éliminer plus des deux tiers. La suspicion de fourberie, que Hume et Renan essayent de faire planer sur tous les croyants, pour atteindre, en particulier, les chrétiens, est spécialement mal l’ondée. Une alliance naturelle entre la foi chrétienne et la malhonnêteté serait une chose bien étrange. Dans le christianisme, en effet, le mensonge est un péché. Cela est écrit en vingt endroits de l’Ancien et du Nouveau Testament. Et le service du Dieu des chrétiens n’autorise point à mentir : Numquid indi^et Deiis mendacio i’estro ?… En vérité, ne serait-il pas psychologiquement invraisemblable qu’un précepte aussi net s’obscurcit toujours, comme par enchantement, chez les personnes qu’on nous représente justement comme les plus zélées au point de vue religieux ? Quel incroyant, de bonne foi lui-même, et de sang-froid, oserait affirmer qu’il en est ainsi ? Quel est celui qui ne connaît point, parmi les chrétiens dont il est entouré, quelques âmes assez haiil>-s pour être incapables de s’abaisser à la supercherie religieuse ? Le moins qu’on puisse dire, c’est que la sincérité et l’honnêteté ne sont pas le privilège des incrédules.

c) Bien plus, l’incrédulité peut, elle aussi, s’allier avec les défauts dont on accuse la foi d'être la source. Les incroyants ne sont pas tous des gens 573

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éclairés et sagaces, et le rationalisme « primaire » invente pail’ois de bien plaisantes explications du merveilleux. La passion antireligituse peut aveugler l’esiiril et (aire gaucliir la volonté : el il n’est pas sans exemple « [u’elleait inspiré des attaques déloyales et des accusations calomnieuses. Personne n’en conclura que ces bassesses soient le fait, ni même la tentation de tous les incrojants. Que l’on évite de même de jjënéraliser, lorsqu’il s’agit des croyants. d) Une conviction quelconque, vraie ou fausse, positive ou négative, peut être l’occasion, dans l’esprit qui en est imbu, de fâcheux accidents. Il est porté à lui chercher, à temps et à contre-temps, des justilications, à la défendre par des arguments de rencontre, à se précipiter à l’aveugle vers toute conclusion qui la conlirmerait. D’autre part, dans l’emmêlement inextricable de nos puissances devoir et d’aimer, il arrive parfois que l’àme mette quelque déloyauté ou [)erlidie au service de ce qu’elle estime être la vérité. Ces abus-là ne sont nulle part nécessaires ; ils se produisent partout, et, par conséquent, ils ne donnent lieu à aucune prévention contre qui que ce soit en particulier.

2° Rapport des croyances religieuses avec l’erreur ou la fraude.

L’exception générale que l’on voulait opposer à tout témoignage émané d’un croyant n’est donc pas recevable : ce que nous avons dit suffit à le prouver. Mais il nous faut étudier la question de façon positive, et voir quelles influences la croyance religieuse peut exercer sur une attestation de miracle.

La croyance au merveilleux même qui fuit l’objet du témoignage ne saurait créer de difficulté. Par elle même et à elle seule, elle n’autorise ni le soupçon de partialité ni celui de fourberie. En effet, le préjugé est absent ici, puisque l’influence d’une croyance antérieure est exclue de l’hypotlièse ; et il n’y a pas non plus de fourberie, puisque, par hypothèse encore, le témoin croit ce qu’il dit. Au surplus, en aucune matière, on ne saurait exiger que des témoins ne se fassent aucune idée du sens et de la portée de ce qu’ils racontent. L’homme ne peut se réduire au rôle d’un simple appareil enregistreur, et la paralysie de ses fatuités d’interprétation n’est point requise pour sauvegarder la fidélité de ses impressions et de ses comptes-rendus.

Passons donc au cas qui peut donner lieu à discussion et à doutes : celui où des criiyancefi antérieures existent, capables d’innuenccr la constatation du merveilleux et le témoignage qui en est rendu. —

— D’abord, est-il vrai que l’incroyance soit la position critiquement préférable, et le refuge de l’impartialité ?


A. Valeurs critiques respectives de la croyance et de tincrorance *.

Une crédibilité accidentelle s’attache à un témoignage contraire aux convictions de son auteur. Il est évident qu’un fait merveilleux attesté, en sa matérialité, par un incrédule, devient beaucoup plus croyable. Il est non moins certain qu’un miracle, rejeté par ceux dont il eût confirmé la foi, el qui se trouvaient disposés à l’admettre en vertu de cette foi même, ne possède plus grand crédit. A ce point de vue tout extérieur, c’est tantôt l’incrédule et tantôt le croyant qui possède, par occasion, l’autorité :

1. L’incroyance dont il s’agit n’est [tas le doute méthodique et provisoire, toujours prût îi se rendre aux preuves de fait. C’est l’attitude négative arrêtée, qui tient pour certain qu’il n’y a pas de merveilleux réel el qu’il nejteut y en avoir. — La croyance est prise ici simplement pour l’acceptation du merveilleux ou de quelque autre donnée qui conduit à cette acceptation.

les avantages sont inverses et s’équivalent. Sur ce point, aucune contestation n’existe.

Mais nous avons à comparer deux attitudes intellectuelles, considérées en elles-mêmes, au point de vue de l’autorité qu’elles confèrent, naturellement et en général, à ceux qui les ont prises. C’est ainsi que l’objection les met en contraste. Sans juger l’objet de la croyance, sans apjirécier les motifs de l’incrédulité, on les oppose lune à l’autre, au point de vue des avantages qu’elles offrent pour une en(iuêle sur le merveilleux. Et l’on affirme que le croyant, par le seul fait qu’il est croyant et quelle que soit sa croyance, se trouve dans un étal d’infériorité. C’est ce que nous allons discuter.

Aucun lien perpétuel, aucune nécessité n’attache la foi à la partialité ou à la sottise, l’incroyance à la rectitude du jugement et de la volonté ; toute idée, toute conviction peut contracter, dans les âmes diverses, des alliances utiles ou funestes, qui n’entament point sa valeur propre. Cela est entendu’. Il reste cependant que la croyance antécédente au miracle incline naturellement l’esprit dans un certain sens, qu’elle facilite l’acceptation d’un merveilleux nouveau. En effet, dans l’esprit du croyant, la question du merveilleux n’est plus intacte. Elle est résolue en principe : pour lui, le miracle est possible et il y a des miracles. Dès lors, qu’il y en ail un de plus ou de moins, ceci ne soulève aucune difficulté spéciale, aucun ]iroblènie d’espèce distincte. De même, il est clair qu’un intérêt existe pour le croyant à voir sa croyance justifiée par des preuves nouvelles, qu’il aime à la voir partagée. Et ceci peut donner lieu à la partialité, à l’usage de moyens quelconques de jiersuasion. — En vérité, tout cela est indéniable, mais l’incrédulité offre précisément des inconvénients identiques. Elle aussi forme un préjugé. Supposons l’incrédule appliqué, avec son voisin croyant, à une enquête sur le merveilleux. Ni l’un ni l’autre n’est indilférent à l’issue de cette recherche. Chacun souhaite naturellement qu’elle aboutisse à justifier ses convictions, à les mettre en un jour meilleur aux yeux de tous. Si donc on pose en principe que, pour bien apercevoir les faits et les attester avec sincérité, il faut n’y avoir aucun intérêt, croyants et incrojants seront des témoins également suspects.

D’autre part, celui qui croit au merveilleux a sur l’incrédule des avantages marqués. D’abord pour la question préalable de la possibilité du miracle, c’est lui qui tient la position correcte. S’il est possible que le merveilleux se réalise, — comme nous l’avons démontré, — il faut être prêt à le reconnaître, le cas échéant. L’incroyant n’a pas cette disposition indispensable que le croyant possède. Bien plus, l’incroyant a établi sa position intellectuelle sur une erreur de principe. Or, une erreur de ce genre est, directement et par elle-même, une source d’erreurs ; un principe vrai est au contraire un instrument de recherche exact et ce n’est que par accident qu’on en peut mal user. Allons plus loin : en vertu de son présupposé même, l’impartialité sera,

— toutes choses égales d’ailleurs, — plus facile au croyant. Il a, en effet, autour de lui, plus d’espace libre où se mouvoir. Ses enquêtes sur le merveilleux peuvent avoir plus d’une issue. Leurs résultats peuvent être positifs ou négatifs, favorables ou défavorables. Il n’est pas obligé de conclure, dans tous les cas, au miracle. Rien ne s’oppose à ce qu’il admette, en grand nombre, des faits de supercherie, d’illusion, ou des faits inexpliqués. Pour l’incroyant au contraire, la route est rigoureusement jalonnée

I. Cf. col. précédente. 575

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et le point d’ai-rivée marqué d’avance. Pour lui, il faut absolument que tout soit erreur ou illusion. Il ne peut admettre le moindre cas de merveilleux réel, car une seule exception constatée ferait crouler sa thèse '. Enfin, outre que le cro3'ant apporte une curiosité plus jiiguisée et plus sympathique, un goût plus vif à l'étude f’es faits censés merveilleux, il a le plus grand intérêt à savoir si Dieu intervient vraiment, à ne pas confondre les intluences divines avec les autres. Ce sont là d excellentes dispositions critiques. Sans doute, elles peuvent être accidentellement entravées ou recouvertes par d’autres. Il reste qu’elles sont naturelles au croyant en vertu de sa croyance même.

B. Valeurs critiques respectives des dii’erses croyances. — Tout ceci pourtant n'épuise pas la question. Impossible d’en atteindre le fond en continuant de faire abstraction de la qualité des croyances, de leur vérité et de leur fausseté. Nous avons vu ce qu’implique toute croyance, ce qu’elle vaut par rapport à l’incroyance, par le seul fait qu’elle est une croyance. Mais ce fonds commun peut s’améliorer ou s’altérer selon la façon dont il est employé. Il est temps de distinguer les diverses espèces de croyance, de formuler les règles que la critique doit suivre à l'égard de chacune d’elles et de ses tenants.

a) Croyance mal fondée. — Le critique pevit être certain de la fausseté, de l’absurdité des croyances antécédentes du témoin qu’il examine. Il est obligé de faire entrer en ligne décompte l’inllueuce funeste qu’elles peuvent exercer sur lui. Des contes ineptes, des mythologies bizarres, des léjjendes où pullule un merveilleux sans frein et sans règle, faussent l’egprit, dépravent en lui le sens du possible et du vraisemblable. Cei-laiiies pratiques de sorcellerie ou de théurgie, la terreur ou l’avidité du surnaturel enfièvrent l'âme, l’empêchent de bien voir, l’alïolent et parfois l’hébètent. Kn outre, les absurdités dogmatiques peuvent avoir des contre-coups pratiques. Il y a des légendes à la fois merveilleuses et immorales, pleines d’exemples et d’incitations perverses. Et si, comme il arrive en certains milieux troubles, tout cela s’associe avec le charlatanisme, les jongleries ou pire encore, il est superflu d’insister sur les réserves qu’appelleront les « témoignages » qui sortiront de là. — Sans aller jusqu'à ces extrêmes, tout cas résolu à faux crée un précédent fâcheux pour la solution de cas semblables. Il peut se faire aussi, vu l’importance religieuse de la question du miracle, qu’une erreur de croyance en cette matière ait de funestes répercussions morales. Seul, l’examen des circonstances concrètes révélera ce qu’il en est Eniin, la façon dont l’erreur se sera introduite pourra également manifester, chez l’individu, des tares de légèreté, de passion aveugle, etc., qui créeront contre lui une légitime prévention.

Il est clair que, dans tous ces cas, les avantages possédés par la croyance sur l’incrédulité seront contrebalancés par des inconvénients plus ou moins notables C’est une erreur qui s’opposera à une erreur inverse, chacune ayant partiellement raison contre l’autre. Il est diflicile de décider dans l’abstrait laquelle vaudra le moins. Le caractère, la mentalité des individus, la nuance des erreurs particulières professées seront ici des éléments indispensables d’appréciation.

h) Croyance vraie. — Nous avons reconnu la possibilité du merveilleux. Cela nous oblige à envisager l’hypothèse où il se réaliserait quelque part, où un témoin aurait de bonnes raisons d’y croire.

Si cela se trouvait établi, il est évident que le

Cf. Liv. 1. Conclusion, cul. 559, 5(10.

témoin en question ne serait nullement disqualifié par sa croyance, et que ses témoignages subséquents garderaient toute leur valeur. Bien plus, sachant qu’il est dans le vrai sur un point connexe à ceux qu’il s’agirait d'élucider, nous devrions plutôt avoir une estime spéciale de son jugement. La vérité est une semence de vérité. Celui qui la possède, entré plus avant dans le réel, est mieux placé pour le voir. Elle est aussi une semence de justice. Une saine appréciation des choses divines et humaines est le fondement d’une pratique droite. Ceux-là seraient donc, — toutes choses égales d’ailleurs, — les plus dignes de confiance, dont les idées religieuses seraient les plus justes El si des interventions surnaturelles authentiques avaient sanctionné une règle de conduite, ceux qui s’en inspireraient auraient par là des chances d'élre les plus intègres. Car une morale confirmée par l’autorité divine serait évidemment la meilleure. Elle serait aussi le frein le plus efficace contre la déloyauté. Nulle part une alliance de la religion et de la fraude ne serait moins probable que là où une telle morale serait reconnue.

Mais, dira-t-on peut-être, chez le croyant, cette tendance dont nous avons parlé et qui incline naturellement l’homme à la partialité pour l’objet de ses C(mvictions, n’est pas abolie. Evidemment. Le croyant n’a pas contre elle cette tlél’ense sans pareille qui est l’incrédulité même. On ne peut pas raisonnablement lui demander de sortir de la condition commune à tous ceux qui professent une opinion arrêtée sur quoi que ce soit. Mais en tout cas, ceci n’est pour lui qu’une tentation, c’est-à-dire un mal purement possible, et qui peut rester tel. Tandis que les avantages signalés plus haut sont des avantages réels et actuellement ellicaces. En vérité il serait étrange que le fait d'être dans le vrai spéculatif et moral créât une prévention contre qui que ce fût ; que la vérité acquise fût considérée comme un danger d’erreur !

c) Croyance de valeur problématique. — Mais bien souvent, il sera ditllcile de juger préalablement la valeur objective des croyances du témoin. Il ne restera alors qu'à l’apprécier lui-même. Est-il grave et droit, simple ou habile, d’imagination fruste ou féconde ? S’est-il trouvé en posture de bien observer le fait dont il témoigne ? A-t-il eu les moyens de tromper, à supposer qu’il l’ait voulu ? Les réponses à ces questions rendront le plus souvent inutile toute autre inquisition.

En elfet, tout en ayant des croyances erronées, le témoin peut avoir bien regardé et parler sincèrement. Si nous avons la preuve de ceci, le reste importe peu. Du moment qu’il s’est trouvé dans l’impossibilité de dire faux, il n’y a plus à s’occuper de toutes les causes antécédentes qui auraient pul’y porter.

A supposer donc que le témoin ajoute foi à un merveilleux que nous sommes incapables de contrôler, que nous estimons irréel ou même déraisonnable, nous pourrons cependant, en certaines circonstances, faire cas de sa déposition.

Parfois, la croyance au merveilleux renforce à peine l’idée de la possibilité du miracle, laquelle est, ne l’oublions pas, une idée juste. On croit d’une croyance habituelle, impersonnelle, d’une opinion générale et vague, qu’il y a parfois des miracles, qu’il y en a eu jadis. Il s’agit d'événements anciens, dont les couleurs et le relief sont atténués par la distance, elfacés par l’usage que l’enseignement religieux en a fait. On serait bien étonné de rencontrer leurs pareils dans la réalité vivante. Cela n ajoute en vérité que bien peu de chose à la simple et nue conception du miracle possible. 577

MITHRA (LA RELIGION DE)

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Parfois aussi, l’interprétation surnaturelle où se reflètent les croyances d’un auteur, est une interprétation purement explicative, logiquement et chronologiquement postérieure aux faits : elle laisse donc intactes les données de l’observation. Et quand bien même on la jugerait erronée, on pourrait être amené à conserver la matière solide, qu’elle enveloppe légèrement sans la déformer.

Parfois entin des croyances, même fausses, même absurdes, laisseront parfaitement intactes les facultés d’observation. Des personnes qui croient ai oir vu la nuit, quelque fantôme, ne seront pas pour cela Incapables de constater, en plein jour, qu’une jambe cassée est remise. D’autres, qui accueillent trop facilement les rumeurs qui circulent dans une foule, sauront pourtant dire avec précision ce qu’elles ont personnellement vu. Certes, il y a des faits de pénombre et de brume, des phénomènes fugitifs et imprécis qu’une opinion préconçue pourra déformer. Mais « il y a des faits si gros qu’il est dillicile de les voir de travers « : ils s’imposent lourdement, et leur poids étouffe, pour ainsi dire, dans l’esprit, la faculté d’interprétation. Donc on pourra parfois affirmer que la croyance antérieure a dû être sans influence sur l’observation.

En tout cas, le fait de ne pouvoir contrôler les opinions d’un témoin sur le merveilleux n’autorise pas à rejeter, sans plus ample informe, toutes les attestations qu’il en fournit. Car, d’abord, ces opinions ne sont pas évidemment absurdes, puisque, par hypothèse, on ne sait à quoi s’en tenir sur elles. En outre, bien que créant, comme nous l’avons dit, un précédent, elles ne possèdent pas une influence déterminante sur l’appréciation des cas nouveaux. Nul chemin logique, nulle impulsion irrésistible ne mène du miracle admis ici et là, au miracle admis partout..Sans doute, le sophisme qui consiste à conclure, d’un cas particulier, à un ou plusieurs autres cas, est possible, mais il n’est pas fatal, même chez les simples. Et il faut avoir quelque raison pour supposer qu’il a clé commis.

La qualité problématique d’une croyance antérieure ne saurait non plus sufhre à disqualifier un témoin au point de vue moral. En effet, sans connaître ce qu’elle vaut, on pourra souvent apprécier le caractère plus ou moins direct, plus ou moins actif, plus ou moins étendu de ses influences pratiques. Toute erreur n’infecte pas nécessairement toutes les démarches. Et il y en a beaucoup d’où l’on ne pourra faire sortir, avec tant soit peu de vraisemblance, aucune incitation positive à la déloyauté.

CONCLUSION

Tels sont les principes généraux qui gouvernent la question du miracle. Leur complexité se résume dans la proposition apologétique que nous avions entrepris de démontrer : il peut y avoir du merveilleux divin et il existe des moyens surs de le discerner. Ils n’en sont, à vrai dire, que le déploiement complet. Ils font voir que cette proposition s’appuie, en chacun des points qui la constituent, sur des motifs que l’intelligence peut contrôler, sur des arguments de philosophie naturelle ou de critique historique. C’est sur eux qu’un incroyant qui aborde la question du merveilleux, doit, ce nous semble, d’abord prendre parti. Et si nous ne nous trompons, ils sont capables de l’amener à distribuer cette vaste matière comme les chrétiens catholiques…, et peut être ensuite, moyennant la grâce divine, à conclure comme eux.

Bibliographie. — On trouvera une bonne bibliographie sur la question du miracle à la lin du cLapi Torne III.

tre m de l’article JÉsus-CanisT, col. 1 4 1 1 et 1 4 1 2. Je ne vois rien d’important à y ajouter.

Joseph DF ToNQUÉDEC.