Description de la Chine (La Haye)/Trait d’histoire où l’innocence accablée

Scheuerlee (3p. 384-400).


AUTRE TRAIT D’HISTOIRE.


On vient de voir comment le coupable a passé pour innocent. L’exemple suivant montrera comment l’innocent est traité en coupable. Dans cette seconde histoire, la ruse et l’artifice d’un méchant homme attire à un pauvre lettré un terrible enchaînement de malheurs ; et certes sans la providence du Tien, qui fit enfin briller la vérité, l’innocent perdait la vie.


CE QUI SUIT EST EXPRIMÉ EN QUATRE VERS :


Grande et incontestable doctrine.
La vertu récompensée ; le vice puni ;
C’est-ce qui fait éclater l’équité du Ciel.
En voulant nuire à autrui, on se nuit à soi-même.


J’ai trouvé que dans la dynastie présente des Ming, dans la petite ville Yung kia, du district de Ouen tcheou, dans la province de Tche kiang, il y avait un lettré appelé Ouang, surnommé Kié, et dont le titre honorable était Ouen hao. Il avait épousé une dame nommée Lieou, qui seule possédait toute son affection : il en eût une fille, qui n’avait encore que deux ans au temps dont je vais parler. Ainsi toute la famille se réduisait à eux trois, et à quelques esclaves ou domestiques.

Bien qu’il ne fût pas riche, il ne laissait pas de vivre honorablement. L’étude faisait toute son occupation. Il n’était pas encore gradué, mais il aspirait à cet honneur ; et pour y parvenir, il vivait dans la retraite ; et toujours occupé de ses livres, il ne se délassait de son travail que par quelques visites qu’il rendait à un petit nombre d’amis, avec qui il était en commerce d’ouvrages d’esprit.

Quant à la dame Lieou, c’était un modèle de vertu : elle était fort spirituelle, attentive, économe, et laborieuse. Deux personnes d’un caractère si aimable vivaient ensemble dans une grande union, et avec beaucoup de douceur. Une après-dînée vers la fin du printemps que le ciel était parfaitement beau, deux ou trois de ses amis vinrent le tirer de son étude, pour aller faire un tour de promenade hors de la ville.


CE QUI SUIT EST EXPRIMÉ EN SIX VERS :


Les jours sombres et pluvieux qui avaient précédé, donnaient un nouvel éclat au soleil, qui ne s’était pas montré depuis plusieurs jours ;
Cent sortes d’oiseaux différents animaient et diversifiaient les bocages.

Une infinité de papillons voltigeant sur les têtes fleuries des pêchers agités par les doux zéphirs, formaient une brillante parure.
Les fleurs attachées aux branches, sans être encore fanées, tapissaient partout les jardins.
Enfin toute la jeunesse de la ville répandue dans la campagne, faisait un spectacle charmant.
Chacun était dans la joie, et s’y livrait au milieu des festins.


Ouang entraîné par les douces impressions du printemps, ne songea aussi qu’à se divertir : lui et sa compagnie se régalèrent, et burent plusieurs rasades. Enfin ils se séparèrent.

Ouang arrivant dans sa maison, trouve à sa porte deux de ses domestiques, qui s’échauffaient extrêmement contre un homme de dehors. Celui-ci était de la ville de Hou tcheou, et s’appelait Liu. Il avait en main un panier plein de gingembre qu’il vendait. Les domestiques prétendaient qu’il se faisait payer trop cher la quantité qu’ils en avaient pris. Le marchand de son côté criait qu’on lui faisait tort, si on lui retranchait le moindre denier. Ouang ayant appris le sujet de leur querelle, se tourne vers le marchand : Tu es bien payé, lui dit-il, retire-toi, et ne fais point tant de bruit à ma porte.

Le marchand, homme simple et sincère, répliqua aussitôt avec sa franchise ordinaire : Il ne nous est pas possible à nous autres petits marchands de supporter la moindre perte ; cela est bien mal à vous, qui devez avoir l’âme grande et généreuse, de chicaner ainsi avec de pauvres gens.

Ouang, qui avait un peu de vin dans la tête, entre à ces mots dans une étrange colère. Coquin que tu es, lui dit-il, oses-tu bien me parler avec si peu de respect ? Sur quoi, sans faire réflexion que c’était un homme fort âgé, il le pousse rudement, et le jette à la renverse. La chute fut violente, et le pauvre malheureux resta sans sentiment ni connaissance.


CE QUI SUIT EST EXPRIMÉ EN DEUX VERS :


L’homme disparaît ici-bas comme la lune, qui vers le matin se précipite en un moment derrière la montagne.
La vie est comme une lampe, qui, lorsque l’huile vient à manquer, s’éteint à la troisième veille.


Après tout on ne doit jamais se mettre en colère, encore moins contre des gens qui vivent de leur petit commerce. Un ou deux deniers de plus ne valent pas la peine de chicaner. Il est cependant très ordinaire de voir des domestiques se prévaloir du rang et du crédit de leur maître, user de violence, maltraiter le peuple, et par là déshonorer leurs maîtres, ou leur susciter de mauvaises affaires. Aussi voit-on que ceux qui ont de la conduite, donnent chez eux des ordres si sévères, qu’ils préviennent de semblables inconvénients.

Il est certain que Ouang aurait dû se modérer : il commit en cela une grosse faute : mais aussi en fut-il bien puni, comme on le verra dans la suite. Dans le moment qu’il vit cet étranger tomber à ses pieds sans mouvement et presque sans vie, il fut saisi d’une extrême frayeur, qui dissipa bientôt les fumées du vin. Il se met en mouvement ; il crie au secours : on vient en hâte, et l’on transporte cet homme à demi mort dans la salle voisine. Comme il ne donnait point encore de signe de vie, on lui fait avaler du thé bien chaud, et peu après il revint de son évanouissement.

Alors Ouang lui ayant fait d’humbles excuses, lui fit boire plusieurs coups d’excellent vin, et lui servit à manger pour rétablir ses forces : après quoi il lui fit présent d’une pièce de taffetas, dont il pouvait tirer quelque argent.

Ce bon traitement fit sur-le-champ passer ce pauvre homme de l’indignation à la joie, et il la témoigna par mille actions de grâces ; après quoi il prit congé, et se rendit sur le bord de la rivière, qu’il devait passer avant qu’il fût tout à fait nuit.

Si Ouang avait pu prévoir l’avenir, il aurait retenu cet étranger, et l’aurait nourri dans sa maison, du moins pendant deux mois. Ce trait d’hospitalité l’eût préservé des traverses que nous allons voir fondre sur lui. Sa conduite nous fait une bonne leçon, qui est exprimée dans ce proverbe : On lance des deux mains un filet de fil d’or, et l’on amène cent malheurs.

Ouang ne l’eût pas plus tôt vu parti, qu’il entre dans l’intérieur de sa maison, et s’applaudit avec sa femme de s’être si bien tiré d’un si mauvais pas.

Comme il était nuit, la dame Lieou appelle ses esclaves, et leur ordonne de servir incessamment le souper. Elle commence par faire avaler à son mari un bon coup de vin chaud, pour le remettre de sa frayeur. Il avait déjà repris ses esprits, et son cœur se tranquillisait, lorsqu’il entend tout à coup frapper à la porte.

Une nouvelle frayeur le saisit. Il prend vite la lampe, et va voir de quoi il s’agit. Il trouve un nommé Tcheou se, qui était le chef de la barque, sur laquelle on passe la rivière. Il avait en main la pièce de taffetas et le panier du marchand.

Aussitôt qu’il aperçut Ouang, il lui dit d’un air effaré : Quelle terrible affaire vous êtes-vous attirée ? Vous êtes un homme perdu. Quoi ! un lettré comme vous tuer un pauvre marchand ! Ce fut un coup de foudre pour le malheureux Ouang. Que voulez-vous encore dire, reprit-il en tremblant ? Est-ce, répliqua Tcheou se, que vous ne m’avez pas compris ? Ne reconnaissez-vous pas ce taffetas et ce panier ? Eh ! oui, ajouta-t-il : un vendeur de gingembre, qui est de Hou tcheou, est venu chez moi : cette pièce de taffetas il l’a reçue de moi aujourd’hui ; c’est dans ce panier qu’il portait sa marchandise. Comment est-ce que ces choses se trouvent entre vos mains ? Il faisait déjà nuit, dit Tcheou se, lorsqu’un homme de Hou tcheou, appelle Liu, me demanda à passer la rivière sur ma barque. A peine y eut-il mis le pied, qu’il fut surpris d’un mal violent de poitrine, qui le réduisit à l’extrémité : alors m’avertissant que c’était l’effet des coups que vous lui aviez donnés, il me remit la pièce de taffetas et le panier. Cela servira de preuve, poursuivit-il, lorsque, comme je vous en conjure, vous suivrez cette affaire en justice. C’est pourquoi allez au plus tôt à Hou tcheou, pour informer mes parents, et les prier de me venger, en demandant la mort de celui qui me l’a procurée. En finissant ces mots, il expira. Son corps est encore sur la barque que j’ai conduite près de votre porte, qui est à l’entrée de la rivière. Vous pouvez vous en instruire par vous-même, afin d’aviser aux mesures que vous avez à prendre pour votre sûreté.

À ce récit, Ouang fut tellement effrayé, qu’il ne pût proférer une seule parole. Son cœur était agité comme celui d’un jeune faon serré de près, qui va heurter çà et là, sans trouver d’issue pour s’échapper.

Enfin revenant un peu à lui-même, et dissimulant l’embarras où il était : Ce que vous me racontez, lui dit-il hardiment, ne saurait être. Néanmoins il ordonna secrètement à un domestique de visiter la barque, et de bien examiner si la chose était véritable. Celui-ci revint au plus vite, et assura que le corps mort y était effectivement.

Ouang était un homme d’un esprit irrésolu, et dont les vues étaient bornées. Il rentre dans sa maison tout hors de lui-même, et racontant à sa femme ce qu’il venait d’apprendre : C’en est fait de moi, s’écria-t-il, je suis un homme perdu ; l’orage est prêt à crever sur ma tête ; je ne sache qu’un remède à mon malheur ; c’est de gagner ce batelier, afin qu’à la faveur des ténèbres il jette quelque part ce cadavre. Il n’y a que ce moyen de me tirer d’intrigue.

Sur cela il prend un paquet de plusieurs morceaux d’argent, qui faisaient environ vingt taëls, et vient rejoindre avec précipitation le batelier. Mon maître, lui dit-il, je compte que vous me garderez le secret : je vais vous parler confidemment. Il est vrai que je me suis attiré cette mauvaise affaire ; mais certainement il y a eu plus d’imprudence que de malice. Nous sommes l’un et l’autre de Ouen tcheou : je me flatte que vous aurez pour moi le cœur d’un bon concitoyen. Voudriez-vous me perdre pour l’amour d’un étranger ? Quel avantage vous en reviendrait-il ? Ne vaut-il pas mieux assoupir cette affaire ? Ma reconnaissance sera proportionnée à votre bienfait. Prenez donc le cadavre, et jetez-le en quelque endroit écarté : l’obscurité de la nuit favorise notre dessein, et il n’y a personne qui puisse en avoir la moindre connaissance.

Quel endroit puis-je choisir ? reprit le batelier. Si demain par hasard quelqu’un vient à découvrir le mystère, et qu’on fasse des recherches en justice, on me regardera comme complice du meurtre, et pour vous avoir rendu service, je serai également intrigué dans une affaire si fâcheuse.

Vous savez bien, dit Ouang, que la sépulture de mon père est ici proche, et que cet endroit n’est point fréquenté. D’ailleurs la nuit est très obscure, et il n'est point à craindre que vous trouviez une seule âme en chemin. Prenez donc la peine d’y transporter le cadavre sur votre barque.

Cette vue est assez bonne, reprit le batelier, mais comment reconnaîtrez-vous ce service ? Alors Ouang tire le paquet d’argent, et le lui donne. Celui-ci sentant au poids, que la somme était peu considérable : quoi ! dit-il d’un air dédaigneux, il s’agit d’un homme tué, et vous prétendez en être quitte avec une somme si modique ? C’est ma bonne fortune qui a conduit cet homme sur ma barque. Le Ciel a voulu me fournir une occasion de changer ma condition dans une meilleure et vous me donnez si peu ? Cette affaire me doit au moins valoir cent taëls.

Ouang qui souhaitait avec passion se tirer au plutôt d’intrigue, n’osa le contredire. Il témoigna par un signe de tête qu’il acceptait la condition, et aussitôt il rentre dans sa maison, il ramasse à la hâte quelques pièces d’argent qui lui restaient, il y joint des habits, les ornements de tête de sa femme, et autres choses semblables, et revient promptement offrir le tout à Tcheou se, en lui disant que ce qu’il lui donnait, montait environ à soixante taëls ; que c’était tout ce que sa pauvreté lui permettait de faire, et qu’il le priait de s’en contenter.

Effectivement Tcheou se parût se radoucir. Je ne veux point, dit-il, me prévaloir de votre malheur : mais comme vous êtes un homme de lettres, j’espère que dans la suite vous aurez des égards pour moi.

Ouang commença dès ce moment à respirer. Devenu plus tranquille, il fit servir la collation au batelier, pendant laquelle il ordonna à deux de ses esclaves de préparer des pelles et des hoyaux. Un des deux s’appelait Hou : c’était un vrai brutal : aussi lui avait-on donné le surnom de Hou le Tigre. La troupe s’embarqua aussitôt, et dès qu’on fut arrivé vis-à-vis de la sépulture, on y choisit un endroit où la terre était molle et aisée à fouir. Ils firent une fosse, et y enterrèrent le cadavre. Après quoi ils se rembarquèrent, et retournèrent promptement à la maison.

Ce travail les occupa presque toute la nuit, et ils ne parurent qu’au lever de l’aurore. Le déjeuner était prêt pour le batelier, après lequel il prit congé. Ouang ayant fait retirer ses valets, et se trouvant seul, passa dans son appartement pour se consoler avec sa femme. Est-il possible, s’écria-t-il, qu’un homme de ma profession et d’une si ancienne famille, se voie réduit à recevoir la loi d’un misérable, auquel je ne daignerais pas parler en toute autre conjoncture ? À ces mots il versa un torrent de larmes.

Sa femme s’efforça de modérer la douleur : pourquoi vous attrister ainsi, lui dit-elle ? C’est là une suite inévitable de votre destinée, il était réglé que vous vous trouveriez un jour dans cet embarras, et qu’il vous en coûterait la somme que vous avez payée. Au lieu de murmurer comme vous faites, bénissez le Ciel de ce qu’il vous a protégé dans ce malheur. Ne songez plus qu’à prendre un peu de repos ; vous en avez besoin après les fatigues et les agitations où vous avez été pendant toute la nuit.

Ouang suivit ce conseil, et il se mit au lit. Pour ce qui est du batelier, il vendit sa barque, et de l’argent que le lettré lui avait donné, il ouvrit boutique, et s’adonna au commerce.

J’interromps ici le fil de mon histoire pour faire une réflexion. Il faut que ce lettré eût bien peu de conduite : car enfin en prenant le parti de fermer la bouche au batelier à force d’argent, ne devait-il pas faire mettre dans la barque bon nombre de fagots bien secs, pour brûler le cadavre ? Il n’en serait resté aucun vestige, et il eût été à couvert de toutes recherches : au lieu que se contentant de le faire enterrer, il s’est comporté de même que ceux qui ne font que couper les mauvaises herbes d’un champ, et qui laissent la racine. Ces herbes croissent de nouveau au printemps, et causent le même dommage. Un laboureur habile les arrache jusqu’à la racine : étant ainsi déracinées, la première gelée blanche qui survient, les pourrit, et il n’y a plus à y revenir.

Ce qu’on dit est bien vrai, que les malheurs viennent en poste, et se succèdent les uns aux autres. La fille de Ouang dont j’ai parlé, commençait sa troisième année, lorsqu’elle fut attaquée d’une petite vérole très maligne. On fit force prières pour cette fille unique ; on consulta les sorts ; on fit venir d’habiles médecins ; tout cela inutilement. Le père et la mère passaient les jours entiers dans les pleurs, à côté du lit de la malade. Enfin ils apprirent qu’il y avait dans la ville un nommé Siu, médecin très expérimenté pour ces sortes de maladies, et qui avait sauvé un grand nombre d’enfants, dont la vie était désespérée. Ouang lui écrit aussitôt une lettre très pressante, qu’il confie à Hou le Tigre, son esclave, en lui recommandant toute la diligence possible. Il compta toutes les heures du jour, sans que le médecin parût. Cependant la malade empirait à chaque instant : elle traîna jusqu’à la troisième veille, que la respiration étant devenue plus difficile, elle rendit le dernier soupir au milieu des larmes et des gémissements de ses parents désolés.

Ce ne fut que le lendemain à midi, que Hou le Tigre fut de retour à la maison. Sa réponse fut que le médecin était absent, et qu’il l’avait attendu inutilement tout le jour. À ce récit les douleurs du père affligé se renouvelèrent. C’était là, dit-il, la destinée de ma chère fille : je n’ai pu avoir le bonheur de lui procurer le secours d’un si habile médecin, et en disant ces mots, il fondait en pleurs.

A quelques jours de là on découvrit par le moyen des domestiques, que l’esclave, au lieu de faire sa commission, s’était arrêté à boire dans un cabaret ; qu’il s’y était enivré ; et que les fumées du vin étant dissipées, il avait concerté le mensonge, qu’il avait eu l’effronterie de raconter à son retour.

À cette nouvelle Ouang transporté de colère, appelle les autres esclaves : Vite, leur dit-il, prenez ce coquin-là, étendez-le par terre, et déchargez-lui cinquante coups de bâton bien appliqués et de toutes vos forces. Après l’exécution, dont il fut témoin, il se retire dans son appartement le cœur serré de douleur.

L’esclave se levant à peine tout meurtri des coups qu’il venait de recevoir, se traîna, comme il put, dans sa chambre. Là, plein de rage, et se débattant comme un forcené : Maître barbare, s’écria-t-il, ta brutalité te coûtera cher, tu n’échapperas pas à ma vengeance. Puis après avoir rêvé un moment : Je n’irai pas bien loin pour en chercher l’occasion ; je l’ai à la main, et je ne la manquerai pas : dès que mes plaies seront guéries, tu verras de quoi je suis capable, et tu apprendras, comme dit le proverbe, « si c’est le seau suspendu par la corde, qui est tombé dans le puits, ou si c’est l’eau du puits qui est tombé dans le seau. »

Ouang cependant était inconsolable, et ne s’occupait que de sa douleur. Enfin ses parents et ses amis l’invitèrent de tous côtés à venir les voir, et peu à peu ils essuyèrent ses larmes, et dissipèrent sa tristesse.

Quelques jours après être retourné chez lui, comme il se promenait dans la galerie de la salle, il voit entrer une troupe d’archers qui viennent droit à lui, et lui jettent une corde au col. Hé ! quoi, s’écria Ouang tout consterné, ne savez-vous pas que je suis lettré, et de famille de lettrés ? Traite-t-on de cette manière indigne un homme de mon rang ? Et pour quel sujet encore ?

Les archers lui répondirent d’un air insultant : Oui, vous êtes un joli lettré. Le mandarin vous apprendra s’il convient à un lettré d’assommer les gens. En même temps ils le traînèrent au tribunal où ce magistrat donnait son audience. A peine l’eût-on fait mettre à genoux, qu’il aperçut à quelque distance son esclave, qui était devenu son accusateur, et qui faisait paraître sur son visage épanoui, la joie secrète qu’il avait de l’humiliation et de l’embarras où se trouvait son maître. Il comprit d’abord que le perfide n’avait intenté cette accusation que pour se venger du châtiment dont il l’avait fait punir.

Le mandarin commença ainsi son interrogatoire. Vous êtes accusé, lui dit-il, d’avoir tué un marchand de la ville de Hou tcheou : que répondez-vous à cette accusation ? Ah ! seigneur, répondit Ouang, vous qui tenez ici bas à notre égard la place du juste Ciel, n’écoutez point les calomnies de ce misérable. Faites réflexion qu’un lettré de profession, faible et timide comme je suis, ne peut pas être soupçonné de s’être battu, et d’avoir tué personne. Mon accusateur est un de mes esclaves, que j’ai surpris en faute, et que j’ai fait châtier assez rudement, selon le droit que j’ai comme son maître. Ce malheureux a formé le dessein de me perdre. Mais j’espère de vos lumières et de votre équité, que vous n’écouterez point un malheureux au préjudice de son maître, et que vous dévoilerez aisément le secret de ses noires intrigues.

Hou le Tigre, après avoir frappé du front contre terre : Seigneur, je vous conjure, dit-il, vous qui faites visiblement la fonction du Ciel, de n’avoir point d’égard à ce que vient de dire ce lettré, qui a un talent rare de se contrefaire. Qu’un esclave fasse des fautes, et qu’il en soit puni, rien n’est plus ordinaire ; et l’on n’en voit point qui pousse le ressentiment jusqu’à intenter une accusation capitale. Mais il est aisé de vous en éclaircir. Les ossements de celui qu’il a tué sont actuellement dans sa sépulture ; donnez ordre qu’on les déterre : si on les trouve, on verra que j’ai dit vrai : si on ne les y trouve pas, je suis un calomniateur, et je consens qu’on me punisse selon toute la rigueur des lois.

Ce fut en effet le parti que prit le mandarin. Des huissiers par son ordre se transportèrent sur les lieux, conduits par l’esclave, qui marqua précisément l’endroit où l’on trouverait le cadavre : on le déterra ; ce n’était plus qu’un squelette, qui fut porté sur un brancard à l’audience. Le mandarin se levant de son siège, et considérant le cadavre : Le crime est avéré, dit il. Ouang allait être appliqué à la question, lorsqu’il supplia qu’on voulut bien l’écouter un moment. Ce squelette, dit-il, dont les chairs sont desséchées et pourries, fait assez voir que ce n’est pas un homme tué tout récemment. Si donc j’ai été coupable de ce meurtre, pourquoi mon accusateur a-t-il attendu jusqu’à ce jour à me déférer ? N'est-il pas plus naturel de penser que Hou le Tigre est allé chercher, je ne sais où, ce squelette pour hasarder cette calomnie, et m’écraser, s’il pouvait, comme d’un coup de foudre ?

La réponse est assez bonne, dit le mandarin. Mais Hou le Tigre répliqua aussitôt : Il est vrai, c’est ici le corps d’un homme tué il y a un an. L’attachement d’un esclave pour son maître le retient, et il lui coûte infiniment de faire le personnage d’accusateur. J’avoue que j’ai eu de la connivence, ne pouvant me résoudre à faire de la peine à un maître que j’affectionnais. J’espérais qu’avec le temps il corrigerait son naturel bouillant et emporté : mais comme il devenait de jour en jour plus brutal, j’ai appréhendé qu’il ne fît encore quelque mauvais coup qui m’entraînât avec lui dans le précipice : c’est ce qui me fait prendre le parti de le déférer enfin au tribunal, quoique j’eusse dû le faire plus tôt. Mais si l’on a encore quelque difficulté sur ma déposition, qu’on fasse venir les voisins, et qu’on les interroge. Il n’y a aucun d’eux qui ne déclare que l’année dernière à tel mois et tel jour Ouang a effectivement tué un homme. C’est là une voie sûre pour découvrir qui de nous deux a dit la vérité.

Il a raison, dit le mandarin : qu’on fasse venir au plus tôt les voisins de Ouang. Ils arrivèrent, et aussitôt on leur demanda ce qu’ils savaient du meurtre en question. Il est vrai, répondirent-ils, que l’an passé à tel mois et à tel jour, Ouang battit violemment un marchand de gingembre : on le crut mort pendant quelque temps ; mais enfin on le fit revenir, et nous ne savons pas ce qui lui est arrivé dans la suite. À ce témoignage des voisins, Ouang pâlit d’une manière sensible, et ne fit plus que se contredire, et se couper dans ses réponses.

Il n’y a plus de nouvelles questions à faire, dit le mandarin, vous êtes convaincu de ce meurtre ; mais vous ne l’avouerez jamais, si l’on n’emploie les voies de rigueur. Il commande en même temps qu’on lui donnât la bastonnade.

Aussitôt deux des estafiers du tribunal poussant un grand cri pour marquer leur promptitude à obéir, saisissent le lettré, l'étendent par terre, et lui déchargent de toutes leurs forces vingt coups de bâton. C’en était déjà trop pour un lettré d’une complexion faible et délicate. Dans la crainte d’être encore plus cruellement traité, il n’hésita pas à avouer tout de ce qu’on voulut. Le mandarin ayant écrit la déposition.

Quoiqu’il ne soit plus douteux, dit-il, que tu mérites la mort, cependant comme on ne voit point de parent du mort qui vienne demander justice, rien ne presse d’en venir à l’exécution. Attendons qu’il vienne quelqu’un qui reconnaisse le mort pour son parent ; alors je déterminerai le genre de supplice dont tu dois être puni.

Ouang fut donc conduit dans un cachot, et le squelette enterré derechef dans l’endroit d’où il avait été tiré, avec défense de le brûler, afin qu’il pût être représenté et livré aux parents lorsqu’ils viendraient à paraître.

L’audience finie, le mandarin rentra dans son hôtel. Hou le Tigre se retira bien content du succès qu’avait eu son accusation, et s’applaudissant de la bastonnade qu’il avait vu donner à son maître. D’autres esclaves de Ouang qui avaient été envoyés à l’audience par la dame son épouse, lui rapportèrent tout ce qui s’y était passé.

À cette nouvelle elle tomba évanouie, et elle demeura longtemps dans cet état, comme si ses trois âmes l’eussent abandonnée ; puis étant un peu revenue à elle-même, elle fit retentir tout le quartier de cris et de lamentations, qui furent suivis d’une nouvelle pâmoison, encore plus violente. Enfin au moyen du prompt secours que lui donnèrent ses suivantes, elle reprit insensiblement connaissance. Mon cher mari ! s’écria-t-elle ; elle ne pût proférer d’autres paroles. Les cris et les sanglots recommencèrent, et durèrent plus de deux heures.

Ces grands accès de douleur étant passés, elle amasse quelque argent, et change d’habit : puis elle ordonne à une de ses esclaves de la suivre, et à une autre de marcher devant elle. Elle traverse ainsi la ville, et va se présenter à la porte de la prison publique. Dès que le mari et la femme s’aperçurent, ils parurent interdits, jusqu’à ne pouvoir se parler.

Enfin Ouang reprit ses esprits, et d’une voix entrecoupée de sanglots : « Ma chère épouse, dit-il, c’est Hou le Tigre, cet esclave dénaturé, qui m’a précipité dans cet abîme de malheurs. » La dame Lieou éclata sur l’heure en imprécations contre ce malheureux : puis elle tire l’argent qu’elle avait apporté, et le remit à son mari. Voici, dit-elle, de quoi distribuer au geôlier et à vos gardes, afin qu’ils vous traitent avec douceur. La nuit les obligea de se séparer.

La dame Lieou se retira accablée de tristesse, et le cœur pénétré de la plus vive douleur. Ouang ne manqua pas de faire ses libéralités au geôlier et aux gardes, et par là il fut exempt des coups de fouet et de bâton, qui pleuvent d’ordinaire sur les prisonniers. Mais il avait infiniment à souffrir de la compagnie d’une foule de scélérats, au milieu desquels il se trouvait, et de l’inquiétude où il était de finir ses jours par une mort honteuse et cruelle.

Il y avait déjà six mois qu’il traînait sa triste vie dans l’obscurité d’un cachot, lorsqu’il fut attaqué d’une maladie violente. L’art des médecins, et tous les remèdes qu’on lui donna, n’eurent aucun effet, et il se vit réduit à l’extrémité. Le jour même qu’on désespérait de sa vie, un domestique vint lui apporter quelque secours. Aussitôt que Ouang l’aperçut : « Retourne-t-en au plus vite, lui dit-il, et va dire à ta maîtresse que le mal me presse, et qu’elle se hâte de me venir voir, si elle veut que je l’embrasse pour la dernière fois. »

L’esclave n’est pas plus tôt averti sa maîtresse, qu’elle sort tout éperdue, et se rend à la prison, où, à la vue du triste état de son mari, elle versa un torrent de larmes. Alors Ouang reprenant ses forces : Ah ! ma chère épouse, faut-il que ton infortuné mari se soit attiré cette suite affreuse de malheurs, et ait couvert de confusion une si sage et si vertueuse femme ! Mon mal augmente à chaque moment. Chère et incomparable compagne, puisque j’ai la consolation de vous voir, je meurs content. Ce que je demande, c’est qu’on ne laisse pas impuni la noire trahison de mon perfide esclave. Jusques dans l’autre monde j’en demanderai vengeance.

La dame Lieou retenant ses pleurs, pour ne point contrister son mari : Cessez, lui dit-elle, de pareils discours, et ne songez qu’à vous tranquilliser, et à prendre les remèdes propres à rétablir votre santé. Jusqu’ici il ne s’est trouvé personne qui pousse l’affaire pour laquelle vous languissez dans cette prison : et je suis résolue de vendre généralement nos terres, nos maisons, et tout ce que j’ai, afin de vous en délivrer, et que nous puissions vivre encore longtemps ensemble. Au regard de votre esclave infidèle, la justice du Ciel saura bien le punir : immanquablement vous serez vengé, n’en ayez point d’inquiétude.

Quand je vois, répondit Ouang, une femme si attentive à me secourir, je regarde comme un don précieux les jours que le Ciel me prolonge. Il allait continuer, lorsqu’on obligea la dame de sortir, à cause de la nuit qui approchait.

Ce fut alors qu’éclata la douleur qu’elle avait retenue dans son sein. Elle arriva dans sa maison fondant en pleurs, et se retira dans son appartement, où elle ne s’occupait que du malheur et de la triste situation de son mari. Pendant ce temps-là les domestiques étaient dans la salle basse sur le devant de la maison, où ils tâchaient de dissiper leur mélancolie, lorsque tout à coup ils virent entrer un homme avancé en âge qui apportait des présents, et qui leur demanda si leur maître était à la maison ?

Lorsqu’ils eurent considéré de près cet étranger, tous se mirent à crier : les morts reviennent ; et chacun d’eux prit la fuite. Ils avaient reconnu le vendeur de gingembre, ce marchand de Hou tcheou, nommé Liu. Liu, voyant ainsi fuir tous ces domestiques effrayés, en saisit un par le bras : Êtes-vous fou, lui dit-il ? Je viens rendre visite à votre maître, et vous me prenez pour un esprit qui revient.

La dame Lieou ayant entendu le bruit qu’on venait de faire, sort promptement pour voir de quoi il s’agissait. Le bon vieillard s’avance, et la salue d’une manière fort civile. Madame, lui dit-il, vous n’avez pas sans doute oublié le vieillard de Hou tcheou qui vendait du gingembre, c’est moi-même, et je conserve toujours le souvenir du repas que me donna votre mari, et du présent qu’il me fit d’une pièce de taffetas blanc. Au sortir de votre maison, je retournai à Hou tcheou. Il y a un an et demi que mon petit commerce me retient en divers endroits. Je suis venu faire un tour dans votre noble ville, et j’ai apporté quelques bagatelles de mon pays, que je prends la liberté de vous offrir. Je ne comprends pas ce qui a pu porter vos gens à me prendre ridiculement pour un esprit revenu de l’autre monde. Un des domestiques qui était à un coin de la salle, se mit aussitôt à crier : Madame, gardez-vous bien de l’écouter, certainement il sait que vous travaillez à tirer notre maître de prison, et il est venu sous un corps fantastique pour embrouiller son affaire, et achever de le perdre.

La dame Lieou fit taire ce valet, et adressant la parole à l’étranger : À ce que je vois, lui dit-elle, et à la manière dont vous me parlez, je suis persuadée que vous n’êtes point un revenant ; mais sachez que mon mari a bien souffert, et qu’il souffre beaucoup à votre sujet.

Le bonhomme Liu consterné de cette réponse : Hé ! comment est-il possible, dit-il, que contre mon gré j’aie pu faire le moindre tort à un si honnête homme ? Alors la dame Lieou lui exposa en détail tout ce qu’avait fait le batelier Tcheou se. Il a conduit, lui dit-elle, sur sa barque un corps mort jusqu’auprès de la porte de notre maison ; il a produit le panier et la pièce de taffetas que nous vous donnâmes, ce que, disait-il, vous lui aviez laissé en mourant, pour servir de preuve que mon mari vous avait tué. Ce fut là, comme vous jugez bien, un coup de foudre pour nous. A force d’argent nous gagnâmes ce batelier, afin qu’il cachât ce meurtre, et qu’il aidât à transporter le mort, et à l’enterrer. Un an après, Hou le Tigre est allé déférer son maître au tribunal. La question à laquelle on a appliqué mon mari, l’a contraint de tout avouer ; en conséquence de quoi on l’a jeté dans un cachot, où il languit depuis six mois.

À ce récit Liu se frappant rudement la poitrine : Ah ! Madame, s’écria-t-il, j’ai le cœur saisi de la plus vive douleur. Se peut-il trouver sous le ciel un homme capable d’une action si noire ? Quand je vous eus quitté l’année dernière, j’allai droit à la barque pour passer la rivière. Le batelier voyant la pièce de taffetas blanc que je tenais, demanda de qui je l’avais reçue ? Moi, qui n’avais garde de pénétrer son mauvais dessein, je lui avouai ingénument qu’ayant été frappé par votre mari, j’avais perdu pendant quelque temps la connaissance ; qu’ensuite il m’avait régalé, et m’avait fait présent de cette pièce de taffetas. Il me pria de la lui vendre ; ce que je fis. Il demanda pareillement mon panier de bambou, et je le lui abandonnai pour le paiement de mon passage sur sa barque. Aurait-on pu s’imaginer qu’il ne tirait tout cela de moi, que pour tramer la plus horrible méchanceté ?

Mon bon ami, reprit la dame Lieou, à l’heure que je vous parle, si vous n’étiez pas venu, je n’aurais pas pu m’assurer que l’accusation faite contre mon mari fut une calomnie. Mais où a-t-on pu prendre ce corps mort, qu’on disait être le vôtre ?

Liu ayant rêvé un moment : je suis au fait, dit-il ; lorsque j’étais sur la barque, et que je racontais mon histoire au batelier, je vis un corps mort flotter sur le bord de la rivière, et aborder au rivage ; je remarquai que l’eau lui sortait de la bouche et des yeux ; et je ne doutai point que ce ne fut un cadavre sans vie. Aurait-on pu croire que ce batelier eût pu former un dessein si diabolique ? C’est un monstre qui fait horreur. Mais, Madame, il n’y a point de temps à perdre ; recevez, je vous prie, ce petit présent, et de ce pas allons ensemble à l’audience du mandarin ; je le convaincrai de la calomnie, et c’est ce qu’il est important de faire au plus tôt. La dame Lieou reçut le présent, et fit servir à dîner au bon vieillard Liu.

Pendant ce temps-là elle dressa elle-même sa requête ; car étant d’une famille de lettrés, elle écrivait avec élégance : après quoi ayant fait venir une chaise à porteurs, elle part accompagnée de quelques esclaves, et suivie du bon vieillard, elle se rend à l’hôtel du mandarin.

Aussitôt que ce magistrat parût sur son siège, l’un et l’autre s’écrièrent : L’innocent est opprimé par la calomnie ! et en même temps la dame présenta sa requête. Le mandarin l’ayant lue, la fit approcher, et lui fit diverses questions. Elle expliqua fort en détail tout ce qui avait causé la disgrâce de son mari ; et elle finit par dire que ce jour-là même le vendeur de gingembre étant heureusement arrivé dans la ville, elle venait d’être convaincue de l’affreuse calomnie dont elle demandait justice dans sa requête.

Le mandarin l’ayant écouté attentivement, fit approcher Liu à son tour, pour être interrogé. Celui-ci raconta le commencement et la fin de la dispute où il avait reçu quelques coups. Il expliqua de quelle manière il avait été engagé à vendre la pièce de taffetas, et satisfit entièrement par ses réponses à toutes les questions qui lui furent faites.

Mais, répliqua le mandarin, n’auriez-vous pas été gagné à force d’argent par cette femme, pour venir rendre ici ce témoignage ? Liu frappant du front contre terre, répondit aussitôt : Une pareille feinte n’est pas praticable : je suis un marchand de Hou tcheou, qui fais mon commerce dans cette ville depuis plusieurs années ; j’y suis connu d’un grand nombre de personnes ; comment pourrais-je en imposer ? Si ce qu’on a feint de ma mort était vrai, est-ce que me sentant prêt à mourir, je n’aurais pas chargé le batelier d’avertir quelqu’un de ma connaissance de me venir voir, pour lui donner la commission de demander justice ? Était-il naturel que je donnasse ce soin à un inconnu ? Mais si j’étais effectivement mort, est-ce que je n’ai point à Hou tcheou de proche parent, qui me voyant si longtemps absent, aurait pris sûrement le parti de venir ici s’informer de mes nouvelles ? Et si j’eusse été tué, comme on le dit, aurait-il manqué à porter son accusation à votre tribunal ? Comment donc est-il arrivé que durant une année entière, personne n’ait paru, et qu’au lieu d’un de mes parents, ce soit un esclave qui se porte pour accusateur de son maître ? Ce n’est que d’aujourd’hui que je suis de retour en cette ville ; ainsi je n’ai pu être instruit plus tôt d’une calomnie si noire. Au reste, quoique je n’aie contribué en rien au malheur de cet infortuné lettré néanmoins comme c’est à mon occasion qu’il souffre, il ne m’a pas été possible de voir opprimer son innocence, et c’est là l’unique motif qui m’a conduit à vos pieds. Ordonnez, je vous prie, qu’on fasse des perquisitions sur ce qui me regarde ; rien n’est plus aisé.

Puisque vous êtes connu ici de bien des gens, reprit le mandarin, nommez-m’en quelqu’un que je puisse interroger. Liu en indiqua jusqu’à dix. Le mandarin prit le nom de chacun d’eux, mais il se fixa aux quatre derniers, qu’il envoya chercher.

Quand ils entrèrent dans la salle d’audience, on remarqua que, dès qu’ils aperçurent le vieillard Liu, ils se dirent l’un à l’autre : Hé ! Voilà notre ancien ami Liu de la ville de Hou tcheou ; il n’est donc pas mort, comme on le publiait. Le mandarin les fit approcher de plus près, pour mieux le reconnaître. Nous aurait-on fasciné les yeux, ajoutèrent-ils ? Non, c’est lui-même. C’est ce vendeur de gingembre, qu’on disait avoir été tué par le lettré Ouang.

Le mandarin commença à démêler la vérité, et se détermina à prendre juridiquement leur déposition. Après quoi il leur ordonna de se retirer, en leur enjoignant sous des peines sévères, de ne point parler au dehors de ce qu’ils venaient de voir. Ils promirent d’obéir, et sortirent de l’audience. Le mandarin donna ordre aussitôt à quelques-uns de ses officiers, de s’informer secrètement où demeurait le batelier Tcheou se, et de l’amuser par de belles espérances afin de l’engager adroitement à se rendre au tribunal, sans qu’il pût lui venir le moindre soupçon de l’affaire dont il s’agissait. Quant à Hou le Tigre, qui avait intenté l’accusation calomnieuse, comme il avait une caution, il était aisé à trouver. L’ordre portait qu’on les amenât l’un et l’autre à l’audience dès l’après-midi. Les officiers répondirent par un cri, qui marquait leur prompte obéissance, et ils se partagèrent sur-le-champ dans les différents quartiers de la ville.

Cependant la dame Lieou, qui avait ordre de se trouver avec le vieux Liu à la même audience, se rendit à la prison, où elle informa son mari de tout ce qui venait d’arriver. Ce récit le transporta de joie. On eût dit qu’on venait de lui répandre sur la tête l’essence la plus spiritueuse, ou que la plus douce rosée était tombée dans son cœur. À ce moment il ne sentit plus de mal.

Je n’étais courroucé, dit-il, que contre un vil esclave ; je le regardais comme un monstre, et je ne croyais pas qu’il pût se trouver un homme plus méchant. Mais la méchanceté du batelier est encore plus noire. Peut-on pousser la scélératesse à un tel excès ? Si ce bon vieillard n’était venu lui-même, je n’aurais jamais bien su que je mourais pour un crime réellement supposé. A la fin la vérité se manifeste.


CE QUI SUIT EST EXPRIMÉ EN DEUX VERS :


Le cormoran couvert de neige, paraît noir, lorsque le faisant lever, il la secoue.
Le perroquet caché dans un saule touffu, se fait remarquer, dès qu’il commence à bégayer.


La dame Lieou ne manqua pas de se trouver à l’audience avec le vieux Liu qu’elle avait bien régalé dans sa maison. On y avait conduit adroitement Tcheou se, lequel, après avoir renoncé à sa barque, avait ouvert boutique, et était devenu marchand de toiles. Les officiers du tribunal lui avaient persuadé que leur maître voulait faire une bonne emplette : aussi entra-t-il dans la salle d’audience d’un air fort satisfait. Cependant la justice du Ciel était sur le point d’éclater.

Lors donc qu’il s’y attendait le moins, qu’il tournait çà et là la tête avec je ne sais quel air de confiance, il aperçoit le vieux Liu. A l’instant, par un mouvement d’esprits, qu’il ne lui fut pas libre d’arrêter, ses deux oreilles devinrent rouges comme du sang. Le vieux Liu de son côté l’appelle à haute voix. Hé bien ! notre maître de barque, lui dit-il, comment vous êtes-vous porté depuis le jour que je vous vendis la pièce de taffetas blanc et le panier de bambou ? Le commerce a-t-il été heureux ?

À ces questions Tcheou se baissait la tête, et ne répondait rien : mais son visage parut tout à coup comme un pied d’arbre qui sèche à l’heure même. On introduisit en même temps Hou le Tigre. Ce malheureux, après avoir trahi son maître, n’était plus retourné à la maison de Ouang. Il logeait ailleurs, comme s’il eût cessé d’être esclave. Il était venu ce jour-là à l’audience se désennuyer, et voir ce qui s’y passerait. Les Officiers du tribunal l’ayant rencontré fort à propos près de l’hôtel du mandarin : nous te cherchons, lui dirent-ils ; c’est aujourd’hui que ton maître doit être jugé ; des parents de celui qu’il a tué pressent l’affaire, et l’on n’attend plus que toi qui as été son délateur, pour le condamner au supplice que mérite son crime.

Hou le Tigre ne se possédant pas de joie, suit les officiers, et va se mettre à genoux au pied du tribunal. Dès que le mandarin l’aperçut : Connais-tu cet homme-là, lui dit-il, en montrant du doigt le vieux Liu ? Hou le Tigre, après l’avoir un peu envisagé, fut tout à coup interdit, et si troublé, qu’il ne pût dire une seule parole.

Le mandarin voyant l’embarras et le trouble de ces deux scélérats, réfléchit pendant un moment ; puis désignant de la main Hou le Tigre : Chien d’esclave, lui dit-il, qu’est-ce donc que ton maître avait fait pour comploter sa ruine avec ce batelier, et inventer une si noire calomnie ?

Rien n’est plus vrai, répliqua l’esclave. Mon maître a tué un homme ; ce n’est point un fait que j’ai supposé. Quoi ! dit le mandarin, il s’opiniâtre à soutenir ce mensonge : qu’on prenne ce scélérat, et qu’on l’applique à une rude question jusqu’à ce qu’il avoue son crime. Hou le Tigre, au milieu de la torture, criait de toutes ses forces : Ah ! Seigneur, si vous me reprochez d’avoir conçu dans le cœur une haine mortelle contre mon maître, et de m’être fait son accusateur ; je conviens que je suis coupable : mais dût-on me tuer, on ne me fera jamais avouer que j’ai comploté avec qui que ce sot, pour inventer ce qu’on appelle calomnie. Oui, mon maître un tel jour ayant eu dispute avec Liu, le frappa rudement, en sorte qu’il tomba évanoui ; à l’instant il lui fit avaler je ne sais quelle liqueur, qui le fit revenir : puis il lui servit à manger, et lui fit présent d’une pièce de taffetas blanc. Liu alla de là à la rivière pour la passer. Cette nuit-là même vers la seconde veille, le batelier Tcheou se conduisit sur sa barque jusqu’à notre porte un corps mort ; et pour marque que c'était celui de Liu, il montra la pièce de taffetas blanc et le panier de bambou. Il n’y eut aucun des domestiques qui ne crût la chose véritable. L’argent et les bijoux que mon maître donna au batelier, lui fermèrent la bouche, et il promit de cacher cette mort. Je fus un de ceux qui aidaient à enterrer le cadavre. Dans la suite mon maître m’ayant fort maltraité, je formai le dessein de me venger, et je l’accusai à votre tribunal. Au regard de cet homme mort, je jure que je n’en ai aucune connaissance ; et même si je n’avais pas vu aujourd’hui ici le vieux Liu, je ne me serais jamais imaginé qu’on calomniât mon maître, en le faisant l’auteur de cette mort. De dire maintenant quel est ce cadavre, et d’où il vient ; c’est ce que j’ignore. Il n’y a que ce batelier qui puisse en rendre compte.

Cette déposition ayant été reçue du mandarin, il fit approcher Tcheou se, afin d’être interrogé à son tour. Celui-ci prenait divers détours pour déguiser son crime. Mais Liu qui était présent, découvrait aussitôt sa fourberie. Le mandarin le fit mettre à la question, qui tira promptement son aveu.

Je déclare, dit-il, que l’année dernière à tel mois et à tel jour, Liu étant venu me demander le passage sur sa barque, tenait à la main une pièce de taffetas blanc. Je lui demandai par hasard, qui lui avait fait ce présent. Il me raconta toute son histoire. Au même temps il parut sur le rivage un corps mort, que le courant y avait jeté. Il me vint dans l’esprit de m’en servir, pour tromper Ouang. C’est ce qui me fit acheter la pièce de taffetas et le panier de bambou. Liu étant débarqué, je tirai de l’eau le cadavre : je le mis dans ma barque, et le conduisis à la porte de Ouang. Contre toute apparence il crut ce que je lui rapportai de la mort de Liu, et il me donna une bonne somme pour ne la pas divulguer. J’allai avec quelques-uns de ses domestiques enterrer le cadavre, qu’il s’imaginait sur ma parole être le corps du vieux Liu. Il n’y a rien que de vrai dans l’aveu que je fais, et je consens à tout souffrir, s’il y a la moindre particularité qui soit fausse.

Tout cela, dit le mandarin, s’accorde avec ce que je sais déjà. Il n’y a qu’un article obscur, et où je ne vois pas clair. Est-il possible qu’à point nommé il se trouvât sur le rivage un corps mort ? De plus, est-il croyable que ce corps fût ressemblant à celui du vieux Liu ? Sans doute, c’est un homme que tu as tué ailleurs, et ton dessein a été de faire passer Ouang pour l’auteur de ce meurtre.

Ah ! seigneur, s’écria Tcheou se, si j’avais songé à tuer quelqu’un, n’aurais-je pas tué Liu plutôt que tout autre, lorsque dans l’obscurité de la nuit il passait seul sur ma barque ? Ce que je vous ai dit est véritable : ayant vu un cadavre flotter sur l’eau, je crus qu’il me serait aisé de m’en servir pour tromper Ouang ; et c’est ce qui me fit acheter de Liu, et le taffetas, et le panier. Ce qui me persuada que je pourrais y réussir, c’est que je connaissais Ouang pour un homme simple et crédule ; que je savais d’ailleurs qu’il n’avait vu Liu que cette fois-là ; encore était-ce pendant la nuit, et à la faveur d’une lampe. J’étais muni de la pièce de taffetas blanc et du panier de bambou, ce qui devait lui rappeler aussitôt l’idée du vendeur de gingembre. Voilà ce qui me fit croire que ma ruse pouvait réussir, et qu’il donnerait dans le piège que je lui tendais. Quant au corps mort, je jure que je ne sais qui il est. Je me doute que c’est un homme à qui le pied a manqué, et qui étant tombé dans la rivière, s’est noyé. Mais je n’ose rien assurer sur cela de positif.

Pour lors le vieux Liu se mettant à genoux. Pour moi, dit-il, j’assurerai bien qu’au moment que je passais la rivière sur sa barque, il parut un corps mort qui flottait sur l’eau. Son témoignage est très véritable. Le mandarin reçut, et mit par écrit et en ordre ces dépositions.

Tcheou se fondant en larmes, s’écria aussitôt : Ayez pitié, seigneur, de ce pauvre malheureux qui est à vos pieds : je n’avais d’autre vue que d’escroquer par cet artifice de l’argent à ce lettré, et non pas de nuire à sa personne. Ainsi modérez le châtiment, je vous en conjure.

Le mandarin élevant la voix : Quoi, scélérat que tu es, tu oses demander grâce, après que ta passion pour le bien d’autrui, vient de mettre un homme à deux doigts de sa ruine. Ce tour-là n’est pas ton coup d’essai. Il y a de l’apparence que tu en as déjà fait périr bien d’autres par de semblables artifices. Je dois délivrer ma ville d’une si dangereuse peste.

Pour ce qui est de Hou le Tigre, c’est un esclave dénaturé, lequel oubliant les bienfaits qu’il a reçu de son maître, a conjuré sa perte. Il mérite d’être sévèrement puni. En même temps il ordonna aux exécuteurs de justice de prendre ces deux fripons, et de les étendre par terre ; de donner à Hou le Tigre quarante coups de bâton ; et de frapper Tcheou se jusqu’à ce qu’il expire sous les coups.

On ne savait pas que Hou le Tigre sortait de maladie, et qu’ainsi il n’était guère en état de supporter ce châtiment. Mais la justice du Ciel ne voulait plus souffrir cet esclave infidèle. Il expira sur le pavé de l’audience avant qu’on eût achevé de lui donner les quarante coups. Tcheou se ne mourut sous le bâton qu’après en avoir reçu soixante-dix.

Après cette expédition, le mandarin fit tirer Ouang de prison, et en pleine audience, il le déclara innocent, et lui rendit la liberté. De plus il ordonna que toutes les pièces de toile qui étaient dans la boutique de Tcheou se, et qui avaient été achetées de l’argent de Ouang, lui seraient livrées. Ce fonds de boutique montait bien à cent taëls.

Selon le cours de la justice, dit le mandarin, tout cela devrait être confisqué : mais comme Ouang est un lettré qui a beaucoup souffert, j’ai compassion du pitoyable état où il a été réduit ; que tout ce qui se trouvera chez le voleur, retourne à celui qui a été volé. Ce fut un trait de bonté de la part du mandarin.

On alla aussi, selon ses ordres, déterrer le corps mort, et l’on remarqua qu’il avait encore les ongles des mains remplies de sable ; ce qui prouvait qu’étant tombé dans la rivière près du bord, il s’était noyé, en tâchant de grimper sur le rivage. Comme aucun de ses parents ne le réclamait, le mandarin ordonna aux officiers de l’ensevelir dans la sépulture publique des pauvres.

Ouang, sa femme, et le vieux Liu, après avoir remercié humblement le mandarin, se retirèrent dans leur maison, où ils firent à ce bon vieillard, qui s’était si fort employé à détruire la calomnie, toutes les caresses, et toutes les amitiés qu’on peut attendre de la plus sincère reconnaissance.

Depuis ce temps-là, Ouang apprit à modérer sa vivacité naturelle, et à dompter son humeur impétueuse. S’il rencontrait un pauvre, qui lui demandât quelque secours, ou quelque service, il le recevait avec un air affable, et il tâchait de le soulager. Enfin il prit la résolution de travailler tout de bon, afin de parvenir aux emplois, et de faire oublier l’humiliation où il s’était trouvé. Il était sans cesse sur les livres, et n’avait nul rapport au dehors. Il vécut de la sorte durant dix ans ; après quoi il fut élevé au degré de docteur.

On a raison de dire que les magistrats et les officiers de justice sont dans l’obligation de ne pas regarder la vie d’un homme, comme celle d’une vile plante ; et qu’ils sont bien coupables, quand ils apportent aussi peu d’application à l’examen d’un procès, que s’ils assistaient aux débats d’une troupe d’enfants qui se divertissent. Ils ne doivent rien précipiter. Par exemple, dans la cause de Ouang, le point capital était de pénétrer les menées secrètes, et les artifices du batelier. Si le vendeur de gingembre ne fût pas heureusement venu à la ville de Ouen tcheou, et si par trop de précipitation on n’eût pas attendu son arrivée, le domestique qui accusait son maître, n’aurait pas cru l’avoir calomnié ; la femme ne se serait pas imaginé que son mari fût innocent du meurtre dont on l’accusait : l’accusé lui-même aurait ignoré qu’il était injustement opprimé. A combien plus forte raison le juge l’aurait-il ignoré ! Comment deviner des choses cachées avec tant de soin ? Comment les débrouiller ? Que les magistrats bienfaisants, et qui, comme ils le doivent, ont des entrailles de père pour le peuple, apprennent par ce trait d’histoire, de quelle manière ils doivent se conduire, et les défauts qu’ils ont à éviter.