Description de la Chine (La Haye)/Histoire où l’on voit qu’en pratiquant la Vertu

Scheuerlee (3p. 362-375).


HISTOIRE


L’exemple suivant fait voir qu’en pratiquant la vertu,
on illustre sa famille.


Suivent quatre vers, dont voici le sens :


Le bien et le mal qui éclatent,
Attirent un bonheur ou un malheur sensible ;
C’est là ce qui détourne du vice,
C’est là ce qui anime à la vertu.


Une famille d’une condition médiocre habitait à Vou si, ville dépendante de la cité de Tchang tcheou, dans la province de Kiang nan. Trois frères composaient cette famille : l’aîné s’appelait Liu le Diamant, le cadet, Liu le Trésor, et le troisième, Liu la Perle. Celui-ci n’était pas encore mûr pour le mariage ; les deux autres étaient mariés. La femme du premier, s’appelait Ouang, et celle du cadet, se nommait Yang. Elles avaient l’une et l’autre toutes les grâces qui donnent de l’agrément aux femmes.

Liu le Trésor, n’avait de passion que pour le jeu et le vin : l’on ne voyait en lui nulle inclination vers le bien : sa femme était du même caractère, et n’était nullement portée à la vertu, bien différente en cela, de Ouang sa belle-sœur, qui était un exemple de modestie et de régularité. Ainsi quoique ces deux femmes vécussent ensemble d’assez bonne intelligence, leurs cœurs n’étaient que faiblement unis.

Ouang eut un fils, surnommé Hi eul, c’est-à-dire, fils de la réjouissance. Ce jeune enfant n’avait encore que six ans, lorsqu’un jour s’étant arrêté dans la rue avec d’autres enfants du voisinage, pour voir passer une procession solennelle, il disparut dans la foule, et le soir il ne revint pas à la maison.

Cette perte désola le père et la mère. Ils firent afficher partout des billets ; il n’y eût point de rues où l’on ne fît des enquêtes. Mais toutes les perquisitions furent inutiles : on ne put apprendre aucune nouvelle de ce cher fils. Liu, son père, était inconsolable ; et dans l’accablement de tristesse où il était, il songea à s’éloigner de sa maison, où tout lui rappelait sans cesse le souvenir de son cher Hi eul. Il emprunta d’un de ses amis une somme pour faire un petit commerce de côté et d’autre aux environs de la ville, se flattant que dans ces courtes et fréquentes excursions, il trouverait enfin le trésor qu’il avait perdu.

Comme il n’était occupé que de son fils, il sentait peu le plaisir des avantages qu’il retirait de son commerce. Il le continua néanmoins durant cinq ans, sans s’éloigner trop de sa maison, où il revenait chaque année passer l’automne ; enfin ne trouvant point son fils après tant d’années, et le croyant perdu sans ressource, voyant d’ailleurs que sa femme Ouang ne lui donnait point d’autre enfant, il pensa à se distraire d’une idée si chagrinante : et comme il avait amassé un petit fonds, il prit le dessein d’aller négocier dans une autre province.

Il s’associa en chemin un riche marchand, lequel ayant reconnu ses talents et son habileté dans le négoce, lui fit un parti très avantageux. Le désir de s’enrichir le délivra de ses inquiétudes.

A peine furent-ils arrivés l’un et l’autre dans la province de Chan si, que tout réussit à leur gré. Le débit de leurs marchandises fut prompt, et le gain considérable. Le paiement qui fut reculé à cause de deux années de sécheresse et de famine, dont le pays était affligé, et une assez longue maladie, dont Liu fut attaqué, l’arrêtèrent trois ans dans la province : ayant recouvré la santé et son argent, il part pour s’en retourner dans son pays.

S’étant arrêté durant le voyage près d’un endroit, appelle Tchin lieou, pour s’y délasser de ses fatigues, il aperçoit une ceinture de toile bleue, en forme de petit sac long et étroit, tel qu’on en porte autour du corps sous les habits, et où l’on renferme de l’argent : en le soulevant il sentit un poids considérable : il se retire aussitôt à l’écart, ouvre le sac, et y trouve environ deux cents taëls.

A la vue de ce trésor il fit les réflexions suivantes : C’est ma bonne fortune qui me met cette somme entre les mains : je pourrais la retenir, et l’employer à mes usages, sans craindre aucun fâcheux retour. Cependant celui qui l’a perdue, au moment qu’il s’en apercevra, sera dans de terribles transes, et reviendra au plus vite la chercher. Ne dit-on pas que nos anciens, quand ils trouvaient ainsi de l’argent, n’osaient presque y toucher, et ne le ramassaient que pour le rendre à son premier maître. Cette action de justice me paraît belle, et je veux l’imiter, d’autant plus que j’ai de l’âge, et que je n’ai point d’héritier. Que ferais-je d’un argent qui me serait venu par ces voies indirectes ?

A l’instant retournant sur ses pas, il va se placer près de l’endroit où il avait trouvé la somme, et là il attend tout le jour qu’on vienne la chercher. Comme personne ne parût, il continua le lendemain sa route.

Après cinq jours de marche, étant arrivé sur le soir à Nan fou tcheou, il se loge dans une auberge, où se trouvaient plusieurs autres marchands. Dans la conversation le discours étant tombé sur les aventures du commerce, un de la compagnie dit : Il n’y a que cinq jours que partant de Tchin lieou, je perdis deux cents taëls que j’avais dans ma ceinture intérieure : j’avais ôté cette ceinture, et je l’avais mise auprès de moi, tandis que je prenais un peu de repos, lorsque tout à coup vint à passer un mandarin avec tout son cortège : je m’éloigne de son chemin, de crainte d’insulte, et j’oublie de reprendre mon argent. Ce ne fut qu'à la couchée, qu’en quittant mes habits, je m’aperçus de la perte que j’avais faite. Je vis bien que le lieu où j’avais perdu mon argent, étant aussi fréquenté qu’il l’est, ce serait en vain que je retarderais mon voyage de quelques journées, pour aller chercher ce que je ne trouverais certainement pas.

Chacun le plaignit. Liu lui demanda aussitôt son nom et le lieu de sa demeure. Votre serviteur, lui répondit le marchand, s’appelle Tchin, et demeure à Yang tcheou, où il a sa boutique, et un assez bon magasin. Mais oserais-je à mon tour vous demander à qui j’ai l’honneur de parler ? Liu se nomma, et dit qu’il était habitant de la ville de Vou si : Le chemin le plus droit pour m’y rendre, ajouta-t-il, me conduit à Yang tcheou : si vous l’agréez, j’aurai le plaisir de vous accompagner jusque dans votre maison.

Tchin répondit comme il devait à cette politesse. Très volontiers, lui dit-il, nous irons de compagnie : je m’estime très heureux d’en trouver une si agréable. Le jour suivant ils partent ensemble de grand matin. Le voyage ne fut pas long, et ils se rendirent bientôt à Yang tcheou.

Après les civilités ordinaires, Tchin invita son compagnon de voyage à entrer dans sa maison, et y fit servir une petite collation. Alors Lin fit tomber la conversation sur l’argent perdu à Tchin lieou. De quelle couleur, dit-il, était la ceinture où vous aviez serré votre argent, et comment était-elle faite ? Elle était de toile bleue, répondit Tchin. Ce qui la rendait bien reconnaissable, c’est qu’à un bout la lettre Tchin, qui est mon nom, y était tracée en broderie de soie blanche.

Cet éclaircissement ne laissait plus aucun doute. Aussi Liu s’écria-t-il d’un air épanoui : Si je vous ai fait ces questions, c’est que passant par Tchin lieou, j’y ai trouvé une ceinture telle que vous venez de la dépeindre. Il la tire en même temps : Voyez, dit-il, si c'est la vôtre ? C’est elle-même, dit Tchin. Sur quoi Liu, la tenant encore entre les mains, la remit avec respect à son vrai maître.

Tchin plein de reconnaissance, le pressa fort d’accepter la moitié de la somme dont il lui faisait présent : mais ses instances furent inutiles ; Liu ne voulut rien recevoir. Quelles obligations ne vous ai-je pas, reprit Tchin. Où trouver une fidélité et une générosité pareille ? Il fait servir aussitôt un grand repas, en s’invitant l’un l’autre à boire avec les plus grandes démonstrations d’amitié.

Tchin disait en lui-même : où trouver aujourd’hui un homme de la probité de Liu ? Des gens de ce caractère sont bien rares. Mais quoi ! j’aurais reçu de lui un si grand bienfait, et je n’aurais pas le moyen de le reconnaître ! J’ai une fille qui a douze ans ; il faut qu’une alliance m’unisse avec un si honnête homme. Mais a-t-il un fils ? C’est ce que j’ignore. Cher ami, lui dit-il, quel âge a présentement votre fils ?

À cette demande les larmes coulèrent des yeux de Liu. Hélas ! répondit-il, je n’avais qu’un fils qui m’était infiniment cher, et il y a sept ans que ce jeune enfant étant sorti du logis pour voir passer une procession, disparut, sans qu’il m’ait été possible d’en avoir depuis ce temps-là aucune nouvelle. Pour surcroît de malheur ma femme ne m’a plus donné d’enfants.

À ce récit Tchin parut un moment rêveur ; ensuite prenant la parole : Mon frère et mon bienfaiteur, dit-il, quel âge avait ce cher enfant lorsque vous le perdîtes ? Il avait six ans, répondit Liu. Quel était son surnom ? ajouta Tchin. Comment était-il fait ? Nous l’appelions Hi-eul, répliqua Liu. Il avait échappé aux dangers de la petite vérole ; on n’en voyait nulle trace sur son visage. Son teint était blanc et fleuri.

Ce détail causa une grande joie à Tchin, et il ne pût s’empêcher de la faire paraître dans ses yeux et dans tout son air. Il appela sur-le-champ un de ses domestiques, auquel il dit quelques mots à l’oreille. Celui-ci ayant fait signe qu’il allait exécuter les ordres de son maître, rentre dans l’intérieur de la maison.

Liu attentif à l’enchaînement de ces questions, et à l’épanouissement qui avait paru sur le visage de son hôte, forma divers soupçons dont il s’occupait, lorsqu’il vit tout à coup entrer un jeune domestique qui avait environ treize ans. Il était vêtu d’un habit long et d’un surtout modeste, mais propre ; sa taille bien faite, son air et son maintien, son visage dont les traits étaient réguliers, et où l’on voyait de beaux sourcils noirs, qui surmontaient des yeux vifs et perçants, frappèrent d’abord le cœur et les yeux de Liu.

Dès que le jeune enfant vit l’étranger assis à la table, il se tourna vers lui, fit une profonde révérence, et dit quelques mots de civilité : ensuite s’approchant de Tchin, et se tenant modestement vis-à-vis de lui : Mon père, dit-il, d’un ton doux et agréable, vous avez appelé Hi eul, que vous plaît-il m’ordonner ? Je vous le dirai tout à l’heure, reprit Tchin ; en attendant tenez-vous à côté de moi.

Le nom de Hi eul que se donnait le jeune enfant, fit naître de nouveaux soupçons dans l’esprit de Liu. Une impression secrète saisit son cœur, lequel par d’admirables ressorts de la nature lui retrace à l’instant l’image de son fils, sa taille, son visage, son air, et ses manières. Il voit tout cela dans celui qu’il considère. Il n’y a que le nom de père donné à Tchin qui déconcerte ses conjectures. Il n’était pas honnête de demander à Tchin, si c’était là véritablement son fils ; peut-être l’était-il en effet, car il n’est pas impossible que deux enfants aient reçu le même nom, et se ressemblent.

Liu, tout occupé de ces réflexions, ne songeait guère à la bonne chère qu’on lui faisait. On lisait sur son visage l’étrange perplexité où il se trouvait. Je ne sais quoi l’attirait invinciblement vers ce jeune enfant : il tenait les yeux sans cesse attachés sur lui, et ne pouvait les en détourner. Hi eul de son côté, malgré la timidité et la modestie de son âge, regardait fixement Liu, et il semblait que la nature lui découvrait en ce moment que c’était son père.

Enfin Liu n’étant plus le maître de retenir plus longtemps les agitations de son cœur, rompit tout à coup le silence, et demanda à Tchin, si c’était là véritablement son fils. Ce n’est point de moi, répondit Tchin, qu’il a reçu la vie, quoique je le regarde comme mon propre fils. Il y a sept ans qu’un homme qui passait par cette ville, menant cet enfant par la main, s’adressa par hasard à moi, et me pria de l’assister dans son besoin extrême. Ma femme, dit-il, est morte, et ne m’a laissé que cet enfant. Le mauvais état de mes affaires m’a obligé de quitter pour un temps mon pays, et de me retirer à Hoai ngan, chez un de mes parents, de qui j’espère une somme d’argent qui aide à me rétablir. Je n’ai pas de quoi continuer mon voyage jusqu’à cette ville, auriez-vous la charité de m’avancer trois taëls ? Je vous les rendrai fidèlement à mon retour, et pour gage de ma parole, je laisse ici en dépôt ce que j’ai au monde de plus cher, c’est-à-dire, mon fils unique. Je ne serai pas plus tôt à Hoai ngan, que je reviendrai retirer ce cher enfant.

Cette confidence me toucha, et je lui mis en main la somme qu’il me demandait pour lui. En me quittant il fondait en larmes, témoignant qu’il se séparait de son fils avec un extrême regret. Ce qui me surprit, c’est que l’enfant ne parût nullement ému de cette séparation ; mais ne voyant point revenir son prétendu père, j’eus des soupçons dont je voulus m’éclaircir. J’appelai l’enfant ; et par les différentes questions que je lui fis, j’appris qu’il était né dans la ville de Vou si ; qu’un jour voyant passer une procession dans sa rue, il s’était un peu trop écarté, et qu’il avait été trompé et enlevé par un inconnu. Il me dit aussi le nom de son père et de sa mère : or ce nom de famille est le vôtre. Je compris aussitôt que ce pauvre enfant avait été enlevé et vendu par quelque fripon ; j’en eus compassion, et il sut entièrement gagner mon cœur : je le traitai dès lors comme mon propre fils. Bien des fois j’ai eu la pensée de faire un voyage exprès jusqu’à Vou si, pour m’informer de sa famille. Mais il m’est toujours survenu quelque affaire qui m’a fait différer un voyage auquel je n’avais pas tout à fait renoncé. Heureusement il n’y a que quelques moments que par occasion vous m’avez parlé de ce fils. Certains mots jetés par hasard ont réveillé mes idées. Sur le rapport merveilleux de ce que je savais avec ce que vous me disiez, j’ai fait venir l’enfant, pour voir si vous le reconnaîtriez.

À ces mots Hi eul se mit à pleurer de joie, et ses larmes en firent aussitôt couler d’abondantes des yeux de Liu. Un indice assez singulier, dit-il, le fera reconnaître : il a un peu au-dessus du genou une marque noire, qui est l’effet d’une envie de sa mère, lorsqu’elle était enceinte. Hi eul aussitôt relève le bas de son haut de chausse, et montre au-dessus du genou la marque dont il s’agissait. Liu la voyant, se jette au col de l’enfant, l’embrasse, l’élève entre ses bras. Mon fils, s’écria-t-il, mon cher fils, quel bonheur pour ton vrai père de te retrouver après une si longue absence !


L’historien fait ici une pause, en insérant
quatre vers, qui disent :


Pêcher une anguille au fond de l’eau, c’est merveille ;
Mais perdre un trésor qu’on tenait entre ses mains, et le recouvrer ensuite,
c’est une autre merveille plus grande.
O ! le charmant festin, où se fait une si douce reconnaissance !
Peut-être craignent-ils encore tous deux que ce ne soit qu’en songe qu’ils se tiennent embrassés.


Dans ces doux moments on conçoit assez à quels transports de joie le père et le fils se livrèrent. Après mille tendres embrassades, Liu s’arrachant des bras de son fils, alla se jeter aux pieds de Tchin : Quelles obligations ne vous ai-je pas, lui dit-il, d’avoir reçu chez vous et élevé avec tant de bonté cette chère portion de moi-même ? Sans vous, aurions-nous jamais été réunis ?

Mon aimable bienfaiteur, répondit Tchin, en le relevant, c’est l’acte généreux de vertu que vous avez pratiqué en me rendant les deux cens taëls, qui a touché le Ciel. C’est le Ciel qui vous a conduit chez moi, où vous avez retrouvé ce que vous aviez perdu, et que vous cherchiez vainement depuis tant d’années. A présent que je sais que ce joli enfant vous appartient, mon regret est de ne lui avoir pas fait plus d’amitié. Prosternez-vous, mon fils, dit Liu, et remerciez votre insigne bienfaiteur.

Tchin se mettait en posture de rendre des révérences pour celles qu’on venait de lui faire. Mais Liu, confus de cet excès de civilité, s’approcha aussitôt, et l’empêcha même de se pencher. Ces cérémonies étant achevées, on s’assit de nouveau, et Tchin fit placer le petit Hi eul sur un siège à côté de Liu son père.

Pour lors Tchin prenant la parole ; Mon frère, dit-il à Liu (car c’est un nom que je dois vous donner maintenant), j’ai une fille âgée de douze ans ; mon dessein est de la donner en mariage à votre fils, et de nous unir plus étroitement par cette alliance. Cette proposition se faisait d’un air si sincère et si passionné, que Liu ne crut pas devoir se servir des excuses ordinaires que la civilité prescrit. Il passa par-dessus, et donna sur-le-champ son consentement.

Comme il était tard, on se sépara. Hi eul alla se reposer dans la même chambre que son père. On peut juger tout ce qu’ils se dirent de consolant et de tendre durant la nuit. Le lendemain Liu songeait à prendre congé de son hôte ; mais il ne pût résister aux empressements avec lesquels on le retint. Tchin avait fait préparer un second festin, où il n’épargna rien pour bien régaler le futur beau-père de sa fille, et son nouveau gendre, et se consoler par là de leur départ. On y but à longs traits, et l’on se livra à la joie.

Sur la fin du repas, Tchin tire un paquet de vingt taëls, et regardant Liu : Mon aimable gendre, dit-il, durant le temps qu’il a demeuré chez moi, aura sans doute eu quelque chose à souffrir contre mon intention et à mon insu. Voici un petit présent que je lui fais, jusqu’à ce que je puisse lui donner des témoignages plus réels de ma tendre affection : je ne veux pas au reste qu’il me refuse.

Quoi, reprit Liu, lorsque je contracte une alliance qui m’est si honorable, et que je devrais, selon la coutume, faire moi-même les présents de mariage pour mon fils, dont je ne suis dispensé pour le présent que parce que je suis voyageur, vous me comblez de vos dons : c’en est trop ; je ne puis les accepter ; ce serait me couvrir de confusion.

Hé ! qui pense, dit Tchin, à vous offrir si peu de chose ? C’est à mon gendre, et non au beau-père de ma famille que je prétends faire ce petit présent. En un mot, le refus, si vous y persistez, sera pour moi une marque certaine que mon alliance ne vous est pas agréable.

Liu vit bien qu’il fallait absolument se rendre, et que sa résistance serait inutile ; il accepta humblement le présent, et faisant lever son fils de table, il lui ordonna d’aller faire une profonde révérence à Tchin. Ce que je vous donne, dit Tchin, en le relevant, n’est qu’une bagatelle, et ne mérite point de remerciements. Hi eul alla ensuite dans l’intérieur de la maison, pour remercier sa belle-mère. Tout le jour se passa en festins et en divertissements. Il n’y eût que la nuit qui les sépara.

Liu s’étant retiré dans sa chambre, se livra tout entier aux réflexions que faisait naître cet évènement. Il faut avouer, s’écria-t-il, qu’en rendant les deux cents taëls que j’ai trouvés, j’ai fait une action bien agréable au Ciel, puisque j’en suis récompensé par le bonheur de retrouver mon fils, et de contracter une si honorable alliance. C’est bonheur sur bonheur ; c’est comme si on mettait des fleurs d’or sur une belle pièce de soie. Comment puis-je reconnaître tant de faveurs ? Voilà vingt taëls que mon allié Tchin vient de donner. Puis-je mieux faire que de les employer à la subsistance de quelques vertueux bonzes ? C’est là les jeter en une terre de bénédictions.

Le lendemain après avoir bien déjeuné, le père et le fils préparent leur bagage, et prennent congé de leur hôte. Ils se rendent au port, et y louent une barque. A peine eurent-ils fait une demi-lieue, qu’ils approchèrent d’un endroit de la rivière, d’où s’élevait un bruit confus, et où l’eau agitée paraissait bouillonner. C’était une barque chargée de passagers, qui coulait à fond. On entendait crier ces pauvres infortunés ; Au secours, sauvez-nous ! Les gens du rivage voisin, alarmés de ce naufrage, criaient de leur côté à plusieurs petites barques, qui se trouvaient-là, d’accourir au plus vite, et de secourir ces malheureux qui disputaient leur vie contre les flots. Mais les bateliers, gens durs et intéressés, demandaient qu’on leur assurât une bonne récompense, sans quoi il n’y avait nul secours à espérer.

Pendant ce débat arrive la barque de Liu : lorsqu’il eût appris de quoi il s’agissait, il se dit à lui-même : sauver la vie à un homme, c’est une œuvre plus sainte et plus méritoire, que d’orner des temples, et d’entretenir des bonzes. Consacrons les vingt taëls à cette bonne œuvre : secourons ces pauvres gens qui se noient. Aussitôt il déclare qu’il donnera vingt taëls à ceux qui recevront dans leurs barques ces hommes à demi noyés.

À cette proposition tous les bateliers couvrent en un moment la rivière. Quelques-uns même des spectateurs placés sur le rivage, et qui savaient nager, se jettent avec précipitation dans l’eau, et en un moment tous généralement furent sauvés du naufrage. Liu s’applaudissant de ce succès, livra aussitôt l’argent qu’il avait promis.

Ces pauvres gens tirés de l’eau et des portes de la mort, vinrent rendre grâces à leur libérateur. Un de la troupe ayant considéré Liu, s’écria tout à coup : Hé, quoi ! c’est vous, mon frère aîné ; par quel bonheur vous trouvai-je ici ? Liu yu s’étant tourné, reconnut son troisième frère Liu tchin. Alors transporté de joie, et tout hors de lui-même, joignant les mains : Ô merveille ! dit-il, le Ciel m’a conduit ici à point nommé pour sauver la vie à mon frère. Aussitôt il lui tend la main, il l’embrasse, le fait passer sur sa barque, l’aide à se dépouiller de ses habits tout trempés, et lui en donne d’autres.

Liu tchin après avoir repris ses esprits, s’acquitta des devoirs que la civilité prescrit à un cadet pour son aîné ; et celui-ci ayant répondu à son honnêteté, appelle Hi eul, qui était dans une des chambres de la barque, afin de venir saluer son oncle : pour lors il lui raconta toutes ses aventures, qui jetèrent Liu tchin dans un étonnement, dont il ne pouvait revenir. Mais enfin apprenez-moi, lui dit Liu yu, ce qui peut vous amener en ce pays-ci.

Il n’est pas possible, répondit Liu tchin, de dire en deux mots la cause de mon voyage. Depuis trois ans que vous avez quitté la maison, on nous est venu apporter la triste nouvelle que vous étiez mort de maladie dans la province de Chan si. Mon second frère, comme chef de la famille en votre absence, fit des perquisitions, et il assura que la chose était véritable. Ce fut un coup de foudre pour ma belle-sœur, elle fut inconsolable, et prit aussitôt le grand deuil. Pour moi, je lui disais sans cesse que cette nouvelle n’était point sûre : et que je n’en croyais rien.

Peu de jours après, mon second frère pressa ma belle-sœur de songer à un nouveau mariage. Elle a toujours rejeté bien loin une pareille proposition. Enfin elle m’a engagé à faire le voyage du Chan si, pour m’informer sur les lieux de ce qui vous regarde : et lorsque j’y songe le moins, prêt de périr dans les eaux, je rencontre mon cher frère : il me sauve la vie : protection du Ciel vraiment admirable ! Mais, mon frère, croyez-moi, il n’y a point de temps à perdre, hâtez-vous de vous rendre à la maison pour calmer ma belle-sœur. La persécution est trop violente : le moindre délai peut causer des malheurs irrémédiables.

Liu yu consterné de ce récit, fait venir le maître de la barque : et quoiqu’il fût fort tard, il lui ordonna de mettre à la voile, et de marcher pendant toute la nuit.


Ici sont placés pour seconde pause
deux vers,
dont voici le sens :


Le cœur empressé vole au terme comme un trait ;
La barque court sur l’eau plus vite encore que la navette sur le métier d’un tisserand qui veut finir son ouvrage.


Pendant que toutes ces aventures arrivaient à Liu yu, Ouang sa femme était dans la désolation. Mille raisons la portaient à ne pas croire que son mari fût mort. Mais Liu pao, qui par cette mort prétendue devenait le chef de la maison, l’en assura si positivement, qu’enfin elle se laissa persuader, et prit des habits de deuil.

Liu pao avait un mauvais cœur, et était capable des actions les plus indignes. Je n’en doute plus, dit-il, mon frère aîné est mort, et je suis le maître. Ma belle-sœur est jeune et bien faite : ses parents sont éloignés, et elle ne peut implorer leur secours : il faut que je la force à se remarier, et au plus tôt ; il m’en reviendra de l’argent.

Aussitôt il communique son dessein à Yang sa femme, et lui ordonne de mettre en œuvre une habile entremetteuse de mariages. Mais Ouang rejeta bien loin une pareille proposition. Elle jura qu’elle voulait demeurer veuve, et honorer par sa viduité la mémoire de son mari. Son beau-frère Liu tchin l’affermissait dans sa résolution. Ainsi tous les artifices qu’on employa n’eurent aucun succès. Et comme il lui venait de temps en temps dans l’esprit, qu’il n’était pas sûr que son mari fût mort : Il faut, dit-elle, m’en éclaircir ; les nouvelles qui viennent sont souvent fausses. C’est dans le lieu même qu’on peut avoir des connaissances certaines. A la vérité il s’agit d’un voyage de près de cent lieues. N’importe, je connais le bon cœur de Liu tchin, mon beau-frère. Il voudra bien, pour me tirer de peine, se transporter dans la province de Chan si, et s’informer, si effectivement j’ai eu le malheur de perdre mon mari ; du moins il m’en apportera les précieux restes.

Liu tchin fut prié de faire ce voyage, et partit. Son éloignement rendit Liu pao plus ardent dans ses poursuites. D’ailleurs s’étant acharné au jeu durant quelques jours, et y ayant été malheureux, il ne savait plus où trouver de l’argent pour avoir sa revanche. Dans l’embarras où il se il rencontra un marchand du Kiang si qui venait de perdre sa femme, et qui en cherchait une autre. Liu pao saisit l’occasion, et lui proposa sa belle-sœur. Le marchand accepte la proposition, prenant néanmoins la précaution de s’informer secrètement, si celle qu’on lui proposait était jeune et bien faite. Aussitôt qu’il en fût assuré, il ne perdit point de temps, et livra trente taëls pour conclure l’affaire.

Liu pao ayant reçu cette somme : Je dois vous avertir, dit-il au marchand, que ma belle-sœur est fière, hautaine, et extrêmement formaliste : elle fera bien des difficultés, quand il s’agira de quitter la maison, et vous aurez beaucoup de peine à l’y résoudre. Voici donc ce que vous devez faire. Ce soir à l’entrée de la nuit, ayez une chaise, ornée selon la coutume, et de bons porteurs : venez à petit bruit, et présentez-vous à notre porte. La demoiselle qui paraîtra avec une coiffure de deuil, c’est ma belle-sœur, ne lui dites mot, et n’écoutez point ce qu’elle voudrait vous dire : mais saisissez-la tout à coup par le milieu du corps ; jetez-la dans la chaise, conduisez-la au plus tôt sur votre barque, et mettez à la voile. Cet expédient plut fort au marchand, et l’exécution lui parût aisée.

Cependant Liu pao retourne à la maison ; et afin que sa belle-sœur ne pressentît rien du projet qu’il avait formé, il sut se contrefaire en sa présence : mais dès qu’elle se fût retirée, il fit confidence à sa femme de son dessein, et en désignant sa belle-sœur d’un geste méprisant : Il faut, dit-il, que cette marchandise à deux pieds sorte cette nuit de notre maison ; c’est de quoi je me mets peu en peine. Je ne veux pas néanmoins me trouver à cette scène ; ainsi je vais sortir pour quelques moments ; mais il est bon que tu saches que vers l’entrée de la nuit des gens bien accompagnés viendront à notre porte, et l’enlèveront dans une chaise bien fermée.

Il allait poursuivre, lorsqu’il fut tout à coup arrêté par le bruit qu’il entendit. C’était sa belle-sœur qui passait près de la fenêtre de la chambre. Alors Liu pao se hâta de sortir par une autre porte ; et la précipitation avec laquelle il se retira, ne lui permit pas d’ajouter la circonstance de la coiffure de deuil. Ce fut sans doute par une providence toute particulière du Ciel, que cette circonstance fut omise.

Ouang s’aperçut aisément que le bruit qu’elle avait fait près de la fenêtre, avait obligé Liu pao à rompre brusquement la conversation. Son ton de voix marquait assez qu’il avait encore quelque chose de plus à dire : mais elle en avait assez entendu ; car ayant reconnu à son air, lorsqu’il entra dans la maison, qu’il avait quelque secret à communiquer à sa femme, elle avait fait semblant de se retirer ; et prêtant secrètement l’oreille à la fenêtre, elle avait ouï distinctement ces mots : On l’enlèvera ; on la mettra dans une chaise.

Ces paroles fortifièrent étrangement ses soupçons. Elle entre dans la chambre ; et s’approchant de Yang, lui déclara d’abord ses inquiétudes : Ma belle-sœur, lui dit-elle, vous voyez une veuve infortunée, qui vous est liée par les nœuds les plus étroits d’une amitié qui fut toujours très sincère. C’est par cette ancienne amitié que je vous conjure de m’avouer franchement si mon beau-frère persiste encore dans son ancien, dessein de me forcer à un mariage qui tournerait à ma confusion.

A ce récit Yang parût d’abord interdite, et rougit ; puis prenant une contenance plus assurée : A quoi pensez-vous, ma sœur, lui dit-elle, et quelles imaginations vous mettez-vous dans l’esprit ? S’il était question de vous remarier, croyez-vous qu’on y fût fort embarrassé ? Hé ! à quoi bon se jeter soi-même à l’eau, avant que la barque soit prête à faire naufrage ?

Dès que la dame Ouang eût entendu ce proverbe tiré de la barque, elle comprit encore mieux le sens de l’entretien secret de son beau-frère. Aussitôt elle éclata en plaintes et en soupirs ; et se livrant à toute sa douleur, elle se renferme dans sa chambre, où elle pleure, elle gémit, elle se lamente : Que je suis malheureuse ; s’écrie-t-elle, je ne sais ce qu’est devenu mon mari. Liu tchin, mon beau-frère et mon ami, sur qui je pouvais compter, est en voyage. Mon père, ma mère, mes parents sont éloignés de ce pays. Si cette affaire se précipite, comment pourrai-je leur en donner avis ? Je n’ai aucun secours à attendre de nos voisins. Liu pao s’est rendu redoutable à tout le quartier, et l’on sait qu’il est capable des plus grandes noirceurs. Infortunée que je suis ! Je ne saurais échapper à ses pièges : si je n’y tombe pas aujourd’hui, ce sera demain, ou dans fort peu de temps. Tout bien considéré, finissons cette trop pénible vie ; mourons une bonne fois, cela vaut mieux que de souffrir mille et mille morts ; et qu’est-ce que ma vie ? sinon une mort continuelle ?

Elle prit ainsi sa résolution ; mais elle en différa l’exécution jusqu’au soir. Aussitôt que le ciel disparut de l’horizon, et qu’une nuit obscure prit sa place, elle se retire dans sa chambre, et s’y enferme ; puis prenant une corde, elle l’attache à la poutre par un bout, et à l’autre bout elle fait un nœud coulant : elle approche un banc, monte dessus, ajuste modestement ses habits par le bas autour des pieds ; ensuite elle s’écrie : « Suprême Tien, vengez-moi. » Après ces mots, et quelques soupirs qui lui échappèrent, elle jette sa coiffure, et passe la tête et le col dans le nœud coulant. Enfin du pied elle renverse le banc, et demeure suspendue en l’air.

C’en était fait, ce semble, de cette malheureuse dame. Il arriva néanmoins que la corde dont elle s’était servi, quoique grosse et de chanvre, se rompit tout à coup. Elle tombe à terre à demi-morte : sa chute, et la violence dont elle s’agitait, firent un grand bruit.

La dame Yang accourut à ce bruit, et trouvant la porte bien barricadée, elle se douta que c’était là un stratagème d’un esprit à demi troublé. Elle saisit aussitôt une barre, et enfonce la porte. Comme la nuit était très obscure, en entrant dans la chambre, elle s’embarrassa les pieds dans les habits de la dame Ouang, et tombe à la renverse. Cette chute fit sauter sa coiffure bien loin ; et l’effroi dont elle fût saisie, lui causa un évanouissement de quelques moments. Aussitôt qu’elle eût repris ses sens, elle se lève, va chercher une lampe, et revient dans la chambre, où elle trouve la dame Ouang étendue par terre, sans mouvement, et presque sans respiration, la bouche chargée d’écume, et le col extrêmement serré par la corde. Elle lâche au plus tôt le nœud coulant.

Au moment qu’elle voulait lui procurer d’autres services, elle entend frapper doucement à la porte de la maison. Elle ne douta point que ce ne fût le marchand de Kiang si, qui venait chercher l’épouse qu’il avait achetée. Elle court vite pour le recevoir et l’introduire dans la chambre, afin qu’il fût témoin de ce qui venait d’arriver. Son empressement et la juste délicatesse qu’elle eût de ne pas se montrer sans coiffure, lui fit ramasser celle qui se trouva à ses pieds, et qui était la coiffure de deuil de la dame Ouang.

C’était en effet le marchand de Kiang si qui venait enlever la dame qu’on lui avait promise. Il avait une chaise de noces, ornée de banderoles de soie, de festons, de fleurs, et de plusieurs belles lanternes. Elle était environnée de domestiques, qui portaient des torches allumées, et d’une troupe de joueurs de flûtes et de hautbois. Tout ce cortège s’était rangé dans la rue, sans jouer des instruments, et sans faire de bruit. Le marchand s’en était détaché, et avait frappé doucement à la porte : mais l’ayant trouvée entr’ouverte, il était entré dans la maison avec quelques-uns de ceux qui tenaient les flambeaux pour l’éclairer.

Dès que la dame Yang parut, le marchand qui lui vit une coiffure de deuil, qui était le signal qu’on lui avait donné, et étant d’ailleurs charmé de son air et des traits de son visage, se jeta sur elle, comme un épervier affamé fond sur un petit oiseau. Les gens de sa suite accourent, enlèvent la dame, et l’enferment dans la chaise, qui était toute prête à la recevoir. Elle eût beau crier : On se trompe ; ce n’est pas moi qu’on cherche. Le bruit des fanfares se fit aussitôt entendre, et étouffa sa voix ; tandis que les porteurs de chaise volaient plutôt qu’ils ne marchaient, pour la transporter dans la barque.


Troisième pause, ou on lit les quatre vers suivants :


Une troupe de joueurs d’instruments avance en triomphe vers la barque d’un étranger.
La méprise d’une coiffe de deuil produit un mariage.
Quand l’épouse en présence du nouvel époux élève la voix, ce n’est pas contre le Ciel :
C’est contre son vrai mari qu’elle s’échauffe, et qu’elle crie.


Pendant ce temps-là la dame Ouang, qui avait été soulagée par les soins de sa belle-sœur, était revenue à elle-même, et avait recouvré la connaissance. Le grand fracas qu’elle entendit à la porte de la maison, renouvela ses alarmes, et lui causa de mortelles inquiétudes. Mais comme elle s’aperçut que le bruit des fanfares, et cette confusion de voix et d’instruments, qui s’était élevée tout à coup, s’éloignait d’un moment à l’autre, elle se rassura ; et après environ un demi-quart d’heure elle s’enhardit, et va voir de quoi il s’agissait.

Après avoir appelé sa belle-sœur deux et trois fois, et toujours inutilement, elle comprit que le marchand s’était mépris, et avait emmené celle qu’il ne cherchait pas ; mais elle appréhenda quelque fâcheux retour, lorsque Liu pao serait instruit de la méprise. Ainsi elle s’enferma dans sa chambre, où elle ramasse les aiguilles de tête, les pendants d’oreilles, et la coiffure noire qui était à terre. Elle songea ensuite à prendre un peu de repos ; mais il ne lui fut pas possible de fermer l’œil durant toute la nuit.

A la pointe du jour elle se lève, se lave le visage ; et comme elle cherchait sa coiffure de deuil pour la prendre, elle entend du bruit qu’on faisait à la porte de la maison : on y frappait rudement, et on criait : Ouvrez donc ! C’était justement Liu pao, dont elle reconnut la voix. Son parti fut bientôt pris : elle le laissa frapper sans répondre. Il jura, il tempêta, il cria jusqu’à s’enrouer. Enfin la dame Ouang s’approcha de la porte, et se tenant derrière sans l’ouvrir : Qui est-ce qui frappe, dit-elle, et qui fait tant de bruit ? Liu pao qui distingua fort bien la voix de sa belle-sœur, fut aussitôt saisi de la plus étrange frayeur, surtout voyant qu’elle refusait d’ouvrir. Il eût recours à un expédient qui lui réussit : Belle sœur, dit-il, bonne et heureuse nouvelle ! Liu tchin mon frère cadet est de retour, et notre frère aîné jouit d’une santé parfaite. Ouvrez vite.

À ces mots du retour de Liu tchin la dame Ouang court prendre la coiffure noire qu’avait laissée la dame Yang ; puis elle ouvre avec empressement ; mais en vain cherche-t-elle des yeux son cher Liu tchin. Elle n’aperçoit que le seul Liu pao. Celui-ci entra d’abord dans sa chambre ; mais n’y voyant pas sa femme, et remarquant d’ailleurs une coiffure noire sur la tête de sa belle-sœur, ses soupçons se renouvelèrent d’une étrange sorte. Enfin il éclate : Hé ! où est donc votre belle-sœur ? dit-il. Vous devez le savoir mieux que moi, répondit la dame Ouang, puisque c’est vous qui avez ménagé cette belle intrigue. Mais dites-moi, répliqua Liu pao, pourquoi ne portez-vous plus la coiffure blanche ? Avez-vous quitté le deuil ? La dame Ouang eût la complaisance de lui raconter l’histoire de ce qui était arrivé pendant son absence.

A peine eut-elle fini de parler, que Liu pao se frappe rudement la poitrine, et s’agite en désespéré : mais peu à peu reprenant ses esprits : j’ai encore une ressource dans mon malheur, dit-il en lui-même. Vendons cette belle-sœur ; de l’argent qui m’en viendra, j’achèterai une autre femme, et personne ne saura que j’ai été assez malheureux pour vendre la mienne. Il avait joué toute la nuit précédente, et avait perdu les trente taëls qu’il avait reçus du marchand de Kiang si, qui était déjà bien loin avec sa nouvelle épouse.

Il se préparait à sortir de la maison, pour aller négocier cette affaire, lorsqu’il aperçut à la porte quatre ou cinq personnes qui se pressaient d’y entrer. C’était son frère aîné Liu yu, son frère cadet Liu tchin, son neveu Hi eul, et deux domestiques qui portaient le bagage. Liu pao consterné à cette vue, et n’ayant pas le front de soutenir leur présence, s’évade au plus vite par la porte de derrière, et disparaît comme un éclair.

La dame Ouang, transportée de joie, vint recevoir son cher mari. Mais quel surcroît d’allégresse, quand elle aperçut son fils, qu’à peine reconnaissait-elle, tant il était devenu grand et bien fait ! Hé ! par quelle bonne fortune, dit-elle, avez-vous ramené ce cher fils que je croyais perdu ?

Liu yu lui fit le détail de toutes ses aventures ; et la dame Ouang à son tour lui raconta fort au long, toutes les indignités que lui avait fait souffrir Liu pao, et les extrémités auxquelles il l’avait réduite.

Alors Liu yu, après avoir donné à sa femme les justes éloges que méritait sa fidélité : Si par une passion aveugle pour les richesses, s’écria-t-il, j’avais retenu les deux cents taëls que je trouvai par hasard, comment aurais-je pu retrouver notre cher enfant ? Si l’avarice m’avait empêché d’employer ces vingt taëls à sauver ceux qui faisaient naufrage, mon cher frère périssait dans les eaux, et je ne l’aurais jamais vu. Si par une aventure inespérée, je n’avais pas rencontré cet aimable frère, aurais-je pu découvrir à temps le trouble et le désordre qui régnaient dans ma maison ? Sans cela, ma chère femme, nous ne nous serions jamais vus réunis : notre famille se serait démembrée, et aurait été plongée dans l’affliction. Tout ceci est l’effet d’une providence particulière du Ciel, qui a conduit ces divers évènements. Quant à mon autre frère, ce frère dénaturé, qui sans le savoir, a vendu sa propre femme, il s’est justement attiré le malheur qui l’accable. L’auguste Tien traite les gens selon qu’ils le méritent ; qu’ils ne croient pas échapper à sa justice.

Apprenons de là combien il est avantageux de pratiquer la vertu ; c’est ce qui rend une maison de jour en jour plus florissante.

Dans la suite du temps Hi eul alla chercher son épouse, la fille de Tchin. Le mariage se conclut, et fut très heureux. Ils eurent plusieurs enfants, et virent une foule de petits-fils, dont plusieurs s’avancèrent par la voie des lettres, et parvinrent aux premières charges. Ainsi cette famille fut illustrée.


Quatre vers font la conclusion de l’histoire.
En voici le sens :


<poem> L’action vertueuse, par laquelle on rend l’argent qu’on avait trouvé, Fait retrouver un fils qu’on croyait ne jamais voir. Le détestable dessein de vendre une belle sœur, est cause qu’on perd sa propre femme. La conduite du Ciel est tout à fait admirable ; il distingue parfaitement les bons des méchants : on ne lui en impose pas.