Dialogues tristes/La Guerre et l’Homme


LA GUERRE ET L’HOMME


L’Humanité

Tu ne passeras pas, maudite gueuse. Regarde derrière toi les chemins que tu as parcourus ; partout la nuit, le malheur, la désolation. Les maisons sont détruites, les villes sont incendiées et, dans les champs rasés, dans les forêts abattues pourrissent des cadavres. Chacun de tes pas est marqué d’une fosse où dorment, à jamais, les meilleurs, les plus forts d’entre les enfants des hommes. Ce n’est pas seulement le présent que tu détruis, c’est l’avenir que tu fauches, l’avenir où repose la lumière sacrée. Tu ne passeras pas.

La Guerre

Je passerai, vieille radoteuse, et tes pleurnicheries ne m’arrêteront pas. Il faut que toute la terre s’éclaire à mon soleil de sang, et qu’elle boive, jusqu’à la dernière goutte, l’amère rosée des larmes que je fais couler. Je pousserai sur elle le poitrail fumant de mes chevaux et je les broierai sous les roues de mes affûts. Tant qu’il existera, non seulement deux peuples, mais deux hommes, je soufflerai dans mes clairons et ils s’entretueront. Et mon corbeau, mon beau corbeau sanguinaire et funèbre, s’engraissera dans les charniers.

L’Humanité

N’es-tu donc point lasse de toujours tuer, de toujours marcher dans la boue sanglante, à travers les plaintes et la fumée rouge des canons ? Ne peux-tu donc te reposer et sourire ? Ne peux-tu, un instant, rafraîchir, à l’air libre, tes poumons brûlés par la poudre, aux sources qui chantent sous les lianes, ta gorge altérée par les hurlements ? Vois les contrées que je garde, elles sont magnifiques. La vie bout dans leurs artères, la beauté resplendit à leurs visages d’amour ; et le bonheur s’échappe comme une céleste gerbe, des germes éclatés.

La Guerre

Ta rhétorique m’amuse, et tu n’es qu’une vieille sotte. Je n’ai que faire de tes lamentations. Garde ta houlette, ta peau de mouton et ta virgilienne flûte. Je connais les hommes, mieux que toi, et les hommes me connaissent. Ils aiment la mort, l’odeur des charognes et la griserie du sang. J’ai culbuté les trônes, renversé les autels, et de tous les souverains déchus, et de tous les dieux errants, moi seule suis restée debout. Je suis la nécessité nécessaire, implacable, éternelle. Je suis née avec la vie… Et la vie mourra avec moi.

L’Humanité

Tu mens !

La Guerre

Je mens ?… Mais regarde autour de toi ; écoute autour de toi. Vois-tu tous ces hommes courbés qui peinent, s’essoufflent, et meurent écrasés par les besognes toujours pareilles ? Pour qui donc ces mines atroces, ces forges hurlantes, ces infernales usines, ces fontes bouillantes, si ce n’est pour mes canons, mes fusils, et mes obus ? Pourquoi ces navires qui désolent la solitude des mers ? Ces prairies mes chevaux s’engraissent, ces arbres avec lesquels on taillera les affûts de mes batteries et les brancards de mes ambulances ? Pourquoi donne-t-on de l’or aux ministres, des galons aux généraux ? Pourquoi te saoule-t-on avec les mots de patrie et d’honneur ? Pourquoi arrache-t-on au foyer les bras jeunes et les cœurs vigoureux ? Vois ces vieux savants, penchés sur des chiffres, sur des plans, sur des poudres blanches, sur d’incolores liquides, pour qui distillent-ils la mort ? On ne dresse plus de temple qu’à Dieu : compte donc les forts, les bastions, les casernes, les arsenaux, tous ces chantiers effroyables où l’on façonne le meurtre, comme des bibelots, où l’on chantourne la destruction, comme des meubles de prix. C’est vers moi que tendent tous les efforts humains ; pour moi que s’épuise la moelle de toutes les patries. L’industrie, la science, l’art, la poésie, se font mes ardents, mes volontaires complices pour me rendre, chaque jour, plus sanguinaire, plus monstrueuse, plus inévitable. Mes trophées ornent les cathédrales, et, tous les peuples à genoux, devant mon image, ont entonné des Te Deum et des Marseillaise. Tiens, aujourd’hui, la nature est en fête ; l’or des blés croule sous la faulx joyeuse ; les parfums montent des jardins pacifiques… Qu’entends-tu ? Des chants d’amour ?… Écoute… Non… Des frémissements de colère, des cliquetis de sabre, des sonneries de clairon, et des armées qui marchent et des canons qui roulent, et la terre qui tressaille au pas des chevaux, au coup sourd des crosses de fusil.

L’Humanité

Tu mens. Et tu ne passeras pas. Tout le monde te maudit. Il n’est pas un homme qui ne se détourne de toi.

La Guerre

Tu me fais rire, en vérité. Mais je peux te convaincre. Écoute donc ce que les hommes vont me dire.

Le Paysan

Salut à toi, guerre, bonne guerre. Tu es douce au pauvre paysan et je t’aime, quoique tu me prennes mes fils… Mais mon grenier est plein de blé, et je ne sais qu’en faire. Grâce à toi, je le vendrai très cher… Je gagnerai aussi sur mes chevaux, et me déferai de mes bœufs avec avantage… Tu es ma providence.

Le Banquier

Je ferai des emprunts, de bons emprunts. Et je spéculerai sur les mauvaises nouvelles, même sur les bonnes. Guerre, bonne guerre, sainte guerre, je t’aime, et tu es belle.

La Famille

Je te bénis, bonne guerre ; mes frères, mes cousins sont à l’armée. Ils ne reviendront pas. Et ma part d’héritage sera plus grasse.

Le Commerçant

J’allais faire faillite, ma foi ! Mais tu arrives. J’ai dans mon magasin des toiles avariées, des conserves pourries, du drap que les mites dévorent… Sois la bienvenue.

L’Usinier

Aurait-il donc fallu éteindre mes machines et laisser rouiller mes outils !… Tu me sauves de la ruine, guerre protectrice. Je doterai mes filles et j’en ferai des femmes de marquis.

L’Artiste

Je coulerai en bronze les héros tombés.

Le Poète

J’immortaliserai les hécatombes dans mes vers, et ça se vendra et je pourrai m’acheter une maison de campagne.

Le Bourgeois

Je m’ennuyais… Tu occuperas mes soirées d’hiver et mes longues heures d’oisiveté. Les pieds chauds, le ventre plein, enfoncé dans un moelleux fauteuil, je palpiterai à tes récits et je suivrai, sur une carte piquée d’épingles et de drapeaux, ton passage à travers des pays inconnus.

Le Général

Je reviendrai peut-être empereur.

L’Officier

Tu broderas d’or mon képi ; tu y coudras la feuille de chêne.

Le Soldat

Tu m’ôteras le sac si pesant, la capote qui me rend si gauche, et tu me tendras l’épée.

Le Débauché

Il y a de belles femmes, là tu passeras.

Le Voleur

Il y a de beaux palais…

Le Désespéré

Tu m’enverras la mort… et je t’aimerai.

La Guerre

Eh bien, as-tu entendu ?… Et prétends-tu toujours te mettre en travers de ma route ? Laisse-moi accomplir mon œuvre, et réjouir tous ces braves gens.

(L’Humanité se voile la face et pleure silencieusement).


L’Écho de Paris, 9 août 1892.