Description de la Chine (La Haye)/Sur les ouvrages d’esprit

Scheuerlee (3p. 222-223).


Sur les ouvrages d’esprit.


C’est un dangereux métier que celui de faire des chansons, des comédies, des romans, des vers, et d’autres ouvrages d’esprit, où en termes couverts et énigmatiques l’on décrie la réputation des personnes les plus distinguées. Si ces sortes d’ouvrages anonymes vous sont communiqués, gardez-vous bien de faire paraître que vous les ayez vus. Si l’on s’aperçoit que vous les admirez, si vous en récitez des endroits avec complaisance, votre réputation deviendra suspecte ; et peut-être même vous soupçonnera-t-on d’en être l’auteur.

On ne doit se mêler de poésie délicate, que lorsqu’on s’est parfaitement établi dans la réputation d’homme savant. Des commençants, de jeunes lettrés, qui ont peu d’expérience, ne doivent pas entrer témérairement dans cette brillante carrière. Mon avis serait, qu’après une longue et sérieuse lecture des livres, on s’appliquât plutôt à la recherche des secrets de la nature, à la politique, et à l’art de bien gouverner les peuples. C’est là ce qui fait le vrai mérite, et qui élève aux premiers emplois.

Je ne saurais souffrir certaines expressions répandues dans quelques livres, et que ne doivent jamais employer des auteurs qui se piquent de science et de politesse. J’en citerai quelques exemples qui en feront voir le ridicule.

Si un de ces auteurs veut marquer qu’il est frappé de quelque bel endroit d’un livre : je veux, dit-il, graver cela sur mes os et dans mon cœur : s’il loue un service qu’on lui a rendu, il s’écrie : c’est un don qui égale tous les biens que je reçois du Ciel ; ou bien ayant recours aux fables : je serai, dit-il, l’oiseau qui rapporta l’anneau d’or à celui qui l’avait mis en liberté ; je rendrai un service pareil à celui des fourmis sauvées du naufrage sur un rameau jeté à propos. Après ma mort, diront quelques autres, si mon âme passe dans le corps d’un chien ou d’un cheval, je veux être à votre service pour reconnaître un si grand bienfait. Je ne blâme pas qu’on se serve de termes, qui marquent de la reconnaissance et de la modestie. Mais est-ce modestie que de donner dans cette extravagance ? N’est-ce pas plutôt une lâche et indécente flatterie ?

Dans les recueils qu’on fait aujourd’hui des pièces de vers ou d’autres ouvrages d’esprit, on n’expose plus aux yeux des lecteurs les beaux sentiments que nos anciens sages nous ont transmis : on n’a en vue que de divertir et d’amuser agréablement par des traits ingénieux. Quelle est l’utilité de pareils ouvrages ?

Ceux qui composent des livres de morale, se proposent de réformer les mœurs, et de porter les hommes à la pratique de la vertu ; si nonobstant l’approbation générale de leurs ouvrages, ils ne voient pas un aussi prompt changement qu’ils l’espéraient, il ne faut pas qu’ils perdent courage : leurs sages instructions n’en ont pas moins été utiles à remuer les cœurs, et à y faire naître de bonnes résolutions, dont on verra le fruit en son temps. Cela seul suffit pour consoler un auteur, pour l’animer au travail, et pour l’assurer qu’il n’a point perdu ni son temps, ni ses peines.