Description de la Chine (La Haye)/Tchang seng

Scheuerlee (3p. 629-652).


Il serait inutile de rapporter un plus grand nombre de ces sortes de recettes : l’Herbier chinois, dont j’ai donné un petit extrait, fournirait lui seul de quoi en remplir plusieurs volumes ; mais de quel usage pourraient-elles être en Europe, où les noms des racines et des simples, dont les médecins chinois composent leurs remèdes, sont tout à fait inconnus ?

Mon dessein n’étant d’ailleurs, que de faire connaître, de quelle manière les Chinois traitent la médecine, à laquelle il paraît qu’ils se sont appliqués dès la naissance de leur empire, j’ai cru devoir me borner à un certain nombre de remèdes, dans la composition desquels ils font entrer leurs racines, leurs plantes, leurs simples, leurs arbres, leurs animaux, et même leurs insectes, et d’en rapporter quelques-uns de chaque sorte. Comme ce sont les Chinois eux-mêmes qui nous en instruisent, on sera plus en état de juger de la capacité de leurs médecins.

Ce qu’il y a de vrai, c’est qu’avec leurs remèdes, ils ne sont pas moins habiles à guérir leurs malades, que les médecins d’Europe : mais ce qu’ils ont certainement de singulier, c’est l’art de connaître les diverses maladies par le simple tact du pouls : ils ne peuvent sans doute avoir acquis cette connaissance, qui est très importante pour une application sûre des remèdes, que par une longue expérience, et par un exercice encore plus long de patience, auquel le phlegme chinois a moins de peine à s’assujettir que la vivacité européenne.

Je finis cet article de la médecine chinoise, par l’extrait d’un ouvrage qu’a traduit le P. Dentrecolles, dont l’auteur ne paraît pas trop favorable aux médecins de sa nation. Après avoir longtemps étudié les meilleurs livres de médecine, pour se procurer le soulagement qu’il cherchait, il prétend avoir trouvé le secret de se passer du secours des médecins et de leurs remèdes. Ce secret consiste dans un régime qu’il s’est fait à lui-même, par le moyen duquel il assure qu’il s’est guéri de deux ou trois maladies mortelles, et qu’il est parvenu à une longue vieillesse exempte de toute infirmité. Il propose à ses concitoyens un régime qui lui a été si salutaire, en les exhortant de le pratiquer, et d’apprendre par là à être à eux-mêmes leur propre médecin.

Par l’extrait que je donne de cet ouvrage, on connaîtra de plus en plus le goût des Chinois, et leur manière de penser dans les matières qu’ils traitent. Il parut la trente-sixième année du règne du feu empereur Cang hi. L’auteur l’intitula, Tchang seng. C’est sous ce nom que les docteurs d’une fausse secte de la Chine, se vantent d’enseigner le secret de se rendre immortel. On a vu plusieurs empereurs, qui ont été assez dupes pour se laisser infatuer d’une idée si chimérique.

Ce même titre pourrait donner d’abord une mauvaise opinion du dessein de notre auteur : mais dès le commencement de son ouvrage, il a soin d’écarter un soupçon si injurieux à un Lettré chinois.

Il déclare donc, que dans la nécessité inévitable où l’on est, de mourir un jour, il n’a songé qu’à fournir des moyens aisés de ne pas hâter le moment de sa mort par indiscrétion ou par négligence, ou du moins, de ne pas se réduire par sa faute, à traîner une vie languissante, et traversée par tant de maladies, qu’elle pourrait passer pour une mort continuelle. Ainsi Tchang seng, dans son sens légitime et naturel, ne signifie ici autre chose, que l’art de se procurer une vie saine et longue.

Il ne faut pas croire néanmoins qu’il se soit étudié à recueillir dans son ouvrage, tout ce que la médecine chinoise a de plus profond et de plus recherché. Il avoue qu’il a beaucoup lu ; mais il ne prétend pas faire parade de ses lectures, ni donner idée de son érudition.

Il propose uniquement les moyens que la lecture, ses réflexions, et sa propre expérience lui ont appris, pour rétablir sa santé, qui était fort altérée, et pour parvenir, comme il a fait, à une vieillesse robuste et exempte de toute infirmité.

Son zèle pour la conservation de ses concitoyens, l’engage à leur faire part d’un régime qu’il a si utilement observé, et qui est à la portée de tout le monde : il prétend qu’en le suivant, sans avoir recours à tant de médicaments qui révoltent la nature, et qui souvent altèrent le tempérament, chacun peut aisément devenir son médecin soi-même.

On aime à s’instruire sur une matière si intéressante, rien n’est plus naturel à l’homme que l’amour de la vie ; et le soin modéré de se la conserver, ne peut être que louable. Il ne nous est pas plus permis de nous exposer témérairement au danger de la perdre, qu’à un soldat de quitter le poste où il a été placé. Il n’y a que quand il s’agit de procurer la gloire de Dieu, ou le bien de l’État, qu’il est glorieux de la sacrifier ; et ce sacrifice passe pour héroïque, parce qu’il coûte infiniment à la nature.

L’auteur même de la nature a fortement imprimé cette inclination dans son ouvrage : car ce n’est pas uniquement par le secours trop lent des réflexions et du raisonnement, mais bien plus par un sentiment vif et prompt de douleur ou de plaisir, qu’il a voulu que nous pussions discerner ce qui est convenable ou contraire à la constitution de nos corps ; et c’est par un arrangement digne de sa sagesse infinie, que les nerfs les plus fins des trois sens, savoir, de l’odorat, du goût, et de la vue, partent d’un même endroit du cerveau, et concourent ensemble à former le sentiment exquis, qui produit un discernement si salutaire.

Au reste, on sera sans doute surpris de ce que notre médecin chinois, tout infidèle qu’il est, compte encore moins sur la vertu des remèdes, et sur l’attention à observer le régime qu’il prescrit, que sur le secours du Ciel. Il veut qu’on se l’attire par la pratique de la vertu, et par le soin continuel de régler les mouvements et les affections de son cœur. Ce sont, comme on le verra, les premières instructions qu’il donne à ceux qui veulent conserver leur santé, et prolonger le cours de leurs années.


TCHANG SENG,


OU
L’ART DE SE PROCURER UNE VIE SAINE ET LONGUE.


Quoique le Tien ait compté nos jours, et qu’il en soit le maître, on peut pourtant dire en un bon sens, qu’il les a laissés en notre disposition : car le souverain Tien ne fait point de distinction des personnes : il n’y a que la vertu qui le touche, et celui qui la pratique, a au-dedans de soi-même un témoignage certain de son amitié.

Il faut donc que ceux qui cherchent à prolonger leur vie, s’étudient d’abord à se rendre vertueux. Le soin réglé du corps, soutenu de l’exercice continuel de la vertu, rendra le tempérament fort et robuste, d’où il résultera une vie longue et heureuse. Qu’il me soit permis de rapporter ici ce qui m’est arrivé à moi-même.

L’aveugle tendresse d’une mère qui n’osait me contredire dans mon enfance, et qui accordait tout à mes appétits, ruina entièrement ma complexion, et m’accabla d’infirmités. Mon père, qui avait déjà perdu mes deux aînés, et qui dans un âge avancé n’avait plus que moi d’enfant, était inconsolable. Il avait eu recours aux plus habiles médecins ; mais leurs remèdes n’avaient fait qu’aigrir mon mal.

Comme on désespérait de ma guérison, mon père se dit à lui-même : il ne me reste plus qu’un moyen de conserver mon fils, c’est de faire des œuvres charitables qui touchent le cœur du Tien. Dès lors il se mit à rétablir des ponts, à réparer les chemins, à faire distribuer des habits aux pauvres, et du thé aux passants, à envoyer des vivres aux prisonniers ; de sorte qu’en une année il fit de grandes dépenses en de semblables aumônes.

Ce ne fut pas inutilement : on s’aperçut que, sans user d’aucun remède, je reprenais peu à peu un air de santé : l’appétit et les forces me revinrent, et mon père me trouva en état de vaquer à l’étude. Il me donna un maître habile, et d’un caractère plein de douceur, pour ménager ma délicatesse. L’application à la lecture me causa à la longue une rechute très dangereuse, dont j’eus beaucoup de peine à me tirer.

Alors mon père me fit une bibliothèque choisie de plus de cent volumes de médecine, et m’ordonna de me borner à l’étude de cette science : elle vous servira, me dit-il, et vous rendra utile aux autres. Je lus ces longs traités ; mais loin d’y apprendre à rétablir mes forces, je sentais qu’elles diminuaient de jour en jour.

Ainsi je renonçai à la médecine ; je songeai sincèrement à pratiquer la vertu ; je consultai des gens habiles ; je feuilletai même certains livres propres à mon dessein ; et joignant mes réflexions à ce que j’avais appris, je me suis fait un régime de vie, qui m’a parfaitement réussi : car au lieu qu’auparavant j’étais d’une faiblesse et d’une maigreur extrêmes ; en peu d’années je repris de l’embonpoint, et à mon âge j’ai le teint frais, le corps robuste et exempt de toute incommodité, et je me vois le chef d’une nombreuse famille, qui jouit d’une santé parfaite.

Au reste, parmi cette foule de maximes qui m’ont été communiquées de vive voix, ou que j’ai trouvées dans les livres, j’en ai rejeté qui n’étaient pas assez bien fondées : j’en ai éclairci d’autres qui étaient peu intelligibles, et de tout cela je me suis formé un plan de vie, qui m’a établi dans l’heureux état où je me trouve.

Quelques bornées que soient mes connaissances, je crois qu’on me saura gré de les avoir rendues publiques, parce qu’elles peuvent servir à se préserver des infirmités si ordinaires dans la vie, et à se procurer, comme j’ai fait, une agréable vieillesse, sans que l’ouïe, la vue, ni les autres sens se soient affaiblis par le grand âge.

Ces maximes peuvent se réduire à quatre articles, qui consistent à régler, 1° Le cœur et ses affections. 2° L’usage des aliments. 3° Les actions de la journée. 4° Le repos de la nuit.


ARTICLE PREMIER.
Régler son cœur et ses affections.


Le cœur est dans l’homme ce que les racines sont à l’arbre, et la source au ruisseau. Il préside à tout, et dès qu’on a su le régler, les facultés de l'âme et les cinq sens sont pareillement dans l’ordre : c’est pourquoi notre premier soin doit être de veiller sur les désirs et sur les affections de notre cœur : et pour y réussir,


I.

Ne vous occupez que de pensées qui vous portent à la vertu. Les principaux devoirs de la société se rapportent à la fidélité qu’on doit au prince, à l’obéissance envers les parents, à la modération et à l’équité ; C’est sur la pratique de ces vertus, que chacun, lorsqu’il est de retour chez soi à la fin du jour, doit s’examiner sérieusement.

Mais ne vous bornez pas à la seule étude de votre propre perfection ; efforcez-vous encore de rendre votre vertu bienfaisante, et utile. C’est pourquoi, vous vient-il une pensée ? Allez-vous prononcer une parole ? Méditez-vous quelque projet ? Réfléchissez-y auparavant, et demandez-vous à vous-même : ce que je pense, ce que je veux dire ou faire, est-il utile ou nuisible aux autres ? S’il est utile, parlez, ou agissez, sans que les difficultés vous rebutent. S’il est nuisible, ne vous permettez jamais ni ces vues, ni ces entretiens, ni ces entreprises.

Je dis plus : pour éviter même jusqu’aux fautes de surprise, veillez à tout moment sur votre cœur, rentrez souvent en vous-même ; ne vous pardonnez aucune faute. Ce n’est qu’en faisant des efforts, surtout dans les commencements, qu’on avance dans la vertu.

Un homme qui a cette attention et cette vigilance sur lui-même, dût-il, selon le cours des choses humaines, être exposé à diverses infortunes, éprouvera les effets d’une protection secrète, qui par des voies inconnues le préservera de tout malheur.


II.

Conservez la paix dans votre cœur. Quand un homme n’a le cœur rempli que de vues agréables, et propres à entretenir l’union dans la société civile, ses sentiments éclatent au-dehors sur son visage ; la joie et la sérénité intérieure qui l’accompagnent, brillent dans tout son extérieur, et il n’y a personne qui ne s’aperçoive des vraies et solides douceurs qu’il goûte au fond de l’âme.

C’est ce que les Anciens ont voulu nous faire entendre par ces termes figurés : un ciel serein, un beau soleil, un doux zéphir, des nuages charmants, inspirent l’allégresse aux hommes, et même aux oiseaux. Au contraire, un temps sombre, un vent furieux, une grosse pluie, un violent tonnerre, et de continuels éclairs, effraient jusqu’aux oiseaux, qui vont se cacher dans le bois le plus épais.

Je viens donc à dire, que le sage doit toujours paraître avec un visage qui respire la paix et la tranquillité dont il jouit au-dedans de lui-même.

Vérité constante : Les passions violentes, telles que sont la haine, la colère, la tristesse, déchirent le cœur de celui qui en est possédé. Cependant il n’est pas aisé de vivre dans le commerce du monde, sans avoir de temps en temps des sujets de contradiction et de chagrin.

Ce qu’il faut faire, c’est de prendre de sages mesures, pour se mettre en garde contre ces ennemis de notre repos. Suis-je menacé d’une affaire affligeante ? Je vais tranquillement au-devant de l’orage, et je tâche de le conjurer. Y suis-je engagé malgré moi ? Je travaille à le surmonter, sans rien perdre de ma liberté d’esprit ordinaire.

Ai-je mal pris mon parti ? Je ne m'opiniâtre point à justifier mes démarches. Si pour me tirer d’un mauvais pas, on me donne des conseils injustes ? Loin de les suivre, je ne daigne pas les écouter. Si dans une affaire il arrive un contre-temps que je n’aie pu prévenir ? Je fais en sorte de m’y ajuster. Est-il passé ? Je n’y pense plus. Lorsqu’ayant agi selon ses lumières, on sait s’abandonner pour le reste aux ordres du Ciel, rien n’est capable de troubler la joie du cœur.

Au contraire, si dans le mauvais succès d’une affaire témérairement entreprise, on s’aheurte à la faire réussir ; si on roule dans sa tête mille projets inutiles, si on se livre aux mouvements impétueux de la colère, il s’allume dans les viscères un feu qui les consume, les poumons en sont comme brûlés ; le sang et les humeurs s’altèrent et fermentent contre nature ; les phlegmes viciés inondent les parties internes ; l’habitude du corps ainsi dérangée, il sèche à vue d’œil.

Quand même ces fameux médecins Lou et Lien reviendraient au monde, ils ne pourraient, ni avec toute leur science, ni avec le secours des végétaux et des minéraux, réparer l’humide radical déjà ruiné. C’est ce qui a fait dire, que si les excès de la débauche font de grands ravages dans un corps, les chagrins et les peines d’esprit en font encore davantage.

Je remarque en particulier trois grands maux, que causent dans le corps le chagrin et la colère.

1° Le foie en est blessé, et par là les principes actifs du sang, source des esprits vitaux, ne se dégagent point, et restent confondus ensemble. D’ailleurs le foie qui souffre, fait souffrir la pleure, ne fût-ce que par consentement ; ce qui dégénère en un gonflement et en une enflure universelle.

2° Les poumons sont endommagés : d’où il arrive que le sang et l’air inspiré, faisant effort pour passer, malgré les obstacles qu’ils trouvent, il se fait une irritation, dont il résulte un crachement de sang, qui aboutit enfin à la phtisie formée.

3° L’estomac est gâté, et par conséquent la lymphe de ses glandes, ou le levain propre à faire la coction des aliments, s’épaissit, et n’ayant plus sa fluidité naturelle, il perd sa vertu, ce qui ôte l’appétit, et réduit enfin à l’impossibilité de prendre aucune nourriture : l’œsophage est attaqué d’une espèce de paralysie, qui l’empêche de saisir et de pousser les aliments vers l’orifice du ventricule, lequel se révolte et se soulève à leurs moindres approches.

Tels sont les funestes effets des passions violentes, dont un cœur est habituellement possédé. Quel secours peut-il espérer, et de qui peut-il se plaindre que de lui-même ?


III.

Réfléchissez souvent sur le bonheur de votre état. On est heureux, quand on sait connaître son bonheur. Cependant, combien en voit-on, qui n’ont pas le cœur content au milieu même des plus malheureux, parce qu’ils veulent l’être : l’empire est en paix ; l’année est abondante. Voilà un grand bonheur que le Tien nous a libéralement départi. Si je mène chez moi une vie douce et tranquille, qu’ai-je à souhaiter davantage ?

Pour mieux sentir mon bonheur, je pense souvent que je vis à mon aise dans ma maison, tandis que tant de voyageurs ont à souffrir les incommodités du vent, de la poussière, de la pluie ; ou naviguent sur des rivières et sur des lacs au fort d’un orage, qui élève des montagnes d’eau, prêtes à les engloutir à chaque instant ; tandis que tant de malades, attachés à un lit, ressentent les plus cuisantes douleurs, sans trouver dans les remèdes aucun soulagement à leurs maux ; tandis que tant d’infortunés soutiennent d’injustes procès, ou languissent dans une prison, où ils éprouvent l’abandon, la faim, la soif, le froid, et tant d’autres misères inséparables de leur captivité ; tandis que tant de familles sont dans le deuil par la mort de leurs proches, ou dans la désolation, par un incendie, ou par quelque autre évènement semblable, et que tant d’autres cherchent à finir leurs peines, en terminant leur malheureuse vie par une mort violente.

Quand je me compare à ces infortunés, et que je me vois exempt des maux dont ils sont environnés, puis-je n’être pas content de mon sort ?

Celui qui n’a point essuyé de traverses, ne conçoit guère quel est le prix d’une vie paisible et tranquille. Celles que j’ai éprouvées, me sont maintenant d’un grand secours : car outre les deux grandes maladies dont j’ai parlé, et qui m’ont conduit par bien des douleurs aux portes de la mort, je me suis vu prêt à faire naufrage, et ce n’est qu’avec beaucoup de peine que j’échappai à ce danger. Quand il m’arrive quelque contretemps, je me tranquillise, en me disant à moi-même : y a-t-il rien là qui puisse se comparer à l’une des trois épreuves par où j’ai passé ?

Qu’on ait recours au même remède dans les afflictions, et l’on apprendra par sa propre expérience, qu’il ne tient qu’à nous, avec un peu de réflexion, de profiter de la portion du bonheur que le Tien nous distribue. Au contraire, celui qui ne sait pas borner ses désirs, eût-il acquis les richesses et la gloire d’un empereur, il croira toujours qu’il lui manque quelque chose.

Songeons que nos forces sont bornées, et donnons des bornes à notre cupidité, prenons les chose comme elles viennent, et donnons-nous bien de garde de nous livrer jour et nuit à des soins et à des inquiétudes, qui déroberaient les plus précieux moments de la vie.

Le célèbre Yen, mon compatriote, avait une belle maxime : Si votre fortune, disait-il, devient meilleure, pensez moins à ce que vous n’avez pas, qu’à ce que vous avez ; autrement vous désirerez toujours, et vous ne verrez jamais vos désirs satisfaits. Si vous venez à déchoir de votre première condition, dites-vous à vous même : ce qui me reste me suffit : on peut me ravir mes biens, mais on ne me ravira jamais la tranquillité de mon cœur, qui est le plus grand de tous les biens.

Avec de pareils sentiments, malgré la décadence de votre fortune, vous êtes plus riche que vous ne pensez. C’est ce que signifie cette ancienne parabole : Je vois marcher devant moi un cavalier bien monté, pendant que je suis sur un âne. Ah ! me dis-je à moi-même, que mon sort est différent du sien ! Mais en tournant la tête, j’aperçois un villageois de bonne mine, qui pousse une lourde brouette : O ! dis-je alors, si je n’égale pas celui qui me devance, au moins je l’emporte de beaucoup sur celui qui me suit.

J’ai trouvé que cette parabole pouvait me réjouir en certains moments ; je l’ai transcrit sur un cartouche, et je l’ai exposé dans mon étude, afin de m'en rappeler le souvenir.


IV.

Lorsque vous jouissez d’une bonne santé, connaissez-en le prix, et étudiez-vous à la conserver. Les maladies et les infirmités sont le partage de l’homme, et il est difficile qu’il en soit tout à fait exempt. Il y en a de légères, qui par leur variété et leur continuité, rendent la vie amère. Il y en a de plus grandes, qui sont accompagnées de frayeurs et d’alarmes. Tous les temps de la vie sont sujets à ces misères. L’enfance est, pour ainsi dire, condamnée aux cris et aux gémissements. L’âge viril et la vieillesse sont exposés à de longues absences d’une famille, à des revers de fortune, et à des maladies fâcheuses.

On en voit d’autres qui sont bien plus à plaindre : ce sont ceux qui sont nés, ou qui sont devenus sourds, aveugles, muets, demi-paralytiques, estropiés, et perclus de tous leurs membres. J’ai déjà dit ce que j’ai eu à souffrir de différentes maladies compliquées ensemble ; je m’en suis délivré, et je jouis maintenant d’une santé forte et vigoureuse ; j’ai l’ouïe fine, la vue claire, l’appétit bon, l’humeur gaie. On peut, comme moi, acquérir une santé robuste, mais quand on l’a une fois obtenue, il faux savoir la conserver.

Un des meilleurs moyens, est de résister à cette pente naturelle qu’on a pour les plaisirs des sens, et d’user avec beaucoup de modération de ceux même qui sont permis. Un vieillard qui se sent aussi vif et aussi ardent pour le plaisir, que s’il était dans la vigueur de l’âge, doit apprendre à se modérer par les réflexions suivantes.

Après la cinquantième année, l’homme est sur son déclin ; le sang commence à s’affaiblir ; les esprits manquent, et la languissante vieillesse n’est pas éloignée. Quand on se promettrait cent années de vie ; est-ce là un si long terme ? Et ne serait-on pas bientôt au bout de cette carrière ? Cependant voit-on beaucoup de vieillards qui arrivent jusqu’à cent ans ?

Notre vie est si courte ; évitons avec soin tous les excès qui l’abrègent. Ne s’aperçoit-on pas que la fin approche, lorsqu’en lisant, les yeux sont sujets à des éblouissements, lorsque les pieds chancellent en marchant, lorsqu’après le repas, la nourriture fatigue l’estomac, lorsqu’après avoir parlé quelque temps de suite, on se sent essoufflé ? Tout cela n’avertit-il pas qu’on n’est plus jeune, et qu’il faut renoncer à des plaisirs, lesquels consumeraient bientôt un faible reste de santé, qu’il est si important de ménager pour conserver sa vie ?

La lampe, dit le proverbe, s’éteint dès que l’huile est consumée. On peut y en ajouter d'autre à mesure que la flamme la dissipe : mais si le suc radical du corps est une fois perdu, a-t-on des moyens de réparer cette perte ? C’est ce qui demande de sérieuses réflexions.


ARTICLE SECOND.
Régler l’usage des aliments.


C’est une nécessité à l’homme de boire et de manger, afin de soutenir le corps : la nourriture qu’il prend, si elle est bien réglée, maintient l’estomac dans la situation qui lui convient. C’est dans l’estomac que se fait la coction et la digestion des aliments ; il est la première source du sang, des esprits vitaux, des sucs et des humeurs qui se répandent dans les divers membres, pour les conserver dans leur vigueur naturelle : ainsi ceux qui sont attentifs à leur santé, doivent l’être extrêmement à observer certaines règles touchant le boire et le manger.


I.

Que ce soit la faim, et le besoin que vous sentez, qui règlent votre nourriture, et donnez-vous bien de garde d’en prendre avec excès : cet excès nuit aux esprits vitaux, et fatigue l’estomac. Le chyle vicié, porté dans la masse du sang, la rend épaisse, et peu propre à une fermentation spiritueuse.

De même, ne pensez à boire que quand vous avez soif : apaisez-la sans y faire d’excès : le trop de boisson endommage le sang, et le ventricule se gonfle, en précipitant la sortie d’un chyle mal cuit. Le vin étant visqueux, cause des vents dans la fermentation, dont suit le gonflement.


II.

Déjeunez de grand matin : on respire par le nez l’air du ciel, et par la bouche on se nourrit des sucs de la terre, et l’on en reçoit les exhalaisons. Il est important de ne jamais sortir de sa maison à jeun.

Cette précaution devient plus nécessaire, s’il règne des maladies populaires, ou si l’on est obligé d’entrer chez des malades. En hiver, un ou deux coups de vin sont un excellent préservatif contre le mauvais air : il est bon de prendre quelque aliment, mais en petite quantité, qui serve à occuper et à affermir l’estomac. C’est une espèce de confortatif : il empêche en été qu’on ne soit saisi d’un air corrompu, et il préserve de colique, de dévoiement, de dysenterie, etc. En hiver il fortifie contre la rigueur du froid, contre les frimas, et les vapeurs malignes des brouillards. Il est au printemps d’un puissant secours contre le grand vent, contre le serein, et les rosées abondantes.

Ce sont là les avantages d’une pratique que j’observe exactement. Je me lève dès le grand matin ; aussitôt, et même avant que de me laver le visage, et de me rincer la bouche, j’avale du riz clair plein une écuelle, et je prends un peu de riz solide. L’usage du cange, ou du riz clair, est convenable à la disposition de l’estomac, et humecte utilement le levain qui y est renfermé. Au défaut de riz clair, je me contente d’eau chaude, où j’ai fait dissoudre un peu de cassonade.


III.

Prenez un bon repas vers le milieu du jour. Faites vous servir à dîner les viandes les plus simples, elles sont plus saines et plus nourrissantes. Ne laissez guère approcher de votre table certains ragoûts qu’on n’a inventés, que pour réveiller ou pour chatouiller l’appétit.

Les sauces de haut goût sont de cinq sortes, et chacune, si l’on en fait un fréquent usage, a des qualités nuisibles à la santé. Les aliments trop salés incommodent le cœur : ceux qui sont trop aigres sont contraires à l’estomac : ceux qui sont trop amers endommagent les poumons ; ceux qui sont trop piquants préjudicient au foie par leur acidité ; enfin ceux qui sont trop doux, nuisent aux reins.

Mais ce que l’on doit le plus éviter en apprêtant les aliments, c’est l’excès du sel. Le sel ralentit le mouvement du sang, et rend la respiration moins libre. L’eau salée, jetée dans le sang d’un animal qu’on vient d’égorger, le fige aussitôt et le coagule. Aussi voit-on que ceux qui se nourrissent ordinairement de viandes salées, ont le teint pâle, le pouls embarrassé, et sont pleins d’humeurs impures et viciées.

Accoutumez-vous donc aux aliments les plus simples, ils vous préserveront d’une infinité de maladies, et vous maintiendront dans une santé parfaite. Mais ayez soin que ces aliments soient chauds lorsque vous les prenez : ne mangez jamais de viandes froides, surtout quand elles sont mêlées de graisse. Cette nourriture, en séjournant dans le ventricule, y produirait des crudités, qui causeraient des tranchées, la diarrhée, et d’autres incommodités semblables.


IV.

En prenant vos repas, mangez lentement, et mâchez bien vos morceaux.

1° Cette mastication lente brise les aliments, les imbibe de salive, et les met en un état de finesse et de première dissolution, qui les prépare à la fermentation de l’estomac.

2° La digestion ainsi commencée sous les dents, et par le secours de la salive, se perfectionne aisément par le levain du ventricule.

3° On se préserve de bien des accidents, qui arrivent à ceux qui mangent avec précipitation, tels que sont la toux, le hoquet, et le y tse, c’est-à-dire, une irritation de l’œsophage qui est quelquefois mortelle.

Quoi de plus dégoûtant, et en même temps de plus risible, que de voir un homme prendre sa réfection, de même que le tigre se jette sur sa proie, se hâter de manger, se remplissant sans cesse la bouche de nouveaux morceaux pris à droite et à gauche ; comme si on les lui disputait, ou qu’il craignît qu’on ne les lui enlevât !


V.

Ne contentez par tellement votre appétit, qu’en sortant de table vous soyez pleinement rassasié : l’abondance de la nourriture tourmente l’estomac, et nuit à la digestion. Quand même vous auriez un estomac robuste et qui digère aisément, n’occupez point toute sa vigueur, laissez-lui quelques degrés de force en réserve.

Je m’explique par une comparaison. Un homme peut lever et porter un poids de cent livres ; si on ne le charge que de quatre-vingt, il n’en est pas beaucoup fatigué. Rendez le fardeau beaucoup plus pesant, et forcez-le à le recevoir sur ses épaules, ses nerfs trop tendus en souffriront, ses os ne le pourront soutenir, et après quelques pas on le verra chanceler et tomber à la renverse.

L’application est aisée à faire. Quand on s’est accoutumé à une vie sobre, l’usage des aliments est beaucoup plus profitable. C’est surtout lorsqu’on a souffert longtemps de la faim et de la soif qu’il faut savoir se modérer. Vouloir satisfaire entièrement à ce que l’un et l’autre demandent, c’est s’exposer à une maladie certaine, parce que les esprits animaux et vitaux ne pourraient suffire à leurs fonctions.


VI.

Soupez de bonne heure et sobrement. Il vaut mieux multiplier les repas, si l’on en a besoin. La coutume est qu’en été, à la cinquième et sixième lune, où les jours sont plus grands, on fasse quatre repas, l’un à son lever de grand matin ; un second à onze heures ; un troisième au déclin du soleil, et un quatrième lorsqu’on va se coucher. Dans les autres saisons trois repas suffisent.

Je voudrais qu’on fixât à peu près la quantité de riz et des autres aliments qu’on doit prendre à chaque repas, conformément à son tempérament et à son genre de vie, et qu’on s’en tînt à cette règle, se faisant une loi de ne la transgresser jamais, pas même en certaines occasions, où les mets flattent davantage le goût, et donnent envie d’en prendre plus qu’à l’ordinaire. Mais où la sobriété est le plus nécessaire, c’est au souper, qui doit être fort léger.

Généralement parlant, ne prenez point d’aliments qui soient de difficile digestion, tels que sont ceux dont la substance est gluante et visqueuse. Abstenez-vous de viandes à demi crues ou chargées de graisse, de celles qui sont apprêtées en espèce de daubes ou d’étuvée, des ragoûts trop épicés qui portent le feu dans les entrailles, des grains nouveaux qu’on aime à manger dans leur primeur, et qui ne sont salutaires que quand ils ont acquis leur parfaite maturité par la fermentation insensible, et par l’évaporation de certains sels volatils trop abondants et trop acres. Cet avis regarde principalement les vieillards, et ceux qui ont l’estomac faible.


VII.

Ayez soin que les mets qu’on vous apprête soient tendres et cuits à propos. Car s’ils étaient durs, et s’ils résistaient sous la dent, l’estomac aurait de la peine à les digérer. Une chair tenace, pleine de nerfs, ou à demi cuite, est très indigeste.

Quand on est dans la force et à la vigueur de l’âge, que le sang a tout son feu, et que l’estomac est robuste, on peut être moins incommodé d’une pareille nourriture. Mais elle rendra infailliblement malade un homme d’un estomac faible, ou qui est avancé en âge.

Pour moi j’ordonne que le riz, la viande, le poisson, les herbages, les légumes, et généralement tout ce qu’on me sert, soit bien cuit, et très tendre, sans quoi je n’y toucherais pas.


VIII.

Ne prenez votre sommeil que deux heures après votre repas. Les aliments qui descendent par l’œsophage dans l’estomac, doivent y être broyés et dissous, afin de pouvoir circuler, être filtrés, et assimilés : le sommeil pris aussitôt après le souper, ôte à l’estomac la liberté d’agir sur les aliments, qui n’y étant pas broyés comme il faut, y croupissent, et causent des crudités, des rapports aigres, et souvent la lienterie, et une vraie diarrhée. Si elle dure un peu de temps, la pâleur paraît sur le visage, et le corps devient languissant, faible, et bouffi.

La digestion étant ainsi traversée par un sommeil déplacé, la chylification en est blessée, et le chyle vicié se répandant par le mouvement circulaire dans tous les viscères, et s’y arrêtant, parce qu’il est trop épaissi, y est coagulé de plus en plus par son acide dépravé ; ce qui est la source d’une infinité de maladies, à cause des obstructions qui surviennent dans les colatoires des humeurs. Je conseille donc de se promener un peu de temps après le repas : ce mouvement modéré facilite la digestion.

Gardez-vous aussi de prendre votre repas aussitôt après un violent accès de colère. La colère cause une effervescence dans la lymphe exprimée des glandes salivaires : la salive chargée d’un levain malin, descend dans l’estomac, infecte le chyle, et corrompt la masse du sang.


IX.

Commencez votre repas par boire un peu de thé, il sert à humecter le gosier et l’estomac, et il préserve d’atteintes fâcheuses la chaleur et l’humide radical : finissez-le de même par une tasse de thé, pour vous rincer la bouche et les dents ; c’est le moyen de les affermir et de les conserver jusqu’à la vieillesse.

Je ne conseille pas de boire beaucoup, ni de thé, ni d’autre liqueur. L’estomac ne veut point être trop humecté : un peu de sécheresse et de chaleur le met dans l’état le plus convenable à ses fonctions.

J’avouerai ingénument que le thé n’est pas de mon goût, et que lorsque je suis obligé d’en boire, je sens que mon cœur se soulève. La faiblesse de ma constitution dans ma jeunesse a pu contribuer à cette antipathie. Je ne distingue pas même le thé excellent du plus commun ; c’est ce qui m’attire quelquefois des plaisanteries de la part de mes amis : mais je me raille à mon tour de leur délicatesse, et je me sais bon gré d’y être insensible.

Mais, dit-on communément, celui qui n’aime pas le thé, n’est pas indifférent pour le vin[1]. J’en bois, il est vrai, mais je n’en prends jamais plus de quatre ou cinq petites tasses : si j’allais au-delà, j’aurais aussitôt la respiration embarrassée, la tête brouillée de vertiges, l’estomac dérangé, et le lendemain je me trouverais dans la situation d’un homme qui est menacé d’une maladie prochaine.

Le vin pris sobrement, réjouit la nature abattue, réveille ses forces, et rend à la masse du sang et au pouls leur vivacité naturelle. Mais s’il est pris avec excès, il produit des ferments venteux, il cause des obstructions dans les reins, et corrompt l’estomac.

Rien ne me paraît ni plus honteux, ni plus indigne d’hommes raisonnables, que de disputer ensemble dans un festin, qui boira le plus de rasades, et qui aura plus tôt vidé sa tasse. Pour moi, quand je régale mes amis, je les invite volontiers à boire deux ou trois coups, pour les mettre en belle humeur : mais j’en demeure là, sans les presser davantage, ni leur faire de ces sortes de violences qui ruineraient leur santé.

Telles sont mes maximes pour le temps du repas : elles sont aisées, et si on les pratique, je suis sûr qu’on s’en trouvera bien.


ARTICLE TROISIÈME.
Régler les actions de la journée.


Dans les actions ordinaires de la vie, on est assez attentif aux choses considérables qui donnent une atteinte visible à la santé : mais il y en a beaucoup de petites, qu’on regarde comme des minuties, et auxquelles on ne daigne pas faire attention. Ce sont cependant ces minuties observées avec soin, qui préservent de plusieurs incommodités, et la négligence sur cet article, abrège quelquefois le cours des années, que le Tien voulait nous accorder.

A parler en général, la vie de l’homme dépend du mouvement régulier des esprits. Il y en a de trois sortes : Les esprits vitaux, que nous nommons tsing ; les esprits animaux, qu’on nomme ki ; et un troisième ordre d’esprits, bien plus nobles, plus dégagés de la matière, et auxquels le nom d’esprit convient beaucoup mieux, c’est ce qui se nomme chin.

C’est des esprits vitaux que naissent les esprits animaux, et de ceux-ci ce troisième ordre d’esprits destinés aux opérations intellectuelles. Si les esprits vitaux viennent à manquer, il faut nécessairement que les esprits animaux manquent aussi, et cette seconde espèce d’esprits étant épuisée, la troisième ne peut subsister, et il faut que l’homme périsse.

Il est donc important de ne pas dissiper vainement ces trois principes de la vie humaine, ou par l’usage immodéré des plaisirs sensuels, ou par de violents efforts, ou par une application d’esprit trop forte et trop constante.


Remarques.

Ce que dit ici l’auteur chinois, s’accorde assez avec le langage d’un auteur moderne. Voici ses paroles qui y serviront d’éclaircissement :

Tous les ressorts du corps humain, dit-il, seraient inutiles et sans action, si Dieu n’avait produit et destiné les esprits vitaux, pour les faire agir, et leur imprimer le mouvement de la vie, et les esprits animaux, pour mettre en exercice les sens intérieurs et extérieurs. Aussi a-t-il déterminé pour instrument général de la vie végétante dans l’animal, le sang artériel, qui s’appelle aussi esprit vital, quand il a été échauffé et purgé dans le cœur.

Les esprits animaux sont bien plus excellents que les esprits vitaux, puisqu’ils sont les instruments d’une vie plus noble.

1° Les parties qui composent l’esprit animal, sont bien plus petites et plus subtiles que celles qui composent l’esprit vital.

2° Les parties de l’esprit animal se remuent en tout sens séparément les unes des autres, comme les parties qui composent l’air. Voilà le ki chinois. Les parties de l’esprit vital rampent, en glissant les unes sur les autres, comme les parties de l’eau. C’est le tsing chinois.

3° Les parties de l’esprit animal sont si fort agitées, qu’il devient imperceptible à tous les sens, et c’est là cette portion la plus déliée de ces esprits, appelée chin.

Les actions de croître, de se nourrir, etc. sont les actions vitales, attribuées au tsing chinois. Celles de sentir, par les sens intérieurs et extérieurs, sont les actions animales. Les esprits animaux, selon les anciens, ne sont qu’un air subtil, un souffle fort délicat ; et c’est justement le ki : c’est un composé de petits corps, qui sont dans un mouvement prompt et continuel, de même que les petits corps qui composent la flamme d’un flambeau allumé.


Ces esprits, selon les modernes, ne sont qu’une humeur subtile, qui coule du cerveau dans les nerfs avec tant de force et d’impétuosité, que quand on les a percés, il est très difficile de l’arrêter.

L’auteur que je cite, entend par les esprits animaux un air très pur et très subtil, un souffle délicat ; et c’est le ki chinois. De plus une flamme plus déliée que n’est celle de l’eau-de-vie, et c’est le chin chinois.


I.

L’avis le plus important que je puisse donner pour maintenir le corps dans un juste tempérament, est d’être très sobre dans l’usage des plaisirs des sens : tout excès épuise les esprits. Ne faites point d’effort pour apercevoir ce qui est hors de la portée de votre vue, et vous conserverez le foie en bon état. Ne prêtez point l’oreille pour entendre ce qui demande une attention forcée, et vos reins seront sains. Gardez-vous de cracher beaucoup, et de pousser fréquemment dehors votre salive, vos poumons s’en trouveront bien. N’entreprenez pas des ouvrages d’un artifice extrêmement fin et délicat, le cœur en conservera sa force et sa vigueur.

Quand vous avez souffert de la faim, ne mangez pas beaucoup d’abord, et surtout abstenez-vous d’aliments crus et froids de leur nature, de crainte que l’estomac n’en souffre. Voilà ce qui regarde les parties internes. Pour ce qui est des actions extérieures. Ne marchez pas trop longtemps, vos nerfs en seraient fatigués ; ne vous tenez pas des heures entières debout et immobile, les os auraient de la peine à vous soutenir ; ne soyez pas trop longtemps assis, les chairs en souffriraient ; ne demeurez pas couché au-delà du besoin, le sang en serait moins fluide, et aurait plus de peine à couler dans les veines.

Dans les différentes saisons il y a pareillement des mesures à garder, pour se défendre des grandes chaleurs et des grands froids. En hiver, ne cherchez point à être trop chaudement, ni en été à vous mettre trop au frais. Ma maxime est de prévenir de bonne heure les diverses maladies, et de me précautionner contre leurs plus légères atteintes.


II.

Aussitôt après votre réveil, faites avec la main plusieurs frictions sur la poitrine à la région du cœur, de crainte que sortant tout chaud du lit, la fraîcheur ne surprenne tout à coup, et ne referme subitement les pores du corps, ce qui causerait des rhumes et d’autres incommodités, au lieu que quelques frottements avec la paume de la main, mettent le sang en mouvement à sa source, et préservent de plusieurs accidents.

De même, en vous lavant le visage au sortir du lit, gardez-vous de tenir les yeux ouverts, de crainte que les sels de la chassie et de la sueur, entraînés avec l’eau, n’y causent des âcretés, et n’y produisent à la longue une inflammation séreuse.


III.

Comme de toutes les passions qui nous agitent, la colère est celle qui fait le plus de ravage ; de même, de toutes les affections malignes de l’air, c’est le vent qui est le plus dangereux, surtout le vent coulis, qui est froid et perçant, et qui surprend comme à la dérobée. Il s’insinue dans le corps, il pénètre les nerfs et les artères, et cause souvent les douleurs cruelles de la goutte, la paralysie, et d’autres maladies également fâcheuses.

C’est pourquoi l’ancien proverbe nous avertit, d’éviter un coup de vent avec autant de soin, que nous éviterions un trait de flèche. Ainsi, soit au sortir d’un bain chaud, soit à la fin d’un rude travail, lorsque le corps est en sueur, donnez-vous bien de garde de quitter une partie de vos habits, et de vous mettre à un vent frais ; ce léger soulagement vous coûterait cher. L’air froid bouche les pores, et alors il se fait un amas de mauvaises humeurs, qui seraient sortis par cette voie, ou en forme de sueur sensible, ou par le moyen d’une insensible transpiration. C’est surtout aux pieds, au dos, et au ventre qu’il ne faut pas sentir de froid.

C’est pourquoi dans l’été même, où l’on se couvre d’habits fort légers, il est à propos de couvrir le bas-ventre d’une large toile de coton, pour le préserver des coliques qu’un froid inopiné y causerait. Je sais que quand on a été incommodé, on remédie au mal par des sudorifiques : mais s’ils guérissent le mal présent et sensible, ce n’est qu’en affaiblissant la masse du sang, dont ils altèrent la fermentation, qui pousse dehors quantité de parties assimilaires avec les hétérogènes.


IV.

A la quatrième et cinquième lune, c’est-à-dire, aux mois de mai et de juin, si les pluies, comme il arrive dans quelques provinces méridionales, durent longtemps et sans interruption, il faut remédier à la grande humidité des maisons, en y brûlant des herbes odoriférantes, ou des matières bien sèches, et qui fassent un feu clair.

Quand on reste longtemps assis ou couché dans un lieu humide, on s’expose à être attaqué de paralysie, ou du moins d’un cours de ventre très opiniâtre.

Dans les grandes chaleurs, où l’on sue beaucoup, changez souvent de linge ; mais n’en prenez point qu’on n’ait exposé tout récemment au soleil, pour le sécher.


V.

Quand on a exprimé le sucre des cannes, ne brûlez point sous vos yeux le bois et le marc qui restent : ce feu a la vertu maligne d’obscurcir la vue : on s’expose au même inconvénient, quand on se sert à la lampe de la graisse de poisson, au lieu de l’huile ordinaire.

Le musc et les fleurs des petites oranges renferment des insectes imperceptibles : ne les approchez point du nez pour les flairer, de crainte que ces petits vers ne pénètrent jusqu’au cerveau. L’air est rempli de semences imperceptibles de divers petits insectes, qui entrent dans nos corps par la respiration ; mais ils ne peuvent pas y éclore, faute de sujet propre à les aider : au lieu que les vers, qui déposent leurs petits œufs dans le calice farineux des fleurs, pourraient être attirés par le nez avec le ferment propre à les faire éclore.


VI.

Durant les trois mois du printemps que la nature fermente de tous côtés, il faut s’y conformer, et pour cela se donner du mouvement, ne fût-ce qu’en marchant, afin que les membres soient plus dispos. L’inaction et une vie sédentaire sont très contraires à la santé dans cette saison.

S’il y a alors certains jours, où la chaleur se fait sentir, ne quittez pas trop tôt vos habits d’hiver, et ne retranchez de vos vêtements que peu à peu et par degrés, de crainte que vous ne soyez surpris par un froid inopiné, qui dans cette saison succède assez ordinairement à la chaleur.


VII.

C’est en été qu’il se fait dans le corps une grande dissipation d’esprits. Les reins sont affaiblis, l’humide radical se dissout, et s’en va, pour ainsi dire, en eau et en sueurs. Il faut prendre alors des aliments un peu chauds, et propres à procurer au dedans une chaleur modérée.

Si après quelque violent exercice vous buvez des potions chaudes, capables d’exciter la sueur, laissez-la sortir à son gré, et ne soyez pas assez imprudent pour arrêter son cours, en quittant vos habits, moins encore en l’essuyant au plus vite, à mesure qu’elle sort, et employant à l’essuyer un linge humide. Il ne convient pas même de s’éventer durant la sueur.


VIII.

Pendant les trois mois de l’hiver, lorsque les eaux n’ont plus leur cours libre, le sang de nos veines devient lent, embarrassé, et même sujet à s’aigrir. Les vaisseaux se trouvant trop pleins, faute de transpiration, cette plénitude ôte la liberté du mouvement à la liqueur, et la rend plus lente. D’ailleurs, l’air plein de nitre qu’on respire, porte dans la masse du sang des aiguillons, propres à embarrasser le chyle, et capables de l’aigrir.

Il est donc important de redoubler ses soins, pour entretenir la chaleur naturelle et les esprits vitaux. C’est pourquoi pendant ce temps-là ne sortez de votre maison que dans une grande nécessité : tenez-vous y chaudement, ne vous levez pas de si grand matin, pour ne pas essuyer le premier froid des gelées blanches : couvrez-vous d’habits propres à vous échauffer, sans néanmoins vous charger de fourrures trop chaudes, ni vous tenir continuellement auprès du feu, ce qui causerait au dedans une fermentation véhémente, et capable de donner la fièvre. Surtout ceignez-vous les reins d’une double ceinture, large de quatre à cinq pouces : la chaleur qui se conserve aux reins, échauffe le reste du corps.


IX.

Dans les voyages, si vous les faites en barque, comme il n’est pas aisé d’avoir dès le matin du riz préparé, fournissez-vous d’avance de pilules de ti hoang, et aussitôt après votre réveil, avalez le poids de trois ou quatre drachmes de ces pilules, dans une tasse d’eau chaude[2]. Au défaut des pilules, vous pouvez prendre du seul ti hoang.

Si voyageant par terre, vous traversez des montagnes embrasées des ardeurs du soleil, quelque soif que vous ayez, gardez-vous de boire de l’eau des sources, ou des ruisseaux, sur lesquels le soleil darde ses rayons : outre qu’elle a alors des qualités malfaisantes, elle est souvent chargée des semences d’une infinité d’insectes.

Si c’est dans le fort de l’hiver que vous voyagez, et que la rigueur du froid vous ait gelé les pieds, à votre arrivée dans la maison, faites-vous apporter de l’eau un peu tiède, et bassinez-en vos pieds avec la main, en les frottant doucement pour les ramollir, et pour rappeler aux veines et aux artères la chaleur naturelle. Après cette première opération, vous ne risquez rien de vous les laver avec l’eau la plus chaude. Si négligeant cette précaution, vous plongiez tout d’un coup les pieds dans de l’eau bouillante, le sang glacé se figerait ; les nerfs et les artères en seraient blessés, et vous courriez risque d’être impotent le reste de vos jours. De même, quand on revient de dehors, pénétré et transi de froid, il n’est pas à propos de boire d’abord des liqueurs chaudes ; il faut qu’une demie heure de repos précède la boisson.


Remarques.

Le ti hoang dont on vient de parler, n’est autre chose que la racine de la grande consoude : la bonne se trouve dans la province de Ho nan, vers la ville de Hoai king, ce qui lui a fait donner le nom de hoai king ti hoang. Ses racines, quand elles sont sèches, sont grosses comme le pouce, et beaucoup plus longues.

Cette racine a d’excellentes propriétés : on lui en attribue beaucoup en Europe, et encore plus à la Chine. Un médecin chinois, qui est chrétien, assure que les gens riches, attentifs à leur santé, prennent tous les matins des pilules de ti hoang, de même qu’en Europe on en voit plusieurs qui prennent du café, ou du chocolat.

Les uns coupent cette racine en petites rouelles, pour la prendre en décoction, ou cuite au bain-marie. D’autres la pilent, la mettent en bol, et l’avalent avec de l’eau chaude. Le plus souvent on y ajoute cinq sortes d’ingrédients, qui sont des aromates, des cordiaux, des diurétiques, de légers sudorifiques, et de petits acides, pour relever et étendre à plus de viscères la vertu du ti hoang, qui domine toujours dans ces pilules.

Parmi ces ingrédients, le fou lin tient le premier rang : il ne faut pas confondre cette racine avec le tou fou lin, qui est la racine d’esquine ou China. Le tou fou lin est très commun à la Chine, et se donne presque pour rien, au lieu que le fou lin y est très estimé, et se vend très cher.

Le goût de la racine fou lin est doux, ses qualités sont tempérées, et elle n’a rien de malfaisant, ni qui ait besoin de correctif. C’est un bon remède pour les incommodités du foie et de la poitrine, pour l’hydropisie, et l’asthme : ce qu’elle a de chaud de sa nature, sert à dissoudre les phlegmes qui embarrassent la bouche, et le gosier, et à dissiper les flatuosités qui se trouvent dans l’estomac, et dans les côtés.

De plus, elle calme les douleurs du cœur, et les troubles violents qui s’élèvent dans l'âme par un excès de tristesse ou de crainte : elle soulage la grande sécheresse de la bouche et de la langue : elle a la double vertu de remédier au flux immodéré, et à la rétention d’urine : elle arrête les vomissements déréglés, et les convulsions des enfants, et en fortifiant les reins, elle dispose les femmes enceintes à d’heureuses couches. On avertit de ne point user de vinaigre, ni de mets acides, tout le temps qu’on prend ce remède.

On demandera peut-être quel est l’arbrisseau qui naît de la racine fou lin, de quelle figure sont ses feuilles, ses fleurs et son fruit. L’Herbier chinois qui ne manque pas d’entrer dans ce détail, en parlant des plantes, ne donne au fou lin ni tige, ni feuilles, ni fleurs ; c’est ce qui fait conjecturer qu’il doit être mis au rang des truffes.

Le bon fou lin se trouve dans la province de Chen si : on en a trouvé dans la suite du meilleur dans la province d’Yun nan, et l’on n’emploie que celui-là à la cour, où il se vend un taël la livre. Un marchand, dit le P. Dentrecolles, m’a apporté une de ces racines, longue d’un pied, peu grosse à proportion, et de la largeur de l’ouverture de la main, qui pesait trois livres. Je crois que l’écorce rougeâtre, qui couvre la substance blanche, en augmente considérablement le poids.

Le fou lin croît aussi dans la province de Tche kiang, et l’on en fait usage dans les provinces méridionales, où il est à bon compte ; mais il n’est pas comparable à celui de la province d’Yun nan. Un médecin lettré en apporte la raison : c’est que le fou lin de la province de Tche kiang, étant d’une matière spongieuse, a moins de corps et de force que celui de la province d’Yun nan, et ne pourrait résister à l’air vif et nitreux de Peking : au contraire, le fou lin des provinces d’Yun nan et de Chen si est compacte, a peu de pores, et a beaucoup de poids.

Cette différence de tissure, ainsi que le remarque un auteur chinois, vient de ce que les pins montagnards, tels que sont ceux des provinces de Chen si et d’Yun nan, sont d’une matière bien plus massive, que ne le sont les pins maritimes, ou ceux qui croissent à peu de distance de la mer.

Mais, dira-t-on, à quel propos parler ici de pins ? En voici la raison ; et elle appuie la conjecture déjà faite sur la nature du fou lin. L’Herbier chinois, dit le P. Dentrecolles, assure, 1°. Que le bon fou lin se trouve dans la terre, sur les montagnes, ou dans les vallées voisines des endroits où de vieux pins ont été coupés. 2°. Que c’est de la substance la plus spiritueuse échappée de ces pins, et répandue dans le terroir, qu’il est formé, et qu’il reçoit son accroissement.

Sur quoi j’ai jugé que le fou lin pourrait bien se former et croître de la même manière que les truffes, qui ne tiennent à la terre par aucune racine sensible. Peut-être le fou lin est-il une espèce de fungus des grosses racines des pins qu’on a coupés, dont le suc nourricier retenu en bas, se ramasse, et engendre cette substance, qui est d’abord molle, et plus ou moins spongieuse, à proportion de la graisse du pin. Le fou lin que j’ai eu entre les mains, m’a paru n’avoir jamais eu de racines, par où il ait été attaché à celles du pin, et les livres n’en disent rien. Que s’il est fortement attaché aux racines des pins coupés, on pourrait le regarder comme une espèce de guy de ces racines, de même que le pin a souvent au-dehors un guy qui ne lui tient par aucun fibre, quoiqu’il s’en nourrisse. Ce sont là les conjectures de ce Père, qui détermineront peut-être à rechercher en Europe le fou lin dans les montagnes, où depuis longtemps on aura coupé de vieux pins.

Le même médecin, ajoute le Père Dentrecolles, m’ayant assuré qu’on plante le fou lin, et qu’on le cultive, je crus d’abord m’être trompé dans mes conjectures, en le mettant au rang des truffes : mais quand il m’eût ajouté qu’il ne croyait pas, qu’ayant été ainsi planté, il eût une tige et des feuilles, je revins à mon premier sentiment : car ayant lu dans le Dictionnaire de l’Académie, qu’il y a des endroits où l’on replante les petites truffes pour les faire grossir, et qu’étant replantées, elles ne jettent ni tige, ni branches, ni feuilles, il m’a paru qu’il en pouvait être de même du fou lin qu’on replante et qu’on cultive.

Il y a deux observations à faire, que je ne dois pas omettre : la première, c’est que le fou lin, quand on veut en user, se prépare en ôtant la peau qui est inutile, et en donnant deux ou trois bouillons à la substance intérieure. La seconde, c’est que, selon l’Herbier chinois, si l’on veut découvrir le bon fou lin, dont la substance est solide et compacte, tel qu’est celui qui vient de la province d’Yun nan, il faut le chercher en terre, dans la distance d’une brasse aux environs des gros pins, et y creuser jusqu’à six ou sept pieds pour le trouver. On prétend que de l’endroit où il est renfermé, il s’élève une vapeur déliée, que les connaisseurs distinguent à l’œil. Le bon fou lin a cela de particulier, qu’il reste en terre sans s’y carier, sans que les vers l’endommagent, et plus il y reste, mieux il croît, et meilleur il est.


ARTICLE QUATRIÈME.
Régler le repos de la nuit.


J’entre dans un détail de choses qui paraîtront peu importantes, et qu’on traitera peut-être de minuties ; mais l’expérience m’a appris que ces choses-là même, toutes légères qu’elles paraissent, ne sont point à négliger, puisqu’en les observant, elles contribuent à la conservation de la santé.


I.

Comme il reste le soir dans la bouche et entre les dents une crasse maligne des aliments qu’on a pris pendant le jour, ou des vapeurs impures qui s’élèvent des entrailles, il faut, avant que de vous coucher, vous bien rincer la bouche avec de l’eau ou du thé tiède, et vous frotter les dents avec une brosse douce et pliable, pour vous assurer de leur propreté. Vous sentirez alors dans la bouche et sur la langue une agréable fraîcheur.

Cette pratique paraîtra un peu gênante, mais ce ne sera que dans les premiers jours que vous vous apercevrez de cette gêne. Au bout de quelques jours vous y trouverez du plaisir, et si par oubli ou autrement vous veniez à y manquer, vous ne seriez pas content.


II.

Le milieu de la plante des pieds, est comme l’issue et l’ouverture des sources abondantes des esprits répandus dans tout le corps : les veines et les artères qui y aboutissent, ressemblent aux embouchures des rivières, qu’il faut tenir ouvertes, sans quoi elles regorgent et refoulent. Les vapeurs fuligineuses du sang s’échappent par la transpiration insensible, et comme les humeurs vicieuses se déchargent sur les jambes, il faut leur ouvrir une voie qui facilite cette transpiration.

C’est pourquoi voici une pratique salutaire : quand vous êtes déshabillé et prêt de vous mettre au lit, prenez le pied d’une main, et de l’autre frottez-en la plante avec force et le plus longtemps qu’il vous sera possible : ne discontinuez que lorsque vous y sentirez une grande chaleur. Alors remuez séparément chaque doigt du pied jusqu’à vous lasser. C’est un moyen efficace de conserver et de réparer les esprits vitaux et animaux.


Remarque.

Ce qu’on conseille ici, je l’ai vu pratiquer, dit le Père Dentrecolles, à un gentilhomme anglais, sur son vaisseau, où j’étais. Il avait accoutumé tous les soirs de se faire frotter la plante des pieds par un de ses domestiques : il suivait vraisemblablement une leçon de la médecine anglaise, qui s’accorde en cela avec la maxime de notre auteur. Les médecins européens ordonnent qu’on applique à la plante des pieds des cataplasmes pour arrêter l’ardeur d’une fièvre accompagnée de transports au cerveau, et pour apaiser les douleurs aiguës de la colique : ce qui fait croire que la pratique recommandée par l’auteur chinois, peut être utile à ceux qui voudront s’y assujettir.


III.

Avant que de vous coucher, ne vous entretenez point de choses qui frappent l’imagination, et qui y laissent des traces capables de troubler votre sommeil, tels que sont des apparitions d’esprits, des enfantements monstrueux, des tours subtils de filous, ou des histoires tragiques. Vous dormiriez d’un sommeil inquiet, qui interromprait l’élaboration des esprits, et arrêterait la transpiration si nécessaire à la santé.


IV.

Aussitôt qu’on s’est mis au lit, il faut endormir le cœur ; je veux dire, qu’il faut le tranquilliser, et rejeter toute pensée qui pourrait écarter le sommeil.

Couchez-vous, ou sur le côté gauche, ou sur le côté droit ; pliez un peu les genoux, et endormez-vous dans cette situation : elle empêche les esprits vitaux et animaux de se dissiper, et entretient le cœur en bon état.

A chaque fois que vous vous réveillez, étendez-vous dans le lit : c’est le moyen de rendre le cours des esprits et la circulation du sang plus libre. En dormant, ne prenez point la figure d’un homme mort, dit Confucius, c’est-à-dire, ne vous couchez point sur le dos, et ne tenez point les mains appuyées sur la poitrine et sur le cœur, vous n’aurez point de ces songes fâcheux, où vous vous imagineriez que quelque Yen ou esprit malin vous oppresse, et vous tient comme engourdi, en sorte que vous ne puissiez vous aider, ni en vous secouant, ni en changeant de posture.


V.

Quand une fois vous êtes au lit, gardez-y le silence, et abstenez-vous de tout entretien. Des cinq parties internes, le poumon est la plus délicate : il est placé au-dessus des autres, et sert à la respiration et à la formation de la voix. Quand on est couché dans la posture convenable, les poumons penchent et reposent sur le côté ; si alors vous vous mettez à discourir, vous forcez les poumons à se soulever en partie, et en se soulevant fortement, ils secouent les autres parties nobles internes.

Une comparaison servira à me faire entendre. La parole qui part du poumon, est comme le son qui vient de la cloche : si elle n’est pas suspendue, vous l’endommagez en la frappant pour la faire résonner. On rapporte que Confucius s’était fait une loi, de ne plus parler dès qu’il était couché : c’était sans doute pour la raison que je viens d’apporter.


Remarque.

Cet auteur raisonne selon les faibles notions qu’il a de l’anatomie. On voit bien qu’il ne connaît guère la structure du poumon, la séparation de ses lobes, et sa facilité à prendre différentes figures. Il ignore de même les fonctions du diaphragme, qui est l’instrument actif de la respiration, puisque c’est la contraction de ses muscles qui fait entrer l’air dans les poumons, d’où il est rejeté par leur relâchement. Voudrait-il rendre muets ceux qu’une longue maladie de simple langueur, ou une extrême vieillesse tient attachés au lit des années entières ? Il cherche trop de mystère dans le silence que gardait Confucius durant la nuit : il est vraisemblable qu’il cessait alors de s’entretenir avec ses disciples, parce qu’il avait assez discouru pendant la journée, et qu’il avait besoin de repos.


VI.

Durant le sommeil ne tenez point la tête et le visage sous la couverture : la respiration en serait moins pure et moins libre. Accoutumez-vous à dormir la bouche fermée : rien ne contribue davantage à conserver l’humide radical, qui s’évapore et se perd, lorsque la bouche demeure ouverte. Le moindre inconvénient qui en puisse arriver, c’est de perdre les dents de bonne heure : l'air en entrant et sortant continuellement, les heurte, et peu à peu les ébranle. D’ailleurs on s’expose à y recevoir des corpuscules grossiers, ou des influences malignes, qui passant par la bouche, s’insinuent dans le corps, infectent le sang, et deviennent la source de plusieurs maladies.


VII.

Ne dormez point sur des peaux de tigres ou de léopards : si les poils de ces animaux vous entraient tant soit peu dans la chair, vous éprouveriez combien ils sont venimeux.

Ne dormez point non plus à l’air, à la rosée, sur des pierres froides, ou dans un lieu humide, ni même sur des lits ou sur des chaises vernissées : cette indiscrétion causerait des paralysies, des dartres, et des maladies froides.

Il est de même dangereux de se reposer sur des chaises ou sur des pierres fort échauffées par le soleil : une chaleur maligne s’insinuerait dans le corps, fixerait les humeurs en quelque endroit, et y causerait un abcès.


Voilà un précis des leçons que donne le médecin chinois pour se conserver la santé, et prolonger ses jours jusqu’à une extrême vieillesse.

On sera sans doute surpris que les Chinois, étant si peu versés dans la science de l’anatomie, qui est la partie la plus importante de la médecine, pour découvrir les causes des maladies, on leur voit faire néanmoins des raisonnements qui semblent supposer cette connaissance. Ils suppléent à ce qui leur manque de ce côté-là par leur expérience, et par leur habileté à conclure des battements du pouls, quelle est la disposition interne des viscères, afin de les rétablir dans leur état naturel, par des remèdes proportionnés. Et dans le fonds on ne voit pas mourir un plus grand nombre des malades qu’ils traitent, qu’il n’en meurt entre les mains des plus habiles médecins d’Europe.

Du reste, l’expérience personnelle d’un médecin, qui a su rétablir sa santé, ruinée dès l’enfance, doit, ce semble, accréditer les moyens dont il s’est servi. Je doute néanmoins que les règles qu’il prescrit, soient aussi goûtées en Europe, qu’elles le sont à la Chine.


Fin du troisième volume.

  1.  Les Chinois, comme nous l'avons dit, font leur vin avec du riz distillé, et ce vin a beaucoup de force.
  2. On a donné à ces pilules le nom de ti hoang, parce que le ti hoang domine sur cinq petits ingrédients dont elles sont composées.