Description de la Chine (La Haye)/Recueil de maximes, de réflexions

Scheuerlee (3p. 225-325).




RECUEIL
DE MAXIMES,


DE RÉFLEXIONS,
ET D’EXEMPLES


EN MATIÈRE DE MŒURS



Exemple de douceur et de zèle dans un juge.

Leang yen quang étant en charge à Siang tcheou, on lui amena un jeune homme, qu’on accusait de perdre le respect à son père et à sa mère. Quoiqu’il fût déféré par tous ses frères, Leang ne le punit point ; il se contenta de le faire conduire dans un endroit du palais, destiné aux honneurs qui se rendent à Confucius. Là on avait peint deux tableaux du fameux Han pe yu. Le premier le représentait recevant humblement et tranquillement la bastonnade de la main de sa mère. Dans l’autre on avait peint la mère comme accablée du poids des années, et le fils pleurant auprès d’elle de compassion et de tendresse. Tong (c’est le nom de ce jeune homme) en considérant ces peintures, fut si touché, qu’il en parût hors de lui-même. Leang prit ce moment pour lui faire une réprimande, après quoi il le renvoya. Tong en profita si bien, qu’il devint un exemple de vertu.


Exemple d’un mandarin zélé pour le peuple.


Tsiang yao étant gouverneur de Tang tcheou, l’empereur vint visiter les provinces du midi. Le gouverneur de Hoai ngan, ville voisine de Yang tcheou, fit abattre plusieurs maisons pour élargir le chemin sur le bord de la rivière, et le rendre plus commode à ceux qui tiraient sa barque avec des cordes. Il fit aussi faire ces cordes non de chanvre, mais de matières plus précieuses. Enfin il imposa d’autres taxes à cette occasion, et incommoda fort le peuple de son district.

Quand on vint à parler à Tsiang d’en faire autant ; ce n’est pas pour se divertir, répondit-il, que l’empereur vient ici ; c’est pour visiter ses provinces. D’ailleurs le chemin ordinaire suffit de reste pour ses tireurs. Pourquoi incommoder le peuple en détruisant ses maisons ? Je ne veux pas qu’on en abatte une seule ; je me charge de la faute, s’il y en a.

Un peu avant que l’empereur arrivât, on vint signifier à Tsiang un ordre qu’on disait être de l’empereur. Cet ordre portait qu’il eut à donner une liste des maisons considérables du lieu. Il n’y a ici, répondit-il, que quatre maisons considérables, savoir celle de l’intendant des salines, celle du gouverneur de Yang tcheou, celle de l’officier de la douane, et celle du magistrat subalterne de Kiang tou. Le reste de la ville, ajouta-t-il, n’est composé que du pauvre peuple ; il n’y a pas de lieu à en faire une liste.

Quelque temps après vint un autre ordre, suivant lequel il était dit que l’empereur voulait choisir quelques demoiselles des mieux faites de ce pays-là. Je n’en sache que trois, dit Tsiang, dans tout le district de Yang tcheou. L’officier qui portait l’ordre, demandant où elles étaient ? Ce sont mes filles, répondit-il ; si l’empereur en veut absolument d’ici, je puis lui livrer ces trois qui m’appartiennent : pour d’autres, je ne le puis. L’officier s’en retourna sans rien dire, et la chose en demeura là.


Autre exemple.


L’empereur voulant qu’on fît des armes en quantité, comme arcs, flèches, lances, etc, on publia un édit partout, portant obligation à chaque ville de fournir certaine quantité de matériaux propres à ces ouvrages. N’y ayant rien de semblable dans tout le district de Hai tcheou, le peuple s’offrit à fournir en colle de poisson l’équivalent de ce que l’édit portait, et en fit la proposition à son gouverneur : Non, dit le gouverneur, il est notoire que Hai tcheou n’a rien de ce qu’on demande. Donner l’équivalent en denrées du pays, c’est ouvrir la porte à un impôt qui pourrait bien durer toujours. Tout le monde trouva qu’il avait raison.


Autre exemple.


Dans le territoire de Tang yang, ville du troisième ordre, il y a un lac nommé Lien ; il ne faut qu’en détourner un pouce d’eau, pour la faire baisser d’un pied dans les canaux qui servent à conduire le riz à la cour ; aussi est-ce un crime capital. Dans une année que la sécheresse était fort grande, Hiu magistrat de Tang yang, demanda qu’il fût permis de détourner l’eau de ce lac, pour arroser les champs de riz ; et sans attendre la réponse, il le fit toujours par avance. Le magistrat supérieur dépêcha un de ses gens pour faire des informations, et demander à Hiu, comment il avait osé se rendre coupable de cette infraction ? Je crois pouvoir prendre sur moi, répondit-il, une faute si utile au peuple. S’il m’en coûte la tête, à la bonne heure. Plus de dix mille king[1] de terres profitèrent de ces eaux. L’année dans ce quartier-là fut abondante, et on laissa Hiu en repos.


Attention d’un mandarin à pourvoir aux besoins du peuple.


Il plut beaucoup une autre année dans le territoire de Pei, petite ville du troisième ordre. Des eaux en abondance coulant des montagnes voisines, inondèrent les campagnes, et ayant ravagé la première récolte de riz, empêchèrent d’en planter d’autre plus tardif ; de sorte que le peuple ne voyait pas comment pouvoir seulement passer ce qui restait de l’année. Si l’on attend, dit Sun, qui était alors magistrat, que toutes ces eaux soient écoulées, à ensemencer les terres, la saison sera trop avancée, aucun grain ne pourra lever : que faire donc ? Un expédient lui vint sur-le-champ. Il fit venir les riches du pays, et les engagea à faire les avances de plusieurs mille charges de pois. Il distribua ces pois dans tout le district, les faisant semer dans l’eau même. Ces eaux s’écoulèrent peu à peu, et avant que la terre fut bien sèche, les pois avaient déjà poussé. Ce fut une ressource pour le peuple. Il passa l’année sans beaucoup souffrir.


Exemple d’un mandarin expéditif et désintéressé.


Tang ayant été fait magistrat de Sin tchang, il n’eut pas été trois mois en charge, que les procès devenant très rares, la moitié des officiers du tribunal devinrent assez inutiles. Sa porte n’était point gardée : y entrait librement qui voulait. Cependant personne n’osait abuser de cette liberté. Dans les procès qui lui venaient, il punissait celui qui avait tort, mais assez légèrement, se contentant de lui bien inculquer que s’il le retrouvait en faute, il en userait autrement. Enfin il expédiait si lestement les affaires, et était si désintéressé, que les gens de son tribunal n’osaient et ne pouvaient pas user de leurs friponneries ordinaires. Aussi la plupart se retirèrent, et prirent un métier pour pouvoir vivre.


Trop grande sévérité nuisible au gouvernement.


Quand le gouvernement n’est point excessivement sévère, le peuple alors craint la mort. D’où vient qu’il craint ainsi la mort ? C’est qu’il trouve du plaisir à vivre. Tandis que les choses sont dans cet état, la crainte peut retenir le peuple dans le devoir. Mais si le gouvernement devient excessivement sévère, le peuple cesse bientôt de craindre la mort, parce que la vie lui devient à charge. Ainsi un des grands ressorts du bon gouvernement devient la source des plus grands désordres.


Épargne en certaines occasions nuisible à l’État.


Sous la Dynastie Tang, Lieou yen, chargé de faire bâtir des galères, assigna pour chacune une certaine somme d’argent beaucoup au-dessus de la dépense. Quelques gens lui représentèrent qu’en vain doublait-on les frais. Voici ce qu’il leur répondit : Dans le gouvernement d’un grand empire, il ne convient point d’avoir tant d’économie. D’ailleurs quand on entreprend de semblables ouvrages, il faut régler la dépense de manière qu’ils se puissent toujours continuer avec succès, et qu’on en tire l’avantage qu’on s’en promet. Cette manufacture étant une fois établie, combien de gens, outre ceux qui y travaillent, doivent vivre sur ces ouvrages ? Si chacun y trouve son compte, le prince sera bien servi, et il n’est point à craindre que l’entreprise vienne à manquer. Il laissa donc parler, il établit des ateliers pour la construction de ces galères, et mit des inspecteurs pour y avoir l’œil. En peu d’années ils furent à leur aise ; tous y trouvant leur compte, chacun s’y appliqua avec soin. Les ouvriers étant bien payés, les vaisseaux se bâtissaient solidement, et ils subsistèrent en bon état pendant cinquante ans.

Sous un autre empereur de la même dynastie, Tang tou fut chargé de l’intendance des galères. Il régla au juste la dépense qui se devait faire pour chacune, en sorte que les inspecteurs et les entrepreneurs ayant de la peine à retirer leurs frais, les ouvriers étaient à plus forte raison mal payés. Les vaisseaux se bâtissaient mal, et l’on s’en sentit dans les guerres qui s’élevèrent en ce temps-là. Tant il est vrai qu’en certaines occasions, c’est épargner que de ne pas regarder à la dépense, et qu’au contraire on gâte tout, en y regardant de trop près.


Crainte qu’ont les Chinois de mourir sans postérité.


Dans le territoire du Tsang ou, un fils posthume ayant été instruit qu’une famille ennemie de son père l’avait fait périr, s’en vengea par un homicide, pour lequel il fut pris et traîné en prison. Tchin, alors magistrat du lieu, sut que cet homme n’avait point encore d’enfant ; voyant d’ailleurs qu’il devait perdre la vie, pour ne pas laisser éteindre cette famille, il ordonna qu’on mît la femme de cet homme avec son mari dans la prison. Avant la fin de l’année elle eût un fils. Tout le monde loua la bonté du magistrat, qui allait jusqu’à prendre soin de procurer à un criminel la consolation de ne pas mourir sans postérité.


La douceur est quelquefois plus efficace que la force, pour réduire les rebelles.


Dans le district de certaine ville, quelques centaines de familles, placées dans des montagnes inaccessibles, avaient secoué le joug du gouvernement. Plusieurs gouverneurs avaient successivement tenté de les réduire par la force ; mais toujours inutilement. Tsin ayant été fait gouverneur de ce pays-là, s’y prit autrement. Dès qu’il fut entré en charge, il trouva moyen par voie de douceur, d’engager les chefs de ces peuplades à le venir voir. Il les traita bien, et les exhorta, mais sans menaces et sans aigreur. En moins d’un mois toutes ces familles rentrèrent doucement dans leur devoir. Depuis ce temps-là, Tsin disait souvent : Rien n’est plus facile que de gouverner. Car si, par douceur et par quelques bons traitements, on peut réduire des rebelles ; si, en s’y prenant comme il faut, on peut faire entendre raison à une multitude de montagnards grossiers et barbares ; que ne pourra-t-on point obtenir par ces mêmes voies, des peuples civilisés et mieux instruits ? Ils aiment naturellement le repos et l’ordre : ils craignent le trouble et le danger. Quel est celui d’entr’eux qui se résoudra à prendre les armes, s’il a de quoi se vêtir et de quoi vivre ? Mais les tributs qu’exigent les empereurs, deviennent quelquefois trop à charge : les officiers qui gouvernent, sont souvent trop intéressés. Les pauvres gens réduits au désespoir, s’assemblent et pillent çà et là. Quoique ce soit de là que naissent les grands troubles, cependant leur dessein n’est point d’abord de troubler l’empire. Ils cherchent à vivre, et c’est tout. Non seulement il serait trop dur en ces occasions de vouloir les exterminer ; mais même on aurait souvent de la peine à le faire : car alors il est fort naturel que les soldats n’aient pas le courage de frapper.


Devoir d’un homme en charge.


Un magistrat est désintéressé ; c’est son devoir : mais il en devient fier et orgueilleux ; il a tort. Son désintéressement ne peut justifier sa fierté. Chacun doit veiller sur soi : mais un magistrat le doit faire avec une attention particulière. S’il se borne à éviter les fautes grossières et éclatantes, et s’il ne s’étudie à éviter les plus légères et les plus secrètes, il est indigne du rang qu’il tient.

L’amour du travail et l’application sont nécessaires quand on se mêle du gouvernement, et cela pour tout le temps qu’on s’en mêle. Celui-là se trompe fort, qui croit que le travail et l’application de quelques années, lui donnent droit d’être moins laborieux et moins appliqué dans la suite. S’il veut se reposer, qu’il se retire.

Dans le royaume de Tchin la, il y a deux tours de pierre. Quand il se trouve en ce pays-là quelque procès embarrassant, on met un des plaideurs dans une de ces tours, et sa partie adverse dans l’autre. Celui qui a le droit de son côté, y est tranquille : au lieu que celui qui a tort, est d’abord saisi d’un grand mal de tête, et sent une chaleur insupportable par tout le corps. Nous n’avons ici rien de semblable. Il n’y a que la pénétration et l’intégrité des magistrats, qui puissent démêler le bon droit d’avec l’injustice. Si donc nos magistrats manquent de lumières, ou se laissent corrompre, à qui recourir ?


Exemple d’officiers désintéressés.


Ché et Song étant collègues dans l’administration des finances, un jour qu’ils étaient tous deux seuls : Aujourd’hui, dit Ché, j’ai fait une découverte. En examinant les comptes de telle et de telle province, j’ai trouvé qu’il y a telle somme au-delà de ce qu’elle doit. Song sentit que son collègue le sondait, pour voir s’il en voudrait prendre sa part, et se taire. Mais n’étant pas d’humeur à entrer dans ces vues ; cet argent est venu pour l’empereur, dit-il, il doit entrer dans ses coffres. S’il y a plus que moins, tant mieux, cela vient fort à propos. Examinant sur-le-champ ce qui en était, il donna avis à l’empereur de tout ce qu’il y avait de surplus dans les revenus de chaque province, afin qu’on ne pût pas le détourner. Son collègue n’en fut pas trop aise : mais il n’osa témoigner sa peine.


Exemple d’un grand mandarin charitable.


Hoang yeou visitant une province dont il était vice-roi, vit un jour par hasard une femme à-demi vêtue de méchants haillons, qui menait un cheval à l’abreuvoir. Il frémit à cette vue, baissa la tête, et poussant un grand soupir : Est-il possible, s’écria-t-il, que les pauvres soldats soient si misérables, tandis que je suis vice-roi ? Quelle honte n’est-ce pas pour moi ? Il fit sur-le-champ donner par avance à tous les soldats trois mois de paye, et fit des largesses aux plus pauvres. À cette occasion chacun racontait ce qui avait touché le vice-roi, ses gémissements, et ses soupirs. Plusieurs en le racontant et en l’entendant, en étaient touchés jusqu’aux larmes, et tous se seraient sacrifiés volontiers pour lui.


Exemple d’un mandarin désintéressé.


Lin Hiao tse, sous la dynastie Song, fut un exemple de désintéressement : il le poussait jusqu’au scrupule. Un soir qu’il sortit tard de la salle d’audience, un de ses gens, pour le reconduire dans l’intérieur de sa maison[2], prit une des chandelles de la salle. A peine avait-on passé la porte de communication, que Lin reprenant son domestique : Cette chandelle, lui dit-il, est du tribunal, et ne doit point se consumer à d’autres usages. Reportez-la promptement.


Autre exemple.


Tong su y était un homme d’une extrême frugalité, et d’une simplicité si grande, qu’il porta pendant dix ans la même robe qui était de toile teinte en noir, et la même paire de bottes. Quand il fut fait gouverneur de Tou tcheou, ses fils s’assemblèrent, et lui tinrent ce discours : Nous savons, lui dirent-ils, combien vous êtes désintéressé ; nous n’espérons, ni ne souhaitons aucun revenant-bon de votre charge. Seulement nous faisons réflexion que vous avez de l’âge. Les bois de Tou tcheou sont admirables, si vous vouliez bien penser[3] à l’avenir. Le père, sans répondre rien de précis, parût y avoir consenti. Au bout de quelques années, s’étant démis de son gouvernement, il revint chez lui. Ses fils allèrent fort loin au-devant de lui, et quelqu’un d’eux lui demanda s’il avait pensé à l’avenir, comme ils l’en avaient prié ? L’on m’a dit, répondit-il, en souriant, que le cyprès vaut mieux que le chan[4], qu’en pensez-vous ? C’est donc du cyprès, dit un des fils, dont vous avez fait provision, mon père ? Mes enfants, reprit le vieillard en se moquant d’eux, je vous en apporte de la graine ; semez-la, si vous voulez.


Zèle d’un mandarin pour son peuple.


L’empereur venant visiter les provinces du midi, les officiers des villes où Sa Majesté devait passer, firent de grands préparatifs de chevaux, de chariots, de meubles précieux ; tout se tirait sur les habitants du district, soit en espèces, soit par des contributions, et des taxes en argent. Tsiang, alors gouverneur d’Yang tcheou, délibérant sur ce qu’il avait à faire en cette occasion : Si je fais, dit-il en lui-même, ce que je vois faire aux autres, il faudra nécessairement vexer le peuple ; si je fais autrement, on ne manquera pas de m’en faire un crime ; on dira que je néglige ce qui regarde l’empereur. N’importe, ajouta-t-il, ce dernier parti est le meilleur. J’en souffrirai seul ; au lieu qu’en prenant l’autre, c’est le peuple qui en souffrira. Il se contenta donc de pourvoir avec soin au nécessaire, sans magnificence, ni superflu, veillant cependant à tout lui-même en personne, vêtu de toile, mais ayant néanmoins la ceinture dorée, marque de sa dignité.

Les officiers de la cour n’étant pas contents, il eut à essuyer bien des reproches ; mais il les soutint avec confiance et sans émotion. Un jour l’empereur se divertissant à la pêche, prit une fort belle carpe. A qui vendrai-je, dit-il en riant, un si beau poisson ? Les courtisans qui en voulaient à Tsiang, répondirent qu’il n’y avait que le gouverneur de Yang-tcheou, qui pût l’acheter. Qu’on le lui remette, dit l’empereur. On le lui remit, en lui disant que l’empereur qui l’avait pris, en attendait de lui le prix. Tsiang s’en va dans sa maison, prend le peu que sa femme avait d’ornements d’argent à la tête et sur ses habits, revient aussitôt vers l’empereur, et se prosternant, selon la coutume : « Grand empereur, dit-il, ce poisson vaut de l’argent ; je n’en ai pas d’autre pour le payer, que ce peu d’ornements qu’avait ma femme : je les apporte, et m’offre à mourir. » L’empereur concevant alors ce qu’avaient prétendu les courtisans : « Pourquoi chagriner ainsi, leur dit-il, ce pauvre officier ? Qu’on le laisse en paix, et qu’il s’en retourne. »


Exemple d’un mandarin désintéressé.


Sou kiong fut six ans gouverneur à Tsin ho, sans recevoir aucun présent de ceux qu’on lui offrit en diverses occasions selon la coutume[5]. Enfin un homme d’âge et de considération, voyant qu’il refusait tout ce qui était de quelque valeur, lui fit présent de quelques citrouilles de son jardin, et le pressa si fort de les accepter, qu’il ne pût pas s’en défendre. Il les reçut donc ; mais il les fit ranger sur les poutres d’une salle, où il les laissa sécher sans y toucher. Cependant, comme il n’avait pas accoutumé de rien recevoir de personne, dès qu’il eût reçu ces citrouilles, le bruit s’en répandit dans tout le quartier ; et à la première occasion qui se présenta, chacun s’empressa de lui faire présent de quelques fruits, ou de quelques légumes de son jardin. Plusieurs se joignirent ensemble, chacun faisant porter ce qu’il avait : mais lorsqu’ils furent entrés dans la salle, ils virent les citrouilles en question bien rangées sur une poutre, et déjà toutes fanées, sans qu’il en manquât une seule. Ils se regardèrent les uns les autres, et prirent le parti de s’en retourner.


Autre exemple.


Tsao tchi tsong était magistrat d’une ville du troisième ordre. Toutes les fois que son devoir l’obligeait d’aller à la capitale de la province, il montait une fort petite barque qui lui[6] appartenait. Il en tenait lui-même le gouvernail, et deux de ses gens ramaient. Quand cette barque fut si vieille, qu’elle ne put plus servir, le gouverneur du pays son supérieur, fit faire une barque pour la lui donner. Un fameux lettré, grand dans l’empire, et ami du gouverneur, passant par là, mit une inscription de sa main sur cette barque. L’inscription avait double sens. L’un pouvait être : quand les planches de cette barque seront aussi minces que la couverture d’un[7] livre, il sera temps de penser à la réparer. C’était dire qu’elle était très bonne, et louer celui qui l’avait fait faire, et qui la donnait. L’autre sens pouvait être : achevez le livre, on le reliera. C’était parler à celui qui devait recevoir la barque, le louer et l’exhorter à ne le pas démentir.

A cette inscription près, qui était d’une excellente main, la barque était simple et sans ornements. Le gouverneur l’envoyant à Tsao, lui fit dire qu’il l’avait fait faire telle exprès, pour lui ôter toute raison de la refuser. Tsao reçut la barque avec de grands témoignages de l’estime qu’il en faisait ; mais il résolut de ne s’en servir qu’en certains jours solennels, comme quand il irait rendre ses devoirs à ses ancêtres.


Autre exemple.


Li mien lin étant en charge, non seulement était fort désintéressé lui-même, mais il voulait aussi que ses gens le fussent. Lorsqu’il quitta sa charge pour se retirer chez lui, il craignit que quelqu’un de ses domestiques, n’ait pris ou reçu quelque chose à son insu. Quand tous se furent embarqués, il eût soin de les faire fouiller, et de faire publiquement jeter dans l’eau ce qu’il leur trouva : Canailles, leur dit-il, vous m’exposez à la risée de tout le monde ; on dira que j’ai pris par vos mains, n’osant prendre par moi-même.


Autre exemple.


Nien tsong allant être grand examinateur dans une province, fit rencontre en chemin d’un de ses intimes amis, qui l’arrêta pour délibérer avec lui sur des affaires importantes. Ils étaient logés dans une bonzerie. Un homme très riche de la province où Nien allait être examinateur, était aux aguets sur la route, et se trouva là. Il pria le chef des bonzes de porter pour lui la parole, et de promettre cinquante ouan[8], si on l’assurait du degré. Nien en souriant, dit au bonze : Faites venir ici cet homme, afin qu’il traite lui-même avec moi. Le bonze aussitôt l’appelle, croyant que tout allait bien. Mais d’aussi loin que Nien l’aperçut, sans lui donner le temps d’ouvrir la bouche : Ignorez-vous, lui cria-t-il d’un ton sévère, qu’étudier dès l’âge de trois ans, et sans relâche, c’est l’unique[9] voie pour parvenir aux degrés et aux charges de l’empire ? Prétendez-vous, paresseux que vous êtes, vous en ouvrir une autre à force d’argent ? Cet homme se retira tout confus, et Nien sur-le-champ prit congé de son ami.


Autre exemple.


Long king tchong fut en son temps un exemple de désintéressement et de droiture. Quand il fut fait magistrat de Hiu tsu, il ne mena avec soi que son fils et un[10] domestique. L’hiver étant rude, son fils qui était sensible au froid, pria son père de lui procurer du dehors un peu de charbon. Long n’eut garde d’y consentir ; mais faisant apporter un bâton : — Prenez ce bâton, dit-il à son fils ; servez-vous-en pour faire l’exercice, tournez-le en tout sens, et vous aurez bientôt chaud. Sur la fin de l’année qu’en[11] signe de réjouissance on tire des pétards, son fils encore jeune voulait s’en procurer du dehors[12]. Son père l’ayant su, l’appela, et lui faisant donner un bout de certain bois creux nommé tcheou[13] : Si vous aimez le bruit, mon fils, lui dit-il, frappez de ce bois sur cette porte, vous en ferez à peu près autant qu’avec des pétards.


Honneurs rendus à un mandarin désintéressé.


Haï choui mourut étant le premier yu sseë de la cour du midi. Son désintéressement avait toujours été si grand, qu’après avoir passé par beaucoup d’emplois considérables, il était aussi pauvre en mourant, que le moindre lettré du commun. A sa mort Ouang yong ki l’alla voir. Il fut également surpris et touché de sa pauvreté. Ne pouvant retenir ses larmes, il se retira, et envoya une bonne somme, pour aider aux frais des funérailles. Les principaux de la cour en firent autant ; et ce qui fut encore plus honorable pour le défunt, c’est que le peuple à sa mort, ferma pendant plusieurs jours les boutiques, pour témoigner sa douleur : et quand la famille en deuil partit avec le cercueil pour le porter, suivant la coutume, à la sépulture de ses ancêtres, il y avait le long de la rivière, jusqu’à environ dix lieues, des tapis dressés, et des tables garnies, qu’on lui offrait pour honorer sa mémoire.


Fermeté d’un mandarin.


Tchin suen fut en son temps un modèle de désintéressement, et il y joignit toujours une droiture inflexible et une fermeté constante à résister aux abus du siècle. Dans le temps qu’il présidait aux lettres dans le Chan tong, il passa un yu sseë[14], qui allait ailleurs en qualité de visiteur extraordinaire. Les officiers du lieu, grands et petits, du moins tous ceux qui étaient d’un degré inférieur à ce yu sseë, venant à lui rendre leurs devoirs, se jetèrent à deux genoux. Pour Tchin il se contenta de faire une profonde inclination.

Le visiteur en fut choqué, et lui demanda brusquement, quel était son emploi : J’ai soin des études, dit Tchin, sans s’émouvoir. Qu’est-ce que cela, dit le visiteur en colère, en comparaison d’un yu sseë ? Je sais, monsieur, la différence qu’il y a de l’un à l’autre, dit gravement Tchin ; et je ne prétends point aller du pair avec vous. Mais, en matière de cérémonies, nous qui sommes à la tête des lettrés, nous les devons instruire par nos exemples ; et dans les soumissions que nous rendons à nos supérieurs, nous ne pouvons excéder sans conséquence.

Le visiteur vit bien à l’air de Tchin, qu’il n’était pas homme à céder. Il aperçut d’ailleurs aux environs les lettrés en troupes ; ainsi comme il sentit bien que la violence n’était pas de saison, il se radoucit. Prenant donc tout à coup un visage ouvert, et un ton moins rude : Maître, dit-il, vous n’avez rien à voir dans les affaires qui m’amènent, ni moi dans celles qui vous regardent. Ne vous donnez pas désormais la peine de venir chez moi. Sur quoi Tchin se retira.


Mandarin charitable et désintéressé.


Certaine année la stérilité fut si grande dans le territoire d’Y hing, que de tous les enfants qui venaient au monde, on n’en nourrissait que très peu. Gin fang, alors gouverneur, publia sur cela des ordres sévères ; et pour remédier à ce mal par toutes les voies possibles, il fit une exacte recherche des femmes enceintes, et leur fournit de quoi subsister. On compta plus de mille familles qu’il avait sauvées par ce moyen. Aussi quand à l’arrivée de son successeur, il partit pour aller en cour, il n’avait plus que cinq charges de riz : et quand il arriva à la cour, il n’avait pas un habit supportable. Un tsiang kiun[15] de ses amis, eut soin de lui en donner.

Peu après Gin fang fut fait gouverneur de Si ngan. Il partit pour s’y rendre sans y envoyer des lettres d’avis[16]. Lorsqu’on s’y attendait le moins, on le vit venir à pied ; et en marchant vers son tribunal, il expédia différentes affaires dont on lui parla. Il continua sur ce pied-là tout le temps qu’il fut à Si ngan. Il y mourut en charge, et la dernière parole qu’il dit, fut pour défendre qu’on prît rien des gens du lieu à son occasion. On lui obéit exactement : et comme d’ailleurs il était très pauvre, son cercueil fut du bois le plus commun, et il fut enseveli dans quelques vieux habits qui lui restaient. En récompense il fut pleuré de tout le monde, et on le regrette encore à Si ngan.


Parmi le recueil des sentences gravées dans la salle de Li ouen tsie, on lit ce qui suit :


Vous n’êtes pas importun à vos égaux par des demandes trop fréquentes ou hors de propos. Qu’y a-t-il en cela de noble et de grand ? Vous faire valoir par cet endroit, c’est justement vous vanter de n’être pas un gueux de profession.

Ne prendre que ce qui vous est dû, c’est bien fait. Mais si vous prétendez que cela mérite le beau nom d’homme désintéressé, vous avez tort : c’est précisément n’être pas voleur.

Dans le village dont vous êtes seigneur, vous êtes fort réservé à exiger des corvées de vos vassaux[17]. Ne prétendez pas à ce prix-là passer pour un homme vertueux et charitable. Tout ce qu’on vous doit, c’est de reconnaître que vous ne faites pas le petit tyran, comme font tant d’autres.

Pourquoi tant de soins d’amasser des richesses injustes ? Est-ce pour fournir aux folles dépenses d’une femme ou d’un fils ? Est-ce pour soutenir le ridicule faste d’une prétendue noblesse ? Est-ce enfin pour avoir de quoi assembler et payer les bonzes, afin qu’ils demandent pour vous des prospérités ? Peu importe laquelle de ces trois choses vous ayez en vue ; il sera toujours vrai de dire que c’est employer bien mal vos peines et vos soins.


Ami solide et désintéressé.


Tchao kang tsin fut d’abord élevé à une charge considérable avec Ngeou yang tchong. Ensuite ils furent tous deux faits ministres. Il arriva que Ngeou yang fut accusé de malversation. Tchao, contre l’ordinaire des gens de même rang et d’une même profession, fut très sensible à la disgrâce de son collègue. Il n’omit rien pour le purger de tout ce qu’on lui imputait. Il alla jusqu’à s’offrir à justifier tous les ordres que Ngeou yang avait donnés, et à se faire sa caution, le tout sans bruit, sans éclat, et à l’insu même de Ngeou yang.


Domestique fidèle, intelligent, et attaché.


Tchao che gin, lettré de réputation, mais de peu d’expérience dans les affaires, n’ayant plus ni frère, ni neveu, perdit un fils qu’il avait, et mourut peu après lui-même dans l’embarras de plusieurs mécomptes, dont il était responsable. De sorte qu’il était réduit à la dernière pauvreté. Cependant il laissait trois filles dans un bas âge. Un seul esclave nommé Yen tse, pourvut aux besoins de ces trois filles. Il trouva le moyen par son travail et par son industrie, de ne les laisser manquer de rien ; et il se comporta toujours à leur égard avec tant de respect et de réserve, que pendant dix ans qu’il en eût soin, jamais il ne les regarda en face.

Quand il vit qu’elles devenaient grandes, il résolut de faire un voyage à la cour pour y découvrir quelqu’un de la connaissance de feu son maître, qui lui aidât à marier ces trois filles, conformément à leur condition. A peine fût-il à la cour, qu’il rencontra heureusement Li et , l’un docteur du collège impérial, et l’autre che lang[18] dans un des grands tribunaux. Il les suivit jusqu’à ce qu’ils fussent dans un endroit peu fréquenté. Alors se jetant à leurs pieds, il leur déclara, les larmes aux yeux, le sujet de son voyage.

Ces deux seigneurs, surpris et touchés, le consolèrent : Nous nous sommes connus feu votre maître et nous, lui dirent-ils, dès les premières années de nos études. Nous sommes fâchés d’avoir ignoré ses malheurs, et ravis que vous nous fournissiez une occasion de rendre un petit service à sa famille. Aussitôt ils donnèrent les ordres nécessaires pour faire venir sûrement et commodément ces trois filles. On les maria[19] avantageusement toutes trois, et Yen tse se retira fort content de son voyage.


Médecin charitable.


Yen yang s’était rendu par son application très habile médecin ; mais c’était en vue d’exercer cette profession par charité : et quoiqu’il guérît une infinité de malades, jamais il ne reçut rien d’aucun de ceux qu’il avait guéris. Non seulement il ne refusait ses remèdes à personne de ceux qui s’adressaient à lui dans leurs maladies ; mais si celui qui venait le trouver était pauvre, outre les remèdes, il lui donnait encore quelque aumône, afin qu’il pût se procurer les petits secours nécessaires dans sa maladie.


Riche charitable.


Tou yng sun vécut jusqu’à une extrême vieillesse, et fut jusqu’à la fin fort compatissant et fort charitable. Un homme de son voisinage devait une somme d’argent à Tou mong hiuen, son fils aîné, qui était chargé de l’administration des biens. Ce débiteur n’ayant pas de quoi payer, et ne voyant pas quand il en aurait, pria ce fils aîné d’accepter en payement une maison et un bout de terrain propre à des sépultures, et lui en apporta les contrats. Le fils aîné s’en défendit : « Mon voisin, lui dit-il, ce que vous proposez n’est pas juste ; je ne prendrai point vos contrats ; ils portent plus qu’il ne m’est dû. Si c’est que vous voulez en effet, vendre cette maison et ce terrain, en faisant entrer en payement ce que vous me devez, je dois vous payer ce qu’il y a de plus dans l’ancien contrat. »

Je vous suis obligé, dit le débiteur, de cette bonne volonté. Mais pour y répondre, je vous dirai que cette maison et ce terrain ne valent que la somme que je vous dois. On a exprimé davantage dans le contrat ; vous savez que quelquefois on a des raisons d’en user ainsi : mais réellement ce que je vous dois est justement la somme que j’en ai payée. Le créancier charmé de la bonne foi de son débiteur, et se piquant de générosité : Si vous, lui dit-il, qui êtes un homme sans étude, vous poussez si loin la bonne foi et l’équité, je puis bien, moi, qui ai tant lu de livres, pousser la libéralité jusqu’à ce surplus que votre contrat exprime. Tenez, le voilà ; je vous le donne. Le voisin alors le reçut avec bien des actions de grâces.

Quand Tou le père, qui était alors absent, fut de retour, ce voisin vint lui rendre compte de la générosité avec laquelle en avait usé son fils, et lui en témoigner sa reconnaissance. Le vieillard apprenant de ce voisin qu’il avait vendu sa maison, témoigna de la surprise et de l’émotion. Comment, dit-il, mon fils a pris votre maison en payement ? Où logerez-vous ? Monsieur, répondit le voisin, je pense à aller demeurer en tel endroit. Aussitôt le vieillard appelant son fils : Rendez à cet homme ses contrats, lui dit-il : qu’on entoure son petit terrain d’une haie ; et veillez à ce que les domestiques ne chagrinent pas ce voisin, sous prétexte qu’il nous doit.


Autre exemple.


Sous la dynastie Ming, Tong pou, envoyé de la cour, passa par Kiang poan ; un kiu gin[20] du pays l’envoya saluer par un de ses gens avec un billet ordinaire. Tong fit venir le domestique du kiu gin en sa présence, et lui demanda à quoi s’occupait son maître qui menait une vie si retirée : Monsieur, dit aussitôt le domestique, l’année a été fort mauvaise en ces quartiers : les chemins sont pleins de gens morts de faim. Mon maître loue chaque jour un certain nombre de gens pour recueillir et inhumer les corps de ces pauvres malheureux. Il a déjà procuré la sépulture à plus de mille. Tong parût fort touché de ce récit : il ne laissa pas de continuer à interroger le domestique. Le nombre des morts étant si grand, il faut bien des ouvriers, dit-il ; comment votre maître pourvoit-il à leur payement ? Ce seul embarras n’est pas petit. Cela ne l’embarrasse pas le moins du monde, répondit le domestique ; il a réglé tant de grains pour les frais de la sépulture de chacun de ces pauvres gens, et le payement se fait par un tel, qui est parent de notre maître. Tong ne poussa pas plus loin ses questions ; mais louant au domestique la charité du maître, il ne laissa pas de lui écrire par ce même domestique un petit billet d’avis en ces termes : Toute bonne œuvre se doit cacher autant qu’on le peut : du moins ne faut-il pas chercher à la publier. Rien de plus bas que ces charités, dont la vanité est le motif.


Récompense de la fidélité à rendre une chose trouvée.


Du temps de l’empereur Yong lo, un marchand nommé Sun yong étant en voyage, vit sur sa route une bourse suspendue à un pieu. Il l’ouvrit, et y trouva deux grandes aiguilles d’or, telles que les femmes en portent à leurs cheveux. Il s’assit dans cet endroit, attendant que la personne qui les avait perdues, vint les chercher. A nuit close, vint une esclave toute en pleurs, qui cherchait les aiguilles de sa maîtresse qu’elle avait perdues, et qu’on la soupçonnait d’avoir volées. Le marchand s’étant assuré que ce qu’il avait trouvé, était justement ce qu’elle cherchait, le lui remit. La fille transportée de joie, lui demanda son nom : il ne le dit point : Monsieur, ajouta-t-elle, que puis-je faire pour vous témoigner ma reconnaissance ? À ces mots le marchand doubla le pas sans rien dire, et gagna, malgré la nuit, un gîte assez loin de là. Lorsqu’il fut arrivé à Nan yang, qui était le terme de son voyage, il fit en très peu de temps un gain beaucoup plus considérable qu’il ne pouvait l’espérer. Il partit pour s’en revenir avec plusieurs autres marchands. Repassant, mais en barque, à l’endroit même où il avait trouvé la bourse, et sa barque s’étant rangée le long du rivage, il vit sur le bord de la rivière l’esclave à qui il avait rendu la bourse. Cette fille venant de laver du linge, le vit aussi, et le reconnut. Elle lui parla pendant quelque temps, étant toujours sur le rivage, et le marchand sur sa barque. Après quoi elle se retira. Sun yong, que cet entretien avait arrêté quelque temps, et empêché de suivre les autres barques, trouva qu’il était tard pour partir seul, et se résolut de demeurer là le reste du jour. Il s’éleva tout à coup une tempête. Tous ceux qui étaient partis, périrent. Sun yong qui s’était arrêté, ne périt point.


Contre ceux qui abusent de la misère d’autrui.


La pauvreté et les richesses changent souvent de maison. Les biens de ce monde n’ont point de maître bien fixe. Quand on vend ce qu’on en a, c’est communément par nécessité. Cependant il n’est que trop ordinaire qu’un homme réduit à cette extrémité, rencontre quelqu’un de ces riches impitoyables, toujours prêts à s’engraisser des malheurs d’autrui. Ce cruel met aux biens d’un homme, que la nécessité presse, à peu près le prix qu’il veut. Le contrat passé, c’est beaucoup s’il paye sur-le-champ la moitié du prix. Il remet le reste du payement à certains termes ; et s’il voit quelque chose dont le pauvre vendeur ait grand besoin, il est attentif à le lui donner en payement ; mais c’est toujours à un prix beaucoup au-dessus du prix raisonnable. Ainsi le pauvre vendeur ne touchant rien que par parties, quand il vient compter avec ce riche, il trouve qu’il a plutôt dépensé le prix de ses biens, qu’il ne l’a touché. Vouloir entrer en composition, et demander de la modération sur le prix de certaines choses, cela est fort inutile. Encore trop heureux, si la nécessité où il s’est trouvé d’acheter les biens de ce pauvre homme, n’est pas pour l’acheteur une raison de rompre avec lui tout commerce, et de le traiter en ennemi. Du moins est-il sûr qu’il s’applaudit de se voir possesseur de ces biens, sans qu’il lui en coûte qu’environ la moitié de ce qu’ils valent. Cela s’appelle avoir de l’industrie et entendre ses affaires. Il ne fait pas attention, l’aveugle qu’il est, à la conduite ordinaire du Ciel, qui se plaît à rendre à chacun ce qu’il mérite. Son injuste cruauté ne sera point impunie : il en portera peut-être lui-même la peine ; sinon elle tombera sur ses descendants.


Charité désintéressée


Leou y originaire de Vou yn, avait l’âme fort charitable : il en donna de fréquentes preuves dans sa vie ; je n’en rapporterai que deux ou trois. Tchang ki li allant à la cour, et conduisant le corps de son père qui était mort en province, trouva sur la route auprès de Vou yn des glaces en quantité. Le chariot qui portait le corps de son père, versa, et fut mis en pièces. Comme il n’avait point là de connaissance, il envoya chez celui du lieu dont la maison avait le plus d’apparence, demander un chariot à emprunter, pour continuer son voyage. Leou y fut celui à qui on s’adressa. Il donna sur-le-champ un chariot, sans s’informer quel était celui qui le demandait, et sans vouloir se nommer lui-même au domestique, qui était venu en faire la demande pour son maître. Tchang n’eut pas plus tôt fait les obsèques de son père qu’il renvoya un domestique à Vou yn conduire le chariot, et remercier celui qui lui avait aidé si à propos à s’acquitter de ses devoirs de fils. Leou ayant aperçu d’assez loin ce chariot, ferma sa porte. Il ne reçut ni chariot ni remerciement ; mais il fit dire au domestique qu’apparemment il se trompait, et le prenait pour un autre.


Autre exemple.


Ce même Leou y revenant un jour de Tchin leou, dont il venait de quitter le gouvernement, rencontra sur la route un pauvre lettré qui venait de mourir assez subitement, et dont le corps était sur le bord du chemin. Le gouvernement qu’avait Leou, bien loin de l’enrichir, n’avait servi qu’à le rendre plus pauvre, tant il était désintéressé et charitable. Se trouvant donc alors sans argent, il quitta ce qu’il avait de meilleurs habits, pour en revêtir le mort, selon la coutume ; et vendant le cheval qu’il montait, il monta un bœuf. Il n’eut pas fait deux journées de chemin, qu’il se présenta à lui un pauvre homme prêt à expirer de faim et de misère. Sur le champ il descendit, et fit tuer son bœuf pour secourir ce malheureux. Ses gens lui disant qu’il poussait trop loin la compassion : Vous vous trompez, leur répondit-il ; voir son prochain dans la misère, et ne pas le secourir, c’est n’avoir ni cœur ni vertu. Il continua ainsi sa route à pied, et presque sans rien manger.


Présence d’esprit charitable.


Un jour Ou pan revenant d’un petit voyage, et prêt d’arriver à sa porte, aperçut un homme qui volait des châtaignes dans son parc. Il rebrousse aussitôt chemin, et prend un détour de demie lieue. Quand il fut de retour à la maison, le domestique qui l’avait accompagné, prit la liberté de lui demander la cause de ce détour : C’est, dit-il, que j’ai aperçu dans mon parc un homme dans un châtaigner, qui volait de mes châtaignes : j’ai rebroussé chemin, afin qu’il ne me vît pas. Car s’il m’avait aperçu, une subite peur aurait pu le faire tomber. Peut-être en tombant se serait-il grièvement blessé. Ce qu’il m’a volé, valait-il la peine de l’exposer à ce danger ?


Maximes de morale.


Su ma kuang s’entretenant un jour avec Tchao yong, lui dit : Le désintéressement, la droiture, et la force, sont trois vertus, qui ne se trouvent guère ensemble dans un seul homme : je les ai vues cependant toutes trois dans un tel ; c’était un grand homme. Permettez-moi de vous dire, reprit Tchao yong, que la réunion de ces trois vertus n’est pas si rare : ce n’est pas ce qu’il y a de plus difficile ; et les avoir possédées toutes trois ensemble, n’est pas, à mon sens, le plus bel endroit de la personne que vous nommez. Avoir un parfait désintéressement sans le moindre orgueil, une droiture de cœur inflexible, sans cependant choquer personne, beaucoup de force et de bravoure, sans manquer de douceur et de politesse, voilà ce qui est rare et difficile, et c’est ce que nous avons admiré dans le grand homme dont vous faites l’éloge.

Lorsque je vois quelqu’un à qui il est arrivé quelque méchante affaire, et qui n’a pas de quoi s’en relever, ou bien quelqu’autre que l’indigence fait beaucoup souffrir, quand je n’aurais pas de superflu, je l’assiste, et je crois devoir le secourir suivant mes forces ; et cela avec d’autant plus de soin et d’empressement, que cet homme est moins importun, soit par la difficulté de m’approcher pour m’exposer sa misère, soit par pudeur et par réserve. Mais pour ce qui est de ces gueux de profession, qui font trafic d’un bâton et d’une besace, qui vont de ville en ville, et de maison en maison, répétant des plaintes et des lamentations étudiées, qui s’applaudissent d’avoir bien fait leur personnage, quand on leur donne quelque chose ; et qui, quand ils n’obtiennent rien, regardent les gens de travers, et quelquefois éclatent en malédictions et en injures : je les juge indignes de compassion, et je crois qu’on n’en doit faire aucun cas. Car pourquoi un honnête homme se retranchera-t-il sa dépense, pour fournir aux débauches de ces charlatans ?


Libéralité d’un mandarin pour les pauvres.


Lo ouey te étant en charge à Nin koué, alla un soir souper chez un magistrat supérieur qui l’avait invité. Celui-ci remarquant sur son visage une joie extraordinaire, en voulut savoir la raison. Je vous avouerai franchement, dit Lo, que j’ai eu une vraie satisfaction ; il s’est présenté à moi une quinzaine de pauvres gens, qu’une année de stérilité a obligé de quitter leur village pour chercher ailleurs de quoi vivre. Je leur ai distribué tout ce que j’avais amassé des épargnes que j’ai faites depuis que je suis en charge, pour les mettre en état de retourner chez eux, et d’y labourer leurs terres ; et je l’ai fait avec joie. Mais ce qui m’a causé un plaisir bien plus sensible, c’est que de toute ma famille, et parmi un assez bon nombre de mes parents qui ont été témoins de ma libéralité, il ne s’est trouvé personne qui ait eu la pensée de désapprouver cette action de charité ; tous au contraire en ont paru fort contents. Voilà ce qui me cause la joie dont vous vous êtes aperçu.


Exemple de modestie et de pudeur.


Le quartier de Tai yuen[21] étant fort peuplé, on cherchait à ménager le terrain ; c’est pourquoi, après avoir mis les morts dans un cercueil, on avait coutume d’en laisser plusieurs sans les inhumer. Tun y s’y étant rendu en qualité de gouverneur, chargea ses officiers subalternes de recueillir ceux des cercueils et des cadavres, qui n’étaient pas encore tout à fait en poussière ; et séparant[22] ceux des hommes de ceux des femmes, il les fit enterrer dans deux grandes fosses distinguées. Il ordonna que dans tous les environs on en usât de la sorte ; qu’on comptât combien de mille on mettait en chaque fosse, et qu’on le marquât sur une pierre, y gravant aussi le jour, le mois, et l’année.


Autre exemple.


Un lettré nommé Kin, à l’âge de 50 ans, n’avait point encore eu d’enfants. Une année qu’il tenait école dans un endroit nommé Kin tan, assez loin de Tching kiang, lieu de sa demeure, sa femme acheta une jeune fille du voisinage, pour servir d’une femme du second ordre à son mari. Sur la fin de l’année, temps ordinaire des vacances, le mari revenant à la maison, sa femme dressa une petite collation sur la table d’un appartement intérieur, où elle avait placé cette jeune fille, qu’elle avait fort proprement habillée. Ayant appelé son mari : Je suis désormais trop âgée, lui dit-elle, pour vous pouvoir donner des enfants. J’ai acheté cette jeune fille, qui est du voisinage et de ma connaissance. Elle est, comme vous voyez, assez bien faite, et a d’autres bonnes qualités ; prenez-la pour être votre femme du second ordre : peut-être empêcherez-vous par là votre famille de s’éteindre.

À ce discours, et plus encore à cette vue, le mari rougit, et baissa la tête sans dire un seul mot, la femme s’imagina que sa présence rendait son mari confus. Elle sort et enferme dans la chambre son mari et la jeune fille. Le mari qui voulut sortir aussi, trouvant la porte fermée, sauta par une fenêtre ; et allant trouver sa femme : Vous avez un bon cœur, lui dit-il, mes ancêtres et moi nous vous sommes fort obligés. Mais vous ne savez pas que cette fille étant encore petite, je l’ai souvent portée entre mes bras, et lui ai souhaité à chaque fois un mariage bien assorti. Je suis sur l’âge et assez infirme, je lui ferais tort de la prendre. Rendez-la vite à son père. On la rendit, et à la fin de l’année Kin eût de sa femme un fils, qui à l’âge de 17 ans obtint le degré de sieou tsai[23] ; l’année suivante, celui de kiu gin[24], et qui fut dans la suite un grand et fameux ministre.


Autre exemple.


Dans la révolte de Tchang lien tchang, un jeune étudiant nommé Ouang y tsin étant tombé entre les mains des rebelles, aperçut parmi ceux qu’ils avaient enlevés, la femme d’un autre jeune homme de sa connaissance. Sur le champ il va trouver le chef des rebelles, et lui dit : Monsieur, je trouve ici ma sœur ; je viens vous demander en grâce qu’elle ne soit point déshonorée : notre rançon ne tardera pas, je vous en réponds. Mais s’il arrive la moindre chose à ma sœur, nous ne pourrons, ni elle, ni moi, survivre à cet affront. Il dit ces paroles d’un ton et d’un air qui persuada l’officier. On le mit avec cette jeune femme dans une chambre qu’on leur donna pour prison. Ils y passèrent un mois et davantage, sans qu’il échappât à ce jeune homme, ni une parole, ni un geste, qui ne fut selon toutes les règles de la bienséance.


Médecin charitable.


Kin ko médecin de Chan yu joignait à une grande habileté un égal désintéressement et une charité peu commune. Qui que ce fût qui l’appelât, pauvre ou riche, il accourait aussitôt, quelque temps qu’il fît : c’était alors la coutume que les médecins de quelque réputation allassent en chaise, mais il fit toujours ses visites à pied jusqu’à l’âge de 80 ans. Quand on lui demandait pourquoi : Je crois, disait-il, cette dépense mieux employée à soulager les enfants malades de plusieurs pauvres familles. En effet il sauvait la vie à une infinité d’enfants, et il avait pour cela un talent rare. Sa charité ne se bornait cependant pas là. Si quelque pauvre malade avait besoin de gin seng, ou de quelque autre remède encore plus cher, il le fournissait à ses frais, le mêlait, sans rien dire, dans d’autres drogues communes, et le leur donnait, sans jamais le leur faire savoir. Il sauva de la sorte un fort grand nombre de pauvres gens. Un jour passant dans la rue, il vit un homme qui vendait sa femme, pour avoir de quoi payer à l’empereur ce qu’il lui devait. Khi ko lui dit de retenir sa femme, et paya sur-le-champ pour lui. Enfin à l’âge de quatre-vingt-sept ans, étant prêt de mourir, il vit venir comme au-devant de lui une jeune vierge, dont l’éclat surpassait celui de l’or et des pierres précieuses ; et toute la maison fut remplie d’une odeur plus agréable que celle des parfums les plus exquis. Depuis ce temps-là sa postérité a été nombreuse.


Exemple de charité.


Tcheou pi ta tout jeune encore, avait cependant un emploi à Chao sung, ville de Tche kiang[25]. Un écrivain de son tribunal, par une négligence coupable, fut cause que le feu prit à la maison. L’incendie qui se communiqua de maisons en maisons en ayant consumé un bon nombre, l’écrivain fut mis en prison, et il ne s’agissait de rien moins que d’être condamné à la mort. Avant que les procédures fussent finies, et portées aux tribunaux supérieurs, Tcheou s’informa de cet écrivain même, quelle peine il y avait pour un homme en charge, quand il arrivait que par sa faute, le feu brûlait les maisons du peuple. On le casse sans rémission, dit l’écrivain. Sur cela Tcheou alla déclarer, quoique faussement, que l’incendie était arrivé par sa faute ; et par la perte de son emploi, il sauva la vie à l’écrivain. Il se retira ensuite chez lui, étudia longtemps avec application, parvint aux plus hauts degrés des lettres, et obtint enfin le titre de kong[26].


Sur l’avarice.


Cette maison riche, mais dont la justice et la charité sont bannies, qu’est-ce autre chose qu’une montagne stérile, qui renferme en son sein de riches métaux, mais fort inutiles, s’ils n’en sortent ?


Sur le mauvais usage des talents.


Cet homme qui a tant d’esprit et de si beaux talents, et qui ne s’en que pour le mal, quel nom peut-on plus justement lui donner, que celui de tyrannique destructeur des œuvres du Ciel ?


Compassion pour un pauvre.


Kou fang tchou s’étant levé une nuit par hasard, vit de sa cour dans son jardin un homme monté sur un arbre où il volait des fruits. Quel est cet homme-là, dit-il tout haut ? Le voleur qui l’entendit, saisi de frayeur, tomba de haut en bas, et s’incommoda. Kou l’alla joindre aussitôt, et reconnut que c’était le fils d’un de ses voisins. Je sais, lui dit-il, en le rassurant, que vous êtes pauvre : la nécessité fait faire bien des choses. Ce que vous me voliez n’était rien. Je suis bien fâché que vous ayez ainsi pris la peur ; faites effort pour vous retirer chez vous, demain j’aurai soin de vous procurer quelque secours. En effet il lui donna du grain et quelque argent, mais en grand secret, et sans en rien dire dans la maison. Quand cet homme fut bien guéri de sa chute, un jour Kou assemblant ses fils et ses neveux : Mes enfants, leur dit-il, vous avez maintenant raisonnablement de quoi vivre ; il faut que chacun de vous s’applique et apprenne à le conserver ; cela ne se fait point sans peine ; mais c’est une peine qu’il faut prendre, sans quoi on se trouve bientôt dans l’indigence, et la misère porte souvent à de grandes bassesses. Je pourrais vous en citer des exemples, sans les aller chercher bien loin : sur quoi il leur raconta l’aventure de son voleur. Chacun demandant qui c’était, le vieillard les en reprit. Pensez, leur ajouta-t-il, à profiter de la leçon que je vous fais ; c’est de quoi il est question. Que servirait pour votre instruction, que vous connussiez l’homme dont il s’agit ?


Misère soulagée.


Un homme du territoire de Sin kien souffrant depuis longtemps les rigueurs d’une affreuse pauvreté, se trouva enfin réduit à trois fan[27] d’assez bas argent, sans savoir où donner de la tête quand ils seraient dépensés ; lui et sa femme au désespoir, achetèrent pour deux fan de riz, et pour un d’arsenic, résolus de mêler l’un avec l’autre, et de mettre par là fin à leur misère. Le riz était presque cuit, et l’arsenic venait d’y être mêlé, lorsque tout à coup un des surveillants de ce canton entra dans leur maison. Il venait de loin à jeun ; il avait faim ; et pressé d’aller ailleurs, il demandait vite un peu de riz. Comme on lui dit qu’il n’y en avait point, il avança la tête vers le fourneau, et en vit qui était prêt d’être servi. Il se plaignit amèrement de ce qu’on avait eu recours au mensonge, pour lui refuser si peu de chose. Alors le maître du logis remuant doucement la main ; Je n’ai garde, lui dit-il, de vous donner de ce riz à manger, et il lui en ajouta la raison fondant en larmes.

À ces paroles le surveillant prend le bassin, jette promptement le riz dehors, et l’enterre : puis consolant ces pauvres gens ; Suivez-moi, dit-il au mari, je puis vous donner cinq teou[28] de grain : vous en aurez pour quelques jours, et vous pourrez pendant ce temps-là trouver quelque ressource pour l’avenir. Ce pauvre homme suit donc le surveillant ; et le remerciant fort de sa charité, apporte les cinq teou de grain dans le sac même où ils étaient.

À son retour il ouvre le sac, et il y trouve outre le grain, cinquante onces de bel argent. Il en fut fort étonné : puis revenant de sa surprise ; c’est sans doute, dit-il en lui-même, de l’argent dû à l’empereur, que cet homme aura ramassé par commission, et oublié par mégarde dans ce sac. S’il était redevable de cette somme et de l’argent de l’empereur, ce serait pour lui une grosse affaire. Il a eu compassion de moi ; je n’ai garde de lui vouloir nuire. Sur quoi il retourne vite au surveillant, pour lui rendre cet argent : Moi, dit le surveillant, je n’ai point eu commission de recueillir l’argent de l’empereur ; je n’ai point mis cet argent dans le sac : d’où l’aurais-je pris, pauvre comme je suis ? Il faut que ce soit une faveur du Ciel. Le surveillant eût beau dire que cet argent n’était point à lui, l’autre l’ayant trouvé dans le sac avec le grain qui lui avait été donné, ne voulait point le retenir. Enfin la conclusion fut qu’ils partageraient par la moitié ; ce qui les accommoda l’un et l’autre.


Charité récompensée.


Un marchand de Hoei tcheou passant aux environs de Kieou kiang, fit rencontre d’une barque que les voleurs avaient pillée. Il y avait dans cette barque sept personnes d’une physionomie heureuse. Le marchand, quoique peu riche, les habilla, et leur ayant donné à chacun quelque argent, il poursuivit sa route, sans s’informer ni de leurs noms, ni d’où ils étaient. L’année suivante, six de ces sept infortunés furent faits Kiu gin ; et au bout de plusieurs années, l’un d’entre eux, savoir Fang ouan tché vint en qualité de visiteur dans le territoire de Kia hou. Le marchand qui avait mal réussi dans son commerce, s’était trouvé sans ressource loin de son pays, et s’était vendu pour esclave à un officier de Kia hou. Fang mangeant chez cet officier, reconnut parmi les gens qui servaient à table, le marchand qui lui avait autrefois fait la charité. Il l’appelle pour l’examiner de plus près ; et s’étant bien assuré que c’était lui : Vous souvenez-vous de la charité que vous exerçâtes il y a huit ans à l’égard de sept personnes ? Je ne m’en souviens point, répondit l’esclave. Quoi ? reprit Fang, ne vous souvenez-vous pas de sept personnes, qui venaient d’être dépouillées aux environs de Kieou kiang, et à qui vous donnâtes de l’argent et des habits ? Je m’en souviens bien, moi, ajouta-t-il, se levant de table, et pliant le genou pour le saluer, j’en étais un, et je reconnais mon bienfaiteur. Il obtint sa liberté, le retint quelque temps auprès de soi, lui donna quelques centaines d’onces d’argent, et lui en procura de ceux avec lesquels il avait été autrefois volé. Ainsi le marchand se trouva sur un bon pied, et en état de s’en retourner avec honneur.


Riche attentif aux besoins des pauvres honteux.


Ouan gin fang, arrière-petit-fils du fameux Ouan ngan y, était un homme puissamment riche en argent et en fonds de terres ; jusque-là que ses grands biens lui avaient fait donner le surnom de Poan seng, qui signifie moitié de province. Mais autant qu’il était riche, autant avait-il peu d’attache à ses richesses. Il en usait honnêtement selon sa condition : du reste il faisait de grandes largesses, et avait beaucoup de compassion pour les pauvres. Quand il découvrait dans son quartier quelques familles indigentes, il se faisait un plaisir de les soulager ; et quand ces familles étaient de condition à rougir de leur pauvreté, il prenait sur soi de l’argent dans une bourse, et sortant le soir sous quelque prétexte, il prenait son temps pour faire passer cet argent dans leur maison sans être aperçu. Il soutint ainsi plusieurs honnêtes familles, dont la plupart ne sachant pas d’où leur venait un secours si peu attendu, le regardèrent, comme une faveur venue immédiatement du Ciel. Il y en eût d’autres qui jugèrent que ces secours leur venaient de la libéralité de Ouan, et qui allèrent lui en témoigner leur reconnaissance : mais il leur répondit toujours d’une manière propre à éloigner de leur idée qu’il fût leur bienfaiteur, et il refusa constamment d’accepter leurs remerciements.


Autre exemple.


Un marchand nommé Tou lieou ong, entendit pendant la nuit un voleur qui entrait dans sa maison : Il y a, dit-il de son lit, dix ou douze chin[29] de riz en tel endroit, vous pouvez les prendre à l’aise. Si cependant vous vouliez bien m’en laisser un chin, pour donner demain à dîner à deux enfants que j’ai, vous me ferez plaisir. Le voleur enleva en effet le riz, à un chin près, et rencontrant ensuite le marchand : J’ai ouï dire qu’on vous a volé, lui dit-il, cela est-il vrai ? Point du tout, dit le marchand. Quoi, dit le voleur, dernièrement pendant la nuit, on ne vola point votre riz ? Je vous ai déjà dit que non, répondit le marchand. On me l’a cependant bien assuré, répondit le voleur ; on m’a même ajouté que vous priâtes celui qui volait votre riz, de vous en laisser un chin ; qu’en est-il ? Le marchand persistant à nier le fait : Je sais ce qui en est, dit le voleur ; et c’est moi-même qui vous ai volé, mais je m’en repens : votre vertu me charme, et je veux vous rendre exactement le riz que je vous ai pris cette nuit-là. Le marchand ne se rendit pas encore, et il persista toujours à dire qu’on ne l’avait point volé.


Ami fidèle.


Ou ting kia, entre autres belles qualités, avait celle d’être bon ami. Il en donna des preuves pendant sa vie. J’en rapporte une. Lo ki, avec lequel il avait lié amitié depuis quelque temps, tomba malade dans un voyage assez éloigné de sa maison. Ou ting kia qui en eut avis, partit sur-le-champ pour l’aller voir. Quand il arriva, tous les gens de Lo ki étaient déjà morts d’une dysenterie contagieuse, et Lo ki était attaqué de la même maladie. Ou ting kia, sans s’effrayer du danger, servit son ami, comme s’il eût été son domestique, faisant ses bouillons, accommodant son lit, le portant entre ses bras, enfin lui rendant les services les plus bas, jusqu’à se lever dix ou douze fois chaque nuit pour le soulager, sans jamais donner le moindre signe d’impatience ou de lassitude. Aussi Lo ki étant rétabli, avait accoutumé de dire : Avant l’âge de 40 ans, je devais la vie à mes parents ; le reste des années que j’ai vécu, c’est à mon ami Ou que je les dois.


Maximes de morale.


Celui qui fait du bien à des gens hors d’état d’user de retour, amasse un trésor de vertu, qui pour être caché, n’en est pas moins riche : c’est un bon héritage pour ses enfants.

Quiconque, au contraire, par sa dureté ou son injustice, s’attire les malédictions d’autrui, quand son autorité serait capable de les empêcher d’éclater, son crime, pour être moins connu, n’en est pas moins réel ; ce que je dis, est vrai de tout le monde, mais il semble qu’il l’est encore plus de ceux qui ont l’honneur d’être en charge.


Calomnie soufferte en silence par principe de charité.


Lou pang, ayant eu d’abord le gouvernement de Tchang té, il remplit si dignement ce poste qu’on le fit passer à Vou tchang, ville plus considérable. Il passa par Yo tcheou qui était sur sa route, où il venait de se perdre quelques pièces de bois considérables, qu’une tempête y avait poussées. Le gouverneur du lieu ne sachant pas que ce bois appartenait à l’empereur, l’avait recueilli, et en avait fait présent à Fang tchoui, grand officier qui venait de passer par cette ville. Celui qui avait l’intendance de ces bois, sut que Lou pang avait passé par Yo tcheou, à peu près dans le temps que ces pièces de bois s’étaient perdues : il l’accusa de les avoir recueillies : à quoi Lou ne répondit rien. Son silence fut pris pour un aveu. Comme il ne s’agissait de rien moins que d’être destitué de son emploi, bien des gens qui savaient ce qu’était devenu ce bois, s’offraient à servir de témoins pour sa décharge, et le pressaient d’éclaircir l’affaire. Si j’éclaircis cette affaire, répondit-il, voilà deux ou trois honnêtes gens convaincus de la faute qu’on m’impute ; il ne m’en coûte, pour les sauver, que de me taire et perdre ma charge. J’aime mieux souffrir cette perte que de leur nuire.


Exactitude à réparer le tort fait à autrui.


Tchao kouei avait à Yuen tcheou la charge de fournir les chevaux de poste. Il aimait à monter à cheval, et souvent il était en chemin pendant la nuit. Il arriva un soir que se laissant conduire à son cheval, il passa au travers d’un champ de riz, et y fit quelque dommage ; lorsqu’il y eût fait attention, il mit pied à terre, attacha son cheval, et attendit qu’il fût jour pour voir le tort qu’il avait causé, et dédommager aussitôt le maître du champ.


Fidélité à rendre une chose trouvée, récompensée par le recouvrement d’un fils perdu.


Un honnête homme de Mi yun avait un fils unique, qu’il aimait fort. Cet enfant s’étant un jour écarté tant soit peu de la maison, fut enlevé, et son père eût beau faire des recherches, il n’en pût jamais rien apprendre. A quelque temps de là des marchands faisant voyage pendant les chaleurs, s’arrêtèrent pour se reposer à la porte de cet homme, où il y avait un ombrage épais. L’un d’eux oublia de reprendre en partant un sac de toile jaune, qu’il avait attaché derrière une porte, pour être moins exposé, car tout son argent y était renfermé. Quelque temps après, le maître du logis aperçut ce sac, et ne doutant point qu’il n’appartînt à quelqu’un de ces voyageurs qui s’étaient reposés là, il le recueillit soigneusement, attendant qu’on vînt le redemander.

En effet un homme arriva bientôt tout essoufflé, qui criant et se lamentant, vint dire qu’il avait oublié derrière une porte un sac où était tout son argent. Si vous l’avez, ajouta-t-il au maître du logis, je partagerai volontiers avec vous la somme qui est dedans. Le maître ayant pris les précautions nécessaires, pour s’assurer qu’en effet cet homme était celui à qui appartenait le sac, le lui rendit sans vouloir rien accepter. Marquez-moi du moins, dit l’autre, après bien des actions de grâces, en quoi je pourrai vous faire quelque plaisir. Le maître du logis fut du temps sans répondre. Enfin, pressé tout de nouveau : J’avais un fils, dit-il, qui s’est perdu ; je suis vieux, et n’ai guère d’espérance d’en avoir d’autre ; si vous, qui allez de côté et d’autre, trouvez quelque jeune enfant dont on veuille se défaire, vous m’obligerez de me le procurer. Sur cela ils se quittèrent.

Le marchand, quelques mois après, trouva un homme sur sa route qui cherchait à vendre un enfant, qu’il conduisait par la main. Ravi d’avoir de quoi faire plaisir à son bienfaiteur, il l’acheta et le mit sur un cheval à demi chargé. Aussitôt qu’il fut arrivé à la porte où il avait autrefois oublié son sac et son argent, il mit d’abord cet enfant à terre. Pendant qu’il attachait ses chevaux, l’enfant entra de lui-même dans la maison qu’il reconnaissait, on l’y reconnût aussi, et son père ne se possédant pas de joie, fit au marchand tous les bons traitements qu’il pût.


Pensées morales.


La vertu est sans contredit le plus précieux de tous les trésors, puisque l’usage qu’on en fait, l’augmente au lieu de le diminuer.

Le cœur est une terre d’une prodigieuse étendue ; votre vie ne suffirait pas, fût-elle de trois cents ans, pour l’ensemencer toute entière.


Châtiment d’un valet qui décèle son maître à une douane.


Hien tchu étant fort avancé dans les charges de la cour, fut desservi par quelqu’un d’un plus grand crédit, qui le fit passer pour un homme sans habileté dans les affaires : de sorte qu’on l’en éloigna, et on l’envoya présider à certaine douane. Il y passa un jour un lettré, qui n’ayant pas énoncé tout ce qu’il devait payer, fut déféré par un de ses esclaves : Votre maître a quelque tort, dit le mandarin à cet esclave ; mais après tout, ce qu’il a fait est assez ordinaire ; sa faute est une faute commune, et qui ne tire pas à conséquence. Mais un esclave accuser son maître, c’est bien autre chose, et une telle action ne doit point s’autoriser. Les autres douaniers subalternes excusaient l’esclave, disant qu’on devait protéger ceux qui déféraient les coupables. Hien tchu sans rien répondre, fit conduire cet esclave à son tribunal, et le régala d’une bonne bastonnade.


Sur l’usage des biens.


Il se trouve des gens, qui pour un plaisir d’un moment, (le chinois dit d’un clin d’œil) dépensent de grosses sommes, qui seraient bien mieux employées à sauver des centaines de pauvres du froid et de la faim qu’ils souffrent.

D’autres font bâtir à grands frais de vastes maisons, pour loger un assez petit corps : ne vaudrait-il pas mieux secourir plusieurs gens d’étude, réduits à une si grande pauvreté, qu’ils n’ont pas même un endroit où placer leur natte[30] ?


Exemple de charité.


Tchin kong ngan et sa femme, voulant procurer un petit gain à une de leurs parentes fort pauvre, la firent venir un jour travailler de la soie. En passant par l’endroit où elle travaillait, il la vit cacher de la soie pour l’emporter. Il sort au plus vite, et se reprochant d’avoir aperçu ce larcin ; qu’allais-tu faire là, se disait-il à lui-même ? Il fallait passer par un autre endroit : tu as grand tort. Sa femme qui l’entendit se plaindre ainsi de soi-même, fut curieuse d’en savoir la raison. Il ne répondit pas d’abord : mais tout occupé de ce qui l’affligeait ; non, disait-il, non encore une fois, tu ne devais point passer par là. Enfin sa femme le pressant de dire ce qui le chagrinait si fort : C’est, répondit-il, que j’ai vu par hasard cette pauvre parente, qui cachait de la soie pour la voler. Je ne lui en ai rien témoigné ; mais elle se sera bien doutée que je l’ai aperçue, et quoique je sois sorti à l’instant, j’ai entrevu l’embarras où je l’ai mise. J’aurais bien voulu la rassurer par quelque bonne parole ; mais j’ai eu peur d’augmenter sa confusion. Si je n’avais point passé par là, je lui aurais épargné cette honte, et à moi le chagrin que cela me cause, d’autant plus que je n’y vois pas de remède. Le remède est fort aisé, reprit sa femme ; ne vous affligez pas davantage. Attendez qu’elle rende compte de son travail ; et quand je vous le ferai voir, elle étant à portée de vous entendre, louez ce travail, et témoignez qu’étant fort à votre gré, vous souhaitez que je lui donne au-delà du prix ordinaire. Si vous en usez de la sorte, elle sera guérie de sa honte, et demeurera persuadée que vous n’avez pas aperçu son vol. Tchin kong ngan trouva l’expédient fort bon, et se consola de son aventure.


Tendresse d’un fils pour sa mère absente.


Pao mong suen ayant une charge dans un endroit où il arriva une méchante affaire, fut envoyé par punition avec plusieurs de ses collègues, pour faire travailler aux digues du fleuve Hoang. Sa mère âgée de quatre-vingt ans, demandait souvent de ses nouvelles ; et pour ne la pas affliger, on lui répondait toujours d’une manière à lui faire concevoir que son fils était en charge. L’inquiétude du fils pour sa mère, ne cédait en rien à celle qu’avait la mère pour son fils. A chaque paquet que ses domestiques lui apportaient, il commençait par demander au porteur, si elle était en parfaite santé ? Si on lui répondait qu’elle se portait bien ; il laissait là le paquet sans l’ouvrir : Bon, disait-il, me voilà content ; je sais que ma mère est en bonne santé ; le reste ne vaut pas la peine de me distraire de cette agréable nouvelle.


Femme renvoyée par son mari, pour l’avoir porté à se séparer de ses frères.


Dans une famille nommée Li, six frères vivaient tous ensemble : leur petit bien et leur dépense étaient en commun, et il n’y avait pas d’union plus grande. La femme d’un des cadets prenant un jour son mari en particulier : Nous vivons, dit elle, bien pauvrement ; le moyen de demeurer longtemps dans un si triste état ? J’ai en mon particulier quelque argent ; croyez-moi : faisons bande à part. Li tchong son mari faisant semblant d’agréer la proposition : Il faut donc, dit-il, préparer un repas, et faire selon la coutume une assemblée de parents, pour délibérer là-dessus. La femme qui ne s’attendait pas à trouver son mari si facile, fut ravie de voir qu’il ne faisait point de résistance, et le repas fut bientôt prêt. Quand on eût servi, Li tchong se mit à genoux au milieu de la salle, et adressant la parole à la femme de son frère aîné, comme à la maîtresse du logis : Je vous donne avis, lui dit-il, que j’ai une méchante femme ; elle tâche de me persuader d’oublier mon sang, et de me séparer de mes frères. Je vous avertis que je la renvoie ; cette faute le mérite. La chose s’exécuta, et la femme eût beau prier et pleurer, on la renvoya chez sa mère.


Tendresse et tentative d’un fils pour sa mère âgée et malade.


Tchao tse perdit son père étant encore enfant. Sa mère l’éleva très bien. Lui de son côté répondit parfaitement aux soins de sa mère, et eût toujours pour elle une tendresse extrême, et tous les égards imaginables. En voici un exemple assez singulier. Une nuit il entendit à sa porte une bande de voleurs prête à entrer et à piller sa maison. Il sort sans appeler au secours, de peur d’effrayer sa mère, va au-devant des voleurs, et leur adressant doucement la parole : Je vous abandonne, leur dit-il, ce qu’il y a dans ma maison d’argent, de grains, et d’habits, même ceux de ma femme, et le peu qu’elle a de bijoux. Je n’y aurai point de regret, pourvu que vous m’accordiez une chose ; c’est que tout se fasse sans aucun bruit, pour ne pas effrayer ma bonne mère, qui est malade et fort âgée. Il dit cela d’un air si tendre, que les voleurs en furent touchés, et se retirèrent. Il rentra pour prendre de quoi leur faire un présent ; mais il ne pût les atteindre.


Tendresse et piété d’un fils à l’égard de sa mère morte.


Ouang ouei yuen vivait du temps que les peuples occidentaux s’emparèrent de l’empire, et donnèrent commencement à la dynastie nommée Tsin. Par attachement pour son prince qui venait de perdre l’empire et la vie, jamais il ne s’assit tourné vers l’Occident, d’où était venu le nouvel empereur, qu’il ne croyait pas devoir reconnaître. Sa mère étant morte, il passa les trois ans de deuil dans une méchante hutte auprès du tombeau ; et là toute son occupation fut de pleurer tendrement sa mère. Ses disciples firent dans la suite un recueil des beaux vers qu’il composa sur ce sujet pendant ces trois ans : ces vers sont pleins des sentiments les plus vifs de regret et de tendresse : on n’y trouve rien autre chose. Au bout des trois ans du deuil il revint à sa maison ordinaire ; mais il n’oublia pas pour cela sa mère. Se souvenant qu’elle craignait le tonnerre pendant sa vie, et qu’elle voulait, quand il tonnait, que son fils ne fut pas loin d’elle, dès qu’il voyait venir un orage, il s’en allait au tombeau : et comme si sa mère avait pu l’entendre, il disait doucement, comme pendant qu’elle vivait : Ma mère, je suis ici.


Autre exemple.


Hai yu vivait sur la fin de la dynastie Ming. Il était en charge, quand sa mère mourut. Il quitta son emploi selon la coutume[31] pour prendre le deuil. C’est un des hommes qui ait donné de plus éclatantes marques de regret et de douleur à la mort de ses parents ; et il alla beaucoup au-delà des devoirs ordinaires que les rits ordonnent. Il pleurait, et donnait les autres marques de douleur dans les occasions qui sont prescrites ; mais c’était d’une façon singulière, et cela pendant huit années entières. Car la stérilité, puis les guerres qui désolèrent la province de Chan tong sa patrie, ne lui permirent pas de faire plus tôt les obsèques de sa mère. Pendant tout ce temps-là ce ne fut que pleurs et que regrets aussi vifs le dernier jour que le premier. Il négligea même les précautions les plus ordinaires contre le froid en hiver, et contre la chaleur en été. Une poignée de riz cuit dans beaucoup d’eau sans sel, et sans autre assaisonnement, faisait chaque jour sa nourriture. La maison qu’il habitait, et qu’on n’avait pas réparée, devint ouverte à tous les vents, et ne le mettait guère plus à couvert des ardeurs du soleil. Ses parents voulant y faire travailler : Non, dit Hai yu, ma grande affaire n’est pas encore en état ; il ne faut pas que chez moi on pense à aucune autre. Je suis le plus infortuné des hommes, il ne convient point de réparer une maison pour moi. Les troubles étant enfin cessés, Tsai hing tsong devint gouverneur de ce pays-là. Ayant été instruit du bel exemple de piété filiale qu’avait donné Hai yu, il lui fit de grandes largesses, qui le mirent en état de satisfaire sa tendresse dans les obsèques et la sépulture de sa mère.


Zèle singulier d’un aîné de famille, pour rétablir l’union entre ses frères.


Quatre frères vivaient en commun fort unis, sans avoir partagé leur bien. Quand ils furent tous mariés, il y eut bientôt querelle entre leurs femmes. Chacune portait son mari à se séparer : et trois de ces quatre frères écoutant les rapports de leurs femmes, commençaient à se brouiller. L’aîné s’en aperçut, et pensant sérieusement à y remédier, voici l’expédient dont il s’avisa. Un jour que ces trois frères étaient chacun dans leur appartement intérieur avec leurs femmes, il ferma la première porte de la maison ; puis rentrant dans un salon, d’où il pouvait se faire entendre à chacun d’eux. Malheureux que tu es, dit-il, en s’apostrophant soi-même, tu étudies depuis tant d’années la doctrine des anciens sages, et tu fais profession de la pratiquer en travaillant à ta propre perfection ; mais il faut bien que tu n’y travailles pas comme il faut : car selon la doctrine de nos sages, s’il n’y avait rien que de réglé dans ta personne, il te serait fort facile de maintenir le bon ordre et l’union dans ta famille : cependant tu vois que la division y règne. Oui, c’est ta faute, malheureux, il ne faut t’en prendre qu’à toi-même, et tu ne saurais t’en punir trop sévèrement. En se haranguant ainsi, il se donnait à lui-même de rudes coups ; et il continua de la sorte, jusqu’à ce que ses frères et ses belles-sœurs touchés de son zèle, et honteux de leur conduite, vinrent lui demander pardon à genoux, le remercier de son zèle à les corriger, et lui promettre de vivre dans l’union la plus étroite, comme ils firent en effet depuis.


Respect, et soins d’un fils pour son père et pour sa mère.


Le père de Hia yang étant tombé malade dans le fort d’un hiver très rude, ce bon fils pendant tout le temps de la maladie, qui fut longue, ne se reposa sur personne du soin de servir son père. Il voulut s’en charger lui-même ; et il s’en acquitta avec une si grande exactitude, qu’il avait toujours à la main tous les petits meubles nécessaires, soit pour les bouillons, soit pour les autres nécessités du malade. Le père étant enfin mort de cette maladie, Hia yang lui fit des obsèques convenables, et ne manqua jamais depuis de rendre ses devoirs à son père devant sa tablette, comme quand il était vivant et présent ; jusque là qu’il continuait à lui donner avis de tout ce qu’il entreprenait. Sa mère habituellement infirme, fut obligée de garder le lit pendant trois ans. Tout ce qu’elle prit de bouillons et de remèdes, ce fut son fils qui les lui donna de sa propre main. Tout occupé de la douleur que lui causait l’état où était sa mère, il était insensible à tout le reste ; et pendant ces trois années il n’entra pas même une seule fois dans la chambre où couchait sa femme. Une nuit sa mère témoigna souhaiter certains fruits secs qu’on nomme li. Malgré la neige qui tombait, et quoique les barrières des rues et les boutiques fussent fermées, il sortit pour aller acheter ces fruits ; et il trouva moyen de parvenir jusqu’aux boutiques où il y en avait à vendre. Mais tout le monde étant couché, il frappa longtemps, sans que personne répondît. Enfin il se mit à pleurer et à se lamenter si fort, qu’on ouvrit une boutique, où il acheta ce qu’il voulait. Il avait un fils qu’il aimait fort. Cet enfant ayant déplu à son oncle, cadet de Hia yang, l’oncle naturellement colère, le battit si violemment qu’il en mourut. Ce fut pour Hia yang une douleur bien sensible. Cependant le soin de ménager sa mère, et la crainte de la chagriner, lui fit resserrer en lui-même toute sa douleur ; et il fut assez maître de son ressentiment pour n’en rien laisser paraître au dehors.


Châtiment du Ciel différé en considération de la piété filiale.


Un jeune homme de Lin tchouen assez peu réglé dans le reste, conservait cependant pour sa mère infirme et âgée un très grand respect. Une nuit il entendit en songe un esprit qui lui disait : Demain sur le midi, tu seras frappé de la foudre, et tu en mourras. Le jeune homme demanda quelque répit à cause de sa mère qui vivait encore. Le Ciel l’a ainsi ordonné, répliqua l’esprit ; il en faut passer par là. Sur cet arrêt, le jeune homme pensa aux moyens d’épargner à sa mère tout ce qu’il pourrait de la frayeur que devait lui causer cet évènement. Il prépara donc de grand matin le repas de sa mère ; et le lui ayant servi, il lui témoigna qu’il avait envie ce jour-là de faire un tour à quelques lieues de là, où sa sœur était mariée, et la pria de le trouver bon. La mère lui refusa son consentement. Il arriva que sur le midi, des nuages épais se formèrent, et que le tonnerre commença à gronder. Ce jeune homme moins alarmé de sa mort, qu’il croyait prochaine, que de la frayeur qu’en aurait sa mère, sort du logis sous quelque prétexte, tire la porte après soi, et s’en va dans la campagne attendre le châtiment de ses péchés, tel qu’on le lui avait annoncé en songe. Il en fut quitte pour la peur. L’orage fut en peu de temps dissipé, et il s’en revint auprès de sa mère. Cette nuit-là même, un esprit lui vint dire en songe : Votre piété filiale a touché le Ciel : il vous épargne le châtiment que méritait votre vie si peu réglée. Soyez plus exact que jamais à tous les devoirs d’un bon fils. Il le fut, et vécut depuis un bon nombre d’années.


Respect et tendresse d’un fils pour sa mère.


Tsi king homme très riche, après avoir employé inutilement tous les remèdes ordinaires pour guérir sa mère qui était malade, entendit dire que des malades désespérés avaient quelquefois été guéris, en mangeant de la chair humaine. Aussitôt il se coupa un morceau de la cuisse, et le fit accommoder pour le faire manger à sa mère, sans qu’elle sut ce que c’était. On le présenta en effet à la malade ; mais elle ne put y goûter, et elle mourut. La douleur que Tsi king eût de cette mort, le fit évanouir jusqu’à trois fois. Quand il eût rendu à sa mère les devoirs de la sépulture, il lui prit envie d’avoir son portrait pour l’honorer. Il fit venir un peintre qui l’avait connue : mais malgré cela, ce peintre ne réussissait point. Tsi king en avait une vraie douleur, et il passa plusieurs jours en pleurs auprès du tombeau de sa mère. Pendant ce temps-là, le peintre la vit une nuit en songe. Le matin en ayant encore l’imagination remplie, il prend le pinceau, en fait un portrait très ressemblant, et vient l’apporter à Tsi king. Celui-ci le reçut avec une grande joie, et honora sa mère dans ce portrait, comme quand elle était en vie. Le bruit s’étant répandu qu’une troupe de brigands armés, couraient la campagne, et n’étaient pas loin : chacun pensait à s’enfuir : Moi, dit Tsi king, je n’ai garde d’abandonner ainsi le tombeau de mon père et de ma mère. Il assembla tous ses parents, encouragea tout le quartier à fournir aux dépenses nécessaires, pour se préparer à une généreuse défense. Les brigands qui en eurent avis, après avoir pillé d’autres villages aux environs, se retirèrent sans se présenter devant celui-ci. Les magistrats qui surent que Tsi king avait sauvé ce quartier, voulurent lui en témoigner leur reconnaissance, et récompenser ce service : Non, dit Tsi king, je vous remercie, ma vue a été de conserver le tombeau de mes ancêtres ; la consolation de l’avoir fait, est pour moi une assez bonne récompense.


Exemple de piété filiale.


Sous la dynastie Song, un nommé Li hin, dans l’affliction de voir sa mère devenue aveugle, entendit dire que quelques personnes en se faisant lécher les yeux, avaient recouvré la vue. Aussitôt il entreprit de rendre ce service à sa mère. Il ne faisait presque autre chose depuis le matin jusqu’au soir, et il continua toujours, sans se relâcher le moins du monde, quoiqu’il n’en vît aucun effet. Enfin au bout de deux ans, sa mère recouvra tout à coup la vue.

Un autre, dont le nom de famille était aussi Li, et dont le nom propre était Hing kien, voyant que tout l’art des chirurgiens n’avait pu guérit un ulcère qui tenait son père au lit, et lui causait des douleurs très vives, il s’avisa de sucer lui-même cet ulcère, afin de le nettoyer d’une manière moins douloureuse pour le malade. Il continua quelque temps. Bientôt l’ulcère fut guéri, et les chairs devinrent saines et unies comme auparavant.


Que les gens riches et puissants, ne doivent pas méconnaître leurs parents pauvres.


Fan ouen tching, qui d’une assez basse extraction, était devenu puissamment riche et grand dans l’empire, instruisant un jour ses fils, leur disait entre autres choses : Mes enfants, notre famille est fort étendue dans notre province, et divisée en bien des branches. Nos parents pauvres sont en grand nombre, mais ils n’en sont pas moins nos parents. Croyez-vous que parce qu’ils sont pauvres, nos ancêtres les méconnaissent pour leurs descendants ? Non, sans doute. Comment donc aurions-nous le cœur de les méconnaître, et la dureté de ne les pas soulager dans leur pauvreté ? Mes ancêtres pendant plusieurs générations ont été vertueux, sans être puissants, ni riches. Je suis le premier de ma famille, qui depuis longtemps soit parvenu aux grandes charges. Mais ces honneurs et ces biens que je possède, sont bien moins la récompense de mon mérite, que celle de leur vertu. Si j’avais donc la dureté d’en jouir moi seul, sans avoir compassion de mes parents qui sont dans l’indigence, comment pourrais-je un jour soutenir dans l’autre monde la présence de mes ancêtres ? Et de quel front paraîtrais-je dès cette vie dans ces édifices destinés à les honorer ?


Avis sur la piété filiale, donnés par un philosophe à son disciple.


Le philosophe Yang tchin fou raisonnant sur l’ancien livre qui traite de la piété filiale, et sur la manière d’en profiter, exhorte son disciple en ces termes : Chaque jour dans le recueillement et dans le silence, fermant même les yeux du corps, s’il est nécessaire, pour vous recueillir plus parfaitement, pensez d’abord en général quel âge vous avez maintenant, et combien il y a d’années que vous êtes sur la terre. Rappelez-vous ensuite toutes les années de votre jeunesse, et de votre enfance. Examinez attentivement quels ont été pendant ces temps-là les soins d’un père et d’une mère, et quel retour il y a eu de votre part. Ces choses bien pesées, comme elles le méritent, représentez-vous ce premier moment où vous commençâtes à voir le jour, et où en naissant dans les larmes, vous fîtes souffrir à votre mère une douleur et une inquiétude presque égale. Puis remontant encore plus haut, formez-vous une vive idée des premiers mois de votre vie, pendant lesquels renfermé dans les entrailles de votre mère, vous ne viviez qu’autant qu’elle partageait avec vous ce qu’elle prenait de nourriture, et ce qu’elle respirait d’air. Enfin, si après avoir examiné ces différents états en particulier, vous recueillant tout de nouveau, vous vous les rappeliez tous d’une simple vue, vous sentirez infailliblement tout à coup naître en votre cœur des sentiments également doux et tendres. Profitez aussitôt de cette disposition pour vous établir dans la résolution ferme d’une piété constante et parfaite à l’égard de vos parents. Ne vous proposez rien moins que d’égaler en ce genre le fameux Tseng tseë, dont le respect et la tendresse pour son maître Confucius, sont loués depuis tant de siècles.


Exemple de piété filiale.


Au commencement de la dynastie Tang, Lou tao tsong devenu suspect, et étant accusé d’une faute, qui allait à lui faire perdre la tête, obtint de ceux qui le gardaient, la permission d’aller rendre les devoirs du Tiao à un de ses amis qui était mort. Il fit si bien, que se dérobant aux huissiers qui l’accompagnaient, il se cacha chez Lou nan kin avec qui il était lié d’amitié. Celui-ci malgré les recherches et les menaces de la cour, pour quiconque recèlerait les prisonniers fugitifs, ne déféra point son ami. Cependant la chose se découvrit. Lou nan kin fut mis en prison, et l’on était sur le point de lui faire son procès, lorsque son cadet vint se présenter au commissaire qu’on avait chargé de cette affaire : C’est moi, monsieur, dit-il, qui ai caché chez nous le fugitif ; c’est moi qui dois mourir et non mon aîné. L’aîné soutint au contraire que son cadet s’accusait faussement, et qu’il n’était point coupable. Le commissaire, homme habile, tourna si bien l’un et l’autre, qu’il découvrit la vérité, se convainquit qu’en effet le cadet était innocent, et l’en fit convenir lui-même : Il est vrai, monsieur, dit alors le cadet tout en pleurs ; c’est faussement que je m’accuse moi-même, mais j’ai de fortes raisons pour le faire. Ma mère est morte il y a du temps, et son corps n’est point encore inhumé : j’ai une sœur qui est nubile, et qui n’est point encore promise. Mon frère aîné peut mettre ordre à tout cela, et moi je n’en suis pas capable ; c’est pourquoi je souhaite de mourir en sa place. Daignez accepter mon témoignage. Le commissaire donna avis de tout à la Cour, et l’empereur à sa sollicitation accorda la grâce au coupable.


Autre exemple.


Sous la dynastie Tang, Chin ki tsuen perdit son père de bonne heure. Il avait tant de respect et de tendresse pour sa mère, que de peur de lui faire la moindre peine, il aimait mieux souffrir des uns et des autres, que d’avoir querelle avec personne. Quelques gens de sa connaissance, qui ne pouvaient comprendre d’où lui venait tant de patience, et qui voyaient avec douleur, que bien des gens en abusaient, lui représentèrent que sa douceur était excessive, et le faisait passer pour un homme lâche et timide : On se trompe, leur dit-il, je ne suis ni lâche ni timide ; mais je suis fils et j’ai une mère : je crois devoir éviter de lui donner le moindre chagrin. Un jour qu’il passait une rivière avec sa mère, il s’éleva un fort gros vent. Au premier roulis de la barque, la pauvre mère tomba dans la rivière et se noya. Ki tsuen poussa un cri lamentable, se jeta aussitôt à l’eau, et quoiqu’il ne sût pas nager, prenant sa mère par le bras, il la tira de l’eau, mais déjà morte ; ce qui surprit tout le monde, chacun le croyant noyé lui-même, car cette rivière était profonde et fort agitée. Sie chou fang, surintendant de deux provinces, se trouva dans le voisinage, et fut instruit de ce fait. Il voulut en considération du fils, fournir de quoi faire à la mère des obsèques très honorables ; et il alla lui-même en personne lui faire la cérémonie qu’on appelle Tsi.


Autre exemple.


Tchin tsong étant en charge à la cour, sa mère et son frère aîné moururent dans leur pays qui était fort éloigné. De sorte qu’il se passa plus d’un an, avant que Tchin tsong en apprit la nouvelle. L’ayant reçue, il en donna avis à l’empereur, demandant la permission de se retirer, selon la coutume, pendant les années de deuil. Sa Majesté lisant l’endroit où l’on avait marqué l’année et le jour qu’il avait perdu sa mère : Comment, dit-elle, quand on est loin de son père ou de sa mère, ne doit-on pas continuellement penser à eux, et s’informer souvent de l’état de leur santé ? Si Tchin tsong en avait usé de la sorte, aurait-il ignoré la mort de sa mère ? Qu’il se retire, et pour toujours : jamais il n’aura d’emploi sous mon règne.

Siu tsi, qui vivait sous la dynastie Song, fut si sensible à la mort de sa mère, qu’à force de sangloter, il jeta du sang en quantité par la bouche, et demeura du temps comme mort. Il revint à soi : mais malgré l’épuisement où il se trouvait, il ne voulut rien boire ni manger pendant sept jours. Ayant fait les obsèques de sa mère, il passa les trois ans du deuil dans une méchante cabane auprès du tombeau. Pendant tout ce temps-là il ne quitta ni jour ni nuit ses habits de deuil, et le peu de sommeil qu’il prenait par nécessité, c’était en appuyant la tête sur un morceau de bois fort dur. Dans les plus grands froids, malgré la neige, se prosternant auprès du tombeau de sa mère, il s’informait comme pendant sa vie, si elle ne souffrait point du froid. Il avait les pieds gelés, et les mains pleines de crevasses. Sa cabane fut bientôt découverte : et quoiqu’il fut exposé aux injures de l’air, il ne semblait pas même y faire attention. Tous les paysans des environs, charmés de sa piété et de sa confiance, le révéraient, comme ils auraient fait un esprit. S’il y avait entr’eux quelque procès, ou quelques différends, ils l’en faisaient aussitôt le juge et l’arbitre : ils étaient si contents de ce qu’il réglait, que jamais après sa décision l’on ne portait l’affaire plus loin.

Enfin le gouverneur du lieu l’alla voir, et l’obligea de prendre un appartement dans le Hio[32] pour quelque temps. Il le fit par déférence ; mais il eût soin d’y faire mettre une table, un lit, et d’autres petits meubles comme pour sa mère. Il ne manquait point chaque jour dès le grand matin, de faire chauffer de l’eau, comme pour lui donner à laver, selon la coutume. Puis il apprêtait et servait un repas, comme il faisait, lorsqu’elle était vivante. En hiver, il avait soin de bassiner le lit qu’il avait dressé ; en été l’éventail à la main, il en chassait les cousins. Enfin son plus grand plaisir était de voir venir les temps marqués pour les cérémonies solennelles ; et dans les intervalles des temps destinés à ces cérémonies, il ne manqua jamais aucun jour d’offrir un repas à sa mère.


Autre exemple.


Ho lun avait reçu du Ciel un naturel tendre, et il fut en son temps un exemple de piété filiale. A la mort de son père, il porta les choses bien au-delà de ce qui est de pure obligation. Depuis, jusqu’à la dernière année de sa vie, au jour de la mort de son père, il le pleura aussi tendrement, que s’il n’avait fait que de le perdre. Un voleur s’étant glissé dans sa maison pendant la nuit, il le vit prendre diverses choses, et le laissa faire sans rien dire. Mais s’apercevant qu’il allait prendre une poêle : Faites-moi la grâce, lui dit-il, de me laisser cet ustensile, pour apprêter demain matin le repas de ma bonne mère. Le voleur tout honteux laissa la poêle et tout le reste, et dit en se retirant : Ce serait m’attirer quelque malheur que de voler un si bon fils. On assure même qu’à cette occasion il conçut une vraie estime pour la vertu, et qu’il quitta son premier métier.


L’importance des bonnes compagnies.


Tchu hoei ong dit : Il vaut beaucoup mieux procurer à vos enfants une belle éducation, que de leur amasser de grandes richesses. Ce qu’il y a de plus important en ce genre, c’est de bien observer les liaisons que font vos enfants. Si vous connaissez quelque personne qui ait en même temps de la probité et du savoir, tâchez de faire en sorte qu’ils la fréquentent. Le proverbe dit : Quand on veut donner à quelque chose une couleur éclatante et agréable, on ne la frotte pas à l’encre, mais au plus beau vermillon. Il en est de même dans la morale. A l’école d’un bon maître, et dans la compagnie d’amis bien choisis, l’on se forme insensiblement au bien, et l’on devient comme eux vertueux et sage.


Vigilance d’une mère sur ses enfants, quoique mariés.


Pao mong fen et son frère Tsu king, furent deux des grands hommes de leur siècle. Aussi leur mère, qui avait perdu son mari fort jeune, les avait-elle élevés avec grand soin, et même avec beaucoup de sévérité. En voici un trait. Ces deux jeunes hommes déjà mariés, et chargés des affaires de leur famille, arrêtèrent un jour à dîner un homme de leur connaissance. La mère, selon sa coutume, s’informa d’un domestique affidé : quel était cet homme que ses fils avaient invité, et de quoi il les avait entretenus pendant la table ? C’est un tel, dit le domestique ; l’on n’a guère parlé d’autre chose que d’une fille, qu’on dit être fort bien faite ; et ce monsieur insinuait à messieurs vos fils, qu’ils pourraient penser l’un ou l’autre à l’acheter pour concubine. La colère saisit à l'instant cette bonne mère : elle appela ses deux fils, et leur fit une verte réprimande : Un tel que vous fréquentez, leur dit-elle, est une langue empoisonnée, qui n’est bon qu’à vous pervertir. Manque-t-on de gens sages et vertueux dans le voisinage ? Pourquoi fréquenter des gens comme celui-là ? Quels discours vous a-t-il tenu pendant la table ? Au lieu de vous entretenir de science et de vertu, vous n’avez parlé que de choses capables de vous corrompre le cœur. Sachez que je ne suis point d’humeur à souffrir que vous entriez dans un si mauvais chemin, sans m’y opposer de toutes mes forces, et aussitôt elle se retira, et fut un mois sans dire un seul mot à ses deux fils. Le cadet fut tellement affligé du silence de sa mère, qu’il venait régulièrement deux fois le jour se prosterner à ses pieds, pour lui demander pardon, et la prier de vouloir bien lui dire une seule parole. L’aîné, quoiqu’un peu moins tendre, fut cependant touché jusqu’à répandre beaucoup de larmes, en conjurant sa mère de lui rendre ses bonnes grâces. Le pardon ne leur fut accordé, qu’après qu’ils eurent promis bien des fois de n’avoir plus de commerce avec l’homme en question, ni avec aucun de ses semblables.


Maximes de morale.


Ho yuen leang dit : Pourquoi ceux qui ont déjà du bien, ou qui sont dans de grands emplois, travaillent-ils jusqu’à la fin de leur vie à amasser de plus grandes richesses ? C’est pour leurs enfants ; cela est clair. Mais ils devraient faire attention à cette sentence de nos anciens, qui parlant des grandes richesses, disent avec beaucoup de vérité, que si c’est un homme vertueux et sage qui les possède, elles lui sont moins utiles, qu’incommodes, parce qu’elles partagent son attention ; et que si elles sont entre les mains d’un homme dénué de sagesse et de vertu, elles lui facilitent le vice.


Lou yen tchang, fils de Lou pin suen, venant d’être fait kiu gin, son père lui fit bâtir une maison à part, et la remplit d’inscriptions de sa propre main. Voici le sens de quelques-unes.

Chercher à faire une maison riche et puissante, c’est un obstacle à bien servir le prince et l’État. Point d’empressement pour les emplois, surtout s’ils sont lucratifs. Point de flatterie pour ceux qui sont en crédit : simplicité, frugalité, tranquillité de cœur, fuite des honneurs, amour de la retraite ; quatre importantes leçons, qui comprises en quatre lettres, font la tradition de ma famille. Je l’ai reçue de mes ancêtres ; je la transmets à mes enfants : qu’ils s’y conforment, et je suis content.

Dans une pièce de poésie, qui a pour titre, le siècle instruit, on lit les maximes suivantes :

Un homme d’âge, qui est en même temps vertueux, quel qu’il soit d’ailleurs, est très respectable.

Un homme par zèle et par attachement vous dit des vérités désagréables ; si vous vous fâchez contre lui, vous avez grand tort.

Il y a une espèce de gens qui font profession de ne reconnaître ni père[33], ni roi. Évitez d’avoir avec eux aucun rapport.

Il en est d’autres aussi hardis à tromper et à vexer les pauvres, que flatteurs et rampants à l’égard des riches. Gardez-vous bien de les imiter.

Il y a certaines personnes assez réglées dans leurs mœurs, mais du reste, ce sont gens sans discernement, et sans lumières : ne les consultez pas dans vos doutes.

Celui qui promet facilement et à la légère manque souvent de parole. Ne vous fiez point à des gens de ce caractère. Encore moins devez-vous vous reposer d’aucune affaire sur ceux, qui même en votre présence, parlent tantôt d’une façon, tantôt d’une autre.

Non seulement il faut une exacte droiture à l’égard de ceux avec qui nous vivons, mais il n’est pas même permis de chercher à tromper la postérité.

Certaines gens se font une occupation de s’entretenir de tous ceux qu’ils connaissent, et s’arrogent le droit de décider sur leur mérite. Méchant caractère. Évitez-les, s’il se peut : mais il est de la prudence de ne les pas imiter.

Vous savez qu’un tel, quand il a bu, n’est pas homme ; ne l’invitez jamais à boire.

Ne retenez jamais chez vous un homme équivoque et peu connu.

Un pauvre dans la misère vous a fait quelque dommage ; un homme que vous connaissez naturellement prompt, vous a offensé par promptitude ; ne traînez ni l’un ni l’autre en justice, c’est trop de sévérité. Enfin voyez-vous quelqu’un dans l’affliction ou dans la misère ? Faites-vous une loi de lui procurer la consolation, et le secours qui dépend de vous.

Recommander aux gens de lettres qui sont dans les grands emplois, de ne point chercher à acquérir de riches terres, ni à bâtir de vastes maisons, c’est chose assez inutile ; ceux qui le font, savent assez qu’ils ont tort, et ne peuvent s’empêcher d’en rougir. Ceux qui ont quelque vertu n’en sont pas capables. Mais il y a deux avis que je crois bons à donner même aux plus vertueux. Premièrement il est à craindre qu’en achetant ce qui est à leur usage, on n’abuse de leur nom, pour acheter au-dessous du juste prix, ou pour payer en argent de bas aloi. En second lieu, il est à craindre que la licence de leurs enfants ne leur attire des affaires fâcheuses, ou que les friponneries de leurs domestiques ne leur fournissent de quoi les couvrir de confusion ; c’est à eux d’y veiller de près.

Telle famille est maintenant à son aise, parce qu’elle a été du temps sans y être. Telle autre est maintenant dans l’indigence, pour avoir été ci-devant dans une opulence trop grande. Il est donc avantageux de manquer toujours de quelque chose ; et quand on a tout à souhait, un fâcheux revers n’est pas loin.


Sur le soin de ne pas négliger ce qu’on appelle petites choses.


Qu’un fils pense à chaque instant à ceux dont il a reçu la vie, c’est assez peu de chose en apparence. Cependant que de deux enfants, d’ailleurs également exacts à tous leurs devoirs, l’un pousse la tendresse jusqu’à ce point, qui ne croira que sa piété l’emporte de beaucoup sur l’autre ?

Tel est toujours prêt, ainsi que doit l’être un brave officier, de sacrifier, s’il le faut, sa vie, pour son prince ; c’est assurément un sujet fidèle : mais il sera bien moins estimable, si on le compare à tel autre, qui dans les moindres occasions, comme dans les plus importantes, préfère toujours sans hésiter, les intérêts de son prince aux siens.

Un magistrat peut être intègre, et recevoir quelques présents ; mais s’il se fait une loi de refuser même les moindres, son désintéressement est plus parfait, et son intégrité moins équivoque.

Qu’une fille ou une femme entende de loin rire un homme ; c’est peu de chose en apparence. S’il s’en trouve cependant, qui d’ailleurs exactes à ne se rien permettre de tant soit peu contraire à la pudeur et à la bienséance, poussent la délicatesse et la réserve jusqu’à éviter d’entendre même de loin rire aucun homme ; on ne peut pas nier que leur vertu n’en reçoive un nouvel éclat. Il en est à peu près de même de tout le reste : et il est vrai, comme on le dit ordinairement, que les plus grandes choses ont souvent des commencements fort petits.

Il n’est pas moins vrai que ce qui est petit en apparence, est cependant ce qui donne le dernier lustre aux choses les plus relevées. Comment oser après cela faire peu de cas de ce qu’on appelle petites choses ? On le doit d’autant moins, qu’on ne le fait guère impunément, et sans de fâcheuses suites. Une étincelle peut causer un incendie, et il ne faut qu’une fourmilière, pour faire tomber en ruine un rempart.


Instructions d'un père de famille à sa postérité.


Tchan sun kiu fut en son temps le modèle des pères de famille. Aussi dans tout son quartier recueillait-on avec avidité les instructions qu’il faisait à ses enfants, selon les occasions qui se présentaient. Chacun se faisait un devoir de les retenir, et un plaisir de les répéter. En voici un petit échantillon. Je recommande à mes descendants, disait-il, que quelque nombre qu’ils aient d’enfants, ils ne négligent pas l’instruction d’un seul. S’il leur naît grand nombre de filles, qu’ils les nourrissent et les élèvent toutes avec soin. Lorsqu’ils choisiront des femmes à leurs fils, ou qu’ils promettront leurs filles, qu’ils cherchent à s’allier à des gens de bien, et non pas à s’appuyer de gens nobles et riches. Quand ils marieront une fille, qu’ils la fournissent d’habits propres, et d’une cassette garnie des petits meubles convenables ; mais point de luxe et de superflu. Quand ils auront chez eux quelque malade, au lieu d’appeler les bonzes, pour réciter leurs prières, qu’ils appellent un bon médecin, et qu’ils fournissent l’argent nécessaire pour les remèdes. Si quelqu’un meurt, il faut faire à temps la cérémonie tsi, selon que le prescrivent les rits ; mais il ne faut se servir ni de ho chang[34], ni de tao sseë[35]. Car comme il est raisonnable de ne pas omettre les anciens rits, aussi ne doit-on pas adopter ces nouveautés.

Fang king pe étant en charge à Tsin ho, une femme du menu peuple accusa son fils de lui manquer de respect. Fang, avant que de juger l’affaire, fit part à sa mère de l’accusation qu’il avait admise, et témoigna être disposé à punir sévèrement le coupable. Il ne faut pas, mon fils, dit la mère ; ce petit peuple est peu instruit, c’est manque d’instruction qu’il commet ces sortes de fautes. Instruisez d’abord ce jeune homme, et s’il retombe, usez de sévérité ; après quoi, elle ordonna qu’on fît venir manger avec elle cette femme qui avait accusé son fils, et que le jeune homme accusé demeurât debout au bas de la salle. Cela se fit ainsi pendant plusieurs jours ; et Fang tout ce temps-là servit lui-même sa mère à table avec le plus grand respect[36]. Ce jeune homme, honteux de sa conduite passée, témoigna qu’il comprenait le sens de cette instruction muette, et qu’il se repentait de sa faute : Non, dit la mère du magistrat, il n’a encore que de la honte, le repentir ne lui a pas encore pénétré le cœur. Cela se continua donc pendant dix jours, au bout desquels ce jeune homme frappant la terre du front en action de grâces, et sa mère fondant en larmes, demandèrent à se retirer. Fang y consentit, et ce jeune homme dans la suite fut un exemple d’obéissance et de respect pour sa mère.


Exemple de sévérité en fait de discipline militaire.


Leou gin tchen commandant dans des temps suspects un corps de troupes à Cheou tcheou, y tomba malade de fatigue. Un jeune fils qu’il avait, se laissant entraîner par quelques autres, prit ce temps-là pour passer la nuit au-delà du fleuve Hoai, contre l’ordonnance publiée, qui portait peine de mort pour quiconque oserait le faire. Une sentinelle donna avis de cette infraction ; le commandant, sans hésiter, condamna son fils au supplice que marquaient les ordonnances. Comme le père et le fils étaient aimés, tous les officiers demandaient grâce, et trouvant le père inflexible, ils crurent pouvoir le toucher par le moyen de sa femme. Ils s’adressèrent donc à elle ; et lui exposant le danger où était son fils, ce qu’ils croyaient qu’on lui avait caché, ils la pressèrent de demander sa grâce. J’aime mon fils tendrement, répondit-elle : le voir mourir si jeune et dans les supplices, c’est ce qui me perce le cœur. Mais d’un autre côté si on l’épargne, la famille des Leou aura manqué de fidélité et d’exactitude dans le service de son prince. Non, je ne puis m’opposer à l’exécution de la sentence. Le jeune homme fut en effet coupé par la moitié du corps, comme le portait la loi. Après quoi son père et sa mère recueillant son corps, lui donnèrent publiquement toutes les marques possibles de leur tendresse. Spectacle qui tira les larmes des yeux à ceux-là-mêmes, qui n’avaient point été touchés de la mort du fils.


Fruits d’une bonne éducation.


Ngeou yang sieou n’avait pas encore trois ans quand il perdit son père. La jeune veuve sa mère, dès qu’il eût atteint l’âge de 4 ans, prit un si grand soin de l’instruire, que dans les plus grands froids de l’hiver, elle passait une partie de la nuit à former des caractères sur des cendres froides[37], pour les lui apprendre. Elle lui répétait sans cesse, qu’il eût à se souvenir dans la suite, que son père, qu’il avait à peine connu, était un homme désintéressé et bienfaisant. J’aurais peine à t’exprimer lui ajoutait-elle, jusqu’où il poussait le respect, l’obéissance, et la tendresse pour son père et sa mère. Je rougissais souvent de le seconder si mal dans ses attentions respectueuses. Aussi quand je me vis mariée avec lui, je ne doutai point que je ne dusse avoir un bon fils d’un homme qui était si bon fils lui-même. Longtemps après le terme prescrit pour le deuil, il regrettait si fort son père et sa mère, que la seule vue d’un repas bien servi le faisait souvent fondre en larmes ; sa douleur était, disait-il, de n’avoir pas traité ses parents pendant leur vie, comme il l’aurait souhaité. Mais surtout il répandait des larmes en abondance toutes les fois qu’aux temps réglés la cérémonie tsi revenait, et cela jusqu’à la dernière année de sa vie.

S’il était si tendre pour ses parents, il était aussi plein de douceur et de bonté pour les autres, et même pour les coupables. Étant en charge, il ne lisait jamais les pièces d’un procès criminel, qu’il ne dît en soupirant : Je voudrais bien sauver la vie à cet homme-là. Il faut cependant qu’il meure suivant les lois, et je suis obligé de le condamner, cela est triste. Un jour que j’étais auprès de lui, te tenant entre mes bras, il me dit en te regardant : Je sens bien que ma vie ne sera pas longue ; je doute fort que je voie ce cher fils dans un âge mûr. Ayez soin, ajouta-t-il, de l’instruire en ma place, et comme de ma part.

Ngeou yang sieou animé par les discours de sa mère, étudia avec ardeur, parvint bientôt au degré de kiu gin, puis à celui de tseng-sseë. Sa mère en eût une joie sensible ; mais elle ne laissait pas de l’avertir que l’ambition, le faste et la cupidité ne devaient pas être le fruit de ses études. Ngeou yang profita si bien de ces avis, qu’il devint dans la suite un sage ministre. Le prince qu’il servait, donna à la mère, en considération du fils, un titre[38] très honorable après sa mort.


Autre exemple.


Li pang yen[39] homme d’esprit, mais pauvre, ayant appris qu’en certain endroit l’on ouvrait des mines d’argent, y alla chercher fortune. Comme il avait de l’industrie, il y gagna d’assez grosses sommes, et il sut si bien les faire valoir, qu’en peu d’années il devint très riche. Ce succès lui donna du courage ; se sentant du mérite, il se servit de son bien, pour s’ouvrir le chemin aux grands emplois, et il devint enfin ministre d’État. Sa mère qui vivait encore, craignant que son fils ne s’oubliât dans ce haut degré de fortune, lui rappelait sans cesse le souvenir de ce qu’il avait été. Li pang yen prenait ses avis en très bonne part ; mais ses fils un peu moins dociles, témoignèrent à leur grand-mère, qu’ils s’ennuyaient de lui entendre si souvent répéter la même chose, à la honte de la famille. Je vous trouve bien délicats, leur dit-elle : lequel est le plus honteux, ou qu’un ministre d’État ait autrefois travaillé aux mines, ou bien qu’un homme qui a travaillé aux mines, soit parvenu à être ministre d’État ? N’est-ce pas la même chose ? Pourquoi donc rougir de l’un, n’ayant pas rougi de l’autre ?


Avis aux chefs de famille.


Toute maison bien réglée doit avoir pour maxime de fermer exactement la porte, et de ne jamais donner la moindre entrée à certaines femmes intrigantes, qui parcourent les maisons, chantant de côté et d’autre, disant la bonne aventure, ou récitant des prières ; qui ont mille tours et mille adresses, pour sonder le cœur des femmes et des filles d’une maison, et corrompre les plus innocentes. Il en est peu qui soient assez éclairées ou assez fermes, pour ne se pas laisser enfin séduire. La division dans les familles, les inimitiés entre les voisins, sont les suites ordinaires des discours de ces sortes de femmes, et il n’est pas même rare qu’elles soient d’intelligence avec des voleurs, pour leur fournir les moyens de faire un mauvais coup, ou bien avec des galants, pour porter les billets de part et d’autre, et favoriser les rendez-vous. On n’y saurait trop prendre garde.


Autre avis aux pères de famille.


Ne souffrir point de jalousie entre la première femme, et les femmes du second ordre. Ne mettre point de différence entre les enfants qui viennent de celle-ci ou de celle-là ; ne point favoriser par trop d’indulgence la licence des esclaves. Éviter tout luxe, et tout excès dans les noces. Veiller à cultiver les terres, et à entretenir des mûriers. Recevoir toujours bien les hôtes ; s’acquitter avec tout le soin possible des cérémonies tsi dans les occasions ordinaires et aux temps réglés. Voilà, disait Tchu ouen kong, ce qui entretient une famille dans l’union, dans le crédit, dans une honnête abondance, et même dans l’honneur et dans l’éclat.


Exemples d’attachement à son prince.


Dans la révolte de Tchu tsu contre l’empereur Te tsong, Kao tchong ti, général de l’armée de l’empereur, et Li ge yué, qui commandait les rebelles, en étant venus aux mains, les révoltés qui eurent en cette occasion quelque avantage, laissant sur-le-champ de bataille le corps de Kao tchong ti, lui coupèrent la tête, et l’emportèrent. L’empereur Te tsong fit recueillir le corps, et pleurant sur ce cadavre, il y fit ajuster une fausse tête, et lui fit des obsèques magnifiques. Tchu tsu de son côté, pleurant sur la tête qu’on lui porta, y fit ajouter des nattes en forme de corps, et la fit inhumer avec honneur. Tant il est vrai qu’un brave et fidèle sujet se fait regretter non seulement du prince qu’il a bien servi ; mais même de ceux qui étant ses ennemis et ceux de l’État, trouvent leur avantage en sa mort.

Tchu tsu, après avoir ainsi rendu à Kao tchong ti les derniers devoirs, fit porter le corps de son propre général Li ge yué à Tchang ngan, d’où il était, et lui ordonna aussi des obsèques honorables. Mais la mère de Li ge yué, bien loin de pleurer son fils, témoigna au contraire beaucoup d’indignation : Malheureux, lui disait-elle, tout mort qu’il était, quel mal t’avait fait l’État et ton prince, pour te révolter de la sorte ? Tu as péri, tu le méritais ; n’attends pas que je te pleure : tout mon regret est que tu n’aies pas péri plus tôt. Tant il est vrai qu’un sujet rebelle non seulement attire sur lui les vengeances du Ciel, mais devient pour ses plus proches un objet de haine et d’indignation.


Une mère égorge son fils rebelle au prince.


Sous la dynastie Tang, Kou hoai nguen esclave entreprenant, se mit à la tête d’un parti formé contre l’empereur. Un jour sa mère lui reprochant son crime : Malheureux que tu es, lui dit-elle, malgré toutes mes remontrances tu te révoltes donc contre ton prince, dont tu n’as reçu que des bienfaits ? En prononçant ces paroles, elle prit un couteau qui se trouva là, le lui enfonça dans le sein, et en même temps s’écria : C’est à mon prince et à l’État que j’immole ce scélérat.


Un fils combat pour son prince contre son père, chef des rebelles.


Sous un autre règne, Li hoai quang faisant un parti contre l’empereur régnant, son fils Li kio quitta aussitôt son père, et s’en allant trouver l’empereur : Prince, lui dit-il, mon père, malgré moi, forme un parti contre vous. Je veux par ma fidélité réparer, autant qu’il est en moi, l’infamie de sa révolte. Si vous agréez mes services, j’espère de faire échouer ses desseins. Il marcha en effet par ordre du prince à la tête d’un corps de troupes contre l’armée des rebelles. Il les défit entièrement, dans un combat, mais il y perdit la vie.

Ces deux exemples ont fondé une espèce de proverbe, suivant lequel, pour exprimer que les enfants ne ressemblent pas toujours à ceux qui leur ont donné la vie, on a coutume de dire : Hoai nguen avait une sage mère, et Hoai quang, un sage fils.


Sur les jeunes gens.


Un ancien comptait trois métamorphoses de jeunes gens libertins. D’abord, disait-il, d’hommes qu’ils étaient, ils deviennent hoang[40] Il indiquait par là qu’ils mangent d’abord ce qu’ils ont de bien en terres. Ensuite, continuait-il, ils deviennent tou[41] Il indiquait par là qu’ils mangent leurs livres et leurs habits, après les avoir vendus. Enfin, ajoutait-il, ils deviennent tsiu[42]. Il indiquait par là qu’ils vendent leurs esclaves, et mangent bientôt ce qu’ils en ont tiré. On a changé le langage de cet ancien en un autre, qui revient au même. Un homme libertin et débauché, commence, dit-on, par devenir kieou yn[43], c’est-à-dire, qu’il vend ses champs, et dissipe l’argent qu’il en a reçu. Il devient ensuite pe y[44]. En troisième lieu il devient li[45], c’est-à-dire, qu’il vend jusqu’à ses enfants, pour fournir à ses dépenses, Après ces trois métamorphoses, il s’en fait ordinairement quelqu’autre, tantôt il devient loup, tantôt tigre, tantôt kiao[46], tantôt king[47].


Savant réduit au silence.


Su ma ouen s’étant retiré des grands emplois, passait ordinairement le printemps et l’été à sa terre de Lo ; l’automne et l’hiver en ville, ne s’occupant qu’à philosopher et à instruire un assez bon nombre de disciples, que sa réputation lui attirait. Au reste il n’était point de ces maîtres austères, et d’une gravité trop gênante.

Après avoir fait quelque instruction à ses disciples, il les menait à la promenade, examinait tantôt l’un, tantôt l’autre, sur la matière qu’il avait traitée ; et si quelqu’un se trouvait ne l’avoir pas bien pénétrée, et n’en pouvoir rendre compte, il en était quitte pour une douce réprimande, et quelques mots d’exhortation. Il y avait tous les jours une espèce de répétition, qui se faisait avec un peu plus d’appareil que les conférences ordinaires, et qui se terminait par un petit repas qu’il prenait avec ses disciples ; repas au reste fort frugal, consistant en un coup de vin, un peu de riz, un plat de viande pour chacun, et rien davantage.

Un jour étant allé avec quelques-uns de ses disciples faire un tour à la montagne, où était la sépulture de ses ancêtres, il entra dans une bonzerie qui se trouva sur son chemin. Là, cinq ou six vieillards du voisinage vinrent lui rendre leurs respects, et lui faire leur petit présent. Il consistait en un peu de riz assez grossier dans un plat de terre, et un simple bouillon d’herbes dans un pot des plus communs. Le philosophe goûta ce présent, comme il aurait fait un tsi du premier ordre. Le présent fait et agréé, un de ces vieillards portant la parole : Monsieur, lui dit-il, nous avons ouï parler des fréquentes conférences que vous tenez en ville avec vos disciples ; nous ne sommes pas à portée d’en profiter. Aujourd’hui que nous avons le bonheur de vous voir ici, daignez nous donner quelque instruction par écrit.

Aussitôt le philosophe prend le pinceau, et leur donne l’explication d’un chapitre de l’ancien livre, qui traite de la piété filiale. Le chapitre qu’il expliqua, fut celui qui regarde les gens du commun ; un des vieillards recevant cet écrit, et le parcourant : Monsieur, dit-il, je suis ravi que vous ayez choisi ce texte pour nous instruire. Cela me donne occasion de vous faire une question. Nous avons remarqué que dans le livre de la piété filiale, il n’y a aucun chapitre depuis le premier, qui regarde l’empereur, jusqu’à celui que vous expliquez, qui ne finisse par une citation du livre des odes : il n’y a que ce chapitre-ci où l’on ait omis cette citation, Daignez nous en dire la raison.

Le philosophe surpris d’une question qu’il n’attendait pas, fut un moment sans rien dire : puis les saluant avec respect : De ma vie, leur avoua-t-il, je n’avais fait cette réflexion ; je vous en suis obligé : il faut y penser pour vous répondre. Les vieillards se retirèrent en souriant, et répandirent dans tout le quartier, qu’ils avaient réduit le fameux Su ma à ne pouvoir répondre. Cela revint jusqu’à lui, et il en fut mortifié.


Pensées morales.


Avoir compassion de ceux qui sont dans l’affliction, c’est le moyen de n’y pas tomber vous-même. Les yeux du Chang ti, qui sont pleins de miséricorde, auraient peine à vous y voir.

Point de cupidité, point d’injustice, céder plutôt un peu du sien, c’est le moyen de faire à temps une bonne récolte. C’est d’un homme de ce caractère que nos anciens avaient coutume de dire, qu’il ne pouvait manquer de faire une bonne fin, et de mourir dans la joie.

Tchang hong yang dit : on m’attribue une mauvaise intention : si je ne l’ai point en effet, que m’importe ? On me soupçonne de quelque mauvaise action : si je n’en suis point en effet coupable, quelle raison aurais-je de m’en inquiéter ? Un feu, quelque violent qu’il puisse être, se dissipe bientôt, quand il n’a point d’aliment.


Reconnaissance d’une bête féroce envers son bienfaiteur.


Kuo ouen s’étant retiré dans des montagnes désertes, pour y vivre en solitude, il se présenta à lui durant plusieurs jours de suite une bête d’une apparence féroce et cruelle, qui sans cependant lui faire aucun mal, se tenait devant lui la gueule béante pendant un temps assez considérable, puis se retirait. Enfin Kuo ouen s’enhardit ; et regardant d’assez près dans la gueule de cet animal, il y aperçut un os, qui s’y était engagé d’une manière à l’incommoder, s’il voulait manger. Il eût le courage de mettre la main dans sa gueule toute ouverte et d’en dégager cet os. L’animal aussitôt se retira ; et il revint le lendemain chargé d’un cerf entier, qu’il mit aux pieds de son bienfaiteur, comme pour lui témoigner sa reconnaissance.

Le prince qui entendit parler de cette aventure, fit venir le Solitaire à sa cour, malgré qu’il en eût. Chacun l’y regardait avec respect, mais lui se dérobait, autant qu’il pouvait aux yeux des hommes : et quand il ne le pouvait pas, il demeurait dans le silence, comme s’il eût été seul. Un jour qu’on s’y attendait le moins, il demanda permission de se retirer ; et il fit de si fortes instances que le prince y consentit. Il s’alla placer dans une vallée solitaire, du territoire de Ling ngan, où il se fit une cabane de roseaux. A peine était-elle achevée, que la révolte de Sou sun éclata. Tout le pays fut ravagé, excepté le territoire de Ling ngan ; ce qui donna au solitaire la réputation de prophète.


Pensées morales.


S’exposer de bonne grâce à un danger, qu’il n’est pas permis d’éviter, c’est le meilleur moyen de n’y pas périr.

Former suivant sa passion et la fantaisie des desseins pour vivre heureux, ce n’est pas le moyen de l’être.


Instructions d’un philosophe à un jeune homme destiné aux grands emplois.


Hou pang heng étant venu à Sin tcheou, pria le fameux Li mi sun de vouloir bien lui donner quelques instructions par écrit. Voici celles qu’il lui donna :

1. Quand on connaît la volonté du Tien[48] et celle du prince, il faut s’y tenir quoi qu’il en coûte.

2. Le sage est le seul qui puisse soutenir avec confiance de grandes adversités, cela est vrai ; mais il est également vrai que quiconque s’y laisse abattre, n’est pas véritablement sage.

3. Quelque réputation de probité qu’on ait acquis, et même quelque vertu qu’on ait, on ne doit point se croire arrivé à la perfection. Il faut s’efforcer sans cesse de faire quelques pas de plus dans le même chemin de la vertu.

4. Un peuple s’oublie de l’obéissance et du respect qu’il doit au prince ou à ses officiers : le meilleur moyen de le ramener à son devoir, c’est de pourvoir à ce qui lui manquait, quand le trouble a commencé.

5. Qui ne détruit pas le malheureux Moi, ne sera jamais capable de rien de grand.

6. Quand le Ciel prépare à quelqu’un de grands emplois, communément il le fait passer par de très rudes épreuves.

7. Ce qui est trop dur et trop roide, casse aisément, si l’on n’a soin de le tempérer par quelque chose de plus flexible.

8. En fait de sagesse et de vertu, le principal et l’essentiel, c’est que le cœur soit bien plein. Composer, disputer, et discourir sont des accessoires.


Gravité affable.


Tchung ming tao dans son particulier, était sérieux, grave, et taciturne. Vous eussiez dit, à le voir assis tout le jour, que c’était une statue, et non pas un homme ; ses paroles et ses actions dans son domestique se sentaient aussi de sa gravité, et il y était regardé comme un homme extrêmement sévère. Lui venait-il compagnie ? Il était tout autre. Rien de plus affable et de plus honnête : aussi était-il aimé de tout le monde, et il n’eut jamais de part aux divisons ni aux cabales de son temps.


Orgueilleux humilié.


Han tchi koué étant gouverneur d’Y tcheou, Tcha yen vint y être second officier. Ce dernier ayant été le premier de sa volée dans une promotion aux degrés, il en était sottement fier, et ne se nommait jamais que par le titre de Tchuang yuen han[49]. Son supérieur était choqué de cet orgueil pédantesque. Un jour l’entendant encore se nommer ainsi à plusieurs reprises, enfin il perdit patience, et lui dit d’un ton sec : N’êtes-vous pas officier d’Y tcheou ? C’était lui dire qu’il s’indiquât selon la coutume par le nom de son emploi. Il comprit fort bien cet avis, et se corrigea ; mais il eût toute sa vie une secrète aversion pour Han tchi koué.


Réprimande faite à propos.


Ma kiuen, tchuang yuen d’une autre promotion, étant venu pour être second officier à Tsin tcheou, y prenait aussi le train de s’appeler toujours Tchuang yuen. Lin, premier officier du lieu lui dit un jour, mais d’une manière agréable et polie : Monsieur, vous avez été tchuang yuen, on le sait ; moins vous le direz, plus on vous en estimera. Il convenait de vous désigner ainsi tout le temps qu’ont duré les cérémonies de la promotion. Aujourd’hui vous êtes officier de cette ville ; croyez-moi, ne rougissez point de vous désigner comme les autres par le nom de votre office.

Ma kiuen fut un peu honteux : il reçut cependant l’avis, et en témoigna sa reconnaissance.


Manière de reprendre sans choquer.


Voilà deux réprimandes toutes semblables prises bien diversement. D’où vient cette différence ? C’est qu’il y avait de l’aigreur dans l’une, et qu’il n’y en eut point dans l’autre. Aussi le philosophe Tchin dit-il fort bien : Quand vous reprenez quelqu’un, n’employez que la raison pour lui faire sentir sa faute : il la reconnaîtra sans peine. Si vous y mêlez de l’aigreur et de la colère, ou vous ne réussirez point, ou ce ne sera pas sans inconvénient.


Instruction morale tirée de la construction de deux caractères chinois.


Dans la composition des lettres Tou et Tsi, qui signifient jalousie, envie, on fait entrer la lettre Niu qui signifie femme. D’où vient cela, demandait un disciple à son maître ? C’est qu’en effet répondit le maître, les femmes sont communément sujettes à ce vice ; mais c’est aussi pour faire entendre aux hommes que ce vice est indigne d’eux, et que d’y être sujet, c’est se dégrader et devenir femme.


Ingratitude punie.


Vers le commencement de la dynastie Tang, Yao tsong étant déjà dans les charges, prit en affection un écrivain nommé Hoai tchi kou, en qui il trouva du mérite. Il lui procura des emplois, et le poussa de telle sorte, que dans la suite ils se trouvèrent ministres d’État tous deux ensemble. Yao tsong en eût de la peine, et il trouva moyen d’éloigner ce collègue, en lui procurant une commission fort honorable, mais au loin.

Hoai tchi kou qui sentit que Yao tsong souffrait avec chagrin la présence d’un tel collègue, lui en voulait intérieurement du mal. Dans le pays où il alla en qualité de commissaire, il trouva deux des fils de Yao tsong qui étaient en charge. Comme ils savaient les obligations que Hoai tchi kou avait à leur père, ils se firent médiateurs en bien des affaires, et importunèrent assez librement le commissaire. Celui-ci saisit cette occasion de se venger de Yao tsong. Il donna avis à l’empereur fort en détail de ce qu’il avait trouvé de défectueux dans les fils de ce ministre.

Quelques jours après, l’empereur demanda à Yao tsong, comme par manière d’entretien, si ses fils avaient du talent pour les affaires ; quel emploi ils avaient actuellement, et comment ils s’en acquittaient ? Yao tsong comprenant d’abord d’où venaient ces questions de l’empereur, et où elles tendaient : « Prince, répondit-il, j’ai trois fils : deux sont en charge à Tong tou[50]. Ils ne sont pas fort réservés : ils auront apparemment fatigué Hoai tchi kou, ci-devant commissaire en ces quartiers-là. On ne m’en a cependant encore rien dit, et je ne sais ce qui en est. »

L’empereur sur ces derniers mots soupçonna Yao tsong de dissimuler la vérité, et de vouloir couvrir les fautes de ses enfants. Yao tsong s’étant exactement informé de toute chose, alla de lui-même dire à l’empereur, que son soupçon s’était trouvé véritable, suivant les informations qu’il en avait faites. Comment cela, demanda l’empereur, pour le faire parler ? « Prince, dit Yao tsong, sans rien déguiser, c’est que Hoai tchi kou n’étant autrefois qu’un simple écrivain, je lui procurai des emplois, et je fis connaître son mérite. Mes fils ont eu la bêtise de compter que Hoai tchi kou m’ayant ces obligations, leur accorderait facilement tout ce qu’il pourrait : et sur cela ils ont eu la hardiesse de l’importuner pour bien des gens, et quelquefois pour d’assez méchantes affaires.

Alors l’empereur conçut que Yao tsong ne cherchait point à déguiser la faute de ses enfants : et comme les choses dont Hoai tchi kou les avait chargés, n’étaient pas dans le fonds fort considérables, Sa Majesté trouva fort mauvais que Hoai tchi kou eût pris cette occasion de faire de la peine à un homme auquel il était si redevable. « Cela n’est pas d’un honnête homme, dit l’empereur ; je veux le casser. » « Pardonnez-lui, je vous en conjure, dit Yao tsong ; que je ne sois point cause de sa disgrâce ; outre qu’elle me ferait de la peine, si Votre Majesté punissait si sévèrement une faute qui me regarde, je craindrais qu’on ne prît de là occasion d’attribuer à Votre Majesté une partialité indigne d’elle. »

L’empereur se rendit après bien des instances, et promit de ne pas casser absolument Hoai tchi kou, mais il fut abaissé de quelques degrés.


Maxime.


La nature dicte à tous les hommes, que dans toutes leurs entreprises, il ne leur est pas permis de compter absolument sur telle ou telle chose ; mais qu’ils doivent sans empressement et sans inquiétude en abandonner au Ciel le succès.


Autre maxime appuyée d’un exemple.


Les hommes doivent s’aider les uns les autres selon leur pouvoir et leurs talents. Chacun y gagne. Un jour des voleurs pillèrent un village, et y mirent tout à feu et à sang. Il n’y resta que deux hommes à qui les voleurs négligèrent d’ôter la vie, et qu’ils ne daignèrent pas emmener captifs. L’un des deux était aveugle, et l’autre paralytique. L’aveugle chargea sur son dos le paralytique, et celui-ci servant de guide à l’aveugle, ils gagnèrent tous deux un autre village, où ils trouvèrent le moyen de subsister. Ce seul exemple fait assez voir la vérité qu’on a avancé.


Maximes et réflexions morales.


En user bien avec tout le monde ; traiter même chacun avec indulgence et charité : c’est mon devoir. Supposons que je n’y manque point, je n’ai pas pour cela le droit de prétendre qu’on m’en ait obligation. On dit du mal de moi, on me calomnie ; quel mal dans le fonds cela me fait-il ? Aucun, si je veux : ce n’est donc pas une raison suffisante de haïr ceux qui me traitent de la sorte, et de chercher à m’en venger. N’avoir pas droit de prétendre qu’on m’ait obligation d’un service, et cependant en exiger du retour, c’est comme rétracter le bien que j’ai fait, et en perdre le mérite. N’avoir pas de raison de haïr une personne, et cependant vouloir en tirer vengeance, c’est l’irriter, et lui donner occasion de me traiter encore plus mal dans la suite.


Inconstance de l’esprit humain.


Une entreprise vous réussit : vous voilà gai ; le succès ne répond pas à vos désirs : vous voilà dans l’impatience, ou dans l’abattement. Un homme vous agrée : vous en usez bien avec lui ; un autre ne vous revient pas : vous le traitez mal. Quel étrange renversement ! C’est à vous de tourner toutes les affaires à votre avantage, et de refondre, pour ainsi parler, les hommes mêmes. Cependant c’est vous qui vous mettez dans le creuset, et qui vous laissez tourner et refondre à chaque moment. Un bon fondeur, dit le proverbe, réussit sur toutes sortes de métaux ; et un habile lapidaire sait mettre en œuvre les pierres les plus brutes.


Contre la médisance.


Vous apprenez qu’on dit du mal de vous, dit le philosophe Tchao kang tsié : point de colère. Vous apprenez qu’on vous loue : point de joie. On dit du mal d’autrui en votre présence : gardez-vous bien de l’autoriser. On en dit du bien : dites-en, si vous en savez ; du moins soyez ravi qu’on en dise. Conformément à ce qu’on lit dans certaine ode : quand j’entends dire du mal d’autrui, cela me cause la même douleur, que me causeraient des épines aiguës qui me perceraient le cœur. Quand j’entends dire du bien d’autrui, cela me fait autant de plaisir, que l’odeur la plus exquise des fleurs les plus agréables.


Qu’il faut modérer ses désirs.


Ouang kien pong dit : Un homme paralytique ou boiteux, estime fort l’avantage de pouvoir marcher, et semble ne souhaiter autre chose. Un autre qui peut marcher librement, mais qui a un voyage à faire, fait cas d’une voiture douce et commode, et cherche à se la procurer. Il en est de même de tout le reste : rien ne contente pleinement le cœur de l’homme : il désire toujours quelque chose. Le sage modère ses désirs ; il s’accommode avec prudence aux occasions où il se trouve, et aux personnes avec lesquelles il faut qu’il traite ; s’il se trouve dans une affaire très pressante, où il s’agit d’un grand intérêt, il se contente de gagner du temps ; s’il ne peut pas faire autre chose, il sait se tirer avec succès des affaires qui sont ordinaires ; il s’estime heureux dans d’autres plus considérables et plus difficiles, d’en sortir à peu de frais : pour s’aider à soutenir, sans le laisser abattre, les évènements fâcheux de la vie, il les regarde comme autant d’éclairs, ou comme de légers nuages, et des pluies d’automne. Enfin il sait agir, ou se tenir en repos, user de condescendance ou de fermeté, selon les diverses occurrences.


Condescendance souvent nécessaire.


Il y a certaines affaires, où un homme qu’on presse se perd, et paraît coupable ; au lieu qu’il les débrouillerait, s’il avait du temps, et prouverait son innocence. Le presser en ces occasions, c’est cruauté. De même en matière de vice, il y a des gens sur lesquels on ne gagne rien par les instances les plus pressantes, et qu’on corrige peu à peu en usant de condescendance. Presser en ces occasions, ce n’est pas avoir du zèle.


Comment il faut se comporter avec les méchants.


S’accommoder des gens de bien, mais ne pouvoir vivre avec les méchants, c’est être bien neuf en matière de conduite. Les serpents, les scorpions, les bêtes féroces sont en grand nombre sur la terre. Tout dangereux que sont ces animaux, le Tsao voe[51] les y souffre, comme s’il ne pouvait pas les en bannir. Usez-en à peu près de même avec les méchants ; empêchez qu’ils ne vous nuisent, mais du reste traitez-les bien. Peut-être que peu à peu ces bons traitements leur ouvriront les yeux sur leurs propres vices. Au contraire, si vous ne pouvez un seul moment les souffrir, vous ne verrez que de mauvais effets de cette sévérité outrée.

Vous chargez un homme d’injures outrageantes : la perte de son argent lui serait beaucoup moins sensible. Vous conservez contre un autre une haine irréconciliable ; une médisance passagère serait moins coupable. Cependant si vous aviez publié de ce dernier quelque chose fâcheuse et secrète, si vous ravissiez au premier son bien de force, quel jugement ferait-on de vous, et qu’en pourriez-vous penser vous-même ?


Manière de bien vivre avec tout le monde.


Comme il n’est point d’homme sans défaut, il n’en est point aussi qui n’ait quelque bonne qualité. Le moyen de pouvoir bien vivre avec tout le monde, c’est de fermer les yeux sur les défauts d’autrui, et de regarder chacun par son bon endroit.


Moyen de vivre content.


Un homme en ce monde ne peut sans témérité se promettre de réussir à son gré en tout ce qu’il entreprend, encore moins de réussir au gré de tout le monde, et d’éviter absolument qu’on ne trouve à redire à sa conduite. Ce qu’il faut se proposer, c’est de n’avoir rien à se reprocher, et du reste être content, le succès fût-il médiocre.


Vivacité blâmable.


Plus on se presse pour débrouiller une pièce de fil, plus on la brouille. Il en est de même à peu près dans les affaires. Trop de feu et d’empressement souvent y nuit ; il faut de la modération et du sang froid.


Sage défiance.


Avoir une droiture parfaite, sans artifice, et sans détour, c’est une chose très louable : mais ne pouvoir s’imaginer qu’il y ait des hommes faits autrement, et se fier à quiconque sans précaution, c’est trop de crédulité. Un tel se donne pour incapable de tromper ; examinez prudemment ce qui en est, sans compter trop sur sa parole ; car eût-il tout l’artifice de certains esprits malins qui résident quelquefois dans les montagnes, il tiendrait toujours le même langage.


Point de vraie vertu sans modestie.


Le désintéressement est une vertu directement opposée à ce qu’on appelle cupidité : c’est un mépris sincère des biens de la fortune. Si vous êtes véritablement désintéressé, contentez-vous de l’être : ne faites point parade d’un si beau nom, pour attirer sur vous les yeux des hommes ; autrement ce n’est pas réellement mépriser l’argent et les autres biens ; c’est seulement leur préférer l’estime des hommes. L’humilité est une vertu, qui fait qu’on aime à déférer en tout aux autres. Vous cherchez à passer pour humble, c’est dès lors cesser de l’être ; c’est prendre une voie détournée d’obliger, pour ainsi dire, tout le monde à avoir pour vous de la déférence.


Choses légères auxquelles il est bon de ne pas faire attention.


Tout père de famille est obligé de veiller à la conservation de ses biens : mais ce soin doit être modéré ; et il faut savoir souffrir patiemment, ou dissimuler à propos lorsqu’on nous fait quelque injustice. Feu mon père, dit Tsu hou, allant un jour se promener dans son parc, me mena avec lui. Rencontrant son jardinier : Je m’aperçois qu’on me vole, lui dit-il, quel remède peut-on y apporter ? Monsieur, répondit le jardinier, je ne vois rien de meilleur à faire, que de compter d’avoir cela de moins, et de l’abandonner à ceux qui le volent. Cette réponse charma mon père. Se tournant aussitôt vers moi : Mon fils, me dit-il, entendez-vous la leçon de ce jardinier ; elle est admirable ; tout homme qui a du bien, la doit suivre.


Que c’est sagesse de céder quelquefois de son droit.


Dans les affaires de ce monde celui qui les veut traiter avec succès, doit commencer par se résoudre intérieurement à céder volontiers quelque chose de son droit, s’il le faut. Et quand la négociation est avancée, il ne faut pas tellement tenir à tout le reste, qu’on rompe tout, plutôt que de rien céder au-delà. Voilà le moyen de conclure une affaire avec succès et avec satisfaction. Ceux qui se piquant d’une fermeté outrée, mourraient plutôt que de se relâcher sur la moindre chose, s’en repentent presque toujours. Donner à propos plus que je ne dois, ou exiger moins qu’il ne m’est dû, c’est grandeur d’âme ; s’il y a de la honte, elle est pour celui qui reçoit plus qu’il ne lui est dû, ou qui me doit plus qu’il ne me donne.


Caractère de l’esprit intraitable.


On n’est point embarrassé comment traiter un honnête homme ; l’embarras est, comment traiter certaines âmes basses. Cet embarras croît bien davantage quand ces sortes de gens ont de l’habileté, du savoir faire, ou quelqu’autre talent semblable. Et c’est bien pis, quand il se trouve qu’on leur a quelque obligation ; on ne sait alors comment s’y prendre.


Peinture du monde et de la vie humaine.


Un jour vivement frappé d’un éclair, et dans la frayeur que me causa un coup de tonnerre : Hélas ! m’écriai-je en soupirant, qu’est-ce que cette fragile vie ? Il y a quarante ans que je suis au monde ; en repassant sur tout ce temps, je n’y trouve que vide et que néant. Il me semble que c’est un songe, pendant lequel je me suis trouvé en mille états différents ; et j’ai eu dix mille idées, qui se sont toutes évanouies comme une fumée légère.

Je ne vois de grand et de réel en ce monde qu’une vaste mer et un grand fleuve. C’est la mer de nos douleurs et de nos misères : mer infiniment étendue, et dont on ne voit point les rivages, C’est le fleuve de nos désirs : fleuve dont on ne peut trouver le fond. L’homme y est comme une méchante barque, qui battue des flots, fait eau de toutes parts.

Pour changer de métaphore, ce monde est un feu d’une nature singulière : fût-on de fer ou de bronze, on ne peut résister longtemps à un feu de cette nature ; il faut succomber et mourir. Pourquoi donc ne pas se préparer à la mort ? Pourquoi s’occuper du soin d’acquérir des terres, de bâtir des palais, de se pousser dans les charges, ou de se faire un grand nom ? Vivre longtemps ou vivre peu, dans la pauvreté ou dans l’opulence, dans l’honneur ou dans le mépris, sont toutes choses qui dépendent non de nous, mais du Ciel. Tournez donc désormais de quel côté vous voudrez : mais de quelque côté que vous tourniez, ne pensez qu’à acquérir l’immortalité[52].


Réflexions morales.


De simple et d’ignorant devenir savant et éclairé, c’est une chose, à mon avis, assez aisée, disait un jour Ye che lin : mais par la voie de l’étude et de la science revenir à la modestie d’un homme ignorant et simple ; c’est ce qui est très difficile.

Les biens et les plaisirs du monde nous troublent le cœur et le corps. Même en les goûtant nous sentons comme un regret de nous y laisser entraîner : aussi nous lassent-ils, quand ils durent, jusqu’à nous causer du dégoût. Un homme, qui depuis longtemps est dans les charges, soupire après la retraite. Celui qui a bien bu, veut dormir. Il n’y a que l’étude de la vraie sagesse, qu’on aime d’autant plus qu’on y fait plus de progrès.

Vous êtes dans le repos et dans la retraite, n’en veillez pas moins sur vous-même, et ne dites point mal à propos : qu’ai-je à craindre ? Cette sécurité même est dangereuse. Les mets les plus agréables ne sont pas toujours les plus salutaires ; et l’on goûte rarement de grands plaisirs, qui ne soient bientôt suivis de quelque amertume.

Savoir se guérir d’une maladie, c’est quelque chose ; mais savoir s’en préserver, c’est encore mieux.


Éloge de la frugalité.


Ceux de nos empereurs qui ont vécu le plus longtemps, sont[53] Han vou ti, qui a vécu soixante et dix ans, Leang vou ti, et Song kao tsong, qui en ont vécu plus de quatre-vingt. Aussi Han vou ti avait pour maxime, qu’une grande tempérance était la plus excellente médecine. Leang vou ti disait de soi-même, qu’il avait couché pendant trente ans dans un appartement séparé de celui des femmes. Pour Song kao tsong, outre qu’il était né avec une complexion robuste, il fut toujours très modéré dans l’usage des plaisirs, et maître de ses passions.


Sur le même sujet.


Li keng ta, quoique capable des plus grands emplois, n’y voulut point entrer. Il se retira sur le mont Ki tcheou, pour étudier la doctrine des philosophes Lao et Tchuang. Bien des années après sa retraite, Ouang cheou tching, Liu tchong, et quelques autres l’allèrent voir, et lui demandèrent le secret de conserver la vie et la santé. Qu’est-ce que notre corps, répondit-il, sinon du sang et des esprits ? Cette prétendue pierre merveilleuse, dont on parle, ne saurait être au bout du compte qu’une composition de plantes, de pierres, et de métaux. Comment croire que cette composition puisse maintenir ou remettre toujours le sang et les esprits dans la vigueur et dans l’ordre ? Vivre toujours frugalement, hors du tracas, dans le repos, et surtout dans un grand dégagement de cœur et d’esprit. Voilà la grande médecine, et cette merveilleuse pierre, dont les vertus sont si rares.


Que c’est dans soi-même qu’on trouve son repos et son bonheur.


Certaines gens se plaignent, dit le philosophe , de ne pouvoir trouver un lieu de repos. Ils ont tort, ils n’en manquent pas. Mais de quoi ils devraient gémir, c’est d’avoir un cœur si ennemi du repos qu’il cherche.

D’autres se plaignent de n’avoir pas assez de bien. Ils devraient plutôt se plaindre à leur propre cœur, de ce qu’il n’est pas content des choses qui suffisent.

Que faut-il à l’homme, par exemple, en matière d’habits ? De quoi se couvrir avec bienséance, et se défendre des injures de l’air. Cependant tel qui porte une fourrure de plus de mille écus, n’en est pas encore content. Il ne fait pas réflexion que la caille, à bien moins de frais, est tout aussi chaudement que lui.

Que faut-il à l’homme en fait de nourriture ? Quelques aliments convenables en quantité suffisante suivant la capacité de l’estomac. Cependant tel à qui l’on sert tous les jours quantité de mets exquis dans des vases de grand prix, n’est pas content : il ne s’en prendrait qu’à lui-même, s’il voulait faire attention, que tel autre qui mange sur une natte, et boit dans une moitié de calebasse, après un repas modique, est plus content que lui.

Que faut-il à l’homme pour se loger ? De quoi se mettre à couvert des vents, des pluies, et des autres incommodités de chaque saison. Cependant tel dans une maison vaste, superbement exhaussée, et dont il a fait à grands frais lambrisser toutes les murailles, ne se trouve pas encore bien logé. Il saurait à qui s’en prendre, s’il voulait voir qu’en son voisinage, tel autre est content d’une maison si pauvre et si simple, que la porte en est suspendue sur deux bouts de corde qui lui tiennent lieu de gonds.

Non, ce n’est qu’à soi-même, que l’homme doit s’en prendre, s’il n’est pas content ; c’est qu’il occupe follement son esprit de mille vaines pensées, et abandonne encore plus lâchement son cœur à tous ses mouvements. Il cherche dans l’espace d’une vie aussi courte qu’est la sienne, à satisfaire des désirs insatiables. Le moyen qu’il soit content ! Un mois passe ; un autre vient ; l’année finit, puis recommence. Cet homme persévère dans un si funeste aveuglement. Qu’y a-t-il de plus déplorable !

Se tirer le sang des veines pour en teindre son habit, ce serait, dit Ouang tch’ing yu, un insigne trait de folie. En est-ce un moindre, ajoute-t-il, d’étouffer la raison et l’équité naturelle que l’on a reçus du Ciel, pour réussir dans quelque affaire ? Non sans doute : d’autant plus qu’il arrive pour l’ordinaire, qu’on n’obtient point par cette voie ce qu’on prétendait, que souvent le succès est funeste ou imaginaire, et que la perte est toujours réelle. Que s’il y a en effet quelques occasions, où l’on ne puisse obtenir ce qu’on prétend que par cette voie, ne vaut-il pas mieux souffrir toute autre perte, que de sacrifier à ses passions les lumières de sa raison ?

Quel est le pays ou le lieu que l’on ne puisse pas trouver agréable, si l’on veut ? Un petit parterre de fleurs peut me tenir lieu de la fameuse Vallée d’or[54] ; un petit ruisseau est pour moi la Fontaine des jeunes pêchers. Le gazouillement des oiseaux me vaut tous les instruments de musique ; et je préfère le coloris de certains nuages aux plus belles peintures du monde.


Fragilité de la vie.


Tsin hoang ti se flattait d’un règne de dix mille ans. Sin mang poussant plus loin ses espérances, fit faire son calendrier pour trente-six-mille. Ming ti de la dynastie Song se promit seulement trois cents ans de règne. Je ne mets cependant point de différence entre ces trois princes. Ils étaient également insensés. Un jour, ensuite un autre jour, disait le premier empereur des Han ; comment compter sur un grand nombre d’années ? Je n’oserais m’en promettre dix. C’est parler en sage prince.


Que la vertu doit être éprouvée.


Les montagnes et les plaines, quelque bon qu’en soit le terroir, ne portent point la belle fleur nommée Lien. Elle croît au contraire facilement dans des endroits bas et peu cultivés. Il en est ainsi de la vertu. C’est dans les épreuves, qu’elle fleurit. La vie de l’homme est un voyage. Il faut faire ce chemin tel qu’il puisse être. Il est rare qu’on le trouve égal ; si d’abord il est dangereux, étroit, et difficile, il y a lieu d’espérer que sur la fin il sera spacieux, sûr, et uni.


Bonheur d’une fortune médiocre.


Il en est à peu près de la vie des hommes, comme des fleurs d’un parterre. Communément les fleurs les plus belles sont aussi les plus délicates ; et certaines qui s’ouvrent avant les autres, tombent et se fanent bien plus tôt. Aussi les personnes intelligentes et qui ont une vraie prudence, préfèrent une condition honnête et médiocre, au brillant éclat de certains emplois.


Sur le même sujet.


Parmi les poésies de Tou tchao lin, il y a une chanson qui dit : Grands du monde, ne vous moquez point de ce pauvre paysan, qui n’a pour mettre son vin, que des vases grossiers de simple terre, et qui se verse lui-même à boire, pendant que vous buvez dans des vases d’or et d’argent, et que vous êtes servi par des valets en grand nombre. Après avoir bien bu chacun à votre manière, si vous vous trouvez tous deux ivres, vous vous endormirez sans façon auprès de lui sous un arbre. Le poète donne à entendre que c’est la même chose de boire dans des vases simples et de peu de prix, ou dans des coupes d’or et d’argent. Nous pouvons ajouter, suivant cette pensée, que dormir dans un lit de bois commun et sur des nattes, ou bien dans un lit de bois précieux, et sur un chevet de broderie enrichi de diamants de prix, c’est toujours dormir. Avoir une porte vernissée[55] en rouge et des paravents de couleur jaune[56], ou bien une porte simple, et des paravents de nattes serrées, c’est à peu près la même chose. Pauvre, riche, noble, roturier, l’élévation ou la bassesse, l’éclat ou l’obscurité ; tout cela est assez indifférent, et se peut regarder du même œil.


Sur le dénuement que cause la mort.


Eussiez-vous dix mille arpents de terres, quand la mort arrive, ils cessent aussitôt d’être en votre disposition. Eussiez-vous nombre de fils et de petits-fils, aucun d’entr’eux ne peut mourir en votre place. Ils peuvent bien dresser devant votre tablette grande abondance de plats bien garnis ; mais vous n’en sauriez venir goûter : et votre maison regorgeât-elle d’argent, et d’autres richesses, vous ne pouvez en rien emporter.


Folie de l’avarice.


Certain bonze riche et avare avait fait amas de plusieurs bijoux, qu’il gardait avec grand soin. Un autre bonze plus ancien le pria de les lui montrer. Après les avoir vus quelque temps : Je vous remercie de vos bijoux, dit-il à celui qui les lui montrait. Pourquoi me remercier de mes bijoux ? reprit l’autre, je ne vous les donne pas. J’ai eu le plaisir de les voir, dit l’ancien bonze ; c’est aussi tout le profit que vous en tirez, et vous n’avez par-dessus moi que la peine et le soin de les garder : cette différence est peu de chose, et je ne vous l’envie point.


Incertitude de la mort.


Un jour certain bonze inférieur vint apporter à ce même ancien bonze dont j’ai parlé, un repas tout préparé, et le pria de vouloir bien venir le lendemain en prendre un autre à sa bonzerie. L’ancien bonze reçut le repas qu’on lui avait apporté : pour l’invitation, il ne l’admit point. L’autre pressant et représentant que c’était une chose ordinaire, même entre les bonzes, de s’inviter les uns les autres : Fort bien, reprit le maître-bonze ; mais c’est pour demain que vous m’invitez. Que sais-je s’il y aura un demain pour moi ?

Dans certain quartier de la lune, quand cet astre se couchant, le ciel rentre dans les ténèbres, il est prêt de recevoir une bien plus vive lumière par le lever du soleil. Cette mort est comme un passage à la vie. Il en est à peu près ainsi de l’homme vertueux et vraiment sage. Ses lumières n’en sont que plus vives et plus éclatantes après une obscurité passagère. Au contraire il y a certaines lampes, qui luisent avec plus d’éclat, au moment qu’elles vont s’éteindre. C’est une vie qui mène à la mort. Il en est à peu près ainsi du commun des hommes, qu’une lueur passagère conduit enfin à l’aveuglement. Cette doctrine est renfermée dans l’ancien livre canonique, qui expose une vicissitude continuelle de générations et de conversions. Ainsi dans les temps de paix et de prospérité, penser prudemment aux temps de troubles et de disgrâces, c’est, à mon avis, savoir étudier ce livre, et profiter de ce qu’il contient. Demeurer modeste et humble dans la plus éminente dignité, et ne se permettre pas le moindre excès dans la plus grande abondance ; c’est, à mon sens, avoir pénétré ce fameux livre, et en exprimer la doctrine en sa personne.


Instructions appuyées d'exemples.


Quand d’une condition basse, on parvient à un haut degré de fortune, il ne faut ni oublier les bienfaits qu’on a reçus, ni se souvenir des injures.

Su ma ouen étant ministre, et en crédit, procura un emploi considérable à Leou yuen tching. Celui-ci étant allé voir son bienfaiteur, pour lui témoigner sa reconnaissance : Savez-vous, lui demanda Su ma ouen, ce qui m’a principalement porté à m’employer ainsi pour vous ? Monsieur, répondit Leou yuen tching, c’est apparemment notre ancienne connaissance ; je n’en vois pas d’autre raison. Ce n’est point cela, dit Su ma ouen ; c’est qu’ayant reçu de vous de fréquentes lettres, tout le temps que j’ai passé chez moi sans emploi, je n’en ai pas reçu une seule depuis que je suis entré dans les charges. Voilà ce qui m’a porté principalement à vous produire et à vous avancer.

Parmi les instructions que Li ouen tsié avait fait graver dans la salle où il recevait et traitait ses amis, on lit ce qui suit : Bonheur, malheur, perte, profit, sont choses où l’on ne voit goutte en ce monde, par la raison que l’avenir est à notre égard une nuit obscure.

Le philosophe Lié rapporte à ce propos l’exemple de certain Sai, qui pour avoir perdu son cheval, fit une grosse fortune, et le philosophe Tchouang, sur le même sujet : Rappelez-vous, dit-il, l’histoire de Li ki[57]. D’abord elle fondit en pleurs, et se lamenta, se voyant livrée aux Tsin. Bientôt elle essuya ses pleurs, et rétracta ses lamentations, se voyant par là devenue reine. Qui pénétrera bien ceci, dans quelque état qu’il se trouve, ne s’abandonnera jamais ni à la joie ni à la tristesse.


Mépris des biens de la fortune.


Si le riche a quelque avantage sur le pauvre, il consiste en bien peu de chose. Dans ce qui est de quelque importance, la condition de l’un et de l’autre est assez égale. Par exemple, s’il y a quelque chose de fâcheux dans ce monde, c’est de vieillir, de tomber malade, de mourir ; à tout cela que font les richesses ? Bien loin qu’elles soient un remède efficace contre la vieillesse, la maladie, ou la mort, elles ne font assez souvent que les hâter de venir.


Sur le même sujet.


Ceux qui sur le retour de l’âge, se trouvent dans l’opulence et dans l’honneur, ont auparavant passé par les travaux et les épreuves, et l’on ne voit presque personne, qui s’étant trouvé dans l’abondance et dans l’honneur dès sa jeunesse, vieillisse sans revers et sans disgrâce. Tel ayant obtenu les degrés fort jeune, est d’abord entré par cette voie dans les charges. Bientôt il a eu quelque affaire fâcheuse, ou bien il s’en trouvé pauvre, chargé d’une grosse famille, et manquant peut-être du nécessaire. Il est vrai que certains, profitant du mérite et des travaux de leurs pères, se trouvent avancés de fort bonne heure, et possèdent en même temps de grandes richesses ; mais il est rare après tout que leur postérité soit nombreuse ; ils vivent ordinairement très peu. C’est ainsi que le Tsao voé tche[58] dans sa conduite ordinaire nous élève et nous abaisse alternativement. Il n’y a point d’exemple d’une prospérité constante et longue, au lieu qu’on trouvera cent exemples du contraire. Cependant encore aujourd’hui, que d’empressements, que de soins, que de projets, pour tâcher de parvenir aux honneurs et à l’opulence, par une autre voie que par le travail et la souffrance ! Il n’est pas jusqu’aux derniers moments de la vie, qu’on n’emploie à rêver par quel artifice on pourrait pousser ou enrichir ses enfants. C’est le comble de l’aveuglement.


Sur le même sujet.


Ce qu’il faut à l’homme pour se nourrir et se vêtir pendant la vie, se réduit à peu de chose. Tout ce qu’il amasse au-delà, c’est pour autrui. Tel qui a une grande charge, des femmes du second ordre, et des esclaves en quantité, s’en lasse enfin ; et dans ce moment il comprend qu’il faudra bientôt que sa charge passe à un autre. Que dis-je sa charge ? Au vivre et au vêtement près, tout ce qu’il a amassé de plus, c’est pour autrui : et cependant s’il l’a injustement acquis, c’est lui qui en portera la peine. Les livres de Foë disent : Vos œuvres seules vous suivront ; vous n’emporterez rien du reste. Que cette parole est belle !


Comparaison d’un pauvre et d’un riche pendant la vie et à la mort.


Tchao ting che dit : J’ai toujours donné volontiers l’aumône aux pauvres, et j’ai souvent pris plaisir à les voir et à les entendre. Lorsqu’un moment avant que de demander l’aumône, ils crient pour émouvoir la compassion, au milieu de ces cris, quoique lamentables, je leur vois communément un regard ferme et un visage de gens, maîtres d’eux-mêmes, et qui se possèdent. S’il arrive qu’un domestique les rebute, ils passent, mais d’un pas ferme, qui n’a rien de timide ni de bas. Cela m’a fait souvent dire, ce que je ne puis répéter sans gémir, que ces gueux sont peut-être, après tout, les gens du monde, qui conservent le moins mal certain air de constance et de noble fierté, dont l’Antiquité faisait tant d’estime. Ce gueux sans suite et sans embarras, ne pense uniquement qu’à sa vie : encore n’y tient-il que médiocrement. Voyez de quel air il demande et reçoit dans cette vue un peu de riz froid, ou quelques restes de bouillon ; sans rougir ni s’embarrasser de son indigence, il a le visage serein et la contenance assurée. Sa maison est le monde entier. Pour ce qui est du froid et du chaud, et des autres changements des saisons, il les regarde comme autant de voyageurs qu’il rencontre sur son chemin, et qui faisant une route contraire à celle qu’il tient, s’éloignent à chaque moment.

Que les gens riches sont différents ! Considérez cet homme qui a de si gros revenus : voyez comme il se gêne en public et pendant le jour : mais examinez-le dans son domestique, où l’inquiétude et la crainte l’obligent de se retirer au plus tard à nuit close. Entendez-le gémir, soupirer, faire des vœux. Voyez comme il baisse la tête et hausse les épaules. On lit sur son visage les craintes, les inquiétudes, et les chagrins de son esprit. A votre avis, lequel des deux, ou du pauvre ou de ce riche a le plus de cet air de constance et de noble fierté, dont j’ai parlé ?

Ce sera bien pis, quand ce riche et puissant ministre cité par Yen ouang[59], et dépouillé dans un moment de tout ce qu’il a, sera obligé de partir avec ce gueux, les mains vides comme lui, pour aller paraître devant ce juge. Le gueux alors partira gaiement sans remords et sans regret, ne perdant rien par la mort. Ce riche, au contraire, ne pourra retenir ses larmes. La mort sera pour lui pleine d’horreurs, tant par la crainte du jugement qu’il doit subir, que par le regret de perdre ce qu’il est obligé d’abandonner. Car il n’emportera rien de plus que le gueux, avec qui nous le mettons en parallèle. Il avait une femme bien faite et qu’il aimait fort : il faut qu’il la quitte, sans pouvoir emporter seulement un de ses cheveux ; et peut-être avec le chagrin d’apercevoir, que cette femme pense plutôt à prendre un nouveau mari, qu’à regretter celui qu’elle perd. Il avait une maison bien bâtie : il faut la laisser, sans en pouvoir emporter la moindre tuile, et peut-être avec le chagrin de voir qu’un fils libertin la va bientôt vendre pour fournir à ses débauches. Enfin, si parmi ceux qui le verront dépouillé de tout par la mort, il y en a qui viennent lui offrir quelques monnaies de papier, il y en aura encore plus qui penseront à se venger sur ses enfants, de ce qu’ils auront eu à souffrir de sa fierté ou de ses injustices.

Faisant réflexion sur ce que je viens de rapporter d’après Tchao ting ché, et pensant aux moyens de bien mourir, je demande avec étonnement : Pourquoi ne les prend-on pas d’où il faudrait ? Pourquoi recourir à ce qu’en disent de fausses sectes ? Nos philosophes Kong et Mong ont dit sur cela tout ce qu’il faut. Personne n’y fait attention.


Vains projets d’un empereur.


Tsin possédait en même temps six royaumes. Ne pouvait-on pas dire, voilà un homme riche, puissant, heureux ? Il se mit en tête de bâtir un vaste palais. Il fatigua pour cela tous ses voisins : il lui en coûta à lui-même beaucoup de soins. Enfin il vint à bout de son entreprise. Il commençait à s’en applaudir, et se flattait que sa postérité jouirait éternellement dans ce palais, du fruit de ses peines. Il meurt ; et son corps à peine froid est aussitôt mis dehors. Un autre qui ne lui était rien, devient maître de ce palais et de tout l’empire. S’il y a, comme l’on dit, des esprits follets sur le mont Li où ce prince est inhumé, ils n’auront pu se tenir de rire, de voir où ont abouti dans un moment, tant de soins, tant de projets, et tant d’espérances.


Vie que menait l’empereur Yng tsong, racontée par lui-même.


L’empereur Yng tsong s’entretenant un jour avec Li hien : Voici, lui disait-il, la vie que je mène. Je commence la journée par donner audience aux Grands de ma cour et à mes ministres. Après avoir reçu leurs hommages, je vais rendre les miens à ma mère. Ensuite je pense aux affaires de mon État ; et quand j’ai expédié ce qui se présente, je prends mon repas, sans m’embarrasser trop de l’heure, et sans faire beaucoup de choix entre les mets qu’on me sert. J’en use à peu près de même pour les habits : je ne suis point curieux d’en porter de beaux et de riches : les plus simples me sont bons : et quand j’en ai porté de toile, je n’ai pas vu que pour cela on m’ait moins reconnu pour empereur.


Contre le luxe.


Aujourd’hui quiconque est fils d’un homme riche et dans les charges, veut aussitôt faire belle figure et grosse dépense. C’est un abus. Si ces jeunes gens savaient se modérer, aller vêtus de simple toile, vivre de pois ou d’autres légumes, s’appliquer uniquement à l’étude, et pour faire plus de progrès, s’associer quelque étudiant pauvre, mais de bon esprit, ils gagneraient à cela doublement. Car outre qu’ils épargneraient bien de folles dépenses, ils se pousseraient et plus sûrement et plus vite. Je voudrais encore qu’étant ainsi réglés, ils s’appliquassent de même à régler leurs femmes ; que bien loin d’entretenir leur luxe, en leur fournissant de quoi acheter des perles et d’autres bijoux superflus, ils ne leur permissent pas même d’avoir des lits ou des habits brodés, et qu’ils tâchassent de les engager à travailler dans leur ménage, comme font les femmes du commun. Bien loin que cette modestie fût honteuse au mari ou à la femme, elle leur ferait dans la suite un véritable honneur.

Au contraire, ceux qui ne savent pas se contenter du nécessaire, et qui lâchant la bride à leurs appétits, donnent dans le luxe et la bonne chère, franchissent bientôt les bornes que la raison, la bienséance, et les lois prescrivent ; et en s’abrutissant l’esprit, se ruinent en même temps le corps. Ils deviennent par cette voie un objet de risée à leurs voisins et à leurs propres esclaves. Mais à plus forte raison, qu’est-ce que pensera de ces gens-là la sublime intelligence du ciel et de la terre ? Qu’est-ce que pensera l’inflexible droiture des esprits ; que penseront leurs propres parents, leurs propres pères ? Mépris, aversion, c’est à quoi ils doivent s’attendre. Aussi voit-on assez souvent fondre sur eux des malheurs extraordinaires.


Sur le même sujet.


Un jour l’empereur Yong lo[60] venant de donner audience, et passant par une porte, la manche de sa veste se gâta. Il quitte aussitôt cette veste, la fait nettoyer, et la reprend, n’en ayant pas d’autre à changer. Son valet de chambre ayant pris de là occasion de louer son maître : Je pourrais assurément, reprit le prince, si je voulais, avoir quantité d’habits, et en changer dix fois le jour ; je suis assez riche pour cela. Mais j’ai continuellement dans l’esprit cette maxime ; qu’il ne faut point abuser de ses biens, ni les dépenser inutilement. C’est pourquoi je n’ai point d’habits superflus. L’empereur mon père vit un jour l’impératrice ma mère raccommoder elle-même un vieil habit. Aussitôt il lui en témoigna sa joie : Une femme, lui dit-il, dans l’abondance de toutes choses, élevée au plus haut degré d’honneur, enfin une impératrice être ainsi laborieuse ; rien n’est plus beau ! Voilà un bel exemple pour nos descendants. C’est sur cette instruction de feu mon père, que je règle ma conduite à cet égard.


Avis aux pères de famille.


Dans un petit traité du travail et de l’économie, on lit ce qui suit : Tout homme naît avec une certaine inclination pour les honneurs et les richesses. Cependant, bien loin que tous les hommes deviennent riches, il y en a un assez grand nombre qui sont pauvres jusqu’à manquer du nécessaire. Aussi n’est-il pas fort aisé de faire une maison riche. Autant que cela est difficile, autant est-il facile de la ruiner. Cela est très vrai. Mais après tout il est vrai aussi que la pauvreté et l’indigence qui réduisent certaines gens à de fâcheuses, et souvent à de honteuses extrémités, sont ordinairement le fruit d’une paresse criminelle. Quiconque aime tant soit peu le travail et l’épargne, peut se passer aisément d’autrui. Bannissez d’une famille ce luxe introduit par la coutume, et qui n’en est pas plus louable. Que les hommes s’appliquent à labourer et à ensemencer les terres, on n’y manquera pas de grains pour vivre. Que les femmes de leur côté s’appliquent à filer et à de semblables ouvrages, on y aura de quoi se vêtir.

Voilà à quoi il faut veiller, pères de famille ; mais veillez-y de bonne heure. Ne dites point : mes enfants sont encore jeunes, il faut attendre qu’ils deviennent grands. Le temps passe avec une rapidité incroyable. Bientôt il faudra marier ce fils, puis cette fille : le père et la mère deviendront vieux et infirmes : des dépenses plus pressantes se succéderont de près les unes aux autres. Le moyen alors d’y fournir, si l’on n’y a pourvu de bonne heure. Pensez-y donc sérieusement ; point de paresse.


Luxe puni dans un empereur.


Sous le règne de Hiuen tsong, la coutume s’était établie que tous les Grands offraient des repas au prince. On lui en envoyait même de loin par terre et par eau. Il y avait un grand officier chargé particulièrement de ce qui regardait ces sortes de présents, et l’on avait réglé jusqu’où devait monter la dépense de ces repas. Chaque plat revenait à une si grosse somme, que le bien de dix familles d’une médiocre condition y eût à peine pu suffire. Ven ti, un des empereurs de la dynastie Han, voulut autrefois faire une terrasse. Dans le devis qui lui fut fait de la dépense que demandait cet ouvrage, il trouva qu’elle monterait aussi haut que le bien de dix familles. Aussitôt il se désista, ne voulant pas faire tant de dépense pour un ouvrage peu nécessaire. Que dire, hélas ! de Hiuen tsong, pour qui l’on dépensait autant dans un seul plat ? Aussi perdit-il bientôt l’empire. Il fut obligé de s’enfuir ; et dans sa fuite arrivant à Kien hiang après midi, sans avoir rien pris de ce jour-là, il se trouva fort heureux d’y trouver quelques petits pains assez méchants, que Yang koué tchong acheta pour lui présenter. Le peuple du lieu donna pour ceux qui étaient à la suite du prince, du riz grossier mêlé de pois et de blé. Chacun se jeta dessus, et les petits-fils de Hiuen tsong, avec encore plus d’avidité que les autres, le prenaient à pleines mains. Cette troupe fugitive et affamée ayant bientôt consumé ce peu de riz, ils commencèrent à se regarder en pleurant : Hélas ! disaient-ils, les larmes aux yeux, où sont ces repas qu’on nous présentait à si grands frais il n’y a qu’un jour ?

Si le luxe et les folles dépenses sont ainsi punis dans les empereurs, à plus forte raison le seront-ils dans les hommes du commun.


Maxime.


Vous voulez avant que d’être vieux, jouir des douceurs[61] de la vieillesse, vous aurez peine à devenir vieux. Vous vivez en grand seigneur, avant que de l’être ; vous ne le deviendrez jamais.


Réflexions sur le luxe et l’indolence.


Feu mon père, dit Nan, porta dix ans un même habit, le faisant toujours raccommoder, tandis qu’il fut possible de le faire. Quoiqu’avancé dans les charges, il se versait lui-même à boire, et en versait aux hôtes qui lui venaient. Que nos lettrés d’aujourd’hui sont différents ! Ceux même qui de la plus basse naissance sont parvenus aux honneurs, ne sont pas plutôt entrés dans les charges, qu’ils font un étrange abus des biens du Ciel. Rien de plus brillant que leurs habits, même dans leur domestique et aux jours les plus ordinaires ; à plus forte raison, quand il faut paraître en cérémonie, rien d’assez riche. Ce luxe enfin va si loin, qu’il y a du raffinement jusque dans leurs peignes[62] et leurs chaussons. Ils se font servir dans les moindres choses par des esclaves ; encore les veulent-ils jeunes et bien tournés. Enfin l’on dirait qu’ils ignorent de quel usage sont les mains ; car ils ne s’en servent point. Vivre ainsi dans le luxe, et dans l’indolence, est-ce le moyen de s’avancer et de se faire un grand nom ? Il s’en faut bien. C’est le moyen d’abréger même sa vie.


Louable épargne.


Que ce mot Kien est un beau mot ! Qu’il renferme d’avantages ! En épargnant à propos, on se peut aisément passer d’autrui ; on affaiblit la cupidité ; ce sont déjà de grands pas vers la vertu. L’amour de l’épargne, s’il est bien réglé, fait mener une vie frugale, et à proportion qu’on diminue les besoins du corps, on est plus en état de nourrir l’esprit. Plus on sait se contenter de peu, plus il est facile de vivre dans ce désintéressement, qu’on estime tant, et qui est si rare. Enfin, plus on se retranche au commencement, plus on réserve pour la suite, et bientôt l’on se trouve dans l’abondance.


Sur le luxe et l’abus qu’on fait des richesses.


Chaque jour dans l’empire le nombre des bouches augmente. Par exemple, dans ma famille, dit Tchin, depuis un peu moins de trois-cents ans, pour un homme qui en restait seul alors, j’en compte bien aujourd’hui mille, en y comprenant les femmes. Cependant la terre ne s’agrandit pas, et ne produit pas plus qu’auparavant. Le moyen que les biens suffisent, et qu’il n’y ait pas bien des gens pauvres, surtout l’abus de ces biens ne faisant qu’augmenter de siècle en siècle ! Autrefois on se contentait de maisons fort simples : aujourd’hui on y veut de la sculpture et beaucoup d’autres ornements. Autrefois on se contentait d’habits communs et modestes ; aujourd’hui on en veut de beaux et de riches. Autrefois dans un repas qu’on donnait, le nombre des plats ne passait pas le nombre de six : aujourd’hui on les multiplie à l’infini. Le bien qu’un homme possédait autrefois seul, se trouve aujourd’hui partagé entre mille ; cependant chacun de ces mille voudrait le porter plus haut que n’a jamais fait cet homme seul. Le moyen de fournir à ces dépenses, les esprits s’en mêlassent-ils ! Aussi voit-on chaque jour tant de gens tomber dans une extrême pauvreté, et le nombre des voleurs devenir plus grand.


Sur le même sujet.


Le luxe est ce qui allume et nourrit la cupidité. Donnez-moi un homme qui content d’un petit enclos de roseaux et d’une maison de paille, s’y occupe à lire les livres de nos sages, ou à s’entretenir de la vertu, dont tous les divertissements se bornent à prendre de temps en temps le frais au clair de la lune, et dont tout le soin est de conserver dans son cœur l’amour du prochain et l’innocence. Pour tout cela peu de bien suffit, qu’a-t-il besoin d’être riche ? Aussi cet homme peu sensible à tout ce que le monde goûte, ne donne-t-il pas la moindre prise à ce qu’on appelle cupidité.


Sur le même sujet.


Que la nourriture de l’homme coûte ! On laboure, on sème, on plante, on arrose : le grain étant mûr, il faut le couper, le recueillir, et le battre. Il faut ensuite ou le piler ou le moudre, le laver, et enfin le cuire. Que de travail pour un repas ! Si ce repas se mettait d’un côté dans la balance, et qu’on pût ramasser, pour lui opposer de l’autre, ce qu’il a coûté de sueurs, qui l’emporterait des deux ?


Exemple d’un mandarin ennemi du luxe.


Haï choui ayant été fait yong tsai[63], chacun le vint féliciter avec des présents. Non seulement il refusa tout ce qui était de prix, comme soieries et choses semblables, mais il témoigna même désapprouver ceux qui se servirent du plus beau papier pour leurs billets de visite. Il trouvait en cela du luxe, dont il était fort ennemi. Un honnête lettré nommé Tseou, vint aussi féliciter le nouveau yong tsai. Mais tout son prêtent fut trente deniers de cuivre, qu’il tira de sa manche pour les lui offrir. Cela est bien, dit Hai ; ce présent m’est très agréable. Il le reçut, et au bout de quelques jours, il répondit à la civilité de Tseou, en l’invitant à manger. Le repas consista en quatre assiettes, un plat de petits pains fort communs, et à chacun quelques coups de vin.


Autre exemple.


Li ouen tchin fut toujours ennemi du faste, même étant ministre d’État. Sa modestie était si grande, qu’entre son train et celui des lettrés du commun, il n’y avait point de différence. Un jour, quelque officier qui ne le connaissait pas, le rencontrant en son chemin, le brusqua mal à propos, et lui fit insulte. Depuis ce temps-là, Li avait soin de se cacher, dès qu’il apercevait cet homme au palais : si cet officier, disait-il, venait à me reconnaître, il aurait de la confusion. Épargnons-lui cette peine.


Patience et modération à souffrir les injures.


Ouang lan pien et Sie vou pien ayant procès ensemble, celui-ci, homme violent, alla trouver sa partie, et l’accabla d’injures. Ouang lan s’étant levé pour le recevoir, baissa modestement les yeux, écouta tout sans rien répondre, et demeura froid comme un marbre. L’autre las de crier, se retira. Il était déjà bien loin, lorsque Ouang, sans lever les yeux, demanda aux officiers de son tribunal, si Sie s’en était allé. On lui répondit qu’oui. Aussitôt il reprit sa place, et l’occupation qu’il avait interrompue.


Fruit de la patience.


Tchu gin kouei dit : Cet homme qui dans les rues fait toujours place aux plus pressés, qu’y a-t-il perdu ? Quelques centaines de pas, et rien davantage. Cet autre qui n’a jamais pu se résoudre à disputer des limites de ses terres avec ses voisins ; qu’y a-t-il pareillement perdu ? Quelques pieds de terre. Cela en vaut-il la peine ? Écoutez le commun proverbe : La patience peut l’emporter sur la plus méchante étoile. Que je trouve cela bien dit !


Conduite qu’on doit tenir avec les langues médisantes.


Tchin hao eut toute sa vie beaucoup d’horreur pour la médisance. Bien loin de publier lui-même les fautes ou les défauts d’autrui, quand on le faisait en sa présence, il les écoutait froidement et sans rien dire. Le médisant n’avait pas plutôt cessé de parler, que Tchin prenant la parole, réfutait de point en point, s’il le pouvait, tout ce qu’on venait de dire. Du moins ne manquait-il point de le faire en général, comme n’étant fondé que sur des bruits peu certains, ou sur le rapport de gens suspects : et pour empêcher autant qu’il pouvait qu’on ne crût ces bruits, s’il savait quelque chose d’avantageux à celui sur qui tombait la médisance, il le faisait valoir de son mieux.


Réponse d’un officier de guerre à ceux qui voulaient l’aigrir contre son prince.


Kouo Tsu y étant grand officier de guerre, et dans un poste fort important, dressa un mémoire pour la cour, demandant certaines grâces, et proposant quelques réformes. Ce mémoire ayant été sans effet, tous les amis de Kouo et les officiers de ses amis en furent choqués. Ils lui témoignèrent en murmurant leur surprise et leur chagrin, de ce que la cour n’avait pas pour lui les mêmes égards que pour ses prédécesseurs, gens qui ne le valaient pas. Il est vrai, dit-il, qu’on accordait facilement à mes prédécesseurs ce qu’ils demandaient, c’est qu’on ne comptait pas trop sur eux, ils avaient besoin d’être ménagés. Pour moi on me refuse sans ménagement, c’est que mon prince est bien sûr de ma fidélité. Il me fait honneur, et me rend justice. Cela mérite des conjouissances, et non pas des plaintes ou des murmures.


Avis d’un philosophe à un censeur des défauts d’autrui.


Certain lettré, homme naturellement prompt et sévère, reprenait sans cesse et avec aigreur, tout ce qu’il voyait de peu réglé dans les autres. Ouang yang ming l’ayant remarqué, lui fit un jour cette leçon. Faire de fréquents retours sur soi-même, c’est le vrai chemin de la sagesse : quand on y aspire sincèrement, il ne convient point de tant s’occuper à reprendre autrui ; l’on n’en a ni le temps ni l’envie, lorsque bien attentif à soi-même, on voit qu’on a beaucoup à corriger et encore plus à acquérir. D’ailleurs, reprendre un homme sans vertu, trop librement et trop fréquemment, c’est l’irriter et rendre par là son amendement plus difficile. Siang, tout incorrigible qu’il paraissait, fut cependant converti par Chun. Comment cela ? C’est que Chun en usa toujours avec Siang, comme s’il n’avait pas remarqué ses fautes. Voilà quel fut le secret de Chun pour faire une conversion si difficile.


Réflexions.


Voyez-vous ces montagnes hautes et escarpées, il n’y croît rien : ou s’il y naît quelques herbes, elles sont bien mal nourries, et bientôt sèches. Au contraire, dans ces vallons, et même sur ces collines à douce pente et à divers contours, que de beaux bois ! que de belles plantes ! Voyez-vous ces torrents et ces ravines, on n’y trouve point de poisson : au lieu que dans ces eaux lentes et profondes, on en trouve en quantité. Appliquez cela aux hommes : vous trouverez que ceux qui sont trop fiers, trop roides, et trop prompts, ne réussissent que rarement, et que ceux d’un caractère opposé, employant à propos ce qu’ils ont de force, viennent le plus souvent à bout de leurs entreprises. Voilà comme un bon philosophe doit savoir profiter de tout. La simple vue d’un paysage, vue oiseuse pour tout autre, est pour lui une leçon fort utile.

Voulez-vous savoir combien nuit dans les affaires le trop de promptitude ou d’impatience ? Regardez avec attention débrouiller une corde bien embarrassée : vous le comprendrez sans peine.


Exemple de désintéressement.


Dans le territoire de Hiong hing, un honnête homme nommé Tchong li mou, fit défricher et ensemencer vingt arpents de terre, avec l’agrément du magistrat qui était de sa connaissance. Quand le riz fut prêt à cueillir, un homme originaire du lieu le vint trouver, pour lui dire que ces terres lui appartenaient, et par conséquent le grain qu’elles portaient. Je les ai labourées, dit Tchong li mou, parce qu’elles étaient en friche, et qu’elles passaient pour n’avoir pas de maître. Si elles sont à vous, prenez-les, je ne prétends point soutenir un procès. L’autre le trouvant facile au-delà de ses espérances, en profita et fit la récolte, sans que Tchong li mou s’y opposât. Le magistrat du lieu en fut averti, et fit saisir l’homme pour le punir comme usurpateur. Tchong li mou en fut affligé, et vint demander grâce pour lui. Vous êtes louable, dit le magistrat, d’intercéder pour cet homme. Mais moi je suis chargé de faire justice : je veux la faire, et punir ce malheureux, comme il le mérite. Monsieur, reprit Tchong li mou, je ne suis pas originaire de ce lieu, vous le savez : l’honneur de votre connaissance et de votre protection m’y a fait venir, et j’y suis depuis quelques années avec agrément. Mais si vous voulez punir si sévèrement cet homme à mon occasion, pour un peu de grain, ou quelques champs, je ne puis me résoudre à rester ici ; je me retire dans un désert. En disant ces paroles, il se dépouilla de ce qu’il avait d’ornements, et se retira. Le magistrat se leva, courut après lui, et pour ne le pas chagriner, il élargit le coupable. Celui-ci frappé de la vertu de Tchong li mou, se repentit de son injustice : et la première récolte qu’il fit du riz, quoiqu’abondante, il la fit porter à Tchong li mou en assez grande quantité pour le dédommager. Tchong li mou ferma sa porte, et ne voulut point le recevoir. L’autre ne voulant pas non plus le remporter, il fut laissé sur le bord du grand chemin, et personne n’est le courage de s’en emparer.


Exemple de modération.


Tchang tchouang, qui fut depuis ministre d’État, n’étant encore que président à la cour du midi, (Nan king) il y avait un jeune étourdi du lieu, qui s’enivrait souvent, jusqu’à insulter dans le vin le premier qu’il rencontrait sur son passage. Quelques gens qui lui en voulaient, le voyant ivre : Tu fais bien le brave, lui dirent-ils ; si tu l’es véritablement, voilà Tchang qui vient, va lui tirer un des pendants de son bonnet. Si tu n’oses pas le faire, nous te regarderons comme un lâche, malgré toutes tes bravades. L’ivrogne se piqua d’honneur ; et passant auprès de Tchang, lui enleva brusquement un des pendants du bonnet. Tchang passant son chemin sans rien dire, fit signe à ses gens de dissimuler. Quand l’ivresse fût passée, le jeune homme sentit sa faute, et en fut au désespoir. Il reprit cependant courage. Le lendemain Tchang devant sortir, il s’alla prosterner sur son chemin, mettant sur sa tête le pendant qu’il avait arraché le jour précédent. Tchang fort en cérémonie, n’ayant à son bonnet qu’un pendant, ayant aperçu de loin ce jeune homme ainsi prosterné par terre, il en demanda la raison. On lui dit ce que c’était : Prenez, dit-il à un de ses domestiques, ce pendant qu’il m’ôta hier. Du reste il ne dit, ni ne fit rien à ce jeune homme qui l’avait insulté.


Maximes pour le temps des adversités.


Il vous survient quelque traverse ; examinez ce qui vous l’attire, autant que cet examen peut servir à la soutenir comme il faut. Si vous ne pouvez la supporter avec joie, que ce soit du moins sans trouble et avec patience. Vous rencontrez des obstacles et des embarras : ce sont autant d’occasions de vous purifier et d’avancer. Oui, vous vinssent-ils du démon, il est toujours en votre pouvoir d’en tirer cet avantage. La patience dans les adversités n’est pas seulement une marque de courage ; c’est encore un exercice très propre à faire acquérir promptement ce qu’on appelle grandeur d’âme.


Exemple de modération.


Ho vou et Tai chin étaient ennemis. Tai chin eut occasion de décrier Ho vou en cour, et il ne la manqua pas. Ho vou le sut, mais sans s’en plaindre à personne, et sans jamais chercher à lui rendre la pareille. Il arriva qu’un fils de Tai chin ayant quitté son pays, fut pris avec une troupe de voleurs, dont Ho vou fut nommé le juge. Tai chin qui en eut avis, regardait déjà son fils comme jugé à mort, lorsqu’on lui vint dire que Ho vou l’avait élargi. Ce trait de générosité inspira à Tai chin une extrême confusion de sa lâcheté. Il estima toujours depuis Ho vou, et se réconcilia de bonne foi avec lui.


Autre exemple à peu près semblable.


Fang king pe après avoir eu des démêlés avec Leou kien hou, et en avoir même reçu d’assez mauvais traitements, fut nommé gouverneur de Tsin ho, pays natal de Leou kien hou. Les fils de celui-ci bien instruits des démêlés qu’avait eu leur père avec le nouveau gouverneur, pensèrent à s’aller vite établir ailleurs pour se soustraire à son ressentiment. Mais Fang n’est pas plus tôt appris leur retraite, qu’il fit chercher où ils étaient, les pressa de revenir dans leur terre natale, et leur procura même les emplois et les avantages qui purent dépendre de lui. C’est ainsi, disait-il, qu’en doivent user les gens d’honneur. Ce serait une honte pour eux d’imiter le commun des hommes. Il faut que dans toute leur conduite ils aient soin de s’élever au-dessus des idées vulgaires.


Autre exemple.


Sou hoei, ministre d’État, ayant été spécialement chargé de certaine affaire, un yu[64] sseë sur des fondements frivoles, voulut le rendre suspect. Sou l’apprenant, monte à cheval, et va demander la permission de se retirer. Ses amis lui représentèrent que pouvant facilement éclaircir cette affaire, il ne devait pas quitter ainsi la partie : Il est vrai, dit Sou, je puis démontrer la fausseté de ce qu’on m’impute. Mais je ne puis pas m’y amuser. Il ne suffit pas, pour un bon ministre, qu’il soit exempt de faute ; il doit encore être sans reproche, et hors d’atteinte du plus léger soupçon. Un tel me soupçonne, fût-il le seul, je conclus que ma vertu ne répond pas à mon rang. Suen gin qui régnait alors, fit ce qu’il put pour le retenir : mais ce fut inutilement.


Sage réponse d’un philosophe.


Que faire quand quelqu’un nous maltraite de paroles, demanda-t-on un jour à Liu ? Je distingue, répondit-il ; si vous êtes égal ou supérieur à celui qui vous traite ainsi, regardez-le, quel qu’il soit, comme ne faisant qu’un avec vous. Dès lors disparaîtra l’idée d’insulte, et par conséquent la colère. Que si vous êtes inférieur, vous pouvez encore prendre une autre vue qui n’est pas mauvaise, et vous dire à vous-même : Eh ! qui suis-je en comparaison de lui ? Vouloir le traiter comme il me traite, ce serait m’égaler à lui, et sortir de ma condition ; cela n’est pas raisonnable. Si cette considération ne suffit pas pour calmer entièrement les mouvements de la colère, elle vous aidera du moins à les modérer.


Réponse d’un grand officier de guerre à un défi que lui portait un homme sans nom.


Sous le règne de Yuen yeou, il sortit de l’armée des Occidentaux un je ne sais qui, sans nom, lequel vint assez fièrement porter un défi à Tchong suen, grand et fameux officier de guerre. On ne met point en parallèle, dit Tchong suen, un char et une charrette, et l’on ne voit point une aigle se battre contre une pie. Un homme qui est en place, ne doit pas se commettre avec un homme sans nom : s’il le faisait, il aurait peut-être du dessous ; mais quand il serait assuré de la victoire, il lui serait plus honteux d’être entré dans un tel combat, qu’il ne lui serait glorieux d’en être sorti vainqueur. Tout le monde applaudit à cette réponse ; et celui-là même qui avait porté le défi, ne pût s’empêcher de l’approuver.


Avis donnés avec sagesse.


Tching y et Ouang ouen étaient collègues à la cour. Leur charge était de présider tous deux aux cérémonies du palais. Il arrivait quelquefois que Tching tardait à se rendre dans la salle. Ouang bien loin de l’attendre, se pressait de faire donner le signal, et de faire commencer les cérémonies avant que son collègue fût arrivé. Un jour Tching vint le premier, on l’avertit que tout le monde était assemblé, et on lui demanda s’il ne voulait pas que le signal se donnât, et qu’on commençât les cérémonies. Non, dit-il, attendons un peu. Comme il ne manquait que son collègue, chacun vit bien que c’était pour lui qu’il faisait attendre : J’ai eu tort, dit Ouang, quand il le sut ; je devais ci-devant en user de la même manière ; Tching m’apprend à vivre.


Autre exemple.


Ye tchun de petit officier d’un tribunal inférieur, était monté par degrés aux premiers emplois. L’empereur Suen ti l’envoya avec Hiong kai visiter quelques provinces. Un jour qu’il se trouva manquer quelque chose dans le logis qu’on leur avait préparé, Hiong fit cruellement fustiger les petits officiers des tribunaux, et les chargea de mille injures. Comme il ne finissait point, Ye prit la parole, et l’adressant à ces petits officiers : Camarades, leur dit-il avec bonté, il faut veiller avec soin à ce qui est de votre emploi ; encore est-il difficile, dans la condition où vous êtes, d’éviter les coups et les injures. Aussitôt Hiong se tut, et fut honteux de n’avoir pas fait attention à ce qu’avait été son collègue.


Exemple de modération.


Tchang king étant président du grand tribunal des crimes, il lui survint un soir tout à coup une affaire pressante, dont il fallait faire le lendemain son rapport à l’empereur. Il fit venir un écrivain, se mit à son bureau, et dressa les écritures nécessaires, ce qui le mena jusqu’après minuit. Ces écritures prêtes, comme il pensait à prendre un peu de repos, l’écrivain heurta par hasard une chandelle, et la renversa. Le feu prit aux papiers, en brûla une partie, et le suif gâta le reste. L’écrivain se jette à genoux, se croyant perdu : C’est un malheur, dit doucement Tchang ; levez-vous, et recommençons.


Autre exemple.


Tcheou chou ye passant en chaise dans une rue, un jeune étourdi le montrant au doigt ; ce lettré, dit-il à ses camarades, est, dit-on, la bonté même. Je veux voir ce qui en est ; mettons-le à l’épreuve. Aussitôt il l’appelle par son nom, comme il aurait fait un de ses égaux, et d’une manière insultante. Tcheou ne fit pas semblant d’entendre ; mais quand il fut de retour chez soi, il y fit venir cet étourdi. Jeune homme, dit-il en riant, prenez garde à ne vous pas émanciper ainsi. Votre faute d’aujourd’hui est tombée sur moi : bien vous en prend. Elle pourrait tomber sur quelque autre, qui ne vous en quitterait pas pour une exhortation si courte et si douce.


Réflexion.


Un homme d’une vertu parfaite croit que tous les autres sont vertueux. Un homme d’une vertu moins parfaite, juge tantôt bien, tantôt mal d’autrui. Pour ce qui est d’un homme vicieux, il croit fort facilement que chacun l’est comme lui. Un homme a l’estomac bon, dit Yuen tchong lang ; il s’accommode des mets les plus ordinaires, et les trouve bons. Un autre a l’estomac ruiné ; rien ne l’accommode, lui donnât-on les mets les plus exquis, et de l’or potable : il en est incommodé ; il s’en dégoûte.


Réflexions instructives d’un mandarin, sur une petite aventure.


Li ngan chen, premier président d’un grand tribunal, étant en voyage, rencontra sur sa route une vieille femme qui était montée sur un âne. Comme elle avait le visage découvert, et qu’elle était vêtue négligemment, les gens de Li la prirent d’abord pour un homme, et lui crièrent d’un peu loin de se ranger de côté. La vieille s’en offensa. Qui êtes-vous, dit-elle d’un ton fort aigre et fort haut, pour crier ainsi après moi ? Sachez que j’ai demeuré cinquante ans à la cour, et que j’en ai vu bien d’autres. Non, je ne suis pas femme à craindre cette fourmilière de petits mandarins.

Quand Li fut de retour, il se divertit de cette aventure, en la racontant à ses collègues ; mais en se divertissant, il ne laissa pas d’en tirer une réflexion fort instructive. Un villageois, disait-il, peu accoutumé à venir en ville, s’il voit paraître un bonnet[65] de gaze, prend aussitôt l’épouvante. Cela vient uniquement de ce qu’il n’a pas coutume de rien voir de semblable ; ses yeux sont, pour ainsi dire, trop étroits pour ces objets, qu’il n’a jamais vus : preuve de cela, c’est que cette vieille accoutumée à voir les Grands et leur train, s’est si bien élargi la vue, qu’un président est à ses yeux comme une fourmi.

Belle leçon pour ceux qui s’appliquent à l’étude de la sagesse et de la vertu. Il faut avant toutes choses travailler à s’agrandir, pour ainsi parler, l’esprit et le cœur. C’est un axiome en médecine, qu’il ne faut pas entreprendre par les remèdes d’évacuer entièrement les humeurs peccantes, de peur d’altérer celles qui sont louables, et d’affaiblir trop le malade. De dix parties d’humeurs morbifiques, en évacuer sept ou huit par la force des remèdes, c’est assez : la nature fera doucement le reste. Il en faut user à peu près ainsi dans le gouvernement de l’État, et le règlement des familles.


Exemple de modération et de prudence.


Pong su yong déjà kiu gin, mais encore pauvre, se trouva un jour dans une hôtellerie avec plusieurs autres kiu gin de sa connaissance. On lui vit quelques jetons[66] d’or, (c’était presque tout son bien) on les emprunta pour jouer. Un étranger qui se trouvait de la partie, fit couler adroitement dans sa manche un de ces jetons. Pong le remarqua, mais sans en rien dire. Les autres qui n’en virent rien, furent fort surpris, quand leur partie étant achevée, et voulant rendre les jetons, ils en trouvèrent un qui manquait. Chacun se remuant pour le chercher, et Pong comptant les jetons : Mon nombre y est, leur dit-il, soyez en repos, il n’en manque point.

Quelque temps après, chacun pensant à sortir, on se salua selon la coutume. Celui qui avait fait le vol, s’étant trouvé subitement obligé à faire une révérence, le jeton tomba de sa manche. Ainsi le vol et le voleur furent connus de tout le monde. On sut que Pong l’avait vu faire ; et chacun l’estima d’avoir ainsi dissimulé une perte, qui pour lui n’était pas petite.


Devoir de la vie civile.


Il ne faut pas en ce monde être excessivement difficile, et ne pouvoir rien souffrir que d’excellent. Si quelquefois l’on voit des ki lin[67] et des fong hoang[68] sur la terre, il y naît encore bien plus de tigres, de serpents, et de scorpions. Tel est le mélange qui se trouve dans l’univers. C’est de même à proportion dans le corps humain. Le pur et l’impur y sont mêlés ; et ce mélange est si nécessaire, que si quelqu’un entreprenait de ne souffrir jamais rien que de bien pur, par exemple, dans son estomac ou dans ses intestins, cet homme assurément ne pourrait pas vivre. Il en est ainsi dans la vie civile, il y a des gens de bien des sortes : il faut pouvoir vivre avec tout le monde.


Exemple d’un jeune prince qui a de la compassion même pour de vils insectes.


Tchin y tchouen étant chargé de l’instruction du jeune empereur Te tsong, les eunuques lui rapportèrent que ce prince chaque matin, après s’être rincé la bouche, soufflait de l’eau de tous côtés dans sa chambre pour éloigner les fourmis. A quelques jours de là, Tchin, après une leçon donnée au prince, lui demanda si ce qu’on lui avait dit était véritable ; et supposé que le fait fût vrai, quel motif il avait d’en user ainsi ? Oui, le fait est vrai, répondit le prince ; et c’est par compassion pour ces petits animaux, que j’en use de la sorte : je crains de les écraser. Cela est bon, dit Tchin, soyez le même à l’égard de tous vos sujets. C’est la leçon la plus importante qu’on puisse donner à ceux qui règnent.


Maxime pour le gouvernement.


Lou suen kong dit : Entre les maximes du bon gouvernement, celle-ci est une des principales ; bonté d’abord, ensuite justice. On veut exprimer par là, qu’un prince doit aimer à faire du bien, et ne punir qu’à regret. C’est sur cette importante maxime, qu’est fondée cette ancienne et louable coutume, suivant laquelle les arrêts du prince portant condamnation des criminels, vont dans les provinces assez lentement : au lieu que quand il s’agit d’un arrêt portant amnistie, les journées du courrier sont de cinq-cents lys[69].


Exemple de compassion pour le peuple, donné par un prince.


Gin tsong n’étant encore que prince héritier, vit un jour, en voyageant, nombre d’hommes et de femmes qui ramassaient avec empressement les graines des herbes les plus sauvages. Il s’arrêta, et demanda ce qu’ils voulaient faire de ces graines. Les manger, répondirent-ils : l’année a été mauvaise, nous n’avons pas autre chose. Le prince vivement touché, descend de cheval, entre dans quelques maisons, et les trouve la plupart vides. Le peu qu’il y trouva de gens, avaient de méchants habits tout en pièces. Chez quelques-uns le fourneau était ruiné, et le bassin renversé, n’étant presque plus d’aucun usage. Est-il possible, dit le prince en jetant un grand soupir, est-il possible que la misère du peuple soit si grande, sans que l’empereur en soit instruit ? Il fit sur-le-champ d’abondantes aumônes ; et faisant appeler les vieillards du lieu, après s’être informé avec bonté de leur âge, de leurs infirmités, et de leurs besoins, il leur distribua des mets de sa table.

Sur ces entrefaites arriva Ché, trésorier général de la province de Chan tong, qui venait par honneur au-devant du prince. Comment, lui dit le prince en le voyant, vous autres qui êtes les pasteurs des peuples, n’êtes-vous donc point touchés de leurs misères : J’y suis sensible, dit Ché ; j’ai rendu compte à la cour des endroits où la récolte a manqué, et j’ai prié Sa Majesté de leur relâcher les droits d’automne. Vraiment, dit le prince, ce pauvre peuple est bien en état de payer des droits ! L’empereur les en en exemptera, cela est certain : mais en attendant, ouvrez les greniers publics, et sauvez la vie à ces pauvres infortunés. Ché proposa de distribuer trois teou de grains par tête. Donnez-en six, dit le prince, et ne craignez point de vider les greniers publics. Je me charge de tout moi-même auprès de l’empereur mon père. Je l’instruirai de l’état des choses.


Contre les méchantes langues.


Il y a certaines gens qui se sentant quelque esprit, ont la démangeaison de parler sur tout : encore si ce n’était que d’une manière indifférente. Mais le plus souvent leurs discours aboutissent à blâmer les autres, pour se faire valoir eux-mêmes. Leur bouche est une espèce de monument à deux faces, dont l’une vous présente leur propre éloge, et l’autre les défauts d’autrui. Leur langue est comme une dague hors du fourreau, en mouvement et prête à blesser. Aussi chacun craint-il ces sortes de gens. Il faut avouer cependant que pour l’ordinaire ils se nuisent plus qu’aux autres. Car parlant sans réserve aux premiers venus, ils sont très souvent trahis. Ceux même qu’ils avaient obligé d’ailleurs, deviennent par là leurs ennemis. Enfin ils s’attirent mille affaires ; et ils ont bientôt perdu tout ce qu’ils peuvent avoir à perdre.


Réflexion sur la colère.


Au côté droit de la chaise de Tsin hien, on lisait cette inscription : dans la colère ou l’émotion, ne répondez à aucune lettre. Quand vous avez fait partir mal à propos des paroles, auxquelles le pinceau a donné figure dans vos lettres, le remède n’est pas aisé. Un coup de langue, disait le philosophe Sun tse, est souvent plus dangereux qu’un coup de lance : que sera-ce d’un coup de plume ?


Sur les mauvaises langues.


Il est un caractère de gens qui ne peuvent souffrir qu’on loue personne, et dont la malignité s’irrite contre les plus gens de bien, dès qu’ils entendent qu’on les loue. Parle-t-on avantageusement de quelqu’un dans une conversation ? Dormissent-ils auparavant, aussitôt ils se réveillent. Ils commencent par rendre suspect tout le bien qu’on vient de dire. S’ils sentent qu’ils y aient tant soit peu réussi, ils poussent leur pointe, et usent de mille artifices, pour faire concevoir de ces personnes une idée toute contraire : et quand ils peuvent venir à bout de surprendre la crédulité de ceux qui écoutent, et de faire rougir les autres d’avoir pensé et parlé de cette personne d’une manière avantageuse, c’est alors qu’ils sont très contents d’eux mêmes, et qu’ils s’applaudissent intérieurement de leur esprit. Il en faut pour cela, j’en conviens ; mais c’est bien mal l’employer.


Sur les grands parleurs.


Quels sont ordinairement les grands parleurs ? Des demi-savants, des flatteurs, ou des étourdis. Les gens d’une grande capacité, d’une droiture à l’épreuve, et d’une sagesse profonde, parlent ordinairement fort peu. Jusques là que le philosophe Tchin ne fait pas difficulté de dire, que plus on avance en vertu, moins on parle.

Le tan[70] vit d’air et de rosée. Peut-on vivre à moins de frais, et se contenter plus aisément ? Malgré cette espèce d’indépendance, il devient la proie des tang lang[71], et son cri en est la cause. Apprenez de là, gens de lettres, que le désintéressement et la frugalité dont vous vous piquez, ne doit pas vous inspirer trop de liberté dans vos paroles.


Discrétion et réserve dans les paroles.


Il faut toujours veiller avec soin sur vos paroles ; mais c’est surtout dans un transport de joie, lorsque vous vous trouvez avec un homme qui est de votre goût, ou dans une conversation dont la matière vous agrée, qu’il faut être extrêmement sur vos gardes.

Vous n’avez rien eu jusqu’ici à démêler avec un tel : quand il vous échapperait de lui dire en face quelque parole désobligeante, s’il est honnête homme, il la dissimule. Un tel, au contraire, est votre ennemi ; il vous en veut, et croit vrai ou faux que vous lui en voulez. S’il vous échappe, même en son absence, quelque mot qui lui revienne, comptez qu’il le percera au vif, et qu’il se l’imprimera très profondément[72].


Utilité des bons exemples.


Porter au bien par de bons discours ceux avec lesquels nous vivons, faire passer ces exhortations aux siècles futurs dans de bons livres, cela est bon ; mais il n’y a rien de tel, à mon avis, que de donner bon exemple. Les bons discours et les bons livres sont des remèdes qui ont leur prix, et qui font honneur à celui qui les emploie pour guérir les hommes de leurs vices ; mais il me semble après tout, que le bon exemple va plus droit au mal, et qu’il est plus efficace. Du moins ne doit-on pas le négliger, pour s’en tenir aux deux autres.


Contre l’intempérance de la langue.


On aime à entendre le fong hoang ; son chant est, dit-on, beau et de bon augure. Cependant s’il chante tout le jour, il n’a plus rien d’agréable. Le hurlement du tigre est affreux ; mais s’il hurle tout un jour, on s’y accoutume ; il n’effraye plus. Quelques importants que soient vos discours, qu’ils ne soient ni trop fréquents, ni trop longs.


Qu’il faut se proposer les grands hommes pour modèle.


Tchang tse fit mettre en son cabinet les portraits de Confucius, de Yen tse, et de plusieurs autres fameux lettrés. Soir et matin il passait certain temps à les regarder avec attention, et il en tirait, disait-il, cet avantage, qu’il en était plus retenu. Oui, disait souvent Tchang tse lui-même, quand paraissant devant les portraits de ces grands hommes, je me sens coupable de quelque faute, je n’en suis pas moins honteux, que si j’en recevais publiquement une punition flétrissante.


Conduite de l’homme sage.


Ce que peut l’homme en ce monde, est bien peu de chose, et les succès qu’il peut se promettre, sont bien bornés. Quel est celui qui ait jamais eu l’approbation de tout le monde, et de qui l’on n’ait jamais dit du mal ? Aussi n’est-ce pas à quoi doit aspirer un homme sage. Ce qu’il se doit proposer, c’est de tout faire le mieux qu’il peut, pour n’avoir rien à se reprocher : et quand, malgré son application, il lui échapperait quelque faute, il ne doit pas s’en troubler. Écoutons les plus sages et les plus vertueux de nos anciens : Ayez peu à vous repentir, nous disent-ils ; c’est-à-dire, faites peu de fautes. Ils savaient, ces grands hommes, qu’on ne peut les éviter toutes. Cette vérité bien pénétrée, jette dans le cœur une grande paix.


Le véritable bonheur.


L’innocence dans le cœur, et la santé dans le corps, sont les deux principaux biens de la vie. L’une fait le bonheur de l’esprit, et le bonheur du corps dépend de l’autre. Le reste en ce monde me touche peu. Mais après la mort dans l’autre vie quel est ce séjour des morts ? Des traditions y ont mis du feu. Pour moi, je crois pouvoir l’appeler un lieu d’exil. Quoi qu’il en soit, quand certain de mes amis me dit avec inquiétude, qu’il ne sait comment tout ira dans cette nouvelle demeure ; je lui réponds, sans hésiter, que tout ira bien pour ceux qui dans la première auront rempli tous leurs devoirs ; mais que ceux qui auront fait tort aux autres, et peut-être à leurs propres frères, y auront à souffrir des peines qu’ils ne pourront soutenir, et qu’ils n’en seront pas quitte, pour avoir avant leur mort renoncé aux grandeurs du monde, comme quelques-uns le font, et s’être retirés dans la solitude.


Maximes.


On vous propose une occasion de vous élever, ou de faire un gain ; ne demandez point quel est le degré d’honneur qu’on vous présente, ni si le gain est considérable. Commencez par examiner si la chose est légitime.

Vous entendez louer une vertu, ou blâmer un vice, n’examinez point si c’est de vous ou de quelqu’autre, qu’on veut parler. Tenez votre cœur dans l’équilibre, et jugez d’abord de ce qu’on dit, sans y prendre part. Ayez soin ensuite de vous l’appliquer.

Un homme en votre présence, expose son opinion sur quelque point de littérature. Ne commencez pas par examiner si cette opinion s’accommode avec la vôtre. Écoutez comme si vous n’aviez encore pris aucun sentiment sur le point dont il s’agit. Retenez bien ces maximes ; elles sont importantes et de grand usage.

Dans un appartement sûr et secret avoir à sa discrétion une beauté peu commune, et cependant se conserver pur ; trouver dans un désert une grosse somme sans vouloir se l’approprier ; se trouver surpris et assailli par un adversaire redoutable, sans s’épouvanter et sans se troubler ; au premier avis du danger que court un ennemi mortel, s’empresser pour le secourir ; ce sont autant d’excellentes pierres de touche.


Autres maximes.


Il arrive que par occasion ou par nécessité, vous avez depuis peu quelque rapport avec un méchant homme. Point de complaisance pour lui aux dépens de votre devoir. La nouveauté de ce commerce n’est pas une excuse légitime. Depuis longtemps vous êtes lié avec un autre qui est un homme de probité. N’en soyez pas plus hardi à vous permettre la moindre chose qui soit pour lui une raison de vous mépriser. Toute ancienne qu’est votre liaison elle ne vous autorise point à blesser les bienséances.


Sur les préjugés, les erreurs et les désordres du monde.


Hélas ! dit Tou ouei tchin, le monde est plein de faux préjugés, d’erreurs ridicules, et d’affreux désordres. Voyons-en quelques exemples. On sert le soir à quelqu’un de la chair d’un singe ; il se persuade que c’est de la chair de chien : dans cette pensée, il la trouve bonne. Le lendemain il vient à savoir que c’est d’un singe qu’il a mangé ; aussitôt vient le vomissement.

Qu’un homme ait soif, et que dans l’obscurité on lui donne à boire dans un crâne sec : il boit à longs traits et sans répugnance : s’il s’aperçoit le lendemain, que c’est dans ce crâne qu’il a bu, il sent aussitôt de grandes nausées.

Un fils a de grands défauts, mais son père l’aime : aussitôt tous ces défauts disparaissent aux yeux du père : il croit voir dans ce fils de la tendresse, du respect, et de l’obéissance ; il n’y aperçoit rien autre chose. S’il arrive par hasard que ce père prenne de l’aversion pour ce fils, il ne voit plus en lui ce qu’il y voyait : il n’a plus les yeux ouverts que sur ses défauts ; ce fils cependant est toujours le même.

Un homme est bien fait et nous revient : vous diriez qu’il laisse après lui partout où il passe une bonne odeur : on aime à le suivre et à se trouver où il a accoutumé d’aller : ne le vit-on qu’en passant, on se le rappelle ensuite avec plaisir. Un autre est mal tourné et d’une figure désagréable ; vous diriez qu’il infecte tout par sa présence : on n’aime point à se trouver où il est, à s’asseoir où il s’est assis, à coucher où il a couché : il n’y a pas jusqu’à la vaisselle qu’on lui aura vu servir une fois, dont on a de l’aversion. Que fait à tout cela, je vous prie, la bonne ou mauvaise mine ?

Les hommes, et plus communément encore les femmes, se piquent d’avoir la peau blanche ; jusque là qu’on en vient à se farder : et par une bizarrerie assez ridicule, on craint si fort d’avoir les cheveux blancs et la barbe blanche, qu’on se gêne à les teindre en noir.

Un officier considérable est venu chez moi, j’en tire aussitôt vanité. Sur quoi fondée ? Qu’est-il demeuré chez moi de sa dignité ? Au contraire, si je suis grand officier, je rougis d’admettre les petits en ma présence : d’où vient cela ? Mon emploi n’est-il pas toujours le même ? Que me laissent-ils du leur ?

L’oiseau ho et l’oiseau hou se ressemblent fort : les met-on en broderie ? L’on trouve l’un beau et l’autre ridicule. Un plat de légumes est présenté par un homme riche ; c’en est assez pour le trouver bon : s’il venait de chez un pauvre, il ne vaudrait rien. Purs préjugés ! L’ordure est toujours ordure.

Cependant quand une passion vous possède, vous n’êtes point rebuté de ce qui vous ferait horreur en un autre temps : et tel qui est très sensible à la piqûre d’un moucheron, ne craint ni le fer ni le feu, quand l’intérêt ou la volupté l’enivrent. Quel aveuglement !

Il vous naît un fils et une fille ; vous êtes père de l’un comme de l’autre : vous aimez ce fils comme vous-même, et vous vous souciez peu de la fille : quelle injustice !

Voyez certains amis de débauche, ils se traitent en frères ; tout est commun entr’eux. Au contraire voyez certains frères lorsqu’ils entrent en partage ; ils se disputent jusqu’à la moindre bagatelle ; ils se traitent en ennemis, et très souvent ils le deviennent. Quel étrange renversement !

Tel homme dans une boutade poussera la douceur et la compassion, jusqu’à se faire une peine extrême de voir mourir ou souffrir un petit oiseau : et dans une autre boutade, ce même homme ira jusqu’à battre cruellement, et quelquefois même à tuer froidement ses propres enfants.

Enfin, aime-t-on quelqu’un ? on l’approuve et on le loue, quelque indigne qu’il soit d’être loué. Ce ne sont que vœux, que prières, et que bons souhaits pour lui. A-t-on de la jalousie ou de la haine ? Tout mérite disparaît dans celui qu’on hait. Ce ne sont contre lui qu’injures et qu’imprécations : le tout avec autant de liberté, que si l’on avait en main le pouvoir de tout faire, et de tout changer à sa fantaisie.

Dirons nous en voyant ces désordres, que l’homme qui en est capable, a perdu le beau miroir de la raison, qui lui représentait ses devoirs ? Non, il ne l’a point perdu. En s’impatientant et murmurant dans la souffrance, il voit l’inutilité de son impatience et de ses murmures. Il continue cependant de s’impatienter et de murmurer.

En goûtant les plaisirs du siècle, il en voit le dérèglement : il les goûte cependant et s’y abandonne, C’est qu’il n’a pas la force de tenir contre la violence de la douleur, ni contre l’attrait du plaisir. C’est la même chose dans tout le reste.

Aussi l’homme ne travaille-t-il à rien moins qu’à devenir le maître de ses passions. Les jours se passent en mille vains projets, dont son esprit s’occupe même pendant la nuit : et cela jusqu’à ce que par une maladie, ou par quelque accident imprévu, la respiration lui étant coupée, et n’y ayant plus de lendemain pour lui, les vains projets qu’il formait pour l’avenir, s’évanouissent en un instant.

Je le dis donc, et l’expérience ne le fait que trop sentir : le monde est plein de préjugés, d’erreurs, et de désordres. Je n’en ai montré qu’un échantillon : je souhaite que quelqu’autre plus habile que moi traite à fonds un sujet de cette importance.


Inconséquences de conduite.


Du grand nombre d’hommes qui meurent chaque jour, à peine y en a-t-il un sur dix mille, à qui le poison cause la mort. Cependant tout poison est en horreur. Au contraire l’oisiveté, les délices, et la volupté font périr des gens sans nombre, et personne ne les redoute.


Maximes.


Ce qu’on admire aujourd’hui le plus dans un homme qui est en charge, et ce qu’on recommande sur toutes choses à ceux qu’on y met, c’est le désintéressement. De là vient peut-être qu’un magistrat désintéressé, est le plus souvent plein de lui-même, regarde les autres avec dédain, et prend certains airs de fierté à l’égard de ceux même qui sont au-dessus de lui. Cependant à juger sainement des choses, un magistrat désintéressé dans l’exercice de sa charge, n’est pas plus estimable qu’une femme fidèle à son mari. Si une femme fière de sa fidélité conjugale, se croyait par là en droit de perdre le respect à son beau-père et à sa belle-mère, de maltraiter ses belles-sœurs, et de maîtriser même son mari, qu’en dirait-on ?


Autres maximes.


Recevoir beaucoup d’un méchant homme, c’est une faute : le servir par reconnaissance dans ses passions, c’en serait une plus grande.

Il faut éviter avec grand soin d’offenser un honnête homme, et de mériter sa colère. Si par malheur on l’a méritée, il faut lui faire satisfaction de bonne grâce. Chercher à s’en dispenser, c’est une seconde faute.

Quand ce que vous voulez dire, est de nature à pouvoir être dit au Ciel (Tien), alors parlez. Autrement n’ouvrez pas la bouche. Un mouvement naît en votre cœur ? S’il tend à perfectionner votre nature, il faut le suivre : sinon, étouffez-le dans sa naissance.

Soit qu’on me blâme, soit qu’on me loue, dit Yeou si chan, je trouve moyen d’en profiter pour ma perfection. Je regarde ceux qui me louent comme des gens qui me montrent le chemin que je dois tenir ; et j’écoute ceux qui me blâment, comme des gens qui m’avertissent des dangers que j’ai à courir.

Dans l’action et le tracas des affaires, il faut éviter avec grand soin d’abandonner son cœur au trouble et à l’inquiétude. Mais dans le repos et l’inaction, il n’est pas moins dangereux de laisser du vide dans son cœur.

Vous voulez passer un bras de mer sur un outre ; quel soin ne prenez-vous pas, pour qu’il n’y ait pas même un trou d’aiguille ? C’est ainsi qu’il faut veiller sur votre cœur et sur vos actions.

Celui qui fait une bonne action, ne doit jamais s’en vanter. S’il en fait parade, elle est perdue. Ce mot est de Fan tchin jiang, et je le trouve très bien dit.


Instruction d’un ministre d’État.


Chin, autrefois ministre d’État, fit graver l’instruction suivante : Un grand secret pour se bien porter, est de modérer ses passions ; la volupté et le trop de soins y sont presque également nuisibles. Point d’ivresse, point de colère ; vous éviterez les querelles, et vous pourrez facilement conserver vos biens. C’est par le travail qu’on s’avance. C’est en épargnant honnêtement et à propos, qu’on devient riche. On gagne ordinairement à céder : du moins on évite les malheurs, qu’un homme trop fier et trop roide a coutume de s’attirer. Décocher des flèches dans l’obscurité, c’est une imprudence extrême. Il y a des occasions où il est dangereux de faire paraître trop d’esprit. C’est en s’adonnant sérieusement à la vertu, qu’on nourrit, pour ainsi dire, et qu’on perfectionne sa nature. Si vous jeûnez avec un cœur plein d’artifice, je regarde vos jeûnes comme fort inutiles. Fuyez les procès et les tribunaux. Vivez en bonne intelligence avec vos voisins. Content de votre condition, ne vous exposez pas à tomber dans l’opprobre et dans le mépris, par des tentatives qui soient au-dessus de vos forces. Enfin gardez votre langue avec grand soin. Tous ces avis sont importants, pour vivre heureux et sans disgrâces.


Réflexions.


Un marchand qui passe les mers, en danger de périr par la tempête, jette à l’eau ses marchandises, pour alléger son vaisseau, et sauver sa vie. C’est qu’il sait que la vie est préférable aux autres biens, qui sont inutiles à un homme mort. Un bûcheron piqué au doigt par un serpent venimeux, coupe ce doigt sur-le-champ, pour sauver le reste du corps. L’un et l’autre agit sagement. Ce qui me surprend, c’est que l’homme, qui dans ces aventures subites et pressantes, agit sur des maximes si saines, et prend si bien son parti, le prenne souvent si mal, et semble les oublier dans sa conduite ordinaire.

En compagnie gardez votre langue ; étant seul, gardez votre cœur. Ce sont deux mots pleins d’un grand sens. Aussi le fameux Kong yang les avait-il écrit sur son paravent.

Je lis pour la première fois un livre ; j’y prends le même plaisir qu’à faire de nouveau un bon ami. Et c’est pour moi revoir un ancien ami, que de revenir à lire un livre que j’ai déjà lu.

Un diamant n’est pas sans défaut : on le préfère cependant à une simple pierre qui n’en a point. C’est ainsi qu’il en faut user dans le choix des personnes qu’on met en place.

Une servante aime à rapporter ; sa maîtresse aime à entendre ses rapports ; ce sont deux grands maux dans une famille. Pour achever de tout perdre, il ne faut plus qu’un mari crédule.

Vous êtes maintenant dans les grandes charges, rappelez-vous ces premiers temps où vous n’étiez que simple lettré, et jetez la vue par avance sur l’avenir, lorsque vous ne serez plus en place. En vous rappelant le passé, vous saurez vous passer de peu ; et la prévoyance de l’avenir vous inspirera une honnête épargne.

Parmi les inscriptions que Li ouen tsié avait dans sa salle, on lit ce qui suit :

Cette année, se disait-il un jour à lui-même, j’ai cinquante-six ans accomplis. Je fais réflexion que peu de gens vont au-delà de soixante-dix. Je n’ai donc plus guère à espérer qu’environ dix ans de vie. De ce temps qui peut me rester à vivre, les incommodités de la vieillesse, contre lesquelles la nature cherche à se défendre, en emporteront une partie. Il m’en reste donc bien peu que je puisse employer à faire du bien : comment oserais-je de ce peu en dérober encore pour le mal ?


Contre l’entêtement dans ses idées.


Ven ti, empereur de la dynastie Han, ne faisant attention qu’à l’ardeur et à la violence qui est naturelle au feu, traita de conte et de rêverie, ce qu’on disait dans certains livres d’une toile incombustible, que le feu nettoyait sans la consumer. Il s’entêta si fort de son idée, que pour réfuter l’opinion commune, il fit un écrit qu’il intitula Critique historique ; et cette pièce fut gravée par son ordre sur une pierre à la porte du premier collège de l’empire. Quelque temps après, des gens venus d’Occident, offrirent entr’autres choses à l’empereur quelques pièces de cette toile. On la mit au feu pour en faire l’épreuve. Ven ti convaincu qu’il avait erré lui-même en prétendant combattre une erreur, fit supprimer son écrit. Le bruit s’en répandit dans l’empire, et bien des gens rirent aux dépens du prince, qui avait fait mal à propos l’incrédule, et l’esprit fort.

C’est ainsi qu’encore aujourd’hui certaines gens qui ne jugent des choses que par leurs yeux, ne croient rien que ce qu’ils ont vu, et décident témérairement pour ou contre sur ce qu’ils n’ont pas vu, ou ce qu’ils ne peuvent voir. Écoutez certains lettrés de ces âges postérieurs : ils vous diront assez hardiment, qu’il n’y a ni esprits, ni enfer, ni bonheur après la mort. Ils écriront même sur cela, comme pour désabuser les autres. Il en est de ce qu’ils disent, comme de la Critique historique de Ven ti, avec cette différence que l’erreur de ces lettrés vulgaires et demi-savants, est plus grossière et plus dangereuse.


De l’étude.


La plupart des plaisirs du siècle, comme boire, folâtrer, jouer, ne sont que de frivoles amusements : et ils ont de plus cette incommodité, qu’ils nous rendent dépendants d’autrui, et qu’on ne peut les bien goûter seul. Pour une seule partie de dames, il faut du moins être deux. Il n’en est pas de même de l’étude : je puis étudier seul des années entières. Et quel plaisir n’est-ce pas de pouvoir, sans sortir de mon cabinet, voir ce qu’il y a de curieux dans tout l’univers, et rendre visite aux anciens sages, fussent-ils morts depuis mille ans ? L’avantage qu’on tire de l’étude est encore plus grand que le plaisir qu’on y goûte.

Quand on s’y applique sérieusement, et comme il faut, l’âme y trouve une nourriture délicieuse et solide : et ceux même qui étudient d’une manière moins sérieuse et moins réglée, ne laissent pas de tirer de leur étude bien des connaissances et des lumières. Non, il n’y a rien de plus agréable que d’étudier. Le commun des hommes ne le comprend pas. Cependant il est très vrai ; point de plaisir comparable.


Sur le commerce des grands.


Un homme de lettres a des relations avec certain homme riche, qui est tout occupé de ses richesses, et du soin de les augmenter : il le prévient, et le va voir. Rien de plus froid que cette visite. L’homme de lettres est à peine entré, que rebuté d’un tel accueil, il voudrait être dehors : cependant il faut s’asseoir. Il le fait donc ; et pour mettre son homme en humeur, il parle le premier des finances, et du gain qui se peut faire sur telle ou telle chose. Mais comme cette complaisance lui coûte, il ne parle et n’écoute qu’à contre-cœur. Ainsi la conversation tombe d’abord. Qu’arrive-t-il de là ? C’est que cet homme de lettres, s’il a du cœur, et s’il n’attend rien de ce riche, quelque relation qu’ils aient ensemble, ne l'ira voir que bien rarement. Il suivra du moins à son égard cette maxime, d’ailleurs si sage, suivant laquelle chacun doit dire : j’aime mieux que l’on se fâche de me voir trop rarement, que de me rendre importun par de trop fréquentes visites.


Sur la bienséance.


Kai kiu yuen étant en charge, voulut acheter quelques étoffes. Il les fit venir à son tribunal ; et les ayant fait étaler dans sa salle, au lieu de se retirer, et de marquer seulement celles qu’il voulait, il se mit à les mesurer, et à traiter du prix lui-même. Ceux de ses domestiques qui le virent, en donnèrent avis aux autres : Nous nous imaginions, leur dirent-ils, que nous étions au service d’un grand magistrat : ce n’est qu'un marchand d’étoffes que nous servons. Sur cela chacun plie bagage, et demande son congé, sans qu’on pût retenir un seul de ceux qui n’étaient pas esclaves.


Sur le soin d’éviter les moindres fautes.


Ouang kong ting, ministre d’État, se trouvant un jour en compagnie avec Tchang kong y, fameux Han lin[73], qu’il connaissait déjà de réputation, voulut l’entretenir en particulier, pour profiter de ses lumières. Lui ayant donc demandé quelque instruction, selon que le prescrit la civilité chinoise. Hier, dit Tchang, prenant la parole, après une ondée je sortis en ville pour quelque affaire. Je remarquai qu’un de mes porteurs qui avait des souliers neufs, craignait fort de les gâter, et que regardant avec une attention extrême où il mettait le pied, il mesurait tous ses pas. Il en usa de la sorte assez longtemps. Mais enfin en certain endroit, où il y avait plus de boue qu’ailleurs, il arriva malgré ses soins, qu’il n’en pût garantir ses souliers : et quand il les vit une fois gâtés, il ne les ménagea plus ; il marcha indifféremment partout, comme ceux qui n’avaient que de vieux souliers. Il en est de même à peu près dans la morale, ajouta aussitôt Tchang ; quelle précaution ne faut-il pas apporter pour éviter les moindres fautes ? Ouang le remercia de cette instruction, qu’il n’oublia de sa vie.


Réflexions.


Une aiguille, dans la doublure de l’habit le plus moelleux, peut, lorsqu’on y pense le moins, causer une douleur vive, et faire même une plaie dangereuse. C’est ainsi qu’une douceur apparente cache quelquefois beaucoup de malice et de dureté.

Le miel le plus agréable ne se peut manger sans précaution sur la fine pointe d’un couteau. C’est ainsi que des amitiés les plus douces, et des amours les plus tendres, on voit quelquefois sortir les inimitiés les plus mortelles. Quiconque est sage, y doit prendre garde.

Que pensez-vous des adversités, me demanda un jour quelqu’un ? Chacun s’en plaint. Pour moi, répondis-je, je regarde les adversités comme un remède admirable. Une seule prise de ce remède peut guérir bien des maladies, et procurer de la santé à celui qui l’emploie pour le reste de sa vie. Oui, ce remède seul a guéri dans tous les siècles une infinité de gens ; et s’il n’a pas été si utile à Leou qu’à tant d’autres, quoiqu’il en ait pris une bonne dose, c’est qu’il lui est venu trop tard.

Quelqu’un dit en lui-même : Attendons, quand j’aurai du superflu, je soulagerai les pauvres. J’ose prononcer que cet homme ne les soulagera jamais.

Un autre dit : Il faut attendre que j’aie un peu plus de loisir, alors je m’appliquerai sérieusement à l’étude de la sagesse. Pour moi, je serai trompé, si cet homme s’y met jamais.

Oui, l’Antiquité nous a laissé pour tous les évenements et pour tous les états des instructions et des modèles. Ainsi la lecture est très utile. Mais il faudrait faire comme Tchin. Ce grand homme pesant avec attention tout ce qu’il lisait : Voici, se disait-il, une bonne règle de conduite pour telle et telle occasion. Voici un beau modèle de telle vertu qui est propre de mon rang. Voici un excellent remède contre tel défaut, dont je ne suis pas tout à fait exempt. Ce qu’on a lu de la sorte, revient au besoin sans beaucoup de travail.

L’empereur Tai tsong s’entretenant un jour avec ses ministres : Je goûte fort, leur disait-il, cette comparaison populaire, suivant laquelle on dit que la vie de l’homme est une fièvre, dans laquelle les grands frissons sont suivis d’ardeurs égales. En effet, que sont nos années ? Ne sont-ce pas comme autant de jours, que le froid et le chaud partagent ? A mesure que ces jours s’écoulent, l’homme s’affaiblit et devient vieux : quelle perte n’est-ce pas de laisser couler tant d’années et de les rendre inutiles ?

Voyez ce bœuf et cet agneau qu’on mène à la boucherie : à chaque pas qu’ils font l’un et l’autre, ils s’approchent de leur fin. Il en est ainsi de l’homme en ce monde : chaque moment de sa vie est un pas qu’il fait vers la mort. Comment n’y faisons-nous pas attention ?

L’empereur demanda un jour à Chou hiang, lequel est le plus durable, ce qui est dur, ou ce qui est mol ? Prince, dit Chou hiang, j’ai quatre-vingts ans ; j’ai perdu plusieurs de mes dents ; je n’ai rien perdu de ma langue.

L’orgueil ou le désir de dominer et de l’emporter, n’est pas plus tôt conçu dans le cœur, qu’il y fait une ouverture, par où, quelque petite qu’elle paraisse, tous les vices y peuvent entrer. L’humilité au contraire, ou la déférence pour autrui, est comme une mer agréable, aussi calme qu’elle est vaste. Point d’épée plus dangereuse à l’homme que sa propre cupidité. Le désintéressement au contraire est un excellent bouclier.

Quand on vogue sur la mer, si le vent est grand, quoique favorable, on ne met pas toutes les voiles ; et certainement c’est sagesse. C’est ainsi qu’il en faut user dans toutes les joies du monde ; surtout avec des amis que vous venez récemment de faire, ne vous ouvrez pas sans réserve.

La peine, le plaisir, la joie, la tristesse n’ont point de demeure fixe et constante où elles se puissent toujours trouver. Tel ne se tenait pas de joie, quand il fut fait sieou tsai[74], qui ayant depuis passé par tous les autres degrés, et se trouvant président d’un grand tribunal, meurt de chagrin de ne pas monter plus haut.

Ce qu’on appelle bonheur ou malheur, n’a point de figure bien déterminée, par où l’on puisse à coup sûr les distinguer. Tel qui n’avait guère que son cheval, le perdit, et croyait tout perdre ; cela même fit sa fortune. Tel autre, riche en troupeaux, s’en promettait un gros gain ; ils furent cause de sa ruine.

Vous êtes dans un état qui vous paraît insupportable ; vous n’y trouvez que peine et que douleur. Vous aspirez à cet autre, et vous vous y promettez de la satisfaction, de la joie, et du plaisir. Peut-être en sentirez-vous un peu dans ce changement, s’il se fait. Mais le changement étant fait, le plaisir cesse, et ce nouvel état ne vous donnant point ce que vous vous en étiez promis, vous y retrouvez vos premiers chagrins, et peut-être de plus sensibles. Aussitôt le désir vous prend de tenter un changement tout nouveau, dont vous vous flattez d’être plus content. C’est en vérité l’entendre mal[75].

Mais puisque je vous vois si peu capable de pénétrer dans les grands principes, écoutez du moins, pour en profiter, cet apologue vulgaire. Je suis monté sur un méchant âne, et je vois devant moi quelqu’un qui est monté sur un bon cheval ; je me plains, et je m’afflige. Je tourne la tête ; je vois derrière moi grand nombre de gens à pied, chargés de lourds fardeaux : mes plaintes cessent, et je me console.

Le tyran Tcheou, plongé jour et nuit dans les plaisirs, oublia dans l’espace d’une semaine, où il en était du calendrier. Questionnant sur cela un de ses gens, ni lui ni aucun autre ne purent le lui dire. Il ordonna qu’on consultât Ki tse[76]. Celui-ci ayant eu avis de l’ordre donné, dit à son confident ce qui suit : Le désordre étant si grand, qu’on ne sait pas même à quel jour on vit, l’empire est perdu, il n’y a plus de remède ; et ce serait me perdre moi-même, que de paraître savoir ce que tout l’empire ignore. Quand on viendra me consulter, répondez que je suis ivre.

La dent de l’éléphant, qui est l’ivoire, est justement ce qui fait qu’on chasse et tue cet animal. La perle est cause qu’on ouvre les nacres, et que les huîtres périssent. On tend des filets à l’oiseau tsou ; c’est à cause de la beauté de ses ailes. Le talent qu’a le perroquet de pouvoir parler, est ce qui l’enchaîne et le met en cage. Si on recherche les tortues, c’est principalement pour leurs écailles. On laisserait en repos l’animal ché[77], s’il ne donnait pas le musc. Il n’est pas jusqu’aux ouvrages de l’art, qui se détruisent assez souvent par ce qu’ils ont de meilleur. Ainsi le son use une cloche. Ainsi se consume un flambeau, en répandant sa lumière. Hélas ! que souvent la même chose arrive aux hommes ! quiconque est sage, doit y penser, et prendre garde que ses talents ne soient cause de sa perte.

Il est des navigateurs téméraires, qui voyant le vent favorable, sans faire attention ni à sa violence, ni au changement qui peut venir, mettent toutes les voiles. Si tout à coup le vent change, le vaisseau a plutôt péri, qu’ils n’ont pu virer de bord, ou carguer les voiles. Apprenez de là, gens du siècle, à ne vous pas engager tellement dans aucune affaire, quelque avantageuse qu’elle paraisse, que vous ne laissiez, pour ainsi dire, assez de terrain autour de vous, pour pouvoir, en cas d’accident, reculer, ou tourner à l’aise.

Cet homme riche et puissant est-il bien malade ? Occupé de sa maladie, il est assez froid sur tout le reste. Comme il sent qu’il est incapable de jouir des grands biens qu’il a, il en fait actuellement moins de cas que de la santé qui lui manque. Que ne réfrénez-vous donc, grands et riches, votre ambition et votre cupidité, en vous rappelant sans cesse, lorsque vous êtes en santé, les pensées que vous auriez si vous étiez bien malades.

Plus un homme fait d’efforts, pour que son sentiment l’emporte dans un conseil, plus je me défie de ses lumières : les gens d’une sagesse profonde n’ont point cet empressement. Un tel aime la dispute ; c’est tout au plus un demi-savant : un homme véritablement docte, dispute et parle ordinairement fort peu. Entendez-vous cet autre parler au tiers et au quart ? Ce ne sont que flatteries : je conclus presque à coup sûr, que c’est l’intérêt qui le fait parler. Un homme désintéressé est plus simple dans ses discours, lors même qu’il croit devoir donner des louanges. Enfin voyez-vous cet autre, avec quel soin il affecte en toutes choses ce qu’il y a de moins usité. Comptez que c’est un petit génie, Tout homme sage et habile hait la singularité.


Instructions morales.


Ouang sieou tchi, après avoir été une année en charge, demanda la permission de se retirer. Vous vous portez bien, lui dit quelqu’un, et il n’y a qu’un an que vous êtes ici. D’ailleurs ce pays et cet emploi sont assez bons ; vos prédécesseurs s’en sont bien trouvés. Pourquoi donc vous tant presser à les quitter ? Je me presserais moins, répondit-il, si le pays et l’emploi étaient moins bons. Du train que je vois les choses aller, si j’étais ici du temps, il me viendrait de grandes richesses ; rien n’est plus capable d’aveugler l’homme, et c’est pour cela qu’assez souvent les grands biens sont suivis de grands malheurs. Le peu de terres que m’ont laissé mes ancêtres, me suffit ; je m’y retire. Il se retira en effet ; et chacun disait : voilà le premier homme que j’aie vu appréhender de devenir riche.

Un père et un fils s’accusant l’un l’autre à Ouang yang ming. Celui-ci ne leur dit que quelques paroles, et aussitôt le père et le fils fondirent en larmes, et se réconcilièrent. Tchai ming tchi, qui vit cela d’un peu loin, accourant à Ouang yang ming : Maître, lui dit-il, peut-on savoir les paroles que vous avez dites à ces gens-là, et dont ils ont été si promptement et si vivement touchés ? Je leur ai dit, répondit Ouang yang ming, que Chun était un très méchant fils, et Kou seou un très bon père. Tchai ming tchi paraissant surpris de cette contre-vérité : Vous avez tort, lui dit Ouang yang ming, de ne pas comprendre ce que ces deux hommes ont compris. Ma pensée était de leur faire entendre que Chun avait été le modèle d’un bon fils, parce qu’il ne croyait jamais satisfaire assez à ce qu’il devait à son père ; et qu’au contraire Kou seou se persuadant faussement qu’il était plein de douceur pour son fils Chun, était devenu à son égard un père cruel et barbare. Ce père et ce fils, qui étaient venus se plaindre à moi l’un de l’autre, comprenant très bien ma pensée, sont aussitôt rentrés en eux-mêmes : chacun d’eux a senti qu’il avait tort ; l’un d’imiter Kou seou ; l’autre, de n’imiter pas Chun.


Réflexions.


Une haute fortune sans reproche, et une réputation à toute épreuve, sont choses rares, et dont le tsao voë tché[78] est comme avare. S’il vous en favorise, il ne faut pas en être prodigue. Éclaircissez donc à la bonne heure les faux soupçons et les médisances qu’on pourra semer pour vous nuire. Mais que la peine de les dissiper ne vous les fasse pas craindre : et quand vous apprenez qu’il s’en répand, ayez-en plutôt de la joie que de la tristesse.

Un jour on demandait en compagnie, pourquoi et comment un tel en si peu de temps était devenu si riche ? C’est, dit quelqu’un, que le Chang ti[79] en use à son égard comme avec un créancier trop importun. Il lui rend intérêts et capital. Mais presser de la sorte, ce n’est pas l’entendre : car le capital remboursé, les intérêts cessent. On dit que ce fut Ming hing tse qui répondit de la sorte ; et certes la parabole est digne de lui.


Mauvaise manière de fléchir un prince irrité.


Vous voulez fléchir un homme, et surtout un prince offensé. Commencez, si vous m’en croyez, par faire une espèce de diversion. Prenez cet homme offensé par quelque endroit qui le flatte : le plaisir qu’il y prendra, le détournant de ce qui l’irrite, diminuera sa colère. Vous pouvez par cette voie tout vous promettre : mais si vous entreprenez de lui justifier directement celui qu’il tient pour coupable, ou l’action qui l’a choqué, c’est, comme dit le proverbe, jeter de l’huile sur le feu : c’est l’irriter encore davantage.

Sous la dynastie Han, un grand officier de guerre nommé Tien fuen fut accusé d’une faute à l’égard de l’empereur régnant. Le prince le condamna, lui, et toute sa famille, à arroser des jardins le reste de leur vie. Pao yn, Grand de l’empire, et fort en crédit, dressa en faveur de Tien fuen une assez longue supplique, et la présenta à l’empereur, qui était alors Vou ti. Le mérite et les services de Tien fuen y étaient mis en un beau jour ; après quoi l’on y diminuait la faute, en disant que des envieux l’avaient fort envenimée. Malgré le crédit du suppliant, la supplique n’est point d’effet.

Kai koang yao, un des plus puissants hommes de son temps, parla mal de l’empereur, et en fit des plaintes. Suen ti l’ayant appris, s’en offensa, et témoigna le vouloir perdre. Aussitôt Tching tchang prend le pinceau, et dresse une remontrance : Prince, disait-il entr’autres choses, Koang yao est un homme dont le mérite et la puissance peuvent embarrasser Votre Majesté, si le chagrin était capable de lui en faire venir l’envie. S’il ne prend pas ce mauvais parti, et que Votre Majesté refuse de lui rendre sa bienveillance, je le connais ; il a trop de cœur, pour survivre à sa disgrâce. Il est de votre intérêt et de votre honneur d’user de quelque indulgence à son égard. Que n’a-t-il un autre Kiu fu ou un autre Kin tchang qui parle pour lui[80] ! Cette remontrance, au lieu d’apaiser Suen ti, ne fit qu’augmenter sa colère. Koang yao qui en eut avis, se coupa la gorge.

Sou tong po étant en prison pour quelque faute, Tchang ngan tao qui l’aimait et l’estimait fort, fit un écrit pour sa défense. Mais comme il était éloigné, il l’envoya à son fils Tchang chu, le chargeant de le faire passer à Sa Majesté. Cet écrit ne contenait guère autre chose, qu’un bel éloge de Sou tong po, qu’on y donnait pour le plus grand homme de l’empire, et le plus habile en tout genre. Tchang chu ayant reçu et lu cet écrit, fut embarrassé, et prit enfin le parti de le supprimer. Sou tong po peu après sortit d’affaire, et cet écrit lui fut montré. Il frémit en le lisant, et en devint tout pâle : puis revenant de ce trouble : J’étais perdu, s’écria-t-il, si l’écrit de Tchang ngan tao avait passé ; son fils m’a sauvé en le supprimant.

Quand donc vous intercédez pour quelqu’un, n’imitez pas ces exemples. Voyons-en de gens qui aient mieux réussi, pour s’y être pris d’une autre manière.


Moyen de fléchir la colère d’un prince.


L’empereur Mou tsong sortant un jour, un officier nommé Tchoui fa s’emporta, je ne sais pourquoi, jusqu’à frapper un des gardes qui accompagnaient Sa Majesté. Il fut aussitôt saisi et mis en prison. Lipai, Tchang tchong, Fang lun, tous Grands de l’empire, et aimés du prince, s’employèrent pour faire élargir Tchoui fa. Chacun d’eux dressa pour cela une longue requête. L’empereur les ayant lues, n’y eût point d’égard. Le mauvais succès des autres n’empêcha pas Li pong ki de faire aussi une tentative en faveur du même coupable ; et voici comme il s’y prit.

Dans une audience qu’il eût du prince, après avoir fait son rapport des affaires dont il s’agissait : Prince, dit-il, si j’osais, je vous dirais un mot d’une autre affaire. L’empereur le trouvant bon : Tchoui fa, continua-t-il, est en prison il y a du temps : il le mérite, et au-delà, pour l’insolence qu’il a eue de vous manquer de respect. Mais il a une bonne mère âgée de quatre-vingts ans. La faute et la prison du fils, ont tellement affligé la mère, qu’elle en est tombée malade. Depuis que Votre Majesté est sur le trône, elle a fréquemment recommandé le soin des parents : elle fait de la piété filiale le grand ressort de son gouvernement. Ainsi, vous feriez, ce me semble, une action bien digne de vous, si, en faveur de la mère, vous vouliez bien pardonner au fils.

Le prince écouta Li pong ki sans l’interrompre ; puis lui adressant la parole : Jusqu’ici bien des gens, dit-il, ont intercédé pour Tchoui fa, et j’ai reçu sur cela diverses requêtes. Mais dans toutes on exagérait fort le malheur de Tchoui fa, sans dire un mot de sa faute. Il semblait, à entendre ces intercesseurs, qu’il fut plus malheureux que coupable : aussi n’ont-ils rien gagné sur moi. Vous en usez vous tout autrement : vous commencez par avouer que sa faute est grande ; c’est quelque chose. D’ailleurs je suis sensible à l’affliction de la mère, qui est si âgée : personne avant vous ne m’en a parlé. Allez ; je pardonne à Tchoui fa.


Autre exemple.


L’empereur Ouen heou conquit le pays nommé Tchong chan : au lieu d’en gratifier un frère qu’il avait, il en gratifia un de ses fils. Chacun le désapprouva intérieurement. Yo hoang fut moins réservé que les autres : il lui échappa sur-le-champ de dire que l’empereur manquait de la vertu Gin[81]. L’empereur en fut vivement choqué, et défendit à Yo hoang de paraître à la cour. Mais un ami de Yo hoang prenant adroitement la parole : Prince, dit-il, Yo hoang a tort. Mais souffrez que je vous prie de remarquer que rien ne détruit plus ce qu’il a dit, que la liberté qu’il a prise de le dire. Quand le prince manque de bonté (Gin), on ne voit pas dans un courtisan tant de franchise. Ainsi la faute de Yo hoang, telle qu’elle est, vous fait honneur. Ce tour plut à Ouen heou, et il fut permis à Yo hoang de demeurer à la cour.

Hélas ! s’écrie sur tout cela l’historien chinois, Ou tsen avait bien raison de dire, qu’un bon moyen d’apaiser un homme en colère, c’est d’entrer un peu dans ses sentiments ; et que s’y opposer directement, c’est l’irriter. Les faits que je viens de rapporter, en sont autant de preuves.


Fermeté dans un ambassadeur.


Yen yng, étant encore assez jeune, et d’ailleurs d’une taille fort petite, fut envoyé par son prince le roi de Tsi, ambassadeur à la cour de Tsou. Quand il fut question d’avoir audience, on le voulut faire entrer par une petite porte, Yen yng s’arrêtant tout court : Moi, dit-il, passer par là ? Si j’étais ambassadeur dans un royaume de chiens, encore passe : mais étant ambassadeur à la cour de Tsou, je ne puis pas m’y rendre, et l’on ne devrait pas me le proposer. Ayant tenu ferme, on lui ouvrit la grande porte. Mais le roi de Tsou en fut piqué, et lui voulut faire sentir son indignation. Quoi, seigneur, lui demanda-t-il, le royaume de Tsi n’a-t-il pas un seul homme qu’on ait pu choisir pour ambassadeur ? Yen yng choqué de cet accueil, et d’un discours si méprisant, y fit une réponse à peu près semblable. Tsi ne manque pas de sages, répartit-il ; mais c’est aux sages rois qu’on les envoie. Pour moi, je sais mieux que personne, que je n’ai ni mérite, ni vertu ; mais c’est justement pour cela qu’on m’a député vers vous.

Le roi se souvint alors qu’un homme originaire de Tsi, établi à Tsou, était en prison pour avoir volé ; voulant faire affront à l'ambassadeur, et cherchant à le démonter, il fait amener cet homme tout enchaîné, et fait lire tout haut son procès : puis regardant Yen yng de côté : Les gens de Tsi, lui dit-il d’un ton moqueur, ne sont-ils pas de maîtres voleurs ?

L’arbre Kiu, reprit Yen yng sans se perdre, croît ordinairement au midi du fleuve Kiang. Tandis qu’il y est, il ne change point de nature ; il conserve sa beauté : si on le transporte au nord, aussitôt il dégénère ; et cela si notablement, que c’est tout un autre arbre, auquel on donne aussi un autre nom. Il se nomme Tchi, vous le savez, et vous n’ignorez pas aussi que si ces deux arbres ont encore quelque ressemblance par les feuilles, leurs fruits sont d’un goût tout différent. D’où vient cette différence ? C’est sans doute du terroir. L’application est facile à faire.

Le roi trouvant tant de fermeté dans Yen yng, et tant de vivacité dans ses réponses, conçut pour lui de l’estime, et lui dit en riant : Je suis vaincu ; et depuis il le traita fort bien.

Tsien yuen étant devenu magistrat de Sin ting, trouva que le feu prenait souvent dans la ville et aux environs ; ce qui causait beaucoup de dommage, et une frayeur continuelle aux habitants. Il s’informa doucement d’où cela pouvait venir. Tout ce qu’il put découvrir, fut que certain homme du lieu passait pour avoir le secret de préserver du feu ceux qu’il voulait, et que bien des gens avaient recours à lui pour ce bon office. Tsien s’étant assuré du fait : Point de feu plus dangereux, dit-il, qu’un homme qui fait profession de commander au feu à sa fantaisie. Il fit aussitôt prendre ce charlatan : il se trouva coupable de plus d’un crime. La tête lui fut coupée. Depuis ce temps-là les incendies furent aussi rares à Sin ting, que partout ailleurs.


Sur le désintéressement.


Chi tso et son cadet Chi yeou ayant à partager le bien de leur père, se brouillèrent si fort ensemble, qu’en vain leurs parents s’employèrent pour faire un partage au gré des deux frères : il y avait dans leur voisinage un honnête homme nommé Nien fong, estimé par bien des endroits ; mais surtout connu pour bon fils et pour bon ami. Un jour Chi yeou le rencontrant, lui dit le différend qu’il avait avec son frère, et lui exposa ses raisons. Nien fong, sans le laisser achever, commença à gémir et à se lamenter, de voir deux frères en procès. Puis adressant la parole à Chi yeou : J’avais un aîné, lui dit-il, bien plus déraisonnable encore, et bien plus inflexible que le vôtre. Mon père étant mort, il s’appropria presque tout son bien ; je le laissai faire, et pris patience : bien loin de m’en repentir, je m’en suis très bien trouvé. Je vous conseille, ajouta-t-il les larmes aux yeux, et même je vous conjure d’en faire autant ; ne disputez point avec un frère.

Ce discours toucha Chi yeou : résolu d’imiter Nien fong : Venez avec moi, lui dit-il, allons de ce pas trouver mon frère. Ils y vont ; et l’abordant avec respect et soumission, Chi yeou les larmes aux yeux, témoigna se repentir d’avoir tenu tête à son frère, lui en demanda pardon, et déclara qu’il lui cédait tout ce qu’il voudrait. L’aîné Chi tso fut si attendri de ce spectacle, qu’il ne pût aussi retenir ses larmes. Toute la dispute fut alors à qui céderait davantage. Ces deux frères eurent toute leur vie une amitié singulière, et une vive reconnaissance pour Nien fong. Il y a encore aujourd’hui beaucoup d’union entre leurs familles, qui sont nombreuses et considérables.


Industrie d’un mandarin contre les vexations d’un envoyé de la cour.


Le magistrat de Tan tou, nommé Yang tsin, eut avis qu’il devait bientôt passer un envoyé de la cour. Il apprit en même temps, que sur la route cet envoyé avait fait mille vexations, jusqu’à faire lier et retenir sur sa barque divers magistrats pour les rançonner. Afin d’éviter une semblable avanie, il s’avisa d’un stratagème. Il choisit deux de ses gens qui étaient fort bons plongeurs. Il les fit habiller en vieillards, et les instruisit à en faire la contenance. Il les fait embarquer en cet équipage, et les envoie les premiers au-devant de l’envoyé. Celui-ci, d’aussi loin qu’il aperçut leur petite barque : Canailles, leur cria-t-il d’un ton menaçant à son ordinaire, qui vous a rendu si hardis que de venir seuls à ma rencontre ? Où est votre maître ? Vite, qu’on me garrotte ces deux coquins. À ces mots, ces deux hommes bien instruits, se jetèrent dans l’eau et disparurent. Yang, quelque temps après, vint en personne recevoir l’envoyé suivant la coutume. Pardon, monsieur, lui dit-il, si j’ai peut-être un peu tardé : on m’a arrêté en chemin pour une affaire. Il s’agissait d’un procès verbal, où le peuple énonce que deux hommes ont pris l’épouvante de vos menaces, se sont jetés à l’eau, et se sont noyés. Vous savez mieux que moi, quelle est la sévérité du prince qui règne, quand il s’agit de la vie des hommes : et vous n’ignorez pas non plus ce que c’est pour nous d’avoir à apaiser un peuple irrité. L’envoyé fut intimidé. Il n’exigea rien de Yang : il le traita même honnêtement ; et de peur de quelque autre accident semblable à celui qu’il croyait réel, il fut plus sage et plus retenu dans la suite.


Stratagème de guerre heureux.


Ouen ping étant gouverneur de Kiang hia, de grandes et de longues pluies firent écrouler en plusieurs endroits les murs de la ville, et pourrirent plusieurs barrières. La nouvelle vint en même temps que Sun kuen, fameux bandit, était fort proche avec une armée. Ouen sentant fort bien l’impossibilité de se fortifier en si peu de temps, ne se donna aucun mouvement. Il s’enferma dans sa chambre, et il eut soin de faire répandre à l’arrivée de Sun kuen, que depuis tant de jours le gouverneur n’avait point paru dans la ville, ni admis personne en sa présence. Une conduite si peu ordinaire donna des soupçons à Sun kuen. S’en ouvrant à ceux de sa suite : Ouen ping, leur dit-il, passe pour un homme brave, vigilant, attaché au prince. C’est pour cela même qu’on l’a fait gouverneur de cette ville. Cependant nous voici arrivés, et il n’a fait aucun mouvement ; les murailles mêmes ont plusieurs brèches ; cela n’est pas naturel. Ou il y a là-dessous quelque piège qu’on nous tend, ou bien Ouen ping est assuré qu’une armée vient à son secours. Sur cela Sun kuen se retira, et marcha d’un autre côté.


Prudence éclairée d’un mandarin.


Certain douanier de Ho yun hien s’enrichissait hardiment aux dépens de l’empereur et du public. Tout le monde le savait ; mais on n’osait le déférer. Car c’était un homme robuste et de taille avantageuse, et il avait eu soin de se faire passer pour terrible, disant lui-même assez souvent, qu’il lui coûterait peu de tuer un homme. Il n’y avait pas jusqu’aux magistrats qui ne craignissent de l’irriter. Tchin ming tao, qui s’est rendu depuis si célèbre, fut fait magistrat de ce lieu-là. Aussitôt le douanier en fut alarmé. Faisant cependant bonne contenance, il alla voir Tchin ; et prévoyant les accusations qu’on ferait de lui : Seigneur, lui dit-il, il y a ici quelques gens qui osent dire que je vole l’empereur ; vous pouvez, si vous voulez, revoir mes comptes : mais ce que je vous demande avec instance, c’est de rechercher et de punir ceux qui répandent ces faux bruits. Je ne fais pas cette recherche, parce que si j’en découvrais quelqu’un, il lui en pourrait coûter la vie ; car je vous avouerai franchement que je suis un peu violent de mon naturel, et que dans un premier transport il me coûterait peu de tuer un homme. Est-il possible ? reprit Tchin, sans s’émouvoir et en souriant ? Est-il possible qu’il y ait des gens soupçonneux et médisants ? Quoi ! vous qui recevez les appointements de l’empereur, vous seriez capable de le voler ? Quelle apparence ! D’ailleurs s’il en était quelque chose, tout occupé du soin d’éviter la mort, que vous sauriez mériter vous-même, vous ne parleriez pas comme vous faites, de vengeance et de massacre. Le douanier conçut fort bien à quel homme il avait affaire. Il se pressa de remplacer ce qu’il avait pris des deniers publics, et fut sur ses gardes dans la suite. Quand il quitta son emploi, ses comptes se trouvèrent nets.


Avantage d’une correction paternelle.


Hou ngan koué dans sa jeunesse était fier, orgueilleux, léger, enfin si difficile à gouverner, que son père fut obligé de l’enfermer dans une chambre. Il s’y trouva quelques centaines de bûches. Ce jeune homme n’ayant pas autre chose sur quoi décharger son feu, fit en peu de temps de toutes ces bûches autant de figures d’homme. Son père l’ayant su, fit porter dans la même chambre une bibliothèque entière : on dit qu’il y avait bien dix mille volumes. Hou ngan koué les parcourut tous ; et il a été depuis un des habiles hommes de son siècle.


Flatterie punie.


Hong vou[82], dans le commencement de son règne, haïssait les longs mémoriaux. Il en trouva un jour quelques-uns de plus de dix mille lettres. Il fut choqué de cette longueur, et témoigna vouloir punir ceux qui en étaient les auteurs. Il ne manqua pas de gens parmi ses ministres, qui entrant dans ses sentiments, l’y confirmèrent, en lui disant : Ce mémorial en effet est peu respectueux. Cet autre est rempli de médisances, Votre Majesté a raison d’en vouloir punir les auteurs. Song lien entra un moment après. L’empereur lui témoignant aussi son chagrin contre ces longs mémoriaux : Prince, dit-il, ceux qui vous ont présenté ces mémoriaux, l’ont fait pour s’acquitter des obligations de leurs charges ; et je suis persuadé qu’il n’y en a point, qui n’ait eu en vue de vous être utile. Ensuite parcourant ceux qu’on avait le plus blâmé, il en marqua les plus importants articles. Alors l’empereur trouvant qu’en effet Song lien avait raison, il fit rappeler ces ministres flatteurs, qui venaient de le quitter, et les reprenant sévèrement : Comment, leur dit-il, lâches ministres, quand vous me voyez en colère, au lieu de m’apaiser avec prudence, ou de me remontrer avec courage, vous jetez de l’huile sur le feu, et vous contribuez à m’irriter. Si Song lien en avait usé comme vous, j’allais me faire un grand tort, en punissant mal à propos des gens zélés pour mon service, et pour le bien de l’État.


Exemple d’un fils docile aux avis de son père.


Seou Pao avait un père qui lui recommandait sans cesse d’avoir le vin en horreur. Il lui arriva après la mort de son père, de s’enivrer quelquefois par compagnie ; mais aussitôt rentrant en lui-même : malheureux que je suis, se disait-il ; je suis obligé comme magistrat de retenir les autres dans le devoir ; comment puis-je espérer d’en venir à bout, oubliant, comme je fais, les instructions de feu mon père ? Après s’être fait ce reproche, il s’en allait au tombeau de ses ancêtres, et se punissait de trente coups qu’il se donnait.


Réflexions.


Cet homme, en repassant sur tout le passé, se rend à soi-même le témoignage qu’il n’y a rien à redire. Qu’il est à plaindre ! jamais il n’avancera dans la vertu ; il mourra avec ses défauts.

Voyez-vous ce papillon qui revient sans cesse à la chandelle, jusqu’à ce qu’enfin il s’y brûle. Voluptueux, voilà votre image.

Conserver sans cesse le souvenir de ses erreurs, et le repentir de ses fautes, c’est un excellent moyen d’avancer dans la vertu.


Ami solide.


Liu tai étant en crédit, reconnut du mérite en Siu yuen, et surtout beaucoup de franchise et de droiture. Il le produisit, et le poussa de manière qu’il parvint au rang de yu sseë. S’il arrivait à Liu tai de faire quelque faute, Siu yuen l’en reprenait sans déguisement ; et s’il se trouvait avec quelques autres qui fussent instruits des fautes de Liu tai, et qui en parlassent, Siu yuen le blâmait tout le premier, quand en effet il avait tort. Quelqu’un le redit à Liu tai, croyant par là les brouiller ensemble : Il n’y a rien en cela qui me surprenne, ni qui m’offense, dit Liu tai : je connais Siu yuen il y a longtemps, et c’est par cet endroit qu’il me plaît le plus.

Quelque temps après Siu yuen mourut ; Liu tai en parut inconsolable. Hélas ! disait-il en le regrettant, que ce cher ami m’était utile ! Maintenant que je l’ai perdu, qui m’avertira de mes défauts ?


Droiture reconnue et récompensée.


Au commencement du règne de Hiuen tsong, un Grand du royaume puissamment riche, entreprit de se faire des créatures. Il voulut surtout gagner les officiers qui étaient en place à la cour, et qui approchaient le plus du prince : il distribua pour cela de très grosses sommes ; et il n’y eût guère que Song king, dont le désintéressement était connu, qui n’eut point de part à ses largesses. La chose s’étant éventée, l’empereur parut vouloir punir tous ceux qui avaient touché quelque présent. Song king se fit leur intercesseur, et obtint du prince qu’il leur fît grâce : Vous êtes un brave homme, lui dit obligeamment l’empereur ; votre vertu est digne des anciens temps : vous êtes le seul que les largesses d’un tel n’ont pu tenter. Song king refusant modestement cet éloge : Pardon, grand prince, répondit-il, vos louanges tombent à faux ; un tel ne m’a rien offert ; ainsi je n’ai point eu le mérite de refuser. Ce trait de droiture et de modestie plut infiniment à l’empereur, et lui donna pour Song king encore plus d’estime qu’il n’en avait.


Sage conseil donné à un empereur.


Le gouvernement de l’empereur Suen ti, étant tyrannique en certains points, Lo kiun, qui était en place, lui donna sans ménagement des avis en pleine audience. L’empereur en fut si choqué, qu’il était comme résolu de lui faire couper la tête. Yuen nien que le prince aimait, et qui souhaitait fort de sauver Lo kiun, demanda une audience secrète. L’ayant obtenue : Prince, lui dit-il, le bruit court que Votre Majesté veut faire couper la tête à Lo kiun. Si la mort était pour lui une peine, je n’oserais m’y opposer. Mais je prie Votre Majesté de faire attention, que Lo kiun en faisant ce qu’il a fait, a compté qu’il lui en coûterait la vie. Il s’est proposé de devenir ainsi fameux dans les siècles à venir. Par conséquent le faire mourir, c’est justement donner dans ses vues. Pensez-y, je vous en conjure. Pour moi, si j’en étais cru, on le punirait par l’exil. Il serait ainsi frustré de ses espérances ; et cette conduite aurait un air de modération, qui vous ferait encore honneur. L’empereur suivit ce conseil. Ainsi Lo kiun évita la mort.


Beau caractère.


Kin kou entr'autres bonnes qualités, avait celle d’excuser toujours, autant qu’il pouvait, les défauts d’autrui. S’il voyait quelqu’un faire une faute : Cet homme est excusable, disait-il à ses amis ; car si nous autres, qui faisons une profession particulière de vertu, à qui toutes sortes de moyens en facilitent la pratique, qui nous y exhortons sans cesse les uns les autres ; si, dis-je, nous autres, nous ne sommes pas exempts de fautes, qu’y a-t-il de surprenant que cet homme en fasse, lui, à qui peut-être tout cela manque ?


Que la vertu se fait respecter des plus méchants.


Ko tsong hien commandant les troupes à Tsong vou tsié, sut qu’un homme riche de Hiu tcheou avait de belles pierreries. Voulant les avoir, et ne voyant pas comment s’y prendre, il choisit deux des plus déterminés d’entre les soldats, et les chargea d’entrer pendant la nuit chez cet homme, de le tuer, lui et sa femme, et d’enlever les pierreries. La nuit venue, ces soldats trouvèrent moyen de se cacher dans l’enclos, avant que la barrière en fût fermée : et lorsque cet homme et sa femme furent retirés dans leur appartement intérieur, les soldats regardant par une fente, virent que l’un et l’autre se traitaient avec autant de bienséance et de respect, que s’ils avaient reçu quelque hôte de conséquence. Ils furent si surpris et si charmés de cette conduite, que se retirant un peu pour délibérer : Croyez-moi, dit l’un d’eux, ne touchons point à ces deux personnes ; ce sont des gens pleins de vertu : si nous venions à les tuer, nous ne pourrions manquer tôt ou tard d’en porter la peine. Vous avez raison, dit l’autre, mais Ko veut les pierreries. Avertissons-les d’ici, reprit l’autre, qu’ils lui fassent présent au plus tôt de leurs pierreries. Ils concevront de quoi il s’agit ; ils le feront ; il sera content. Ils contrefont donc leur voix, et donnent cet avis en peu de mots : puis sautant les murailles, ils se retirèrent.


Piété filiale.


Un nommé Fang kuang étant en prison, pour avoir tué, à ce qu’on assurait, le meurtrier de son père, sa mère qui était fort vieille, vint à mourir. Fang kuang parut si touché de cette mort, et surtout sentit si vivement l’impossibilité où il était de lui rendre les derniers devoirs, que Tchong, alors magistrat, le laissa sortir sur sa parole, pour aller enterrer sa mère. Tous les gens du tribunal lui représentèrent que c’était une chose inouïe, et qu’il était dangereux d’en user de la sorte. Tchong les laissa dire, et se chargea volontiers de ce qui en arriverait. Fang kuang n’eut pas plus tôt inhumé sa mère, qu’il vint se remettre en prison. Son affaire ayant été examinée, on ne trouva pas suffisamment de quoi le condamner à mort.


Superstition ridicule.


Un tel a perdu son père : à quoi il devrait penser, c’est à l’inhumer au temps réglé par les rits : c’est cependant le moindre de ses soins. A quoi il pense le plus, c’est à trouver pour la sépulture un terrain, une année, un mois, un jour, qu’on lui dise porter bonheur. Il fonde sur cela l’espérance de conserver sa santé, de devenir riche, et d’avoir une nombreuse postérité. Quel abus ! On en use encore à peu près ainsi dans diverses circonstances. Par exemple, s’il s’agit de bâtir, d’acquérir, ou d’habiter une maison ; les uns consultent vainement les astres, ou bien les koua de Fo hi ; d’autres, la tortue, ou l’herbe Chi ; d’autres, une vaine combinaison de vingt-deux caractères, qui servent à distinguer les années d’un cycle sexagénaire. Ignorent-ils, les aveugles qu’ils sont, que l’avenir est incertain, et qu’il n’y a point de règle sûre, pour juger s’il sera heureux ou non.

Dans le choix que fait un fils d’un terrain pour la sépulture de son père, voici ce qu’il peut et doit observer. Que ce terrain ne soit pas en danger de devenir chemin dans la suite, qu’il n’y ait point d’apparence qu’on y bâtisse jamais de ville, ou qu’on y creuse un canal pour l’écoulement des eaux ; qu’il ne soit point trop à la bienséance d’une famille puissante, qui puisse être tentée de l’usurper ; qu’il soit tel enfin, que jamais les bœufs ne le puissent labourer. Si de plus on recherche vainement quel terrain peut porter bonheur, quel jour est heureux ou malheureux, c’est cacher sous les dehors trompeurs d’un respect mal entendu, des vues de propre intérêt ; ce n’est rien moins qu’être bon fils.


Folie de certains usages superstitieux.


Il se trouve des gens qui sont sottement entêtés de ce qu’un charlatan appelle une situation heureuse, et qui dans l’espérance de la trouver, diffèrent très longtemps d’inhumer leur père. Ils usent quelquefois de violence pour usurper le terrain d’autrui, et vont jusqu’à déterrer les morts d’une autre famille. D’autres un peu moins hardis, mais également injustes, usent de mille artifices, pour s’approprier un terrain qu’ils n’osent usurper de force. De là que d’inimitiés ! Que de chicanes ! Que de procès qui durent souvent jusqu’à la mort des parties, ou du moins jusqu’à ce qu’elles soient ruinées ! Tel a perdu tout son bien pour le prétendu bonheur d’un terrain qu’il n’a pu avoir jusqu’ici, et qu’il pourra encore moins avoir dans la suite. Qu’espérait-il de ce terrain, s’il l’avait eu ? Une prospérité imaginaire, qui eût du moins tardé à venir, si jamais elle fut venue : et cette folle espérance l’a réduit à une misère très réelle. Peut-on pousser plus loin l’ignorance et l’aveuglement.

Yang tchin tchai était un homme fort éloigné de cette erreur qui attribue du bonheur ou du malheur à telle ou à telle situation de lieu. Voici ce qu’il avait coutume de dire sur cette matière : Kuo pou passa de son temps pour un homme des plus habiles dans ce vain art du choix des terrains pour la sépulture. Qui doutera qu’il n’ait usé de son art, et employé toute son habileté prétendue, à choisir pour la sépulture de son père, un terrain des plus heureux, dont il put se promettre beaucoup de prospérité pour sa personne pendant sa vie, et une longue prospérité pour l’avenir ? Cependant il est mort dans les supplices, et sa famille est déjà éteinte. Après cette expérience qu’il a faite en sa personne de la vanité de son art, on ne laisse pas de lire les livres qu’il a laissés sur cette matière, et d’ajouter foi à ses préceptes. Sotte et ridicule erreur ! Le même Yang tchin tchai disait encore : Ceux qui font aujourd’hui métier de connaître les terrains heureux pour les sépultures, mettent en ce rang toute montagne, qui a la figure du bonnet qu’on nomme Sié : et ils prononcent sans hésiter, que quand un homme y est inhumé, ses descendants, à coup sûr, porteront de ces bonnets, c’est-à-dire, seront grands officiers. Ignorent-ils, ces charlatans, ou croient-ils que tout le monde ignore, que sous la dynastie Tang, ces sortes de bonnets se portaient par les kiu gin[83] ; et que ce fut sous la dynastie Song, que les officiers de la cour commencèrent à en user ? C’est une chose très constante : et la cause de cet usage fut que la cour des Song était placée dans un terrain sec et poudreux. Les officiers de la cour incommodés par la poussière, cherchèrent à s’en défendre par ces bonnets. Je demande donc à ces charlatans, si telle montagne qui a eu de tout temps cette figure, portait bonheur pour être kiu gin, quand les kiu gin portaient de semblables bonnets. Je ne vois pas qu’ils le disent : mais quand ils le prétendraient, je demanderais encore : d’où vient que cette montagne, qui est toujours demeurée la même, procure aujourd’hui des emplois plus élevés, qu’elle ne faisait autrefois ?

Faut-il choisir un terrain pour bâtir une maison, ou bien pour creuser une sépulture ? S’agit-il de mariage, de commerce, de voyage ? On consulte aussitôt des charlatans sur le rumb de vent et le choix du jour ; le tout, dans la vue d’éviter ce qu’on appelle accidents funestes, et par le désir de réussir. Voilà comme en usent les gens du siècle ; et autant qu’ils sont empressés pour cela, autant négligent-ils le bonheur primitif et principal qui dépend d’eux. Quand le cœur va bien, dit Tsu hou, tout va bien. L’Antiquité n’appela jamais gens heureux, que les gens de bien.


Bonne foi récompensée.


Un jeune homme nommé Leou, qui avait bien de la peine à vivre, tant il était pauvre, entrant un jour dans la salle d’un bain[84] public, y trouva un sac d’argent que quelqu’un y avait perdu. Leou, après s’être lavé, fit semblant d’être incommodé, et se coucha dans cette salle. Il y passa toute la nuit, attendant que celui qui avait perdu le sac, vînt en demander des nouvelles. Le lendemain de grand matin, un homme entre tout essoufflé, et dit en se lamentant : Il y a huit ans que je cours de tous côtés, faisant mon petit commerce ; tout ce que j’ai pu gagner, se réduisait à quatre-vingt-cinq pièces d’argent ; je les portais dans un sac ; mes compagnons de voyage m’engagèrent hier à venir ici. Après m’être lavé comme les autres, je partis de compagnie au clair de la lune ; ce n’est qu’à trois lieues d’ici que je me suis aperçu que je n’avais plus mon sac. Aussitôt le jeune homme Leou se lève : Consolez-vous, dit-il à cet homme, je vous attendais ici ; voilà votre sac et votre argent. Le marchand s’en alla transporté de joie. Pour ce qui est du jeune Leou, il fut sifflé de bien des gens. Pourquoi ne pas profiter, lui disait-on, d’une si heureuse rencontre, pour te mettre à ton aise à l’avenir ? Malgré ma pauvreté, répondit Leou, je n’ai jamais fait le moindre tort à personne. Je suis convaincu en général, que celui qui s’approprie le bien d’autrui, en est puni tôt ou tard, d’une manière ou d’une autre. Comment à plus forte raison aurais-je le courage de m’approprier en un moment tout ce qu’un pauvre marchand a gagné avec tant de peine ? Peu après, le jeune Leou vit en songe un esprit-homme, qui lui dit : Vous serez récompensé de votre équité : vous vous relèverez de votre pauvreté ; vous vivrez dans l’honneur, et vos descendants encore plus. Il eût un fils qui étudia, et qui fut fait kiu gin assez jeune. Son père eut la consolation de le voir en charge, et vingt-trois de ses descendants ont tenu depuis la même route.


Malheur des possessions injustes.


Dans certaine pièce de poésie, qui a pour titre Le Siècle instruit, on lit entre autres choses ce qui suit : Hélas ! combien de gens aujourd’hui, sous une figure humaine, cachent un cœur plein de venin comme des serpents ! Qui est celui d’entr’eux qui fasse attention que les yeux du Ciel, plus prompts que le mouvement d’une roue, regardent de tous côtés, et qu’on ne peut leur échapper ? Ce que tel vola, il y a quelques mois, à son voisin du côté de l’orient, passe aujourd’hui de chez lui à un autre voisin du côté du nord. En vain quelqu’un se flatterait-il de pouvoir par ses artifices faire fortune aux dépens d’autrui : cette prétendue fortune n’est pas plus durable, que ces fleurs qu’on voit s’ouvrir le matin et tomber le soir. Tout bien mal acquis, dit-on encore, est entre les mains de celui qui l’acquiert, comme serait un flocon de neige.


Charité récompensée.


Dans une année de grande stérilité, Li kong kien, homme à son aise, prêta aux pauvres gens de son voisinage plus de mille charges de grains. L’année suivante ayant été presque aussi stérile que la précédente, on ne fut pas en état de lui rendre ce qu’il avait prêté ; il assembla tous ses débiteurs, et brûla publiquement leurs obligations. La troisième année fut très abondante ; et chacun, malgré son obligation brûlée, s’empressa de lui apporter autant de grains qu’il en avait emprunté ; mais Li kong kien ne voulut rien recevoir. Une autre année que la stérilité fut encore plus grande, chaque jour il faisait cuire une quantité de riz qu’il distribuait aux pauvres, et il en assistait le plus qu’il pouvait. Il en sauva un très grand nombre, et il contribua, selon ses forces, à procurer la sépulture à ceux que la misère fit mourir. Il lui apparut une nuit en songe un homme vêtu de violet, qui lui dit : Le Chang ti connaît vos bonnes œuvres les plus secrètes. Elles ne seront point sans récompense ; et votre postérité s’en sentira. Il vécut jusqu’à l’âge de cent ans, et ses descendants ont été dans l’abondance et dans l’éclat.


Que le crime est puni tôt ou tard.


Quelqu’un d’un endroit obscur et caché, décoche une flèche sur un autre : le moyen de la parer ? Quelqu’un emprunte l’épée d’un homme, et l’en perce aussitôt qu’il est désarmé ; c’est une chose aussi facile qu’elle est criminelle. Cependant celui qui en use ainsi, s’en applaudit comme d’un beau coup, et se sait bon gré de cette maligne adresse qu’il appelle habileté. Mais je lui réponds que sa prétendue habileté ne peut parer à celle du Tsao voë[85]. J’ai décoché une flèche contre quelqu’un en cachette, et dans le secret, afin qu’il ne pût l’éviter : le Tsao voë m’en décochera une, qui, pour être tirée en plein jour, et à la vue de tout le monde, n’en sera pas moins inévitable. J’ai eu l’adresse et la malice d’emprunter l’épée d’un autre pour l’en percer sans peine et sans danger : le Tsao voë me le revaudra, en me perçant de la sienne propre, avec encore bien plus de facilité et sans effort. C’est ainsi que la malice des méchants, qu’ils appellent industrie, et savoir faire, retombe à la fin sur eux.

Le Tsao voë punit quelquefois les méchants aussitôt après leur crime, et par le même endroit qu’ils ont péché. Mais cela n’arrive pas toujours. Il n’est pas rare qu’il les punisse par des peines d’un autre genre, et qu’il diffère à les punir : il est arrivé plus d’une fois, que ces méchants, longtemps après leur premier crime, venant à en commettre quelqu’autre, quoique moins grand que le premier, ont vu fondre sur eux les derniers malheurs. C’est que le Ciel équitable et éclairé, ne se trompe point dans ses comptes, et que rien ne peut lui échapper.


  1. Nom de mesure.
  2. Le tribunal et la maison du magistrat ne sont séparés que d’une muraille. La porte de communication est ordinairement fermée, et toujours gardée par un domestique. Auprès est un tour à peu près semblable à celui des religieuses d’Europe.
  3. Ils lui insinuaient ainsi de se pourvoir de beau bois pour son cercueil. C'est de quoi les Chinois sont curieux.
  4. Espèce de bois.
  5. Les occasions où l’inférieur fait des présents à son supérieur, et l’ami à son ami, sont principalement au nouvel an, au jour de la naissance, au cinquième de la cinquième lune, au quinzième de la première lune, quand il marie son fils ou sa fille, quand il meurt quelqu’un chez lui, quand il part pour un long voyage, etc.
  6. Aujourd’hui c’est une corvée pour les bateliers de conduire les mandarins et leurs gens.
  7. La couverture des livres chinois est une simple feuille de papier blanc, couvert d’une étoffe mince et légère, ou d’une autre feuille de papier, peinte en quelque couleur.
  8. Un ouan, c’est dix mille onces d’argent. Cette somme paraît bien grosse : mais enfin je traduis comme il y a.
  9. On obtient quelquefois des charges, et même des degrés par argent ; mais lorsque la chose se découvre, le châtiment est très sévère. Il n’y a pas plus de deux ans qu’un grand examinateur de la province de Nan king, fut coupé par la moitié du corps, pour avoir été convaincu d’avoir vendu le degré de kiu gin à plusieurs personnes. Le tsong tou et le fou yuen, c’est-à-dire, les deux plus grands mandarins de la province, furent aussi cassés comme suspects d’être complices.
  10. L’empereur entretient un train réglé et déterminé pour les mandarins, qui les accompagne quand ils sortent. Ils n’ont communément alors que peu de leurs domestiques à leur suite, quand d’ailleurs ils en auraient plus de cent à leur service ; ce qui est fort ordinaire à la Chine.
  11. Il s’en tire un nombre infini à la fin de l’année & au commencement de l’autre en signe de réjouissance. On en tire aussi le premier jour et le quinzième de chaque lune, et en divers temps de réjouissance, aussi bien qu’aux enterrements.
  12. Toute la famille d’un mandarin un peu considérable est comme en prison dans sa maison. On n’en laisse sortir aucun sans grande raison. L’acheteur même est un homme du tribunal, et non des domestiques du mandarin.
  13. Les Européens ici et aux Indes, appellent ce bois bambou. Il y en a beaucoup dans les provinces méridionales de la Chine. C’est une espèce de roseau, mais qui devient très dur. Les plus gros n’ont guère qu’un pied chinois de tour, et sont longs d’environ vingt pieds. Au-dessous de cette mesure il y en a de toute grosseur & de toute longueur. Il est d’un grand usage.
  14. Nom de dignité.
  15. C'est le plus haut degré de milice.
  16. La coutume est d'en envoyer, et cela cause de la dépense aux gens des tribunaux, dont un détachement va parfois 60 ou 80 lieues au-devant du mandarin.
  17. Cela est fort rare à la Chine.
  18. Nom d'office.
  19. C'est bientôt fait en ce pays-ci, où il ne faut point de dot.
  20. Degré de littérature.
  21. Capitale de la province de Chan si.
  22. On peut juger par cela combien les Chinois sont aisés à se scandaliser sur les assemblées d’hommes et de femmes.
  23. Bachelier.
  24. Licencié.
  25. Nom d’une province de la Chine.
  26. Titre d’honneur, comme duc, marquis etc.
  27. Un fan est la centième partie d'une once.
  28. Le teou est la dixième partie d’un tan ; et le tan est de cent livres environ.
  29. Le chin est la dixième partie du teou, et la centième partie du tan qui est une mesure de cent livres, selon la balance chinoise, et cent vingt livres selon l’européenne.
  30. C'étaient les sièges de l'antiquité.
  31. Les mandarins de lettres le quittent pour trois ans ; après quoi on leur donne, s'ils veulent, un emploi tel que celui qu'ils avaient quitté.
  32. Hio. Cette lettre signifie étude, étudier, lieu destiné aux étudiants.
  33. On indique par cette expression les bonzes de la secte Foë.
  34. Bonzes de la secte Foë.
  35. Bonzes de la secte Tao.
  36. Il y en a qui étant grands-mandarins, servent eux-mêmes tous les jours leur père ou leur mère à table.
  37. C'est pour marquer que la pauvreté ne lui permettait pas d'avoir un bon feu. Cette expression est d'un usage commun. Un homme peut dire par modestie, parlant de sa maison, Han kia, la froide maison, c'est-à-dire, maison pauvre, ou peu riche.
  38. Comme qui dirait duchesse ou marquise te tel endroit.
  39. Li est le nom de famille. Pang yen est le nom personnel et distinctif de cet homme. Il en est de même des autres noms.
  40. Sauterelles qui ravagent les campagnes.
  41. Ver qui ronge les livres et les habits.
  42. Ver qui ronge la chair humaine.
  43. Insecte qui mange la terre.
  44. Fourmi blanche qui ronge le bois, et ruine les édifices et les meubles.
  45. Poisson qui mange ses semblables.
  46. Kiao est un oiseau réel ou fabuleux, qu'on dit qui mange sa mère.
  47. Animal réel oui fabuleux, qui, dit-on, mange son père.
  48. Le Ciel.
  49. C'est ainsi que se nomme le premier Docteur d'une promotion.
  50. La Cour orientale.
  51. Tsao signifie produire, faire, créer ; Voë veut dire, être, chose, substance.
  52. Le chinois dit Tso ko fei sien, à devenir un immortel qui s’envole. Il y a, dit-on, des gens à la Chine qui cherchent l’immortalité du corps par la médecine ou la magie. Est-ce de cette immortalité qu’on parle ici ? Chacun en jugera ce qu’il lui plaira. L’on se contente de traduire.
  53. Han, Leang, Song, trois noms de dynastie.
  54. On ne sait ce que c'est que cette Vallée d'Or, et cette Fontaine des jeunes pêchers.
  55. Distinction des Colao ou ministres d'État.
  56. C'est la couleur de l'empereur et de ses gens.
  57. Nom d'une femme.
  58. Celui qui a fait, ou celui qui fait les choses. Tsao voé peut signifier faire les choses, produire les choses. Il peut aussi signifier celui qui produit les choses. C’est selon l’endroit et la suite. Mais quand il y a cette troisième lettre tché, c’est toujours celui qui produit les choses.
  59. Le Pluton ou le Minos des bonzes.
  60. Un des derniers de la dynastie Ming, qui a précédé les Tartares.
  61. C’est-à-dire, boire, manger, se reposer sans s’embarrasser de rien, les enfants étant chargés de procurer à leurs parents vieux toutes les douceurs possibles.
  62. Sous les Tartares les hommes ont la tête presque entièrement rasée. Cela n’était pas sous la dynastie précédente : ils se coiffaient en cheveux.
  63. Ancien nom d'une charge très-considérable.
  64. Docteur attaché à la Cour et à la personne de l'empereur.
  65. C'est-à-dire, un mandarin ; sous les dynasties précédentes ils portaient de ces bonnets.
  66. Il n'y a point à la Chine demonnaie d'or ni d'argent. Cette histoire prouve qu'on en fait quelquefois des jetons.
  67. Animal à quatre pieds fort estimé, peut-être purement fabuleux.
  68. Oiseau peut-être aussi purement fabuleux. Les Européens traduiisent quelquefois ce nom par Aigle, qui passe en Europe pour le roi des volatiles.
  69. Cinquante lieues de Paris.
  70. Nom d'un insecte.
  71. Autres insectes.
  72. Le Chinois dit, dans les os.
  73. Docteur du Collège impérial.
  74. C'est le moindre degré de littérature et de noblesse.
  75. Allusion à deux traits d'Histoire.
  76. C'est le nom d'un prince du sang, dont le Chou king loue la sagesse et la vertu.
  77. Le musc animal.
  78. Tsao signifie produire, faire, créer. Voë veut dire être, chose, substance.
  79. Chang signifie suprême, Ti empereur.
  80. Ces deux hommes avaient autrefois fléchi un prince en faveur de gens coupables.
  81. Gin, bonté, charité, etc.
  82. C'est le fondateur de la dynastie Ming. Il avait été valet de bonze.
  83. Second degré d'honneur.
  84. Ce n'est qu'une maison dont le maître tient toujours de l'eau chaude prête, pour en donner à qui veut se laver le corps en été. On en est quitte pour quelques deniers de cuivre.
  85. Auteur de tous les êtres.