Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Fétichisme

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 1 – de « Agnosticisme » à « Fin du monde »p. 959-961).

FÉTICHISME. — Le mot « fétiche » paraît avoir été mis en vogue par le président Ch. de Brosses, dans sa Dissertation sur le culte des dieux féticiies, ou Parallèle de l’ancienne idolâtrie w.ec celle des peuples de la Aigritie, Paris (17O0). Il vient du portugais feitiço. objet enchanté, charme, amulette (latin factitium, artificiel), appliqué par les navigateurs du xve siècle aux statuettes et objets divers, plus ou moins étranges, que les Xoirs de la Côte occidentale d’Afrique leur semblèrent « adorer » comme leurs « dieux ». Les « prêtres » de ce culte furent appelés

« féticheurs », et cette « religion » elle-même a

reçu le nom de « Fétichisme ». Mais on s’aperçut 4903

FETICHISME

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bientôt que le culte des fétiches n’est pas spécial à l’Afrique occidentale : il s’étend à une grande partie de l’Océanie, de l’Amérique, de l’Asie même, de l’extrême Nord de l’Europe, et, d’une façon générale, à la plupart des pays de civilisation inférieure. On le trouve, quoique avec des développements très inégaux, à toutes les périodes de l’histoire, et même de la préhistoire. Aussi, Benjamin Constant a-t-il cru pouvoir écrire que « le Fétichisme a été antérieur à toxite loi positive », et Auguste Comte en a fait le premier stade religieux de l’Humanité, celui d’où le Polythéisme d’abord et le Monothéisme ensuite se seraient peu à peu dégagés, et qui doivent eux-mêmes faire place à la Science.

La réalité est beaucoup moins simpliste. D’abord, nulle part, le fétiche n’est « adoré » pour lui-même, en tant que statue, arbre, animal, pierre, coquillage, lieu remarquable, grotte, montagne, rocher, temple, objet quelconque, rare ou surprenant : il n’a de valeur que s’il est habité ou influencé soit par une âme désincarnée, soit par un esprit indépendant appartenant au monde invisible, soit même par une de ces forces mystérieuses dont la Natiu-e abonde. Aussi, le fétiche qui sort des mains de son auteur est-il de nul effet s’il n’a d’abord été préparé et consacré dans les formes rituelles prescrites ; et il en est de même du fétiche désaffecté, de celui, par exemple, qui figure dans les collections de nos musées. En outre, sous cette appellation générale de fétiches, nous réunissons à tort, en les confondant, nombre d’objets dont la nature est fort différente. — Il y a d’abord ce que l’on pourrait appeler les fétiches familiaux, statuettes en bois, en terre, plus rarement en pierre ou en métal, boîtes, sanctuaires, arbres ou arbustes, petites cases, etc. qui tirent leur valeur des reliques des ancêtres qu’on leur a associées (crânes, cheveux, ongles, cendres, etc.), et qui, reliant le présent au passé, le monde visible à l’invisible, sont destinés à protéger la famille, le village ou la tribu.

— Il y a les fétiches des génies tutélaires de l’homme, incorporant des esprits, des génies ou des forces mal définies, et dont l’action est éminemment défensive, protectrice, préservatrice, ou productrice de santé, de fécondité, d’invulnérabilité, de richesse, de puissance, de bonheur. C’est à cette catégorie qu’appartiennent les nombreuses figures ou représentations consacrées pour les divers besoins de la Aie, la culture, la pêche, le commerce, lesvoyages, la guerre, etc., les préservatifs des villages, des champs, des récoltes, les amulettes, les talismans, les porte-bonheur, tout ce que l’imagination humaine a pu inventer pour conjurer le mal sous toutes ses formes et appeler le bien sous tous ses aspects. — Il y a aussi les fétiches des génies de la Nature, personnifiant, par exemple, la puissance reproductrice de la Terre, nourricière de l’homme, la Mer, les Vents, les Eaux, tel fleuve, telle monlagne, la guerre, la variole, etc. — Il y a les fétiches vengeurs, qui servent aux opérations de la magie noire, et sont destinés à lancer des maléfices et des sorts, à pratiquer l’art de l’envoûtement, à multiplier les morts et les maladies. C’est le cas de ces statuettes chargées de clous que l’on A-oit au Congo. — Enfin, il y a les fétiches vivants, plantes, arbres ou animaux, soit que l’on suppose ces êtres associés à des esprits qui les hanteraient ou que des opérations magiques y auraient appelés, soit que le totémisme en ait fait des alliés, soit que le nagualisme les tienne au serA’ice de l’homme.

Le Fétichisme ne consiste pas seulement dans le culte rendu à l’objet matériel influencé par l’esprit : il faut lui rattacher encore tout ce qui constitue la Sorcellerie ou Magie, la Mantique, la Médecine (entendue comme elle l’est d’ordinaire au pays sauvage).

les initiations, les sociétés secrètes, enfin les croyances, pratiques et cérémonies diverses qui font de cette caricature de la Religion un ensemble fort compliqué, quand il s’épanouit dans son entier développement. Soit, par exemple, un esprit ou un génie, celui du tonnerre, de la mer, ou des vents, tels qu’on les connaît au Niger, à Lagos, au Dahomé, et ailleurs : il a, naturellement, son nom, son sexe (il peut être mâle, femelle, ou l’un et l’autre), son histoire, ses légendes ; il a son fétiche matériel : une statuette, une plante, un animal, une pierre spéciale, un coquillage déterminé, une corne remplie de produits divers et dont chacun a sa signification ; il a son symbole : un bracelet, un anneau, un collier, un tatouage, une marque, que ses fidèles portent comme un signe de consécration et de ralliement ; il a une couleur spéciale qui lui est vouée : le rouge, le Aert, le blanc, etc. ; il a son féticheur attitré, seul autorisé pour composer et consacrer son fétiche, lui offrir les sacrifices requis, lui agréger des fidèles, le conjurer et au besoin l’expulser ; il a sa confrérie ou société secrète, ses fêtes qui se distinguent des autres, ses danses particulières, les offrandes ou sacrifices qu’il accepte, les oracles, sortilèges et services qui sont de son ressort, etc.

Cependant, le Fétichisme ne saurait être une conception systématique, cohérente et partout semblable à elle-même. Il A’arie suivant les pays, les temps et les races, ici se manifestant avec une prodigieuse intensité, ailleurs ne présentant que des formes plus ou moins atténuées. Aussi, a-t-on donné à cette expression des sens d’une étendue très diverse, et Mary Kingsley (ff’est African Studies, p. 96) a pu écrire : « J’entends par Fétichisme la religion des indigènes de l’Ouest africain qui n’ont pas été influencés par le Christianisme et le Mahométisme. » Au fond, le Aague de cette définition en fait la justesse, et l’on pourrait dire semblablement que le Fétichisme est actuellement la religion apparente de toutes les races de civilisation inférieure qui n’ont pas de religion positive : ce qui porterait au chiffre de 150 à 200 millions la population fétichiste du globe (sur i.500 millions d’habitants). Mais le Fétichisme ne s’arrête pas là : par des infiltrations plus ou moins Aisibles, il s’étend à toutes les races, même les plus civilisées, et à toutes les religions, même les plus hautes. Et c’est là précisément sa caractéristique, de n’exister jamais qu’à l’état de parasite, à côté d’autres croyances et pratiques proprement religieuses. Dans notre Europe chrétienne, ou agnostique, éclairée de partout ce que la Science a produit de plus brillant, n’aA-ons-nous pas ces petites cornes en corail que l’on porte contre le mauvais œil, ces figurines en terre ou en cire qui serA-ent à pratiquer l’envoûtement, ces statuettes « porte-Acine » ffu’on Aend chez de grands bijoutiers, avec le fer à chcval, le trèfle à quatre feuilles, la main de gloire, la poule noire, etc ? Toutes ces choses sont fort connues dans nos belles capitales de l’Ancien et du Nou-Aeau Monde. Au Brésil, où l’on aime à se Aanter de marcher à la lumière du positivisme le plus pur, le Fétichisme, coexistant aA ec le Christianisme, est, sur certains points, plus Aivant et mieux organisé qu’en beaucoup de pays d’Afrique ou d’Océanie. (V. Anthropos, 1908, p. 881.)

On peut en dire autant d’Haïti et, en général, des Antilles, où la population noire a une étrange tendance à rcvcnir aux pratiques ancestrales, plutôt suivie que désavouée par nombre de Métis et de Blancs. Il en est de même dans le monde de l’Islam, dans le Bouddhisme, partout. En réalité, le Blanc et le Jaune ne sont pas, en cela, autrement faits que le Nègre, — du moins les différences ne sont que de 1905

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surface, — et le Fétichisme de 1 un est de même nature que celui de l’autre. C’est la même tendance qui l’appelle, ce sont les mêmes dispositions qui le font naitre et qui le nourrissent : d’une part, la conviction où est l’homme que la Nature tient en réserve des forces cachées et mystérieuses, mais utilisables, en même temps que notre monde matériel et visible est doublé d’un autre monde supranaturel, d’où peut nous venir assistance ou préjudice ; d’autre part, l’ardent désir, inné en lui, de se garantir du mal et de se ménager du bien ; puis, l’espèce de besoin qu’il éprouve d’avoir à sa portée et, si possible, en sa possession, vm objet visible et tangible qui lui assure la jouissance de ce qu’il cherche, auquel il pourra parler, dont il se fera entendre, qu’il forcera à agir ; entin, l’impuissance où il est trop souvent de rattacher la cause à l’effet, les illusions dont il est A ictime, les hypothèses trompeuses qu’il hasarde, voilà autant de raisons qui font de l’w animal religievix » qu’est l’homme, un animal fétichiste. Tout n’est pas inexact, d’ailleurs, dans ces conceptions, tout n’est pas mauvais dans ces tendances. Chercher à se préserverdu mal, quoi de plus juste ? Prétendre que l’on peut asservir certaines forces mystérieuses delà Nature, quoi de plus vrai ? Penser qu’un monde invisible domine le nôtre et peut l’influencer, quoi de plus conforme à la conviction raisonnée des esprits les plus éclairés et des âmes les plus pures ? Et ce n’est pas tout. Si la plupart des conceptions fétichistes, envisagées en elles-mêmes, reposent sur des erreurs enfantines, ajons la sincérité de reconnaître que nombre de faits réels et précis les justifient ou du moins les excusent. Les tables tournantes ne répondent-elles pas à nos questions ? Les statuettes des féticheurs ne dansent-elles pas devant eux ? Les baguettes divinatoires des Maoris et des Zoulous ne savent-elles pas se dresser, retomber et sauter d’ellesmêmes, en dehors de tout contact humain apparent ? iN’avons-nous pas nos maisons hantées, nos phénomènes de télépathie, de lévitation, d’hystérie, et quantité de choses inexpliquées — au moins pour plusieurs — où, cependant, l’esprit de l’homme a besoin de mettre une explication ?

En d’autres termes, le Fétichisme est un fait profondément humain, et c’est pourquoi il est général. La Science va droit à la Vérité naturelle, la Religion à la Lumière surnaturelle : le Fétichisme est la déviation de l’une et de l’autre. Son vrai nom est Magie et Superstition ; mais il a ses excuses, et même ses raisons.

Superstition ou superfétation, tel apparaît bien le Fétichisme, en effet, dans nos milieux civilisés et imprégnés de Christianisme, où il est restreint à quelques tendances et pratiques futiles. L’orthodoxie le condamne, il est vrai, et c’est pourquoi sans doute, cliose intéressante à noter, plus l’idée chrétienne s’affaiblit dans un peuple, plus l’idée fétichiste gagne : c’est ainsi que nos journaux irréligieux abondent en réclames donnant des adresses de magiciens, de voyants, de voyantes, c’est-à-dire de sorciers et de féliiheurs. Superstition, tel est aussi le Fétichisme dans les autres religions monothéistes, comme l’Islam, où il est toléré, plus ou moins, dans quelques-unes de ses manifestations. Superstition, tel il est encore dans d’autres religions moins pures, de l’Inde, de la Chine, de l’ancien monde égyptien, grec et latin, etc., où il, se mêle à l’Idolâtrie (culte rendu à une image visant à la représentation d’un dieu : ce qui n’est pas le cas du fétiche). Superstition, enfin, tel est le Fétichisme classique, dansson apjjarence la plus primitive et la plus grossière. Alors même, en effet, qu’il paraît constituer toute la croyance et tout le culte d’un peuple, l’œil de l’observateur exercé et

impartial découvrira toujours, sous l’amas de ces observances pseudo-religieuses, d’autres croyances plus pures, d’autres idées plus morales, d’autres institutions plus belles, qui, précisément, sont les éléments primaires de la Religion elle-même.

Ces constatationsrendront nos conclusions faciles. D’abord, le Fétichisme, par les causes qui le produisent, est un fait qui tient à la nature même de l’homme et qui, comme la Religion, la Morale et la Science, n’appartient qu’à l’homme. Mais ce n’est pas un fait primitif, qui puisse être considéré comme la première manifestation de la Science, de la Morale ou de la Religion : c’est un essai manqué, une imitation grotesque, une contrefaçon ou une déviation de ces institutions fondamentales. Et loin d’en être la base, il suppose au contraire l’existence de forces, d’énergies, de pouvoirs ou d’êtres mystérieux qui sont captés par l’homme, Gxés dans l’objet fétiche, et susceptibles de donner à celui-ci une valeur déterminée. C’est ainsi, par exemple, que, dans un autre ordre d’idées, la dynamo suppose l’électricité. Si le fétiche est censé influencé par une àme désincarnée ou un esprit indépendant, il procède de l’Animisme ; si le fétiche tient sa valeur d’une force cachée de la Nature ou est pris comme personnification de quelque phénomène naturel, c’est du iTa/ « r/s//îe. Quant au Fétichisme lui-même, il peut remonter aux origines de la Religion, à laquelle il s’attache partout comme la rouille s’attache au fer, mais il n’en est, évidemment, ni la cause initiale ni la forme première. V. Animisme, Naturisme, Religions (Origine des).

Bibliographie. — Ch. de Brosses, Le culte des dieux fétiches, etc., Paris, 1760 ; E. B. Tylor, Primitive Culture, 2 vol. London, 187a ; trad. franc. La Civilisation primitive, 2 vol. Paris, 1878 ; A. Réville, L.es religions des peuples non civilisés, 2 vol. Paris, 1883 ; Schultze, 7)er Fetichismus, Leipzig, 1871 ; W. Schneider, iJie Naturvôlker, Paderborn und Munster, 1886 ; Andrew Lang, The Making of Religion, London, 1900 ; Frazer, Le Rameau d’Or. 3 « éd. trad. franc., par R. Strebel et Toutain, Paris, 1903-1910, 3 vol. ; Ernest R. Hull, Studies on Idolatry, , 2 « édit., Bombaj-. 1907 ; Abbé A. Bros, L.a Lieligion des peuples non civilisés, Paris, 1907 ; Mgr A. Le Roy, Lm Religion des Primitifs, Paris, 1909. V. aussi Anthropos, passim, revue internationale d’Ethnologie, Môdling (Autriche).

A. Le Roy,

Evêque d’Alinda.