Deux Campagnes dans les Glaces du Pole arctique - Mac-Clintock à la recherche de Sir John Franklin

DEUX CAMPAGNES
DANS
LES GLACES DU POLE ARCTIQUE

MAC-CLINTOCK A LA RECHERCHE DE SIR JOHN FRANKLIN.

I. A Narrative of the discover of the fate of sir John Franklin and his companons, by captain Mac-Clintock, London, John Murray, 1859. — II. Notice sur l’amiral sir John Franklin, par M. de La Roquette, dans le Bulletin de la Société de Géographie de Paris.

La terre, notre demeure, est forcée de nous livrer successivement tous ses secrets : nous n’avons pas seulement promené nos expéditions sous l’équateur, versé nos peuples sur l’Amérique et sur l’Océanie, bâti partout des villes à l’image des nôtres ; nous avons interrogé aussi les solitudes des pôles, et leurs îles glacées, leurs détroits inutiles, leurs baies silencieuses portent, comme une empreinte de notre conquête, les noms de nos navigateurs, Banks, Ross, Parry, Kane, Bellot, Mac-Clure, Franklin, noms glorieux auxquels vient aujourd’hui s’ajouter celui du marin qui a mis un terme à nos longues incertitudes en recueillant les restes de Franklin et de ses compagnons. Savoir si le continent américain est séparé du pôle, si par conséquent on peut passer par l’Océan glacial de l’Atlantique dans le Pacifique, sans avoir besoin de doubler, dans l’autre hémisphère, les caps Horn et de Bonne-Espérance, seul chemin qui nous soit ouvert en attendant que nous ayons percé Suez et Panama, tel était le problème posé aux navigateurs. Ils l’ont récemment résolu : le passage existe ; mais tels en sont les embarras, qu’il ne saurait être régulièrement praticable, et qu’après en avoir constaté l’existence pour la satisfaction de notre curiosité, il a fallu rendre à sa solitude cette région glacée. Ce résultat n’était point encore acquis lorsque Franklin, familiarisé avec les navigations polaires par trois expéditions antérieures, prit le commandement des navires Erebus et Terror, et quitta la Tamise en mai 1845. Il se proposait de rechercher le passage, de faire des études d’histoire naturelle et des observations sur le magnétisme terrestre. On sait qu’un profond silence ne tarda pas à envelopper la destinée du marin et de ses vaisseaux. Une première fois on eut de ses nouvelles : il faisait savoir qu’ après avoir touché aux Orcades, il avait jeté l’ancre devant l’île Disco, établissement danois situé à la côte ouest du Groenland ; ce fut le dernier signe de vie donné par Franklin. Des baleiniers le virent encore, tout en haut du détroit de Baffin, dans la baie Melville ; puis on n’entendit plus parler de lui. Quand deux années se furent écoulées sans nouvelles, l’inquiétude devint des plus vives, et alors s’ouvrit cette série d’expéditions où l’Angleterre et les États-Unis ont rivalisé de zèle, où l’on a vu lady Franklin aider les recherches et entretenir l’émulation par son dévouement et sa pieuse persévérance. Le littoral de l’Amérique fut visité du détroit de Behring à la rivière Mackenzie, puis de la Mackenzie à la rivière Mine-de-Cuivre. On explora attentivement le détroit de Lancastre, qui mène de la haie de Baffin aux archipels de l’Océan arctique ; mais les Esquimaux n’avaient pas vu d’hommes blancs, et l’on ne put trouver aucun indice du passage de l’expédition. L’amirauté proposa une triple récompense : 20,000 livres aux marins, de quelque nation qu’ils fussent, qui parviendraient à découvrir et à secourir les équipages d’Erebus et Terror, et deux prix de 10,000 livres à ceux qui retrouveraient une partie de ces équipages, ou qui obtiendraient quelques renseignemens sur leur sort. Enfin en 1850 les capitaines Ommaney et Penny, de l’Assistance et du Lady Franklin, saisirent une première trace : dans la petite île Beechey, entre les détroits de Lancastre et de Barrow et au sud du canal Wellington, ils trouvèrent un poteau ayant servi de point de repère, des débris de vêtemens, des caisses à provisions vides, et les tombes de trois hommes, avec des inscriptions attestant par leurs dates que Franklin avait hiverné dans cette île au moins jusqu’en avril 1846.

Quatre années s’écoulèrent encore sans autres nouvelles ; mais en 1854 le docteur Rae, chargé d’une mission géographique par la compagnie de la baie d’Hudson, recueillit d’une tribu d’Esquimaux de précieuses informations : il apprit que quatre années auparavant, c’est-à-dire vers le printemps de 1850, une quarantaine d’hommes blancs avaient été vus traînant un bateau sur la glace, près du rivage septentrional de l’île du Roi-Guillaume (environ sur le 70e parallèle nord et sur le 100e de longitude ouest de Paris), puis que quelques mois plus tard, avant la rupture des glaces, les corps de ces hommes avaient été retrouvés à une faible distance au nord-ouest de l’embouchure de Back’s ou Great-Fish river (la rivière Back ou du Grand-Poisson), au midi de l’île du Roi-Guillaume, qu’ils avaient ainsi contournée du nord au sud. Ces malheureux avaient dû périr de froid et de faim ; leur identité avec les équipages d’Erebus et Terror fut constatée à l’aide de divers objets recueillis sur les lieux par les Esquimaux et rapportés en Angleterre par le docteur Rae : c’étaient des pièces d’argenterie aux initiales de Franklin et du capitaine Crozier, son second, et la décoration de l’ordre des Guelfes, que portait le commandant, avec cette noble devise de circonstance : Nec aspera terrent[1].

On ne pouvait plus douter du sort de Franklin et d’une partie de ses compagnons ; l’amirauté invita la compagnie de la baie d’Hudson à faire explorer les parages signalés par le docteur Rae, pour rendre les derniers devoirs aux marins dont on avait vu les cadavres, prendre des informations sur le sort des autres, retirer les journaux et papiers qui pouvaient être dans les mains des Esquimaux. À la fin de 1855, James Anderson et Green Stewart explorèrent Fish River, visitèrent les îlots de son embouchure, et recueillirent des Esquimaux la confirmation des récits du docteur Rae ; mais ils ne purent retrouver les débris mêmes de l’expédition. Lady Franklin, jugeant que l’amirauté ne mettait point assez d’empressement à compléter les renseignemens obtenus, arma à ses frais, comme elle l’avait déjà fait plusieurs fois, un bâtiment, le Foxy petit steamer de 177 tonneaux, et elle en donna le commandement au capitaine Mac-Clintock, connu par les services qu’il avait rendus dans les précédentes expéditions de sir James Ross[2], de l’amiral Austin et du capitaine Kellett.

Cet officier a pleinement rempli la mission qui lui était confiée. Grâce à lui, nous connaissons aujourd’hui toutes les étapes de ce long voyage des navires Erebus et Terror, semé de tombes et terminé par un sombre désastre ; sa relation complète ce que nous savions déjà de la physionomie des régions polaires, et il est probable que son voyage clôt pour un assez long temps la série d’expéditions et d’aventures dont Franklin a été le héros dans les mers arctiques. Suivons-le donc ; il nous emportera loin du milieu de l’activité contemporaine, sur les côtes du Groenland, où résonne le dernier écho des bruits qui nous sont familiers, puis dans les régions que parcourent seuls l’Esquimau et l’ours blanc. Ces vastes solitudes ne manquent ni de poésie ni de grandeur. Il semble qu’elles reposent de la fiévreuse agitation de nos mêlées humaines, et nous aurons à y saluer les noms d’hommes que n’entraînaient pas la soif de l’or et le désir des gains matériels : ils ont donné leur vie pour la satisfaction d’une noble curiosité, et c’était l’ambition d’être utiles qui soutenait leur courageuse persévérance.


I

Dans la seconde moitié d’avril 1857, le capitaine Mac-Clintock, qui se trouvait alors à Dublin, reçut de lady Franklin une dépêche télégraphique ainsi conçue : « Votre congé est obtenu ; j’ai acquis le Fox, les réparations vont commencer. » le petit bâtiment venait d’être mis entre les mains d’un constructeur d’Aberdeen, chargé de lui faire subir les transformations nécessaires au voyage qu’il allait entreprendre. Les vaisseaux envoyés vers les pôles revêtent quelque chose de la sombre physionomie de ces régions ; il faut que la force et la solidité y remplacent le luxe et l’élégance. Une armature de fer les protège, des traversés de bois et des poutres diagonales en fortifient les parois à l’intérieur ; les cabines et les chambres prennent les proportions les plus exiguës, afin de laisser plus de place aux magasins d’approvisionnemens ; la machine est plus forte, la chaudière plus large, et l’hélice de fer et non de cuivre. Le commandant s’occupa en même temps de rassembler un équipage. La nouvelle de l’expédition projetée avait excité un grand enthousiasme en Angleterre, et les offres de service affluaient de toutes parts. Le capitaine Mac-Clintock réunit vingt-cinq hommes, dont dix-sept avaient déjà navigué dans les mers arctiques. Son second, le lieutenant Hobson, appartenait comme lui à la marine royale, et un officier distingué de la marine marchande, le capitaine Allen Young, après avoir souscrit 500 livres en faveur de l’expédition, s’offrit comme maître voilier. Venaient encore un chirurgien naturaliste, le docteur Walker, un ingénieur M. Brand, puis le fameux interprète danois Carl Petersen, qui déjà, dans de précédentes expéditions, avait mis le capitaine Penny et le docteur Kane en communication avec les Esquimaux. On embarqua des vivres, de l’ale, des munitions pour vingt-huit mois ; l’amirauté donna sept mille livres de pemmican (c’est une préparation particulière de bœuf coupé en tranches très minces, desséché à un feu de bois et mêlé à un poids égal de graisse fondue). Elle fournit aussi les appareils à glace : ancres spéciales, griffes, scies longues de dix-huit pieds, tentes d’hivernage, vêtemens fourrés, puis les instrumens hydrographiques, les cartes, les chronomètres. La chambre de commerce, la Société royale, le Royal Harwich Yacht Club, rivalisèrent dans l’envoi des dons et des souscriptions. Le 30 juin, lady Franklin, accompagnée de sa nièce, miss Sophie, et du capitaine Maguire, vint visiter le bâtiment, et le Fox prit le large, après que son équipage eut acclamé d’un triple hourrah la noble veuve qui venait l’encourager et saluer son départ.

Le navire franchit le dangereux détroit de Pentland-Firth, passa sous la côte sauvage et sombre des Orcades, et douze jours après il signalait la pointe la plus méridionale du Groenland, ce cap Farewell, dont le nom rappelle aux navigateurs qui vont de l’est à l’ouest qu’il leur faut dire au monde et à la vie civilisée un long adieu. De janvier en juillet, cette côte est enveloppée d’une ceinture de glaces détachées du Spitzberg par un courant qui, contournant le cap, les précipite par le détroit de Davis jusque dans la mer de Baffin. Elles forment un blocus autour des ports du Groenland méridional, mais elles leur portent en compensation des phoques, des ours blancs, et de grands bois charriés dans l’Océan polaire par les fleuves de la Sibérie. Cette ligne de glaces flottantes fut franchie, non sans difficultés, pour conduire à la côte et faire rapatrier un matelot gravement malade, puis le Fox toucha successivement au petit port de Frederickshaab, à la baie de Fiskernaes et à l’établissement de Godhaab ; il passa devant Holsteinborg, où les glaces ne devaient pas tarder à le ramener, et s’arrêta encore à Disco et à Upernavick. Les paysages de ces régions septentrionales dépouillent parfois leur aspect habituel de désolation ; la brume épaisse qui les enveloppait se déchire et laissé voir dans le bleu profond du ciel des horizons pleins de majesté. Durant les mois de l’été où les lueurs du crépuscule traversent le milieu de la nuit, il y a des soirées d’une douceur et d’une sérénité délicieuses, éclairées par un soleil couchant qui produit au milieu des aiguilles de glace, des masses de granit et des sommets chargés de neige, de merveilleux effets. Cette île de Disco, située sous le 70e parallèle, et Upernavick, 2 degrés 1/2 plus au nord, dernières stations des bâtimens qui vont affronter les tempêtes du pôle, refuges des équipages baleiniers qui ont vu leurs navires broyés par les glaces, offrent encore des scènes gracieuses et de rians aspects. La côte méridionale de Disco descend vers la baie en étages de roches granitiques semées de campanules bleues et chargées d’une végétation étonnante pour cette latitude. Les lièvres, les eiders, quelques autres oiseaux de ces climats, abondent sur les pentes de ces montagnes. Upernavick est le plus septentrional des établissemens de la civilisation ; la fondation de ce comptoir remonte environ à l’année 1780, mais depuis longtemps déjà les marins Scandinaves avaient pénétré jusque dans cette région, comme en témoigne une pierre trouvée dans un îlot voisin, et sur laquelle sont inscrits en caractères runiques quelques noms avec la date de 1135. Nos luttes ont eu un retentissement jusque dans ces froids parages : les Danois, interceptés par les croisières anglaises, ont été obligés d’abandonner la côte groënlandaise durant les guerres de l’empire ; mais depuis ils ont relevé leurs comptoirs, et Upernavick jouit de toute la prospérité que sa situation comporte. C’est au-delà de ce point que se dressent dans des solitudes vierges ces gigantesques glaciers qui, au dire des marins, par leur travail lent, régulier, continu, frappent l’esprit comme une image de l’éternité.

Le Groenland, espèce de triangle dont la base se perd dans les glaces, forme un véritable continent polaire. Jusqu’où s’étendent ses sombres rivages, incomplètement connus et coupés de banquises, c’est ce que sans doute on ne saura jamais. La découverte du passage nord-ouest a démontré qu’il est détaché de l’Amérique. La côte ouest, au-delà de l’Islande, garde le souvenir de notre compatriote Jules de Blosseville[3], qui y disparut avec son bâtiment, la Lilloise ; de récens explorateurs anglais l’ont relevée un peu au-delà du 75e parallèle. De l’autre côté, vers l’est, Inglefield et Kennedy, dans leurs explorations à la recherche de Franklin, sont allés bien plus avant dans le nord : un cap, un îlot, une montagne ont reçu de ces navigateurs les noms de Franklin, de Crozier, de Parry par-delà le 82e degré de latitude ; c’est la limite la plus proche des pôles où ait pu toucher la hardiesse humaine. Cette vaste terre a une population de huit mille âmes : sept mille Esquimaux et métis, mille Danois fixés dans les divers établissemens de la côte pour les besoins d’un commerce qui consiste dans l’échange de quelques objets européens contre de l’huile de phoque et des peaux de rennes. Le Groenland a été divisé en deux inspectorats ; on a essayé d’y acclimater quelques légumes d’Europe, qui bien souvent ne fleurissent pas ; on y a amené des chèvres, mais il faut les tenir enfermées pendant huit mois de l’année.

Les Esquimaux groënlandais sont doux et bienveillans. Sans être directement soumis à l’administration danoise, ils lui sont fort attachés, et il faut convenir que celle-ci les traite paternellement. Des missionnaires sont venus s’installer au milieu de ces pauvres gens pour les instruire et les prêcher ; il n’y a pas de district qui n’ait son ministre et son maître d’école. On leur donne l’instruction gratuite ; tous sont chrétiens, et beaucoup savent lire et écrire. Les dimanches et les jours de fête, ils se réunissent dans leurs églises de bois, chantent en chœur des cantiques sur un ton bas et monotone, et suivent l’office dans des livres imprimés dans leur langue. Il n’y a pas seulement des ministres luthériens : les frères moraves, qui, dans la première moitié du XVIIIe siècle, ont eu l’honneur de renouer entre le Groenland et l’Europe des relations interrompues depuis trois cents ans, possèdent quatre missions, dont la plus importante est fixée à New-Herrnhut, près de Godhaab. Ils ne sont pas soumis aux autorités danoises, mais le commerce leur est interdit. Les Danois ont de petites maisons de bois bien propres, bien nettes, aussi comfortables que le permettent les ressources du pays. Quant aux Esquimaux, ils habitent par familles dans des espèces de tentes, et s’entassent pêle-mêle, avec leurs vêtemens, sous des couvertures de peaux de phoques et de rennes. Leur principale occupation consiste dans la pêche et dans la chasse ; quelquefois, durant les longs hivers, il arrive que cette population imprévoyante se trouve en détresse ; alors l’administration danoise vient à son secours. Ce sont aussi les Esquimaux qui servent de pilotes sur cette côte : ils sont intelligens, attentifs, dirigent les navires avec une étonnante précision le long des récifs, au milieu des brouillards les plus épais. Arrivé à Disco, le pilote que le Fox avait pris à Frederikshaab, après avoir touché son modique salaire et pris congé de l’équipage, s’élança du bâtiment, sans le faire arrêter, dans son kayak, sorte de canot long de dix-huit pieds, profond de huit pouces, large de seize ou dix-sept, et entièrement recouvert, excepté en un trou étroit où se glisse le rameur. Les Esquimaux naviguent à une distance de plusieurs milles en mer sur ces frêles embarcations ; on n’aperçoit au-dessus des flots que leurs têtes et leurs épaules couvertes de peaux de phoques, le reste du corps se confond avec le kayak, et prend de loin l’aspect de quelque monstre fantastique.

Dans les divers établissemens groënlandais, le capitaine du Fox compléta son chargement de charbon, fit l’acquisition d’une vingtaine de paires de chiens à traîneaux, et engagea, pour conduire ces indispensables auxiliaires de toute expédition arctique, un jeune Esquimau, qui fut débarrassé de ses peaux de phoque et revêtu d’un habit de matelot. Les préparatifs ainsi complétés, le Fox prit le chemin de l’ouest. La vaste étendue d’eau qui forme la baie ou plutôt la mer de Baffin gèle tous les hivers ; au printemps, il se fait une immense débâcle ; alors la principale masse de glace est portée au centre même de la baie, où elle ne laisse que d’étroits passages irrégulièrement praticables. On l’appelle main-pack ou middle-ice, la masse principale ou la glace du milieu. C’est la première et non la moindre des difficultés que rencontrent les bâtimens lorsqu’ils s’aventurent dans l’ouest ; ils doivent tourner par le sud ou par le nord ce glacier, long de quarante à cinquante milles, qui marche lui-même avec une lente majesté, emportant une population de phoques et d’oiseaux, et chargé d’escarpemens bizarres. Une escorte de glaçons détachés l’accompagne, montagnes flottantes qui, suivant l’état de l’atmosphère, revêtent des teintes variées et renvoient des reflets éclatans ou sombres. « Ce n’est pas, dit Mac-Clintock, un spectacle trivial, propre aux pensées vulgaires, et il imprime dans le cœur de l’homme un profond sentiment de sa petitesse, quand le steamer glisse au pied de ces gigantesques murailles. » Toute cette masse navigue dans un grand silence ; quelquefois un sourd craquement, semblable au bruit d’un tonnerre lointain, se fait entendre : c’est une montagne qui se détache avec effort du glacier principal pour prendre place à ses côtés, refoulant les vagues et soulevant une tempête de quelques instans.

Le Fox, poussé par les vents du sud-est, s’engagea par le passage du nord, le long des flancs du main-pack, jusque dans la baie de Melville, au nord-est de la mer de Baffin ; mais il fut bientôt arrêté par un calme profond, et les jours s’écoulèrent à louvoyer, sans trouver d’issue, au milieu des canaux inextricables du glacier. On était à la fin d’août, les jours décroissaient avec rapidité, la température baissait, les oiseaux devenaient rares et s’enfuyaient par bandes vers le sud ; la saison était bien avancée pour qu’on pût encore espérer de pénétrer dans les détroits de Lancastre et de Barrow. Cependant le vent et les courans continuaient d’accumuler les glaces derrière le Fox, menaçant de lui couper la retraite. Le petit bâtiment, n’ayant ni une force ni un poids suffisans pour écarter les obstacles qui l’enveloppaient, s’engagea de plus en plus, au milieu même de ses efforts, et bientôt il se trouva emprisonné. Le 30 août, le thermomètre tomba à 25 Fahrenheit[4]. Après quelques vaines espérances apportées par les brises sud-est et des tentatives infructueuses pour franchir le cercle des glaces, au milieu de septembre, sous une température qui variait entre 17 et 3 degrés, et par un fond d’eau de 80 fathoms[5] dont la surface gelait toutes les nuits, il devint évident qu’il faudrait hiverner attaché aux flancs du main-pack. Il ne restait plus qu’à se résigner et à faire les préparatifs nécessaires. Du moins le bâtiment était abondamment pourvu de vivres, de munitions, de vêtemens ; l’équipage était en bonne santé et acceptait bravement les nécessités de sa situation, plein d’espoir dans la campagne de la saison suivante. Le chef de l’expédition pouvait bien concevoir quelques craintes, mais il devait dissimuler toute inquiétude et s’appliquer à employer de son mieux cet hiver inutile. C’était la persistance des vents du sud-est qui, durant septembre, avait maintenu le main-pack dans les hautes régions de la mer de Baffin et intercepté la route habituelle ; octobre amena les terribles souffles du nord-ouest, qui viennent droit du pôle. Ceux-ci rompaient la masse compacte du glacier, et semblaient vouloir y ouvrir des chemins ; mais en même temps ils avaient abaissé la température au point que l’eau, aussitôt en contact avec l’atmosphère, se mettait à geler. Cette glace nouvelle, unie, pas encore chargée de neige, tranchait d’une façon bien distincte avec la vieille couche épaisse et rugueuse du glacier. La chasse et la pêche au requin apportaient quelques distractions et fournissaient de précieuses ressources à l’hivernage. On prenait une espèce de requin à grosse tête, très vorace, et recherché sur la côte groënlandaise pour la quantité d’huile que son foie contient, en suspendant une amorce à des trous pratiqués dans la glace. Le contact du glacier avec les terres amenait des ours blancs, quelques renards bleus et blancs, beaucoup de phoques, dont la chair servait à la nourriture des chiens.

Le bâtiment était engagé dans les bords épais et solides du glacier, tranquille comme dans un port, protégé par des montagnes de glace contre des chocs et des commotions auxquels ne résisterait aucune construction humaine. Sous son vêtement de neige, il ne se détachait que par sa mâture du fond blanchâtre dont il était entouré. Les cristaux de cette neige polaire ont quelquefois jusqu’à un pouce de largeur, avec une forme étoilée à six pointes dont les reflets produisent des effets magiques sous les clairs de lune splendides de ce climat. Pour essayer de rompre la monotonie d’une existence dont tous les jours étaient uniformément pareils, on institua à bord, sous la direction du chirurgien du Fox, le docteur Walker, une école où l’on enseignait aux matelots l’usage des divers instrumens dont les officiers se servaient pour leurs expériences et leurs observations scientifiques.

La clarté de la lune, augmentée de celle des étoiles, multipliée par les reflets de la neige et des glaciers, remplaçait alors celle du soleil, qui s’était montré pour la dernière fois le 1er novembre. Une nuit que l’équipage vaquait à ses paisibles occupations, le cri « aux armes ! » retentit soudainement. En un moment, tous les hommes furent debout et s’élancèrent sur la glace. C’était un ours blanc qui venait, à ses risques et périls, apporter des émotions aux marins et animer pendant quelques instans leur solitude. À la faveur de la neige, il avait pu s’approcher, sans être vu, jusqu’à 25 mètres du bâtiment ; là, le quartier-maître avait distingué sa forme indécise, et c’était lui qui d’un cri avait mis l’équipage en éveil. Les hommes s’étaient donc élancés le fusil à la main, se dirigeant avec précaution, car autour du bâtiment la glace était encore récente et fragile ; au milieu d’une atmosphère à demi éclairée par la lune et à demi éteinte par le brouillard, ils apparaissaient comme des ombres. La lutte était déjà engagée entre la bête et les chiens. En voulant opérer sa retraite, l’ours s’était enfoncé dans la glace ; malgré l’embarras de sa position, il se défendait, vaillamment, et les chiens n’en auraient pas eu raison sans une grêle de coups de feu qui l’abattirent. Il avait un peu plus de sept pieds de long. On en voit de beaucoup plus considérables ; il en fut tué deux par la suite, qui avaient jusqu’à huit pieds six pouces. Ces ours des pôles font sur la glace des trajets immenses ; on les rencontre quelquefois à plus de cent cinquante milles des terres ; ils passent en nageant d’un glaçon à l’autre, le nez sur la piste des phoques, leur proie habituelle ; ils se dirigent instinctivement à l’encontre des vents du nord pour retrouver la terre ou une glace plus solide. Pour saisir leur proie, ils s’accroupissent sur leurs pattes de devant, avancent lentement et sans secousse à l’aide de leurs pattes de derrière, confondus par leur couleur avec la neige et les glaçons, et c’est seulement à quelques mètres qu’ils s’élancent sur l’animal dont ils veulent se saisir. Au Groenland, leur chair est très recherchée ; jamais on ne les a vus s’attaquer à l’homme sans provocation. Quand l’ours est en chasse, il traîne généralement à sa suite un certain nombre de renards qui, dans la saison où le gibier qu’ils poursuivent s’est enfui vers le sud, s’attachent à l’ours pour vivre des débris de ses repas.

Quelques jours après cette chasse heureuse, par une belle nuit illuminée d’un vaste clair de lune, l’équipage obtenait la permission de se distraire en célébrant une des fêtes chères au matelot anglais ; il s’agissait de brûler en effigie Guy Fawkes, le méchant génie qui trompe et perd les vaisseaux. Après avoir fait honneur à une ration extraordinaire de grog et de plum-pudding, les matelots, le visage barbouillé de noir, vêtus de costumes extravagans, secouant de grandes torches et poussant des cris sauvages auxquels les chiens mêlaient leurs hurlemens, s’en allèrent en procession faire le tour du bâtiment sur la glace, se livrer à des pratiques et à des jeux bizarres, puis dresser un bûcher pour brûler l’image du traître. On célébra aussi la prise du cinquantième phoque en attendant Noël et le nouvel an, qui devaient à leur tour amener quelque sujet de distraction, et qui allaient être les bienvenus, surtout à titre d’avant-coureurs de la saison qui devait dégager le bâtiment. Pendant que l’équipage du Fox essayait ainsi de tromper les ennuis de sa captivité, un cruel accident survint ; dans les premiers jours de décembre, le machiniste Robert Scott se laissa tomber d’une écoutille, et il mourut deux jours après. La glace allait recevoir sa dépouille. Après un service célébré à bord, le cadavre fut conduit sur un traîneau jusqu’à une fosse taillée avec la hache et la scie dans un endroit épais du glacier ; les pavillons du navire avaient été baissés à mi-mât, les cloches faisaient entendre leur tintement, l’équipage entier suivait le convoi ; le froid était vif, l’atmosphère sombre, le silence profond, et un des phénomènes lunaires de ces climats, le halo, grand cercle lumineux qui entoure parfois la lune d’une large auréole, ajoutait ses effets bizarres à cette scène de tristesse.

Le mois de décembre emporta dans la dérivation des glaces le bâtiment à soixante-sept milles plus au sud. Le 28 janvier, par le 74e degré de latitude, le bord supérieur du soleil se montra de nouveau ; il y avait quatre-vingt-neuf jours que l’astre avait complètement disparu. Février continua d’entretenir les espérances des marins ; la température s’adoucissait sensiblement ; les monceaux de glace se séparaient, et au milieu de leurs craquemens et de leurs déchirures, s’ils menaçaient le bâtiment d’un grand désastre, ils lui faisaient espérer aussi la rupture définitive du cercle infranchissable dans lequel il marchait emprisonné. Mars justifia ces espérances ; une nuit, par une tempête de neige et par une forte houle qu’avait soulevée une brise passagère du sud-est, le bâtiment se détacha avec une forte secousse de la montagne de glace à laquelle il était rivé, protectrice redoutable qui le défendait du choc des glaçons voisins, mais qui pouvait elle-même à chaque instant l’écraser. Le yacht, a la grande joie de son équipage, reprenant ses libres allures, se mit à bondir sur les vagues ; il ne lui restait plus qu’à se dégager par de prudentes manœuvres de son archipel de glaçons. C’est ce qu’il put faire enfin dans le mois d’avril, après de brusques variations de la température et des retours subits du froid qui menaçait de l’enfermer dans un nouveau cercle de glaces. En échappant à ce terrible main-pack qui l’avait retenu durant huit mois, le Fox courut un dernier danger : il fut entraîné par une forte houle au milieu des glaçons entrechoqués ; sa machine, que l’ingénieur, M. Brand, était seul à manœuvrer depuis la mort du mécanicien Scott, aidée du vent, eut bien du mal à l’entraîner hors des obstacles qui l’enveloppaient ; il fut menacé de perdre son gouvernail. Sans doute, si ce malheur fût advenu, il eût misérablement péri, broyé au milieu des glaces ; par bonheur ses flancs garnis de fer résistèrent aux chocs, et l’équipage parvint à force d’énergie à franchir cette passe difficile. Enfin le navire glissa sur une eau libre ; à peu de distance devant lui s’ouvrait l’ancrage groënlandais de Holsteinborg : il allait y réparer quelques avaries, faire de l’eau, remplacer les chiens qu’il avait perdus, compléter ses provisions, puis de là repartir plein de courage et de confiance pour réparer l’échec que ce dur climat lui avait imposé, et reprendre l’accomplissement de sa périlleuse mission.


II

Ce fut au commencement de juin 1858 que le Fox reprit la mer ; il était en avance de près de deux mois sur sa précédente campagne. Quelques baleiniers qui allaient se disperser à la poursuite des phoques, des narvals et des baleines blanches, qu’on trouve en assez grand nombre à cette latitude, l’avaient rejoint, et pendant quelques jours lui faisaient cortège. Parmi ces bâtimens s’en trouvait un, le Tay, dont le capitaine, un des navigateurs les plus expérimentés des mers arctiques, avait passé, quelques années auparavant, par une des plus terribles épreuves qui puissent frapper un marin dans ces régions. Le capitaine Deuchars commandait alors la Reine-Charlotte, et il s’efforçait de contourner le main-pack par la baie de Melville. Déjà il avait franchi les plus périlleux obstacles, et après avoir constamment veillé lui-même à la direction du navire, il allait prendre quelque repos par une belle matinée bien claire, lorsque des masses de glaces flottantes se montrèrent en tête du navire. Le capitaine resta sur le pont, mais au moment où l’on allait traverser ce nouvel obstacle, les glaces se rejoignirent, et le bâtiment naviguait au milieu d’elles, quand leurs aspérités frappèrent ses deux flancs à la fois à la hauteur du mât d’artimon. Il fut littéralement broyé ; en moins de dix minutes, ses dernières vergues disparurent, et les glaces se refermèrent sur l’abîme qui l’engloutissait ; l’équipage avait eu à peine le temps de se sauver dans les embarcations, et il fut recueilli par un baleinier. Deux ans auparavant, le capitaine Deuchars avait lui-même ramassé dans les glaces du main-pack un mât de perroquet et reconnu sur les flancs d’un glaçon la forme d’un navire qui y avait été longtemps incrusté ; c’étaient les seuls vestiges subsistans d’un naufrage encore plus complet que le sien.

Le Fox se sépara de ses compagnons de route, et, après avoir tourné avec une extrême circonspection les obstacles de la baie de Melville, il se trouva en vue du cap York, qui ferme cette baie à son extrémité occidentale. Là, par le 76e degré de latitude nord, campait un parti d’Esquimaux qui y avait passé l’hiver. En apercevant le bâtiment européen, ces pauvres gens se mirent à témoigner de leur joie par des danses et des gestes sauvages, et huit d’entre eux montèrent à bord. Leurs longs cheveux raides et noirs pendaient sur leurs épaules recouvertes de peaux de phoques ; ils portaient des espèces de bottes et d’épais pantalons de peaux d’ours, le poil en dehors. Leur physionomie n’était pas sans bienveillance malgré de petits yeux un peu farouches. La plupart tenaient à la main une sorte d’arme faite d’une défense de narval. Quelques-uns connaissaient l’interprète danois, M. Petersen, qu’ils avaient vu lors de l’expédition du docteur Kane ; on renoua bien vite amitié, et ces bons Esquimaux s’enquirent avec émotion de quelques-uns de leurs compatriotes des régions plus méridionales du Groenland, dont ils sont séparés par plusieurs centaines de milles couverts d’infranchissables glaciers. Parmi eux se trouvait le beau-frère d’un naturel qui en 1851 avait visité volontairement l’Angleterre ; c’était un angekok, personnage important, sorte de magicien qui a des charmes pour guérir les maladies et pour conjurer les tempêtes. Il y avait aussi dans cette petite troupe un vieillard robuste, portant sur la face quelques poils en forme de barbe et de moustache, et d’une physionomie plus sombre que ses compagnons. Celui-là s’était rendu coupable d’un crime extrêmement rare chez les Esquimaux : c’était un assassin. Il avait convoité les chiens d’un homme qui, de plus, était son ennemi personnel, et, pour assouvir à la fois sa vengeance et sa cupidité, il l’avait tué. M. Petersen, qui raconte ce fait, ne dit pas s’il y eut une pénalité pour son crime. Une distribution d’aiguilles et de couteaux fut faite à ces pauvres gens, et on eut soin de leur dire qu’ils avaient mérité ces présens par la bienveillance avec laquelle ils avaient traité les hommes blancs quand le docteur Kane et son équipage avaient été contraints de séjourner parmi eux.

Deux ou trois jours d’un retard occasionné par des vents contraires furent mis à profit pour jeter un coup d’œil sur cette terre lointaine. On était au commencement de juillet ; c’était le moment de la chaleur et des jours qui ne finissent pas ; la terre s’était débarrassée de sa froide enveloppe ; la glace se heurtait en fragmens détachés le long du rivage, la neige ne couvrait plus que les hauteurs, et de la cime des falaises on entrevoyait au large les immenses champs de glace du main-pack lentement entraînés à la dérive. Le sol était tapissé d’un épais gazon, spectacle étrange dans ce pays des frimas, et les larges assises de roches primitives qui de la mer s’étendent dans les solitudes de l’intérieur montraient leurs flancs couverts d’une végétation vraiment étonnante à cette haute latitude. Une espèce de pigeon, un petit palmipède appelé auk ou rotchie, l’oiseau de proie auquel les marins hollandais donnent le nom de bourgmestre, parce qu’il opprime ses voisins et s’approprie leur bien, animaient un peu ces plages désertes ; on apercevait aussi de loin en loin un renard flairant dans les crevasses et sous les pierres les œufs du rotchie, ou bien c’était un morse qui tout d’un coup levait au-dessus de l’eau, entre deux glaçons, sa face étonnée. Mais les vents du nord-est s’étaient remis à souffler, de larges chemins donnaient accès au navire, en face de lui s’ouvraient les détroits par lesquels on pénètre dans le labyrinthe des archipels arctiques ; c’était le moment de dire un adieu définitif aux terres qui font face à notre Europe et de se lancer dans l’inconnu ; l’équipage appareillait au cri de hurrah for the west !

Quelques jours après apparaissaient en effet les premières terres de l’ouest, l’île Cobourg et l’entrée du détroit de Jones, puis, plus au sud, celle du détroit de Lancastre. Le bâtiment allait tenter ce chemin. À l’entrée du passage, dans un îlot, vivaient trois familles d’Esquimaux, en tout douze personnes. Il y avait quatre hivers qu’ils avaient traversé le détroit de Lancastre sur la glace avec leurs chiens et leurs traîneaux ; le vieux chef, patriarche de cette petite colonie, était remarquable par sa calvitie, fait très rare chez ces indigènes. Il avait vu le Phœnix en 1854, et il s’enquit avec beaucoup de sollicitude de son ami le capitaine Inglefield.

Le détroit de Lancastre n’était pas entièrement gelé, comme ces Esquimaux le prétendaient, mais il était encombré de glaces, et le Fox, après avoir tenté de forcer le passage, fut rejeté par le vent et par les courans vers le sud-est, dans la baie de Pond, appelée plus généralement aujourd’hui détroit de l’Eclipse. Là les Esquimaux ont plusieurs carapemens ou villages d’été. Dans le désir de s’informer si ces naturels n’avaient pas connaissance de quelque naufrage et n’avaient pas vu depuis peu d’années des hommes blancs, Mac-Clintock, accompagné de l’interprète, d’un officier et de deux matelots, se rendit à la plus considérable de ces stations. Après avoir traversé un pays horrible, embarrassé d’obstacles de toute nature, et longé péniblement en bateau des blocs de glace à demi fondus par le dégel, les Européens se trouvèrent à l’entrée d’une baie fermée de tous les côtés par des roches à pic hautes de huit à neuf cents pieds, sorte de précipice au fond duquel sept huttes étaient dressées ; ils avaient devant eux le village de Kaparoktolik. Malgré les chaleurs du mois d’août, la surface de la baie était encore presque complètement gelée ; les rochers étaient couverts de neige, et à 300 mètres des cabanes un glacier occupait toute la vallée : tel était le lieu de plaisance choisi par ces pauvres Esquimaux pour y passer la meilleure saison. En hiver, ils vont habiter à quelque distance de ce point des huttes de neige, d’où la chasse aux rennes et la pêche du saumon leur est plus facile vers le printemps. La population se composait de vingt-cinq personnes, hommes, femmes et enfans, qui témoignèrent une grande joie à la vue des étrangers. Les femmes et les enfans se précipitaient vers eux en répétant : Pilletay, pilletay (donne-moi) ; les hommes montraient plus de dignité et offraient des échanges. En retour de leurs défenses de narval et de quelques peaux, seuls biens qu’ils eussent à leur disposition, ils demandaient des scies, qui leur servent à tailleries os de baleine avec lesquels ils protègent les flancs de leurs kayaks, et font une espèce de chaussure aux chiens qui tirent leurs traîneaux. Ils ont aussi les limes en grande faveur, parce qu’elles leur servent à convertir en pointes de flèches et en harpons les petits morceaux de fer que les naufrages, les échanges ou la générosité des Européens mettent en leur possession. À eux tous, ces indigènes n’avaient que deux traîneaux, longs de neuf et de quatorze pieds, et faits de planches de chêne provenant d’un ancien naufrage. Ils n’avaient vu personne de l’expédition de Franklin, et ne purent donner à son sujet aucun renseignement ; mais quelques-uns d’entre eux se souvenaient de l’hivernage de Parry à la station d’Ingloolik durant l’hiver de 1822-1823.

La petite population de Kaparoktolik présente un des meilleurs spécimens de la race des Esquimaux : les hommes sont assez grands, en moyenne cinq pieds cinq pouces anglais ; ils sont intelligens et généralement ouverts et affables. On leur mettait dans les mains un crayon et une feuille de papier, et ils essayaient de compléter leurs indications par des représentations graphiques qui n’étaient pas toujours sans utilité. Quatre d’entre eux suivirent dans leurs kayaks les Européens jusqu’à leur vaisseau, emportant des barbes de baleine et des défenses de narval pour les échanger contre des couteaux, des scies, des aiguilles ; il y en avait un qui aurait bien voulu troquer son kayak contre un fusil, mais, comme il n’avait pas d’autre moyen de retourner à son campement, il dut, à son grand regret, s’abstenir de ce marché. Parmi ces sauvages, il y a des amateurs de musique. Quelques années auparavant, un d’entre eux, ayant entendu jouer du violon à un matelot de baleinier, s’était pris de telle passion pour cet instrument qu’en échange il avait offert un poids considérable d’ivoire de narval, qui vaut en Angleterre une demi-couronne la livre. Il tirait de son violon des mélodies étranges, et il était si enchanté de l’affaire qu’il avait faite que pendant plusieurs années, quand le baleinier revenait à la station de Pond’s-Bay, il alla visiter son ami le matelot.

Au bout de quelques jours, le vent était redevenu favorable, le dégel avait fait de grands progrès ; le Fox reprit la direction du détroit de Lancastre, qu’il franchit cette fois avec promptitude. À l’extrémité occidentale du détroit se trouve l’île Beechey, où Franklin passa l’hiver de 1845-1846, et dans laquelle on a établi depuis ce temps un dépôt de vivres et de munitions pour fournir quelque secours aux bâtimens engagés à sa recherche. Le Fox y trouva à compléter sa provision de charbon. Il avait aussi à remplir en cet endroit un pieux devoir : lady Franklin avait chargé en 1855 le capitaine américain Hartstein d’élever à son époux un monument funèbre dans cette île Beechey, dernière étape alors connue de son voyage. Ce marin, empêché par les circonstances de dépasser le Groenland, avait déposé à Godhaab ce monument, consistant en une large tablette de marbre, et Mac-Clintock l’y avait repris pour le transporter à sa destination. Sur l’un des côtés d’une enceinte qui entourait un cénotaphe et que surmontait le pavillon britannique, on dressa cette tablette, où était gravée l’inscription suivante : « A la mémoire de Franklin, de Crozier, de Fitzjames, de tous leurs généreux frères les officiers et de leurs fidèles compagnons qui ont souffert et qui sont morts pour la cause de la science et au service de leur patrie. Cette tablette est élevée près du lieu où ils ont passé leur premier hiver arctique, et d’où ils sont partis pour surmonter les obstacles ou périr ; elle commémore la douleur et l’admiration de leurs compatriotes et amis, ainsi que les angoisses, adoucies par la foi, de celle qui, dans le chef héroïque de l’expédition, a perdu le plus dévoué et le plus cher des époux. — Et c’est ainsi qu’il les a emmenés dans le ciel, où ils voulaient être ! » A côté, sur une plaque en marbre, fut inscrit le nom du jeune Français qui, lui aussi, mourut dans ces tristes régions, au service de la science et à la recherche de Franklin, le lieutenant Bellot.

Le détroit de Barrow était libre de glaces ; mais l’entrée du Peel, qui vient y déboucher, se trouvait au contraire complètement obstruée. Le Fox, que son itinéraire devait désormais mener du nord au sud, fit alors un retour en arrière, longea par sa côte orientale la grande terre de North-Sommerset, et s’engagea dans la passe du Prince-Régent. Trois îles considérables et une presqu’île, qui s’étendent dans cette région du 74e au 68e parallèle environ, allaient être le théâtre successif de ses investigations. La première est North-Sommerset, séparée par le détroit de Bellot de Boothia-Felix. On appelle Boothia-Felix une vaste presqu’île de forme à peu près elliptique, pointe extrême que projette dans l’Océan arctique le continent américain, auquel elle se rattache par un isthme très étroit. Au sud-ouest de North-Sommerset s’étend la grande île du Prince-de-Galles, et de même au sud-ouest de Boothia-Felix est située celle du Roi-Guillaume. C’est à peu près vis-à-vis la pointe la plus méridionale de celle-ci que débouche dans la Mer-Glaciale la rivière Back ou du Grand-Poisson, qui coule du sud au nord dans les régions les plus froides et les plus désolées de l’Amérique du Nord. Les traces de Franklin devaient, d’après les indications déjà recueillies, être cherchées de ce côté. Le vent, aidé de la vapeur, porta rapidement le yacht le long de la côte orientale de North-Sommerset, jusqu’au détroit auquel le capitaine Kennedy a donné en 1851 le nom de Bellot. C’est un bras de mer assez semblable aux fiords groënlandais, étroits et profonds : il n’a qu’un mille de largeur sur vingt de long, et la sonde y descend jusqu’à quatre cents pieds. Ses bords de granit, coupés à pic, se dressent à quinze et seize cents pieds au-dessus de la mer. Les marées y montent avec une grande rapidité, et un fort courant s’y dirige de l’ouest à l’est. Il était alors obstrué par des glaces flottantes ; on le franchit, non sans quelque peine, et le navire alla s’installer sur le bord supérieur de son entrée occidentale, dans une espèce de port fermé par des rochers, protégé par des bancs de glace, où il devait prendre ses quartiers d’hiver.

Cette seconde saison d’immobilité pour le navire ne devait pas s’écouler dans une inaction stérile ; au contraire, elle allait préparer à l’expédition ses plus précieux résultats. Il fut en effet décidé que trois vastes reconnaissances en traîneaux, sous les ordres de Mac-Clintock et de ses lieutenans, Hobson et Young, seraient dirigées sur la glace, dès le commencement du printemps, la première à la rivière du Grand-Poisson et à l’île du Roi-Guillaume, la seconde sur la côte occidentale de Boothia, depuis le détroit de Bellot jusqu’au pôle magnétique, c’est-à-dire du 72e au 70e degré de latitude environ, la troisième le long des rivages de l’île du Prince-de-Galles, pour compléter sur ce point les explorations des précédens navigateurs. Deux observatoires magnétiques furent construits, l’un à 200 mètres du yacht, avec des blocs de glace rectangulaires qui ressemblaient à distance à de magnifiques pierres de taille, l’autre en parois de neige. Plusieurs excursions préparatoires des grandes expéditions furent conduites par les lieutenans. Dans une d’elles, Hobson et les matelots qui l’accompagnaient coururent un terrible danger : après six jours d’un bon voyage le long de la côte de Boothia-Felix, ils établirent, comme de coutume, leur campement de nuit sur la glace ; la marée commençait à monter, et une forte brise du nord-est se mit à souffler du rivage. Quelle ne fut pas leur anxiété, le matin, en voyant que, sous l’effort de la marée et du vent, la glace qui les portait s’était détachée du rivage et s’en allait à la dérive ! Ils préparèrent aussitôt leurs traîneaux et leurs chiens ; mais le glaçon continuait à gagner lentement le large. Battu par les vagues, il se rompit, et il n’en resta pour les porter qu’un fragment de vingt mètres. Deux jours et une nuit se passèrent de la sorte ; au vent avait succédé une gelée intense qui les fit cruellement souffrir ; mais qui leur apporta le salut. Le fragment de glace descendit jusqu’à une île à laquelle on a donné le nom du président de la Société royale de Londres, lord Wrottesley ; là, il s’arrêta, rattaché au rivage par la gelée, et les marins purent rejoindre leurs compagnons. Septembre et octobre s’écoulèrent ainsi dans la brume, la neige et le vent. Novembre fut signalé par une perte des plus sensibles, celle de l’ingénieur, M. Brand, qui mourut subitement. C’était un homme robuste, d’une quarantaine d’années. Un matin, on le trouva étendu sur le pont : il avait été frappé d’une congestion cérébrale. C’était M. Brand, on s’en souvient, qui manœuvrait la machine du bâtiment depuis la mort du mécanicien Scott. Désormais le yacht se trouvait presque uniquement réduit à sa voilure.

Cet hiver de 1858-1859 fut remarquablement dur ; les vents du large et le courant d’air qui s’engouffrait à travers le détroit de Bellot produisaient un froid tel que souvent il était impossible de quitter l’intérieur du bâtiment. Le gibier, qui en automne était assez nombreux, avait complètement disparu : non-seulement les rennes, les lièvres, mais aussi les ours et les phoques avaient émigré. L’atmosphère se maintenait à une température extraordinairement basse : à Noël, le thermomètre tomba un moment à 76 et 80 Fahrenheit. La température moyenne du mois fut de 33 degrés au-dessous de zéro. Souvent pas une étoile ne perçait l’obscurité glaciale du ciel, et il était impossible d’affronter l’atmosphère extérieure sans que les parties du visage mises en contact avec l’air gelassent aussitôt. Un fait véritablement étonnant, c’est la manière dont les chiens esquimaux supportaient ces rigueurs du froid, si douloureuses pour les hommes ; sans autre protection que leurs longs poils, ils se tenaient couchés sur la neige près du vaisseau, à l’abri du vent. Le 26 janvier 1859, une partie du disque solaire reparut à l’horizon, ramenant, avec un peu de clarté, la gaieté et l’espérance. Aussitôt s’achevèrent les préparatifs de la triple reconnaissance qui allait être le dernier acte et amener l’heureux dénoûment de cette laborieuse expédition.


III

À la suite de janvier et de février, qui avaient été extrêmement rigoureux, des reconnaissances furent détachées, tant pour préparer des dépôts de vivres sur les routes que l’on allait suivre que pour aller chercher des provisions complémentaires à ceux qui avaient été précédemment établis. Mac-Clintock s’avança jusqu’au cap Victoria, au sud de Boothia. Dans cette excursion, après avoir presque complètement épuisé ses vivres, il s’apprêtait à retourner sur ses pas, lorsque quatre Esquimaux se présentèrent à lui. Ils étaient venus d’un village assez éloigné à la chasse des phoques ; un d’eux portait attaché à son vêtement de peaux un bouton de la marine anglaise. Interrogé ainsi que ses compagnons, il dit que, plus au sud, un bâtiment avait été détruit par les glaces, que les blancs qui le montaient s’étaient d’abord sauvés, puis qu’ils étaient morts de faim, et qu’il y avait dans son village des instrumens de fer et des objets provenant de ces étrangers. Mac-Clintock se rendit à ce campement esquimau, composé de huit huttes ; il y trouva en effet des cuillers et d’autres objets européens. Enfin il était sur les traces de Franklin et de ses compagnons. Il s’empressa de retourner à son vaisseau, instruisit l’équipage de sa découverte, et se mit en mesure de repartir presque immédiatement.

Le 2 avril au matin, douze hommes, cinq traîneaux et quatorze chiens étaient prêts au départ ; le yacht avait hissé son pavillon royal Harwich, les traîneaux déployaient leurs banderoles de soie, les hommes étaient pleins de courage et de confiance ; c’était la double expédition de Mac-Clintock et de Hobson qui se lançait dans le sud pour recueillir les débris de Franklin et compléter ses recherches scientifiques. Le poids qu’avaient à traîner les hommes et les chiens était à peu près pour chaque expédition de quatorze cents livres, traîneaux, tentes, couvertures, vêtemens, provisions, munitions, instrumens scientifiques, objets d’échange ; c’était M. Petersen qui s’était chargé de conduire les traîneaux à chiens du commandant. On rencontra des Esquimaux après dix-huit jours d’une marche très laborieuse ; la température continuait à se maintenir fort basse, quelquefois jusqu’à 30 degrés au-dessous de zéro ; un vent âpre soufflant du nord coupait les visages, et les reflets du soleil sur la neige fatiguaient cruellement les yeux, bien que tous les hommes fussent pourvus de lunettes de couleur. Ces indigènes étaient ceux que Mac-Clintock avait déjà vus. Ils habitaient des huttes de neige de forme assez singulière. À la suite d’une espèce de corridor étroit s’ouvrent à droite et à gauche deux couloirs longs de vingt-cinq pieds, où l’on ne peut passer qu’en se traînant sur les genoux et sur les mains, et au bout de ces couloirs on trouve une hutte circulaire d’un diamètre de douze pieds et haute de six ou sept. La moitié de ces huttes est occupée par un banc en neige haut de deux pieds et couvert de peaux de rennes, c’est le lit de la famille. Dans un angle, un autre banc de moindre dimension sert de table de cuisine ; auprès est accroupie la ménagère de l’endroit, surveillant sa vaisselle et sa lampe de pierre. Ces lampes, formées d’un petit morceau de roche grossièrement taillé, sont suspendues dans un sac en peau de phoque qui contient aussi de la mousse sèche, des pyrites et quelquefois un fragment de lime pour frapper la pierre ; la mousse sert de mèche et d’amadou. Un morceau de glace incrusté dans la toiture transmet le jour quand le soleil se montre.

On trouva encore dans les huttes de ces Esquimaux quelques objets ayant appartenu à l’expédition de Franklin, et, après bien des interrogations, on obtint les renseignemens suivans. — Les natifs de l’île du Roi-Guillaume avaient vu deux bâtimens, dont l’un avait sombré dans une grande profondeur d’eau sans qu’il en reparût le moindre débris ; l’autre avait été poussé sur le rivage et brisé par les glaces en un lieu appelé Ootloolik, autrefois, très fréquenté, aujourd’hui presque délaissé par les indigènes. C’était à la fin de la bonne saison, c’est-à-dire vers août ou septembre, que cet événement était arrivé ; les blancs étaient partis, traînant derrière eux leurs canots, et ils étaient parvenus jusqu’à la grande rivière, où l’hiver suivant on avait retrouvé leurs ossemens.

Munis de ces indications, les Européens poursuivirent leur route dans le sud ; ils franchirent le point où a été fixée la position du pôle magnétique, environ par le 70e parallèle, sur la côte occidentale de Boothia-Félix, et, parvenus au cap Victoria, ils se séparèrent : Hobson allait traverser en ligne droite le détroit de Ross et se diriger sur le cap Félix, à la pointe septentrionale de l’île du Roi-Guillaume, tandis que Mac-Clintock couperait plus au sud pour aller explorer une autre partie de la même île. Le commandant mit trois jours à traverser le détroit ; la température continuait d’être rigoureuse, bien qu’on fût aux premiers jours de mai, et l’éclat de la neige reflétant le soleil causait des cécités momentanées et des souffrances telles qu’il était souvent préférable de marcher la nuit. Dans l’île, on trouva divers campemens où l’on put se procurer de nouvelles indications, d’après lesquelles Mac-Clintock continua de s’avancer vers le sud. Il parvint ainsi, en franchissant le détroit qui sépare l’île du Roi-Guillaume de la terre ferme, jusqu’à l’île Montréal, à l’embouchure de la rivière du Grand-Poisson. N’ayant rien découvert, il regagna l’île du Roi-Guillaume et se mit à en suivre la côte sud-ouest. Là, entre le 68e et le 69e parallèle, près d’une pointe appelée cap Herschel, le 25 mai, on trouva sur une petite hauteur dont le vent balayait la neige un squelette humain complètement blanchi, la face contre terre ; des animaux en avaient rongé la chair et dispersé les extrémités. Tout près se trouvaient collés au sol quelques débris d’un vêtement d’uniforme et un livret de poche promettant de précieux renseignemens, mais en ce moment complètement gelé. Plus loin, au-delà du cap, se dressait un monceau de pierres sous lequel Hobson avait laissé une note ; il faisait savoir qu’il était parvenu en ce point six jours auparavant, après un trajet des plus pénibles, et qu’enfin il avait trouvé à Pointe-Victoria, sur la côte nord-ouest de l’île, un document du plus haut intérêt : c’était une des feuilles imprimées en six langues que les bâtimens de découverte ont coutume d’emporter et de jeter à la mer dans des bouteilles pour étudier la marche des courans ; elle était chargée d’écriture en tous sens, et voici ce qu’elle portait : « 28 mai 1847. Les vaisseaux de sa majesté Erebus et Terror ont hiverné dans les glaces, latitude 70° 0’ 5" nord ; longitude 98° 23’ ouest… Sir John Franklin commandant. — Tout va bien. — Gore, lieutenant, — Des Vœux, maître. »

« Tout va bien » résumait donc l’état de l’expédition à la date de mai 1847 ; mais sur la marge du même papier, transversalement, se trouvaient écrits ces mots : « 25 avril 1848, les vaisseaux de sa majesté Terror et Erebus ont été abandonnés le 22 avril, à cinq lieues nord-nord-ouest ; ils étaient enfermés dans les glaces depuis le 12 septembre 1846. Les officiers et les équipages, cent cinq hommes, sous le commandement du capitaine Crozier, ont touché terre ici par 69° 37’ 42" latitude nord et 98° Al’ longitude ouest. — Sir John Franklin est mort le 11 juin 1847, et la perte totale de l’expédition a été jusqu’à la présente date de neuf officiers et de quinze matelots. Crozier, capitaine et commandant par ancienneté ; J. Fitzjames, commandant l’Erebus. Partis ce matin 26 pour Back’s Fish river. »

Les désastres avaient donc frappé coup sur coup les infortunés marins ; le commandant était mort, il avait été impossible de dégager les bâtimens des glaces, et les équipages avaient entrepris d’accomplir le trajet qui les séparait de Back’s river, sans moyens de locomotion et presque sans ressources, car les navires n’avaient été approvisionnés que pour jusqu’en juillet 1848. C’était ce motif qui avait dû déterminer leurs équipages à les abandonner.

Animés par ces importantes nouvelles, Mac Clintock et ses compagnons redoublèrent de vigilance dans l’exploration du littoral. En continuant de remonter vers le nord, ils virent une grande embarcation posée sur un traîneau, dans laquelle se trouvaient deux cadavres qui avaient été mutilés par des carnassiers, sans doute des ours ou des loups. Contre les parois du bateau s’appuyaient debout, chargés et armés, deux fusils doubles ; cinq montres reposaient dans le fond, et dans les poches des vêtemens on trouva un Vicaire de Wakefield, un petit livre intitulé Mélodies chrétiennes avec cette inscription au-dessus du titre : From the donor to G. G. (le lieutenant Graham Gore ?), une petite Bible avec des notes marginales et des fragmens de livres de prières. Des instrumens de toilette, brosses à dents, peignes, éponges, savons, gisaient pêle-mêle avec des habits, des chaussures, des outils, des munitions, des armes, de l’argenterie ; mais il n’y avait pas d’autres provisions qu’un peu de thé, de tabac et de chocolat. Autour d’un cairn de pierre déjà fouillé par Hobson à Pointe-Victoria gisaient des vêtemens, des boîtes et un grand nombre d’objets ayant appartenu à des matelots et à des officiers. Il était évident que cette région n’avait pas été visitée par les Esquimaux depuis les terribles événemens dont elle avait été le théâtre, car ces sauvages n’auraient pas manqué de s’approprier les dépouilles des Européens ; ils avaient été témoins seulement de la catastrophe de ceux qui avaient péri beaucoup plus au sud, vers l’île Montréal. L’expédition sur Back’s river avait eu ses retardataires, ou peut-être, après l’abandon des navires, les marins survivans avaient-ils différé d’avis entre eux dans leur résolution suprême et divisé leur destinée ; mais ils avaient été également malheureux, puisque toute la côte occidentale de l’île du Roi-Guillaume était semée de leurs débris. Après avoir recueilli ces précieuses reliques, Mac-Clintock se hâta de suivre la direction qui devait le ramener à son bâtiment. Deux cent trente milles l’en séparaient encore, et il fallait arriver assez à temps pour pouvoir passer les détroits avant le dégel. Or on était au commencement de juin. Malgré les nombreux obstacles, le trajet fut franchi avec rapidité ; on suivait les traces de Hobson, et l’on apprit, par diverses notes laissées aux endroits où étaient enfouis des dépôts de vivres, qu’il marchait à six journées de distance en avant. Cet officier était si malade qu’il lui devint impossible d’avancer autrement qu’en traîneau ; l’état de sa santé ne l’avait cependant pas empêché de déployer beaucoup d’activité et d’énergie pendant les soixante-quatorze jours que dura son absence. Ses observations, rapprochées de celles de Mac-Clintock et de Young, constatent que les glaces vers l’ouest sont beaucoup plus compactes et persistantes que de tout autre côté. C’est faute d’avoir fait cette expérience que le malheureux Franklin a péri ; il croyait la terre du Roi-Guillaume une presqu’île, et ne sachant pas qu’elle abrite à l’est un chenal contre les glaces, pour forcer le passage, il s’engagea dans ce détroit de Victoria où ses navires, rivés au glacier depuis deux ans, durent être abandonnés.

Enfin le 18 juin Mac-Clintock et ses compagnons, accablés de fatigues, ayant perdu la plupart de leurs chiens et ne surmontant qu’avec une peine inouïe les derniers obstacles, eurent la joie de revoir le Fox et de monter à bord. Le yacht était resté sous la garde de quatre ou cinq matelots et du docteur Walker. Hobson, arrivé quelques jours auparavant, était atteint du scorbut. Cette terrible maladie avait attaqué déjà plusieurs hommes, et le maître d’hôtel, Thomas Blackwell, resté sur le bâtiment, venait d’en mourir. Toutefois Hobson se rétablit peu à peu, et le scorbut ne fit plus de victimes ; le Fox allait rentrer en Angleterre sans avoir à déplorer de nouvelles pertes.

Pour que le petit bâtiment qui avait si bien rempli sa mission pût reprendre le chemin des pays vivans, il ne lui restait plus qu’à recueillir Allen Young. Celui-ci avait quitté le yacht le 7 avril avec cinq hommes, deux traîneaux et six chiens. Constatant bientôt l’existence d’un large chenal entre la terre du Prince-de-Galles et celle de Victoria, il avait renvoyé au vaisseau un traîneau, sa tente et quatre hommes, pour économiser ses provisions, et il s’était mis à poursuivre son exploration en compagnie du seul George Hobday, avec des vivres pour quarante jours, emmenant les chiens, campant dans les abris de neige que lui et son compagnon pouvaient bâtir, ou s’étendant simplement, pour dormir, sur leur traîneau, lorsque la température s’élevait un peu. Il s’avança ainsi jusque vers le 73e parallèle, poussant à deux reprises des reconnaissances à travers le détroit auquel a été donné le nom de chenal Mac-Clintock, sans pouvoir rencontrer les rivages de la terre Victoria, qui le borde à l’ouest. Les aspérités y rendent la marche très pénible, et indiquent que la glace, de formation sans doute très ancienne, a été accumulée par les vents et les courans dans ce passage, qui doit n’être jamais praticable à la navigation. Les côtes de cette terre sont basses, uniformes, couvertes d’une épaisse couche de neige, et souvent il est difficile de les distinguer du vaste glacier maritime qui les continue.

Le mauvais état constant de l’atmosphère, les difficultés de la marche, les fatigues sans cesse renouvelées, affectèrent gravement la santé de Young. Après avoir reconnu des hauteurs de trois cents et trois cent quatre-vingts pieds et les cônes bizarres signalés par Osborn en 1851, il retourna sur ses pas et revit le navire le 7 juin. Bientôt sa santé ayant paru s’améliorer, il voulut, malgré l’avis du docteur Walker, repartir, dans l’intention de compléter par la côte orientale l’exploration de l’île du Prince-de-Galles. Il n’était pas encore de retour, et l’on pouvait concevoir à son sujet de légitimes inquiétudes. En effet, la saison marchait avec rapidité, le vent et la pluie dissolvaient partout la neige et la glace, et Young avait dépassé le nombre de jours pour lequel il était approvisionné. Le 25, Mac-Clintock prit avec lui quelques hommes, un traîneau, et s’engagea le long de la côte de North-Sommerset à la recherche de son officier. Il y avait deux jours qu’il était parti, lorsqu’ils se rencontrèrent. Young, maigre, abattu, était couché sur son traîneau, et l’un de ses compagnons, le chef quartier-maître Harvey, pris des premières atteintes du scorbut, avait bien du mal à marcher du même pas que l’attelage, harassé lui-même. Enfin l’équipage entier était réuni, le but de la mission avait été péniblement, mais complètement atteint ; on y avait joint des découvertes et des reconnaissances géographiques du plus haut intérêt. Le capitaine et son lieutenant venaient d’explorer ensemble quatre cent vingt milles[6] de côtes inconnues, Young trois cent quatre-vingts ; il ne restait plus qu’à rapporter à l’Europe et au monde intelligent le fruit de tant de labeurs. Pour cela, il fallait se dégager des glaces et gagner la mer libre. C’était la fin de la tâche, mais elle n’était pas sans difficultés et sans périls.

Tous les hommes furent mis à un régime propre à combattre les symptômes et les atteintes du scorbut ; les salaisons furent autant que possible laissées de côté et remplacées par le pemmican et la chair des animaux que l’on pouvait tuer, volatiles, rennes, phoques. Dans les premiers temps de l’expédition, on abandonnait aux chiens la chair de ces amphibies ; seulement de temps à autre un officier s’en faisait accommoder le foie. Il n’en était plus de même : elle était fort recherchée en qualité de chair à sang, blood-meat, comme disaient les matelots. On récoltait sur les hauteurs de l’oseille et les racines d’une espèce de lichen à fleur lilas pour en faire des salades ; la bière, le jus de citron étaient d’un fréquent emploi ; enfin une heureuse fortune mit à la disposition de l’équipage l’antiscorbutique qui passe auprès des habitués des régions polaires pour être le plus efficace : une baleine blanche. On réussit à tuer un de ces animaux à coups de fusil ; c’était une femelle mesurant treize pieds et demi, d’une couleur de crème uniforme ; ses yeux et les orifices de ses oreilles étaient extrêmement petits. Ces cétacés fréquentent en été des parages très élevés en latitude ; mais à l’automne ils émigrent vers le sud et descendent le long des côtes. Quand ils apparaissent sur celles du Groenland, toute la population tend des filets le long des rochers, sachant qu’ils suivent toujours le bord pour éviter un ennemi redoutable ; c’est un autre cétacé appelé par les matelots killer (meurtrier), le delphinus orca des naturalistes. Il atteint de quinze à vingt pieds de long ; il est rapide, armé d’une puissante mâchoire, et marche en troupe. Réunis, les killers attaquent la baleine et la harcèlent en se jetant sur sa queue et sur ses nageoires. L’été, quand ils font leur apparition dans les mers du Groenland, on voit les phoques chercher refuge tous ensemble dans les rochers et dans les criques, et le chasseur esquimau, dans son frêle kayak, également peu soucieux de la dangereuse compagnie des killers, s’enfuit à la vue de leur longue et raide nageoire dorsale qui fend l’eau avec promptitude. La baleine que l’on avait tuée fut dépecée et mangée ; sa chair avait beaucoup de ressemblance avec celle des phoques, cependant elle était moins molle. Son huile remplit deux tonnes de vingt gallons. Le fameux antiscorbutique que porte cette baleine n’est autre que sa peau, substance gélatineuse, grisâtre, épaisse d’un demi-pouce et presque sans saveur. Christian, l’Esquimau qui accompagnait l’équipage, tua encore deux rennes et sept phoques. C’était un infatigable chasseur, et il avait toute sorte de ruses pour prendre le gibier. Souvent il partait des journées entières, emportant sur le dos son kayak, et on le voyait revenir le soir avec une provision d’oiseaux ou traînant un phoque dont il avait fait sa proie ; d’autres fois il se couchait sur le bord de la glace avec l’interprète Petersen, à qui son long séjour au Groenland avait rendu les procédés esquimaux aussi familiers qu’à Christian lui-même, et ils attiraient ces amphibies en imitant leurs cris étranges. Enfin Christian avait inventé une machine d’un nouveau genre : c’était un très petit traîneau dont il se servait pour appuyer son fusil et assurer ses coups, et muni sur le devant d’une pièce de calicot blanc qui dérobait le fusil et le chasseur. Quand il apercevait un phoque se chauffant sur la glace au soleil, il poussait doucement vers lui son instrument de guerre, confondu par sa couleur avec la glace et la neige, et le fusillait à coup sûr. Ces exploits furent la clôture des chasses, qui avaient été non-seulement une grande distraction, mais encore une Tessource vitale pour l’équipage. Mac-Clintock a dressé la liste du gibier qu’on avait tué dans les deux hivernages ; elle peut donner une idée des subsides que le pôle arctique offre à ses visiteurs. En voici le total : 4 ours, 1 baleine, 8 rennes, 95 phoques, 20 renards, 9 lièvres, 350 volatiles et palmipèdes. On tua encore plusieurs ours et un narval, mais leurs cadavres dérivèrent sous les glaces. À l’hivernage du détroit de Bellot, on prit aussi quelques hermines ; ces charmans petits animaux avaient un moyen assez singulier de se dérober aux poursuites : ils plongeaient dans la neige et reparaissaient quelques mètres plus loin.

La continuation du dégel et un vent favorable étaient les auxiliaires impatiemment attendus par le yacht pour se dégager. Les circonstances atmosphériques se trouvaient bonnes : la température moyenne avait été pour juin plus 35 1/2 ; elle fut en juillet plus 40, c’est-à-dire environ 5 centigrades au-dessus de zéro. Les derniers loisirs de l’équipage étaient employés à compléter les préparatifs du départ ; le petit navire remplaçait par une riante peinture sa couche de givre et de neige ; on entendait constamment retentir le marteau du charpentier, et le commandant s’exerçait avec une ardeur extrême au maniement de la machine, afin de pouvoir s’aider un peu de la vapeur. Sur le rivage, les tombes des deux hommes morts pendant ce dernier hiver avaient été soigneusement entretenues et semées des fleurs que fournit le pôle ; un cairn se dressait en un point remarquable, monument des explorations du Fox, sous lequel était déposée une relation de ses travaux et de ses découvertes ; enfin les lieux que l’on allait quitter, et qui désormais livreraient à nos cartes leur configuration précise, portaient, nobles témoignages de tant de fatigues et de persévérance, les noms des marins et de quelques-uns des plus zélés promoteurs de l’expédition : c’était le chenal Mac-Clintock, le cap Allen Young, la pointe Hobson, la baie Petersen, le mont Walker ; l’extrémité septentrionale de Boothia avait été appelée Murchison promontory en l’honneur du savant illustre et zélé qui préside la Société géographique de Londres, et un îlot du chenal Franklin, entre North-Sommerset et l’île du Prince-de-Galles, avait reçu le nom d’un de nos compatriotes qui s’est fait en France l’un des interprètes les plus, chaleureux de la douleur de lady Franklin, M. de La Roquette, alors vice-président de la Société géographique de Paris.

Cependant des hommes postés sur les hauteurs qui dominent le détroit de Bellot ne cessaient d’examiner la mer et d’étudier au loin la marche des glaces ; on voyait de grandes masses flottantes, et le large se libérait de ses entraves. Enfin, au commencement d’août, le port de glace où s’était engagé le Fox fit aussi sa débâcle ; mais ce ne fut pas sans danger : les glaçons entraînaient le petit bâtiment et menaçaient de le jeter sur les rochers de la côte ; il réussit à s’amarrer, et alla prendre un ancrage sûr, à l’autre bout du détroit de Bellot, au point appelé port Kennedy, où il s’était déjà arrêté en venant. Là il n’avait plus à attendre qu’un souffle favorable du sud-ouest. Ce vent libérateur se fit longtemps désirer : grave sujet d’inquiétude, car si l’on était contraint de passer dans les glaces un nouvel hiver, il faudrait réduire considérablement les rations de vivres. Par bonheur, cette dure perspective ne se réalisa point : aidé de sa vapeur, poussé par le vent, le Fox se mit à remonter le long de la côte orientale de North-Sommerset ; le 18 août, il entrait dans le détroit de Lancastre, et un mois plus tard, après avoir touché au Groenland, il franchissait le cap Farewell, dernière étape entre les régions solitaires qu’il avait glorieusement sillonnées et le monde vivant qu’il allait revoir.

Les résultats de l’expédition, nous les avons déjà résumés : témoignages directs du sort de Franklin, découvertes géographiques, observations scientifiques, collections de pierres et d’animaux, voilà ce que le Fox a rapporté. Nous voyons par l’itinéraire des navires Erebus et Terror que Franklin ne cherchait pas le passage nord-ouest par où Mac-Clure l’a trouvé. On sait que ce capitaine américain, parti en 1850, sur l’Investigator, du détroit de Behring, entre l’Asie et l’Amérique, longea le continent, passa devant les embouchures des rivières Colville et Mackenzie, remonta vers le nord à la hauteur de la terre de Banks, qu’il reconnut être une île. Là, l’Investigator fut saisi par les glaces, et ne put en être dégagé. Pendant trois hivers, son équipage vécut en grande partie de chasse. Enfin les capitaines Kellett et Inglefied vinrent à sa rencontre en s’avançant de l’est à l’ouest avec les navires Herald et Phœnis, et il fut constaté que les deux Océans communiquent par une série de canaux situés presque en ligne droite, et que l’on appelle Banks, Melville, Barrow, Lancastre ; mais en même temps on dut reconnaître que les glaces obstruent tantôt l’un, tantôt l’autre de ces passages, et entourent les bâtimens qui s’y aventurent de barrières infranchissables. Le chemin que Franklin voulait suivre est-il plus praticable ? Il s’agit, nous l’avons vu, de pénétrer dans le détroit de Lancastre, de descendre le long de North-Sommerset, d’arriver ensuite à l’île du Roi-Guillaume, et d’enfiler, le long de la côte américaine, la série de détroits, Simpson, Dease, Dauphin, qui mènent au canal de Behring, puis à l’Océan-Pacifique.

L’expérience l’Erebus et Terror et du Fox lui-même ne semble pas indiquer que ce long et tortueux chemin soit préférable à celui dans lequel Mac-Clure est resté engagé pendant trois ans. Il faut donc laisser dans leur solitude ces régions hostiles à l’homme ; l’industrie et le commerce n’en peuvent rien attendre, et sans doute, seuls dans l’avenir comme dans le passé, quelques baleiniers en iront affronter la lisière. Est-ce à dire pour cela que les marins intrépides que nous avons suivis dans ces mers aient exposé leur vie pour une œuvre stérile et subi sans utilité tant de fatigues ? Non sans doute : c’est grâce à eux que nous avons satisfait vers le pôle arctique ce besoin de pénétrer l’inconnu, qui est une des généreuses préoccupations de nos sociétés. Tandis que nous demeurions dans le bruit des villes, ils s’en allaient, à notre profit, au milieu de périls sans cesse renouvelés, donner le spectacle de l’abnégation, du courage, de la persévérance, des vertus qui élèvent l’homme et qui l’ennoblissent, et dans ces grandes luttes contre la nature, dont leur vie était l’enjeu, ils ont eu, vainqueurs et vaincus, la récompense qu’ils ambitionnaient. S’ils ont semé de leurs dépouilles mortelles ces régions lointaines, leur âme plane sur ce monde qu’ils nous ont fait connaître.


ALFRED JACOBS.

  1. Voyez sur ces diverses expéditions antérieures à 1855 une étude de M. A. Laugel, le Pôle nord et les Découvertes arctiques, dans la Revue du 15 septembre 1855.
  2. Voyez sur le capitaine Ross une étude de M. Th. Lacordaire dans la Revue du 15 mai et du 1er juin 1835.
  3. On trouvera dans les premières années de la Revue vol. I, II, 1831, et livraison du 15 janvier 1832 divers travaux de M. Jules de Blosseville.
  4. On sait que le point de congélation de l’eau à cette échelle est 32 degrés, et que 9 degrés Fahrenheit égalent 5 centigrades.
  5. Le fathom vaut 1 mètre 829 millimètres.
  6. Le mille anglais vaut 1,610 mètres.