Description du phalanstère et considérations sociales sur l’architectonique/DISPOSITIF DES CULTURES


CHAPITRE CINQUIÈME.

Dispositif des cultures.

Lorsque cette terre, qui paraissait déserte et toute désolée aux yeux des paysans, aura commencé à être cultivée de nouveau ;
On dira : cette terre, qui était inculte, est devenue comme un jardin de délices.
Ézéchiel. xxxvi. 34. 35.


Après avoir visité la demeure de la Phalange, il nous faut prendre une idée de la distribution de ses cultures et de ses ateliers. Pour cela faire, j’emprunterai quelques passages à Fourier. — Mais, afin qu’ils soient bien compris, il convient que je donne d’abord, par anticipation, une légère idée de l’organisation du travail, dans la Phalange, — objet capital que nous développerons plus loin dans ses conditions essentielles.

Dans la Phalange, les travaux d’agriculture, de ménage, de science, d’éducation, de beaux-arts, etc., ne sont pas exécutés par des travailleurs isolés, éloignés les uns des autres et passant la journée, comme les nôtres, invariablement cloués à la même fonction. — Ils sont exécutés en séances courtes, variées, intriguées et joyeuses, par des escouades, des groupes de travailleurs, que la double affinité des penchants industriels et des caractères a librement formés, spontanément réunis.

Si la culture de la vigne, — ou tout autre, — comporte dans la Phalange le soin de vingt-quatre espèces, de vingt-quatre plans différents, cette culture sera gérée par vingt-quatre Groupes, d’âges et de sexes quelconques. — L’ensemble de ces vingt-quatre escouades composera la SÉRIE des vignicoles du canton. Ce bataillon industriel se range à son tour, comme partie intégrante, dans la grande Série agricole qui, réunie aux autres Séries de classe, forme la Phalange industrielle. Donc :

Ainsi que, dans la constitution des années modernes, la Phalange militaire ou la division se compose de brigades ; la brigade, de régiments ; le régiment, de bataillons ; le bataillon, de compagnies ; la compagnie, d’escouades ;

De même, la Phalange se compose des grandes Séries de classes, qui se divisent en Séries d’ordres, et se subdivisent en Séries de genres, d’espèces, de variétés, de minimités… comme le montrerait, complet, le tableau synoptique dont nous nous contentons d’ébaucher ici la formation.

Genres.
Ordres. Cerisiers.
Pruniers.
1. Vergers.... Poiriers.
Classes. 2. Prairies. Pommiers
3. Champs. ......... ......
PHALANGE
en
ensemble combiné
des grandes
séries de classes.
A. Culture....... 4. Forêts. ........... ....
B. Ménage. 5. Potagers.
C. Fabrique. 6. Parterres.
D. Commerce. 7. Vignes.
E. Éducation.
F. Sciences.
G. Beaux-arts.
H. Culte.

Si l’espace le permettait nous indiquerions la composition de toutes les Séries A, B, C, D,… 1, 2, 3… comme nous faisons pour la Série agricole de classe cotée A, et pour la Série de genre numérotée 1. Le lecteur comblera facilement les lacunes et complétera le tableau en poursuivant, par la pensée, la division de tous les termes jusqu’à leurs derniers éléments. La Série des Cerisiers, par exemple, se subdiviserait évidemment en autant de groupes que l’on cultiverait d’espèces, ou mieux encore de variétés de cerises sur les terres de la Phalange. Toutes les autres branches aboutissent également à des Séries de groupes, comme les subdivisions de l’armée et du régiment arrivent définitivement à des réunions ou Séries d’escouades formant les Compagnies, comme les bifurcations d’un grand arbre, parvenues aux rameaux et aux ramilles, s’épanouissent finalement en bouquets ou Séries de feuilles, organes de travail et de vie de l’être végétal.

L’industrie organisée en méthode naturelle, en système logique, comme le demande le pur bon sens, est loin, — on le voit, — de reproduire l’anarchie de l’industrialisme civilisé, la mêlée nommée libre concurrence, et l’extrême incohérence de tous les travaux exécutés par nos ménages morcelés. Dans le Régime sociétaire, la convergence industrielle est parfaite, le travail est organisé. La Phalange est une armée compacte, manœuvrant librement comme les corps les mieux disciplinés. Depuis les innombrables escouades adonnées aux fractions minimes, aux variétés les plus ténues, on remonte par les Séries d’espèces, de genre, d’ordre et de classe, jusqu’à la Régence centrale, réunion des sommités des différentes hiérarchies, qui imprime à l’ensemble des Séries et des travaux le mouvement harmonique convergent,

Il est donc entendu que l’industrie sociétaire opère par réunions nombreuses, intriguées, joyeuses, en séances suffisamment courtes et variées, et que ces réunions nommées groupes, se combinent et se hiérarchisent dans les SÉRIES des différents degrés.


§ I.


L’amalgame judicieux des trois Ordres d’agriculture est le moyen d’allier le bon et le beau. Ces ordres ne sont pas même connus des agronomes civilisés, qui n’en peuvent employer que les trois caricatures.
Ch. Fournier.


Venons maintenant à la distribution matérielle des cultures qui doivent, ainsi qu’on te pense bien, être mises en harmonie avec le principe de classement que nous venons d’esquisser, et se prêter en tout point aux opérations des Groupes et des Séries.

Cette distribution s’exécutera suivant trois méthodes ou Ordres agricoles, déterminés par la nature même des choses, et dont nous allons emprunter la description à l’auteur du Traité de I’Association ; il s’exprime ainsi sur ce sujet, tome 2, page 50 :

L’ordre simple ou massif, est celui qui exclut les entrelacements ; il règne en plein dans nos pays de grande culture, où tout est champ d’un côté, tout est bois de l’autre. On voit dans la masse des terres à blé, beaucoup de points qui pourraient convenir à d’autres cultures, et surtout aux légumineuses ; de même que dans la masse des bois on trouve beaucoup de pentes douces qui pourraient convenir à une vigne, beaucoup de plaines intérieures qui pourraient convenir à une clairière cultivée, et améliorer la forêt où il faut ménager des espaces vides pour le jeu des rayons solaires, la circulation de lair et la maturité du bois.

L’ordre ambigu ou vague et mixte, c’est celui des jardins confus qu’on nomme anglais, et qu’on devrait nommer chinois, puisque l’Angleterre a emprunté des Chinois cette méthode, fort agréable quand elle est employée à propos, mais non pas avec la mesquinerie civilisée, qui rassemble des montagnes et des lacs dans un carré de la dimension d’une cour.

L’Harmonie étant ennemie de l’uniformité, emploiera sur divers points d’un canton et notamment dans les pays coupés, comme le pays de Vaud, cette méthode chinoise, ou vague et ambiguë, qui rassemble comme par hasard toutes sortes de cultures et de fonctions : elle formera un contraste piquant avec les massifs (méthode 4), et les lignes engrenées (méthode 3).

L’ordre composé et engrené est l’opposé du système civilisé, selon lequel chacun tend à se clore et s’entourerait volontiers de bastions et batteries de gros calibre. Chacun en Civilisation veut se retrancher et faire une citadelle de sa propriété. On a raison en Civilisation, parce que cette société n’est qu’un ramas de voleurs gros ou petits, dont les gros font pendre les petits ; mais en Harmonie, où l’on ne peut pas essuyer le moindre vol, et où un enfant ne volerait pas même une grappe de groseilles, on emploie autant qu’il se peut, dans les distributions de culture, l’ordre matériel composé ou méthode engrenée, selon laquelle chaque série s’efforce de jeter des rameaux sur tous les points, engage des lignes avancées et des carreaux détachés dans tous les postes des Séries dont le centre d’opération se trouve éloigné du sien.

L’ordre massif est le seul qui ait quelque rapport avec les méthodes grossières des Civilisés ; ils réunissent toutes les fleurs d’un côté, tous les fruits de l’autre, ici toutes les prairies, là toutes les céréales : enfin ils forment partout des masses dépourvues de lien. Leur culture est en état d’incohérence universelle et d’excès méthodique.

D’autre part, chacun d’eux, sur son terrain, fait abus de la méthode engrenée ; car chacun voulant recueillir, sur le sol qu’il possède, les objets nécessaires à sa consommation, accumule vingt sortes de cultures sur tel terrain qui n’en devrait pas compter moitié, Un paysan cultivera pêle-mêle blé et vin, choux et raves, chanvre et pommes de terre, sur tel sol où le blé seul aurait convenu : puis le village entier mettra en blé exclusivement quelque terrain éloigné qu’on ne peut pas surveiller contre le vol, et qu’il aurait convenu de mélanger de diverses plantations. Une Phalange exploitant son canton en système combiné, commence par determiner deux ou trois emplois convenables à chaque portion : l’on peut toujours faire avec succès des mélanges, hors le cas de vignobles très précieux, qui encore peut compter fruits et légumes en accessoires de la culture pivotale. Ces alliages ont pour but d’amener divers groupes sur un même terrain, de leur ménager des rencontres qui les intéressent aux travaux engrenés avec les leurs, et de laisser le moins que possible un groupe isolé dans ses fonctions.

À cet effet, chaque branche de culture cherche à pousser des divisions parmi les autres : le parterre et le potager, qui chez nous sont confinés autour de l’habitation, jettent des rameaux dans tout le canton. Leur centre est bien au voisinage du Phalanstère, mais ils poussent dans la campagne de fortes lignes, des masses détachées qui diminuent par degrés, s'engagent dans les champs et prairies dont le sol peut leur convenir ; et de même les vergers, quoique moins rapproché du Phalanstère, ont à sa proximité quelques postes de ralliement, quelques lignes ou blocs d’arbustes et espaliers engagés dans le potager et le parterre.

Continuant les applications des principes fixes et invariables d’après lesquelles se règlent toutes les harmonies sociétaires, Fourier poursuit le calcul des résultats, entre dans les détails du milieu phalanstérien, et nous les décrit comme un voyageur racontant les mœurs des contrées qu’il a parcourues.


Cet engrenage agréable sous le rapport du coup-d’œil, tient encore plus à l’utile, à l’amalgame des passions et des intrigues. On doit s’attacher surtout à ménager des manages de groupes, des rencontres de ceux d’hommes avec ceux de femmes, par suite de l’engrenage des cultures ; l’idée de ménage des groupes est plaisante et prête à l’équivoque. Mais ce sont des rencontres industrieuses fort décentes, et aussi utiles que nos réunions de salon et de café sont stériles ; par exemple :

Si la Série des cerisistes est en nombreuse réunion à son grand verger, à un quart de lieue du Phalanstère, il convient que, dans la séance de quatre à six heures du soir, elle voie se réunir avec elle et à son voisinage :

Une cohorte de la Phalange voisine, et des deux sexes, venue pour aider aux cerisistes ; un groupe de dames fleuristes du canton, venant cultiver une ligne de cent toises de mauves et dahlias, qui forment perspective pour la route voisine, et bordure en équerre pour un champ de légumes contigu au verger ;

Un groupe de la Série des légumistes venu pour cultiver les légumes de ce champ ;

Un groupe de la Série des mille fleurs venu pour la culture d’un autel de secte placé entre le champ de legume et le verger de cerisiers ;

Un groupe de jouvencelles fraisistes, arrivant à la fin de la séance, et sortant de cultiver une clairière garnie de fraisiers dans la forêt voisine.

À cinq heures trois quarts, des fourgons suspendus, partis du Phalanstère, amènent le goûter pour tous ces groupes : il est servi dans le castel des cerisistes, de cinq heures trois quarts à six un quart ; ensuite les groupes se dispersent après avoir formé des liens amicaux et négocié des réunions industrielles ou autres pour les jours suivants.

Plus d’un civilisé va dire qu’il ne voudrait envoyer ni sa femme, ni sa fille à ces réunions ; c’est juger des effets de l’état sociétaire par les effets de la Civilisation : les pères seront les plus empressés de voir leurs femmes et filles dans les Séries industrielles, parce qu’ils sauront que rien de ce qui s’y passe ne peut rester inconnu. Or, les femmes sont bien circonspectes en lieu où elles sont certaines que toutes leurs actions seront connues de père, de mère, de rivales ; c’est ce qui n’a pas lieu dans une maison civilisée où le père, s’il veut surveiller femmes et filles, est trompé par tout ce qui l’entoure. Les mariages étant très-faciles en Harmonie, même sans dot, les filles sont toujours placées de 16 à 20 ans. Jusque-là, on peut leur laisser pleine liberté, parce qu’elles se surveillent entre elles, ainsi qu’on le verra aux chapitres spéciaux ; or, il n’est pas de garde plus sûre auprès d’une femme que l’œil de ses rivales.

Il est certain que plus d’un niais trouvera à gloser sur la facilité, l’aisance, avec lesquelles Fourier décrit les habitudes d’Harmonie ; plus d’un croira motiver gravement ses facéties en disant que, quelle que soit la valeur des principes, on ne peut pas alter aussi surement des principes aux consequences ; que la pratique fait toujours mentir la théorie ; que la liberté humaine est un élément qui ne s’arrangerait pas de données aussi précises et pour ainsi dire mécaniques.— Mais les hommes d’intelligence comprendront, eux, que la pratique ne ment qu’aux mauvaises théories, qu’elle redresse les théories fausses et confirme les theories vraies ; que la précision des déductions n’est qu’une preuve de plus de la validité des principes ; que Fourier, qui a réalisé dans sa tête et préconstruit, par puissance de génie, le monde harmonieux dans lequel il vit depuis trente ans, est très admissible à nous en raconter les habitudes et les mœurs : enfin, ils comprendront que c’est tout justement de la précision mécanique et de la parfaite régularité des choses que peut seulement résulter la parfaite liberté des individus ! Pour mettre ce dernier principe dans tout son jour au moyen d’un seul exemple pris dans nos mœurs de Civilisation, n’est-il pas évident que si les heures des spectacles n’étaient pas précises et déterminées, si ces heures étaient variables et irrégulières, l’individu n’aurait pas, pour disposer ses affaires et son temps de manière à y assister, la facilité, la liberté qu’il trouve quand les heures sont fixes, régulières, connues ? D’où il résulte bien nettement, en élargissant cet exemple, qu’à la plus grande précision des mouvements, à la plus exacte ponctualité des affaires, à la plus parfaite mécanisation des choses, correspondra la plus complete liberté des personnes.

Encore une citation :

En terminant cet aperçu du matériel, insistons sur le point principal, sur la nécessité de combiner les trois ordres.

On en fail dans l’état actuel un emploi si mal entendu, que chacun des trois devient une caricature. Jugeons-en par l’ordre mixte ou ambigu, dont nous voyons une ombre dans les jardins anglais, tels que Petit-Trianon, Navarre, Schwetzingen, etc.

Ces jardins pittoresques sont, comme les bergers et les scenes de théâtres, des rêves de beau agricole, des gimblettes harmoniques, des miniatures d’une campagne sociétairement distribuée. Mais ce sont des corps sans âme, puisqu’on n’y voit pas les travailleurs en activité. Il vaut mieux encore n’en point trouver, que d’y apercevoir les tristes et sales paysans de la Civilisation,

De tels jardins auraient besoin d’être animés par la présence d’une vingtaine de groupes industriels, étalant un luxe champêtre. L’état sociétaire saura, jusque dans les fonctions les plus malpropres, établir le luxe d’espèce. Les sarraux gris d’un groupe de laboureurs, les sarraux bleutes d’un groupe de faucheurs, seront rehaussés par des bordures, ceintures et panaches d’uniforme ; par des chariots vernissés, des attelages à parure peu coûteuse, le tout disposé de manière que les ornements soient à l’abri des souillures du travail.

Si nous voyons, dans un beau vallon distribué en mode ambigu, dit anglais, tous ces groupes en activité, bien abrités par des tentes colorées, travaillant par masses disséminées, circulant avec drapeaux et instruments, chantant dans leur marche des hymnes en chœur ; puis le canton parsemé de castels et de belvédères à colonnades et flèches, au lieu de cabanes en chaume, nous croirions que le paysage est enchanté, que c’est une féerie, un séjour olympique ; et pourtant ce local ne serait encore qu’une monotonie, parce qu’il ne contiendrait qu’un des trois ordres agricoles, que I’ambigu ou 2° dit anglais. On n’y verrait pas le mode engrené, 3° qui est bien autrement brillant, et qui donne à l’ensemble des végétaux d’un canton l’aspect d’une grande armée exécutant différentes évolutions, chacune représentée par quelque Série végétale.

Au lieu de ce charme unitaire, on ne trouve dans les campagnes civilisées qu’une dégoûtante et ruineuse confusion. Trois cents families villageoises cultivent trois cents carreaux de pois ou d’oignons, confusément assemblés et enchevêtrés c’est un travestissement complet de l’ordre engrené, qui distribuerait dans le canton trois compartiments d’un même végétal, distingués en carreaux de genre, d’espèce, de variété, de ténuité, minimité selon les convenances de terrain, et lié par des divisions d’ailes, centre et transitions adaptées aux divers sols.

Fourier continue : il met en scène les opérations de deux Séries sur les coteaux d’une Phalange, et il fait intervenir très-plaisamment un philosophe comme spectateur des manœuvres. Sans nous engager pour le moment dans les descriptions des travaux d’Harmonie, nous nous résumerons en ces mots sur le mode distributif et les trois Ordres agricoles des cultures sociétaires :

On emploiera dans les campagnes phalanstériennes les trois Ordres agricoles, combinés suivant la nature du sol et les convenances des expositions ; — l’alliage de ces trois Ordres, leurs mélanges enchanteurs, leurs harmonieux contrastes, donneront a ces campagnes plantureuses un aspect si pittoresque, si vivant, si riche, qu’une vive imagination d’artiste peut à peine aujourd’hui s’en faire une idée approximative. Et la magnificence des aspects accusera l’excellence intrinsèque des dispositions ; car en toutes choses le Beau est la forme, la splendeur du Bon.

Plus loin, quand nous examinerons le roulement de la Phalange, nous traiterons de la haute importance et de l’effet utile et productif de l’introduction du luxe dans les ateliers et dans les cultures sociétaires. Les massifs et les corbeilles de fleurs, les végétaux de parure jetés dans les champs et les prairies en bouquets et en longues ceintures, feront aux travailleurs des campagnes plus belles que les jardins d’Armide, « On formera, dit Fourier, des Séries d’apparat champêtre, cultivant les autels et bordures de fleurs et arbustes, autour des pièces affectées à chaque espèce de végétaux. Ce luxe est une branche d’attraction et d’intrigue très-précieuse. »

Il dit encore, et c’est par là que nous terminerons ce paragraphe :

Une Phalange régulière, telle qu’elles seront au bout de quarante ans, aura trois ou quatre chateaux placés sur les points fréquentés de son territoire ; on y portera le déjeuner et le goûter, dans le cas où des cohortes du voisinage se seront réunies sur ce point pour quelque travail : elles perdraient du temps en revenant prendre un repas au Phalanstère, qui peut ne pas se trouver dans la direction de leur chemin de retour.

Chaque Série aura aussi son castel sur un point situé à portée de ses cultures : chaque groupe aura son belvédère ou petit pavillon d’entrepôt ; mais on n’aura pas tout ce luxe dans la Phalange d’essai ; quelques hangars et abris modestes suffiront. Il faudra seulement s’attacher à bien disposer le Phalanstère, et les moyens de séduction comme les communications.

Apres avoir donné l’idée générale du dispositif des cultures harmoniennes, disons un mot des ateliers.

§ II.

Il est très important de prévenir l’arbitraire en construction. Il faut une méthode adaptée en tout point au jeu des Séries.
Ch. Fourier.


Je ne puis m’engager ici dans le détail de la distribution des ateliers et Séristères (salles de travail de Séries). On conçoit, en effet, qu’il faudrait un volume pour en donner des descriptions suffisantes, car la disposition de chacun d’eux varie avec les exigences et les convenances particulières de l’Industrie à laquelle il est destiné. Cette description ne serait donc autre chose qu’un véritable projet, un travail d’ingénieur, qui ne peut trouver place ici, et que nous publierons à part, avec plans, coupes, détails et devis estimatif, lorsque le moment sera venu[1]. — Bien entendu encore que les formes, les dimensions, les arrangements de ces ateliers de toutes sortes ne seront soumis à régularisation et positivement déterminés que par tâtonnements successifs, et à la suite des modifications pratiques indiquées par le roulement des premiers Phalanstères. On ne peut raisonnablement, en effet, attendre du début la perfection ni en matériel ni en passionnel. — Les premiers Phalanstères ne seront que des essais d’Harmonie.

Donc nous nous contenterons d’énoncer ici d’une manière générale que les ateliers et Séristères des Phalanges seront sains, vastes, commodes, bien pourvus, distribués suivant les exigences des industries spéciales et les convenances particulières du Régime sériaire. — Ajoutons que, pour satisfaire à la premiere des conditions d’attrait industriel, ils offriront des aspects de propreté, d’élégance et même de luxe, chacun suivant son caractère et sa nature. — La Civilisation a élevé déjà quelques établissements capables de donner une idée du genre de beauté, du luxe d’espèce, dont sont susceptibles des ateliers de travail, des fabriques, des usines aux mécanismes ingénieux et variés. Les instruments luisants comme des armes de prix, les roues et leurs engrenages scintillants, les mouvements cadencés, l’agencement de tous les organes de la vie industrielle dans un ensemble bien tenu, bien ordonné, constituant les décorations naturelles des Séristères d’Harmonie.

Pour donner au moins un exemple du mode général de distribution des Séristères, je vais rapporter ici la disposition des salles de banquet, décrite par Fourier :

Le Phalanstère ou manoir de la Phalange doit contenir, outre les appartements individuels, beaucoup de salles de relations publiques : on les nommera Séristères ou lieux de réunion et de développement des Séries passionnelles.

Ces salles ne ressemblent en rien à nos salles publiques, où les relations s’opèrent confusément. Une série n’admet point cette confusion : elle a toujours, de fondation, ses 3, ou 4, ou 5 divisions qui occupent vicinalement 3 localités, ou 4, ou 5 ; ce qui exige des distributions analogues aux fonctions des officiers et des sociétaires. Aussi chaque Séristère est-il, pour l'ordinaire, composé de trois salles principales ; une pour le centre, deux pour les ailes.

En outre, les trois salles du Séristère doivent avoir des cabinets adhérents pour les groupes et comités de Série : par exemple, dans le Séristère de banquet ou salle a manger, il faut d’abord six salles fort inégales ;

4 d’Aile ascendante pour la 1re classe, environ 
 450.
2 de Centre pour la 2e 
 400.
2 d’Aile descendante pour la 3e 
 900.

Ces six salles fort inégales devront avoir à proximité une foule de petits cabinets pour les divers groupes qui voudront s’isoler de la table de genre. Il arrive chaque jour que certaines réunions veulent manger séparément ; elles doivent trouver des salles à portée du Séristère où l’on sert le buffet principal qui alimente les tables d’un même genre.

En toutes relations, l’on est obligé de ménager à côté du Séristère ces cabinets adhérents qui favorisent les petites réunions. En conséquence, un Séristère ou lieu d’assemblée d’une Série est distribué en système composé, en salles de relations collectives et salles de relations cabalistiques, subdivisées par menus groupes. Ce régime est fort différent de celui de nos grandes assemblées, où l’on voit, comme chez les Rois, toute la compagnie réunie pèle-mêle, selon la sainte égalité philosophique, dont l’Harmonie ne peut s’accommoder en aucun cas.

Traité de l’Association', tome 2, page 34.


Dans la description de l’édifice sociétaire, je n’ai pas insisté sur la distribution des grands ateliers, des étables, des greniers, des magasins, de tous les bâtiments industriels ou ruraux, qui doivent être places, autant que possible, vis-à-vis du Phalanstère, au-delà de la grande Cour-d’honneur ou s’exécutent les manœuvres industrielles d’arrivée, de départ, de parade, etc.

On comprend que le soin des ateliers et magasins, exigeant un travail journalier, ces bâtiments spéciaux devront avoir, avec le Phalanstère, des communications faciles et abritées, — soit souterraines, soit sur colonnes, et suspendues comme les embranchements de la rue-galerie : — de cette manière, le service journalier est tout-à-fait assuré, même pendant le mauvais temps, lorsque le travail agricole est en fériation, et que toute la population, abritée dans son edifice, se livre exclusivement à des occupations d’intérieur.


§ III.


Nous ne dirons pas : Cela est impossible, parce que cela est trop beau ; nous dirons, au contraire : cela est trop beau pour n’être pas possible.
Breton.


Je sais bien que la plupart des hommes d’aujourd’hui, habitués à voir nos insipides guérets, nos ennuyeuses et monotones campagnes peuplées de paysans en haillons, semées ça et là de laides et sales chaumières, nos ateliers dégoutants et malsains, ne pourront pas s’empêcher de ne regarder, de prime-abord, que comme des rêves fantastiques les descriptions les plus affaiblies du matériel de l’industrie harmonienne. — Il faut ici, comme à propos de l’architecture phalanstérienne, les rappeler à l’esprit d’arithmétique et de calcul, les prier de réflechir froidement et de voir si ces cultures unitairement distribuées suivant les exigences du sol et les indications de la science, ne seront pas bien autrement productive que les cultures morcelées des villages civilises.

Cette vérité a été suffisamment démontrée, et nous sommes en droit de conclure que dans le Régime sociétaire le bon et l’utile s’allient en tous points à l’agréable, au beau. C’est là d’ailleurs un caractère que l’on doit s’attendre à trouver dans l’organisation sociale normale.

Aujourd’hui déjà il existe de grandes exploitations agricoles, dans lesquelles on peut voir en germe le système de distribution matérielle dont nous venons de donner une idée. Je citerai surtout la belle propriété que possède M. le comte Bigot de Morogues à la source du Loiret, et dont il dirige lui-même l’exploitation avec autant de science agronomique que d’art et de bon gout. Je n’ai pas vu de jardin de luxe, même dans les châteaux royaux, dont l’aspect fut aussi pittoresque et charmant aux yeux, que cette campagne riche et productive, qui peut être envisagée, sous le rapport matériel du moins, comme un échantillon obscur des campagnes harmoniennes. Le Léman, ce roi des beaux lacs, étale aussi sur ses nobles rives quelques propriétés d’un aspect quasi-phalanstérien.

Redisons d’ailleurs que toute cette question du dispositif agricole se réduit à savoir si le système des cultures hachées, morcelées, lacérées en trapèzes, en cornes, en parallélogrammes, en figures de toutes formes et de toutes grandeurs, bizarrement heurtées, assemblées par mille caprices du hasard, clôturées, coupées de haies, semées de bornes et exploitées par une race de paysans pauvres, ignorants, routiniers, chicaniers, voleurs et malheureux ; si ce système familial, absurde et prétendu moral, vaut mieux que celui de la culture unitaire et combinée ? — Il n’y a pas à hésiter sur la réponse. Dès-lors l’emploi des trois Ordres et les effets qui résultent de leur alliage, sont la conclusion logique et nécessaire des principes de l’Économie sociétaire.

Ce n’est pas la faute de ce système éminemment productif, s’il est souverainement élégant et splendide, s’il revêt tout naturellement les aspects les plus pittoresques. Il n’en faudrait pas rejeter les avantages industriels et économiques, sous prétexte qu’on arrive par l’économie à des résultats trop brillants, trop somptueux. C’est là l’objection principale de ces pauvres Civilisés : « Cela ne peut pas être, parce que c’est trop beau ! » Belle raison, vraiment, pour prouver la fausseté d’une découverte, que d’en accuser la magnificence ! Ô Civilises damnés, esprits faussés, intelligences bistournées ! vous en êtes venus à croire que le Bon est nécessairement faux, que le Beau n’est certainement pas vrai ! Mais c’est du contre-entendement tout pur, cela, mes chers frères ! ce n’est pas être à côté de la ligne de la raison, c’est lui tourner très résolument le dos…

Le Morcellement, contraire à l’ordre naturel et au bon sens, ne produit que misère, duplicité d’action, égoïsme, guerre et laideur : Par opposition, l’Association fait couler de source vive, richesse, unité d’action, harmonie, beauté, splendeur.

Les piteux effets du Morcellement anarcbique et désordonné sont et doivent être, en tous points, la contrepartie des magnificences du régime combiné. Le Mal et le Laid font la contre-partie du Bon et du Beau. Le Laid s’accouple avec le Mal, comme le Beau se conjugue sur le Bon. Le Laid, il faut le répéter mille fois, c’est la forme du Mai ; — le Beau, la forme du Bon et la splendeur du Vrai.

Quand on dit du Système Sociétaire ; « Cela est trop beau, donc cela est impossible ; » on fait un raisonnement dont la fausseté provient de ce qu’on oublie que ces magnifiques résultats, complètement contraires à ceux de la société dans laquelle nous sommes habitués à vivre, sont dus à des procédés, à des moyens, à des causes complètement contraires aussi aux procédés de la société actuelle, aux causes génératrices de tous ses vices.

Et ce n’est pas à l’imagination, mais à la raison que nous avons soumis les titres positifs, les preuves de valeur des procédés nouveaux.

Si, par un beau soleil de printemps, l'on montrait à un Sauvage qui ne serait jamais sorti de ses forêts un panorama de la place Louis XV : — d’un côté l’Élysée-Bourbon, le Garde Meuble, la rue de la Paix et la Madeleine ; de l’autre, la Seine emprisonnée dans ses grands quais, le pont Louis XVI et ses colosses de marbre, le palais de la Chambre, flanqué des riches hôtels du quai d’Orsay ; puis le jardin et le palais des Tuileries, les Champs-Élysées et ce majestueux Arc de Triomphe qui se dresse à l'horizon semblable aux colonnes d’Hercule posées à l’extrémité du monde, — certes, ce Sauvage ne voudrait pas croire que toutes ces merveilles sont quelque part une réalité.

Ce Sauvage serait dans son droit, parce qu’il ne peut avoir aucune idée des resources que la Civilisation possède pour exécuter de pareilles choses.

Mais le Civilisé du dix-neuvième siècle n’a pas le droit de tomber, relativement aux prodiges de l’Harmonie, dans l’erreur commise par le Sauvage relativement aux prodiges civilisés ; car le Civilisé du dix-neuvième siècle peut comprendre avec grande facilite les moyens que l’Harmonie possède pour réaliser toutes ses magnificences.

D’ailleurs, nous aimons tous la richesse, l’élégance, le luxe, le grandiose ; or, il serait en vérité bien étrange que Dieu nous eût donné pareils goûts à tous ; et qu’il eût en même temps voulu nous condamner pour jamais aux misères, aux laideurs, aux souffrances de toute nature dont la Civilisation est si féconde. Cela serait inepte et absurde à lui, ou cruel à plaisir et vraiment satanique. Pareille croyance est une sottise grossière ou une abominable impiété. — Un père qui est riche, dit quelque part Fourier, a plus d’obligations envers ses enfants que celui qui est pauvre : il leur doit plus que celui-ci en éducation, en vêtements, soins, nourriture et plaisirs. He bien ! Dieu, qui est notre père et qui est plus riche et plus puissant que tous les monarques ensemble, ne doit-il pas nous réserver la jouissance de tous les biens, et ne serait-il pas digne du mépris et de la haine de sa créature, s’il lui refusait satisfaction des désirs dont il a organiquement pétri son cœur ? Peut-on croire qu’il nous eût rivé au cœur ces désirs indéfectibles avec préméditation de les employer contre nous et en nous comme instruments incessants de torture ? S’il en était ainsi, il serait le Maudit, lui ; et tout homme qui sait ce que vaut une conception, peut comprendre qu’aucune religion n’a formulé encore une conception du Mauvais Esprit résumant autant de méchanceté, de cruauté et d’odieuse perfidie, qu’en renferme une pareille conception de Dieu. — Et c’est pourtant ainsi, — chose étrange et monstrueuse ! — que nombre d’honnêtes gens comprennent Dieu… Et ils se croient religieux :

Pour nous, qui ne voulons pas déshonorer notre intelligence en insultant à l’intelligence divine ; nous qui voulons adorer et bénir Dieu, le Souverain Créateur du ciel et de la terre, de l’homme et de ses passions, le Dispensateur de la vie universelle, le Père de l’amour, du bonheur et de l’harmonie.

Nous ne conclurons pas en disant : cela est impossible, parce que cela est trop beau ;

Nous conclurons religieusement, au contraire :

CELA EST TROP BEAU POUR N’ÊTRE PAS
LA VÉRITÉ ELLE-MÊME, LA
DESTINÉE SOCIALE DE
L’HOMME, LA VOLONTÉ
DE DIEU SUR
LA TERRE.




FIN.
  1. Ce travail est aujourd’hui exécuté dans ses éléments les plus importants, et le moment est venu d’en commencer la publication. C’est aussi ce que nous allons faire. La librairie phalanstérienne vient de mettre en vente la première page d’un grand Album du Phalanstère, représentant la vue à vol d’oiseau d’une campagne harmonienne, sur le second plan de laquelle se développe un phalanstère de grande échelle. La publication progressive des principales constructions, etc., suivra bientôt. (Note de la 2e Édition, Septembre 1847.)