Deux Contes de fées pour les grandes personnes/La Pauton/CHAPITRE QUATRIÈME


CHAPITRE QUATRIÈME


DE L’AMOUR ET DE SES MISÈRES.


C’EST un gros homme épanoui que cet Alphonse Nodier, anciennement cocher de grande maison et aujourd’hui chauffeur-mécanicien. Deux adjectifs, surtout, le peindront : il est majestueux et cordial. Paul, au garage où il louait sa voiture, le choisit pour sa physionomie rassurante. Du moins crut-il le choisir, car il continuait à tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qu’avait assumée le saint évêque dans ce petit drame. Cela prouve bien que notre libre arbitre n’est pas toujours tel que le supposent les philosophes ; et, dans le fait, notre âme n’est pas plus libre « qu’une boule de billard n’est libre de se remuer lorsqu’elle est poussée par une autre » (Montesquieu).

Donc, ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon l’imposant Alphonse. Oh ! il plut tout de suite et à tout le monde. Il fut galant pour les dames et fraternel pour M. Joseph. Mais personne ne l’amusa davantage que la naine. Il lui versa à boire pour trinquer à sa bienvenue, la prit sur ses genoux, l’éleva à bout de bras, comme un poupon, lui fit cadeau de deux sous tout neufs, s’enquit de son nom, de son âge, et riait à faire trembler les vitres.

Marie l’aima dès le second jour. Ce fut d’abord le secret de l’office. Alphonse arrivait avec Paul, vers l’heure du dîner. Mais la naine depuis longtemps l’attendait. Quel sourire quand il ouvrait la porte ! Et le gros homme toujours réjoui :

— Bonsoir, mignonne !

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate. Il lui fait des farces dont elle ne s’aperçoit pas, noircit un bouchon à la flamme d’une bougie, ordonne qu’elle ferme les yeux et lui dessine des moustaches et une barbe sur le visage. Il apporte des cartes postales illustrées, des pièces de monnaie fausses ou hors d’usage qui vont, là-haut, enfler le bas sous le matelas. Il conte des blagues épaisses auxquelles Marie ne comprend pas grand’chose mais qui font s’étrangler Mlles Augustine et Olympe. La pauton s’esclaffe de confiance. Il écoute les récits des félonies de Céline et des ribotes de Charles. Il compatit ; il s’indigne ; il est aimé ; il est adoré.

Maintenant, dès quatre heures, Marie s’enferme dans sa chambre, change de robe, procède à une toilette minutieuse. Et ce n’est plus l’âpre Marie, la mauvaise Marie, la Marie curieuse et gourmande des derniers mois. Oh ! que non ! C’est une Marie toute changée, toute apaisée, toute amoureuse.

Certainement, c’est encore un peu la Marie qui écoute aux portes, qui dérobe des morceaux de sucre et laisse tâter la bosse de son ventre moyennant dix centimes. Mais c’est surtout une vieille fille mystique et passionnée. Plus que jamais, elle dit ses prières. Car les prières sont douces et fondantes, et on en recommence de nouvelles avec d’autres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps. Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages d’une même famille, sans qu’on puisse jamais les confondre. Quelquefois elle s’interrompt pour répéter ce nom : Alphonse… Alphonse…

Tous les jours sont des dimanches. Elle passe sa plus belle robe. Ensuite elle descend jusqu’au cabinet de toilette de Suzon et là, dans un tiroir, elle prend le bâton de fard. Sur les lèvres d’abord, un trait rouge, large, baveux ; puis, aux joues, un vernis de pommes très mûres et souvent aussi sur son front, qu’elle trouve pâle. Longtemps elle a étudié la manière de se servir du crayon noir. Suzon s’en touche légèrement les yeux, à ce qu’il semble, ou bien ne serait-ce pas les sourcils ? La naine, qui n’en a plus, se décide à s’en rendre, et ceux-là sont énormes, inégaux et joints, comme chez les irascibles. Ainsi parée, avec un ruban de couleur dans les cheveux lissés à la salive, elle attend. Et les belles heures anxieuses commencent.

Mlle Augustine, une fois, a dit :

— Vous devriez vous marier tous les deux.

Et Alphonse :

— Je veux bien, cré mâtin ! Nous ferions une belle paire, hein, pauton ?

La première fois, on a ri ; le soir d’après, on a ri de nouveau. Tout ça, c’est des jeunesses… Mais à présent on ne plaisante plus, c’est sérieux, c’est vrai. Alphonse l’a promis et les promesses, c’est sacré.

— N’est-ce pas, Alphonse ?

— Bien sûr, ma belle.

Voilà comme les choses se font, à Paris. Elle y rêve tout le long des jours. Comme elle triomphe quand, par hasard, sa pensée retourne au pays. Elle en crèvera de jalousie, cette vieille Céline de malheur. « Ah ! gourgandine ! gourgandine ! » Toutes sortes de préoccupations tourmentent la naine. « Et ma robe de mariée ? » (Elle prononce rôbe.) On continuera de vivre ici, chez Suzon. Alphonse habitera une chambre là haut, en face de la sienne. Elle fera dire une messe pour l’âme du père Christophe. Et déjà elle s’occupe du trousseau. Il faudra deux robes de coton et deux de laine, des bas, des mouchoirs, une paire de pantoufles… Le soir, lorsqu’Alphonse et Joseph font leur partie de manille, elle raconte tous ses projets. Mais il est toujours distrait dans ces moments-là.

— Bien sûr, ma belle, bien sûr…

Suzon, à son grand dîner du jour des Rois, annonce la bonne nouvelle à tous ses invités. Sur les conseils de Paul, la naine fait la quête et, quand les pièces blanches tombent dans l’assiette, elle s’incline très bas, comme à l’église. Quinze francs ! Elle a perdu la nuit à faire ses comptes.

Mais quel désastre le lendemain : Alphonse ne vint pas. Il ne devait plus revenir.

On cacha la vérité à Marie : quelque illicite commerce de pneumatiques, et il fut entendu qu’Alphonse était parti en voyage pour arrondir sa dot.

Elle pleura. Ce fut un chagrin sans mesure. Pendant toute une journée, elle refusa de manger. Une correspondance s’engagea, qui révéla chez le fiancé une étrange similitude d’écriture avec tous les habitants de la maison. Tantôt c’était l’anglaise pointue de Suzon, tantôt la calligraphie de Mlle Augustine, tantôt les pattes de mouches de Joseph. Mais toutes ces lettres, bien que bouffonnes et bourrées d’extraordinaires aventures, invariablement disaient l’amour fidèle.

Elle y crut.

Les messages du bien-aimé devinrent sa vie nouvelle, l’autre vie, la plus belle vie, celle des rêves, celle des consolations.

Elle promène par toutes les pièces son paquet d’enveloppes crasseuses à force de manipulations. On la trouve en général auprès de quelque fenêtre, ses lunettes au bout du nez, épelant syllabe à syllabe : « Ma ché-rie d’amour, me voi-ci dans l’A-mé-ri-que où je pen-se à toi… » ; « Mon a-do-rée, l’A-fri-que est un beau pays, mais je ne t’ou-blie pas par-mi tou-tes les né-gresses »… Ces négresses décrochent chaque fois son rire, mais un énorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieté douloureuse.

Elle répond à chaque envoi, et cela demande de longues heures d’application. Son trésor s’écorne, car il faut bien remettre de l’argent à M. Joseph pour les timbres qu’il colle lui-même, et les timbres sont de un franc pièce lorsque il s’agit de l’Afrique ou de l’Amérique. Et pour la Chine c’est plus cher encore : deux francs par lettre ! Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aisément sa vie à Paris ? Elle reprend ses calculs tous les soirs ; les quinze francs de sa quête y ont passé déjà. Pourtant elle consent à donner toujours et les sous s’en vont par petits paquets.

Alors Alphonse se met à téléphoner. Il téléphone de partout : de Pékin, de Moscou, de Tombouctou… et c’est M. Joseph qui répond à l’appareil. Marie est trop petite.

— Qu’est-ce qu’il dit ?

— Il dit qu’il ne tardera pas à revenir.

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu.

Cela dura plusieurs mois.

Un jour, elle est dans la chambre où Suzon écrit, — où Suzon rit toute seule en écrivant une lettre, — une belle jeune dame entre avec des cartons, et Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui renferment des chapeaux. Elle les essaye les uns après les autres devant la glace. Et la naine se glisse vers la table, doucement, inaperçue. Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a négligé de cacher ; elle épelle en elle-même : « Ma fiancée chérie ; je t’aime toujours, on se mariera bientôt. Ton Alphonse jusqu’à la mort ».

Suzon disait : — Vraiment, cette aigrette est un peu maigre, Mademoiselle, il faudra y rajouter quelques brins.

Mais la jeune fille :

— Oh ! regardez donc… regardez… je crois bien que la petite dame se trouve mal.