Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Déterminisme

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 1 – de « Agnosticisme » à « Fin du monde »p. 472-479).

DÉTERMINISME. —
I. Notion du déterminisme, —
II. Il est incompatible avec la foi chrétienne. —
III. Brève indication historique. —
IV. Division et discussion : A. Déterminisme métaphysique. B. Déterminisme physique. C. Déterminisme psychologique. D. Déterminisme théologique,

I. Notion da Déterminisme. —

Le mot « déterminisme » n’est pas exempt de toute ambiguïté. Il signifie parfois l’ensemble des causes suffisantes pour produire un phénomène. C’est ainsi qu’on « établit le déterminisme » d’un fait physiologique, lorsqu’on parvient à assigner tous ses antécédents nécessaires, de manière à pouvoir prédire avec certitude que le fait suivra, dès que ces antécédents sont réalisés. Cependant ce n’est là qu’un sens dérivé, qui ne nous intéresse pas directement, et que nous notons seulement pour éviter toute équivoque. Le déterminisme proprement dit est une doctrine philosophique concernant la A-olonté humaine. Elle prétend que toute volition est nécessairement le résultat de l’état antérieur de lunivcrs. Etant donnée telle situation cosmique, impliquant tous les éléments physiques et psychiques qui constituent le réel, tout acte volontaire qui lui succède de fait, lui succède nécessairement. Le monde, à un stade quelconque de son existence, est gros du stade suivant et est lui-même le résultat du stade qui l’a précédé. Le déterminisme n’admet à cette règle aucune exception ; et l’applique notamment à la Aolonté de l’homme dans tous ses actes, dans toutes ses apparentes initiatives.

Il est donc manifeste que le déterminisme est radicalement opposé au libre arbitre. Celui-ci, quelle que soit la manière dont on le conçoive ou le démontre, implique essentiellement une initiative réelle, c’est-à-dire, un acte qui ne résulte pas nécessairement, dans sa détermination ultime, des facteurs agissant sur la volonté. — Cependant il serait inexact de voir dans le déterminisme la simple négation de la liberté morale. A celle-ci s’oppose également le « fatalisme », qui n’est pas en toute rigueur identique avec le déterminisme. Stuart Mill s’efforce de les distinguer dans sa’( Logique » (Livre VI, c. 11) ; mais son concept du déterminisme est trop exclusivement psychologique pour que la distinction soit recevable. — Le fatalisme affirme que tout arrive parce que tout doit arriver. Les olympiens mêmes étaient soumis au destin ; pom* le mahométan, tout ce qui se fait « était écrit » ; et peut-être trouvons-nous une réminiscence du fatalisme antique dans la doctrine sur le retour perpétuel de toute chose que Nietzsche semble avoir emprunté 929

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à Glyau (cf. FouiLLKE, Nietzsche et l’Immoralisme) et qu’on rencontre déjà dans Marc-Aurèle et dans Lucrèce. — Les déterministes, adversaires modernes du libre arbitre, disent davantage. Au lieu de s’en tenir à quelque vague et arbitraire affirmation sur la fatalité des événements, ils examinent les causes qui peuvent influer sur la marche du monde, et notamment sur la volonté ; et prétendent démontrer par cette analyse que la cause détermine toujours tout événement, au point d’exclure en toute rigueur un choix libre de la part de la volonté. Aussi les différentes formes qu’a prises la doctrine déterministe se distinguent suivant qu’elles prétendent découvrir la raison déterminante de la volition dans un tel ou tel autre facteur causal.

IL II est presque superflu de noter que le déterminisme est inconciliable avec la foi catholique.

— Négation radicale du libre arbitre, il est en contradiction flagrante avec la définition du Concile de Trente (sess. ai, can. 5) et avec plusieurs déclarations très explicites du Saint-Siège, se rapportant siu-tout aux erreurs de Baïus et des jansénistes.

m. Brève indication historique. — Foxsegriae a donné un aperçu historique sur le détcrininisiRe, qui conserve toute sa valeur. On constate à tontes les périodes de l’histoire, sinon des formules très précises du déterminisme, au moins des tendances doctrinales qui doivent logiquement y aboutir. — Nous ne mentionnons que i)our mémoire les croyances enfantines des astrologues qui nont pas complètement disparu de nos jours. Dans sa forme scientifique actuelle, le déterminisme se rattache aux grands systèmes qui ont succédé aux tâtonnements philosophiques de la Renaissance. Leibniz affirme le libre arl>itre en paroles ; mais il l’explique de manière à le faire totalement disparaître. Il lui était d’ailleurs manifestement impossible de reconnaître à l’homme une puissance {pie son oi)tiniisme devait logiquement faire refuser à Dieu. — Hume a pris à ce sujet une position très équivoque ; mais qui ne pouvait manquer d’aboutir, chez tous ceux ([iii ont subi son influence, au déterminisme absolu qui trouve sa formule chez Spencer. — Kant admet, il est vrai, une indétermination « iiouménale » ; il postule la liberté comme objet de croyance ; mais il considère les phénomènes comme rigoureusement enchaînés. Aussi un kantien comme Sciiopen-HAUER pouvait très naturellement écrire le fameux

« Essai sur le libre arbitre « , qui est l’expression

classique du déterminisme métaphysique.

De nos jours, la plupart des naturalistes, passant de la méthode positive à la philosophie positiviste, se laissent entraîner à des affirmations déterministes, dont ils ne paraissent pas toujours saisir la portée ; et il n’est point douteux qu’en dehors des écoles caliioli(iues, le déterminisme rallie la majorité des suffrages. — Nous assistons, il est vrai, a une réaction. Des philosophes autorisés protestent contre le déterminisme absolu, où ils ne voient que des généralisations hâtives, arbitraires, illusoires. Mais dans la plupart des cas, leur indéteriuinisme est i)asé sur des doctrines inacceptables, comme le pragmatisme, ou sur quelque lliéorie désastreuse concernant le principe de causalité. Aussi ils ne peuvent être <[ue d’un secours médiocre <lans la lutte contre le déterminisme ; et l’on j)eut dire que seule la philosophie traditionnelle esl capable de lui tenir tête et de défendre la liberté nujrale.

IV. Les différentes formes du déterminisme ; leur réfutation. — Comme nous l’avons inditpié oi-dessus, différentes formes de déterminisme se dis tinguent d’après les réalités où l’on prétend découvrir la cause déterminante de toute volition. Certains philosophes se dégagent de toute analyse particulière, et ne s’adressent qu’au principe de causalité, ou de raison suffisante, pour en conclure que le déterminisme est impérieusement exigé par la raison humaine, la liberté étant contradictoire dans sa notion même. Nous nous trouvons alors devant le déterminisme métaphysique. D’autres, au contraire, opposent à la thèse du libre arbitre les lois qui régissent les activités purement matérielles, ou celles qu’on découvre dans les opérations de l’àme humaine, ou entin les conclusions qui découlent de l’universel empire de Dieu sur toute réalité finie. Ces trois points de vue peuvent se désigner respectivement sous les noms de déterminisme physique, psychologique et théologique.

A. DÉTERMINISME MÉTAPHYSIQUE. ExpOSé.

Le problème de la causalité est sans conteste un des plus ardus de la métaphysique. Leibniz lui a donné une envergure plus large en insistant sur le principe de raison suffisante, qui n’est au fond que le postulat de l’universelle intelligibilité ; mais il n’a guère contribué à éclaircir la question fondamentale, à rapprocher un peu les principes de raison suffisante et de causalité du principe d’identité, — rapprochement qui reste un idéal pour l’esprit humain, et doit fournir la clef de voûte de toute la métaphysique, en unissant dans une structure solide le point de vue statique et le point de vue dynamique, éternellement antagonistes. Quoi qu’il en soit, la causalité s’impose ; le nouveau, comme nouveau, heurte violemment les lois fondamentales de l’intelligence Nécessairement il nous le faut réduire à l’antécédent, dans toute la mesure où il est nouveau. Un commencement absolu est inintelligible ; pas un être, pas un événement, pas une modalité d’être ou d’événement qui ne doive trouver la raison suffisante de son existence actuelle, c’est-à-dire, sa cause dans l’état antérieur de la réalité. Admettre la moindre restriction à ce principe est lui enlever évidemment son caractère absolu ; comme il régit l’intelligence tout entière, celle-ci se trouve mise en question, et nous aboutissons à un relativisme qui n’est autre chose que la négation de toute certitude.

Or l’acte libre est en flagrante contradiction avcc ces exigences intangibles. Il se réduit toujours, en dernière analyse, à une indétermination : l’état général de toutes les causes restant identique, la volonté [)eut agir ou ne pas agir ; les deux termes de l’alternative sont possii)lcs au même titre dans un premier stade de l’univers ; dans le stade immédiatement ultérieur un des teruies est actuel, l’autre n’esl plus même possible. La seconde phase ne trome donc pas sa raison suffisante dans la phase antérieure ; il y a un couimencement absolu ; il y a du nouveau irréductible ; et nous nous trouvons devant la négation du principe de causalité, avec toutes les conséquences que cette négation doit entraîner.

L’acte libre, — ainsi conclut le déterminisme métaphysique, — est donc impossible, contradictoire ; il nous le faut rejeter, car la valeur même de l’intelligence est à ce prix.

Examen critique. — Il est indiscutable que le problème de la causalité est redoutable entre tous.

S’il n’y a pas là un motif pour l’écarter, nous y trouvons au moins une raison d’extrême réserve, surtout lorsque l’analyse de ce véritable mystère doit nous conduire à la négation de doctrines solidement établies par ailleurs, comme le libre arbitre. — C’est ainsi qu’il faut comprendre la boutade de Piat, disant <jue, si la métaphysique ne se concilie pas

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avec le fait de la liberté, tant pis pour la métaphysique.

De fait, les lois qui régissent la pensée humaine semblent de natiu-e à nous induire en erreur, si nous perdons un instant de vue leur nature relative. Il n’est point douteux que nos conceptions les plus élevées sont à quelque titre dépendantes des images sensibles. Or les sens, comme tels, ne nous livrent jamais le rapport causal. Un phénomène succède à un autre ; mais aucune faculté à base quantitative ne peut jamais attester que le second événement dérive du premier. — Il } a là une première indication qui nous fait voir que la causalité n’est atteinte que par l’intelligence pure ; et que tous ceux qui se laissent dominer par les images, notamment par l’image du contenant et du contenu, sont en péril imminent d’en fausser le concept.

Il y a davantage. Le double point de vue, statique et dynamique, qui depuis ZÉxox d’Elée et Heraclite a dominé les oppositions d’école, est légitime de part et d’autre, et doit trouver sa synthèse dans une philosophie supérieure. Mais il faut reconnaître que l’intelligence humaine, par les formes qui la régissent, doit posséder une tendance invincible vers un statisme, qui peut devenir fallacieux si l’on n’en prend conscience pour le dépasser. L’opération fondamentale de l’esprit humain est le jugement ; nous connaissons « componendo et dividendo », en attribuant un prédicat à un sujet. Or cette attribution n’est évidemment légitime que lorsque nous percevons le prédicat dans le sujet, lorsque nous voyons que le prédicat est le sujet ou une partie du sujet. Bref, nous percevons une identité. Le jugement, et par conséquent tovite l’intelligence humaine, est lié comme à une forme indispensable à l’identité. Dès lors le statisme doit lui être plus familier que le dynamisme, qui implique l’évolution, le changement, le nouveau, le nonidentique.

Or toute la base du déterminisme métaphysique n’est que l’assertion vigoureuse de ce statisme incomplet ; et il suffit d’étendre la portée de notre concept, pour voir apparaître le côté défaillant de cette doctrine. En la poussant à bout, ce n’est pas à la négation de l’acte libre, mais à celle de toute causalité que nous devrions conclure. C’est le nouveau, quel qu’il soit, qu’elle veut faire disparaître ; elle cherche la raison suffisante de toute réalité et de tout mode de réalité dans leurs antécédents.

Mais à supposer que quelque chose se fasse ou devienne, il y a au moins une réalité actuelle qui d’abord n’était que virtuellement. L’état actuel et l’état virtuel ne sont point identiques. Il y a dans l’état second quelque chose qui ne se trouve point dans l’état premier. Il le faut même à toute évidence, s’il y a dans le monde du changement, de l’évolution, du dynamisme quelconque ; et le principe de causalité, pris dans le sens du déterminisme métaphysique, équivaudrait au statisme universel, c’est-à-dire que la causalité se détruirait dans sa propre formule.

Telle n’est donc pas la portée du principe. L’état actuel d’une réalité et son état Airtuel dans sa cause sont à un titre équivalent ; mais à un autre point de vue ils sont incommensurables. Plus la cause est puissante, plus ses effets sont « grands », ce qui ^ eut évidemment dire que l’état nouveau de l’univers, après l’activité, s’éloigne davantage de l’état antérieur. Plus il y a du nouveau, c’est-à-dire, dans un sens, de l’irréductible, plus la cause du nouveau doit être élevée. Le nouveau de l’acte libre peut donc nous faire conclure à la haute noblesse de la volonté ; mais ce n’est point le principe de causalité qui nous permet de nier l’acte libre comme contradictoire.

En résumé, le déterminisme métaphysique se

fonde sur un concept incomplet de la causalité. Il ne considère dans celle-ci que ses attaches avec l’identité statique, et néglige ce qui l’en distingue comme de son opposé contraire. Il suffît de souligner ce dernier point de vue pour enlever au déterminisme métaphysique toute base rationnelle.

B. DÉTERMINISME PHYSIQUE. — Il uous paraît établi que la notion même de « cause » ne s’oppose en rien au concept de l’acte libre. Mais beaucoup de déterministes, peu confiants dans leurs analyses métaphysiques ou totalement étrangers aux abstractions suprêmes, se tournent vers les réalités existentielles pour y découvrir, a posteriori, la base de leur doctrine.

Principe du système clos. Exposé. — Il y a tout d’abord le déterminisme physique, qui s’adresse aux lois de l’activité matérielle. Sous le nom très discutable de « principe du système clos », on oppose tout d’abord à la doctrine de la liberté la question préalable. Le « principe)< reçoit d’ailleurs des applications multiples, intéressant l’apologétique, et mérite à ce titre une attention spéciale.

Dans sa plus grande universalité, le principe se formule de la manière suivante : L’univers est un système clos (cf. Graf Keyserling, Dos Gefuege der Welt, p. g). C’est-à-dire qu’aucune force extra-cosmique ne peut changer son activité ; toute son évolution dépend par conséquent de ses forces intérieures,

— ce qui exclut manifestement la possibilité du miracle.

Mais on a donné au même « principe » une portée plus précise, une signiûcation plus restreinte et plus déterminée : « L’univcrs matériel est un sj’stème clos », prétend-on ; tout phénomène observable, c’est-à-dire sensible, dépend, comme de son antécédent nécessaire, d’une cause matérielle et observable. — C’est au nom de ce principe ou « postulat » qu’on affirme souvent le parallélisme psychologique, et que dès lors on rejette a fortiori les initiatives de la liberté humaine.

La preuve se trouve dans les exigences impérieuses de toutes les sciences de la nature. Tout facteur extra-cosmique, et même toute énergie immatérielle, échappe nécessairement à nos constatations, à nos mesures, à nos procédés scientifiques. Or, malgré tout notre positivisme phénoménaliste, la science la plus expérimentale reste toujours, par définition, la recherche, sinon des causes dans le sens métaphysique du mot, au moins des influences, des facteurs constants, des antécédents nécessaires de tout phénomène observé. — Supposons que ce phénomène puisse être provoqué par une influence mystérieuse, extra-cosmique ou immatérielle ; toute cette recherche doit rester vaine et stérile. Si même on suppose la simple possibilité de ces interventions latentes, plus rien ne restera debout de toutes nos acquisitions scientifiques. Les phénomènes ont, il est vrai, des antécédents matériels apparents ; mais qui nous garantit qu’il y ait là davantage qu’une étonnante et fallacieuse coïncidence ? Qui nous donnera la certitude qu’une influence cachée, inobservable, ne produit pas le phénomène dans certaines conjonctures, qui sont assez stables pour nous donner l’illusion d’une a loi », loi qui, demain peut-être, par un imprévisable caprice de l’énergie latente, se trouvera en défaut ?

Et qu’on ne dise pas que cette constatation souligne simplement le « relatiA’isme » des sciences plijsiques. Il n’y a qu’un partisan de la « contingence » qui puisse accepter une conclusion aussi paradoxale, aussi absurde. La science a fait ses preuves. La permanence même des faits connus est telle que, dans l’esprit de tout homme sensé, elle doit éliminer 933

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non seulement les interA-entions occultes, mais jusqu’à la possibilité de ces interventions. En outre, une foule de facteurs mystérieux hypothétiques ont été successivement éliminés par les recherches positives. Ce succès du passé garantit les succès de l’avenir. Enfin n’oublions pas que la vie pratique tout entière repose sur le postulat de la nécessité des lois physiques. Si le pragmatisme a quelque valeur, c’est en faveur du « principe du système clos » que nous pouvons l’invoquer.

En résumé donc, nous devons écarter toute intervention psychique dans l’évolution de l’univers. La science, et même la vie quotidienne, sont à ce prix. Il est donc manifeste que l’initiative libre est à plus forte raison un non-sens, et que nous devons conclure au déterminisme le plus rigoureux.

Examen critique. — Notons tout d’abord que tout ce raisonnement ne pourrait dans tous les cas compromettre que les actes « commandés » matériels (actus imperati) de la Aolonté libre. Les parallélistes, ardents défenseurs du <( principe du système clos », admettent, à côté de la série matérielle, une série

« parallèle » de phénomènes psychiques, où rien ne

nous empêche de placer des volitions, des choix libres, échappant à tout déterminisme physique. — Il n’y a là aucune solution de la difficulté ; mais il n’est pas inutile de préciser sa portée réelle.

Une autre constatation a aussi son importance. Le

« principe du système clos », dans le sens qu’on lui

veut donner, concerne évidemment les réalités extra-cosmiques, puisqu’il les déclare non réelles, ou au moins non actives vis-à-vis de la matière. Dès lors il ne s’agit plus d’une assertion « scientifique », dans le sens restreint du mot. Il ne s’agit ni d’un fait constaté, ni d’un fait constatable. Par conséquent les naturalistes qui défendent le « principe » se muent ici en philosophes ; et il importe de se rappeler que les découvertes les plus brillantes en physique et en biologie ne donnent aucune autorité spéciale en matière philosophique. Certains noms très retentissants exercent sur beaucoup d’esprits un empire illégitime. Mais examinons le « principe » en soi. Sa justification ne se trouve que dans les exigences de la science naturelle. Or, en nous plaçant à ce point de vue, il est impossible de voir dans le « principe » autre chose que la maladroite déformation d’une loi de méthode, d’une règle heuristique précieuse, mais qui ne peut en rien nous renseigner sui’les réalités supra-sensibles, moins encore établir le déterminisme.

Un phénomène matériel se produit ; il faut chercher sa cause. Le phénomène matériel appartient de prime abord au naturaliste. C’est donc celui-ci qui devra l’interpréter, en devra déterminer la cause. Mais comment se metlra-t-il à la recherche, s’il ne suppose au préalable que cette cause est observable par les moyens dont il dispose ? Remarquons bien qu’il n’a pas le droit d’aflirmer qu’il ne peut y avoir qu’une cause matérielle ; mais il n’est pas un phénomène dont il ne doive en chercher une. Lorsqu’on tient compte de ce fait que les corps possèdent des activités multiples dont plusieurs nous sont vraisemblablement inconnues ; lorsqu’on jette un coup d’œil sur l’histoire des sciences dans les derniers siècles, il n’y a rien que d’éminemment légitime dans cette position liypothétiiiue. Elle détermine sinq)lement l’objet propre des sciences subordonnées, qui est la recherche des causes secondes, et l’objet des sciences physiques, qui est la recherche des causes matérielles. Elle équivaut à cette assertion très juste, que notre ignorance provisoire n’est pas par soi, sans aiuune autre raison positive, un motif suflisant pour supposer une intervention mystérieuse ou même surnatu relle. En d’autres termes, nous n’avons pas le droit, sous peine d’illogisme et de blasphème, de loger le diable, les anges et Dieu dans les lacunes de nos interprétations scientifiques.

Et voilà tout ce que peut légitimement signifier le postulat malencontreusement appelé « du système clos ». Lorsqu’un phénomène matériel se produit, on peut en rechercher la cause matérielle ; et pour amorcer cette recherche on ^ewi provisoirement supposer que le phénomène a une telle cause. Mais il est arbitraire et absurde de l’ériger en assertion doctrinale et absolue, d’atlirmer qu’aucune influence immatérielle ou extra-cosmique ne peut se faire sentir dans les événements de l’univers sensible, et surtout de récuser a priori les preuves très positives que la philosophie et la religion nous fournissent pour affirmer les connexions dynamiques entre le monde des corps et le monde des esprits.

Ce n est pas au nom de la science qu’on peut a^ancer ces prétentions. La science physique recherche les activités inhérentes à la matière, que l’intervention d’une cause supérieure ne trouble d’aucune façon dans l’immense majorité des cas. Les directions spéciales que les influences extra-cosmiques peuvent imprimer aux forces matérielles n’appartiennent plus à la science physique, mais à quelque science supérieure, à la psychologie, à la métaphysique, dont les droits sont fondés au même titre que ceux de la physique. Nous devons, par conséquent, en vertu de l’observation et de la logique, répudier le postulat du

« système clos » dans le sens qu’on lui veut prêter, 

tout en reconnaissant sa valeur comme hypothèse provisoire et méthodique, et proclamer que rien n’empêche les réalités supériexrres d’agir sur le monde corporel.

Principe de la conservation de l’énergie. Exposé.

— Le fameux principe de la conservation de l’énergie n’est pas sans quelque attache avec celui du système clos. Il affirme que la somme totale de l’énergie cosmique reste constante. — On voit immédiatement quel usage on en peut faire contre la thèse du libre arbitre. Les énergies cosmiques sont évidemment d’ordre matériel, et ont dès lors leiu* siège dans la matière. Le principe proclame par conséquent que l’univers matériel forme un système clos, au moins sous ce rapport. Aucune force innnatérielle ne peut en rien augmenter ou diminuer l’énergie ; et si l’on considère la portée immense de cette notion de l’énergie, il en résulte immédiatement que tout acte libre devient une impossibilité. L’initiative volontaire, en efl’et, à moins de rester stérile, doit au moins pouvoir imprimer à nos membres, directement ou indirectement, un mouvement. Or c’est précisément ce que la constance de l’énergie exclut absolument. Et comme le principe est le résultat d’innombraljles expériences, comme il ne s’agit plus ici d’un postulat théorique ou d’une hypothèse, on en peut conclure que l’expérience positive établit le déterminisme physique. Examen critique. — Avant tout, la logique pure a ici de très sérieux reproches à adresser au déterminisme. Lorsqu’on nous aflirme que la somme totale de l’énergie de l’univers reste constante, il n’est pas rare de se trouver en face d’une véritable pétition de principe. On prouve au moyen de quelques présuppositions très siuqiles, que la variation quantitative de l’énergie d’un systènu^ en un temps donné est égale à la somme des travaux des forces extérieures pendant ce même temps. Or, ainsi l’on raisonne, à prendre l’univers dans sa totalité, il n’y a évidemment plus aucune force extérieure. — Mais c’est précisément ce qu’il faudrait démontrer. Le théorème classique se rapporte, par bii-même, uni quemcnt à l’énergie cinétique et potentielle. Admet 935

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tons, — et nous sommes alors très généreux dans nos concessions, — que Téquivalence mécanique rigoureuse, non seulement de la chaleur, mais de toutes les formes d'énergies soit établie. Toujovu-s resterait-il qu"il ne peut s’agir ici que d'énergie assimilable à quelque titre à l'énergie mécanique, c’est-àdire, d'énergie quantitative matérielle. On ne considère donc dans l’univers total, que les corps : et lorsqu’on affirme que cet univers est un système clos, on pose en principe, mais sans le démontrer, que les facteurs spirituels ne peuvent en rien modiiier le cours des événements cosmiques. C’est précisément ce qui est en question ; et c’est ce que l’expérience seule pourrait établir.

Aussi on n’a pas manqué d’j' recourir. Mais si l’on échappe par là à la pétition de principe, on tombe dans une généralisation si hâtive, si arbitraire que le paralogisme est à peine moins grossier.

La conservation n’a été approximativement prouA ée que dans quelques cas très simples, énormément éloignés de ceux qui intéressent le déterminisme, — si éloignés que les déterministes n’auraient à se plaindre de rien, si on leur imposait une simple fin de non-recevoir.

Même si l’on voulait accepter cette base de discussion, la généralisation du principe, considéré comme expérimental, apparaîtrait comme singulièrement arbitraire. L’analyse même de l’acte libre dans son retentissement matériel démontre que la quantité d'énergie nécessaire au déclenchement de l’influx nerveux est si petite, qu’au moins dans létat actuel de nos mojens d’investigation, elle peut être inférieure aux inévitables erreurs d’observation. Dès lors comment constater que la volonté ne lance dans l’univers aucune énergie, surtout si l’on remarque, avec le P. Carboxelle, que le travail accompli n’est pas toujours de même signe, mais doit être tantôt positif, tantôt négatif ?

Par conséquent, même en acceptant le terrain siulequel le déterminisme s’efforce de porter la lutte, ce n’est pas le libre arbitre qui essuie une défaite. Nous pourrions rappeler encore les fines solutions de BocssiNESQ, de S. Vexant, de Delbeuf, du général DE TiLLY, pour montrer qu’on peut détruire le déterminisme physique avec les armes des déterministes ; et nous serions bien tenté de conclure que toute cette objection ne vaut pas la peine qu’on s’est donnée pour elle.

Mais étendons jusqu'à l’extrême nos concessions aux théories physiques. Admettons que le principe de la conservation soit une loi rigoureuse de l’univers matériel. Rien de plus aisé, même dans cette hypothèse, que de maintenir le libre arbitre et de comjirendre son action sur les réalités corporelles. — Ce ([ue le principe affirme, c’est la constance quantitatise de l'énergie. Sur sa qualité il ne nous apprend rien ; bien plus, il suppose à toute évidence que cette qualité A’arie sans cesse. — Nous ne parlons pas de la qualité, qui « diminue » toujours, et que M. Bernard Bhuhxes a excellemment mise en lumière dans son livre sur La Dégradation de VEnergie. — Nous voulons simplement désigner par ce mot les différentes formes, connues et inconnues, que l'énergie peut revêtir. Ces formes varient sans cesse, et leurs variations, qui respectent la somme totale de l'énergie d’une manière rigoureuse, exercent l’influence la plus décisive sur l'évolution de l’univers. — Dès lors, le principe de la conservation de l'énergie établira simplement que l’activité du libre ai-bitre retentit dans le monde en modifiant l'énergie qualitativement ; nous conclurons, comme le dit très bien le P. Casïeleix, que la volonté n’est pas « dynamogène », qu’elle est « dynamotrope ».

Et remarquons bien que ce n’est pas là un privilège qu’on revendique pour la volonté humaine. Dès qu’on dépasse la simple transmission de l'énergie cinétique, toutes les activités de l’univers sont de quelque manière dynamotropes. Personne ne l’a mieux établi que M. Colailhac. Ce savant auteur a prouvé en toute rigueur que rien n’est plus normal, rien n’entre davantage dans les idées que nous livre l’anaIj’se de l’univers, que cette influence qualitative que tout principe d’action, y compris la volonté, exerce sur les événements du monde matériel ; et comme c’est cela, rien que cela, que postulent les « actus imperati » de la volonté, on en peut conclure que le déterminisme physique, en se liasant sur le principe de la conservation de l'énergie, raisonne à coté de la question.

Un scrupule peut subsister encore. Comme le fait bien observer M. le professeur Laminxe, dans son ouvrage consacré à l’examen de la philosophie de Spencer, on ne dirige pas l'énergie potentielle. Il faut qu’il y ait déjà du mouvement actuel pour que les forces purement directrices puissent avoir quelque valeiu'.

Peut-être y a-t-il lieu d'étendre cette considération, de manière que l’influence de la volonté ne pourrait se faire sentir que si déjà une énergie d’une certaine forme se trouve à sa disposition. Dès lors, au moins le pouvoir d’initiative absolue paraît devoirêtre refusé au libre arbitre.

Mais ce n’est vraiment là qu’un scrupule. L’absence totale d'énergies très actuelles et modifiables, dans un homme à Aolonté active, ne se conçoit jias. N’oublions pas le principe : Xiliil-olitum quin præcognitum. On ne veut pas, en l’absence de toute représentation. Celle-ci inqjlique l’existence d’une image, qui n’est pas sans une activité cérébrale. Voilà bien tout ce qu’il faut pour l’exercice du pouvoir dynamotrope de la volonté.

Si d’ailleurs on tenait absolument à reconnaître à la volonté un pouvoir d’initiative, c’est-à-dire la faculté de commencer un acte au moyen d'énergie purement potentielle préexistante, la théorie scolasticpie sur l’union de l'âme et du corps nous permettrait parfaitement de la lui attribuer. Elle nous apprend que l'énergie latente des centres nerveux est maintenue par leur forme ; que c’est sur celle-ci qu’il faut agir pour l’actualiser. Or cette forme n’est autre chose que l'àme humaine elle-même. Quels que soient les termes intermédiaires de cette activité, puissance locomotrice et le reste, elle se réduit en dernière analyse à une action de l'àme sur elle-même, — ce qui à coup sur ne compromet en rien la constance quantitative de l'énergie matérielle.

C. DÉTERMINISME PSYCHOLOGIQUE. Ëxposé. —

Etant donné que les lois générales de la matière et de la systématisation scientifique ne s’opposent point à la thèse du libre arbitre, ne peut-on pas tirer des objections nouvelles des lois qui régissent l’esprit ? — C’est ce que prétendent les partisans du déterminisme psjchologique.

Le champ où ils glanent les éléments de leur doctrine est immense ; de fait, il est presque aussi vaste que la psychologie elle-même, et il est manifestement impossible de le parcourir ici tout entier. Cependant toutes les considérations auxcp^ielles se livrent les déterministes peuvent se diviser en deux catégories. 1" Ils prétendent que les éléments représentatifs sont de telle nature qu’ils j)ortent fatalement à l’action. — 2" Le choix libre suppose un état mental déterminé, qu’il ne nous appartient pas de réaliser à notre guise. Précisons l’un après l’autre ces deux chefs d’accusation.

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I. On connaît ce qu’on appelle la « force motrice » des images. On peut soutenir, sans aucun doute, la nécessité d’un facteur émotionnel ; on peut intercaler dans le processus une faculté « locomotrice ». Le fait même n’est point douteux : la simple représentation mentale tend à se diffuser dans notre personne tout entière, et à se terminer à une action proportionnée. Pour nous servir de l’expression, critiquable d’ailleurs, de RiBOT : Toute image tend à sa réalisation. Evidemment toute image ne s’exécute pas ; mais c’est uniquement parce cju’elle est vague et fugace, ou parce qu’elle est contrariée par une image antagoniste. Lorsqu’une image est précise et isolée, nécessairement elle aboutit à l’action. Si elle se trouve en lutte avec des images à tendances contraires, la victoire appartient à la plus forte.

Si l’on transporte cette ditriculté dans Tordre intellectuel, nous voyons surgir l’inéluctable « choix du meilleur ». Le choix volontaire, qui est autre chose qu’une détermination du hasard, doit être motivé. Le Bien, réalisé dans les biens relatifs, est le motif de la volonté. Par conséquent, où ce bien se trouve, la volonté doit y adiiérer. Que si nous hésitons entre deux biens inconcilial)les, ce ne peut être que pour aboutir au choix du plus grand. Les deux parties de l’alternative se neutralisent selon toute la mesure de leur opposition, et il reste un excédent au profit du meilleur, qui dès lors nous détermine. Dire que la volonté peut librement choisir le plus petit bien en abandonnant le plus grand, c’est, ou bien se dérober à la faveur d’une équivoque en appelant « plus petit » ce qui est le plus grand bien pour le sujet, ou bien tomber dans cette thèse contradictoire que la négation du bien, c’est-à-dire le mal, puisse être l’objet de la volonté en tant que mal.

Il semble donc acquis que le choix ne peut être qu’apparent ; le bien jugé le plus grand s’impose ; et comme l’appréciation d’un bien dépend, non de la volonté, mais de l’évidence intellectuelle, la libre détermination ne peut être qu’illusoire.

II. A supposer même que le plus grand bien ne puisse pas nécessiter l’acte volontaire, le choix libre suppose des conditions qu il ne nous appartient pas de réaliser. Il est clair que l’on ne choisit qu’entre deux termes représentés par l’intelligence. Dès lors, chaque fois que l’on se trouve fasciné par un bien spécial, la prétendue liberté se trouve paralysée. Et il importe de le remarquer, cette fascination ne se produit pas seulement dans les états anormaux de monoïdéisme, conséquences d’hypnose, d’influences suggestives ou de déliilité mentale. Elle se réalise encore chaque fois que nous tournons dans un cercle fermé de représentations, chaque fois que toutes nos idées convergent vers un objet centi’al. Nous ne pouvons pas choisir dans tous ces cas, et la détermination est absolument fatale.

D’ailleurs dans la psj’chologie la plus normale nous sommes fatalement liés au cours de nos idées. Les représentations ne se succèdent pas à notre gré, mais suivant les lois très rigides de l’association. Or le choix suppose, non deux termes quelconques, mais deux termes opposés à quelque titre, puisqu’il s’agit d’accepter l’un et d’abandonner l’autre. Si donc dans le torrent des états psjchiques nous ne rencontrons que des éléments analog-ues ou simplement disparates, sans cette opposition essentielle que suppose l’alternative du choix, nous retournons pratiquement à l’état de monoïdéisme. (Chaque terme a la valeur d’un bien isolé, et doit par conséquent nous déterminer d’une manière inéluctal)le.

Examen critifjue. — Les deux catégories d’arguments sur lesquelles s’appuie le déterminisme psychologique ne sont pas indépendantes ; elles se complètent

mutuellement, et la réfutation totale de l’une ne peut pas se faire sans tjue l’autre se trouve très compromise. Pour plus de clarté, distinguons cependant.

I. Malgré des réserves et des interprétations très nécessaires, mais étrangères au débat qui nous occupe, admettons simplement la « force motrice » des images. Nous reconnaissons sans peine qu’elle est le facteur principal du déterminisme auquel se trouvent soumis les animaux.

Mais cette constatation nous livre simplement une condition de l’exercice de la liberté. Une image isolée vient-elle à surgir dans la conscience, fatalement elle aboutira à l’action. Et on ne l’arrête pas par le néant ; toutes les observations tendent à nous convaincre qu’à cette image il faut, pour l’inhiber, opposer une image antagoniste. La volonté libre doit par conséquent avoir la puissance de créer une telle image, et d’arrêter ainsi les images funestes ou dangereuses.

La’( loi de synthèse » régissant toute notre vie psychique, nous est garante que la fuite du temps n’est pas un obstacle à l’exercice de ce pouvoir ; et l’inlluence qualificative de la volonté, esquissée ci-dessus, nous fait comprendre sans peine que nous agissons de la sorte. A une image suspecte nous opposerons cellequi correspond à l’idée de ses inconvénients, de la défense personnelle, des obligations morales, etc., et toute la force motrice de l’image se trouve par là même enrayée.

Mais on transporte la ditriculté dans l’ordre intellectuel, et on révèle à toute évidence que le déterminisme psychologique part d’une notion absurde de la liberté. — Tout d’abord il n’est pas rare de découvrir au fond de son argumentation un grossier cercle vicieux, puisque le déterministe appellera toujours le

« plus grand bien » celui qui a été choisi. Toute

l’objection consiste donc à déclarer qu’on choisit toujours ce qu’on choisit !

Mais passons. Il est très vrai, dans un sens, qu’on choisit toujours le plus grand bien particulier. S’il n’en était pas ainsi, si l’on pouvait choisir le moindre bien, la liberté ne serait que le peu enviable pouvoir d’être absurde. — Mais là n’est point le problème. Il s’agit de savoir comment on le choisit, fatalement ou par une autodétermination souveraine. La démonstration de la liberté nous montre qixe la Aolonté n’est déterminable que par le bien total, absolu. Entre tous les biens particuliers. — les seuls en cause dans le problème de la liberté, — et le bien total, il y a un abîme. Nous voulons un bien. j)arce qu’il est bien, parce qu’il participe à l’idée de bien général. A tout bien particulier s’oppose donc dans la délibération, non pas le bien total inaccessible ici-bas et déterminant par soi, mais le i)ien général s’étendant jusqu’au bien total. Le bien général est infiniment plus étendu que tout bien particulier ; et s’il ne peut pas èti-e lui-même objet d’un choix eîTectif, puisqu’il n’est qu’une abstraction, il peut nous empêcher de vouloir n’importe quel bien jjarticulier, qui toujours entraîne, dans 1 ampleur de la volonté, une restriction.

Si par conséquent je choisis un bien quelconque, positif, particulier, je peux toujours ne pas le choisir ; je le choisis parce que je m’y détermine souverainement. Cette considération peut nous faire comprendre que la liberté u de contradiction » est la base de toutes les autres formes que peut prendre le choix libre.

II. Ce que nous avons dit des images antagonistes à opposer à la force motrice des images spontanées nous fournit la solution de la deuxième catégorie d’arguments sur laquelle s’appuie le déterminisme psychologique.

Il est très vrai ([uc le choix suppose, connue une 939

DETERMINISME

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condition essentielle, la présence simultanée de deux termes, d’une alternative. Tous les cas de monoïdéisme absolu sont donc incompatibles avec l’exercice normal de la liberté ; et si la débilité mentale ou l’hypnose profonde font vraiment aboutir au monoïdéisme absolu, il est manifeste qu’il ne peut plus être question de liberté.

Mais qu’en conclure, sinon que le fonctionnement normal de la volonté, comme celui de l’intelligence, ne se réalise que dans une mentalité normale ? Il serait naïf d’y contredire. Nous n’attribuons l’exercice de la liberté qu’à l’homme normal, et pour celui-ci les lois psychologiques, notamment celles de l’association, sont loin d’établir le déterminisme.

Ce qu’il faut obtenir, c’est la présence simultanée des deux images opposées. Il est constaté que, dans les circonstances ordinaires de la vie, nous nous laissons guider par le jeu naturel des états mentaux qui se succèdent. Nous vivons par la surface de notre àme, par la « croûte » solide d’associations acquises et d’habitudes pratiques qui recouvrent les ressources foncières de notre mentalité. Il serait exagéré de prétendre que dans ces circonstances nous ne sommes pas libres ; mais au moins ne découvre-t-on pas dans ces opérations routinières le déploiement actif, typique, de la liberté.

Cependant, dans toute vie humaine, il y a quelques intérêts supérieurs qui possèdent un pouvoir de direction générale : la conservation de la vie, la forme sous laquelle se manifeste à l’individu le bonheur, ies règles morales, etc. Qu’un incident dans notre entourage éveille un de ces « intérêts », c’est-à-dire, qu’il vienne mettre en question notre bonheur, notre vie ou notre dignité, immédiatement la « croûte » éclatera, nous ferons appel à toutes les ressources intellectuelles et morales de notre personne ; nous délibérerons, et librement nous prendrons un parti.

Tout revient donc à disposer des ressources profondes de notre àme, à agir de notre àme tout entière. Or dans les moments où nous nous saisissons tout entiers, où nous prenons des vues d’ensemble de notre vie, où nous méditons sur nos destinées, nos moyens et nos défaillances, nous pouvons établir toutes les associations nécessaires à l’exercice normal de la liberté. Nous attacherons à toutes les images importantes celles de nos intérêts supérieurs, de notre préservation matérielle et morale. Cette image, par son importance, peut inhiber toute autre ; par son ampleur elle produit une suspension. Et voilà la délibération et le choix libre provoqués par cette association même, qu’on prétend leur opposer.

Les lois psychologiques peuvent donc nous apprendre que la liberté appelle une culture, une éducation morale ; mais à coup sûr elles n’offrent aucune base solide au déterminisme psychologique.

D. DÉTERMINISME THKOLOGIQUE. ExpOsé. — La

liberté implique un pouvoir si sublime, qu’elle paraît devoir rester le privilège exclusif de Dieu. La connaissance divine est immuable ; de toute éternité. Dieu connaît évidemment tous les actes que les hommes poseront dans le cours des siècles. Comment dès lors admelti’e leur indétermination ? Il y a davantage. L’être fini, relatif, plonge nécessairement ses racines dans l’Absolu. Pas une existence, pas une modalité d’existence qui ne soit réductible à la souveraine eiïicacité de Dieu. Or la liberté implique, à toute évidence, une initiative absolue de la volonté liumaine. La délermination finale doit dépendre de l’homme, et non d’une motion divine, antérieure et supérieure par sa nature. Dès lors, tout acte libre entamerait la domination souveraine de Dieu ; et l’on constate que les droits divins sont exclusifs de la liberté.

Examen critique. — Le déterminisme théologique n’a plus une très grande importance au point de vue apologétique. Les déterministes modernes ne se soucient guère des motions divines. Lorsqu’ils les invoquent, ce n’est que pour s’en servir comme d’un argument « ad hominem >'.

Personne n’ignore, d’autre part, que le problème délicat du concours divin met aux prises deux écoles catholiques, qui adirment d’ailleurs toutes deux la réalité du lil)re arbitre. Il importe, au point de vue apologétique, d’examiner la question d’un point de vue supérieur aux disputes d’école ; et de lui donner, dans toute la mesure du possible, une solution indépendante des thèses rivales.

Il inqjorte avant tout de dégager la prescience de Dieu de toute surcharge anthi"opomorphique qui ne pourrait que la fausser.

L’essentielle « potentialité » du temps n’a évidemnîent aucune prise sur l’Etre absolu. Il est humainement exact de dire que Dieu préi-oit nos actes ; mais c’est éA’idemment dire trop peu. L’acte divin, c’est-à-dire Dieu lui-même, est dégagé de toute relativité temporelle ; et si notre présent n’était si fugace, si imparfait, il serait plus exact de dire que Dieu voit. Cette simple considération est banale sans doute ; mais, sainement comprise et résolument appliquée, elle est de nature à faire disparaître bien des images, troublantes parce que trop humaines.

Un second point doit être considéré comme acquis : le caractère absolu de la divinité n’admet aucune restriction. Il est impossible de concevoir un Dieu, dépendant dans son être ou son activité d’une réalité non divine. Même dans l’ordre objectif, sa science ne dépend que de lui-même. Il est faux de dire que Dieu voit les choses parce qu’elles sont. Elles sont parce qu’il les voit.

Mais ce qui nous rapproche davantage de la solution, c’est que nous ne jugeons pas des choses créées par les activités divines, qui en soi nous restent impénétrables, mais des activités de Dieu par les effets qu’elles produisent. Dans les arguments du déterminisme théologique, il y a un renversement total de l’ordre logique que nous imposent les constatations les plus élémentaires de la psychologie de l’intelligence.

Ce que Dieu fait, nous ne le savons qu’en examinant l’effet qu’il a produit. C’est donc par l’examen préalable, indépendant, de cet effet que nous pouvons nous former une vue humaine et analogique de la nature qu’il nous faut attribuer à l’acte divin. Vouloir, en vertu d’une analyse de l’efficacité divine, changer la nature d’un effet constaté, est aussi illogique que de prétendre que, si l’acte divin produit trois réalités, il est cependant si efficace qu’il devrait en produire cinq. En d’autres termes, sous prétexte d’exalter le concours de Dieu, on le détruit. Il est donc impossible, il est psychologiquement et métapliysiquement absurde, de nier la liberté constatée d’un acte humain par la raison que Dieu le nécessite. La liberté de l’acte humain est la question préalable ; et lorsqu’elle est une fois établie, nous en conclurons très simplement que l’activité divine est de nature à aboutir, au travers de la volonté de l’homme, à un acte libre. La science divine et le concours divin sont absolus et efTicaces, au point d’aboutir au choix libre de l’homme.

Il y a là, sans aucun doute, une efficacité qui ne se laisse pas réduire à nos pauvres images humaines. Mais qui peut s’en étonner, lorsqu’on considère que nous prétendons ici pénétrer dans l’Etre divin ? La totalité de l’Etre unifie, dans sa simplicité suprême, toute réalité, tout mode de réalité. Le concours di^in n’est autre chose que l’Etre total. On entrevoit dès 941

DIEU

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lors la possibilité de ce concours absolu dans l’acte libre de l’homme ; on devine comment, sans aucune mutation intrinsèque, le même Etre total fournit la raison première de toute opération libre, comme de toute opération nécessaire.

On comprend dans tous les cas que rien n’est plus arbitraire que de cherclier dans l’efficacité divine un argument contre le lil)re arbitre ; et l’on constate que le déterminisme théologique ne peut être que le fait d’un esprit naïvement anthropomorphique. *

Bibliographie. — La bibliographie du « Déterminisme » prendrait facilement des dimensions si énormes, qu’elle en deviendrait totalement inutile. Nous ne citons que quelques ouvrages qui fournissent tous les éléments essentiels à l’aspect apologétique de la question.

En première ligne il faut citer les ouvrages d’ensemble de métaphysique et de psychologie. Les auteurs classiques sont sufiisamment connus. — Mentionnons en outre : Fonsegrive, Essai sur le libre arbitre, Paris, Alcan ; Couailhac, La Liberté et la Consenationde l’Energie, Paris, Lecoffre ; Piat, La Liberté, Paris, Lethielleux ; Noël, La conscience du libre arbitre, Paris, Lethielleux ; Gutberlet, Die IVillensfreiheit und ihre Gegner, Fulda, Verlagder Fuldær Actiendruckerei ; Hedde, Les deux principes delà Thermodynamique, Lles’ue Thomiste^ iQoS ; de Munnynck, La Conservation de l’Energie et la liberté morale, Paris, Bloud.

P. DE MfXNYXCK, O. P.