Dialogues de Monsieur le baron de Lahontan et d’un Sauvage/Dialogues

Veuve de Boeteman (p. ill.-103).


DIALOGUES
Ou Entretiens entre un Sauvage,
Et le
BARON de LAHONTAN.



Lahontan.


C’Est avec beaucoup de plaisir, mon cher Adario, que je veux raisonner avec toy de la plus importante affaire qui soit au Monde ; puisqu’il s’agit de te découvrir les grandes veritez du Christianisme.

Adario.

Je suis prêt à t’écouter, mon cher Frére, afin de m’éclaircir de tant de choses que les Jésuites nous prêchent depuis long temps, & je veux que nous parlions ensemble avec autant de liberté que faire se pourra. Si la Créance est semblable à que que les Jésuites nous prêchent, il est inutile que nous entrions en Conversation. Car ils m’ont débité tant de fables, que tout ce que j’en puis croire, c’est qu’ils ont trop d’esprit pour les croire eux-mêmes.

Lahontan.

Je ne sçai pas ce qu’ils t’ont dit, mais je croi que leurs paroles & les miennes se reporteront fort bien les unes aux autres. La Religion Chrêtienne est celle que les hommes doivent professer, pour aller au Ciel. Dieu a permis qu’on découvrît l’Amérique, voulant sauver tous les peuples, qui suivront les Loix du Christianisme ; il a voulu que l’Evangile fût prêché à ta Nation, afin de luy montrer le véritable chemin du paradis, qui est l’heureux séjour des bonnes Ames. Il est dommage que tu ne veuille pas profiter des grâces & des talens que Dieu t’a donné. La vie est courte, nous sommes incertains de l’heure de nôtre mort ; le temps est cher ; éclairci toi donc des grandes Vérités du Christianisme ; afin de l’embrasser au plus vîte, en regrétant les jours que tu as passé dans l’ignorance, sans culte, sans religion, & sans la connoissance du vray Dieu.

Adario.

Comment sans connoissance du vray Dieu ! est-ce que tu rêves ? Quoy ! tu nous crois sans rlsigion aprez avoir demeuré tant de temps avec nous ? 1. Ne sais-tu pas que nous reconnoissons un Créateur de l’Univers, sous le nom du grand Esprit ; ou du Maistre de la vie, que nous croyons être dans tout ce qui n’a point de bornes. 2. Que nous confessons l’immortalité de l’ame. 3. Que le grand Esprit nous a pourvûs d’une raison capable de discerner le bien d’avec le mal, comme le ciel d’avec la terre, afin que nous suivions exactement les véritables Régles de la justice & de la sagesse. Que la tranquillité d’ame plaît au grand Maître de la vie ; qu’au contraire le trouble de l’esprit lui est en horreur, parce que les hommes en deviennent méchans : 5. Que la vie est un songe, & la mort un réveil, aprés lequel, l’ame voit & connoit la nature & la qualité des choses visibles & invisibles. 6. Que la portée de nôtre esprit ne pouvant s’étendre un pouce au dessus de la superficie de la terre, nous ne devons pas le gâter ni le corrompre en essayant de pénétrer les choses invisibles & improbables. Voilà, mon cher Frére, quelle est nôtre Créance, & ce que nous suivons exactement. Nous croyons aussi d’aller dans le païs des ames aprés nôtre mort ; mais nous ne soupçonnons pas, comme vous, qu’il faut nécessairement qu’il y ait des séjours & bons & mauvais aprés la vie, pour les bonnes ou mauvaises ames, puisque nous ne sçavons pas si ce que nous croyons être un mal selon les hommes, l’est aussi selon Dieu ; si vôtre Religion est diférente de la nôtre, cela ne veut pas dire que nous n’en ayons point du tout. Tu sçais que j’ay été en France, à la nouvelle Jork & à Quebec, où j’ay étudié les mœurs & la doctrine des Anglois & des François. Les Jésuites disent que parmi cinq ou six cens sortes de Religions qui sont sur la terre, il n’y en a qu’une seule bonne & véritable, qui est la leur, & sans laquelle nul homme n’échapera d’un feu qui brûlera son ame durant toute l’éternité ; & cependant ils n’en sçauroient donner des preuves.

Lahontan.

Ils ont bien raison, Adario, de dire qu’il y en a de mauvaises ; car, sans aller plus loin, ils n’ont qu’à parler de la tienne. Celui qui ne connoît point les veritez de la Religion Chrêtienne n’en sçauroit avoir. Tout ce que tu viens de me dire sont des rêveries effroyables. Le Païs des ames dont tu parles, n’est qu’un Païs de chasse chimérique : au lieu que nos saintes Ecritures nous parlent d’un Paradis situé au dessus des étoiles les plus éloignées, où Dieu séjourne actuellement environé de gloire, au milieu des ames de tous les fidèles Chrêtiens. Ces mêmes Ecritures font mention d’un enfer que nous croïons être placé dans le centre de la Terre, où les ames de tous ceux qui n’ont pas embrassé le Christianisme brûleront éternellement sans se consumer, aussi bien que celles des mauvais Chrêtiens. C’est une vérité à laquelle tu devrois songer.

Adario.

Ces saintes Ecritures que tu cites à tout moment, comme les Jésuites sont, demandent cette grande foy, dont ces bons Péres nous rompent les oreilles ; or cette foy ne peut être qu’une persuasion, croire c’est être persuadé, être persuadé c’est voir de ses propres yeux une chose, ou la reconoître par des preuves claires & solides. Comment donc aurois-je cette foy puisque tu ne sçaurois ni me prouver, ni me faire voir la moindre chose de ce que tu dis ? Croi-moy, ne jette pas ton esprit dans des obscurités, cesse de soûtenir les visions des Ecritures saintes, ou bien finissons nos Entretiens. Car, selon nos principes, il faut de la probabilité. Surquoy fondes-tu le destin des bonnes ames qui sont avec le grand Esprit au dessus des étoiles, ou celuy des mauvaises qui brûleront éternellement au centre de la terre ? Il faut que tu accuse Dieu de tirannie, si tu crois qu’il ait créé un seul homme pour le rendre éternellement malheureux parmi les feux du centre de cette Terre. Tu diras, sans doute, que les saintes Ecritures prouvent cette grande vérité ; mais il faudroit encore, si cela étoit, que la Terre fût éternelle, or les Jésuites le nient, donc le lieu des flammes doit cesser lorsque la terre sera consumée. D’ailleurs, comment veux-tu que l’ame, qui est un pur esprit, mille fois plus subtil & plus leger que la fumée, tende contre son penchant naturel au centre de cette Terre ; il seroit plus probable qu’elle s’élevât & s’envolât au soleil, où tu pourrois plus raisonablement placer ce lieu de feux & de flammes, puisque cet Astre est plus grand que la Terre, & beaucoup plus ardent.

Lahontan.

Ecoute, mon cher Adario, ton aveuglement est extrême, & l’endurcissement de ton cœur te fait rejetter cette foy & ces Ecritures, dont la vérité se découvre aisément, lorsqu’on veut un peu se défaire de ses préjugés. Il ne faut qu’examiner les prophéties qui y sont contenues, & qui ont esté incontestablement écrites avant l’événement. Cette Histoire sainte se confirme par les Auteurs payens, & par les Monumens les plus anciens, & les plus incontestables que les siecles passez puissent fournir. Croi-moy, si tu faisois réfléxion sur la maniere dont la Religion de Jesus-Christ s’est établie dans le monde, & sur le changement qu’elle y a aporté ; si tu pressois les Caractéres de vérité, de sincérité, & de divinité qui se remarquent dans ces Ecritures ; en un mot, si tu prenois les parties de nostre Réligion dans le détail, tu verrois & tu sentirois que ses dogmes, que ses préceptes, que ses promesses, que ses menaces, n’ont rien d’absurde, de mauvais, ni d’opposé aux sentimens naturels, & que rien ne s’accorde mieux avec la droite Raison, & avec les sentimens de la Conscience.

Adario.

Ce sont des contes que les Jésuites m’ont fait déjà plus de cent fois ; ils veulent que depuis cinq ou six mille ans, tout ce qui s’est passé, ait été écrit sans altération. Ils commencent à dire la maniere dont la terre & les cieux furent créez ; que l’homme le fut de terre, la femme d’une de ses côtes ; comme si Dieu ne l’auroit pas faite de la même matiére ; qu’un Serpent tenta cet homme dans un Jardin d’arbres fruitiers, pour lui faire manger d’une pomme, qui est cause que le grand Esprit a fait mourir son Fils exprez pour sauver tous les hommes. Si je disois qu’il est plus probable que ce sont des fables que des verités, tu me payerois des raisons de ta Bible ; or l’invention de l’Ecriture n’a été trouvée, à ce que tu me dis un jour, que depuis trois mille ans, l’imprimerie depuis quatre ou cinq siécles, comment donc s’assurer de tant d’événemens divers pendant plusieurs siécles ? Il faut assurément estre bien crédule pour ajoûter foi à tant de rêveries contenues dans ce grand Livre que les Chrêtiens veulent que nous croïons. J’ay oüi lire des livres que les Jésuites ont fait de nostre Païs. Ceux qui les lisoient me les expliquoient en ma langue, mais j’y ay reconu vint menteries les unes sur les autres. Or si nous voïons de nos propres yeux des faussetez imprimées, & des choses diférentes de ce qu’elles sont sur le papier : comment veux-tu que je croïe la sincerité de ces Bibles écrites depuis tant de siécles, traduites de plusieurs langues par des ignorans qui n’en auront pas conçû le veritable sens, ou par des menteurs qui auront changé, augmenté & diminué les paroles qui s’y trouvent aujourd’huy. Je pourrois ajoûter à cela quelques autres dificultez qui, peut-être, à la fin t’engageroient, en quelque maniére, d’avoüer que j’ay raison de m’en tenir aux affaires visibles ou probables.

Lahontan.

Je t’ay découvert, mon pauvre Adario, les certitudes & les preuves de la Religion Chrêtienne, cependant tu ne veux pas les écouter, au contraire tu les regardes comme des chiméres, en alleguant les plus sotes raisons du Monde. Tu me cites les faussetez qu’on écrit dans les Relations que tu as veues de ton Païs. Comme si le Jésuite qui les a faites, n’a pas pû estre abusé par ceux qui lu y en ont fourni les Mémoires. Il faut que tu considéres, que ces descriptions de Canada sont des bagatelles, qui ne se doivent pas comparer avec les Livres qui traitent des choses Saintes, dont cent Auteurs diférens ont écrit sans se contredire.

Adario.

Comment sans se contredire ! Hé quoy ce Livre des choses saintes n’est-il pas plein de contradictions ? Ces Evangiles, dont les Jésuites nous parlent, ne causent ils pas un désordre épouvantable entre les François & les Anglois ? Cependant tout ce qu’ils contiennent vient de la bouche du grand Esprit, si l’on vous en croit. Or, quelle apparence y a-t’il qu’il eût parlé confusément, & qu’il eût donné à ses paroles un sens ambigu, s’il avoit eû envie qu’on l’entendît ? De deux choses l’une, s’il est né & mort sur la terre, & qu’il ait harangué, il faut que ses discours ayent esté perdus, parce qu’il auroit parlé si clairement que les Enfans auroient pû concevoir ce qu’il eût dit ; ou bien si vous croyés que les Evangiles sont veritablement ses paroles, & qu’il n’y ait rien que du sien, il faut qu’il soit venu porter la guerre dans ce monde au lieu de la paix ; ce qui ne sçauroit estre.

Les Anglois m’ont dit que leurs Evangiles contiennent les mêmes paroles que ceux des François, il y a pourtant plus de diférence de leur Réligion à la vôtre, que de la nuit au jour. Ils assûrent que la leur est la meilleure ; les Jésuites prêchent le contraire, & disent que celles des Anglois & de mille autres Peuples, ne valent rien. Qui dois-je croire, s’il n’y a qu’une seule véritable religion sur la terre ? Qui sont les gens qui n’estiment pas la leur la plus parfaite ? Comment l’homme peut-il estre assés habile pour discerner cette unique & divine Réligion parmi tant d’autres diférentes ? Croi-moy, mon cher Frére, le grand Esprit est sage, tous ses ouvrages sont acomplis, c’est lui qui nous a faits, il sçait bien ce que nous deviendrons. C’est à nous d’agir librement, sans embarrasser notre esprit des choses futures. Il t’a fait naître François, afin que tu crusses ce que tu ne vois ni ne conçois ; & il m’a fait naître Huron, afin que je ne crusse que ce que j’entens, & ce que la Raison m’enseigne.

Lahontan.

La Raison t’enseigne à te faire Chrestien ; & tu ne le veux pas être ; tu entendrois, si tu voulois, les verités de nôtre Evangile, tout s’y suit ; rien ne s’y contredit. Les Anglois sont Chrestiens, comme les François ; & s’il y a de la diférence entre ces deux Nations, au sujet de la Religion, ce n’est que par raport à certains passages de l’Ecriture sainte qu’elles expliquent diféremment. Le premier & principal point qui cause tant de disputes, est que les François croient que le Fils de Dieu ayant dit que son corps estoit dans un morceau de pain, il faut croire que cela est vray, puis qu’il ne sçauroit mentir. Il dit donc à ses Apôtres qu’ils le mangeassent & que ce pain estoit véritablement son corps ; qu’ils fissent incessamment cette Cérémonie en comémoration de luy. Ils n’y ont pas manqué ; car depuis la mort de ce Dieu fait homme, on fait tous les jours le sacrifice de la Messe, parmi les François, qui ne doutent point de la présence réelle du Fils de Dieu dans ce morceau de pain. Or les Anglois prétendent qu’étant au ciel, il ne sçauroit estre corporellement sur la terre ; que les autres paroles qu’il a dit ensuite (& dont la discussion seroit trop étendue pour toy), les persuadent que ce Dieu n’est que spirituellement dans ce pain. Voilà toute la diférence qu’il y a d’eux à nous. Car pour les autres points ce sont des vetilles, dont nous-nous accorderions facilement.

Adario.

Tu vois donc bien qu’il y a de la contradiction ou de l’obscurité dans les paroles du Fils du grand Esprit, puisque les Anglois, & vous autres en disputés le sens avec tant de chaleur & d’animosité, & que c’est le principal motif de la haine, qu’on remarque entre vos deux Nations. Mais ce n’est pas ce que je veux dire. Ecoute, mon Frére, il faut que les uns & les autres soient fous de croire l’incarnation d’un Dieu, voyant l’ambiguité de ces discours dont vôtre Evangile fait mention. Il y a cinquante choses équivoques qui sont trop grossiéres, pour estre sorties de la bouche d’un Etre aussi parfait. Les Jésuites nous assûrent que ce Fils, du grand Esprit a dit qu’il veut véritablement que tous les Hommes soient sauvés ; or s’il le veut il faut que cela soit ; cependant ils ne le sont pas tous, puis qu’il a dit que beaucoup estoient apellés &, peu éleus. C’est une contradiction. Ces Péres répondent que Dieu ne veut sauver les Hommes qu’à condition qu’ils le veuillent eux-mêmes. Cependant Dieu n’a pas ajoûté cette clause, parce qu’il n’auroit pas alors parlé en Maitre. Mais enfin les Jésuites veulent penétrer dans les secrets de Dieu, & prétendre ce qu’il n’a pas prétendu luy même ; puis qu’il n’a pas établi cette condition. Il en est de même que si le grand Capitaine des François faisoit dire par son Viceroy, qu’il veut que tous les Esclaves de Canada passassent véritablement en France, où ils les feroit tous riches, & qu’alors les Esclaves réspondissent qu’ils ne veulent pas y aller, parce que ce grand Capitaine ne peut le vouloir qu’à condition qu’ils le voudront. N’est il pas vray, mon Frere, qu’on se moqueroit d’eux, & qu’ils seroient ensuite obligez de passer en France malgré leur volonté : tu n’ozerois me dire le contraire. Enfin ces mêmes Jésuites m’ont expliqué tant d’autres paroles qui se contredisent, que je m’étonne aprés cela qu’on puisse les apeller Ecritures Saintes. Il est écrit que le premier Homme que le grand Esprit fit de sa propre main, mangea d’un fruit défendu, dont il fut châtié luy & sa Femme, pour estre aussi criminels l’un que l’autre. Suposons donc que pour une pomme leur punition ait esté comme tu voudras ; ils ne devoient se plaindre que de ce que le grand Esprit sçachant qu’ils la mangeroient, il les eût créez pour estre malheureux. Venons à leurs enfans qui, selon les Jesuites, sont envelopés dans cette déroute. Est-ce qu’ils sont coupables de la gourmandise de leur Pére & de leur Mére ? Est-ce que si un Homme tuoit un de vos Rois, on puniroit aussi toute sa Génération, péres, méres, oncles, cousins, sœurs, fréres & tous ses autres parens ? Supposons donc que le grand Esprit, en créant cet Homme, ne sçeût pas ce qu’il devroit faire apres sa création (Ce qui ne peut être) supposons encore que toute sa posterité soit complice de son Crime (Ce qui seroit injuste), ce grand Esprit n’est-il pas, selon vos Ecritures, si misericordieux & si clément, que sa bonté pour tout le Genre humain ne peut se concevoir. N’est-il pas aussi si grand & si puissant que si tous les esprits des Hommes qui sont, qui ont eté, & qui seront estoient rassemblés en un seul, il luy seroit impossible de comprendre la moindre partie de sa toute puissance. Or, s’il est si bon & si misericordieux, ne pouvoit il pas pardonner luy & tous ses décendans d’une seule parole ? Et s’il est si puissant & si grand, quelle apparence y a t-il qu’un Etre si incompréhensible se fît Homme, vecût en miserable, & mourût en infame, pour expier le peché d’une vile Creature, autant ou plus au dessous de luy qu’une mouche est au dessous du soleil & des étoiles ? Où est donc cette puissance infinie ? A quoy luy serviroit-elle, & quel usage en feroit il ? Pour moy, je soûtiens que c’est douter de l’étendue incomprehensible de sa toutepuissance & avoir une présomption extravagante de soi-même de croire un avilissement de cette nature.

Lahontan.

Ne vois tu pas, mon cher Adario, que le grand Esprit estant si puissant, & tel que nous l’avons dit ; le péché de nostre premier Pére estoit par consequent si énorme & si grand qu’on le puisse dépeindre. Par exemple, si j’ofençois un de mes soldats, ce ne seroit rien, mais li je faisois un outrage au Roi mon ofense seroit achevée, & en même temps impardonable. Or Adam outrageant le Roi des Rois, nous sommes ses complices, puis que nous sommes une partie de son ame, & par conséquent, il faloit à Dieu une satisfaction telle que la mort de son propre Fils. Il est bien vray qu’il nous auroit pû pardonner d’une seule parole, mais par des raisons que j’aurois de la peine à te faire comprendre, il a bien voulu vivre & mourir pour tout le Genre-Humain. J’avoue qu’il est miséricordieux, & qu’il eût pû absoudre Adam le même jour, car sa misericorde est le fondement de toute l’esperance du salut. Mais, s’il n’eût pas pris à cœur le crime de sa desobeissance, sa defense n’eût été qu’un jeu. Il faudroit qu’il n’eût pas parlé sérieusement & sur ce pied-là, tout le monde seroit en droit de faire tout le mal qu’il voudroit.

Adario.

Jusqu’à présent tu ne prouves rien, & plus j’examine cette prétendue incarnation & moins j’y trouve de vray-semblance. Quoy ! ce grand & incomprehensible Etre & Createur des Terres, des Mers & du vaste Firmament, auroit pû s’avilir à demeurer neuf mois prisonnier dans les entrailles d’une Femme, à s’exposer à la miserable vie de ses camarades pécheurs, qui ont écrit vos Livres d’Evangiles, à estre batu, foüetté, & crucifié comme un malheureux ? C’est ce que mon esprit ne peut s’imaginer. Il est écrit qu’il est venu tout exprés sur la Terre pour y mourir, & cependant il a craint la mort ; voilà une contradiction en deux manieres. I. S’il avoit le dessein de naître pour mourir, il ne devoit pas craindre la mort. Car pourquoy la craint on ? C’est parcequ’on n’est pas bien assûré de ce qu’on deviendra en perdant la vie ; or il n’ignoroit pas le lieu où il devoit aller, donc il ne devoit pas être si efraïé. Tu. sçais bien que nous & nos femmes nous-nous empoisonons le plus souvent, pour nous aller tenir compagnie dans le païs des Morts lorsque l’un ou l’autre meurt ; tu vois donc bien que la perte de la vie ne nous éfarouche pas, quoique nous ne soïons pas bien certains de la route que nos ames prénent. Aprés cela que me répondras-tu ? II. Si le Fils du grand Esprit avoit autant de pouvoir que son Pére, il n’avoit que faire de le prier de lui sauver la vie, puisqu’il pouvoit lui même se garantir de la mort, & qu’en priant son Père il se prioit soi-même. Pour moy, mon cher Frére, je ne conçois rien de tout ce que tu veux que je conçoive.

Lahontan.

Tu avois bien raison de me dire tout à l’heure, que la portée de ton esprit ne s’étend pas un pouce au dessus de la superficie de la Terre. Tes raisonnemens le prouvent assez. Apres cela, je ne n’étonne pas si les Jésuites ont tant de peine à te prêcher, & à te faire entendre les saintes Veritez. Je suis fou de raisonner avec un Sauvage qui n’est pas capable de distinguer une supposition chimérique d’un principe assûré, ni une consequence bien tirée, d’une fausse. Comme, par exemple, lorsque tu as dit que Dieu vouloit sauver tous les hommes, & que pourtant il y en auroit peu de sauvez ; tu as trouvé de la contradiction à cela ; cependant, il n’y en a point. Car il veut sauver tous les hommes qui le voudront eux-mêmes en suivant sa Loy & ses préceptes ; ceux qui croiront son incarnation, la vérité des Evangiles, la recompense des bons, le châtiment des méchans, & l’éternité. Mais, comme il se trouvera peu de ces gens là, tous les autres iront brûler éternellement dans ce lieu de feux & de flammes, dont tu te moques. Prens garde de n’estre pas du nombre de ces derniers ; j’en serois fâché, parce que je suis ton ami ; alors tu ne diras pas que l’Evangile est plein de contradictions & de chiméres. Tu ne demanderas plus de preuves grossiéres de toutes les vérités que je t’ai dit ; tu te repentiras bien d’avoir traité nos Evangelistes d’imbéciles Conteurs de fables : mais il n’en sera plus temps ; songe à tout ceci, & ne sois pas si obstiné ; car, en vérité, si tu ne te rens aux raisons incontestables que je donne sur nos mistéres, je ne parleray de ma vie avec toy.

Adario.

Ha ! mon Frére, ne te fâche pas, je ne prétens pas t’ofenser en t’opposant les miennes. Je ne t’empêche pas de croire tes Evangiles. Je te prie seulement de me permétre que je puisse douter de tout ce que tu viens de m’expliquer. Il n’est rien de si naturel aux Chrêtiens, que d’avoir de la foy pour les saintes Ecritures, parce que dés leur enfance, on leur en parle tant, qu’à l’imitation de tant de gens élevés dans la même créance, ils les ont tellement imprimées dans l’imagination, que la raison n’a plus la force d’agir sur leurs esprits déja prévenus de la vérité de ces Evangiles ; il n’est rien de si raisonnable à des gens sans préjugés, comme sont les Hurons, d’examiner les choses de prés. Or, aprés avoir fait bien des réflexions, depuis dix Années, sur ce que les Jésuites nous disent de la vie & de la mort du Fils du grand Esprit, tous mes Hurons te donneront vint raisons qui prouveront le contraire : pour moy, j’ai toûjours soûtenu que, s’il étoit possible qu’il eût eu la bassesse de décendre sur terre, il se feroit manifesté à tous les Peuples qui l’habitent. Il seroit décendu en triomphe avec éclat & Majesté, à la veüe de quantité de gens. Il auroit ressuscité les morts, rendu la veüe aux aveugles, fait marcher les boîteux, guéri les malades par toute la terre ; enfin, il auroit parlé, & commandé ce qu’il vouloit qu’on fît ; il seroit allé de Nation en Nation faire ces grands miracles pour donner la même Loy à tout le monde ; alors nous n’aurions tous qu’une même Religion, & cette grande uniformité qui se trouveroit par tout, prouveroit à nos Décendans d’ici à dix mille ans, la verité de cette Réligion connue aux quatre coins de la Terre, dans une même égalité : au lieu qu’il s’en trouve plus de cinq ou six cens diférentes les unes des autres, parmi lesquelles celle des François est l’unique, qui soit bonne, sainte & véritable, suivant ton raisonement. Enfin, aprés avoir songé mille fois à toutes ces énigmes que vous appelez mistéres, j’ay creu qu’il faloit estre né au delà du grand Lac, c’est à dire estre Anglois ou François pour les concevoir. Car dez qu’on me dira que Dieu, dont on ne peut se représenter la figure, puisse produire un Fils sous celle d’un homme, je répondrai qu’une femme ne sçauroit produire un Castor, parce que chaque Espéce dans la nature y produit son semblable. Et si les hommes étoient tous au Diable, avant la venue du Fils de Dieu, quelle apparence y a-t’il qu’il eût pris la forme des Créatures qui estoient au Diable ? n’en eust-il pas pris une diférente & plus belle & plus pompeuse ? Cela se pouvoit d’autant mieux que la troisiéme Personne de cette Trinité (si incompatible avec l’unité) a pris la forme d’une Colombe.

Lahontan.

Tu viens de faire un sistéme sauvage par une profusion de Chiméres, qui ne signifie rien. Encore une fois ce seroit en vain que je chercherois à te convaincre par des raisons solides, puisque tu n’es pas capable de les entendre. Je te renvoye aux Jésuites ; Cependant je te veux faire concevoir une chose fort aisée & qui est de la sphére de ton génie ; C’est qu’il ne sufit pas de croire, pour aller chez le grand Esprit, ces grandes veritez de l’Evangile que tu nies, il faut inviolablement observer les commandemens de la Loy qui y est contenue, c’est à dire n’adorer que le grand Esprit seul, ne point travailler les jours de la grande priére, honorer son pére & sa mére, ne point coucher avec les filles, ni même les desirer, que pour le mariage, ne tuer, ni faire tuer persone, ne dire du mal de ses fréres, ni mentir ; ne point toucher aux femmes mariées, ne prendre point le bien de ses fréres ; aller à la Messe les jours marqués par les Jésuites, & jeûner certains jours de la Semaine, car tu aurois beau croire tout ce que nous croïons des saintes Ecritures, ces préceptes y étant compris, il faut les observer, ou brûler éternellement aprez la mort.

Adario.

Ha ! mon cher Frére, voilà où je t’attendois. Vraîment il y a long temps que je sçai tout ce que tu me viens d’expliquer à présent. C’est ce que je trouve de raisonable dans ce Livre de l’Evangile, rien n’est plus juste ni plus plausible que ces ordonances. Tu viens de me dire que si on ne les exécute pas, & qu’on ne suive pas ponctuellement ces commandemens, la créance & la foy des Evangiles, est inutile ; pourquoy donc est-ce que les François le croient en se moquant de ces préceptes ? Voilà une Contradiction manifeste. Car I. à légard de l’adoration du grand Esprit, je n’en connois aucune marque dans vos actions, & cette adoration ne consiste qu’en paroles pour nous tromper. Par exemple, ne vois-je pas tous les jours que les Marchands disent en trafiquant nos Castors ; Mes marchandises me coûtent tant, aussi vray que j’adore Dieu ; je perds tant avec toy, vray comme Dieu est au Ciel. Mais, je ne vois pas qu’ils lui fassent des sacrifices des meilleures marchandises qu’ils ont, comme nous faisons, lorsque nous les avons achetées d’eux, & que nous les brûlons en leur présence. II. Pour le travail des jours de la grande Priére, je ne conçois pas que vous fassiez de la diférence de ceux-là aux autres ; car j’ay veu vint fois des François qui trafiquoient des péleteries, qui faisoient des filets ; qui joüoient, se quérelloient, se batoient, se fouloient, & faisoient cent autres folies. III. Pour la vénération de vos Péres, c’est une chose extraordinaire parmi vous de suivre leurs conseils ; vous les laissez mourir de faim, vous-vous séparez d’eux, vous faites cabane à part ; vous étes toûjours prêts à leur demander, & jamais à leur donner ; & si vous espérez quelque chose d’eux, vous leur souhaitez la mort, ou du moins vous l’attendés avec impatience. IV. Pour la continence envers le sexe, qui sont ceux parmi vous, à la réserve des Jésuites, qui l’aïent jamais gardée ? Ne voïons-nous pas tous les jours vos jeunes gens, poursuivre nos filles & nos femmes jusques dans les champs, pour les séduire par des présens, courir toutes les nuits de Cabane en Cabane dans notre Village pour les débaucher, & ne sçais-tu pas toy même combien d’affaires se sont passées parmi tes propres soldats ? V. A l’égard du meurtre, il est si ordinaire parmi vous, il est si fréquent, que pour la moindre chose, vous métez l’épée à la main, & vous-vous tuez. Quand j’estois à Paris, on y trouvoit toutes les nuits des gens percez de coups ; & sur les chemins de là à la Rochelle, on me dit qu’il faloit que je prisse bien garde de perdre la vie. VI. Ne dire du mal de ses fréres, ni mentir ; sont des choses dont vous-vous abstiendriez moins que de boire & de manger, je n’ay jamais oüi parler quatre François ensemble sans dire du mal de quelqu’un, & si tu sçavois ce que j’ay entendu publier du Viceroy, de l’Intendant, des Jésuites, & de mille gens que tu connois, & peut-être de toy même, tu verrois bien que les François se sçavent déchirer de la belle maniére. Pour mentir, je soûtiens qu’il n’y a pas un Marchand icy qui ne dise vingt menteries pour nous vendre la valeur d’un Castor de marchandise, sans conter celles qu’ils disent pour difamer leurs camarades. VII. Ne point toucher aux femmes mariées, il ne faut que vous entendre parler quand vous avez un peu bû, on peut aprendre sur cette matiére bien des histoires, on n’a qu’à compter les enfans que les femmes des Coureurs de bois sçavent faire pendant l’absence de leurs Maris. VIII. Ne point prendre le bien d’autrui : Combien de vols n’as-tu pas veu faire depuis que tu és ici entre les Coureurs de bois qui y sont ? N’en a t-on pas pris sur le fait, n’en a t-on pas châtié ? N’est-ce pas une chose ordinaire dans vos Villes, peut-on marcher la nuit en surété, ni laisser ses portes ouvertes ? IX. Aller à vostre Messe pour prêter l’oreille aux paroles d’une langue qu’on n’entend pas ; il est vray que le plus souvent les François y vont, mais c’est pour y songer à toute autre chose qu’à la priére. A Quebec les Hommes y vont pour voir les Femmes, & celles-ci pour voir les Hommes : J’en ay veu qui se font porter des Coussins, de peur de gâter leurs bas, & leurs jupes, elles s’asséïent sur leurs talons, elles tirent un Livre d’un grand sac, elles le tiennent ouvert en regardant plûtôt les Hommes qui leur plaisent, que les priéres qui sont dedans. La plûpart des François y prenent du tabac en poudre, y parlent, y rient & chantent plutôt par divertissement que par devotion. Et qui pis est, je sçai que pendant le temps de cette priére plusieurs Femmes & filles en profitent pour leurs galanteries, demeurant seules dans leurs maisons. A l’égard de vostre jeûne, il est plaisant. Vous mangez de toute sorte de poisson à crever, des œufs, & mille autres choses, & vous apellez cela jeuner ? Enfin, Mon cher Frére, vous autres François prétendez tous tant que vous étes avoir de la foy, & vous étés des incrédules ; vous voulez passer pour sages, & vous étes foux, vous-vous croyez des gens d’esprit, & vous étes de présomptueux ignorans.

Lahontan.

Cette Conclusion, mon cher Ami, est un peu Hurone, en décidant de tous les François en général ; si cela estoit, aucun deux n’iroit en paradis ; or nous sçavons qu’il y a des millions de bienheureux que nous apellons des Saints, & dont tu vois les Images dans nos Eglises. Il est bien vray que peu de François ont cette véritable foy, qui est l’unique principe de la piété ; plusieurs font profession de croire les véritez de nostre Religion, mais cette créance n’est ni assez forte, ni assez vive en eux. J’avoue que la plûpart conoissans les Véritez Divines, & faisans profession de les croire, agissent tout au contraire de ce que la Foy & la Religion ordonnent. Je ne sçaurois nier la contradiction que tu as remarquée. Mais il faut considérer que les hommes péchent quelquefois contre les lumiéres de leur conscience, & qu’il y a des gens bien instruits qui vivent mal. Cela peut arriver ou par le défaut d’attention, ou par la force de leurs passions, par leurs attachemens aux interests temporels : l’homme corrompu comme il est, est emporté vers le mal par tant d’endroits, & par un penchant si fort, qu’à moins de nécessité absolue, il est difficile qu’il y renonce.

Adario.

Quand tu parles de l’homme, di l’homme François ; car tu sçais bien que ces passions, cet intérêt, & cette corruption, dont tu parles, ne sont pas connues chez nous. Or ce n’est pas là ce que je veux dire : écoute mon Frére, j’ay parlé trés souvent à des François sur tous les vices qui régnent parmi eux, & quand je leur ai fait voir qu’ils n’observoient nullement les loix de leur Religion ; ils m’ont avoüé qu’il étoit vray, qu’ils le voïoient & qu’ils le conoissoient parfaitement bien, mais qu’il leur étoit impossible de les observer. Je leur ay demandé s’ils ne croyoient pas que leurs ames brûleroient éternellement : ils m’ont répondu que la miséricorde de Dieu est si grande, que quiconque a de la confiance en sa bonté, sera pardonné ; que l’Evangile est une Alliance de grace dans la quelle Dieu s’accommode à l’état & à la foiblesse de l’Homme qui est tenté par tant d’attraits violens si fréquemment qu’il est obligé de succomber ; & qu’enfin ce Monde estant le lieu de la corruption, il n’y aura de la pureté dans l’homme corrompu si ce n’est dans le Païs de Dieu. Voilà une Morale moins rigide que celle des Jésuites ; les quels nous envoyent en enfer pour une bagatéle. Ces François ont raison de dire qu’il est impossible d’observer cette Loi, pendant que le Tien & le Mien subsistera parmi vous autres. C’est un fait aisé à prouver par l’exemple de tous les Sauvages de Canada ; puisque malgré leur pauvreté ils sont plus riches que vous, à qui le Tien & le Mien fait commettre toutes sortes de Crimes.

Lahontan.

J’avoüe, mon cher Frére, que tu as raison, & je ne sçaurois me lasser d’admirer l’innocence de tous les Peuples sauvages. C’est ce qui fait que je souhaiterois de tout mon cœur qu’ils connussent la sainteté de nos Ecritures, c’est à dire cet Evangile dont nous avons tant parlé ; il ne leur manqueroit autre chose que cela pour rendre leurs ames éternellement bienheureuses. Vous vivés tous si moralement bien que vous n’auriez qu’une seule difficulté à surmonter pour aller en paradis. C’est la fornication parmi les gens libres de l’un & de l’autre Séxe, & la liberté qu’ont les hommes & les femmes de rompre leurs mariages, pour changer reciproquement, & s’accommoder au choix de nouvelles Personnes. Car le grand Esprit a dit que la mort ou l’adultére pouvoient seuls rompre ce lien indissoluble.

Adario.

Nous parlerons une autre fois de ce grand obstacle que tu trouves à nôtre salut, avec plus d’attention ; cependant je me contenterai de te donner une seule raison sur l’un de ces deux points, c’est de la liberté des Filles & des Garçons. Premiérement un jeune Guerrier ne veut point s’engager à prendre une femme qu’il n’ait fait quelque Campagne contre les Iroquois, pris des esclaves pour le servir à son village, à la chasse, & à la pêche, & qu’il ne sçache parfaitement bien chasser & pêcher ; d’ailleurs, il ne veut pas s’énerver par le fréquent exercice de l’acte vénérien, dans le temps que la force luy permet de servir sa Nation contre ses Ennemis : outre qu’il ne veut pas exposer une femme & des enfans à la douleur de le voir tué ou pris. Or, comme il est impossible qu’un jeune homme puisse se contenir totalement sur cette matiére, il ne faut pas trouver mauvais que les Garçons une ou deux fois le mois, cherchent la compagnie des Filles, & que ces Filles soufrent celle des Garçons ; sans cela, nos jeunes gens en seroient extrémement incommodés, comme l’exemple l’a fait voir envers plusieurs, qui, pour mieux courir, avoient gardé la continence ; & d’ailleurs nos Filles auroient la bassesse de se donner à nos Esclaves.

Lahontan.

Croi-moy, mon cher Ami, Dieu ne se paye pas de ces raisons-là, il veut qu’on se marie, ou qu’on n’ait aucun commerce avec le Séxe. Car pour une seule pensée amoureuse, un seul desir, une simple volonté de contenter sa passion brutale, il faut brûler éternellement. Et quand tu trouves de l’impossibilité dans la Continence, tu donnes un démenti à Dieu, car il n’a ordonné que des choses possibles. On peut se modérer quand on le veut ; il ne faut que le vouloir. Tout homme qui croit en Dieu doit suivre ces préceptes, comme nous avons dit. On résiste à la tentation par le secours de sa grace qui ne nous manque jamais. Voi, par exemple, les Jésuites, crois-tu qu’ils ne soient pas tentés, quand ils voyent de belles filles dans ton Village ? Sans contredit ils le sont ; mais ils apellent Dieu à leur secours ; ils passent leur vie, aussi bien que nos Prêtres, sans se marier, ni sans avoir aucun commerce criminel avec le Séxe. C’est une promesse solemnelle qu’ils font à Dieu, quand ils endossent l’habit noir. Ils combatent toute leur vie les tentations ; il se faut faire de la violence pour gagner le Ciel : il faut fuir les occasions de peur de tomber dans le péché. On ne sçauroit mieux les éviter qu’en se jettant dans les Cloistres.

Adario.

Je ne voudrois pas pour dix Castors être obligé de garder le silence sur cette matiére. Premiérement ces gens-là font un crime en jurant la Continence ; Car Dieu ayant créé autant d’hommes, que de femmes, il a voulu que les uns & les autres travaillassent à la propagation du genre humain. Toutes choses multiplient dans la Nature, les Bois, les Plantes, les Oiseaux, les Animaux & les Insectes. C’est une leçon qu’ils nous donnent tous les ans. Et les gens qui ne font pas ainsi sont inutiles au monde, ne sont bons que pour eux-mêmes, & ils volent à la terre le bled qu’elle leur donne, puisqu’ils n’en font aucun usage selon vos principes. Ils font un second Crime quand ils violent leur ferment (ce qui leur est assez ordinaire) car ils se moquent de la parole & de la foy qu’ils ont donnée au grand Esprit. En voici un troisième qui en améne un quatriéme, dans le commerce qu’ils ont soit avec les filles, ou avec les femmes. Si c’est avec les filles il est constant qu’ils leur ôtent en les déflorant ce qu’ils ne sçauroient jamais leur rendre, c’est à dire cette fleur que les François veulent cueillir eux-mêmes, quand ils se marient, & laquelle ils estiment un trésor dont le vol est un des grands crimes qu’ils puissent faire. En voilà déja un, & l’autre est que pour les garentir de la grossesse, ils prenent des précautions abominables, en faisant l’ouvrage à demi ; si c’est avec les femmes, ils sont responsables de l’adultére & du mauvais ménage qu’elles font avec leurs maris. Et de plus les enfans qui en proviennent sont des voleurs qui vivent aux dépens de leurs demi-fréres. Le cinquiéme crime qu’ils commétent, consiste dans les voyes illégitimes & profanes dont ils se servent pour assouvir leur passion brutale ; car comme ce sont eux qui prêchent vôtre Evangile, ils leur font entendre en particulier, une explication bien diférente de celle qu’ils débitent en public, sans quoy ils ne pourroient pas autoriser leur libertinage, qui passe pour crime selon vous autres. Tu vois bien que je parle juste, & que j’ay veu en France ces bons Prêtres noirs ne pas câcher leurs visages avec leurs chapeaux, quand ils voyent les femmes. Encore une fois, mon cher Frére, il est impossible de se passer d’elles à un certain âge, encore moins de n’y pas penser. Toute cette résistance, ces efforts dont tu parles, sont des contes à dormir debout. De même cette occasion que tu prétens qu’on évite en s’enfermant dans le Couvent, pourquoy soufre-t’on que les jeunes Prêtres ou Moines confessent des filles & des femmes ? Est-ce fuir les occasions ? n’est-ce pas plûtôt les chercher ? Qui est l’homme au monde qui peut entendre certaines galanteries dans les Confessionaux, sans être hors de soy même ? sur tout des gens sains, jeunes & robustes qui ne travaillent point, & ne mangent que des viandes nourrissantes, assaisonnées de cent drogues, qui échauffent assez le sang sans autre provocation. Pour moy je m’étonne aprez cela qu’il y ait un seul Ecclésiastique qui aille dans ce paradis du grand Esprit ; & tu ozes me soûtenir que ces gens-là se font Moines & Prêtres pour éviter le péché, pendant qu’il sont adonnez à toutes sortes de vices ? Je sçay par d’habiles François que ceux d’entre vous qui se font Prêtres ou Moines ne songent qu’à vivre à leur aise sans travail, sans inquiétude, de peur de mourir de faim, ou d’aller à l’Armée. Pour bien faire il faudroit que tous ces gens-là se mariassent, & qu’il demeurassent chacun dans leur ménage ; ou tout au moins ne recevoir de Prêtres ou de Moines au dessous de l’âge de 60 ans. Alors ils pourroient confesser, prêcher, visiter sans scrupule les familles, par leur exemple édifier tout le Monde. Alors, dis-je, ils ne pourroient séduire ni femmes ni filles. Ils seroient sages, modérés, considérez par leur vieillesse & par leur conduite, & la Nation n’y perdroit rien, puis qu’à cet âge-là on est hors d’état de faire la guerre.

Lahontan.

Je t’ay déja dit une fois qu’il ne falloit pas comprendre tout le Monde en des choses trés-peu de gens ont part. Il est vray qu’il y en peut avoir quelques-uns qui ne se font Moines ou Prêtres que pour subsister commodément, & qui abandonnant les devoirs de leur Ministére, se contentent d’en tirer les revenus. J’avoüe qu’il y en a d’yvrognes, de violens, & d’emportés dans leurs actions & dans leurs paroles, qu’il s’en trouve d’une avarice sordide, & d’un attachement extréme à leur intérest ; d’orgueilleux, d’implacables dans leurs haines, de paillards, de débauchez, de jureurs, d’ypocrites, d’ignorans, de mondains, de médisans, &c. mais le nombre en est trés petit, parce qu’on ne reçoit dans l’Eglise que des gens sages dont on soit bien assûré, on les éprouve, & on tâche de connoistre le fond de leur ame avant que de les y admétre. Néanmoins, quelque précaution qu’on prenne, il ne se peut faire qu’on n’y soit trompé quelquefois ; C’est pourtant un malheur, car lorsque ces vices paroissent dans la conduite de ces gens-là, c’est asseurément le plus grand des scandales ; dez là les paroles saintes se salissent dans leur bouche, les Loix de Dieu sont méprisées, les choses divines ne sont plus respectées ; le Ministére s’avilit, la Religion en général tombe dans le mépris ; & le peuple n’estant plus retenu par le respect que l’on doit avoir pour la Religion se donne une entiere licence. Mais il faut que tu saches que nous-nous réglons plûtôt par la doctrine que par l’exemple de ces indignes Ecclésiastiques. Nous ne faisons pas comme vous autres, qui n’avez pas le discernement & la fermeté nécessaires pour sçavoir ainsi séparer la doctrine d’avec l’exemple, & pour n’estre pas ébranlez par les scandales que donnent ceux que tu as veu à Paris ; dont la vie & la prédication ne s’acordent pas. Enfin tout ce que j’ay à te dire, c’est que le Pape recommandant expressément à nos Evêques de ne conférer à aucun Sujet indigne les Ordres Ecclésiastiques, ils prénent bien garde à ce qu’ils font, & ils tâchent en même temps de ramener à leur devoir ceux qui s’en écartent.

Adario.

C’est quelque chose d’étrange que depuis que nous parlons ensemble, tu ne me répondes que superficiellement sur toutes les objections que je t’ay fait ; Je voi que tu cherches des détours, & que tu t’éloignes toûjours du sujet de mes questions. Mais à propos du Pape, il faut que tu sçaches, qu’un Anglois me disoit un jour à la Nieu-Jorc, que c’estoit comme nous un homme, mais un homme qui envoyoit en enfer tous ceux qu’il excommunioit, qu’il faisoit sortir d’un second lieu de flammes, que tu as oublié, tous ceux qu’il vouloit, & qu’il ouvroit les portes du Pais du grand Esprit à qui bon luy sembloit, parce qu’il avoit les Clefs de ce bon Païs-là ; si cela est, tous ses amis devroient donc se tuer quand il meurt, pour se trouver à l’ouverture des portes en sa Compagnie ; & s’il a le pouvoir d’envoyer les ames dans le feu éternél, il est dangereux d’être de ses ennemis. Ce même Anglois ajoûtoit que cette grande autorité ne s’étendoit nullement sur la Nation Angloise, & qu’on se moquoit de luy en Angleterre. Di-moy, je te prie, s’il a dit la vérité.

Lahontan.

Il y auroit tant de choses à raconter sur cette question, qu’il me faudroit quinze jours pour te les expliquer. Les Jésuites te les distingueront mieux que moy. Néamoins je puis te dire en passant que l’Anglois railloit en disant quelques véritez. Il avoit raison de te persuader que les gens de la Religion ne demandent pas au Pape le chemin du Ciel, puisque cette foy vive, dont nous avons tant parlé, les y conduit en disant des injures à ce saint homme. Le fils de Dieu veut les sauver tous par son sang & par ses mérites ; Or s’il le veut, il faut que cela soit. Ainsi, tu vois bien qu’ils sont plus heureux que les François dont ce Dieu exige de bonnes œuvres qu’ils ne font guéres. Sur ce pied là nous allons en enfer si nous contrevenons par nos méchantes actions au Commandement de Dieu dont nous avons parlé, quoique nous ayons la même foy qu’eux. A l’égard du second lieu de flammes, dont tu parles, & que nous appellons le Purgatoire, ils sont exempts d’y passer, car ils aimeroient mieux vivre éternellement sur la Terre, sans jamais aller en paradis, que de brûler des milliers d’années chemin faisant. Ils sont si délicats sur le point d’honneur, qu’ils n’accepteroient jamais de présens au prix de quelques bastonades. On ne fait pas, selon eux, une grace à un homme lorsqu’on le maltraite en luy donnant de l’argent, c’est plûtôt une injure. Mais les François, qui sont moins scrupuleux que les Anglois, tienent pour une grande faveur, celle de brûler une infinité de siècles dans ce Purgatoire, parce qu’ils connoissent mieux le prix du Ciel.

Or comme le Pape est leur Créancier, & qu’il leur demande la restitution de ses biens, ils n’ont garde de luy demander ses pardons, c’est à dire un passeport pour aller en paradis, sans passer en Purgatoire ; car il leur donneroit plûtôt pour aller à cet enfer, qu’ils prétendent n’avoir jamais esté fait pour eux. Mais nous autres François qui luy faisons une rente assez belle, par la connoissance que nous avons de son pouvoir extréme, & des péchez que nous commettons tous contre Dieu, il faut de nécessité que nous ayons recours aux indulgences de ce saint homme, pour en obtenir un pardon qu’il a pouvoir de nous acorder ; & tel parmi nous qui seroit condamné à quarante mille ans de Purgatoire, avant que d’aller au Ciel, peut en estre quitte pour une seule parole du Pape. Les Jésuites, comme je te l’ai déja dit, t’expliqueront à merveilles le pouvoir du Pape, & l’état du Purgatoire.

Adario.

La diférence que je trouve entre vôtre créance, & celle des Anglois, embarasse si fort mon esprit, que plus je cherche à m’éclaircir & moins je trouve de lumiéres. Vous feriez mieux de dire tous tant que vous étes, que le grand Esprit a donné des lumiéres sufisantes à tous les hommes, pour conoître ce qu’ils doivent croire & ce qu’il doivent faire, sans se tromper. Car j’ay ouï dire que parmi chacune de ces Religions diférentes, il s’y trouve un nombre de gens de diverses opinions ; comme, par exemple, dans la vôtre chaque Ordre Religieux soutient certains points diférents des autres, & se conduit aussi diversement en ses Instituts qu’en ses habits, cela me fait croire qu’en Europe chacun se fait une religion à sa mode, diférente de celle dont il fait profession extérieure. Pour moy, je croy que les hommes sont dans l’impuissance de conoître ce que le grand Esprit demande d’eux, & je ne puis n’empêcher de croire que ce grand Esprit estant aussi juste & aussi bon qu’il l’est, sa justice ait pû rendre le salut des hommes si difficile, qu’ils seront tous damnés hors de vostre religion, & que même peu de ceux qui la professent iront dans ce grand paradis. Croi-moy les affaires de l’autre monde sont bien diférentes de celles-ci. Peu de gens sçavent ce qui s’y passe. Ce que nous sçavons c’est que nous autres Hurons ne sommes pas les auteurs de notre création ; que le grand Esprit nous a fait honnêtes gens, en vous faisant des scelerats qu’il envoye sur nos Terres, pour corriger nos défauts & suivre nostre exemple. Ainsi, mon Frére, croi tout ce que tu voudras, aïe tant de foy qu’il te plaira, tu n’iras jamais dans le bon pais des Ames si tu ne te fais Huron. L’innocence de nôtre vie, l’amour que nous avons pour nos fréres, la tranquillité d’ame dont nous jouissons par le mépris de l’intérest, sont trois choses que le grand Esprit exige de tous les hommes en général. Nous les pratiquons naturellement dans nos Villages, pendant que les Européans se déchirent, se volent, se diffament, se tuent dans leurs Villes, eux qui voulant aller au pais des Ames ne songent jamais à leur Créateur, que lors qu’ils en parlent avec les Hurons. Adieu, mon cher Frére, il se fait tard ; je me retire dans ma Cabane pour songer à tout ce que tu m’as dit, afin que je m’en ressouvienne demain, lorsque nous raisonnerons avec le Jésuite.


DES LOIX.

Lahontan.

Et bien, mon Ami, tu as entendu le Jésuite, il t’a parlé clair, il t’a bien mieux expliqué les choses que moy. Tu vois bien qu’il y a de la diférence de ses raisonemens aux miens. Nous autres gens de guerre ne sçavons que superficiellement notre réligion, qui est pourtant une science que nous devrions sçavoir le mieux : mais les Jésuites la possédent à tel point, qu’ils ne manquent jamais de convaincre les Peuples de la Terre les plus incrédules & les plus obstinez.

Adario.

A te parler franchement, mon cher Frére, je n’ay pû concevoir quasi rien de ce qu’il m’a dit, & je suis fort trompé s’il l’a compris luy même. Il m’a dit cent fois les mêmes choses dans ma Cabane, & tu as bien pû remarquer que je luy répondis vint fois hier, que j’avois déja entendu ses raisonnements à diverses reprises. Ce que je trouve encore de ridicule c’est qu’il me persécute à tout moment de les expliquer mot pour mot au gens de ma Nation, parce que, dit-il, ayant de l’esprit, je puis trouver des termes assez expressifs dans ma Langue, pour rendre le sens de ses paroles plus intelligible que luy, à qui le langage Huron n’est pas assez bien connu. Tu as bien veu que je luy ay dit qu’il pouvoit baptizer tous les enfans qu’il voudroit, quoi qu’il n’ait sçeu me faire entendre ce que c’est que le bâtême. Qu’il fasse tout ce qu’il voudra dans mon Village, qu’il y fasse des Chrétiens, qu’il prêche, qu’il bâtize, je ne l’en empêche pas. C’est assez parler de Religion ; venons à ce que vous appellez les Loix ; c’est un mot comme tu sçais que nous ignorons dans nostre langue ; mais j’en connois la force & l’expression, par l’explication que tu me donnas l’autre jour ; avec les exemples que tu ajoûtas pour me le faire mieux concevoir. Di-moy, je te prie, les Loix n’est-ce pas dire les choses justes & raisonnables ? Tu dis qu’oüy ; & bien, observer les Loix c’est donc observer les choses justes & raisonnables. Si cela est, il faut que vous preniez ces choses justes & raisonnables dans un autre sens que nous ; ou, que, si vous les entendés de même, vous ne les suiviez jamais.

Lahontan.

Vraiment tu fais là de beaux contes & de belles distinctions ! est ce que tu n’as pas l’esprit de concevoir depuis 20. ans, que ce qui s’appelle raison, parmi les Hurons, est aussi raison parmi les François ? Il est bien sûr que tout le Monde n’observe pas ces Loix, car si on les observoit, nous n’aurions que faire de châtier personne ; alors ces Juges que tu as veu à Paris & à Quebec, seroient obligés de chercher à vivre par d’autres voies. Mais comme le bien de la société consiste dans la justice & dans l’observance de ces Loix, il faut châtier les méchans, & recompenser les bons ; sans cela tout le Monde s’égorgeroit, on se pilleroit, on se diffameroit, en un mot, nous ferions les gens du Monde les plus malheureux.

Adario.

Vous l’étes assez déja, je ne conçoi pas que vous puissiez l’être davantage. O quel genre d’hommes sont les Européans ! O quelle sorte de creatures ! qui font le bien par force, & n’évitent à faire le mal que par la crainte des châtimens ? Si je te demandois ce que c’est qu’un homme, tu me repondrois que c’est un François, & moi je te prouverai que c’est plûtôt un Castor. Car un homme n’est pas homme à cause qu’il est planté droit sur ses deux pieds, qu’il sçait lire & écrire, & qu’il a mille autres industries. J'apelle un homme celui qui a un penchant naturel à faire le bien & qui ne songe jamais à faire du mal. Tu vois bien que nous n’avons point des Juges ; pourquoy ? parce que nous n’avons point de querelles ni de procez. Mais pourquoy n’avons nous pas de procez ? C’est parce que nous ne voulons point recevoir ni connoître l’argent. Pourquoy est-ce que nous ne voulons pas admétre cet argent ? c’est parce que nous ne voulons pas de loix, & que depuis que le monde est monde nos Péres ont vêcu sans cela. Au reste, il est faux, comme je l’ay déja dit, que le mot de Loix signifie parmi nous les choses justes & raisonables, puis que les riches s’en moquent & qu’il n’y a que les malheureux qui les suivent. Venons donc à ces loix ou choses raisonnables. Il y a cinquante ans que les Gouverneurs de Canada prétendent que nous soyons sous les Loix de leur grand Capitaine. Nous-nous contentons de nier nostre dépendance de tout autre que du grand Esprit ; nous sommes nez libres & fréres unis, aussi grands Maîtres les uns que les autres ; au lieu que vous étes tous des esclaves d’un seul homme. Si nous ne répondons pas que nous prétendons que tous les François dépendent de nous, c’est que nous voulons éviter des quérelles. Car sur quel droits & sur quelle autorité fondent-ils cette prétention ? Est-ce que nous-nous sommes vendus à ce grand Capitaine ? Avons nous été en France vous chercher ? C’est vous qui estes venus ici nous trouver. Qui vous a donné tous les païs que vous habitez ? De quel droit les possédez vous ? Ils apartiénent aux Algonkins depuis toûjours. Ma foy, mon cher Frére, je te plains dans l’ame ; Croi-moy, fais toy Huron. Car je voi la diférence de ma condition à la tienne. Je suis maître de mon corps, je dispose de moy-même, je fais ce que je veux, je suis le premier & le dernier de ma Nation ; je ne crains personne, & ne dépens uniquement que du grand Esprit. Au lieu que ton corps & ta vie dépend de ton grand Capitaine ; son Viceroy dispose de toi, tu ne fais pas ce que tu veux, tu crains voleurs, faux témoins, assassins &c. Tu dépens de mille gens que les Emplois ont mis au dessus de toy. Est-il vray ou non ? sont-ce des choses improbables & invisibles ? Ha ! mon cher Frére, tu vois bien que j’ay raison ; cependant tu aimes encore mieux estre Esclave François, que libre Huron ; O le bel homme qu’un François avec ses belles Loix, qui croyant estre bien sage est assûrement bien fou ! puis qu’il demeure dans l’esclavage & dans la dépendance, pendant que les Animaux mêmes joüissant de cette adorable Liberté, ne craignent, comme nous, que des ennemis étrangers.

Lahontan.

En vérité, mon Ami, tes raisonnemens sont aussi sauvages que toy. Je ne concoi pas qu’un homme d’esprit & qui a esté en France & à la Nouvelle Angleterre puisse parler de la sorte. Que te sert-il d’avoir vû nos Villes, nos Forteresses, nos Palais, nos Arts, nôtre industrie & nos plaisirs ? Et quand tu parles de Loix sévéres, d’esclavage, & de mille autres sotises, il est seur que tu prêches contre ton sentiment. Il te fait beau voir me citer la félicité des Hurons, d’un tas de gens qui ne font que boire, manger, dormir, chasser, & pêcher, qui n’ont aucune commodité de la vie, qui font quatre cens lieues à pied pour aller assommer quatre Iroquois, en un mot, des hommes qui n’en ont que la figure. Au lieu que nous avons nos aises, nos commoditez ; & mille plaisirs, qui font trouver les momens de la vie supportables ; il ne faut qu’estre honnête homme & ne faire de mal à personne, pour n’être pas exposé à ces Loix, qui ne sont sévéres qu’envers les scélerats & les méchans.

Adario.

Vraiment, Mon cher Frére, tu aurois beau estre honnête homme, si deux faux témoins avoient juré la perte, tu verrois bien si les Loix sont sévéres ou non. Est-ce que les Coureurs de bois ne m’ont pas cité vint exemples de gens innocens que vos Loix ont fait mourir cruellement, & dont on n’a reconnu l’innocence qu’aprés leur mort. Je ne sçay pas si cela est vray ; mais je voi bien que cela peut être. Ne m’ont-ils pas dit encore (quoique je l’eusse oüi conter en France) qu’on fait soufrir des tourmens épouvantables à de pauvres innocens, pour leur faire avoüer, par la violence des tortures, tout le mal qu’on veut qu’ils aient fait, & dix fois d’avantage. O quelle tirannie exécrable ! Cependant les François prétendent estre des hommes. Les femmes ne sont pas plus exemptes de cette horrible cruauté, & les uns & les autres aiment mieux mourir une fois, que cinquante ; ils ont raison. Que si, par une force de courage extraordinaire, ils peuvent soufrir ces tourmens, sans avoüer ce crime qu’ils n’ont pas commis ; quelle santé, quelle vie leur en reste-t-il ? Non non, mon cher Frére, les Diables noirs, dont les Jésuites nous parlent tant, ne sont pas dans le Païs où les ames brûlent ; ils sont à Quebec & en France, avec les Loix, les faux Témoins, les commoditez de la vie, les Villes, les Forteresses & les plaisirs dont tu me viens de parler.

Lahontan.

Les Coureurs de Bois, & les autres qui t’ont fait de semblables contes, sans te raconter sur cela ce qu’ils ne connoissoient pas, sont des sots qui feroient mieux de se taire. Je veux t’expliquer l’affaire comme elle est. Supposons deux faux Témoins qui déposent contre un homme. On les met d’abord en deux Chambres séparées, où ils ne peuvent ni se voir ni se parler. On les interroge ensuite diverses fois l’un aprés l’autre, sur les mêmes déclarations qu’ils font contre l’Accusé ; & les Juges ont tant de conscience qu’ils employent toute l’industrie possible pour découvrir si l’un des deux, ou tous les deux ensemble, ne se coupent point. Si par hazard on découvre de la fausseté dans leurs témoignages, ce qui est aisé à voir, on les fait mourir sans remission. Mais s’il paroît qu’ils ne se contredisent en rien ; on les présente devant l’Accusé pour sçavoir s’il ne les recuse pas ; & s’il se tient à leur conscience. S’il dit que ouï, & qu’en suite ces Témoins jurent par le grand Dieu, qu’ils ont veu tuer, violer, piller, &c. les Juges le comdamnent à mort : A l’égard de la torture, elle ne se donne que quand il ne se trouve qu’un seul témoin, parce qu’il ne sufit pas, les Loix voulant que deux hommes soient une preuve sufisante, & qu’un seul homme soit une demi preuve ; mais il faut que tu remarques que les Juges prénent toute la précaution imaginable, de peur de rendre d’injustes jugemens.

Adario.

Je suis aussi sçavant que je l’estois ; car au bout du conte, deux faux Témoins s’entendent bien, avant que de se présenter, & la torture ne se donne pas moins par la déclaration d’un scelerat que par celle d’un honnête homme, qui, selon moy, cesseroit de l’être par son témoignage, quoiqu’il eut veu le crime. Ah ! les bonnes gens que les François, qui, bien loin de se sauver la vie les uns aux autres comme fréres, le pouvant faire, ne le font pas. Mais, di-moy, que pense-tu de ces Juges ? Est-il vray qu’il y en ait de si ignorans comme on dit, & d’autres si méchans, que pour un Ami, pour une Courtisane, pour un grand Seigneur, ou pour de l’argent, ils jugent injustement contre leurs consciences ? Je te voi déja prêt de dire que cela est faux ; que les Loix sont des choses justes & raisonables. Cependant je sçay que cela est aussi vray que nous sommes ici. Car celui qui a raison de demander son bien à un autre qui le posséde injustement, fait voir clair comme le jour la vérité de la cause, n’atrape rien du tout, si ce Seigneur, cette Courtisane, cet Ami & cet argent parlent pour sa partie, aux Juges, qui doivent décider l’afaire. Il en est de même pour les gens accusez de crime. Ha ! vive les Hurons, qui sans Loix, sans prisons, & sans tortures, passent la vie dans la douceur, dans la tranquillité, & joüissent d’un bonheur inconnu aux François. Nous vivons simplement sous les Loix de l’instinct, & de la conduite innocente que la Nature sage nous a imprimée dés le berceau. Nous sommes tous d’acord, & conformes en volontez, opinions & sentimens. Ainsi, nous passons la vie dans une si parfaite intelligence, qu’on ne voit parmi nous ni procez, ni dispute, ni chicanes. Ha ! malheureux, que vous estes à plaindre d’estre exposés à des Loix auxquelles vos Juges ignorans, injustes & vicieux contreviennent autant par leur conduite particuliere qu’en l’administration de leurs Charges. Ce sont-là ces équitables Juges qui manquent de droiture, qui ne raportent leur Emploi qu’à leurs interêts, qui n’ont en veüe que de s’enrichir, qui ne sont accessibles qu’au démon de l’argent, qui n’administrent la justice que par un principe d’avarice, ou par passion, qui autorisant le crime exterminent la justice & la bonne foy, pour donner cours à la tromperie, à la chicane, à la longueur des procez, à l’abus & à la violation des sermens, & à une infinité d’autres désordres. Voilà ce que sont ces grands Souteneurs des belles Loix de la Nation Françoise.

Lahontan.

Je t’ay déja dit qu’il ne faut pas croire tout ce que les sottes gens disent ; tu t’amuses à des Ignorans qui n’ont pas la teinture du sens commun, & qui te débitent des mensonges pour des véritez. Ces mauvais Juges, dont ils t’ont parlé, sont aussi rares que les Castors blancs. Car on n’en trouveroit peut-être pas quatre dans toute la France. Ce sont des gens qui aiment la vertu, & qui ont une ame à sauver comme toy & moy ; qui en qualité de personnes publiques ont à répondre devant un juge qui n’a point d’égard à l’apparence des Personnes, & devant lequel le plus grand des Monarques n’est pas plus que le moindre des Esclaves. Il n’y en a presque point qui n’aimât mieux mourir, que de blesser sa conscience & de violer les Loix ; l’argent est de la boue pour eux, les femmes les échaufent moins que la Glace, les Amis & les grands Seigneurs ont moins de pouvoir sur leur esprit que les vagues contre les rochers ; ils corrigent le libertinage, ils reforment les abus, & ils rendent la justice à ceux qui plaident, sans qu’aucun interêt s’en mêle. Pour moy, j’ay perdu tout mon bien en perdant trois ou quatre procez à Paris, mais je serois bien faché de croire qu’ils les ont mal jugés ; quoique mes Parties, avec de trés mauvaises causes, me manquoient ni d’argent ni d’amis. Ce sont les Loix qui m’ont jugé, & les Loix sont justes & raisonnables ; je croyois avoir raison parce que je ne les avois pas bien étudiées.

Adario.

Je t’avoüe que je ne conçois rien à ce que tu me dis ; car enfin je sçay le contraire, & ceux qui m’ont parlé des vices de ces Juges sont assûrément des gens d’esprit & d’honneur. Mais quand personne me m’en auroit informé, je ne suis pas si grossier que je ne voye moy-même l’injustice des Loix & des Juges. Ecoute un peu, mon cher Frere ; allant un jour de Paris à Versailles, je vis à moitié chemin un Païsan qu’on alloit foüéter pour avoir pris des perdrix & des liévres à des lacets. J’en vis un autre entre la Rochelle & Paris qu’on condamna aux galéres, parce qu’on le trouva saisi d’un petit sac de sel. Ces deux miserables hommes furent châtiez par ces injustes Loix, pour vouloir faire subsister leurs pauvres Familles ; pendant qu’un million de Femmes font des enfans en l’absence de leurs Maris ; que des Médecins font mourir les trois Carts des hommes, & que les Joüeurs mettent leurs familles à la mendicité, en perdant tout ce qu’ils ont au Monde, sans être châtiés ; Où sont donc ces Lois justes & raisonnables, où sont ces Juges qui ont une ame à garder comme toy & moy ? Aprés cela tu ozes encore dire que les Hurons sont des Bêtes ! Vraiment ce seroit quelque chose de beau si nous allions châtier un de nos Fréres pour des liévres & pour des perdrix ! Ce seroit encore une belle chose entre nous, de voir nos femmes multiplier le nombre de nos enfans pendant que nous allons en guerre contre nos ennemis. Des Médecins empoisonner nos familles, & des Joüeurs perdre les Castors de leurs chasses ; ce sont pourtant des bagatelles en France qui ne sont point sujettes aux belles Loix des François. En vérité, il y a bien de l’aveuglement dans l’esprit de ceux qui nous connoissent, & ne nous imitent pas.

Lahontan.

Tout beau, mon cher Ami, tu vas trop vite, croi moi, tes connoissances sont si bornées, comme je t’ay déja dit, que la portée de ton esprit n’envisage que l’apparence des choses. Si tu voulois entendre raison, tu concevrois d’abord que nous n’agissons que sur de bons principes, pour le maintien de la Société. Il faut que tu sçaches que les loix condamnent les gens qui tombent dans les cas que tu viens de citer, sans en excepter aucun. Premiérement les Loix défendent aux Païsans de tuer ni liévres ni perdrix, sur tout aux environs de Paris ; parce qu’ils en dépeupleroient le Royaume, s’il leur étoit permis de chasser. Ces gens-là ont recû de leurs Seigneurs les terres dont ils joüissent, & ceux-ci se sont réservé la chasse, comme leurs Maitres. Les païsans leur font un vol, & contreviennent en même-temps à la défence établie par les Loix. De même ceux qui transportent du sel, parce que c’est un droit qui appartient directement au Roi. A l’égard des Femmes & des Joüeurs, dont tu viens de parler, il faut que tu croyes qu’on les renferme dans des prisons & dans des Couvens, d’où ni les uns ni les autres ne sortent jamais. Pour ce qui est des Médecins, il ne seroit pas juste de les maltraiter, car de cent malades il n’en tuent pas deux, ils font ce qu’ils peuvent pour nous guérir. Il faut bien que les Vieillards & les gens usez finissent. Néanmoins quoique nous ayons tous affaire de ces Docteurs, s’il estoit prouvé qu’ils eussent fait mourir quelqu’un par ignorance, ou par malice, les Loix ne les épargneroient pas plus que les autres, & les condamneroient à des prisons perpétuelles &, peut-être, à quelque chose de pis.

Adario.

Il faudroit bien des prisons si ces Loix étoient observées ; mais je vois bien que tu ne dis pas tout, & que tu serois fâché de pousser la chose plus loin, de peur de trouver mes raisons sans replique. Venons maintenant à ces deux hommes qui se sauvérent l’année passée à Quebec pour n’être pas brulés en France, & disons, en examinant le crime dont on les accuse, qu’il y a de bien sottes Loix en Europe. Hé bien ces deux François sont des prétendus Magiciens Jongleurs, on les accuse d’avoir jonglé, quel mal ont-ils fait ? Ces pauvres gens ont peut-être eû quelque maladie, qui leur a laissé cette folie, comme il arrive parmi nous. Di-moi un peu, je te prie, quel mal font nos Jongleurs ? Ils s’enferment seuls dans une petite Cabane lorsqu’on leur recommande quelque malade, ils y chantent, ils crient, ils dancent, ils disent cent extravagances ; ensuite ils font connoître aux Parens du malade qu’il faut faire un festin pour consoler le malade, soit de viande, soit de poisson, selon le goût de ce Jongleur, qui n’est qu’un Médecin imaginaire, dont l’esprit est troublé par l’accident de quelque fiévre chaude qu’il a essuyée. Tu vois bien que nous-nous raillons d’eux en leur absence, & que nous connoissons leur fourberie ; tu sçais encore qu’ils sont comme des insensez dans leurs actions comme dans leurs paroles, qu’ils ne vont ni à la chasse ni à la guerre. Pourquoy brûlerions-nous les pauvres gens qui parmi vous ont le même malheur ?

Lahontan.

Il y a bien de la diférence de nos Jongleurs aux vôtres ; car ceux parmi nous qui le sont parlent avec le méchant Esprit, font des festins avec luy, toutes les nuits ; ils empêchent un mari de caresser sa femme par leurs sortileges ; ils corrompent aussi les filles sages & vertueuses par un charme qu’ils métent dans ce qu’elles doivent boire ou manger. Ils empoisonnent les Bestiaux, ils font périr les biens de la Terre, mourir les hommes en langueur, blesser les femmes grosses ; & cent autres maux que je ne te raconte pas. Ces gens-là s’appellent Enchanteurs & Sorciers, mais il y en d’autres encore plus méchans ; ce sont les Magiciens. Ils ont des conversations familiéres avec le méchant Esprit, ils le font voir à ceux qui en ont la curiosité sous telle figure qu’ils veulent. Ils ont des secrets pour faire gagner au jeu & enrichir ceux à qui ils les donnent. Ils devinent ce qui doit arriver ; ils ont le pouvoir de se métamorphoser en toutes sortes d’Animaux, & de figures les plus horribles ; ils vont en certaines maisons faire des hurlemens affreux mêlés de cris & de plaintes effroyables, ils y paroissent tous en feu plus hauts que des arbres, traînant des chaînes aux pieds, portant des serpens dans la main ; enfin ils épouvantent tellement les gens, qu’on est obligé d’aller chercher les Prêtres pour les exorciser, croyant que ce sont des ames qui viennent du Purgatoire en ce monde, y demander quelques Messes, dont elles ont besoin pour aller jöuir de la veüe de Dieu. Il ne faut donc pas que tu t’étonnes si on les fait brûler sans remission, selon les Loix dont nous parlons.

Adario.

Quoi ! seroit-il possible que tu croïes ces bagatelles ? Il faut asseurément que tu railles, pour voir ce que je répondray. C’est apparemment de ces contes que j’ay veu dans les fables d’Esope, livres où les Animaux parlent. Il y a icy des Coureurs de Bois qui les lisent tous les jours, & je me trompe fort si ce que tu viens de me raconter, n’y est écrit. Car il faudroit être fou pour croire sérieusement, que le méchant Esprit, supposé qu’il soit vray qu’il y en ait un, tel que les Jésuites me l’ont dépeint, eût le pouvoir de venir sur la Terre. Si cela étoit, il y feroit assés de mal luy-même sans le faire faire à ces Sorciers, & s’il se communiquoit à un homme il se communiqueroit bien à d’autres ; & comme il y a plus de méchans hommes que de bons parmi vous, il n’y en a pas un qui ne voulût être sorcier ; alors tout seroit perdu, le Monde seroit renversé, en un mot ce seroit un désordre irrémédiable. Sçais tu bien, mon Frére, que c’est faire tort au grand Esprit de croire ces sotises. Car c’est l’accuser d’autorizer les méchancetez & d’être la cause directe de toutes celles que tu viens de raconter, en permettant à ce méchant Esprit de sortir de l’enfer. Si le grand Esprit est si bon que nous le sçavons toy & moy, il seroit plus croyable qu’il envoyât de bonnes Ames sous d’agréables figures, reprocher aux hommes leurs mauvaises actions & les inviter à l’amiable de pratiquer la vertu, en leur faisant une peinture du bonheur des Ames qui sont heureuses dans le bon Païs où elles sont. A l’égard de celles qui sont dans le Purgatoire (si tant est qu’il y ait un tel lieu) il me semble que le grand Esprit n’a guére besoin d’estre prié par des gens, qui ont assez affaire de prier pour eux-mêmes ; & qu’il pourroit bien leur donner la permission d’aller au Ciel, s’il leur acorde celle de venir sur la Terre. Ainsi, mon cher Frére, si tu me parles sérieusement de ces choses, je croiray que tu rêves, ou que tu as perdu le sens. Il faut qu’il y ait quelque autre méchanceté dans l’acusation de ces deux Jongleurs, ou bien vos Loix & vos Juges sont aussi fort déraisonables. La conclusion que je tirerois de ces méchancetez, si elles étoient vraïes ; c’est que puisqu’on ne voit rien de semblable chez aucun peuple de Canada, il faut absolument que ce méchant Esprit ait un pouvoir sur vous, qu’il n’a pas sur nous. Cela étant nous sommes donc de bonnes gens, & vous, tout au contraire pervers, malicieux & adonnez à toutes sortes de vices & de méchancetez. Mais finissons, je te prie, sur cette matiére, dont je ne veux entendre aucune replique ; & di moy, à propos de Loix, pourquoy elles soufrent qu’on vende les filles pour de l’argent à ceux qui veulent s’en servir ? Pourquoy on permet certaines Maisons publiques, où les putains & les maquerelles s’y trouvent à toute heure pour toute sorte de gens ? Pourquoy on permet de porter l’épée aux uns, pour tuer ceux à qui il est defendu d’en porter ? Pourquoy permet on encore de vendre du vin au dessus de certaine quantité, & dans lequel on met mille drogues qui ruinent la santé ? Ne vois-tu pas les malheurs qui arrivent icy, comme à Quebec, par les yvrognes ? Tu me répondras, comme d’autres ont déja fait, qu’il est permis au Cabarétier de vendre le plus de marchandise qu’il peut pour gagner sa vie, que celuy qui le boit doit se conduire lui-même, & se modérer sur toutes choses. Mais je te prouveray que cela est impossible, parce qu’on a perdu la raison avant qu’on puisse s’en apercevoir ; ou du moins elle demeure si afoiblie, qu’on ne connoît plus ce qu’on doit faire. Pourquoy ne défend-on pas aussi les jeux excessifs qui traînent mille maux aprez eux. Les de Péres ruïnent leurs familles (comme je t’ay déja dit,) les enfans volent leurs Péres ou les endétent ; les filles & les femmes se vendent quand elles ont perdu leur argent, aprez avoir consumé leurs meubles & leurs habits ; delà viennent des disputes, des meurtres, des inimitiez & des haines irréconciliables. Voilà mon Frére, des defences inutiles chez les Hurons, mais qu’on devroit bien faire dans le Païs des François ; ainsi peu à peu reformant les abus que l’intérêt a introduit parmi vous, j’espérerois que vous pourriez un jour vivre sans loix, comme nous faisons.

Lahontan.

Je t’ay déja dit une fois, qu’on châtioit les Joüeurs, on en use des même envers les Maqueraux & les Courtisanes, sur tout envers les Cabarétiers, lorsqu’il arrive du désordre chez eux. La diférence qu’il y a, c’est que nos Villes sont si grandes & si peuplées, qu’il n’est pas facile aux Juges de découvrir les méchancetez qu’on y fait. Mais cela n’empêche pas que les Loix ne les défendent, & on fait tout ce qu’on peut pour rémédier à ces maux. En un mot, on travaille avec tant de soin & d’aplication à détruire les mauvaises coûtumes, à établir le bel ordre par tout, à punir le vice, & à recompenser le mérite, que, pour peu que tu voulusses te défaire de tes mauvais préjugez & considérer à fond l’excellence de nos loix, tu serois obligé d’avouer que les François sont gens équitables, judicieux & sçavans, qui suivent mieux que vous autres les véritables régles de la Justice & de la Raison.

Adario.

Je voudrois bien avoir occasion de le croire avant que de mourir, car j’aime naturellement les bons François ; mais j’apréhende bien de n’avoir pas cette consolation. Il faut donc que vos Juges commencent les premiers à suivre les Loix, pour donner exemple aux autres, qu’ils cessent d’oprimer les Veuves, les Orphelins & les misérables ; qu’ils ne fassent pas languir les procez des Plaideurs, qui font des voyages de cent lieües ; en un mot, qu’ils jugent les causes de la même maniére que le grand Esprit les jugera. Que vos Loix diminuent les tributs & les impositions que les pauvres gens sont obligés de païer, pendant que les riches de tous états ne païent rien à proportion des biens qu’ils possédent. Il faut encore que vous défendiez aux Coureurs de Bois d’aporter de l’eau de vie dans nos Villages, pour arrêter le cours des yvogneries qui s’y font. Alors j’espéreray que peu à peu vous vous perfectionerez, que l’égalité de biens pourra venir peu à peu, & qu’à la fin vous détesterez cet interêt qui cause tous les maux qu’on voit en Europe ; Ainsi n’ayant ni tien ni mien, vous vivrez avec la même felicité des Hurons. C’en est assez pour aujourd’huy. Voilà mon Esclave qui vient m’avertir qu’on m’attend au Village. Adieu, mon cher Frére, jusqu’à demain.

Lahontan.

Il ne semble, mon cher Ami, que tu ne viendrois pas de si bonne heure chez moy, si tu n’avois envie de disputer encore. Pour moy, je te déclare, que je ne veux plus entrer en matiére avec toy, puisque tu n’és pas capable de concevoir mes raisonnemens, tu es si fort prévenu en faveur de ta Nation, si fort préocupé des tes manieres sauvages, & si peu porté à examiner les nôtres, comme il faut, que je ne daigneray plus me tuer le corps & l’ame, pour te faire connoître l’ignorance & la misére dans lesquelles on voit que les Hurons ont toûjours vécu. Je suis ton Ami, tu le scais ; ainsi je n’ay d’autre intérêt que celuy de te montrer le bonheur des François ; afin que tu vives comme eux, aussi bien que le reste de ta Nation. Je t’ay dit vint fois que tu t’ataches à considérer la vie de quelques méchans François, pour mesurer tous les autres à leur aune ; je t’ay fait voir qu’on les châtioit ; tu ne te paye pas de ces raisons là, tu t’obstines par des réponces injurieuses à me dire que nous ne sommes rien moins que des hommes. Au bout du conte je suis las d’entendre des pauvretez de la bouche d’un homme que tous les François regardent comme un trés habile Personnage. Les gens de ta Nation t’adorent tant par ton esprit, que par ton expérience & ta valeur. Tu es Chef de guerre & Chef de Conseil ; & sans te flatter, je n’ay guére veu de gens au monde plus vifs & plus pénétrans que tu l’es ; Ce qui fait que je te plains de tout mon cœur de ne vouloir pas te défaire de tes préjugés.

Adario.

Tu as tort, mon cher Frére, en tout ce que tu dis, car je ne me suis formé aucune fausse idée de vôtre Religion ni de vos Loix ; l’exemple de tous les François en général, m’engagera toute ma vie, à considérer toutes leurs actions, comme indignes de l’homme. Ainsi mes idées sont justes, mes préjugez sont bien fondés, je suis prêt à prouver ce que j’avance. Nous avons parlé de Religion & de Loix, je ne t’ay répondu que le quart de ce que je pensois sur toutes les raisons que tu m’as alléguées ; tu blâmes nôtre maniére de vivre ; les François en général nous prénent pour des Bétes, les Jésuites nous traitent d’impies, de foux, d’ignorans & de vagabons : & nous vous regardons tout sur le même pied. Avec cette différence que nous nous contentons de vous plaindre, sans vous dire des injures. Ecoute, mon cher Frére, je te parle sans passion, plus je réfléchis à la vie des Européans & moins je trouve de bonheur & de sagesse parmi eux. Il y a six ans que je ne fais que penser à leur état. Mais je ne trouve rien dans leurs actions qui ne soit au dessous de l’homme, & je regarde comme impossible que cela puisse être autrement, à moins que vous ne veuilliez vous réduire à vivre, sans le Tien ni le Mien, comme nous faisons. Je dis donc que ce que vous appelez argent, est le démon des démons, le Tiran des François ; la source des maux ; la perte des ames & le sepulcre des vivans. Vouloir vivre dans les Païs de l’argent & conserver son ame, c’est vouloir se jetter au fond du Lac pour conserver sa vie ; or ni l’un ni l’autre ne se peuvent. Cet argent est le Pére de la luxure, de l’impudicité, de l’artifice, de l’intrigue, du mensonge, de la trahison, de la mauvaise foy, & généralement de tous les maux qui sont au Monde. Le Pere vend ses enfans, les Maris vendent leurs Femmes, les Femmes trahissent leurs Maris, les Fréres se tuent, les Amis se trahissent, & tout pour de l’argent, Di-moy, je te prie, si nous avons tort aprez cela, de ne vouloir point ni manier, ni même voir ce maudit argent.

Lahontan.

Quoy, sera-t-il possible que tu raisoneras tousjours si sottement ! au moins écoute une fois en ta vie avec attention ce que j’ay envie de te dire. Ne vois-tu pas bien, mon Ami, que les Nations de l’Europe ne pourroient pas vivre sans l’or & l’argent, ou quelque autre chose précieuse. Déja les Gentishommes, les Prêtres, les Marchans & mille autres sortes de gens qui n’ont pas la force de travailler à la terre, mourroient de faim. Comment nos Rois seroient-ils Rois ? Quels soldats auroient ils ? Qui est celuy qui voudroit travailler pour eux, ni pour qui que ce soit ? Qui est celuy qui se risqueroit sur la mer ? Qui est celuy qui fabriqueroit des armes pour d’autres que pour soi ? Croy-moy, nous serions perdus sans ressource, ce seroit un Cahos en Europe, une confusion, la plus épouvantable qui se puisse imaginer.

Adario.

Vraîment tu me fais là de beaux contes, quand tu parles des gentishommes, des Marchans & des Prêtres ! Est-ce qu’on en verroit s’il n’y avoit ni Tien ni Mien ? Vous seriez tous égaux, comme les Hurons le sont entr’eux. Ce ne seroit que les trente premières années aprés le banissement de l’intérêt qu’on versoir une étrange désolation ; car ceux qui ne sont propres qu’à boire, manger, dormir, & se divertir, mourroient en langueur ; mais leurs décendans vivroient comme nous. Nous avons assez parlé des qualitez qui doivent composer l’homme intérieurement comme sont la sagesse, la raison, l’équité &c. qui se trouvent chez les Hurons. Je t’ai fait voir que l’interêt les détruit toutes, chez vous ; que cet obstacle ne permet pas à celuy qui conoît cet intérêt d’être homme raisonable. Mais voyons ce que l’homme doit être extérieurement ; Premiérement, il doit sçavoir marcher, chasser, pêcher, tirer un coup de fléche ou de fusil, sçavoir conduire un Canot, sçavoir faire la guerre, conoître les bois, éstre infatiguable, vivre de peu dans l’ocasion, construire des Cabanes & des Canots, faire, en un mot, tout ce qu’un Huron fait. Voilà ce que j’apelle un homme. Car Di-moy, je te prie, Combien de millions de gens y-a-t il en Europe, qui, s’ils étoient trente lieües dans des forêts, avec un fusil ou des fléches, ne pourroient ni chasser de quoi se nourrir, ni même trouver le chemin d’en sortir. Tu vois que nous traversons cent lieües de bois sans nous égarer, que nous tuons les oiseaux & les animaux à coups de fléches, que nous prenons du poisson par tout où il s’en trouve, que nous suivons les hommes & les bêtes fauves à la piste, dans les prairies & dans les bois, l’été comme l’hiver que nous vivons de racines, quand nous sommes aux portes des Iroquois, que nous sçavons manier la hache & le coûteau, pour faire mille ouvrages nous-mêmes. Càr, si nous faisons toutes ces choses, pourquoy ne les feriés vous pas comme nous ? N’étes vous pas aussi grands, aussi forts, & aussi robustes ? Vos Artisans ne travaillent-ils pas à des ouvrages incomparablement plus difficiles & plus rudes que les nôtres ? Vous vivriés tous de cette maniére là, vous seriés aussi grands maîtres les uns que les autres. Vôtre richesse seroit, comme la nôtre, d’aquérir de la gloire dans le mêtier de la guerre, plus on prendroit d’esclaves, moins on travailleroit ; en un mot, vous seriez aussi heureux que nous.

Lahontan.

Appelles-tu vivre heureux, d’estre obligé de gîter sous une miserable Cabane d’écorce, de dormir sur quatre mauvaises couvertures de Castor, de ne manger que du rôti & du boüilli, d’être vêtu de peaux, d’aller à la chasse des Castors, dans la plus rude saison de l’année ; de faire trois cens lieües à pied dans des bois épais, abatus & inaccessibles, pour chercher les Iroquois ; aller dans de petits canots se risquer à périr chaque jour dans vos grands Lacs, quand vous voyagez. Coucher sur la dure à la belle étoile, lorsque vous aprochés des Villages de vos ennemis : être contrains le plus souvent de courir sans boire ni manger, nuit & jour, à toute jambe, l’un deçà, l’autre de là, quand ils vous poursuivent, d’estre réduits à la derniere des miséres, si par amitié & par commisération les Coureurs de Bois n’avoient la charité de vous porter des fusils, de la poudre, du plomb, du fil à faire des filets, des haches, des couteaux des aiguilles, des Alesnes, des ameçons, des chaudiéres, & plusieurs autres marchandises.

Adario.

Tout beau, n’allons pas si vîte, le jour est long, nous pouvons parler à loisir, l’un aprés l’autre. Tu trouves, à ce que je vois, toutes ces choses bien dures. Il est vray qu’elles le seroient extrémement pour ces François, qui ne vivent, comme les bêtes, que pour boire & manger ; & qui n’ont esté élevés que dans la molesse : mais di-moy, je t’en conjure, quelle diférence il y a de coucher sous une bonne Cabane, ou sous un Palais ; de dormir sur des peaux de Castors, ou sur des matelats entre deux draps ; de manger du rosti & du boüilli ; où de sales pâtez & ragoûts, aprêtez par des Marmitons crasseux ? En sommes nous plus malades ou plus incommodez que les François qui ont ces Palais, ces lits, & ces Cuisiniers ? Hé ! combien y en a-t-il parmi vous, qui couchent sur la paille, sous des toits ou des greniers que la pluye traverse de toutes parts, & qui ont de la peine à trouver du pain & de l’eau ? J’ay esté en France, j’en parle pour l’avoir veu. Tu critiques nos habits de peaux, sans raison, car ils sont plus chauds & résistent mieux à la pluye que vos draps ; outre qu’ils ne sont pas si ridiculement faits que les vôtres, auxquels on employe soit au poches, ou aux costez, autant d’étoffe qu’au corps de l’habit. Revenons à la chasse du Castor durant l’hiver que tu regardes comme une chose afreuse, pendant que nous y trouvons toute sorte de plaisir & les commoditez d’avoir toutes sortes de marchandises pour leurs peaux. Déja nos esclaves ont la plus grande peines (si tant est qu’il y en ait) tu sçais que la chasse est le plus agréable divertissement que nous ayons : celle de ces Animaux estant tout à fait plaisante, nous l’estimons aussi plus que toute autre. Nous faisons, dis-tu, une guerre pénible ; j’avoue que les François y périroient, parce qu’ils ne sont pas accoutumez de faire de si grands voyages à pied ; mais ces courses ne nous fatiguent nullement ; il seroit à souhaiter pour le bien de Canada que vous eussiez nos talens. Les Iroquois ne vous égorgeroient pas comme ils font tous les jours, au milieu de vos Habitations. Tu trouves aussi que le risque de nos petits Canots dans nos Voyages est une suite de nos miséres ; il est vray que nous ne pouvons pas quelquefois nous dispenser d’aller en Canot. Puisque nous n’avons pas l’industrie de bâtir des Vaisseaux ; mais ces grands Vaisseaux que vous faites ne périssent pas moins que nos Canots ; tu nous reproches encore que nous couchons sur la dure à la belle étoile, quand nous sommes au pied des Villages des Iroquois ; j’en conviens ; mais aussi je sçay bien que les soldats en France ne sont pas si commodément que les tiens sont ici, & qu’ils sont bien contrains de se gîter dans les Marais & dans les fossez à la pluye & au vent. Nous-nous enfuyons, ajoûte-tu, à toute jambe ; il n’y a rien de si naturel, quand le nombre des ennemis est triple, que de s’enfuir ; à la vérité la fatigue de courir nuit & jour, sans manger, est terrible, mais il vaut bien mieux prendre ce parti que d’estre esclave. Je croy que ces extrémitez seroient horribles pour des Européans, mais elles ne sont quasi rien à nostre égard. Tu finis en concluant que les François nous tirent de la misére, par la pitié qu’ils ont de nous. Et comment faisoient nos Péres, il y, a cent ans, en vivoient-ils moins sans leurs marchandises ; au lieu de fusils, de poudre, & de plomb, ils se servoient de l’arc & des fléches, comme nous faisons encore. Ils faisoient des rets avec du fil d’écorce d’arbre ; il se servoient des haches de pierre ; ils faisoient des coûteaux, des aiguilles, des Alesnes &c. avec des os de cerf ou d’élan ; au lieu de chaudiére on prenoit des pots de terre. Si nos Péres se sont passez de toutes ces marchandises, tant de siécles, je croy que nous pourrions bien nous en passer plus facilement que les François ne se passeroient de nos Castors, en échange desquels, par bonne amitié, ils nous donnent des fusils qui estropient, en crevant, plusieurs Guerriers, des haches qui cassent en taillant un arbrisseau, des coûteaux qui s’émoussent en coupant une citroüille, du fil moitié pourri, & de si méchante qualité, que nos filets sont plûtôt usez qu’achevez, des chaudières si minces que la seule pesanteur de l’eau en fait sauter le fond, Voilà, mon Frére, ce que j’ay à te répondre sur les miséres des Hurons.

Lahontan.

Hé bien, tu veux donc que je croye les Hurons insensibles à leurs peines & à leurs travaux, & qu’ayant esté élevez dans la pauvreté & les soufrances, ils les envisagent d’un autre œil que nous ; cela est bon pour ceux qui n’ont jamais sorti de leur païs, qui ne connoissent point de meilleure vie que la leur, & qui n’ayant jamais été dans nos Villes, s’imaginent que nous vivons comme eux : mais pour toy, qui as été en France, à Quebec, & dans la Nouvelle Angleterre, il me semble que ton goût & ton discernement sont bien sauvages, de ne pas trouver l’estat des Européans préférable à celuy des Hurons. Y a-t-il de vie plus agréable & plus délicieuse au Monde que celle d’un nombre infini de gens riches à qui rien ne manque ? Ils ont de beaux Carosses, de belles Maisons ornées de tapisseries & de tableaux magnifiques ; de beaux Jardins où se cueuillent toutes sortes de fruits, des Parcs où se trouvent toutes sortes d’animaux, des Chevaux & des Chiens pour chasser, de l’argent pour faire grosse chére, pour aller aux Comédies & aux jeux, pour marier richement leurs enfans, ces gens sont adorés de leurs dépendans. N’as-tu pas vû nos Princes, nos Ducs, nos Maréchaux de France, nos Prélats & un million de gens de toutes sortes d’états qui vivent comme des Rois ; à qui rien ne manque, & qui ne se souviénent d’avoir vêcu que quand il faut mourir ?

Adario.

Si je n’estois pas si informé que je le suis de tout ce qui se passe en France, & que mon voyage de Paris ne m’eût pas donné tant de conoissances & de lumiéres, je pourrois me laisser aveugler par ces apparences extérieures de félicité que tu me représentes ; mais ce Prince, ce Duc, ce Marêchal, & ce Prélat, qui sont les premiers que tu me cites, ne sont rien moins qu’heureux, à l’égard de Hurons ; qui ne conoissent d’autre félicité que la tranquillité d’ame, & la liberté. Or ces grands seigneurs se haïssent intérieurement les uns les autres, ils perdent le sommeil, le boire & le manger pour faire leur cour au Roy, pour faire des piéces à leurs ennemis ; ils se font des violences si fort contre nature pour feindre, déguiser, & soufrir, que la douleur que l’ame en ressent surpasse l’imagination. N’est-ce rien, à ton avis, mon cher Frére, que d’avoir cinquante serpens dans le cœur ? Ne vaudroit-il pas mieux jetter Carosses, dorures, Palais, dans la riviére, que d’endurer toute sa vie tant de martires ? Sur ce pied là j’aimerois mieux si j’étois à leur place, estre Huron, avoir le Corps nû, & l’ame tranquille. Le corps est le logement de l’ame, qu’importe que ce Corps soit doré, étendu dans un Carrosse, assis à une table, si cette ame le tourmente, l’afflige & le désole ? Ces grand seigneurs, dis-je, sont exposez à la disgrace du Roy, à la médisance de mille sortes de Personnes ; à la perte de leurs Charges ; au mépris des leurs semblables ; en un mot leur vie molle est traversée par l’ambition, l’orgueuil, la présomption & l’envie. Ils sont esclaves de leurs passions, & de leur Roy, qui est l’unique François heureux, par raport à cette adorable liberté dont il joüit tout seul. Tu vois que nous sommes un millier d’hommes dans nôtre Village, que nous-nous aimons comme fréres ; que ce qui est à l’un est au service de l’autre ; que les Chefs de guerre, de Nation & de Conseil, n’ont pas plus de pouvoir que les autres Hurons ; qu’on n’a jamais veu de quérelles ni de médisances parmi nous ; qu’enfin chacun est maître de soy-même, & fait tout ce qu’il veut, sans rendre conte à personne, & sans qu’on y trouve à redire. Voilà, mon Frére, la diférence qu’il y a de nous à ces Princes, à ces Ducs, &c. laissant à part tous ceux qui estant au dessous d’eux doivent, par consequent, avoir plus de peines, de chagrin & d’embarras.

Lahontan.

Il faut que tu croye, mon cher Ami, que comme les Hurons sont élevez dans la fatigue & dans la misére, ces grands Seigneurs le sont de même dans le trouble, dans l’ambition, & ils ne vivroient pas sans cela ; & comme le bonheur ne consiste que dans l’imagination, ils se nourrissent de vanité. Chaqu’un d’eux s’estime dans le cœur autant que le Roy. La tranquillité d’ame des Hurons n’a jamais voulu passer en France ; de peur qu’on ne l’enfermât aux petites Maisons. Etre tranquille en France c’est être fou, c’est être insensible, indolent. Il faut toûjours avoir quelque chose à souhaiter pour être heureux ; un homme qui sçauroit se borner seroit Huron. Or personne ne le veut être ; la vie seroit ennuyeuse si l’esprit ne nous portoit à désirer à tout moment quelque chose de plus que ce que nous possédons : & c’est ce qui fait le bonheur de la vie, pourvû que ce soit par des voïes légitimes.

Adario.

Quoy ! n’est ce pas plûtôt mourir en vivant, que de tourmenter son esprit à toute heure, pour aquérir des Biens ou des Honneurs, qui nous dégoûtent dez que nous en joüissons ? d’afoiblir son corps & d’exposer sa vie pour former des entreprises qui échouent le plus souvent ? Et puis tu me viendras dire que ces grands Seigneurs sont élevez dans l’ambition, & dans le trouble, comme nous dans le travail & la fatigue. Belle comparaison pour un homme qui sçait lire & écrire ! Dis-moy je te prie, ne faut-il pas, pour se bien porter, que le corps travaille & que l’esprit se repose ? Au contraire, pour détruire la santé, que le corps se repose, & que l’esprit agisse ? Qu’avons-nous au monde de plus cher que la vie ? Pourquoy n’en pas profiter ? Les François détruisent leur santé par mille causes diférentes ; & nous conservons la nôtre jusqu’à ce que nos corps soient usez ; parce que nos ames exemptes de passions ne peuvent altérer ni troubler nos corps. Mais enfin les François hâtent le moment de leur mort par des voies légitimes ; voilà ta conclusion ; elle est belle, asseurément, & digne de remarque ! Croi-moy, mon cher Frére, songe à te faire Huron pour vivre long-temps. Tu boiras, tu mangeras, tu dormiras, & tu chasseras en repos ; tu seras delivré des passions qui tiranisent les François ; tu n’auras que faire d’or, ni d’argent, pour être heureux ; tu ne craindras ni voleurs, ni assassins, ni faux témoins ; & si tu veux devenir le Roi de tout le monde, tu n’auras qu’à t’imaginer de l’estre, & tu le seras.

Lahontan.

Ecoute, il faudroit pour cela que j’eusse commis en France de si grands crimes qu’il ne me fût permis d’y revenir que pour y être brûlé ; car, aprés tout, je ne vois point de métamorphose plus extravagante à un François que celle de Huron. Est-ce que je pourrois résister aux fatigues dont nous avons parlé ? Aurois-je la patience d’entendre les sots raisonnemens de vos Vieillards & de vos jeunes gens comme vous faites, sans les contredire ? Pourrois-je vivre de boüillons, de pain, de bled d’Inde, de rôti & boüilli, sans poivre ni sel ? Pourrois-je me colorer le visage de vint sortes de couleurs comme un fou ? Ne boire que de l’eau d’érable ? Aller tout nû durant l’été, me servir de vaisselle de bois ? M’acomoderois-je de vos repas continuels, où trois ou quatre cens personnes se trouvent pour y danser deux heures devant & aprés ? Vivrois-je avec des gens sans civilité, qui, pour tout compliment, ne sçavent qu’un je t’honore. Non mon cher Adario, il est impossible qu’un François puisse être Huron ; au lieu que le Huron se peut faire aisément François.

Adario.

À ce conte-là tu préféres l’esclavage à la liberté ; je n’en suis pas surpris, aprés toutes les choses que tu m’as soûtenues. Mais, si par hasard, tu rentrois en toy même, & que tu ne fusse pas si prévenu en faveur des mœurs & des maniéres des François, je ne voi pas que les difficultez dont tu viens de faire mention, fussent capables de t’empêcher de vivre comme nous. Quelle peine trouves-tu d’aprouver les contes des vieilles gens, comme des jeunes ? N’as-tu pas la même contrainte quand les Jésuïtes & les gens qui sont au dessus de toy, disent des Extravagances ? Pourquoy ne vivrois-tu pas de boüillons de toutes sortes de bonnes viandes ? Les perdrix, poulets d’Inde, liévres, canards, Cheureuils ne sont-ils pas bons rôtis & boüillis ? À quoy sert le poivre, le sel & mille autres épiceries, si ce n’est à ruïner la santé ? Au bout de quinze jours tu ne songerois plus à ces drogues. Quel mal te feroient les couleurs sur le visage ? Tu te mets bien de la poudre & de l’essence aux cheveux, & même sur les habits ? N’ay-je pas veu des François qui portent des moustaches, comme les Chats, toutes couvertes de Cire ? Pour la boisson d’eau d’érable elle est douce, salutaire, de bon gôut & fortifie la poitrine : je t’en ay veu boire plus de quatre fois. Au lieu que le vin & l’eau de vie détruisent la chaleur naturelle, afoiblissent l’estomac, brûlent le sang, enyvrent, & causent mille désordres. Quelle peine aurois-tu d’aller nû pendant qu’il fait chaud ? Au moins tu vois que nous ne le sommes pas tant que nous n’ayons le devant & le derriére couverts. Il vaut bien mieux aller nû que de suer continuellement sous le fardeau de tant de vêtemens, les uns sur les autres. Quel embarras trouves-tu encore de manger, chanter & danser en bonne Compagnie ? Cela ne vaut-il pas mieux que d’être seul à Table, ou avec des gens qu’on n’a jamais ni veus ni connus ? Il ne resteroit plus donc qu’à vivre sans complimens, avec des gens incivils. C’est une peine qui te parôit assez grande, qui cependant ne l’est point. Dis moy, la Civilité ne se réduit-elle pas à la bienséance & à l’affabilité ? Qu’est ce que bienséance ? N’est-ce pas une gêne perpétuelle, & une affectation fatiguante dans ses paroles, dans ses habits, & dans sa contenance ? Pourquoy donc aimer ce qui embarasse ? Qu’est ce que l’affabilité ? N’est ce pas assûrer les gens de notre bonne volonté à leur rendre service, par des caresses & d’autres signes extérieurs ? Comme quand vous dites à tout moment, Monsieur, je suis vôtre serviteur, vous pouvés disposer de moy. Aquoi toutes ces paroles aboutissent-elles ? Pourquoy mentir à tout propos, & dire le contraire de ce qu’on pense ? Ne te semble-t’il pas mieux de parler comme ceci. Te voilà donc, sois le bien venu, car je t’honore, N’est-ce pas une grimace éfroyable, que de plier dix fois son corps, baisser la main jusqu’à terre, de dire à tous momens, je vous demande pardon, à vos Princes, à vos Ducs, & autres dont nous venons de parler ? Sçache, mon Frére, que ces seules soûmissions me dégoûteroient entierement de vivre à l’Européane, & puis tu me viendras dire, qu’un Huron, se feroit aisément François ! il trouveroit bien d’autres difficultez que celles que tu viens de dire. Car supposons que dez demain je me fisse François, il faudroit commencer pas être Chrestien, c’est un point dont nous parlâmes assez il y a trois jours. Il faudroit me faire faire la barbe tous les trois jours, car apparamment dez que je serois François, je deviendrois velu & barbu comme une bête ; cette seule incommodité me paroît rude. N’est-il pas plus avantageux de n’avoir jamais de barbe, ni de poil au corps ? As-tu vû jamais de Sauvage qui en ait eû ? pourrois-je m’acoutumer à passer deux heures à m’habiller, à m’accommoder, à métre un habit bleu, des bas rouges, un chapeau noir, un plumet blanc, & des rubans verts ? Je me regarderois moy-même comme un fou. Et comment pourrois-je chanter dans les rues, danser devant les miroirs, jetter ma perruque tantôt devant, tantôt derriére ? Et comment me réduirois-je à faire des révérences & des prosternations à de superbes fous ; en qui je ne connoîtrois d’autre méri-te que celui de leur naissance & de leur fortune ? Comment verrois-je languir les Nécessiteux, sans leur donner tout ce qui seroit à moy ? Comment porterois je l’épée sans exterminer un tas de scélerats qui jettent aux Galéres mille pauvres étrangers, les Algériens, Salteins Tripolins, Turcs qu’on prend sur leurs Côtes, & qu’on vient vendre à Marseille pour les Galéres, qui n’ayant jamais fait de mal à personne sont enlevez impitoyablement de leur Païs natal, pour maudire, mille fois le jour, dans les chaines, pére & mére, vie naissance, l’Univers & le grand Esprit. Ainsi languissent les Iroquois qu’on y envoya il y a deux ans. Me seroit-il possible de faire ni dire du mal de mes Amis, de caresser mes ennemis, de m’enyvrer par compagnie, de mépriser & bafouer les malheureux, d’honorer les méchans & de traiter avec eux ; de me réjoüir du mal d’autruy, de loüer un homme de sa méchanceté ; d’imiter les envieux, les traîtres, les flateurs, les inconstans, les menteurs, les orgueilleux, les Avares, les intéressez, les raporteurs & les gens à double intention ? Aurois-je l’indiscrétion de me vanter de ce que j’aurois fait, & de ce que je n’aurois pas fait ? Aurois-je la bassesse de ramper comme une couleuvre aux pieds d’un Seigneur, qui se fait nier par ses Valets ? Et comment pourrois je ne me pas rebuter de ses refus ? Non, Mon cher Frére, je ne sçaurois être François : j’aime bien mieux être ce que je suis, que de passer ma vie dans ces Chaines. Est-il possible que notre liberté ne t’enchante pas ! peut-on vivre d’une maniére plus aisée que la nôtre ? Quand tu viens pour me voir dans ma Cabane, ma femme & mes filles ne te laissent-elles pas seules avec moy, pour ne pas interrompre, nos conversations ? De même, quand tu viens voir ma femme, ou mes filles ne te laisse-t-on pas seul avec celle des deux que tu viens visiter ? N’es tu pas le maître en quelque Cabane du Village où tu puisses aller, de demander à manger de tout ce que tu sçais y avoir de meilleur ? Y a-t-il des Hurons qui aïent jamais refusé à quelque autre sa chasse, ou sa pêche, ou toute ou en partie ? Ne cotizons nous pas entre toute la Nation les Castors de nos Chasses, pour suppléer à ceux qui m’en ont pû prendre suffisamment pour acheter les marchandises dont ils ont besoin ? N’en usons-nous pas de même de nos bleds d’Inde, envers ceux dont les champs n’ont sçeu raporter des moissons sufisantes pour la nourriture de leurs familles ? Si quelqu’un d’entre nous veut faire un Canot, ou une nouvelle Cabane, chacun n’envoye til pas ses esclaves pour y travailler, sans en être prié ? Cette vie-là est bien diférente de celle des Européans, qui feroient un procez pour un Beuf ou pour un Cheval à leurs plus proches parens ? Si un Fils demande à son Pére, ou le Pére à son Fils, de l’argent, il dit qu’il n’en a point ; si deux François qui se conoissent depuis vint ans, qui boivent & mangent tous les jours ensemble, s’en demandent aussi l’un à l’autre, ils disent qu’ils n’en ont point. Si de pauvres miserables, qui vont tous nuds, décharnez, dans les rues, mourans de faim & de misére, mendient une obole à des Riches, ils leurs répondent qu’ils n’en ont point. Aprés cela, comment avez vous la présomption de prétendre avoir un libre accez dans le Païs du grand Esprit ? Y a-t-il un seul homme au monde qui ne conoisse, que le mal est contre nature, & qu’il n’a pas été créé pour le faire ? Quelle esperance peut avoir un Chrêtien à la mort, qui n’a jamais fait de bien en sa vie ? Il faudroit qu’il crût que l’ame meurt avec le corps. Mais je ne croy pas qu’il se trouve des gens de cette opinion. Or si elle est immortelle, comme vous le croyez, & que vous ne vous trompiez pas dans l’opinion que nous avez de l’enfer & des péchez qui conduisent ceux qui les commétent, en ce Païs-là, vos ames ne se chaufferont pas mal.

Lahontan.

Ecoute, Adario, je croy qu’il est inutile que nous raisonnions davantage ; je vois que tes raisons n’ont rien de solide, je t’ay dit cent fois que l’exemple de quelques méchantes gens, ne concluoit rien ; tu t’imagines qu’il n’y a point d’Européan qui n’ait quelque vice particulier caché ou connu ; j’aurois beau te prêcher le contraire d’icy à demain, ce seroit en vain ; car tu ne mets aucune diférence de l’homme d’honneur au sçelerat. J’aurois beau te parler dix ans de suite, tu ne démordrois jamais de la mauvaise opinion que tu t’es formée, & des faux préjugez touchant nôtre Religion, nos Loix, & nos maniéres. Je voudrois qu’il m’eut coûté cent Castors que tu sçusse aussi bien lire & écrire qu’un François ; je suis persuadé que tu n’insisterois plus à mépriser si vilainement l’heureuse condition des Européans. Nous avons veu en France des Chinois & des Siamois qui sont des gens du bout du Monde, qui sont en toutes choses plus opposez à nos maniéres que les Hurons ; & qui cependant ne se pouvoient lasser d’y d’admirer nôtre maniére de vivre. Pour moy, je t’avoüe que je ne conçois rien à ton obstination.

Adario.

Tous ces gens-là ont l’esprit aussi mal tourné que le corps. J’ay veu certains Ambassadeurs de ces Nations dont tu parles. Les Jésuites de Paris me racontérent quelque histoire de leurs Pais. Ils ont le tien & le mien entr’eux, comme les François ; ils connoissent l’argent aussi bien que les François ; & comme ils sont plus brutaux, & plus intéressez que les François, il ne faut pas trouver étrange qu’ils aient approuvé les maniéres des gens qui les traitant avec toute sorte d’amitié, leur faisoient encore des présens à l’envi les uns des autres. Ce n’est pas sur ces gens-là que les Hurons se régleront. Tu ne dois pas t’ofencer de tout ce que je t’ay prouvé ; je ne méprise point les Européans, en leur présence ; Je me contente de les plaindre. Tu as raison de dire que je ne fais point de diférence, de ce que nous appellons homme d’honneur à un brigand. J’ay bien peu d’esprit, mais il y a assez de temps que je traite avec les François, pour sçavoir ce qu’ils entendent par ce mot d’homme d’honneur. Ce n’est pas pour le moins un Huron ; car un Huron ne connoît point l’argent, & sans argent on n’est pas homme d’honneur parmi vous. Il ne me seroit pas dificile de faire un homme d’honneur de mon esclave ; Je n’ay qu’à le mener à Paris, & luy fournir cent paquets de Castors pour la dépense d’un Carosse, & de dix ou douze Valets ; il n’aura pas plûtôt un habit doré avec tout ce train, qu’un chacun le saluera, qu’on l’introduira dans les meilleures Tables, & dans les plus célèbres Compagnies. Il n’aura qu’à donner des repas aux Gentishommes, des présens aux Dames, il passera par tout pour un homme d’esprit de mérite & de capacité ; on dira que c’est le Roy des Hurons ; on publiera par tout que son Païs est couvert de mines d’or, que c’est le plus puissant Prince de l’Amérique ; qu’il est sçavant ; qu’il dit les plus agréables choses du monde en Conversation ; qu’il est redouté de tous ses Voisins ; enfin ce sera un homme d’honneur, tel que la plûpart des Laquais le deviennent en France ; aprés qu’ils ont sçeu trouver le moyen d’attraper assez de richesses pour paroître en ce pompeux équipage, par mille voyes infames & détestables. Ha ! mon cher Frére, si je sçavois lire, je découvrirois de belles choses, que je ne sçay pas, & tu n’en serois pas quitte pour les défauts que j’ay remarquez parmi les Européans ; j’en aprendrois bien d’autres, en gros & en détail, alors je croy qu’il n’y a point d’état ou de vocation sur lesquels je ne trouvasse bien à mordre. Je croi qu’il vaudroit bien mieux pour les François qu’ils ne sçeussent ni lire ni écrire ; je voy tous les jours mille disputes ici entre les Coureurs de Bois pour les Ecrits, lesquels n’aportent que des chicanes & des procez. Il ne faut qu’un morceau de papier, pour ruïner une famille ; avec une lettre la femme trahit son mari & trouve le moyen de faire ce qu’elle veut ; la mère vend sa fille ; les Faussaires trompent qui ils veulent. On écrit tous les jours dans des livres des menteries, & des impertinences horribles ; & puis tu voudrois que je sçeusse lire & écrire, comme les François ? Non, mon Frére, j’aime mieux vivre sans le sçavoir, que de lire & d’écrire des choses que les Hurons ont en horreur. Nous avons assez de nos Hiéroglifes pour ce qui regarde la chasse & la guerre ; tu sçais bien que les Caractéres que nous faisons autour d’un arbre pelé, en certains passages, comprénent tout le succez d’une Chasse, ou d’un parti de guerre ; que tous ceux qui voyent ces marques les entendent. Que faut il davantage ? La communauté de biens des Hurons n’a que faire d’écriture, il n’y a ni poste, ni chevaux dans nos forêts pour envoyer des Courriers à Quebec ; Nous faisons la paix & la guerre sans écrit, seulement par des Ambassadeurs qui portent la parole de la Nation. Nos limites sont réglez aussi sans écrits. A l’égard des Sçiences que vous conoissez, elles nous seroient inutiles ; car pour la Géografie, nous ne voulons pas nous embarasser l’esprit en lisant des livres de Voyages qui se contredisent tous, & nous ne sommes pas gens à quitter nôtre Païs dont nous conoissons, comme tu sçais, jusqu’au moindre petit ruisseau, à quatre cens lieues à la ronde. L’Astronomie, ne nous est pas plus avantageuse, car nous contons les années par Lunes, & nous disons j’ay tant d’hivers pour dire tant d’années. La Navigation encore moins, car nous n’avons point de Vaisseaux. Les Fortifications non plus ; un Fort de simples palissades nous garentit des fléches & des surprises de nos Ennemis, à qui l’artillerie est inconnue. En un mot, vivant comme nous vivons, l’écriture ne nous serviroit de rien. Ce que je trouve de beau, c’est l’Aritmétique ; il faut que je t’avoüe que cette sçience me plaît infiniment, quoique pourtant ceux qui la sçavent ne laissent pas de faire de grandes tromperies ; aussi je n’aime de toutes les Vocations des François, que le commerce, car je le regarde comme la plus légitime, & qui nous est la plus nécessaire. Les Marchands nous font plaisir ; quelques uns nous portent quelquefois de bonnes marchandises, il y en ta de bons & d’équitables, qui se contentent de faire un petit gain. Ils risquent beaucoup ; ils avancent, ils prêtent, Ils attendent ; enfin je connois bien des Négocians qui ont l’ame juste & raisonnable ; & à qui nôtre Nation est trés redevable ; d’autres pareillement qui n’ont pour but que de gagner excessivement sur des marchandises de belle apparence, & de peu de raport, comme sur les haches, les chaudiéres, la poudre, les fusils &c. que nous n’avons pas le talent de connoitre. Cela te fait voir qu’en tous les états des Européans, il y a quelque chose à redire ; il est trés-constant que si un Marchand n’a pas le cœur droit, & s’il n’a pas assez de vertu pour résister aux tentations diverses ausquelles le négoce l’expose, il viole à tout moment les Loix de la justice, de l’équité, de la charité, de la sincérité, & de la bonne foy. Ceux-là sont méchans, quand ils nous donnent de mauvaises marchandises, en échange de nos Castors, qui sont des peaux où les aveugles mêmes ne sçauroient se tromper en les maniant. C’est assez, mon cher Frére, je me retire au Village, où je t’attendray demain aprés midi.


Lahontan.

Je viens, Adario, dans ta Cabane, pour y visiter ton grand-Pére qu’on m’a dit estre à l’extrémité. Il est à craindre que ce bon Vieillard ne soit long-temps incommodé de la douleur dont il se plaint. Il me semble qu’un homme comme luy de soixante & dix ans pourroit bien s’empêcher d’aller encore à la chasse des Tourterelles. J’ay remarqué, depuis long-temps que vos vieilles gens sont toûjours en mouvement, & en action ; c’est le moyen d’épuiser bien viste le peu de forces qu’il leur reste ; Ecoute, il faut envoyer un des Esclaves chez mon Chirurgien, qui entend assez bien la médecine, & je suis asseuré qu’il le soulagera dans le moment ; sa fiévre est si peu de chose qu’il n’y a pas lieu d’apréhender pour sa vie, à moins qu’elle n’augmente.

Adario.

Tu sçais bien, mon cher Frére, que je suis l’ennemi capital de vos Médecins, depuis que j’ay veu mourir entre leurs mains dix ou douze personnes, par la tirannie de leurs remédes. Mon Grand-Pére que tu prens pour une homme de soixante & dix ans en a 98. il s’est marié à 30. ans. Mon Pére en a 52 ; & j’en ay 35 ; il est vray qu’il est d’un bon tempéramment & qu’on ne luy doneroit pas cet âge-là en Europe, où les gens finissent de meilleure heure. Je te feray voir quatorze ou quinze Vieillards, un de ces jours, qui passent cent années, un qui en a cent vint & quatre, & il en est mort un autre, il y a six ans, qui en avoit prés de cent quarante, A l’égard de l’agitation que tu condamnes dans ces vieilles gens, je puis t’asseurer qu’au contraire s’ils demeuroient couchez sur leurs nattes, dans la Cabane, & qu’ils ne fissent que boire, manger & dormir, ils deviendroient lourds, pesans, & incapables d’agir ; & ce repos continuel empêchant la transpiration insensible, les humeurs, qui pour lors cesseroient de transpirer, se remêleroient avec leur sang usé ; de là surviendroit que par des effets naturels leurs jambes & leur reins s’afoibliroient & se décherroient à tel point qu’ils mourroient de phtisie. C’est ce que nous avons observé depuis long-temps, chez toutes les Nations de Canada. Les Jongleurs doivent venir tout à l’heure pour le Jongler, & sçavoir quelle viande ou poisson sa maladie requiert pour la guerison. Voilà mes Esclaves prêts pour aller à la chasse, ou à la pêche. Si tu veux bien t’entretenir un couple d’heures avec moy, tu verras les singeries de ces Charlatans, que (quoique nous les connoissions pour tels lorsque nous sommes en santé) nous sommes ravis & consolés de les voir quand nous avons quelque maladie dangéreuse.

Lahontan.

C’est qu’alors, mon cher Adario, nostre esprit est aussi malade que nostre Corps ; il en est de même de nos Médecins, tel les déteste, & les füit, quand il se porte bien, qui, malgré la connoissance de leur Art incertain, ne laisse pas d’en convoquer une douzaine ; & d’autres, qui sans avoir d’autre mal que celuy qu’ils s’imaginent avoir, détruisent leurs corps par des remédes auxquels la force des chevaux succomberoit. J’avoüe que parmi vous autres on ne voit point de ces sortes de foux-là ; mais, en recompense, vous ménagez bien peu vôtre santé ; car vous courez à la chasse depuis le matin jusqu’au soir tous nûs ; & vous dansez trois ou quatre heures de suite jusqu’à la sueur ; & les jeux de la balle que vous disputés entre six ou sept cens personnes, pour la pousser une demi lieue de terrain decà ou delà, fatiguent extrémement vos corps ; ils en afoiblissent les parties ; ils dissipent les esprits ; ils aigrissent la masse du sang, & des humeurs, & troublent la liaison de leurs principes. Ainsi tel homme, parmi vous, qui auroit vêcu plus de cent ans, est mort à quatre-vints.

Adario.

Quand même ce ce que tu dis seroit vrai, qu’importe-t’il à l’homme de vivre si long-temps ? puisqu’au dessus de quatre-vints la vie est une mort ? Tes raisons sont, peut-être, justes à l’égard des François, qui généralement paresseux détestent tout exercice violent ; ils sont de la nature de nos vieillards, qui vivent dans une si molle indolence, qu’ils ne sortent de leurs Cabanes que lorsque le feu s’y met. Nos tempéramens & nos Complexions sont aussi diférentes des vôtres que la nuit du jour. Et cette grande diférence que je remarque généralement en toutes choses entre les Européans & les Peuples du Canada, me persuaderoit quasi que nous ne descendons pas de vôtre Adam prétendu. Déjà parmi nous on ne voit quasi jamais ni bossus, ni boiteux, ni nains ni sourds, ni muets, ni aveugles de naissance, encore moins de Borgnes ; & quand ces derniers viennent au monde c’est un présage asseuré de malheur à la Nation ; comme nous l’avons souvent observé. Tout borgne n’eût jamais d’esprit, ni de droiture de cœur. Au reste, malicieux, paillard, & paresseux au dernier point ; plus portron que le liévre ; n’allant jamais à la chasse, de crainte de crever son œuil unique à quelque branche d’arbre ; A l’égard des maladies, nous ne voyons jamais d’ydropiques d’asmatiques, de paralitiques, de goûteus, ni de veroles, nous n’avons ni l’épre, ni dames, ni tumeurs, ni rétentions d’urines, ni pierres, ni gravelles, au grand étonnement des François, qui sont si sujets à ces maux-là. Les fiévres régnent parmi nous, sur tout au retour de quelque voyage de guerre, pour avoir couché au serain, traversé des marais & des rivières à guay, jeûné deux, ou trois jours, mangé froid &c. Quelquefois les pleurésies nous font mourir, parce qu’étant échaufez à courir à la guerre, ou à la chasse, nous beuvons des eaux dont nous ne connoissons point la qualité ; les coliques nous attaquent aussi de temps en temps, par la même cause. Nous sommes sujets à la rougeole & à la petite vérole, soit parce que nous mangeons tant de poisson, que le sang qu’il produit diférent de celuy des viandes, boult dans ses vaisseaux avec plus d’activité, & se déféquant de ses parties épaisses & grossiéres, il les pousse vers les pores insensibles de la peau ; ou parce que le mauvais air, qui est renfermé dans nos Villages, n’ayant point de fenêtres à nos Cabanes, il se fait tant de feux & de fumée, que le peu de proportion que les parties de cet air renfermé ont avec celles du sang & des humeurs nous causent ces infirmitez. Voilà les seules que nous connoissions.

Lahontan.

Voilà, mon cher Adario, la premiére fois que tu as raisonné juste, depuis le temps que nous-nous entretenons ensemble. Je conviens que vous étés exempts d’une infinité de maux dont nous sommes accablez, c’est par la raison que tu me dis l’autre jour, que pour se bien porter, il faut que l’esprit se repose. Les Hurons étant bornez à la simple connoissance de la chasse ne fatiguent pas leur esprit & leur santé à la recherche de mille belles Sciences, par les veilles, par la perte du sommeil, par les sueurs. Un homme de guerre s’attache à lire & à aprendre l’histoire des guerres du monde, l’art de fortifier, d’attaquer, & défendre des Places ; il y employe tout son temps, encore n’en trouve-t’il pas de reste, durant sa vie, pour se rendre tel qu’il doit être ; l’homme d’Eglise s’employe nuit & jour à l’étude de la Théologie, pour le bien de la Religion ; il écrit des livres qui instruisent le peuple des affaires du salut, & donnant les heures, les jours, les mois & les années de sa vie à Dieu, il en reçoit des éternitez de recompense aprés sa mort. Les Juges s’apliquent à connoître les Loix ; ils passent les jours & les nuits à l’examen des procez, ils donnent des audiences continuelles à mille Plaideurs, qui les accablent incessamment, & à peine ont ils le loisir de boire & de manger. Les Médecins étudient la science de rendre les hommes immortels ; ils vont & viennent de malade en malade, d’Hôpital en Hôpital, pour examiner la nature & la cause des diférentes maladies ; ils s’atachent à connoître la qualité des drogues, des herbes, des simples, par milles expériences rares & curieuses. Les Cosmografes & les Astronomes se donnent entiérement au soin de découvrir la figure, la grandeur, la composition du Ciel & de la Terre ; les uns connoissent jusqu’à la moindre étoile du Firmament, leurs cours, leur éloignement, leur ascensions & leurs déclinaisons ; les autres sçavent faire la diférence des Climats, & de la position du Globe de la Terre ; ils connoissent les mers, les lacs, les rivieres, les Iles, les Golfes, les distances d’un Païs à l’autre, toutes les Nations du monde leur sont connues, aussi bien que leurs réligions, leurs loix, leurs langues, leurs meurs, & leur gouvernement. Enfin, tous les autres Scavans qui s’attachent avec trop d’aplication à la connoissance des Sciences, qu’ils recherchent, rüinent entiérement leur santé. Car il ne se fait au cerveau d’esprits animaux qu’autant que le cœur luy fournit de matiére, par cette subtile portion de sang qui luy est portée par les artéres ; & le cœur, qui est un muscle, ne peut lancer le sang à tout le corps que par le moyen des esprits animaux ; or quand l’ame est tranquille (telle qu’est la tienne) il en communique à toutes les parties, autant qu’elles en ont besoin pour faire les actions auxquelles la Nature les a destinées ; au lieu que dans la profonde aplication des Sçiences, étant agitée d’une foule de pensées, elle dissipe beaucoup de ces esprits, & dans les longues veilles & dans la gêne de l’imagination ; Ainsi tout ce que le cerveau en peut former suffit à peine aux parties qui servent aux desseins de l’ame pour faire les mouvemens précipitez qu’elle leur demande ; & ne coulant que fort peu de ces esprits dans les nerfs qui les portent aux parties qui servent à nous faire digérer ce que nous mangeons, leurs fibres ne peuvent être mûs que trés-foiblement ; ce qui est cause que les actions se font mal, que la coction est imparfaite, que les sérositez se séparant du sang, & s’épanchant sur la teste, sur le corps, sur les nerfs, sur la poitrine, & ailleurs, causent la goute, l’hidropisie, la paralisie, & les autres maladies que tu viens de nommer.

Adario.

A ce conte-là, mon cher Frére, il n’y auroit que les sçavans qui en seroient attaquez. Sur ce pied-là tu conviendras qu’il vaydroit mieux estre Huron, puisque la santé est le plus précieux de tous les biens. Je sçay pourtant que ces maladies n’épargnent personne, & qu’elles se jettent aussi bien sur les Ignorans, que sur les autres. Ce n’est pas que je nie ce que tu dis ; car je voy bien que les travaux de l’esprit affoiblissent extrémement le Corps, & même je m’étonne, cent fois le jour, que vostre complexion soit assez forte, pour résister aux violentes secousses que le Chagrin vous donne, lorsque vos affaires ne vont pas bien. J’ay veu des François qui s’arrachoient les cheveux, d’autres qui pleuroient & crioient comme des femmes qu’on brûleroit ; d’autres qui ont passé deux jours sans boire ni manger, dans une si grande colére qu’ils rompoient tout ce qu’ils trouvoient sous la main. Cependant la santé de ces gens-là n’en paroissoit pas altérée. Il faut qu’ils soient d’une autre nature que nous ; car il n’y a pas de Huron qui ne crevât le lendemain, s’il avoit la centiéme partie de ces transports ; oüy vraîment il faut que vous soyez d’une autre nature que nous ; car vos vins, vos eaux de vie, & vos épiceries nous rendent malades à mourir : au lieu que sans ces drogues vous ne sçauriez presque pas vivre en santé. D’ailleurs, vôtre sang est salé, & le nostre ne l’est pas. Vous étes barbus, & nous ne le sommes pas. Voicy ce que j’ay encore observé, C’est que jusqu’à l’âge de trente cinq ou quarante ans, vous étes plus forts & plus robustes que nous. Car nous ne sçaurions porter des fardeaux si pesans que vous faites, jusqu’à cet âge-là ; mais ensuite les forces diminuent chez vous, en declinant à vûe d’æuil ; au lieu que les nôtres se conservent jusqu’à cinquante cinq ou soixante ans. C’est une vérité dont nos Filles peuvent rendre un fidéle témoignage. Elles disent que si un jeune François les embrasse six fois la nuit, un jeune Huron n’en fait que la moitié ; mais aussi elles avoüent que les François sont plus vieux en ce commerce à l’age de trente cinq ans, que nos Hurons à l’âge de cinquante. Cet aveu de nos belles Filles (à qui l’excez de vos jeunes gens plaît beaucoup plus que la moderation des nôtres) m’a conduit à cette réflexion ; qui est que cette goute, cette hidropisie, phtisie, paralisie, pierre, gravele & ces autres maladies, dont nous avons parlé, proviennent, sans doute, non seulement de ces plaisirs immodérez, mais encore du temps & de la maniére dont vous les prenez. Car au sortir du repas, & à l’issue d’une corvée de fatigue, vous embrassez vos femmes, autant que vous pouvés, sur des chaises, ou debout, sans considérer le dommage qui en résulte : témoins ces jeunes gaillards, qui font servir leur table de Lit, au Village de Dossenra. Vous estes encore sujets à deux maladies que nous ne connoissons pas ; l’une que les Ilinois appellent Mal chaud, dont ils sont attaqués, aussi bien que les Peuples du Missisipi, laquelle maladie passe chez vous pour le mal des femmes ; & l’autre que vous appelez Scorbut & que nous appellons le mal froid, par les simptomes & les causes de ces maladies, que nous avons observées depuis que les François sont en Canada. Voilà bien des maladies qui régnent parmi vous autres, & dont vous avez bien de la peine à guerir. Vos Médecins vous tuent, au lieu de vous redonner la santé ; parce qu’ils vous donnent des remédes qui, pour leur intérest, entretiénent long-temps vos maladies, & vous tuent à la fin. Un Médecin seroit toûjours gueux s’il guérissoit ses malades en peu de temps. Ces gens-là n’ont garde d’aprouver nostre maniere de suer, ils en connoissent trop bien la conséquence ; & quand on leur en parle, voicy ce qu’ils disent. Il n’y a que des foux capables d’imiter les foux ; les Sauvages ne sont pas appellez Sauvages pour rien ; leurs remédes ne sont pas moins sauvages qu’eux : s’il est vray qu’ils suent, & se jettent ensuite dans l’eau froide ou dans la neige, sans crever sur le champ, c’est à cause de l’air, du climat, & des alimens de ces Peuples, qui sont diférens des nôtres : mais cela n’empêche pas que tel Sauvage est mort à 80. ans qui en auroit vêcu 100. s’il n’avoit pas usé de ce reméde épouvantable. Voilà ce que disent vos Médecins, pour empêcher que vos Peuples d’Europe se trouvent en état de se passer de leurs remédes. Or, il est constant que si de temps en temps vous vouliez suer de cette maniére, vous-vous porteriez le mieux du monde, & tout ce que le vin, les épiceries, les excez de femmes, de veilles, & de fatigues pourroient engendrer de mauvaises humeurs dans le sang, sortiroient par les pores de la chair. Alors, adieu la médecine & tous ses poisons. Or, ce que je te dis, mon cher Frére, est plus clair que le jour ; ce raisonement n’est pas pour les ignorans. Car ils ne parleroient que de pleurésies & de rhumatismes à l’issue de ce reméde. C’est une chose étrange qu’on ne veüille pas écouter la réponse que nous faisons à l’objection que vos Médecins nous font sur cette maniére de suer. Il est constant, mon cher Frére, que la Nature est une bonne Mére, qui voudroit que nous vécussions éternellement. Cependant nous la tourmentons si violemment qu’elle se trouve quelquefois tellement afoiblie, qu’à peine a-t-elle la force de nous secourir. Nos débauches & nos fatigues engendrent de mauvaises humeurs, qu’elle voudroit pouvoir chasser de nos corps, s’il luy restoit assez de vigueur pour en ouvrir les portes, qui sont les pores de la chair. Il est vray qu’elle en chasse autant qu’elle peut par les urines, par les selles, par la bouche, par le nez & par la transpiration insensible ; mais la quantité des sérositez est quelquefois si grande ; qu’elles se répandent sur toutes les parties du corps, entre cuir & chair. Alors il s’agit de les faire sortir au plus vîte, de peur que leur trop long séjour ne cause cette goute, rumatisme, hydropisie, paralisie, & toutes les autres maladies qui peuvent altérer la santé de l’homme. Pour cet effet, il faut donc ouvrir ces pores pas le moyen de la sueur ; mais il faut ensuite les fermer afin que le suc nourissier ne sorte pas en même temps par le même chemin ouvert. Ce qu’on ne sçauroit empêcher à moins qu’on ne se jette dans l’eau froide, comme nous faisons. Il en est de même que si des loups estoient entrez dans vos Bergeries ; alors vous ouvririez vîte les portes, afinque ces méchans animaux en sortissent ; mais ensuite vous ne manqueriez pas de les fermer, afin que vos Moutons ne les suivissent pas. Vos Médecins auroient raison de dire qu’un homme qui s’échauferoit à la chasse ou à quelque Exercice violent, & se jetteroit ensuite dans l’eau froide, se risqueroit extrémement à perdre la vie. C’est un fait incontestable, car le sang étant agité & boüillant, pour ainsi dire, dans les veines, il ne manqueroit pas de se congeler ; de la même maniére que l’eau boüillante se congéle plus facilement que l’eau froide, lorsqu’on l’expose à la gelée, ou qu’on la jette dans une fontaine bien froide. C’est tout ce que je puis penser sur cette affaire. Au reste, nous avons des maladies qui sont également ordinaires aux François. Ce sont la petite vérole, les fiévres, pleurésies & même nous voyons assez souvent parmi nous une espèce de malades que vous appellés hypocondriaques. Ces fous s’imaginent qu’un petit Manitou gros comme le poing, & que nous appellons Aoutaerohi, en nostre langue, les posséde, & qu’il est dans leurs corps, sur tout dans quelque membre qui leur fait tant soit peu de mal. Ceci provient de la foiblesse d’esprit de ces gens-là, Car enfin, il y a des ignorans & des fous parmi nous, comme parmi vous autres. Nous voyons tous les jours des Hurons de cinquante ans, qui ont moins d’esprit & de discernement que des jeunes filles. Il y en a de supersticieux, comme parmi vous autres. Car ils croyent premiérment que l’esprit des songes est l’Ambassadeur & le Messager, dont le grand Esprit se sert pour avertir les hommes de ce qu’ils doivent faire de nos Jongleurs, ce sont, des Charlatans & des Imposteurs, comme vos Médecins ; avec cette différence qu’ils se contentent de faire bonne chére aux dépens des malades, sans les envoyer dans l’autre monde, en reconnoissance de leurs festins & de leurs présens.

Lahontan.

Ha ! pour le coup, mon intime Adario, je t’honore au delà de tout ce que je pourrois t’exprimer ; Car tu raisonnes comme il faut. Jamais tu n’as mieux parlé. Tout ce que tu dis des sueurs est effectivement vray. Je le connois par expérience tellement bien, que de ma vie je n’useray d’autre reméde que de celuy-là. Mais je ne sçaurois soufrir pourtant que tu te récries si fort contre la saignée ; car il me souvient que tu me dis, il y a quinze jours, cent raisons sur la nécessité de conserver notre sang, puisqu’il est le trésor de la vie. Je ne te contredirai pas tout à fait sur cela, mais je te dirai pourtant que vos remédes contre les pleuresies & les fluxions ne réüssissent quelquefois que par hazard ; puisque de vint malades il en meurt quinze ; au lieu que la saignée ne manque jamais alors de les guérir. J’avoüe qu’en les guérissant par cette voye-là, on abrége leurs jours ; & que tel homme qui a été plus ou moins saigné, auroit vêcu plus ou moins d’années qu’il n’a fait. Mais enfin, on ne considére pas toutes ces choses quand on est malade, on ne songe qu’à guérir, à quelque prix que ce soit, & chaqu’un recherche la santé aux dépens de quelques années de vie de plus ou de moins, qu’on perd avec la perte de son sang. Enfin, tout ce que je puis remarquer, c’est que les Peuples de Canada sont d’une meilleure complexion que ceux de l’Europe, plus infatigables, & plus robustes ; accoûtumez aux fatigues, aux veilles & aux jeûnes, & plus insensibles au froid & à la chaleur. De sorte qu’étant exempts des passions qui tourmentent nos ames, ils sont en même temps à couvert des infirmitez dont nous sommes accablez. Vous étes gueux & miserables, mais vous joüissez d’une santé parfaite ; au lieu qu’avec nos aises & nos commoditez, il faut que nous soïons, ou par complaisance, ou par occasion, réduits à nous tuer nous-mêmes, par une infinité de débauches, auxquelles vous n’étes jamais exposez.

Adario.

Mon Frére, je viens te visiter avec ma fille, qui va se marier, malgré moi, avec un jeune homme qui est aussi bon guerrier, que mauvais Chasseur. Elle le veut, cela suffit parmi nous : mais il n’en est pas ainsi parmi vous. Car il faut que les Péres & les Méres consentent au mariage de leurs enfans.

Or il faut que je veüille ce que ma fille veut aujourd’hui. Car si je prétendois lui donner un autre Mari ; elle me diroit aussi-tôt : Pére, à quoy penses tu ? suis-je ton Esclave ? ne dois-je pas joüir de ma Liberté ? Dois-je me marier pour toy ? Epouzeray-je un homme qui me déplaît, pour te satisfaire ? Comment pourray-je soufrir un époux qui achete mon corps à mon Pére, & comment pourray-je estimer un Pére qui vend sa fille à un brûtal ? Est-ce qu’il me sera possible d’aimer les enfans d’un homme que je n’aime pas ? Si je me marie avec luy, pour t’obeïr, & que je le quitte au bout de quinze jours, suivant le privilege & la liberté naturelles de la Nation, tu diras que CELA VA MAL ; cela te déplaira ; tout le monde, en rira, & peut-être, je seray grosse. Voilà, mon cher Frére, ce que ma fille auroit sujet de me répondre ; & peut-être, encore pis, comme il arriva il y a quelques années à un de nos Vieillards, qui prétendoit que sa Fille se mariât avec un homme qu’elle n’aimoit pas. Car elle luy dit, en ma présence, mille choses plus dures, en luy reprochant qu’un homme d’esprit ne devoit jamais s’exposer à donner des conseils aux personnes dont ils en pourroit recevoir, ni exiger de ses enfans des obéissances qu’il connoît impossibles. Enfin, elle ajoûta à tout cela, qu’il étoit vrai qu’elle étoit la fille, mais qu’il devoit se contenter d’avoir eû le plaisir de la faire avec une femme qu’il aimoit autant que cette fille haissoit le Mari que son Pére prétendoit luy donner. Il faut que tu saches que nous ne faisons jamais de mariage entre parens, quelque éloigné que puisse être le degré de parentage. Que nos femmes ne se remarient plus dés qu’elles ont atteint l’âge de quarante ans, parceque les enfans qu’elles font au dessus de cet âge-là sont de mauvaise constitution. Cependant, ce n’est pas à dire qu’elles gardent la continence ; au contraire, elles sont beaucoup plus passionnées à cet âge qu’à vint ans ; ce qui fait qu’elles écoutent si favorablement les François, & que même elles se donnent le soin de les rechercher. Tu sçais bien que nos femmes ne sont pas si fécondes que les Françoises, quoi-qu’elles se lassent moins qu’elles d’estre embrassées ; cela me surprend, car il arrive en cela tout le contraire de ce qui devroit arriver.

Lahontan.

C’est par la même raison que tu viens de dire, mon pauvre Adario, qu’elles ne conçoivent pas si facilement que nos Femmes. Si elles ne prenoient pas si fréquemment les plaisirs de l’amour, ni avec tant d’avidité, elles donneroient le temps à la matiére convenable à la production des enfans, de se rendre telle qu’il faut qu’elle soit pour engendrer. Il en est de même qu’un Champ dans lequel on semeroit sans celle du bled d’Inde, sans le laisser jamais en friche ; Car il arriveroit qu’à la fin il ne produiroit plus rien (comme l’expérience te l’a, sans doute, fait voir), au lieu qu’en laissant reposer ce champ, la terre reprend ses forces, l’air, le serain, les pluyes, & le soleil luy redonnent un nouveau suc, qui fait germer le grain qu’on y seme. Or, écoute un peu, mon Cher, ce que je te veux dire. Pourquoy est-ce que les femmes sauvages étant si peu fécondes, ont si peu l’acroissement de leur Nation en veüe, qu’une fille se fait avorter, lorsque le Pére de son Enfant vient à mourir ou à estre tué, avant que sa grossesse soit reconnue. Tu me répondras que c’est pour conserver sa réputation, parce qu’en suite elle ne trouveroit plus de Mari : Mais, il me semble que l’intérêt de la Nation, laquelle devroit se multiplier, n’est guére en recommandation dans l’esprit de vos femmes. Il n’en est pas ainsi des nôtres ; car, comme tu me le disois l’autre jour, nos Coureurs de bois, & bien d’autres, trouvent assez souvent de nouveaux enfans dans leurs Maisons, au retour de leurs Voyages. Cependant ils s’en consolent, car ce sont des corps pour la Nation & des ames pour le ciel. Aprés cela ces femmes sont autant deshonorées que les vôtres, & quelquefois on les met en prison pour toute leur vie ; au lieu que les vôtres peuvent avoir ensuite tant de galans qu’elles veulent. C’est une trés-abominable cruauté de détruire son enfant. C’est ce que le Maître de la vie ne sçauroit jamais leur pardonner. Ce seroit un des principaux abus à réformer parmi vous. Ensuite, il faudroit retrancher la nudité ; car enfin le privilége que vos Garçons ont d’aller nuds, cause un terrible ravage dans le cœur de vos filles ; car n’étant pas de bronze, il ne se peut faire qu’à l’aspect des piéces, que je n’ozerois nommer, elles n’entrent en rut en certaines occasions, où ces jeunes Coquins font voir que la Nature n’est ni morte ni ingrate envers eux.

Adario.

La raison que tu me donnes de la sterilité de nos femmes est merveilleuse, car je conçoi maintenant que cela se peut. Tu condamnes aussi fort à propos le crime de ces Filles qui se font avorter avec leurs breuvages. Mais ce que tu dis de la nudité ne s’acorde guére avec le bon sens. Je conviens que les Peuples chez qui le tien & le mien sont introduits, ont grande raison de cacher non seulement leurs Parties viriles mais encore tous les autres membres du corps. Car à quoy serviroit l’or & l’argent des François, s’ils ne les employoient à se parer avec de riches habits ? puisque ce n’est que par le vêtement qu’on fait état des gens. N’est-ce pas un grand avantage pour un François de pouvoir cacher quelque défaut de nature sous de beaux habits ? Croy-moy, la nudité ne doit choquer uniquement que les gens qui ont la propriété des biens. Un laid homme parmi vous autres, un mal bâti trouve le secret de se rendre beau & bien fait, avec une belle perruque, & des habits dorez, sous lesquels on ne peut distinguer les hanches & les fesses artificielles d’avec les naturelles. Il y auroit encore un grand inconvenient si les Européans alloient nuds ; c’est que ceux qui seroient bien armez trouveroient tant de pratique & tant d’argent à gagner, qu’ils ne songeroient à se marier de leur vie, & qu’ils donneroient occasion à une infinité de femmes de violer la foy conjugale. Imagine-toy que ces raisons n’ont aucun lieu parmi nous, où il faut que tout serve, sans exception, tant petits que grands ; les filles qui voient de jeunes gens nuds, jugent à l’œil de ce qui leur convient. La Nature n’a pas mieux gardé ses proportions envers les femmes qu’envers les hommes. Ainsi, chacune peut hardiment juger qu’elle ne sera pas trompée en ce qu’elle attend d’un Mari. Nos femmes sont capricieuses, comme les vôtres, ce qui fait que le plus chetif Sauvage peut trouver une femme. Car comme tout paroît à découvert, nos filles choisissent quelquefois suivant leur inclination ; sans avoir égard à certaines proportions : les unes aiment un homme bien fait, quoiqu’il ait je ne sçay quoy de petit en luy. D’autres aiment un mal bâti pourveu qu’elles y trouvent je ne sçay quoy de grand ; & d’autres préférent un homme d’esprit & vigoureux, quoiqu’il ne soit ni bien fait, ni bien pour veu de ce que je n’ay pas voulu nommer. Voilà, mon Frére, tout ce que je puis te répondre sur le crime de la nudité, qui, comme tu sçais, ne doit uniquement estre imputé qu’aux Garçons ; puisque les gens veufs ou mariez cachent soigneusement le devant & le derriére. Au reste, nos Filles sont en recompense plus modestes que les vôtres ; car on ne voit en elles rien de nud que le gras de la jambe, au lieu que les vôtres montrent le sein tellement à découvert que nos jeunes gens ont le nez collé sur le ventre, lorqu’ils trafiquent leurs Castors aux belles Marchandes qui sont dans vos Villes. Ne seroit-ce pas là, mon Frére, un abus à réformer parmi les François ? Car, enfin, ne sçay je pas de bonne part qu’il n’est guére de Françoise, qui puisse résister à la tentation de l’objet de qui leur sein découvert provoque l’émotion. Ce seroit le moyen de préserver leurs Maris du mal chimérique de ces Cornes que nous plantons sur leur front, sans les toucher, ni même les voir ; ce qui se fait par un miracle que je ne sçaurois concevoir. Car, enfin, si je plante un pommier dans un jardin, il ne croît pas sur le sommet d’un rocher ; ainsi vos Cornes invisibles ne doivent prendre racine qu’à l’endroit où leur semence est jettée ; D’où il s’ensuit qu’elles devroient sortir du front de vos Femmes, pour représenter les outils du Mari & du Galand. Au reste, cette folie de Cornes est épouvantable ; car pourquoy chagriner un Mari de cette injure, à l’ocasion des plaisirs de sa Femme ? Or s’il faut épouser les vices d’une femme en l’épouzant, le mariage des François est un Sacrement qui ne doit pas être fondé sur la droite raison ; ou bien il faut de nécessité retenir son Epouse sous la clef pour éviter ce deshonneur. Il faut que le nombre de ces Maris soit bien grand ; car, enfin, je ne conçoi pas qu’une femme puisse penser à la rigueur de cette châine éternelle, sans chercher quelque espéce de soulagement à ses maux, chez quelque bon Ami. Je pardonnerois les François s’ils s’en tenoient à leur mariage sous certaines conditions ; c’est-à dire, pourvû qu’il en provînt des enfans, & que le mari & la femme eussent toûjours une assez bonne santé pour s’aquiter, comme il faut, du devoir du mariage. Voilà tout le réglement qu’on pourroit faire chez des Peuples qui ont le Tien & le Mien. Or il s’agit encore d’une chose impertinente ; C’est que parmi vous autres Chrêtiens les hommes se font gloire de débaucher les femmes ; comme s’il ne devoient pas, selon toute sorte de raisons, estre aussi criminel aux uns qu’aux autres de sucomber à la tentation de l’amour. Vos jeunes Gens font tous leurs éforts pour tenter les Filles & les Femmes. Ils employent toutes sortes de voyes pour y réüssir. Ensuite ils le publient, ils le disent par tout. Chacun loue le Cavalier, & méprise la Dame ; au lieu de pardonner la Dame, & de châtier le Cavalier. Comment prétendez vous que vos Femmes vous soient fidéles, si vous ne l’étes pas à elles ? Si les Maris ont des Maîtresses, pourquoy leurs Epouses n’auront-elles pas des Amans ? Et si ces Maris préférent les jeux & le vin à la compagnie de leurs femmes, pourquoy ne chercheront elles pas de la consolation avec quelque Ami ? Voulez-vous que vos Femmes soient sages, soyez ce que vous appellez Sauvages, c’est-à dire, soyez Hurons ; aimés les comme vous mêmes, & ne les vendés pas. Car je connois certains Maris parmi vous qui consentent aussi lâchement au libertinage de leurs Epouses, que des Méres à la prostitution de leurs Filles. Ces gens-là ne le font que parce que la nécessité les y oblige. Sur ce pied-là c’est un grand bonheur pour les Hurons de n’être pas réduits à faire les bassesses, que la misére inspire aux gens qui ne sont pas accoutumés d’être miserables. Nous ne sommes jamais ni riches, ni pauvres ; & c’est en cela que notre bonheur est au dessus de toutes vos richesses. Car nous ne sommes pas obligez de vendre nos Femmes & nos Filles, pour vivre aux dépens de leurs travaux amoureux. Vous dites qu’elles sont sottes. Il est vray, nous en convenons ; Car elles ne sçavent pas écrire des billets à leurs Amis, comme les vôtres ; & quand cela seroit, l’esprit des Hurones n’est pas assez pénétrant pour choisir à la phisionomie des Vieilles assez fidéles pour porter ces létres galantes sous un silence éternel. Ha ! maudite Ecriture ! pernicieuse invention des Européans, qui tremblent à la veue des propres chiméres qu’ils se représentent eux mêmes par l’arrangement de vint & trois petites figures, plus propres à troubler le repos des hommes qu’à l’entretenir. Les Hurons sont aussi des sots, s’il vous en faut croire, parce qu’ils n’ont point d’égard à la perte du pucelage des filles qu’ils epousent ; & qu’ils prénent en mariage des Femmes que leurs Camarades ont abandonées. Mais, mon Frére, di-moy, je te prie, les François en sont-ils plus sages pour s’imaginer qu’une fille est pucelle, parce qu’elle crie, & qu’elle jure de l’estre ? Or, supposons qu’elle soit telle qu’il la croit, la conqueste en est-elle meilleure ? Non vraiment ; au contraire, le Mari est obligé de luy aprendre un exercice qu’elle met ensuite en pratique avec d’autres gens, lorsqu’il n’est pas en état de le continuer journellement avec elle. Pour ce qui est des Femmes que nous épousons aprez la séparation de leurs Maris ; n’est-ce pas la même chose que ce que vous appellez se marier avec des Veuves ? Néanmoins avec cette diférence que ces Femmes ont tout lieu d’estre persuadées que nous les aimons, au lieu que la plupart de vos Veuves ont tout sujet de croire que vous épousez moins leurs corps que leurs richesses. Combien de désordres n’arrive-t’il pas dans les Familles par des mariages comme ceux-là ? Cependant, on n’y rémédie pas, parce que le mal est incurable, dez-que le lien conjugal doit durer autant que la vie. Voici encore une autre peine parmi vous autres qui me paroît tout à fait cruelle. Votre mariage est indissoluble, cependant une fille & un Garçon qui s’aiment reciproquement ne peuvent pas se marier ensemble sans le consentement de leurs Parens. Il faudra qu’ils se marient l’un & l’autre au gré de leurs Péres, & contre leurs desirs, quelque répugnance qu’ils ayent, avec des personnes qu’ils haïssent mortellement. L’inégalité d’âge, de bien, & de condition causent tous ces désordres. Ces considérations l’emportent sur l’amour mutuel des deux Parties, qui sont d’acord entr’elles. Quelle cruauté & quelle tirannie d’un Pére envers ses Enfans ? Voit-on cela parmi les Hurons ? Ne sont-ils pas aussi nobles, aussi riches les uns que les autres ? Les Femmes n’ont-elles pas la même liberté que les Hommes, & les Enfans ne jouissent-ils pas des mêmes priviléges que leurs Péres ? Un jeune Huron n’épousera-t’il pas une des esclaves de sa Mére, sans qu’on soit en droit de l’en empêcher ? Cette esclave n’est-elle pas faite comme une ferme libre, & dez-qu’elle est belle, qu’elle plaît, ne doit-elle pas être préferable à la fille du grand Chef de la Nation, qui sera laide ? N’est ce pas encore une injustice pour les Peuples qui détestent la communauté des biens ; que les Nobles donnent à leur premier fils presque tout leur bien, & que les fréres & les sœurs de celuy-ci soient obligez de se contenter de tres-peu de chose ; pendant que cet Aîné ne sera peut-être pas légitime, & que tous les autres le seront ? Qu’en arrive-t’il si ce n’est qu’on jette les Filles dans des Couvents, prisons perpétuelles, par une barbarie qui ne s’acorde guére avec cette Charité Chrétienne, que les Jésuites nous prêchent ? Si ce sont des Garçons, ils se trouvent réduits à se faire Prêtres, ou Moines, pour vivre du beau métier de prier Dieu malgré eux, de prêcher ce qu’ils ne font pas, & de persuader aux autres, ce qu’ils ne croyent pas eux-mêmes. S’il s’en trouve qui prénent le parti de la guerre, c’est plûtôt pour piller la Nation, que pour la défendre de ses Ennemis. Les François ne combatent point pour l’interêt de la Nation, comme nous faisons, ce n’est que pour leur propre intérêt & dans la vûe d’aquérir des Emplois qu’ils combatent. L’amour de la Patrie & de leurs Compatriotes y ont moins de part que l’ambition, les richesses, & la vanité. Enfin, mon cher Frére, je conclus ce discours en t’assûrant, que l’amour propre des Chrêtiens, est une folie que les Hurons condamneront sans cesse. Or cette folie qui régne en tout parmi vous autres François, ne se remarque pas moins dans vos amours & dans vos mariages ; lesquels sont aussi bizarres que les gens qui donnent si sottement dans ce paneau.

Lahontan.

Ecoute, Adario, je me souviens de t’avoir dit qu’il ne faloit pas juger des actions des honétes gens, par celles des Coquins. J’avoüe que tu as raison de blâmer certaines actions que nous blâmons aussi. Je conviens que la propriété de biens est la source d’une infinité de passions, dont vous estes exempts. Mais, si tu regardes toutes choses du bon côté, & sur tout nos amours & nos mariages, le bel ordre qui est établi dans nos Familles, & l’éducation de nos Enfans, tu trouveras une conduite merveilleuse dans toutes nos Constitutions. Cette Liberté, que les Hurons nous prêchent, cause un désordre épouvantable. Les Enfans sont aussi grands maîtres que leurs Péres, & les Femmes qui doivent estre naturellement sujettes à leurs Maris, ont autant de pouvoir qu’eux. Les Filles se moquent de leurs Méres, lorsqu’il s’agit de prêter l’oreille à leurs Amans ; En un mot, toute cette liberté se réduit à vivre dans une débauche, perpétuelle, & donne à la Nature tout ce qu’elle demande, à l’imitation des Bêtes. Les Filles des Hurons font consister leur sagesse dans le secret, & dans l’invention de cacher leurs débauches.[1] Courir la luméte parmi vous autres, est ce qui s’appelle chez nous, chercher avanture. Tous vos jeunes Gens courent cette luméte tant que la nuit dure. Les portes des Chambres de vos Filles sont ouvertes à tous venans ; & s’il se présente un jeune Homme qu’elle n’aime pas, elle se couvre la teste de sa couverture. C’est à dire qu’elle n’en est point tentée. S’il en vient un second, peut-estre elle luy permétra de s’asseoir sur le pied de son lit, pour parler avec elle, sans passer outre. C’est à dire qu’elle veut ménager ce drôle-là pour avoir plusieurs cordes à son arc ; en vient-il un troisième qu’elle veut duper, avec une plus feinte sagesse, elle luy permétra de se coucher auprés d’elle sur les couvertures du lit. Celuy-ci est-il parti, le quatriéme arrivant trouve le lit & les bras de la fille ouverts à son plaisir, pour deux ou trois heures ; & quoi qu’il n’employe ce temps-là à rien moins qu’en paroles, on le croit cependant à la bonne foy. Voilà, mon cher Adario, le putanisme de tes Hurones couvert d’un manteau d’honnête conversation, & d’autant plus que quelque indiscrétion que puissent avoir les Amans envers leur Maîtresses, (ce qui n’arrive guéres) bien loin de les croire, on les traite de jaloux, qui est une injure infame parmi vous autres. Aprez tout ce que je viens de dire, il ne faut pas s’étonner, si les Americaines ne veulent point entendre parler d’amour, pendant le jour, sous prétexte que la nuit est faite pour cela. Voilà ce qu’on appelle en France cacher adroitement son jeu. S’il y a de la débauche parmi nos Filles, au moins il y a cette diférence que la régle n’est pas générale, comme parmi les vôtres, & que d’ailleurs elles ne vont pas si brutalement au fait. L’amour des Européanes est charmant, elles sont constantes & fidéles jusqu’à la mort ; lorsquelles ont la foiblesse d’accorder à leurs Amans la derniére faveur, c’est plûtôt en vertu de leur mérite intérieur, qu’extérieur, & toûjours moins par le desir de se contenter elles-mêmes, que de donner des preuves sensibles d’amour à leurs Amans. Ceux-ci sont galans, cherchant à plaire à leurs Maîtresses par des maniéres tout à fait jolies, comme par le respect, par les assiduitez, par la complaisance. Ils sont patiens, zelés, & toûjours prêts à sacrifier leur vie & leurs biens pour elles ; ils soupirent long-temps avant que de rien entreprendre. Car ils veulent mériter la derniére faveur par des longs-services. On les voit à genoux aux pieds de leurs Maîtresses mendier le privilége de leur baiser la main. Et comme le Chien suit son Maître en veillant, lorsqu’il dort ; aussi chez nous un véritable Amant ne quitte point sa Maîtresse, & il ne ferme les yeux que pour songer à elle, pendant le sommeil. S’il s’en trouve quelqu’un assez fougueux pour embrasser sa Maîtresse brusquement à la première occasion, sans avoir égard à sa foiblesse, on l’appelle Sauvage, parmi nous, c’est à dire homme sans quartier, qui commence par où les autres finissent.

Adario.

Hô hô, mon cher Frére, les François ont-ils bien l’esprit d’appeller ces gens là Sauvages ? Ma foy, je ne croyois pas que ce mot là signifiât parmi vous un homme sage & conclusif ; Je suis ravi d’aprendre cette nouvelle ; ne doutant pas qu’un jour vous n’apelliez Sauvages, tous les François qui seront assez sages pour suivre exactement les véritables régles de la justice & de la raison. Je ne m’étonne plus de ce que les rusées Françoises aiment tant les Sauvages ; elles n’ont pas tout le tort ; car, à mon avis, le temps est trop cher pour le perdre, & la jeunesse trop courte pour ne pas profiter des avantages qu’elle nous donne. Si vos Filles sont constantes à changer sans cesse d’Amans, cela peut avoir quelque raport à l’humeur des nôtres. Mais, lors qu’elles se laissent fidélement caresser par trois ou quatre, en même-temps, cela est tres diférent du génie des Hurones. Que les Amans François passent leur vie à faise les folies que tu viens de me dire, pour vaincre leurs Maîtresses, c’est à dire qu’ils employent leur temps, & leurs biens à l’achat d’un petit plaisir précédé de mille peine & de mille soucis, je ne les en blâmerai pas, puisque j’ay fait la folie de me risquer sur d’impertinens Vaisseaux à traverser les Mers rudes qui séparent la France de ce Continent, pour avoir le plaisir de voir le Païs des François. Ce qui m’oblige à me taire. Mais les gens raisonables diront que ces sortes d’Amans sont aussi fous que moy ; avec cette diférence que leur amour passe aveuglément d’une Maîtresse à l’autre, les exposant à soufrir les mêmes tourmens. Au lieu que je ne passerai plus de ma vie de l’Amérique en France.


FIN des DIALOGUES.



  1. C’est entrer, pendant la nuit, dans la Chambre de sa Maîtresse, avec une espéce de Chandelle.