Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu/Sixième dialogue

SIXIÈME DIALOGUE


Machiavel.

Je désirerais arriver à des conséquences précises. Jusqu’où la main de Dieu s’étend-elle sur l’humanité ? Qui est-ce qui fait les souverains ?

Montesquieu.

Ce sont les peuples.

Machiavel.

Il est écrit : Per me reges regnant. Ce qui signifie au pied de la lettre : Dieu fait les rois.

Montesquieu.

C’est une traduction à l’usage du Prince, ô Machiavel, et elle vous a été empruntée dans ce siècle par un de vos plus illustres partisans[1], mais ce n’est pas celle de l’Écriture sainte. Dieu a institué la souveraineté, il n’institue pas les souverains. Sa main toute-puissante s’est arrêtée là, parce que c’est là que commence le libre arbitre humain. Les rois règnent selon mes commandements, ils doivent régner suivant ma loi, tel est le sens du livre divin. S’il en était autrement, il faudrait dire que les bons comme les mauvais princes sont établis par la Providence ; il faudrait s’incliner devant Néron comme devant Titus, devant Caligula comme devant Vespasien. Non, Dieu n’a pas voulu que les dominations les plus sacriléges pussent invoquer sa protection, que les tyrannies les plus viles pussent se réclamer de son investiture. Aux peuples comme aux rois il a laissé la responsabilité de leurs actes.

Machiavel.

Je doute fort que tout cela soit orthodoxe. Quoi qu’il en soit, suivant vous, ce sont les peuples qui disposent de l’autorité souveraine ?

Montesquieu.

Prenez garde, en le contestant, de vous élever contre une vérité de pur sens commun. Ce n’est pas là une nouveauté dans l’histoire. Dans les temps anciens, au moyen âge, partout où la domination s’est établie en dehors de l’invasion ou de la conquête, le pouvoir souverain a pris naissance par la volonté libre des peuples, sous la forme originelle de l’élection. Pour n’en citer qu’un exemple, c’est ainsi qu’en France le chef de la race carlovingienne a succédé aux descendants de Clovis, et la dynastie de Hugues Capet à celle de Charlemagne[2]. Sans doute l’hérédité est venue se substituer à l’élection. L’éclat des services rendus, la reconnaissance publique, les traditions ont fixé la souveraineté dans les principales familles de l’Europe, et rien n’était plus légitime. Mais le principe de la toute-puissance nationale s’est constamment retrouvé au fond des révolutions, il a toujours été appelé pour la consécration des pouvoirs nouveaux. C’est un principe antérieur et préexistant qui n’a fait que se réaliser plus étroitement dans les diverses constitutions des États modernes.

Machiavel.

Mais si ce sont les peuples qui choisissent leurs maîtres, ils peuvent donc aussi les renverser ? S’ils ont le droit d’établir la forme de gouvernement qui leur convient, qui les empêchera d’en changer au gré de leur caprice ? Ce ne sera pas le régime de l’ordre et de la liberté qui sortira de vos doctrines, ce sera l’ère indéfinie des révolutions.

Montesquieu.

Vous confondez le droit avec l’abus qui peut résulter de son exercice, les principes avec leur application ; ce sont là des distinctions fondamentales, sans lesquelles on ne peut s’entendre.

Machiavel.

N’espérez pas m’échapper, je vous demande des conséquences logiques ; refusez-les-moi si vous le voulez. Je désire savoir si, d’après vos principes, les peuples ont le droit de renverser leurs souverains ?

Montesquieu.

Oui, dans des cas extrêmes et pour des causes justes.

Machiavel.

Qui sera juge de ces cas extrêmes et de la justice de ces extrémités ?

Montesquieu.

Et qui voulez-vous qui le soit, sinon les peuples eux-mêmes ? Les choses se sont-elles passées autrement depuis le commencement du monde ? C’est là une sanction redoutable sans doute, mais salutaire, mais inévitable. Comment ne voyez-vous pas que la doctrine contraire, celle qui commanderait aux hommes le respect des gouvernements les plus odieux, les ferait retomber sous le joug du fatalisme monarchique ?

Machiavel.

Votre système n’a qu’un inconvénient, c’est qu’il suppose l’infaillibilité de la raison chez les peuples ; mais n’ont-ils pas, comme les hommes, leurs passions, leurs erreurs, leurs injustices ?

Montesquieu.

Quand les peuples feront des fautes, ils en seront punis comme des hommes qui ont péché contre la loi morale.

Machiavel.

Et comment ?

Montesquieu.

Ils en seront punis par les fléaux de la discorde, par l’anarchie, par le despotisme même. Il n’y a pas d’autre justice sur la terre, en attendant celle de Dieu.

Machiavel.

Vous venez de prononcer le mot de despotisme, vous voyez qu’on y revient.

Montesquieu.

Cette objection n’est pas digne de votre grand esprit, Machiavel ; je me suis prêté aux conséquences les plus extrêmes des principes que vous combattez, cela suffisait pour que la notion du vrai fût faussée. Dieu n’a accordé aux peuples ni le pouvoir, ni la volonté de changer ainsi les formes de gouvernement qui sont le mode essentiel de leur existence. Dans les sociétés politiques comme dans les êtres organisés, la nature des choses limite d’elle-même l’expansion des forces libres. Il faut que la portée de votre argument se restreigne à ce qui est acceptable pour la raison.

Vous croyez que, sous l’influence des idées modernes, les révolutions seront plus fréquentes ; elles ne le seront pas davantage, il est possible qu’elles le soient moins. Les nations, en effet, comme vous le disiez tout à l’heure, vivent actuellement par l’industrie, et ce qui vous paraît une cause de servitude est tout à la fois un principe d’ordre et de liberté. Les civilisations industrielles ont des plaies que je n’ignore point, mais il ne faut pas nier leurs bienfaits, ni dénaturer leurs tendances. Des sociétés qui vivent par le travail, par l’échange, par le crédit sont des sociétés essentiellement chrétiennes, quoi qu’on dise, car toutes ces formes si puissantes et si variées de l’industrie ne sont au fond que l’application de quelques grandes idées morales empruntées au christianisme, source de toute force comme de toute vérité.

L’industrie joue un rôle si considérable dans le mouvement des sociétés modernes, que l’on ne peut faire, au point de vue où vous vous placez, aucun calcul exact sans tenir compte de son influence ; et cette influence n’est pas du tout celle que vous avez cru pouvoir lui assigner. La science qui cherche les rapports de la vie industrielle et les maximes qui s’en dégagent, sont tout ce qu’il y a de plus contraire au principe de la concentration des pouvoirs. La tendance de l’économie politique est de ne voir dans l’organisme politique qu’un mécanisme nécessaire, mais très-coûteux, dont il faut simplifier les ressorts, et elle réduit le rôle du gouvernement à des fonctions tellement élémentaires, que son plus grand inconvénient est peut-être d’en détruire le prestige. L’industrie est l’ennemie-née des révolutions, car sans l’ordre social elle périt et avec elle s’arrête le mouvement vital des peuples modernes. Elle ne peut se passer de liberté, car elle ne vit que par des manifestations de la liberté ; et, remarquez-le bien, les libertés en matière d’industrie engendrent nécessairement les libertés politiques, si bien que l’on a pu dire que les peuples les plus avancés en industrie sont aussi les plus avancés en liberté. Laissez là l’Inde et laissez la Chine qui vivent sous le destin aveugle de la monarchie absolue, jetez les yeux en Europe, et vous verrez.

Vous venez de prononcer de nouveau le mot de despotisme, eh bien, Machiavel, vous dont le sombre génie s’est si profondément assimilé toutes les voies souterraines, toutes les combinaisons occultes, tous les artifices de lois et de gouvernement à l’aide desquels on peut enchaîner le mouvement des bras et de la pensée chez les peuples ; vous qui méprisez les hommes, vous qui rêvez pour eux les dominations terribles de l’Orient, vous dont les doctrines politiques sont empruntées aux théories effrayantes de la mythologie indienne, veuillez me dire, je vous en conjure, comment vous vous y prendriez pour organiser le despotisme chez les peuples dont le droit public repose essentiellement sur la liberté, dont la morale et la religion développent tous les mouvements dans le même sens, chez des nations chrétiennes qui vivent par le commerce et par l’industrie, dans des États dont les corps politiques sont en présence de la publicité de la presse qui jette des flots de lumière dans les coins les plus obscurs du pouvoir ; faites appel à toutes les ressources de votre puissante imagination, cherchez, inventez, et si vous résolvez ce problème, je déclarerai avec vous que l’esprit moderne est vaincu.

Machiavel.

Prenez garde, vous me donnez beau jeu, je pourrais vous prendre au mot.

Montesquieu.

Faites-le, je vous en conjure.

Machiavel.

Je compte bien n’y pas manquer.

Montesquieu.

Dans quelques heures nous serons peut-être séparés. Ces parages ne vous sont point connus, suivez-moi dans les détours que je vais faire avec vous le long de ce sombre sentier, nous pourrons éviter encore quelques heures le reflux des ombres que vous voyez là-bas.



  1. Montesquieu fait évidemment ici allusion à Joseph de Maistre, dont le nom se retrouve d’ailleurs plus loin. (Note de l’Éditeur.)
  2. Esp. des lois, p. 543, 544, liv. XXXI, ch. IV.