Deux lettres bénédictines inédites/01

I.

À Monsieur Ménage[1]


Ce 25 avril 1691.


Voici, Monsieur, ce que vous avez souhaité de moy sur trois articles, dans les deux dernières visites que j’ai eu l’honneur de vous rendre.

I. Le passage attribué à saint Ambroise en ces termes : Sic amat diabolus filios suos ut perdat, sicut amat gluto porcellum ut comedat, se trouve au 30e sermon de l’appendice du tome second de saint Ambroise, num. 2, page 432. Ce sermon n’est pas de saint Ambroise, mais il pourrait bien être de saint Cesaire d’Arles, et, en ce cas, on trouveroit ce mot, qui a du raport à celuy de glouton, dans la bouche d’un vieux Gaulois, comme j’en ay remarqué plusieurs plus anciens que la langue françoise d’aujourd’huy[2].

II. L’endroit où je vous ay dit qu’on trouvoit une preuve originale que les Romains mesuroient les hommes pour les enroller, se trouve dans les actes autentiques de la passion de saint Maximilien, martyr d’Afrique, au quatrième tome de Vetera analecta de D.-J. Mabillon, page 566, où sont ces mots : Dion, proconsul, dixit : Intumetur. Cumque intumatus fuisset, ex officio recitatum est : Habet pedes quinque, uncias decem. Dion dixit ad officium signetur. Cumque resisteret Maximilianus, respondit : Non possum militare. Dion dixit : Milita ne pereas. Maximilianus respondit : Non milito caput mihi præcide ; non milito sæculo, sed milito Deo meo, etc. Nostre père fait en la même page cette note : Nempe Romani metiri solebant tirones, quoi militiæ adscribebant, ita ut senos pedes, vel certe quinos et denas uncias habentes inter alares equitos, vel in primis legionum cohortibus probarentur, leste Vegetio in lib. I cap. 5.

III. Michel Molinos est un prestre espagnol de Saragoce[3]. Il vint à Rome il y a plus ou moins trente ans. Il y acquit la réputation d’un homme fort spirituel et avancé dans l’oraison et la contemplation. C’estoit le plus grand directeur de l’Italie. Non seulement les personnes de qualité de Rome se rapportoient à luy de leur conscience, mais il dirigeoit par lettres plusieurs seculiers, et même des religieuses dans diverses provinces de l’Italie et d’Espagne. Le feu pape Innocent XI le prenoit pour un saint, et il est constant qu’il l’avoit écrit dans la liste des cardinaux qu’il devoit nommer[4] : de sorte que si la lenteur et l’irresolution naturelle de ce pontife ne l’eut pas retardé, on auroit vu Molinos revetu de la pourpre romaine. Entre autres personnes eloignées qu’il dirigeoit, il se trouva une religieuse d’une ville episcopale du royaume de Naples. L’Evesque de cette ville étant venu à Rome, et parlant au Pape, le Saint Pere luy demanda pourquoy il ne disoit mot de cette sainte ame, qu’il avoit dans un couvent de sa ville. Sur ce que l’Evesque répondit qu’il n’en avoit jamais entendu parler, le Pape le mortifia et luy reprocha fortement sa negligence à l’acquit de son devoir, etc. L’Evesque, de retour à son diocèse, fut au monastère, et y entra pour voir cette religieuse dont le Pape luy avoit parlé si avantageusement. Elle, surprise de cette visite, à quoy elle ne s’attendoit pas, ne voulut pas voir l’Evesque ; elle se renferma dans sa chambre et s’y barricada. On en soupçonna du mal : la chambre fut ouverte de force, et pour abréger on trouva dans cette cellule quantité de lettres écrites de la main de Molinos, où toute l’ordure de sa pernicieuse doctrine etoit repandue[5]. L’Evesque se saisit de ces lettres, les envoya à Rome à l’Inquisition : les cardinaux en parlèrent au Pape, qui eut bien de la peine à se rendre ; mais enfin vaincu par l’autorité de ce terrible tribunal, il donna les mains à la saisie de cet homme. On entra chez luy durant la meridienne ; on luy trouva bien 17,000 livres en or et en argent avec une prodigieuse quantité de lettres et de mémoires, qui decouvrirent à nud ses miseres. L’impureté avec quelques unes des dames qu’il dirigeoit est ce qui a le plus choqué les oreilles chastes[6]. Dans le tintamarre de cette capture, un prelat napolitain, à qui le Pape avoit ordonné de sortir de Rome pour avoir imprimé au Vatican un livre sans permission, et qui restoit dans Rome incognito, entendant le bruit si près de luy (car sa chambre touchoit à celle de Molinos), s’éveilla en sursaut, et croyant que c’estoit à luy qu’on en vouloit, il s’enfuit en chemise et calleçons sur le toit de sa maison ; de ce toit il courut à un autre, et de cet autre à celuy des Religieuses dominiquaines, qui n’etoient pas eloignées de luy. Quand ces bonnes filles virent en plein jour un grand homme blanc sur leur toit qui descendoit chez elles, elles crierent, furent à luy avec des bâtons, des perches et des ballays ; enfin, elles avertirent le gouverneur de Rome. Le pauvre prelat avoit beau leur faire signe de ne dire mot, et qu’il ne venoit pas à mauvaises intentions, elles n’en firent que plus de bruit, qui se tourna en risée, dont on fit part au bon Pape, pour adoucir l’amertume qu’il ressentoit dans le cœur de la catastrophe arrivée à son ancien ami Molinos, qu’il adoroit, le croyant un saint, et celuy qui, avec sa pieuse bende (sic), attiroit les benedictions du ciel sur l’Eglise[7].

Je suis avec beaucoup de respect, Monsieur, vostre tres humble et tres obeissant serviteur.

Fr. Michel Germain, M. B.
  1. Ces mots, d’une écriture ancienne, ont été ajoutés à l’autographe. Rien ne défend de croire que la lettre ait été adressée au savant Gilles Ménage. En 1691, Dom Germain avait quarante-cinq ans et Ménage, qui allait mourir le 23 juillet de l’année suivante, avait quatre-vingt-huit ans.
  2. Si, comme je le pense, la lettre était pour l’auteur du Dictionnaire étymologique ou origines de la langue françoise, ce renseignement dut plaire singulièrement au vieux philologue qui préparait alors la seconde édition de son recueil, lequel parut seulement deux ans après sa mort. Le travail de révision auquel se livrait Ménage, dans les dernières années de sa vie, rend encore plus vraisemblable l’envoi de la présente lettre à cet érudit.
  3. Suivant le Moréri de 1759, Molinos naquit « dans le diocèse de Saragosse » en 1627, ce que répète religieusement la Biographie universelle. M. H. Fisquet (Nouvelle Biographie générale), fait naître le bizarre théologien « près de Saragosse ». Comment Ticknor n’a-t-il pas mentionné Molinos dans son Histoire de la littérature espagnole ? Voir sur Molinos et son procès diverses lettres écrites de Rome par plusieurs Bénédictins dans le recueil de Valéry (Correspondance inédite de Mabillon et de Montfaucon avec l’Italie). Voir encore sur Molinos les Mystiques espagnols de M. Rousselot, ouvrage qui a eu deux éditions. (Paris, Didier, in-8o.)
  4. Connaissait-on cette particularité que l’affirmation si précise de Dom Germain rend indubitable ?
  5. Rappelons que deux des plus beaux génies de l’Église catholique au dix-septième siècle, Bossuet et Fénelon, ont condamné avec la même énergie la doctrine de Molinos.
  6. Le témoignage est d’autant plus accablant, que Dom Germain était un plus honnête religieux.
  7. Connaissait-on cette amusante scène ? Était-il possible de mieux la raconter ?