Deux Ans de vacances/Chapitre 30

Hetzel (p. 465-468).

XXX

Entre les canaux. – Retards par suite de vents contraires. – Le détroit. – Le steamer Grafton. – Retour à Auckland. – Accueil dans la capitale de la Nouvelle-Zélande. – Evans et Kate. – Conclusion.


Il n’y a pas lieu de rapporter par le menu ce voyage à travers les canaux de l’archipel magellanique. Il ne fut marqué par aucun incident de quelque importance. Le temps demeura constamment au beau. D’ailleurs, dans ces passes, larges de six à sept milles, la mer n’eût pas eu le temps de se lever au souffle d’une bourrasque.

Tous ces canaux étaient déserts, et, au surplus, mieux valait ne point rencontrer les naturels de ces parages, qui ne sont pas toujours d’humeur hospitalière. Une ou deux fois, pendant la nuit, des feux furent signalés à l’intérieur des îles, mais aucun indigène ne se montrait sur les grèves.

Le 11 février, la chaloupe, qui avait toujours été servie par un vent favorable, déboucha dans le détroit de Magellan par le canal de Smyth, entre la côte ouest de l’île de la Reine Adélaïde et les hauteurs de la terre du Roi Guillaume. À droite s’élevait le pic Sainte-Anne. À gauche, au fond de la baie de Beaufort, s’étageaient quelques-uns de ces magnifiques glaciers, dont Briant avait entrevu l’un des plus élevés à l’est de l’île Hanovre – à laquelle les jeunes colons donnaient toujours le nom d’île Chairman.

Tout allait bien à bord ; il faut croire notamment que l’air, chargé de senteurs marines, était excellent pour Doniphan, car il mangeait, il dormait, et se sentait assez fort pour débarquer, si l’occasion se présentait de reprendre avec ses camarades leur vie de Robinsons.

Dans la journée du 12, la chaloupe arriva en vue de l’île Tamar, sur la terre du Roi Guillaume, dont le port ou plutôt la crique était déserte en ce moment. Aussi, sans s’y arrêter, après avoir doublé le cap Tamar, Evans prit-il la direction du sud-est à travers le détroit de Magellan.

D’un côté, la longue terre de Désolation développait ses côtes plates et arides, dépourvues de cette verdoyante végétation que revêtait l’île Chairman. De l’autre, se dessinaient les indentations si capricieusement déchiquetées de la presqu’île Crooker. C’était par là qu’Evans comptait chercher les passes du sud, afin de doubler le cap Forward et de remonter la côte est de la presqu’île de Brunswick jusqu’à l’établissement de Punta-Arena.

Il ne fut pas nécessaire d’aller si loin.

Dans la matinée du 13, Service, qui se tenait debout à l’avant, s’écria :

« Une fumée par tribord !

— La fumée d’un feu de pêcheurs ? demanda Gordon.

— Non !… C’est plutôt une fumée de steamer ! » répliqua Evans.

En effet, dans cette direction, les terres étaient trop éloignées pour que la fumée d’un campement de pêche y fût visible.

Aussitôt Briant, s’élançant dans les agrès de la misaine, atteignit la tête du mât, et s’écria à son tour :

« Navire !… Navire !… »

Le bâtiment fut bientôt en vue. C’était un steamer de huit à neuf cents tonneaux, qui marchait avec une vitesse de onze à douze milles à l’heure.

Des hurrahs partirent de la chaloupe, des coups de fusil également.

La chaloupe avait été vue, et, dix minutes après, elle accostait le steamer Grafton, qui faisait route pour l’Australie.

En un instant, le capitaine du Grafton, Tom Long, eut été mis au courant des aventures du Sloughi. D’ailleurs, la perte du schooner avait eu un retentissement considérable en Angleterre comme en Amérique, Tom Long s’empressa de recueillir à son bord les passagers de la chaloupe. Il offrit même de les reconduire directement à Auckland, – ce qui l’écartait peu de sa route, puisque le Grafton était à destination de Melbourne, capitale de la province d’Adélaïde, au sud des terres australiennes.

La traversée fut rapide, et le Grafton vint mouiller dans la rade d’Auckland à la date du 25 février.

À quelques jours près, deux ans s’étaient écoulés depuis que les quinze élèves du pensionnat Chairman avaient été entraînés à dix-huit cents lieues de la Nouvelle-Zélande.

Il faut renoncer à peindre la joie de ces familles, auxquelles leurs enfants étaient rendus, – ces enfants que l’on croyait engloutis dans le Pacifique. Pas un ne manquait de ceux qu’avait emportés la tempête jusqu’aux parages de l’Amérique du Sud.

En un instant dans toute la ville s’était répandue cette nouvelle que le Grafton rapatriait les jeunes naufragés. La population entière accourut et les acclama, lorsqu’ils tombèrent dans les bras de leurs parents.

Et comme on fut avide de connaître en détail tout ce qui s’était passé sur l’île Chairman ! Mais la curiosité ne tarda pas à être satisfaite. D’abord, Doniphan fit quelques conférences à ce sujet – conférences qui eurent un véritable succès, dont le jeune garçon ne manqua pas de se montrer assez fier. Puis, le journal, qui avait été tenu par Baxter, – on peut dire d’heure en heure, – le journal de French-den ayant été imprimé, il en fallut des milliers et des milliers d’exemplaires, rien que pour contenter les lecteurs de la Nouvelle-Zélande. Enfin les journaux des deux Mondes le reproduisirent en toutes les langues, car il n’était personne qui ne se fût intéressé à la catastrophe du Sloughi. La prudence de Gordon, le dévouement de Briant, l’intrépidité de Doniphan, la résignation de tous, petits et grands, cela fut universellement admiré.

Inutile d’insister sur la réception qui fut faite à Kate et au master Evans. Ne s’étaient-ils pas consacrés au salut de ces enfants ? Aussi, une souscription publique fit-elle don au brave Evans d’un navire de commerce, le Chairman, dont il devint à la fois le propriétaire et le capitaine, – à la condition qu’il aurait Auckland pour port d’attache. Et, lorsque les voyages le ramenaient en Nouvelle-Zélande, il retrouvait toujours dans les familles de « ses garçons » l’accueil le plus cordial.

Quant à l’excellente Kate, elle fut réclamée, disputée, par les Briant, les Garnett, les Wilcox et bien d’autres. Finalement, elle se fixa dans la maison de Doniphan, dont elle avait sauvé la vie par ses soins.

Et, comme conclusion morale, voici ce qu’il convient de retenir de ce récit, qui justifie, semble-t-il, son titre de Deux ans de vacances :

Jamais, sans doute, les élèves d’un pensionnat ne seront exposés à passer leurs vacances dans de pareilles conditions. Mais, – que tous les enfants le sachent bien, – avec de l’ordre, du zèle, du courage, il n’est pas de situations, si périlleuses soient-elles, dont on ne puisse se tirer. Surtout, qu’ils n’oublient pas, en songeant aux jeunes naufragés du Sloughi, mûris par les épreuves et faits au dur apprentissage de l’existence, qu’à leur retour, les petits étaient presque des grands, les grands presque des hommes.