Description de la Chine (La Haye)/Comment on doit régler son cœur

Scheuerlee (3p. 177-180).


Comment on doit régler son cœur.


Quand on a reçu de ses parents un héritage qui suffit pour un entretien honnête, on doit le regarder comme une grande fortune, en profiter, pour s’appliquer à l’étude de la sagesse, borner ses désirs, se contenter de sa médiocrité, et mépriser tout ce qui approche du faste et de l’orgueil. Mais se consumer en soins inutiles, ne songer qu’à s’enrichir, et être continuellement occupé de sa fortune, c’est courir à sa perte. Régler son cœur, modérer ses désirs, voilà quelle doit être l’occupation d’un homme raisonnable.

Il n’y a personne à qui dans le cours de la vie il n’arrive plusieurs sujets de chagrin ; c’est même un avantage : car si tout réussissait à notre gré, un succès si constant nous aveuglerait, et nous en deviendrions plus sensibles aux revers de fortune, qui suivent de près les grandes prospérités. Celui que l’usage du monde a instruit, ne perd rien de sa tranquillité ordinaire au milieu de ces petites disgrâces.

Dans l’état d’ivresse, l’âme est comme abrutie ; elle ne pense à rien, elle ne se souvient de rien : au sortir de cet état les idées s’éclaircissent, l’esprit devient net, et juge sainement des choses comme auparavant. Il est clair que ces ténèbres et cet abrutissement viennent des fumées du vin ; et que la clarté et la justesse des idées viennent du fonds du cœur, et de sa nature même. Je dis la même chose d’une autre espèce d’ivresse non moins dangereuse : c’est celle des passions qui aveuglent l’esprit, et troublent la raison de ceux qui en sont les esclaves.

Le remède contre cette seconde ivresse, consiste en ces deux mots ke ki, vainquez-vous. Qu’on entende dire du bien de quelqu’un, on en doute : qu’on en entende dire du mal, on le croit. Celui qui s’est accoutumé à parler des défauts d’autrui, ne fait nulle attention à ses vertus. Des gens de ce caractère, si on les examine, sont eux-mêmes pleins de vices, et vides de vertus.

L’oreille fine et l’œil vif, c’est ce que l’homme a de plus précieux : si je ne m’en sers que pour rechercher et remarquer les défauts des autres, et jamais pour me connaître et m’observer moi-même, c’est comme si je n’employais mon trésor et mes richesses qu’en faveur des étrangers. Peut-on ne pas gémir sur un tel abus ?

Celui qui dans l’état de pauvreté où il se trouve, voit les riches et les heureux du siècle, sans être frappé ni ébloui par la pompe et les dehors brillants de leur fortune, s’il parvient dans la suite aux charges et aux dignités, ne s’enorgueillira pas de sa grandeur. Celui qui au milieu des honneurs et de l’abondance, ne détourne pas ses yeux des personnes qui sont dans l’indigence, s’il vient à déchoir de sa haute fortune, en sera moins frappé, et n’éclatera pas en murmures.

Se vaincre soi-même, c’est le moyen de n’être pas vaincu par les autres. Se maîtriser soi-même, c’est le moyen de n’être pas maîtrisé par d’autres. Lorsque j’ai une bonne pensée, c’est un bon esprit qui me l’inspire. Quand il m’en vient une mauvaise, c’est un esprit malin qui me la suggère. Craignons toute idée mauvaise, quand même nous serions fort éloignés de la mettre en exécution : c’est toujours une méchante semence qui occupe une bonne terre.

Commencez par retrancher les recherches de l’amour propre ; ensuite vous pourrez travailler au bien public : réglez d’abord vos vues et vos désirs ; après quoi il vous sera permis de prêter l’oreille aux discours des hommes.

Il est assez ordinaire de voir des gens qui étant prêts de mourir, s’affligent dans la crainte où ils sont, que leurs enfants ou leurs petits-fils ne tombent un jour dans la pauvreté : et c’est eux-mêmes qui, par leur avarice, par leur cupidité, et par leurs injustices, ont porté des coups mortels à la fortune de leurs enfants : après leur avoir préparé ces malheurs, qui sont le châtiment de leurs désordres, ils s’avisent à la mort de gémir, dans l’appréhension qu’ils ne leur arrivent ; ils les rendent malheureux, et puis ils pleurent sur leur infortune : quelle étrange bizarrerie de conduite !

Il s’en trouve qui se disent à eux-mêmes : J’examine toutes mes actions, je vois que j’ai toujours suivi la droite raison, que j’ai pratiqué la vertu, que j’ai imité les actions si vantées de nos premiers sages ; ne serait-il pas juste que la prospérité et les richesses vinssent fondre dans ma maison ? Cependant je remarque qu’elle dépérit tous les jours. D’où ce malheur peut-il venir ? Je vous en dirai la vraie raison : c’est que votre cœur n’est pas aussi réglé que vous vous le figurez. Vous devriez vous dire : à la vérité je ne fais point d’injustices ; mais je suis toujours plein d’estime de moi-même, et de mépris pour les autres : je n’ai point à me reprocher des actions dures et inhumaines : mais souvent j’ai nourri en secret des désirs de nuire aux autres. Examinez-vous bien, et vous verrez que si vous n’avez pas fait beaucoup de mal, c’est que les moyens vous ont manqué. Si lorsque vous pouvez faire impunément une injustice, vous ne la commettez pas ; si lorsque vous pouvez rendre un mauvais office, vous vous en abstenez, je dirai alors que vous êtes un sage, dont le cœur est bien réglé, et je vous promettrai sans peine un bonheur solide et durable.

Il y en a qui pratiquent la vertu pour se concilier de l’estime : on en voit qui menant une vie déréglée, sont contents, pourvu qu’ils déguisent leurs vices, et qu’ils sauvent les apparences. La conduite des uns et des autres fait voir que la droiture naturelle à l’homme, reste encore au fonds du cœur : pourquoi la contredire dans la pratique ?

Il ne faut pas se laisser abattre par la mauvaise fortune : quelque accident qu’il arrive, si l’on se possède, on pourra trouver une ressource. Dans les conjonctures les plus fâcheuses, prenez du temps, et délibérez. Pour moi, j’aime mieux essuyer le reproche d’avoir été lent à agir, que celui d’avoir tout perdu en agissant avec trop de précipitation.

Si je ne songe qu’à me rendre heureux, il est à croire que toutes les peines que je me donnerai, seront fort inutiles. Mais si ayant en vue mon propre bonheur, je me propose en même temps le bonheur des autres, j’ai tout lieu d’espérer que je réussirai.

Il ne tient qu’à moi d’employer les talents que j’ai pour remplir tous mes devoirs : cette seule réflexion doit étouffer en mon cœur les murmures qui s’élèvent contre le Ciel, et m’empêcher de rejeter mes fautes sur autrui.

Si je n’épargne point mes soins, je lève les yeux vers le Ciel, sans craindre qu’il me confonde ; je parais au milieu des hommes, sans qu’ils puissent me faire rougir.

Former le dessein de nuire à un autre, c’est ce qui est défendu ; mais être sur mes gardes, pour empêcher que d’autres ne me nuisent, c’est ce qui est permis.

Je lis les livres pour m’instruire ; je dois donc en les lisant, rentrer en moi-même, et m’appliquer les maximes qui me regardent. Les hommes ne plaignent point leur peine pour réussir dans ce qu’ils entreprennent : ils veulent que tous leurs ouvrages soient parfaits ; il n’y a que leur personne, et surtout leur cœur, dont ils négligent la perfection, et lorsqu’ils s’applaudissent d’un succès, on dirait qu’ils ignorent combien il y a à réformer en eux-mêmes.

On regarde avec des yeux d’envie les richesses des autres : avec ces vains désirs on ne les obtient pas. Ne vaudrait-il pas mieux fermer l’entrée à cette injuste cupidité ? On nourrit dans son cœur la volonté de nuire à un ennemi : cette volonté ne lui nuit pas. Ne serait-il pas plus à propos d’y renoncer ? Lorsque la fortune vous fait le plus de caresses, observez-vous plus que jamais, et bornez vos désirs. Lorsque vous êtes en humeur de parler, recueillez-vous un peu, et soyez attentif à vos paroles.

Après ce qu’on doit aux parents, on doit penser à ce qu’on se doit à soi-même, surtout dans ce qui regarde le soin de perfectionner son cœur ; car c’est ce qu’il y a de plus noble en nous : si ce cœur se tourne à la vertu, les sens, les paroles, les actions, tout sera dans l’ordre : on sera généralement estimé ; on jouira d’un vrai bonheur, qui passera même aux descendants : avantage inestimable de la vertu !

Le vice a des effets tout à fait contraires, et pour l’homme vicieux et pour sa postérité : combien d’exemples anciens et nouveaux prouvent ce que je dis ! On voit par là, que le Ciel rend aux hommes la récompense ou le châtiment qu’ils méritent. Ainsi regardons comme un point essentiel le soin de perfectionner notre cœur, qui est le fonds de notre nature que nous tenons du Ciel.

Les instructions et la vigilance d’un père et d’un frère aîné, sont d’un grand secours à un jeune homme, pour le faire entrer, ou le maintenir dans le bon chemin : mais il est bien à craindre que la malignité du siècle ne le corrompe.