Description de la Chine (La Haye)/Route du Père Bouvet depuis Péking

Scheuerleer (Tome Premierp. 113-125).


ROUTE

que tint le père Bouvet depuis Peking jusqu’à Canton, lorsqu’il fut envoyé par l’empereur Cang hi en Europe en l’année 1693.


L’empereur m’ayant fait l’honneur de me nommer pour aller en Europe, voulut que je fisse le voyage jusqu’à Canton avec un mandarin du troisième ordre nommé Tong lao ye, et un Père portugais que Sa Majesté envoyait à Macao au-devant du père Grimaldi. Ce Père revenait à la Chine après un voyage en Europe qu’il avait fait par les ordres de l’empereur.

Le jour du départ fut fixé au 8 de juillet de l’année 1693. Le mandarin fut chargé de faire expédier les dépêches pour ce voyage par le Ping pou, ou tribunal souverain de la milice. il fut arrêté dans ce tribunal, qu’on me donnerait huit chevaux pour moi, et pour ceux qui seraient à ma suite, et que je pourrais partir le lendemain à quelle heure il me plairait.

Cette patente du Ping pou, qu’on nomme cang ho, consiste en une grande feuille de papier imprimée en caractères tartares et chinois, et munie du sceau du tribunal. La teneur de cette patente était en substance,

« Que le tribunal souverain de Ping pou me donnait ce cang ho par ordre de l’empereur, qui me députait de la cour pour son service, et voulait que je prisse ma route par Canton. Il ordonnait à tous les chefs des tribunaux des villes et lieux où il y avait des chevaux de poste, de me fournir sans délai le nombre des chevaux marqué, avec tout ce qui serait nécessaire sur la route, pour ma subsistance et celle de ma suite et de me loger dans les cong quan, ou hôtelleries publiques, où l’on a accoutumé de loger les officiers qui sont dépêchés de la cour, et que lorsque je serais obligé de prendre la route d’eau, de me fournir à proportion les barques et toutes les choses nécessaires pour mon voyage, etc. Le sceau qu’on y avait imprimé, était de trois pouces de large en carré, sans aucune autre figure ou caractère que le nom du tribunal du Ping pou, qui d’un côté y était gravé en caractères tartares, et de l’autre en caractères chinois : c’est la forme des sceaux de chaque tribunal de la Chine. Au bas de cette patente étaient les noms des présidents tartares et chinois du tribunal avec la date qui était ainsi conçue : Le 6e jour de la 5e lune de la 32e année du règne de Cang hi.

Ce fut donc le 8 de juillet que je partis de Peking à six heures du soir : je fis partir avant moi en poste un domestique pour avertir le mandarin, en la compagnie duquel je devais faire le voyage, que je le joindrais au rendez-vous, comme je le fis en effet, mais avec bien de la peine. Nous fûmes surpris de la nuit à trois lieues de Peking : il nous en restait encore quatre à faire : mais comme nous nous égarions à tout moment, je marchai neuf ou dix heures au milieu de l’eau et des boues, et ce ne fut que le lendemain à la pointe du jour que j’arrivai à la porte méridionale de Leang hiang hien où le mandarin m’attendait.

A peine fus-je descendu de cheval, qu’il fallut y remonter pour faire ce jour-là 140 lis, c’est-à-dire, deux postes de sept lieues chacune, la première jusqu’à Tso tcheou, et la seconde jusqu’à Sin tching hien.

Dans toutes les villes qui sont sur les grandes routes, il y ordinairement des y ma, c’est-à-dire, des bureaux où l’on entretient plus de 100 ou 150 chevaux de poste ; et quand les villes sont trop éloignées les unes des autres il y a des postes entre-deux. Quand on fait voyage avec le cang ho, et qu’on arrive au lieu de la dînée ou de la couchée, on trouve toujours des chevaux frais à changer, avec un logis préparé par le mandarin du lieu.

Ces logis, qu’ils appellent cong quan, devraient être propres à loger commodément les grands seigneurs ; mais comme il ne s’en trouve plus dans plusieurs villes, surtout dans celles que les dernières guerres ont désolé, le mandarin a soin de faire préparer la meilleure auberge qui s’y trouve ; et pour cela il l’érige en cong quan, c’est-à-dire, qu’on y attache un morceau d’étoffe de soie rouge en forme de courtine au haut de la porte, et qu’on garnit une table et une chaise d’un parement d’étoffe de soie avec une légère broderie. C’est à quoi se réduit présentement tout l’ameublement et la parure de la plupart de ces auberges, où logent les Grands dans leurs voyages. On n’y trouve jamais de lit dressé : la coutume est que les voyageurs portent leur lit avec eux, à moins qu’ils n’aiment mieux coucher fraîchement et durement sur une simple natte.

Le 10 nous fîmes une journée semblable à la précédente, c’est-à-dire, de quatorze lieues ; de sept lieues jusqu’à Hiong hien et de sept autres lieues jusqu’à Gin kieou hien. Quand nous arrivions dans quelque ville, nous trouvions d’ordinaire les mandarins hors des murailles, vêtus de leurs habits de cérémonie, qui venaient au-devant de nous pour nous faire honneur.

A peine étions-nous arrivés qu’ils venaient nous rendre visite à nos auberges : outre la table que nous trouvions assez bien servie, le principal mandarin ne manquait guère de nous envoyer à chacun une autre table, chargée de viandes bouillies et rôties, dont on régalait ceux qui nous accompagnaient : car outre nos domestiques, nous avions encore chacun cinq ou six pei pao, ou ma pai tse qui sont des valets de postes aux gages de l’empereur, dont les uns nous servaient de guides, et les autres portaient notre bagage montés aussi sur des chevaux de poste, sans compter dix ou douze soldats à cheval armés d’arcs et de flèches qui nous servaient d’escorte, et dont nous changions à chaque poste. Le Ping pou l’avait réglé de la sorte par une autre dépêche différente du cang ho que le tribunal avait remis entre les mains de Tong lao ye.

Le 11 nous ne fîmes qu’une poste de sept lieues jusqu’à Ho kien fou.

Le 12 nous en fîmes trois, la première de six lieues jusqu’à Hien hien ; la seconde aussi de six lieues jusqu’à Fou tchouang y, et la troisième de trois lieues jusqu’à Fou tching hien.

Le 13 nous fîmes deux postes : la première de six lieues jusqu’à King tcheou, et la seconde de sept lieues jusqu’à Te tcheou ville de la province de Chan tong située sur le bord de ce long et fameux canal, qui a été ouvert pour conduire à Peking le tribut du riz des provinces méridionales. On le transporte tous les ans sur ces grosses et magnifiques barques impériales qui se nomment leang tchouen.

Ce canal sépare en cet endroit la province de Pe tche li de celle de Chan tong. On trouve sur toute cette route de demie lieue en demie lieue des thun taï ou corps de garde, avec une petite tour ou terrasse élevée en forme de cavalier, pour découvrir de loin, et faire des signaux en cas de tumulte ou de révolte.

Le 14 nous partîmes de Te tcheou, et nous fîmes deux postes de sept lieues : la première jusqu’à Ngen hien, et la seconde jusqu’à Cao tang tcheou. L’incommodité qui survint à un des deux Pères avec qui j’étais, l’obligea de quitter le cheval, et de prendre une chaise, ce qui nous fit marcher pendant quelque temps à plus petites journées. On a l’avantage quand on a un cang ho de faire par jour autant de postes qu’on veut.

Le 15 les deux postes que nous fîmes furent chacune de six lieues : la première jusqu’à Tçin ping hien et la seconde jusqu’à Tong kieou ell.

Le 16 trois postes, la première de quatre lieues, la seconde de huit jusqu’à Tong ping tcheou, la troisième de six jusqu’à Voen tchang hien. Nous y arrivâmes bien avant dans la nuit, parce que la traite fut longue, et que nonobstant la diligence des mandarins, nous fûmes arrêtés à deux rivières, où ne trouvant point de barque, il fallut perdre du temps à desseller nos chevaux, et à leur faire traverser les rivières à la nage.

Depuis Peking jusqu’à Tong ngo hien, par où nous n’avons fait que passer, si l’on en excepte cette longue chaîne de montagnes appelées Si chan, c’est-à-dire, montagnes d’occident, que nous laissâmes sur la droite dès le second jour de notre marche, tout le pays est plat et uni, et l’on voit une vaste campagne à perte de vue. Depuis Tong ngo hien nous commençâmes à marcher pendant quelques heures entre les montagnes, et nous y fûmes fort incommodés de la chaleur.

Le 17 deux postes : l’une de 4 lieues et demie jusqu’à Sin kia y, l’autre de 4 lieues jusqu’à Yen tcheou fou. Avant que d’arriver en cette ville, nous trouvâmes, dans l’espace de trois quarts de lieues, la campagne désolée par une multitude effroyable de grosses sauterelles de couleur jaunâtre, appelées hoang tchong, c’est-à-dire, insecte jaune. L’air en était tout rempli, et la terre tellement couverte, même sur les grands chemins, que nos chevaux ne pouvaient marcher sans en faire voler des tourbillons à chaque pas. Ces insectes avaient déjà ruiné en ce pays-là toute espérance de récolte. Cette funeste plaie n’avait pas beaucoup d’étendue, car à une lieue de distance de cet endroit ainsi ravagé, les moissons étaient parfaitement belles.

Le 18 trois postes : la première de cinq lieues jusqu’à Tcheou hien, la seconde de cinq lieues et demie jusqu’à Kiai ho y, et la troisième de trois lieues et demie jusqu’à Teng hien, où le mandarin ne trouvant point d’auberge propre à nous loger, nous fit conduire dans le palais de Cong fou tse, ou Confucius. Le lieu était fort commode. Il y en a de semblables dans toutes les villes de la Chine, où les mandarins et les gradués s’assemblent en certains temps de l’année, pour rendre leurs devoirs à ce prince des philosophes de leur nation.

Le 19 deux postes chacune de huit lieues. La première jusqu’à Lin tching y, la seconde jusqu’à Li co y, terre de la province de Kiang nan. L’extrême chaleur de la saison et du climat, nous obligèrent de marcher une partie de la nuit.

Le 20 nous ne fîmes qu’une poste de sept lieues jusqu’à Siu tcheou, ville du second ordre, située sur la rive méridionale du Hoang ho ou Fleuve Jaune, ainsi nommé à cause de la couleur de ses eaux troubles mêlées d’une terre jaunâtre, qu’il détache sans cesse de son lit par la rapidité de son cours.

Ce fleuve, quoique large et profond, n’est guère navigable, parce qu’il est presque impossible de le remonter, à moins que d’avoir un vent forcé. Il change souvent de lit, et ruine quelquefois ses rives de telle sorte, qu’on lui voit inonder tout à coup les campagnes, et submerger des villages et des villes entières. Il a cinq à six cents pas de largeur vis-à-vis de Siu tcheou, où nous le traversâmes.

Au sortir de notre barque, nous trouvâmes le tchi tcheou, ou gouverneur de la ville nommé Cong laoye, un des descendants de Confucius, dont la famille se conserve en ligne droite depuis plus de deux mille ans. Nous reçûmes de lui toutes sortes de politesses : il nous attendait sur le bord de la rivière, où il nous régala de thé et de fruits. Il vint ensuite nous visiter à notre auberge, où il envoya des tables chargées de viandes. Ayant su que j’avais un cheval qui marchait durement, il m’offrit le sien propre, et envoya pendant la nuit des gens de son tribunal à cinq lieues de la ville, pour nous y faire préparer le lendemain à dîner. J’allai lui rendre visite, et lui recommander deux églises que nous avions dans cette ville, qui y avaient été autrefois érigées par le père Couplet.

Le 21 nous fîmes trois postes : la première de cinq lieues jusqu’à Tao chan y. La seconde de quatre jusqu’à Kia keou y et la troisième de six jusqu’à Sieou tcheou. Depuis Tong ngo hien nous avons toujours trouvé à droite et à gauche de longues chaînes de montagnes désertes et incultes, entre lesquelles nous rencontrions d’ordinaire de vastes campagnes plates, unies, et bien cultivées.

Le 22 deux postes : L’une de cinq lieues jusqu’à Ta tien y et l’autre de sept jusqu’à Cou tching y.

Le 23, deux postes de six lieues chacune : la première jusqu’à Vang tchouang y, et la seconde jusqu’à Hao leang y. A la sortie de Vang tchouang y nous découvrîmes fort loin dans l’horizon, entre le midi et l’occident, montagne Yn yu chan, c’est-à-dire, la montagne du sceau d’agate, parce que c’est de cette montagne qu’on tire la pierre yu che, qui est une espèce de pierre précieuse comme l’agate, dont on fait des sceaux et des cachets. C’est de cette pierre que se fait le sceau impérial, c’est pourquoi on a donné à cette montagne le nom de Yn yu chan.

Le 24 deux postes : l’une de quatre lieues et demie jusqu’à Hong sin, et l’autre de six jusqu’à Ting yuen hien.

Le 25 trois postes : la première de quatre lieues et demie jusqu’à Tchang kiao y, la seconde de six jusqu’à Fou tching y, la troisième de quatre lieues et demie jusqu’à Tien fou y.

Ce jour-là environ un quart d’heure avant le lever du soleil, je vis dans le ciel un phénomène, que je n’ai jamais vu, et dont je n’ai point ouï parler en France, quoiqu’il soit fort ordinaire en orient, surtout à Siam et à la Chine ; car je l’ai observé distinctement plus de vingt fois, tantôt le matin, tantôt le soir, dans chacun de ces deux royaumes, sur mer et sur terre, et même à Peking.

Ce phénomène n’est autre chose, que certains demi-cercles d’ombre et de lumière, qui paraissent se terminer, et s’unir dans deux points opposés du ciel, savoir d’un côté dans le centre du soleil, et de l’autre dans le point qui est diamétralement opposé à celui-là. Comme ces demi-cercles sont tous terminés en pointe, tant en orient qu’en occident, c’est-à-dire, vers les points opposés de leur union, et qu’ils vont en s’élargissant uniformément vers le milieu du Ciel, à mesure qu’ils s’éloignent de l’horizon, ils ne ressemblent pas mal pour leur figure aux maisons célestes, de la manière dont on les trace sur les globes ; à cela près seulement, que ces zones d’ombre et de lumière sont ordinairement fort inégales pour la largeur, et qu’il arrive souvent qu’il y a de l’interruption entre elles, surtout lorsque le phénomène n’est pas bien formé.

Toutes les fois que je l’ai observé, et je l’ai vu quatre fois différentes dans ce voyage en moins de quinze jours, j’ai toujours remarqué que le temps était extrêmement chaud, le ciel chargé de vapeurs avec une disposition au tonnerre, et qu’un gros nuage épais et entr’ouvert était vis-à-vis du soleil. Ce phénomène semble pour sa figure, fort différent de ces longues traces d’ombre et de lumière, qu’on voit souvent le soir et le matin dans le ciel, aussi bien en Europe qu’ailleurs, et auquel leur figure pyramidale a fait donner le nom de verges.

Si l’on demande pour quelle raison ce phénomène paraît plutôt en Asie qu’en Europe, et en été que dans les autres saisons, il me semble qu’on pourrait en attribuer la cause à la nature des terres de l’Asie, qui étant pour la plupart beaucoup plus chargées de nitre que celles d’Europe, remplissent l’atmosphère, surtout en été, et lorsque le soleil a plus de force pour les élever, d’exhalaisons nitreuses, lesquelles étant répandues également dans l’air, les rendent plus propres à réfléchir la lumière, et par conséquent à former le météore.

Le 26 deux postes : la première de trois lieues et demie jusqu’à Liu tcheou fou, et la seconde de six jusqu’à Y ho y. La ville de Liu tcheou me parut plus peuplée et mieux bâtie, que toutes les autres villes, par où j’ai passé depuis Peking jusqu’ici. On n’y remarque rien de particulier, à la réserve de quelques arcs de triomphe, des tours, et des ponts de marbre qui s’y trouvent, il y en a plusieurs sur cette route, lesquelles sont en partie désertes et vides de maisons, qui n’ont point été rétablies depuis qu’elles ont été ruinées par les Tartares qui ont conquis la Chine, et qui sont encore maintenant sur le trône.

Le 27 deux postes, l’une de six lieues et demie jusqu’à San keou y, l’autre de deux lieues jusqu’à Yu tching hien et de quatre autres jusqu’à Mei sin y. Ces jours-ci nous commençâmes à voir dans la campagne, plusieurs de ces arbres singuliers qui portent le suif, dont on fait de la chandelle, qui est en usage dans la plupart des provinces de l’empire.

Le 28 deux postes : la première de six lieues jusqu’à Lou ting y, la seconde de deux lieues jusqu’à Tong tching hien et de quatre lieues et demie jusqu’à Tao tchouen y. Ce jour-là, et les quatre jours suivants, nous marchâmes continuellement entre des montagnes infestées de tigres, et par des chemins très rudes. Comme l’extrême chaleur nous obligeait de partir deux ou trois heures avant le jour, nous prîmes des guides qui portaient des torches allumées, lesquelles nous servaient à nous éclairer, et à éloigner de nous ces bêtes féroces que le feu intimide.

Le 29 deux postes, l’une de six lieues jusqu’à Tsing keou y, et la seconde de six autres lieues jusqu’à Siao tche y.

Le 30 trois postes, la première de six lieues jusqu’à Fong hiang y, la seconde de six autres lieues jusqu’à Ting sien y terre de la province de Hou quang, aussi bien que la poste suivante qui fut de quatre lieues jusqu’à Hoang mei hien. Quoique le pays par où nous passâmes ces trois derniers jours et les deux suivants, soit affreux, et qu’il y règne continuellement de longues chaînes de montagnes désertes et incultes, les vallons et les campagnes qui les séparent en mille endroits, sont très fertiles et bien cultivées. Dans ce long intervalle de pays, il n’y avait pas un pouce de terre labourable, qui ne fût couvert du plus beau riz. J’admirai l’industrie des Chinois, car il est étonnant de voir, comment ils ont fait aplanir entre ces montagnes, tout le terrain inégal qui est capable de culture, et diviser comme en parterres celui qui est de niveau, et par étages en forme d’amphithéâtre, celui qui suivant le penchant des vallons a des hauts et des bas.

Le 31 nous fîmes trois postes : la première de quatre lieues jusqu’à Cong long y, terre de la province de Kiang si, la seconde de cinq lieues jusqu’à la ville de Kieou kiang fou, qui est sur le bord de cette belle et grande rivière appelée Kiang, c’est-à-dire, le fleuve par excellence. Vis-à-vis de Kieou kiang où nous le passâmes, elle est fort rapide, et a près d’une demie lieue de largeur. On y pêche d’excellents poissons et entr’autres une espèce de dorade nommé Hong yu, c’est-à-dire, poisson jaune, qui est très gros et d’un goût merveilleux. Nous logeâmes dans un véritable cong quan ou hôtel à la mandarine ; la grandeur des salles et des appartements bâtis en forme de pagode, me fit croire qu’il avait d’abord été destiné à être un temple d’idoles.

Comme les chemins étaient très rudes jusqu’à Nan tchang fou capitale de la province, éloignée de deux grandes journées, et que les chevaux du pays étaient très mauvais, nous suivîmes le conseil qu’on nous donna de prendre des chaises, et nous fîmes encore ce jour-là une troisième poste de six lieues jusqu’à Tong yuen y. Nous marchâmes une grande partie de la nuit. Les deux journées que nous avions à faire étant longues, au lieu de quatre porteurs, on nous en fournit huit à chacun pour se relever les uns les autres, et trois pour nos domestiques : ils étaient portés chacun par deux hommes, sur des brancards fabriqués avec deux gros bambous joints ensemble par le moyen de deux autres mis en travers : on nous fournit encore d’autres hommes, soit pour transporter nos bagages, soit pour porter des torches allumées, afin d’éclairer la route, et d’écarter les tigres. Avec ce secours nous fîmes sans fatigue, les deux journées les plus difficiles de notre voyage.

Le 1er jour d’août nous fîmes une poste de la même manière, pour nous rendre à Te ngan hien. Cette poste n’est que de soixante lis ou six lieues, mais il me parut qu’elle en avait bien sept. Je m’apercevais depuis quatre à cinq jours que ces stades étaient beaucoup plus longs, que ceux que j’avais fait au commencement du voyage. Aussi ai-je souvent ouï dire, qu’il y avait de la diversité entre les lis ou stades du nord, et ceux du sud. Aux environs de la Cour, les lis ou stades sont plus courts.

Comme il ne se trouva point dans cette ville d’auberges commodes pour nous tous, on me conduisit dans le temple de Tching hoang c’est-à-dire, de l’esprit tutélaire de la ville. Le bonze qui en avait soin, dressa aussitôt une table et un petit lit de camp au milieu du temple. Bien que les Chinois honorent dans ces temples les génies tutélaires de chaque lieu, ils ne laissent pas de les représenter sous une figure humaine.

Ayant fait quelques questions à ce bonze, je lui trouvai un grand fond d’ignorance : il ne savait pas même si l’idole qu’il adorait, représentait quelque esprit, ou quelque grand personnage de l’antiquité, quel pouvoir on lui attribuait, ni ce qu’on avait prétendu en le plaçant sur l’autel de ce temple. Je crus devoir m’abstenir de toute autre question, de peur de lui apprendre des erreurs qu’il ignorait. Je changeai donc de discours, et lui fis une longue instruction sur l’existence du souverain Être et ses principaux attributs ; sur la création du Ciel, de la Terre, et de l’homme ; sur l’incarnation de Jésus-Christ ; sur l’obligation que nous avons de connaître, d’aimer, et de servir cet Être souverain comme notre premier principe et notre dernière fin, de connaître sa loi et de l’observer. Je lui montrai que cette loi sainte est la religion chrétienne, que j’étais venu des extrémités du monde annoncer à la Chine qu’elle est la seule qui apprenne à l’homme à se bien connaître, en lui faisant comprendre qu’il est composé d’un corps corruptible et mortel, et d’une âme spirituelle et immortelle, capable de joie et de tristesse, de plaisir et de douleur, même après qu’elle est séparée du corps par la mort et que les âmes de tous les hommes après leur mort, par un arrêt irrévocable de leur créateur et de leur juge, reçoivent la récompense de leurs mérites et de leurs bonnes actions, s’ils ont vécu conformément à sa loi, en montant au Ciel pour y vivre éternellement heureux, et jouir du bonheur de Dieu même ; qu’au contraire, s’ils ont méprisé ou violé cette loi sainte, ils reçoivent un châtiment proportionné à la grièveté de leurs crimes en descendant aux enfers, où ils souffrent pendant l’éternité, la rigueur des flammes allumées par le souffle de la colère d’un Dieu irrité, etc.

Je parlai pendant près de deux heures, sans que le bonze, qui paraissait attentif et touché, m’interrompît une seule fois. Je finis en lui remontrant l’obligation où il était, de chercher la vérité et de la suivre. J’ajoutai que, si après avoir compris ce qu’il venait d’entendre, il jugeait que cette vérité se trouvât dans la religion dont je lui avais expliqué les fondements, je lui conseillais en reconnaissance du bon accueil qu’il m’avait fait, de songer à se faire instruire ; qu’il lui était aisé d’aller à Nan tchang fou, où il y a un temple dédié au vrai Dieu, et où il trouverait un mes frères qui lui expliquerait cette doctrine, dont la connaissance est plus précieuse que tous les trésors de la terre.

Le bonze reçut cet avis avec la même démonstration de joie qu’il avait écouté mon instruction. Je n’oserais néanmoins me flatter de l’avoir approché de la voie du salut : sa profession de bonze lui fournit de quoi passer doucement une vie, que l’indigence lui ferait traîner misérablement ailleurs ; et l’expérience m’a fait connaître que cette considération est communément un plus grand obstacle à la conversion de ces sortes de gens, que l’attachement qu’ils pourraient avoir, ou à une religion qu’ils ne connaissent guère, ou à un état de vie que la seule nécessité les a obligé d’embrasser.

Le 2 nous fîmes deux postes en chaise, chacune de six lieues : la première jusqu’à Kien tchang hien, et la seconde jusqu’à un village éloigné de quatre lieues de Nan tchang fou.

Le 3 nous arrivâmes le matin à Nan tchang fou, ville capitale de la province de Kiang si où nous devions prendre des barques. Comme la ville est sur l’autre bord de la rivière, nous trouvâmes en arrivant une de ces barques impériales grosse comme des navires, peinte et dorée, qu’on avait préparée pour notre passage.

A notre débarquement le viceroi se présenta avec les autres mandarins : ils nous invitèrent à mettre pied à terre, et nous conduisirent à un cong quan fort propre qui est sur le bord de la rivière. Quand nous fûmes arrivés au milieu de la seconde cour, le viceroi avec les six autres grands mandarins qui l’accompagnaient, se mirent à genoux vis-à-vis de la grande salle au bas du grand escalier, et se tournant vers nous, il demanda des nouvelles de la santé de l’empereur. Il n’y a que les officiers de ce rang qui aient droit de s’informer ainsi en cérémonie de la santé de l’empereur. Tong lao yé leur fit réponse en leur apprenant la parfaite guérison de Sa Majesté.

Le viceroi s’étant levé avec les mandarins de sa suite, nous fit entrer dans la salle, où l’on avait préparé deux rangs de fauteuils vis-à-vis les uns des autres. Dès que nous fûmes assis, on nous présenta des tasses de thé à la tartare et à la chinoise, qu’on but en cérémonie. Ils nous convièrent ensuite à nous mettre à table. Le dîner était préparé au fond de la salle.

Comme ce festin se donna partie à la tartare, partie à la chinoise, on se dispensa des cérémonies importunes, qui sont en usage dans les banquets chinois. A la fin du dîner, le viceroi et les mandarins nous conduisirent à notre barque, en attendant qu’on nous préparât les barques plus légères que nous avions demandées, pour faire plus de diligence. Il y en avait une pour Tong lao ye, une pour les deux autres Pères, et une pour moi.

Ces barques sont très commodes et très propres. Elles sont peintes, dorées, et enduites de ce beau vernis tant par dehors que par dedans. On y a une chambre pour se reposer, et une grande salle avec double fenêtre de chaque côté, sans parler des autres appartements pour les domestiques et pour loger le patron de la barque et la famille.

Le 5 nous fîmes au moins dix lieues jusqu’à Fong tching hien, où l’on nous apporta des vivres et des rafraîchissements. Sur la route d’eau il y a de lieue en lieue des tang ou corps de garde, où il y a d’ordinaire huit ou dix soldats.

Le 6 nous passâmes par Fong tching hien, et nous allâmes prendre des rafraîchissements à six lieues de là, savoir à Tchang chou, lieu de commerce, célèbre par le débit qui s’y fait de toutes sortes de drogues et de racines médicinales.

Ce jour-là et les deux jours suivants nous naviguâmes de la même manière, mais nous fîmes peu de chemin à cause des bas fonds que nous trouvions presque à tous moments ; nous passâmes par quelques villes, et nous arrivâmes a Ki ngan fou éloigné de quarante lieues de Nan tchang fou. Je ne vis rien pendant ces trois jours qui méritât d’être remarqué. Nous passions continuellement entre des montagnes inhabitables et incultes, qui formaient deux chaînes parallèles sur les deux bords de la rivière.

Ce fut le 9 que nous mîmes pied à terre à Ki ngan fou. Il y avait une chrétienté qui était gouvernée alors par les révérends pères de Saint François, et dont le père Grégoire Ybanes Espagnol avait soin. Je dis la messe dans son église qui était fort propre.

Le 10 nous passâmes par Tai ho hien et nous ne fîmes que dix lieues.

Le 11 nous fîmes encore dix lieues jusqu’à Ouan ngan hien. Le tchi hien, ou gouverneur de cette ville, qui n’est chrétien que de nom, quoique sa femme soit fort vertueuse, ne nous donna aucune démonstration d’honnêteté.

Le 12 nous fîmes onze lieues jusqu’à un village nommé Leang keou.

Le 13 au matin nous fîmes trois lieues jusqu’à Yeou tching y, et le soir environ sept lieues : c’est-à-dire, que nous allâmes passer la nuit à trois lieues de Kan tcheou fou.

Le 14 nous arrivâmes de bon matin à Kan tcheou fou. C’est une grande ville et fort peuplée. Le tsong ping, ou commandant général de la milice de tout le district de cette ville, nommé Tchang lao yé, avec d’autres mandarins, vint nous recevoir au sortir de nos barques, et nous inviter à dîner.

Après ces civilités, auxquelles nous répondîmes de notre mieux, j’allai à notre église, où je trouvai le père Greslon, qui travaille depuis près de quarante ans avec beaucoup de zèle et de fruit à la conversion des Chinois, surtout dans cette ville où il a succédé au père le Faure qui a vieilli dans les travaux apostoliques, et est mort en odeur de sainteté.

Comme le tsong ping était ami particulier de Tong lao yé notre conducteur, et qu’il avait beaucoup de considération et d’amitié pour le père Greslon, nous ne pûmes nous refuser à l’invitation qu’il nous avait fait. Nous assistâmes donc au repas qu’il nous donna, où nous eûmes toute la liberté que nous lui demandâmes : seulement au lieu de comédie, dont les festins chinois sont ordinairement accompagnés, celui-ci fut interrompu par un divertissement commun aux Tartares, qui consiste à tirer au blanc. La loi qu’on observe dans cette sorte de jeu, est que celui de la compagnie qui touche le but, oblige les autres à vider une petite tasse de vin, en buvant à sa santé.

Ce jeu était alors fort en vogue depuis deux ans, que l’empereur Cang hi s’étant aperçu de la mollesse et de l’indolence des Tartares, dont nul n’est exempt d’apprendre le métier de la guerre, s’avisa de faire faire, lui-même en personne, cet exercice aux Grands et aux premiers mandarins de sa cour. Ce grand prince, à qui personne ne pouvait disputer l’honneur de tirer une flèche avec plus de force et de justesse, se plaisait à passer plusieurs heures du jour à cet exercice. Les mandarins obligés de faire preuve de leur adresse en présence de Sa Majesté dans un exercice qui leur était nouveau, divertissaient à leurs dépens l’empereur et toute la Cour. La confusion qu’ils en eurent, les porta aussitôt à faire apprendre à leurs enfants, même à ceux qui n’avaient encore que sept ans, l’art de bien manier l’arc et les flèches.

Dans le chemin que nous avons fait sur l’eau, depuis notre départ de Nan tchang fou, nous nous sommes trouvés de temps en temps entre des chaînes de montagnes qui bordent les deux rivages. Ces montagnes sont quelquefois si raides et si escarpées, qu’on a été obligé d’en tailler le pied en cent endroits, pour faire un chemin à ceux qui tirent les barques sur le rivage. Quoiqu’elles soient la plupart de terre sablonneuse, couvertes d’herbes, et que le penchant en soit rude, on voit par intervalle quelques morceaux de terre cultivée dans l’entre-deux, ou aux pieds de quelques-unes de ces montagnes, ce qui à peine pourrait suffire à sustenter le peu de gens qu’il peut y avoir dans les hameaux voisins. Nous trouvâmes la terre assez bien cultivée dans l’espace d’environ trois lieues, avant que d’arriver à Kan tcheou fou.

Le 15 nous ne fîmes que huit à neuf lieues de chemin : la campagne me parut unie et bien cultivée.

Le 16 nous fîmes douze lieues jusqu’à Nan kang hien. Ce jour-là nous trouvâmes la rivière tellement rétrécie, qu’elle avait à peine trente pas de largeur ; mais les eaux étaient extrêmement rapides. Le soir nous fîmes encore dix lieues jusqu’à Lin tchin.

Le 17 nous fîmes douze lieues jusqu’à Nan ngan fou. Ces deux jours-là nous naviguâmes continuellement entre des montagnes. La rivière était beaucoup plus étroite et plus rapide qu’auparavant, de sorte qu’il fallut augmenter le nombre de ceux qui tiraient nos barques.

J’allai le lendemain de grand matin dire la messe dans l’église qui était sous la conduire du révérend père Pinuela franciscain natif du Mexique : il me témoigna le dessein qu’il avait de faire avec moi le voyage de Canton, et je lui offris avec un grand plaisir une place dans la barque qu’on devait me fournir à Nan hiong fou, ville de la même province ; car il nous fallut faire par terre les douze lieues de chemin depuis Nan ngan jusqu’à cette ville.

Nous nous mîmes chacun dans une chaise, et après avoir fait deux lieues, nous eûmes à grimper une montagne fort escarpée, dont le chemin est une rampe tortueuse, et si raide, qu’on a été obligé de la tailler en plusieurs endroits en forme d’escalier. Il a même fallu couper le haut de cette montagne, qui est de roc, à la profondeur d’environ quarante pieds, pour y ouvrir un passage de l’autre côté.

Quoique les montagnes, au travers desquelles nous passâmes, soient incultes et affreuses, les intervalles qui se trouvent entre deux, sont cultivées, et couvertes d’un aussi beau riz, que l’étaient celles des vallons fertiles, dont j’ai parlé plus haut.

En entrant dans la ville de Nan hiong, je trouvai plusieurs chrétiens qui me conduisirent à l’église. Je me rendis sur le bord de la rivière, où nos barques étaient toutes prêtes. A peine y fûmes-nous embarqués, qu’outre les Tie tse ou billets de civilités, et les présents des mandarins du lieu, on nous en présenta deux autres de chacun des quatre premiers mandarins de la province de Quang tong, qui nous faisaient présent de toutes sortes de rafraîchissements.

Comme nous descendions la rivière, nous fîmes cette nuit-là, et le jour suivant, environ trente lieues jusqu’à Chao tcheou fou où les missionnaires français avaient une église, que j’allai visiter. Tong lao yé, dont la barque était plus légère que la mienne, m’avait devancé, et j’appris en arrivant qu’il m’attendait au tribunal du mandarin de la douane son ami ; je m’y rendis pour lui faire plaisir, et m’étant excusé du repas qu’il nous avait préparé, nous allâmes nous embarquer.

Nous fîmes cette nuit-là et le jour suivant environ vingt lieues jusqu’à In te hien, où nous arrivâmes vers midi ; nous marchâmes encore jour et nuit, et nous fîmes vingt lieues jusqu’à Tçin yuen hien, où nous arrivâmes le 20 au matin. Nous trouvâmes toujours la rivière bordée des deux côtés de montagnes incultes et escarpées, et très peu d’habitations au pied de ces montagnes, mais au-delà tout est fort habité, et très bien cultivé.

Depuis Tçin yuen hien jusqu’à Quang tcheou fou, ou Canton, dont l’intervalle est de près de quarante lieues, ce que nous fîmes depuis le 21 au matin jusqu’au 22 au soir, tout le pays est assez plat et fort cultivé ; la campagne est toute couverte de long yen et de li tchi : ce sont deux sortes d’arbres fruitiers singuliers à la Chine, et qu’on ne trouve en aucun lieu du monde, excepté dans les provinces de Quang tong et de Fo kien.

Environ à quatre lieues de Quang tcheou nous passâmes par Fo chan un des plus gros bourgs de la Chine, où l’on prétend qu’il y a plus d’un million d’âmes. Nous y avions une église et une chrétienté d’environ dix mille âmes, que le père Turcotti jésuite milanais cultivait avec un grand zèle.

Depuis Nan hiong jusqu’à Quang tcheou, vis-à-vis de la plupart des tang ou corps de garde par où nous passâmes, étaient des galères parées de leurs enseignes et banderolles, et occupées par des cuirassiers avec leurs lances, leurs flèches, et leurs mousquets, rangés en haie pour nous faire honneur.

A deux lieues de Quang tcheou, l’yuen yuen, ou intendant général de la province pour le sel, vint au-devant de nous ; il nous invita à passer sur sa barque, où il avait fait préparer un grand repas à la chinoise : nous l’en remerciâmes, en nous excusant sur ce que ce jour-là était pour nous un jour d’abstinence.

Nous continuâmes le reste de notre voyage fort lentement, et nous arrivâmes vers les sept heures du soir à Quang tcheou, dit vulgairement par les Européens Canton ; elle s’appelle encore Quang tong seng, capitale de la province de Quang tong ; et c’est de là qu’est venu le nom de Canton. Les Portugais disent Cantang.

Les mandarins de la province nous attendaient sur le rivage, pour s’informer en cérémonie de la santé de l’empereur. Les mêmes raisons que nous avions apportées à l’yuen yuen nous dispensèrent du repas qu’ils nous avaient préparé, et auquel ils nous invitèrent.

On me conduisit dans un cong quan : il était d’une grandeur médiocre, mais propre et assez commode. Il y avait deux cours, et deux principaux édifices, dont l’un qui est au fond de la première cour est un ting, c’est-à-dire, une grande salle, toute ouverte par-devant, destinée à recevoir les visites ; et l’autre qui terminait la seconde cour, était partagé en trois pièces : celle du milieu servait de salon et d’antichambre à deux grandes chambres qui étaient des deux côtés, et qui avaient chacune son cabinet derrière. Cette disposition est ordinaire à la Chine dans la plupart des maisons des personnes un peu distinguées.