Dialogues de Monsieur le baron de Lahontan et d’un Sauvage/Préface

Veuve de Boeteman (p. i-xii).


PRÉFACE.



JE m’étois tellement flatté de rentrer dans la grace du Roy de France, avant la déclaration de cette Guerre, que bien loin de penser à l’impression de ces lettres & de ces Mémoires, je comptois de les jetter au feu, si ce Monarque m’eût fait l’honeur de me redonner mes Emplois sous le bon plaisir de Messieurs de Pontchartrain[1] pére & fils. C’est cette raison qui m’a fait négliger de les métre dans l’état où je souhaiterois qu’ils fussent, pour plaire au Lecteur qui se donnera la peine de les lire. Je passai à l’âge de 15. à 16. ans en Canada, d’où j’eus le soin d’entretenir toûjours un commerce de lettres avec un vieux Parent, qui avoit exigé de moy des nouvelles de ce Païs-là, en vertu des assistances qu’il me donnoit annuellement. Ce sont ces mêmes lettres dont ce livre est composé. Elles contiennent tout ce qui s’est passé dans ce Païs-là entre les Anglois, les François, les Iroquois[2], & autres Peuples, depuis l’année 1683. jusqu’en 1694. avec quantité de choses assez curieuses, pour les Gens qui connoissent les Colonies des Anglois, ou des François. Le tout est écrit avec beaucoup de fidélité. Car enfin, je dis les choses comme elles sont. Je n’ay flatté, ni épargné personne. Je donne aux Iroquois la gloire qu’ils ont aquise en di verses ocasions, quoique je haïsse ces Coquins là plus que les cornes & les procez. J’atribue en même temps aux gens d’Eglise, (malgré la vénération que j’ay pour eux) tous les maux que les Yroquois ont fait aux Colonies Françoises, pendant une guerre, qu’on n’auroit jamais entrepris sans le conseil de ces pieux Ecclésiastiques.

Aprés cela, j’avertis le Lecteur que les François ne connoissant les Villes de la Nouvelle York que sous leur ancien nom, j’ay esté obligé de me conformer à cela, tant dans ma Rélation, que dans mes Cartes. Ils appellent NIEU-YORK tout le Païs contenu depuis la source de sa Riviére jusqu’à son Embouchure, c’est à dire jusqu’à l’Isle où est située la Ville de Manathe (ainsi apellée, du temps des Hollandois) & qui est à présent apellée des Anglois Nieu-York. Les François appellent aussi Orange la Plantation d’Albanie, qui est vers le haut de la Riviére. Outre ceci le Lecteur est prié de ne pas trouver mauvais que les pensées des Sauvages soient habillées à l’Européane ; c’est la faute du Parent à qui j’écrivois, car ce bon homme ayant tourné en ridicule la[3] Harangue métaphorique de la Grand-Gula, il me pria de ne plus traduire à la lettre un langage si rempli de fictions & d’hiperboles sauvages ; c’est ce qui fait que tous les raisonnements de ces Peuples paroistront icy selon la diction & le stile des Européans ; car ayant obéï à mon Parent, je me suis contenté de garder les copies de ce que je luy écrivois, pendant que j’estois dans le Païs de ces Philosophes nuds. Il est bon d’avertir le Lecteur, en passant, que les gens qui connoissent mes défauts, rendent aussi peu de justice à ces Peuples qu’à moy, lorsqu’ils disent que je suis un Sauvage & que c’est ce qui m’oblige de parler si favorablement de mes Confréres. Ces Observateurs me font beaucoup d’honeur, dés qu’ils n’expliquent pas que je suis directement ce que l’idée des Européans attache au mot de Sauvage. Car en disant simplement que je suis ce que les Sauvages sont, ils me donnent, sans y penser, le caractére du plus honnête homme du monde ; puisqu’enfin c’est un fait incontestable, que les Nations qui n’ont point été corrompues par le voisinage des Européans, n’ont ni tien ni mien, ni loix, ni Juges, ni Prestre ; Personne n’en doute, puisque tous les Voyageurs qui connoissent ce Païs-là, font foy de cette vérité. Tant de gens de diférentes profession l’ont si bien assuré qu’il n’est plus permis d’en douter. Or si cela est, on ne doit faire aucune difficulté de croire que ces Peuples soient si sages & si raisonnables. Il me semble qu’il faut être aveugle pour ne pas voir que la propriété des biens (je ne dis pas celle des femmes) est la seule source de tous les désordres qui troublent la Société des Européans ; il est facile de juger sur ce pied-là que je ne prête en aucune maniére le bon Esprit & la sagesse, qu’on remarque dans les paroles & dans les actions de ces pauvres Ameriquains. Si tout le monde étoit aussi bien fourni de livre de voyages que le Doctor[4] Sloane, on trouveroit dans plus de cent Relations de Canada une infinité de raisonnemens Sauvages, incomparablement plus forts que ceux dont il est parlé dans mes Memoires. Au reste, les personnes qui douteront de l’instinct & du talent des Castors, n’ont qu’à voir la grande Carte de l’Amerique du Sr. de Fer, gravée à Paris en 1698. ils y trouveront des choses surprenantes touchant ces animaux.

On m’écrit de Paris, que Messieurs de Pontchartrain cherchent les moïens de se venger de l’outrage qu’ils disent que je leur ay fait, en publiant dans mon livre quelques bagatelles que j’aurois dû taire. On m’avertit aussi que j’ay tout lieu de craindre le ressentiment de plusieurs Eclésiastiques, qui prétendent que j’ay insulté Dieu, en insultant leur conduite. Mais comme je me suis attendu à la fureur des uns & des autres, lorsque j’ay fait imprimer ce livre, j’ai eu tout le loisir de m’armer de pied en cap, pour leur faire teste. Ce qui me console, c’est que je n’ay rien écrit que je ne puisse prouver autentiquement ; outre que je n’ay pû moins dire à leur égard que ce que j’ai dit. Car si j’eusse voulu m’écarter tant soit peu de ma narration, j’aurois fait des digressions où la conduite des uns & des autres auroit semblé porter préjudice au repos & au bien public. J’aurois eu assez de raison pour faire ce coup là : mais comme j’écrivois à un vieux Cagot de Parent, qui ne se nourrissoit que de dévotion, & qui craignoit les malignes influences de la Cour, il m’exhortoit incessament, à ne lui rien écrire, qui pût choquer les gens d’Eglise & les gens du Roy, de crainte que mes lettres ne fussent interceptées : quoiqu’il en soit, on m’avertit encore de Paris qu’on employe des Pédans pour écrire contre moy, & qu’ainsi il faut que je me prépare à essuyer une grêle d’injures qu’on va faire pleuvoir sur moy, dans quelques jours ; mais n’importe, je suis assez bon sorcier pour repousser l’orage du côté de Paris. Je m’en moque, je feray la guerre à coups de plume, puisque je ne la puis faire à coups d’épée. Ceci soit en dit en passant, dans cette Préface au Lecteur, que le Ciel daigne combler de prospéritez, en le préservant d’aucune discussion d’affaire avec la plûpart des Ministres d’Etat ou de l’Evangile ; car ils auront toûjours raison, quelque tort qu’ils ayent, jusqu’à ce que l’Anarchie soit introduite chez nous, comme chez les Amériquains, dont le moindre s’estime beaucoup plus qu’un Chancelier de France. Ces peuples sont heureux d’être à l’abri des chicanes de ces Ministres, qui sont toujours maîtres par tout. J’envie le sort d’un pauvre Sauvage, qui leges & Sceptra terit, & je souhaiterois pouvoir passer le reste de ma vie dans sa Cabane, afin de n’être plus exposé à fléchir le genou devant des gens, qui sacrifient le bien public à leur intérest particulier, & qui sont nais pour faire enrager les honêtes gens. Les deux Ministres d’Etat à qui j’ay affaire, ont été sollicitez en vain par Madame la Duchesse du Lude, par Mr. le Cardinal de Bouillon, par Mr. le Comte de Guiscar, par Mr. de Quiros, & par Mr. le Comte d’Avaux ; rien n’a pû les fléchir, quoique mon affaire ne consiste qu’à n’avoir pas soufert les afronts d’un Gouverneur qu’ils protégent, pendant que cens autres Officiers, qui ont eu des affaires mille fois plus criminelles que la mienne, en ont été quittes pour trois mois d’absence. La raison de ceci est qu’on fait moins de quartier aux gens qui ont le malheur de déplaire à Messieurs de Pontchartrain, qu’à ceux qui contreviénent aux ordres du Roy. Quoiqu’il en soit, je trouve dans mes malheurs la consolation de joüir en Angleterre d’une espéce de liberté, dont on ne joüit pas ailleurs ; car on peut dire que c’est l’unique Païs de tous ceux qui sont habitez par des peuples civilisez, où cette liberté paroit plus parfaite. Je n’en excepte pas même celle du cœur, etant convaincu que les Anglois la conservent fort précieusement ; tant il est vray que toute sorte d’esclavage est en horreur à ces Peuples, lesquels témoignent leur sagesse par les précautions qu’ils prénent pour s’empêcher de tomber dans une servitude fatale.



  1. L’un Chancelier de France, l’autre Secrétaire d’Etat, très riches en or & en argent.
  2. Appellés MAHAK par les Anglois de la nouvelle York.
  3. Letre.
  4. Docteur en Medecine à Londres.