Deux mois à Lille par un professeur de musique/CHAPITRE IV

Imprimerie de Mme Bayart (p. 17-22).


CHAPITRE IV.

La musique dans les Concerts.
Concerts du Cercle du Nord et autres. — Soirées artistiques et Soirées bachiques.
Concerts de Saint-Joseph. — Cafés-Concerts.


Il s’organise à Lille peu de grands concerts. Nous n’avons eu cet hiver que ceux de Carlotta Patti. Le Cercle du Nord, en nous faisant entendre les célébrités artistiques parisiennes ou cosmopolites, porte d’avance une concurrence redoutable à toute autre entreprise de concert, et à part le mérite des artistes que l’on fait venir, nous jouissons de plus d’un orchestre marchant dans une très bonne voie. J’insiste sur ce point, parce qu’à mon avis, un concert n’est complet que quand il est ouvert dans ses deux parties par des morceaux d’orchestre ; je voudrais même qu’on y entendit à chaque séance des chœurs avec ou sans accompagnement, et notre intelligente Commission de musique peut, quand elle le veut, ajouter un attrait de plus à ses programmes, les ressources vocales n’étant pas inférieures ici aux ressources instrumentales.

Le Cercle donne tous les ans à ses abonnés quatre concerts et deux soirées ; l’orchestre joue à chaque séance, et la seule différence consiste en ce que les solistes qui se font entendre dans les soirées sont de la ville, tandis que les concerts produisent seulement des artistes étrangers ou même appartenant au Grand-Théâtre. Les soirées sont généralement moins courues que les concerts : certaines personnes ne trouvant pas un attrait suffisant dans l’audition d’artistes de la ville qu’on coudoie tous les jours. Telle n’est pas ma manière de voir ; il n’est que juste d’encourager les artistes de la localité, et du reste, Lille possède des exécutants qui n’ont plus besoin d’encouragements et qui peuvent légitimement réclamer leur part des applaudissements réservés aux artistes de passage.

Différents organes de la presse lilloise ont attaqué, souvent d’une façon spirituelle, la mesure prise par l’Administration du Cercle qui assigne aux dames seulement les banquettes de côté et place les hommes sur celles du milieu. Beaucoup de mes co-sociétaires se sont élevés contre cet aménagement qui les prive du plaisir bien naturel de se trouver auprès de leur épouse ou de leur fille, souvent placées à côté de dames qu’elles ne connaissent pas et avec lesquelles il leur est maintes fois difficile de lier conversation ou d’échanger leurs impressions. Quant à moi, n’ayant ni femme ni fille à emmener au concert, je ne me plaindrai pas pour mon compte de l’arrêté administratif et je me bornerai à signaler les différentes manières dont il est apprécié.

J’ai entendu dire que cet arrangement avait été pris comme plus favorable aux toilettes des dames, qu’il met mieux en vue. C’est une question de coup d’œil, soit ; mais l’idée primitive me paraît susceptible de perfectionnement : souvent deux nuances trop rapprochées jurent au plus haut point, et pour sauvegarder les préceptes de l’harmonie des couleurs, il serait bon, je crois, de même qu’on a institué une Commission musicale, d’instituer une Commission coloriste qui procéderait à une classification des toilettes, de façon à ce qu’aucune ne nuise à l’effet de l’autre. Je ne pense pas qu’aucune dame se refuse à être placée de la façon la plus avantageuse pour ses atours, et j’attire sur ce sujet les réflexions des amateurs du beau et du vrai progrès.

Un des meilleurs artistes de l’orchestre voit avec douleur le public masculin détourner son attention de l’exécution pour la concentrer sur la brillante assemblée qui tapisse les deux côtés de la salle. Je ne prendrai pas ma part de ce reproche, car je suis tellement ébloui par ce scintillement de parures et ces couleurs disparates que je ne perds pas de vue un instant l’orchestre ou les solistes.

La séparation des deux sexes trouve des approbateurs au point de vue de la morale. — C’était à l’avant-dernier concert : pendant l’entracte, je m’étais approché de la rangée des dames pour causer ; tout près de nous étaient assises une mère et sa fille conversant avec deux messieurs dont l’un paraissait être le père et l’autre un ami de la famille. — « On a bien raison, disait la dame, de nous placer à part. Croyez-vous qu’il nous serait bien agréable, à mon mari et à moi, de voir un monsieur que nous ne connaîtrions pas venir se placer à côté de notre fille ? » Mes interlocutrices et moi trouvions cette morale plus qu’étroite. Si la séparation n’eût pas existé, ces époux si prudents auraient pu certainement former à droite et à gauche de leur fille une barrière infranchissable. — « Au surplus, me disais-je, cela n’est que précaution ; on n’en saurait trop prendre. »

La deuxième partie du concert allait commencer ; je regagnai ma place sans penser davantage à cet incident, quand, quelques jours après, j’allai aux Variétés : on y jouait une pièce qu’on m’avait dépeinte comme étant pleine de ce vieil esprit gaulois que d’impudents auteurs croient remplacer de nos jours par des plaisanteries équivoques et licencieuses ; mais on m’avait bien mal renseigné car il s’en fallait de peu que l’ouvrage tombât dans l’obscénité. Aussi, sans attendre la fin de l’acte, je sortis de la salle me proposant de n’y rentrer que pour la seconde pièce annoncée sur le programme. Mais, en jetant un dernier regard sur les spectateurs, quel ne fut pas mon étonnement d’apercevoir les austères parents de l’autre fois faisant assister à cette triste représentation leur fille qui paraissait y prendre beaucoup d’intérêt ! J’avoue que mon premier mouvement fut l’indignation ; mais ce n’est réellement qu’avec pitié qu’il faut envisager une telle inconséquence.

Il est, je crois, sans exemple en France qu’un Cercle procure à ses membres, indépendamment des avantages sociaux attachés à ce genre d’établissement, le plaisir d’entendre de beaux concerts, et l’on peut donner cette qualification sans réserve : les plus grandes célébrités musicales sont venues au Cercle du Nord, et l’orchestre, composé d’artistes de talent et de bons amateurs, se comporte vaillamment. Je vais commettre ici une petite indiscrétion : par une faveur toute spéciale, j’ai assisté à une répétition de l’orchestre. Il est impossible de conduire plus consciencieusement et plus convenablement que M. Paul Martin, qui sait insister sur l’exécution d’un passage difficile sans froisser l’amour-propre de personne. Quant à son mérite de soliste, un disciple bien-aimé d’Alard a-t-il besoin de félicitations dont il doit être rebattu et que son glorieux titre lui acquiert légitimement avant même qu’on l’ait entendu ?

Nous avons en M. Lefebvre un accompagnateur bien précieux et dont les artistes étrangers qui ont contribué à nos concerts gardent un excellent souvenir.

Mais il faut tout dire, deux choses me choquent : Le piano est d’Érard, me dit-on ; est-il neuf ? est-il déjà ancien ? Je l’ignore. Mais je lui trouve, à partir du medium jusqu’à l’aigu, les tons secs et durs d’un vieil instrument. J’ai joué à Lille quelques pianos qui n’ont pas coûté son prix et qui lui sont supérieurs comme qualité. Enfin, les timbales sont bien mauvaises, surtout la plus grosse, dont les notes graves sont à peine appréciables à l’oreille, et qui conviendrait mieux pour faire danser la bamboula aux nègres de la Guyane que pour un orchestre bien composé sous tous autres rapports. Qui donc a eu l’idée de faire barbouiller de peinture les deux timbales ? est-ce pour leur enlever encore un peu de cette sonorité qui leur fait déjà suffisamment défaut par leur construction vicieuse ?

Les Sociétés chorales et instrumentales de Lille donnent aussi des concerts ou des soirées artistiques, appelées le plus communément soirées bachiques. Ce mot épouvante d’abord un peu l’étranger pacifique. À quelle orgie, à quelles saturnales va-t-il assister ? Cependant, rien de tout cela n’a lieu. Ce terme de soirées bachiques vient de ce qu’on a la faculté de boire et de fumer en entendant la musique. J’ai assisté à ces réunions et je n’y ai jamais vu de bacchantes. Notons en passant que Gambrinus y est plus fêté que Bacchus. Il faut toujours s’armer de bienveillance en venant à ces séances, non seulement parce que la plupart des solistes pour la voix sont des amateurs, mais aussi parce que la fumée de tabac est très contraire à l’exercice des voix et des instruments à vent.

Il y a loin de cette tolérance des Lillois à ce qui se passait il y a quelques années dans ma ville natale. Le colonel d’un des régiments en garnison était mélomane ; il mettait souvent sa musique à contribution, et non content de lui faire servir en abondance des rafraîchissements, il apportait tous ses soins à ce que l’exécution eut lieu dans les meilleures conditions possibles ; aussi, dès qu’un fumeur s’approchait trop près des musiciens, il était prié très poliment par un sapeur, au nom du colonel, de vouloir bien reculer afin de ne pas incommoder les exécutants par sa fumée.

Le Cercle de Saint-Joseph, société formée dans le but louable de donner à la jeunesse une bonne direction morale, organise quelquefois aussi des concerts. Un peu plus de répétitions serait nécessaire ; mais enfin, les choses se passent en famille, et il ne faut pas être trop exigeant.

Je sais qu’il existe aussi des Cafés-concerts, un Eldorado ; mais je ne les connais pas et ne les cite ici que pour mémoire. J’ai entendu à Paris Thérésa pendant cinquante secondes, et la terreur que j’ai de rencontrer quelqu’une de ses disciples me fait éviter comme la peste tous les Cafés-concerts. Le genre Thérésa est d’ailleurs le seul que je ne puisse admettre en musique ; mélomane éclecticien, je cherche le beau et le vrai et l’admire partout où je le trouve, dans la romance comme dans l’oratorio, dans l’ouverture comme dans la symphonie, dans le quadrille comme dans la marche funèbre.