Description de la Chine (La Haye)/Du commerce des Chinois

Scheuerleer (2p. 204-209).


Du commerce des Chinois.


Les richesses particulières de chaque province de l’empire, et la facilité du transport des marchandises, que procure la quantité de rivières et de canaux dont il est arrosé, y ont rendu de tout temps le commerce très florissant. Celui qui se fait au dehors, ne mérite presque pas d’attention ; les Chinois qui trouvent chez eux, tout ce qui est nécessaire à l’entretien et aux délices même de la vie, ne vont guère que dans quelques royaumes peu éloignés de leur pays.

Leurs ports, sous les empereurs de leur nation, furent toujours fermés aux étrangers : mais depuis que les Tartares sont devenus les maîtres de la Chine, ils les ont ouverts à toutes les nations. Ainsi pour donner une connaissance entière du commerce des Chinois, il faut parler de celui qui se fait au dedans de leur empire, de celui qu’ils font au dehors, et enfin de celui que les Européens vont faire chez eux.


Du commerce du dedans de l’empire.

Le commerce qui se fait dans l’intérieur de la Chine est si grand, que celui de l’Europe entière ne doit pas lui être comparé. Les provinces sont comme autant de royaumes, qui se communiquent les unes aux autres ce qu’elles ont de propre ; et c’est ce qui unit entr’eux tous ces peuples, et qui porte l’abondance dans toutes les villes.

Les provinces de Hou quang et de Kiang si fournissent le riz aux provinces qui en sont le moins pourvues. La province de Tche kiang fournit la plus belle soie ; celle de Kiang nan le vernis, l’encre, et les plus beaux ouvrages en toutes sortes de matières. Celles de Yun nan, de Chen si, de Chan si, le fer, le cuivre, et plusieurs autres métaux, les chevaux, les mulets, les chameaux, les fourrures etc. Celle de Fo kien le sucre, et le meilleur thé ; celle de Se tchuen les plantes, les herbes médicinales, la rhubarbe, etc. et ainsi de toutes les autres ; car il n’est pas possible de rapporter en détail les richesses particulières de chaque province.

Toutes ces marchandises qui se transportent aisément sur les rivières, se débitent en très peu de temps. On voit par exemple des marchands, qui trois ou quatre jours après leur arrivée dans une ville, ont vendu jusqu’à six mille bonnets propres de la saison. Le commerce n’est interrompu qu’aux deux premiers jours de leur première lune, qu’ils emploient aux divertissements, et aux visites ordinaires de leur nouvelle année. Hors de là tout est en mouvement dans toutes les villes et à la campagne. Les mandarins même ont leur part au négoce, et il y en a plusieurs d’entr’eux qui donnent leur argent à des marchands affidés, pour le faire valoir par la voie du commerce.

Enfin il n’y a pas jusqu’aux familles les plus pauvres, qui avec un peu d’économie trouvent le moyen de subsister aisément de leur trafic. On voit quantité de ces familles, qui n’ont pour tout fond que cinquante sols ou un écu, et cependant le père et la mère avec deux ou trois enfants vivent de leur petit négoce, se donnent des habits de soie aux jours de cérémonie, et amassent en peu d’années de quoi faire un commerce bien plus considérable.

C’est ce qu’on a peine à comprendre, et pourtant ce qui arrive tous les jours. Un de ces petits marchands, par exemple, qui se voit cinquante sols, achète du sucre, de la farine et du riz : il en fait de petits gâteaux, qu’il fait cuire une ou deux heures avant le jour, pour allumer, comme ils parlent, le cœur des voyageurs. A peine sa boutique est-elle ouverte, que toute sa marchandise lui est enlevée par les villageois, qui dès le matin viennent en foule dans chaque ville, par les ouvriers, par les portefaix, par les plaideurs, et les enfants du quartier. Ce petit négoce lui produit au bout de quelques heures vingt sols au-delà de la somme principale, dont la moitié suffit pour l’entretien de sa petite famille.

En un mot les foires les plus fréquentées, ne sont qu’une faible image de cette foule incroyable de peuples, qu’on voit dans la plupart des villes, occupés à vendre, ou à acheter toutes sortes de marchandises. Ce qui serait à souhaiter dans les marchands chinois, ce serait un peu plus de bonne foi dans leur négoce, surtout lorsqu’ils ont à traiter avec les étrangers. Ils tâchent toujours de vendre le plus cher qu’ils peuvent, et souvent ils ne se font nul scrupule de falsifier leurs marchandises.

Leur maxime est que celui qui achète, donne le moins qu’il lui est possible, et même ne donnerait rien, si l’on y consentait ; et posé ce principe, ils croient être en droit de leur côté d’exiger les plus grosses sommes, et de les recevoir, si celui qui achète, est assez simple, ou assez peu intelligent pour les donner. Ce n’est pas le marchand qui trompe, disent-ils, c’est celui qui achète qui se trompe lui-même. L’on ne fait nulle violence à l’acheteur, et le gain que retire le marchand, est le fruit de son industrie. Cependant ceux des Chinois qui se conduisent par ces détestables principes, sont les premiers à louer la bonne foi et le désintéressement dans les autres : en quoi ils se condamnent eux-mêmes.


Du commerce au-dehors.

Le commerce étant aussi abondant, que je viens de le dire, dans toutes les provinces de la Chine, il n’est pas surprenant que ses habitants se mettent si peu en peine de commercer au dehors, surtout quand on fait attention au mépris naturel qu’ils ont pour toutes les nations étrangères. Aussi dans leurs voyages sur mer, ne passent-ils jamais le détroit de la Sonde. Leurs plus grandes navigations ne s’étendent du côté de Malaque que jusqu’à Achen ; du côté du détroit de la Sonde, que jusqu’à Batavia qui appartient aux Hollandais, et du côté du nord que jusqu’au Japon. Je vais donc expliquer le plus brièvement qu’il me sera possible, quels sont les endroits sur ces mers où ils vont faire leur commerce, de quelle est la nature des marchandises qu’ils y portent, ou qu’ils en rapportent.

I. Le Japon est un des royaumes qu’ils fréquentent le plus. Ordinairement ils mettent à la voile dans le mois de juin ou de juillet au plus tard. Ils vont à Camboye ou à Siam, où ils portent des marchandises propres de ces pays-là, et en prennent d’autres qui sont d’un grand débit au Japon. Quand ils sont de retour en leur pays, ils trouvent qu’ils ont fait un profit de deux cents pour cent.

Si des ports de la Chine, c’est-à-dire, de Canton, d’Emouy, ou de Ning po ils vont en droiture au Japon, voici les marchandises qu’ils y portent : 1° des drogues, comme ginseng, aristoloche, rhubarbe, esquine, mirabolans, et autres drogues semblables. 2° De l’écorce d’arecque, du sucre blanc, des cuirs de buffle et de bœuf : ils gagnent beaucoup sur le sucre, le gain va quelquefois à mille pour cent. 3° Toutes sortes de pièces de soie, et principalement des satins, des taffetas, et des damas de diverses couleurs, mais surtout de couleur noire. Il y a de ces pièces qui ne leur ont coûté que six taels à la Chine, et qu’ils vendent au Japon jusqu’à 15 taels. 4° Des cordes de soie pour les instruments, du bois d’aigle et de sandal qui est très recherché des Japonais pour les parfums, parce que sans cesse ils parfument leurs idoles. 5° Enfin des draps d’Europe, et des camelots dont l’on a un prompt débit ; mais comme les Hollandais y en portent, les Chinois ne s’en chargent guère, à moins qu’ils ne puissent les vendre au même prix, et ils assurent qu’ils y gagnent cinquante pour cent, ce qui fait voir combien le profit des Hollandais doit être considérable.

Les marchandises que les négociants chinois chargent sur leurs vaisseaux pour le retour, sont,

1° Des perles fines qui leur coûtent plus ou moins, à proportion de leur beauté, et de leur grosseur : il y a des occasions, où ils gagnent mille pour cent.

2° Le cuivre rouge en barre, qu’ils achètent depuis trois jusqu’à quatre taels de demi, et qu’ils vendent à la Chine dix de douze taels ; du cuivre en œuvre, comme balances, réchaud, cassolettes, bassins, etc. qu’ils revendent bien cher dans leur pays : ce cuivre est beau, et agréable à la vue.

3° Des lames de sabre qui sont fort estimées des Chinois : elles ne s’achètent qu’une piastre au Japon, et se vendent quelquefois jusqu’à dix piastres à la Chine.

4° Du papier à fleurs et uni, dont les Chinois font des éventails.

5° Des porcelaines qui sont très belles, mais qui ne sont pas du même usage que celles de la Chine, parce qu’elles souffrent difficilement l’eau bouillante. Elles se vendent au Japon au même prix à peu près, qu’on vend à Canton celles de la Chine.

6° Des ouvrages de vernis. Il ne s’en fait point de pareils au reste du monde. Le prix n’en est pas réglé, mais les Chinois ne s’en chargent guère, dans la crainte où ils sont de ne pouvoir s’en défaire ; et quand ils en apportent, ils le vendent extrêmement cher. Un cabinet qui n’avait que deux pieds de hauteur, et un peu plus de largeur, a été vendu à la Chine jusqu’à cent piastres. Les marchands d’Emouy et de Ning po, sont ceux qui s’en chargent le plus volontiers, parce qu’ils les portent à Manille, et à Batavia, et qu’ils y gagnent considérablement avec les Européens, qui sont avides de ces sortes d’ouvrages.

7° De l’or qui est très pur, et un certain métal appelle tombac, sur lequel ils gagnent 50 ou 60 pour cent à Batavia. Si l’on pouvait compter sur la fidélité des Chinois, il serait aisé aux Européens d’avoir commerce par leur moyen avec le Japon : mais cela est comme impossible, à moins qu’on ne les accompagne, qu’on ne soit maître de ses effets, et qu’on n’ait la force en main, pour prévenir leurs insultes.

II. Les Chinois font aussi commerce à Manille mais il n’y a guère que les marchands d’Emouy qui s’en mêlent. Ils portent quantité de soie, de satins rayés et à fleurs de différentes sortes de couleurs, des broderies, des tapis, des coussins, des robes de chambre, des bas de soie, du thé, des porcelaines, des ouvrages de vernis, des drogues, etc. où ils gagnent d’ordinaire cinquante pour cent. Ils n’en rapportent que des piastres.

III. Le commerce que les Chinois font le plus régulièrement, c’est à Batavia : ils le trouvent et plus aisé et plus lucratif. Il n’y a point d’année qu’il ne parte pour cette ville des vaisseaux de Canton, d’Emouy, et de Ning po. C’est vers la onzième lune, c’est-à-dire, au mois de décembre, qu’ils se mettent en mer. Les marchandises dont ils se chargent, sont :

1° Une espèce de thé vert, qui est très fin et de bonne odeur : le thé qu’on appelle Song lo, et le thé boui ne sont pas si fort recherchés des Hollandais.

2° Des porcelaines qui s’y vendent à aussi bon marché qu’à Canton.

3° De l’or en feuille, et du fil d’or qui n’est que du papier doré. Il y en a qui ne s’achète pas au poids, mais par petits écheveaux, et celui-ci est cher, parce qu’il est couvert du plus bel or : celui que les Chinois portent à Batavie, ne se vend qu’au poids ; il est par paquets avec de grandes queues de soie rouge, qu’ils mettent exprès pour rehausser la couleur de l’or, et pour rendre les paquets plus pesants. Les Hollandais n’en font pas usage, mais ils le portent sur les terres des Malais, où ils font un gain considérable.

4° De la totenaque[1] qui produit aux marchands cent, et quelquefois cent cinquante, pour cent.

5° Des drogues, et surtout de la rhubarbe.

6° Quantité d’ustensiles de cuivre jaune, comme bassins, chaudières, réchauds, etc.

Ils emportent de Batavie, 1° De l’argent en piastres ; 2° Des épiceries, et en particulier du poivre, des clous de girofle, des noix muscades, etc. 3° des écailles de tortue, dont les Chinois font de très jolis ouvrages, entre autres des peignes, des boîtes, des tasses, des manches de couteaux, des pipes, et des tabatières prises sur le modèle de celles d’Europe, et qu’ils ne vendent que dix sols. 4° Du bois de sandal, du bois rouge et noir, propre à être mis en œuvre ; d’autre bois rouge, dont on se sert pour les teintures, et qu’on appelle communément bois de Brésil. 5° Des pierres d’agate taillées, dont les Chinois font les ornements de leur ceinture, les boutons qu’ils attachent à leurs bonnets, et des espèces de chapelets qu’ils portent au col. 6° De l’ambre jaune en masse qu’ils ont à grand marché. Enfin des draperies d’Europe, qu’ils ont de même à bon compte, et qu’ils vendent au Japon.

C’est là le plus grand commerce que les Chinois fassent hors de chez eux. Ils vont encore, mais plus rarement, à Achen, à Malaque, à Ihor, à Patane, à Ligor, qui dépend du royaume de Siam, à la Cochinchine, etc. le commerce qu’ils font à Ligor est le plus aisé et le plus lucratif. Ils ne tireraient pas même les frais de leur voyage lorsqu’ils vont à Achen, s’ils manquaient de s’y rendre dans les mois de Novembre, et de décembre, qui est le temps où les bâtiments de Surate, et de Bengale sont à la côte.

Ils ne rapportent guère de ces pays-là que des épiceries, comme du poivre, de la canelle, etc. des nids d’oiseaux qui font les délices des repas chinois, du riz, du camphre, du rotin, (c’est une espèce de cannes fort longues qu’on tresse ensemble comme de petites cordes,) des torches faites de certaines feuilles d’arbres qui brûlent comme de la poix résine, et qui servent de flambeaux, quand on marche pendant la nuit ; de l’or, de l’étain, etc.


Du commerce que les Européens font à la Chine.

Il ne reste plus à parler que du commerce que les Européens vont faire chez les Chinois. Il n’y a guère que le port de Canton qui leur soit ouvert maintenant en certains temps de l’année ; non pas que les vaisseaux européens viennent jusqu’à Canton même, car ils jettent l’ancre dans la rivière, environ quatre lieues au dessous, en un lieu qu’on nomme Hoang pou. La rivière paraît comme une grande forêt, par la multitude des vaisseaux qui s’y trouvent. On y portait autrefois des draps, des cristaux, des sabres, des horloges, des montres sonnantes, des pendules à répétition, des lunettes d’approche, des miroirs, des glaces, etc. mais depuis que les Anglais y vont régulièrement chaque année, toutes ces marchandises y sont à aussi bon marché qu’en Europe : le corail même ne peut plus guère s’y vendre qu’avec perte.

Ainsi à parler en général, ce n’est plus qu’avec de l’argent qu’on peut trafiquer utilement à la Chine. On trouve un gain considérable à acheter de l’or qui y est marchandise. L’or qui se vend à Canton, se tire en partie des provinces de la Chine et en partie des pays étrangers comme d’Achen, de la Cochinchine, du Japon, etc. Les Chinois de Canton refondent tout l’or qu’ils reçoivent d’ailleurs, hormis celui de la Cochinchine, qui d’ordinaire est le plus beau et le plus pur qu’on voie, lorsque c’est du roi de ces pays-là qu’on l’achète : car le peuple en vend sous main, qui n’est pas si pur, et qu’on a soin de raffiner à Canton.

Les Chinois divisent leur or par degrés, comme on fait en Europe : celui qui se débite ordinairement est depuis 90 carats jusqu’à 100. Il est plus ou moins cher selon le temps où on l’acheté. On l’a à bien meilleur compte dans les mois de mars, d’avril et de mai : Il devient beaucoup plus cher depuis le mois de juillet, jusqu’au mois de décembre et de janvier, parce que c’est la saison où les vaisseaux sont en grand nombre dans le port ou à la rade de Canton.

On peut encore acheter à la Chine d’excellentes drogues, différentes sortes de thé, de l’or filé, du musc, des pierres précieuses, des perles, du vif argent, etc. Mais le plus grand commerce qu’y fassent les Européens, consiste principalement dans les ouvrages de vernis, dans la porcelaine, et dans toutes sortes d’étoffes de soie. C’est sur quoi aussi je vais m’étendre un peu plus au long.



  1. C’est un métal qui tient de la nature du fer et de l’étain