Description de Notre-Dame, cathédrale de Paris/Porte du Jugement

Porte du Jugement.

Le second avénement du Christ, le jugement universel, la fin dernière de l’humanité, tel est le sujet grandiose et terrible qui occupe la sculpture entière de la plus vaste de toutes les portes de Notre-Dame. Personne ne peut entrer dans l’édifice sans que ses yeux se soient arrêtés au moins un instant sur cette page redoutable. Le Christ, adossé au trumeau, et tel qu’il fut durant sa vie mortelle, tient le livre qui enseigne la vie ; à ses côtés, se rangent les douze apôtres qui jugeront un jour avec lui les tribus d’Israël. Ici sont personnifiées les vertus qui conduisent en paradis ; là, les vices qui précipitent dans l’enfer. Plus haut, le Fils de l’homme est assis dans sa gloire. Autour de lui, comme le chante l’hymne ambroisien, paraissent disposés d’après les règles d’une hiérarchie mystérieuse les anges et les puissances du ciel, la troupe glorieuse des prophètes, la blanche armée des martyrs. Les docteurs et les vierges complètent le divin cortége. Sous les pieds du Juge des vivants et des morts, l’humanité sort des sépulcres au bruit de la trompette. À sa droite, les élus, guidés par des anges, prennent possession du royaume qui leur a été préparé. À gauche, les réprouvés tombent dans les flammes, entraînés par les démons. Examinons en détail comment le sculpteur chrétien du XIIIe siècle a compris et développé le programme qu’on lui avait tracé.

Nous avons déjà dit de quelle manière la porte du Jugement avait été mutilée par Soufflot. Les architectes viennent de lui rendre le pilier qui la partageait, et de restituer au tympan son ancienne proportion. Le Christ, qui bénit et tient le livre fermé, a repris sa place au trumeau[1]. Cette grande statue, inspirée par l’étude des beaux modèles d’Amiens et de Reims, est l’œuvre de M. Geoffroy Dechaume. Les figures qui doivent en décorer le piédestal, et dont quelques-unes au moins représenteront les arts libéraux, comme celles qui les ont précédées, seront prochainement terminées.

Les ébrasures sont profondes. De chaque côté, la partie basse du socle, restaurée d’après des documents anciens, est ornée de compartiments losangés, de rosaces et de fleurs de lis gravés en creux. Au-dessus, se développent deux rangées de six bas-reliefs chacune, placés les uns dans des médaillons, les autres sous une arcature, vingt-quatre en totalité pour la porte entière. Les vices occupent les médaillons de la zone inférieure ; les vertus sont personnifiées à la zone supérieure. Des cannelures séparent les uns des autres les médaillons des vices ; des groupes de colonnettes, doubles d’un côté, triples de l’autre, soutiennent au-dessus de chaque vertu un arc trilobé. Les douze vices sont figurés par de petites scènes qui les mettent en action ; les douze vertus par des femmes assises qui se font reconnaître à leurs attributs[2]. On peint les vertus sous forme de femmes, Guillaume Durand nous l’enseigne, parce qu’elles sont pour l’homme des nourrices caressantes. On lit dans la vie de Sainte-Geneviève qu’Hermas, en son livre du Pasteur, propose aux chrétiens pour exemples douze vierges spirituelles dont il faut suivre les pas : la Foi, la Tempérance, la patiente Magnanimité, la Simplicité, l’Innocence, la Concorde, la Charité, la Discipline, la Chasteté, la Vérité et la Prudence. Saint Thomas, comme le raconte la Légende d’or, prêchait aux Indiens les douze degrés de vertus, la Foi, le Baptême, la Chasteté, la fuite de l’Avarice, la Tempérance, la Pénitence, la Persévérance, l’Hospitalité, l’Accomplissement de la volonté de Dieu, la fuite de ce que Dieu défend, la Charité envers amis et ennemis, la Vigilance à garder toutes ces choses. Il serait aisé de ramener aux mêmes termes la nomenclature d’Hermas et celle de l’apôtre saint Thomas. Les Sculpteurs et les peintres ont souvent représenté les vertus combattant les vices à coups de lances ou les tenant renversés sous leurs pieds ; c’est ce qu’on appelle la psychomachie. Quelquefois, les vices sont personnifiés par des personnages historiques qui passent pour en avoir été la plus haute expression, comme la Dissolution par Tarquin, la Folie par Sardanapale, l’Iniquité par Néron, le Désespoir par Judas, l’Impiété par Mahomet. Le système suivi à Notre-Dame est plus simple. Les vertus y tiennent la place d’honneur, et au-dessous de chacune d’elles vient se classer le vice contraire. Les sujets, ni les attributs, ne sont pas toujours faciles à distinguer. Le meilleur moyen d’arriver à un résultat satisfaisant, c’est de comparer entre elles les sculptures analogues qui se rencontrent dans des églises différentes. Si les limites que nous devons nous imposer ne nous interdisaient une pareille digression, nous voudrions expliquer la cathédrale de Paris par celles de Reims, d’Amiens ou de Chartres.

Nous prenons pour point de départ le Christ adossé au trumeau. Comme dans les roses à vitraux, nous avançons du centre à la circonférence. Toutes les fois que, dans l’examen des sculptures des portes de Notre-Dame, nous emploierons les termes de droite et de gauche, il faudra les entendre de la droite et de la gauche du personnage qui occupe la place centrale.

Les vertus sont toutes assises sur des siéges sans dossier, chastement vêtues de longues robes, la tête couverte d’un voile ; chacune tient un cartouche circulaire sur lequel est figuré en relief l’attribut qui la caractérise. Des restaurations maladroitement exécutées au commencement du siècle dernier, par des ouvriers qui n’avaient aucune idée de la signification de ces figures, et des mutilations assez nombreuses survenues à diverses époques, rendraient l’interprétation plus d’une fois incertaine, si nous n’avions pour nous guider des renseignements positifs recueillis dans d’autres églises, d’après des sculptures mieux conservées.

Voici donc dans leur ordre la série des vierges spirituelles. Pour plus de clarté, nous rangerons à la suite de chaque vertu le vice qui lui est opposé[3].

1o La première vertu qui se présente à la droite du Christ et le plus près de lui, c’est la Foi ; une croix remplit l’écusson qu’elle tient dans une attitude respectueuse. Au-dessous, l’Impiété ou l’Idolâtrie, sous la figure d’un homme qui joint les mains et s’agenouille. Il adorait certainement une idole ou un démon debout sur une colonne. Mais quelque scrupuleux chanoine du dernier siècle a fait gratter l’idole, dont la forme ou la posture le choquait sans doute. Aujourd’hui, le païen adore un médaillon ovale à tête de femme, tout semblable à ces galants portraits du temps de Louis XV qu’on voit dans toutes les collections. En touchant la pierre du doigt, on sent la trace du ciseau qui l’a mutilée.

2o L’Espérance, les yeux levés vers le ciel, a pour attribut un étendard qui flotte sur son écusson. Aujourd’hui nous lui mettons une ancre à la main. Les Italiens du moyen âge lui donnaient des ailes. Au-dessous, on reconnaît le Désespoir ; c’est un homme qui se perce de part en part avec son épée.

3o La brebis qui donne tout ce qu’elle a, son lait, sa chair, sa toison, sert d’emblème à la Charité. L’opposé de la Charité, c’est l’Avarice, qui avait ici sa place, on n’en peut douter. Mais l’ignorance de l’artiste qui refit cette dernière figure, au XVIIIe siècle, a rendu le sujet inintelligible. Il a représenté ce qu’il croyait voir dans les fragments de l’ancienne sculpture, une femme qui tient une espèce de manchon, et qui s’appuie sur un coffre, comme si elle allait tomber ; puis, contrairement à toutes les règles de l’iconographie, il a oublié de lui chausser les pieds. L’Avarice tenait autrefois une bourse et serrait précieusement des sacs d’argent dans un coffre-fort.

4o La Salamandre, qui vit dans les flammes, est le symbole du juste éprouvé par l’adversité, comme l’or dans la fournaise ; nous la trouvons figurée sur l’écu de la Justice. Une femme, pieds nus comme l’Avarice, tient à la main une balance peut-être inégale ; ce doit être l’Injustice. Mais nous n’avons pas à nous arrêter davantage sur ces deux bas-reliefs qui ont été refaits complétement dans le siècle dernier, ainsi que les quatre qui suivent.

5o La Sagesse ou la Prudence : sur son écusson, un serpent enroulé autour d’un bâton, comme on représente aujourd’hui le serpent d’airain.

La Folie : c’est un homme qui erre dans la campagne, les vêtements déchirés, les cheveux en désordre, tenant de la main droite peut-être une torche, et de la gauche un cornet dont il s’apprête à tirer des sons discordants.

6o L’Humilité, caractérisée le plus ordinairement par une colombe, l’est ici par un aigle au vol abaissé.

L’Orgueil ou la Témérité se montre sous la figure d’un homme emporté par un cheval fougueux, qui le jette à la renverse. Le cavalier, les cheveux épars, s’efforce vainement de se raccrocher à la crinière de sa monture.

À gauche les sujets anciens se sont mieux conservés :

1o La Force ou le Courage. Femme assise, portant par-dessus sa robe une longue cotte de mailles, la tête coiffée d’un casque en pointe avec un voile de mailles qui encadre tout le visage ; attitude pleine d’assurance ; dans la main droite, une large épée nue ; dans la gauche, un écu sur lequel passe un lion d’une fine sculpture. Sur le casque, se dessine un bandeau avec une fleur de lis au milieu.

La Lâcheté est un vice ; elle a de plus l’inconvénient d’être un ridicule. Le sculpteur du XIIIe siècle s’est diverti à la mettre en scène. Un homme se sauve à toute vitesse, regardant avec effroi en arrière ; il a laissé tomber son épée, dont le fourreau seul lui reste. C’est un lièvre qui le poursuit. Un oiseau sinistre, la chouette, perché sur un arbre, ajoute encore à la terreur de ce poltron.

2o Un bœuf occupe l’écusson de la Patience. La Colère, les cheveux flottants, s’irrite des représentations d’un moine, et va le chasser d’un bâton qu’elle tient à deux mains. Le religieux n’a pour défense que le livre saint qu’il porte sous le bras gauche.

3o Le blason de la Douceur est un agneau. La Dureté, orgueilleuse et injuste, femme couronnée, assise sur une espèce de trône, pousse en arrière et renverse de son pied gauche un suppliant, qui s’agenouille humblement devant elle.

4o La Concorde ou la Paix : sa main droite déroule une banderole sur laquelle ses yeux semblent lire ; sa gauche tient un cartouche où l’on ne voit plus que les débris d’une branche d’olivier ou d’un lis.

La mise en scène de la Discorde appartient au siècle dernier. Deux hommes, en vêtements courts, et les pieds nus, se battent à coups de poing. Un broc renversé atteste que l’ivrognerie a causé leur querelle.

5o L’Obéissance ou la Soumission montre sur son écu le plus docile de tous les animaux, un chameau accroupi. L’Esprit de Révolte se personnifie dans un homme qui refuse d’entendre les exhortations d’un évêque, et qui se retourne comme pour l’insulter. L’évêque, en chasuble, avec la mitre basse à double pointe et la crosse, tenait de la main gauche un objet qui a été détruit.

6o « Celui qui aura persévéré jusqu’à la fin, dit l’Apôtre, sera couronné. » Au centre de l’écusson de la Persévérance on distingue les vestiges d’une couronne suspendue.

L’Inconstance ou l’Indiscipline, c’est un religieux qui vient de quitter son monastère ; il retourne la tête avec inquiétude pour voir si personne ne le surveille ; son geste indique qu’il a pris son parti. Suivant une vieille locution, ce moine a jeté le froc aux orties. Il a laissé, on le voit, dans la cellule ou chapelle qu’il abandonne, son vêtement de religion, et une chaussure semblable aux bottes que certains ecclésiastiques portaient au chœur pendant l’hiver. La porte de l’édifice reste ouverte ; elle est longue et cintrée, ainsi que les fenêtres : petite arcature sur le côté, pignon très-bas, surmonté d’une croix, toiture disposée en losanges.

Des douze figures de vertus, il n’en est peut-être pas une qui n’ait subi quelque mutilation plus ou moins grave. Ainsi, elles tenaient, indépendamment de leurs écussons, d’autres attributs qui ont presque tous disparu. La Force et la Concorde conservent seules dans chacune de leurs mains les symboles qu’on leur avait donnés.

En dehors des ébrasures, mais à la même hauteur que les sujets allégoriques du stylobate, on remarque de chaque côté de la grande baie deux bas-reliefs carrés qui sont encastrés dans les contreforts, et qui paraissent rapportés d’ailleurs. Leur style accuse assez nettement le commencement du XIIIe siècle.

À droite, un personnage de grande taille, qui n’a plus ni tête ni bras droit, vêtu d’une tunique et d’un manteau, les jambes nues, appuyé sur une longue pique, traverse un torrent qui se précipite à travers des rochers ; un arbre est devant lui. Au-dessus, Job assis sur son fumier, les bras et les jambes envahis par les vers ; autour de lui, sa femme et ses trois amis, qui se montrent ici bien plutôt disposés à lui donner des témoignages de compassion qu’à tourner en dérision son infortune. On a pensé que le premier bas-relief devait se rapporter aussi à l’histoire de Job, et qu’il représentait le saint homme contemplant les ravages exercés sur ses terres par les torrents débordés. Je préfère bien avouer que, dans l’état actuel de la sculpture, toute explication m’échappe.

À gauche, Abraham debout près d’un autel carré ; un ange sortant d’un nuage pour lui parler ; à côté de l’autel, un fagot de bois, et un peu plus loin un buisson dans lequel s’embarrasse le bélier destiné au sacrifice. Les bras du saint patriarche, Isaac tout entier et une partie de l’ange manquent aujourd’hui. Le sujet du dernier bas-relief, placé au-dessous, est aussi rare que curieux. Un guerrier en cotte d’armes, coiffé d’un casque bas et pointu, tenant un bouclier, chaussé de longs éperons, franchit fièrement les degrés d’une terrasse crénelée pour mieux lancer un grand javelot contre un soleil flamboyant ; une coupole d’une forme tout orientale surmonte la tour quadrangulaire d’un édifice voisin. C’est Nemrod, qui, d’après d’antiques traditions ravivées dans les commentaires du Coran, monte tout armé sur une immense tour qu’il avait élevée, pour faire la guerre au ciel et à ses habitants[4]. On pourrait sans peine rattacher ces quatre bas-reliefs à la série des vertus et des vices : Nemrod personnifierait l’orgueil aveugle ou l’impiété poussée à ses extrêmes limites ; Abraham, la soumission absolue aux ordres de Dieu ; Job, la résignation et la confiance sans bornes en la miséricorde divine.

Cette interprétation s’éloigne un peu des explications bizarres qui ont été produites depuis le XVIe siècle, par les Hermétistes, Gobineau de Montluisant à leur tête. Job serait la pierre philosophale qui passe par les épreuves les plus diverses avant d’acquérir sa vertu finale ; Abraham, l’artisan, le praticien, Isaac, la matière dans le creuset ; l’Ange, le feu nécessaire pour la transformation. Un corbeau de pierre aurait l’œil fixé sur le lieu où les alchimistes ont enterré trois rayons du soleil, qui deviendront or au bout de mille ans révolus, et diamants après trois fois mille. Le savant Dupuis, dont l’intervention a pu, comme nous le disions, sauver ces sculptures, n’était guère mieux dans la voie du sens commun, quand il voyait ici la Vierge astronomique, le dieu Lumière, et dans le Christ accompagné des apôtres, le soleil qui monte à l’horizon entouré des signes du zodiaque.

Le stylobate des vertus et des vices, couronné d’une vigoureuse moulure, servait de base aux statues des douze apôtres. De minces colonnes, encore en place et coiffées de chapiteaux feuillagés d’une très-belle exécution, séparaient ces figures les unes des autres, et chaque statue s’abritait sous un dais composé de petits édifices d’une grande variété avec tours, pignons, murailles crénelées. Les apôtres, entièrement détruits en 1793, viennent de reprendre le poste qui leur appartient. Des chapiteaux ont été placés au-dessus des statues, comme sur les colonnes. On voyait encore, il y a peu de temps, les crochets de fer qui avaient servi à maintenir les anciennes figures. Il reste aussi un fragment, un seul, des anciens supports ; on y distingue un fragment de personnage prosterné et une tête de chien. Les supports des statues ont une certaine importance dans l’iconographie sacrée. Souvent ils aident à reconnaître et à nommer telle figure que rien ne caractériserait d’ailleurs. Il paraît que ceux des nouveaux apôtres ont été empruntés aux porches de Notre-Dame de Chartres ; on ne pouvait mieux faire, ne sachant plus quels étaient autrefois ceux de Paris. Nous pensons que l’on a recherché les rapports qui existaient certainement entre chaque figure d’apôtre et la vertu placée immédiatement au-dessous. Dans un monument comme la cathédrale de Paris, rien n’a été abandonné au hasard. La Foi devra se rencontrer au-dessous de saint Pierre, la Force ou le Courage avec son glaive au-dessous de saint Paul, et ce n’est certes pas sans raison.

Supprimés par Soufflot, les pieds-droits de la porte sont maintenant reconstruits. Les vierges sages, avec leurs lampes allumées et brillantes, les vierges folles, avec les leurs éteintes et renversées, y figuraient autrefois, comme dans une foule d’autres églises, les premières à la droite, les dernières à la gauche du Sauveur. Le sujet se trouvait ainsi tout indiqué. M. Pascal a mis beaucoup de finesse et de sentiment dans l’exécution des reliefs nouveaux. La parabole de l’Évangile met en action cinq vierges sages et cinq folles ; elles sont en pareil nombre à Notre-Dame. Au sommet de chaque pied-droit, dans un sixième compartiment, la porte du ciel, garnie de solides ferrures, s’ouvre pour les sages et se ferme pour les folles[5].

Le linteau, entièrement neuf, est supporté par quatre anges formant consoles. Le tympan se divise en trois zones. L’ogive de la porte du XVIIIe siècle en avait fait disparaître presque toute la zone inférieure et la partie médiane de la seconde. De la première on ne voyait plus que deux anges, trompettes en mains, que la restauration n’a pu laisser en place, obligée de chercher au linteau rétabli des points d’appui suffisants, mais qui ont été reproduits exactement sur le bas-relief nouveau. M. Toussaint a sculpté ici la résurrection des morts ; les sépulcres s’entr’ouvrent, et l’on en voit sortir, avec des expressions de terreur ou d’espérance, des personnes de toutes conditions. Dans le second rang du tympan, M. Geffroy Dechaume a replacé le pèsement des âmes, et quelques autres personnages qui manquaient de chaque côté du groupe central ; les parties neuves se sont tellement identifiées avec les anciennes, qu’on n’en fait plus la différence. Au milieu, l’archange Michel tient la balance. Dans le plateau qui se trouve de son côté, un petit personnage nu, représentant une âme, supplie les mains jointes. Dans l’autre, l’âme a déjà quitté la forme humaine pour revêtir celle de l’enfer. Un démon hideux s’empare de ce second plateau, qu’un démon plus petit, caché par-dessous, fait pencher traîtreusement à l’aide d’un crochet. À droite, la troupe des élus, en longues robes, couronnes en tête, la sérénité et le bonheur peints sur leurs visages, se dirige vers la demeure céleste. Les uns joignent les mains et lèvent la tête vers le Christ. D’autres sont en marche vers la voussure où se tiennent des anges chargés de leur servir de guides. Deux époux, qui viennent de se retrouver pour ne plus être séparés, se serrent affectueusement la main. Il y a dans leur attitude une expression charmante de tendresse mutuelle et en même temps de respectueuse gratitude pour le Christ, dont ils ne peuvent se résoudre à détourner leurs regards.

À gauche, une longue et forte chaîne tirée par un démon entraîne les réprouvés, la tête baissée, les yeux pleins d’angoisse et d’abattement. Une femme paraît la première, sans doute en expiation de la désobéissance d’Ève ; puis, le mauvais évêque, mitre en tête, des femmes mondaines coiffées de toques, des laïcs, un diacre en dalmatique, un roi couronné. Le clergé, la noblesse, le peuple, ont fourni leur contingent. Les personnages revêtus d’insignes sacrés sont plus atterrés et plus honteux que les autres. Un démon, pour hâter la marche, pousse les derniers par les épaules.

Au-dessus, le Juge suprême est assis sur son tribunal, avec la terre pour escabeau sous ses pieds. La draperie qui lui sert de vêtement laisse à découvert tout le côté droit. Le visage a une expression belle et sévère. La main gauche est ouverte et levée ; on y aperçoit le stigmate de la croix. La main droite, qui faisait sans doute le même geste, est restaurée. Nous n’insistons pas sur les détails, la nudité des pieds, la barbe, le nimbe croisé ; ils sont en tout conformes aux traditions de l’iconographie.

Deux grands anges, debout aux côtés du Christ, montrent les instruments de la Passion, dont la présence absout les uns et condamne les autres. L’ange de la droite porte dans une de ses mains, respectueusement recouverte d’une étoffe, trois clous de dimension énorme ; il tient dans l’autre la lance. L’ange de la gauche tient avec les deux mains nues une croix dont l’extrémité touche à terre. Le sculpteur aurait-il pensé que les clous qui ont percé les membres du Christ méritaient encore plus de vénération que la croix ?

Un peu en arrière des anges, la Vierge à droite, saint Jean l’Évangéliste à gauche, intercèdent à genoux et mains jointes pour les hommes. La Vierge porte la couronne, le voile, la robe et le manteau. Saint Jean est très-jeune, imberbe, vêtu d’une longue robe et les pieds nus[6]. Les Orientaux representent saint Jean l’Évangéliste très-avancé en âge, comme à l’époque de sa mort. L’Église latine préfère le voir toujours jeune, comme il était à la Cène et sur le Calvaire. Ce groupe de cinq figures, qui remplit l’ogive du tympan, est un des chefs-d’œuvre de la plastique du XIIIe siècle. On a pu en admirer toutes les finesses, au moyen des échafaudages dressés pour la réparation du portail. On s’est assuré aussi que la sculpture n’avait pas été exécutée sur place, mais dans l’atelier, ou sur le chantier, comme on dit en termes du métier.

La voussure est une des plus belles et des plus importantes qui existent. Elle n’a pas moins de six rangées de figures. Pour bien suivre le sujet, il est nécessaire d’en séparer le premier groupe ou personnage de chaque cordon, qui se rattache à la scène du jugement, quelquefois même aussi le second, et de réserver le surplus. Ainsi à droite, au premier cordon, deux élus, couronne en tête et mains jointes, qui ne paraissent qu’à mi-corps ; un ange debout, placé là pour accueillir les justes qui viennent à lui de la seconde zone du tympan. Au deuxième cordon, Abraham, assis entre deux arbres, exerçant la fonction qui lui est dévolue, de recevoir les âmes dans son sein, suivant les paroles de Jésus-Christ lui-même ; il tient des deux mains une nappe, où trois petites figures humaines, joignant les mains et vêtues de tuniques, représentent des âmes sauvées.

Au troisième cordon et au quatrième, deux patriarches assis ; le premier porte de la main droite une palme fleurie ; le second n’en a plus que le tronçon inférieur. Deux arbres croissent derrière chacun de ces personnages. Ce sont certainement Isaac et Jacob. Leur visage est barbu et leur tête accompagnée du nimbe. Les palmes sont le symbole de leur triomphe dans le ciel. Les arbres attestent que ces chefs choisis du peuple de Dieu sont nos ancêtres à la fois selon la chair et selon l’esprit. À chacun des deux derniers cordons, le cinquième et le sixième, deux groupes d’élus, composés chacun de trois figures, douze en totalité, souriantes, couronnées, sortent à mi-corps de petits édifices, images de la cité de Dieu, la Jérusalem céleste. Les femmes se distinguent des hommes à la longueur de leurs chevelures. Deux des édifices sont crénelés comme les tours mystérieuses de l’Apocalypse.

Nous avons à parcourir de la même manière les groupes inférieurs des six cordons, du côté gauche. 1o Au milieu des flammes infernales, une chaudière, sur les parois de laquelle rampent des crapauds, et dont l’intérieur est habité par d’affreux démons tout hérissés. L’un enfonce avec un croc dans la chaudière un damné qui vient d’y tomber. Un autre, armé d’un instrument semblable, attend un malheureux dont le corps, enveloppé de flammes, traverse en ce moment même, la tête en bas, une gueule pareille à celle d’un hippopotame. Les dents du monstre le broient au passage.

2o Groupe d’une énergie sombre et sauvage. Sur ce cheval pâle de l’Apocalypse, qui est lui-même une espèce de squelette et qui se cabre, la Mort, femme d’une maigreur affreuse et de formes repoussantes, les cheveux épars, les yeux bandés, une épée à chaque main. Elle portait en croupe l’Enfer, qui tombe à la renverse ; c’est un homme nu, horrible à voir, ses entrailles lui sortent du ventre, ses cheveux traînent dans la poussière.

3o Un entassement effroyable de démons, de serpents et de damnés.

4o Un personnage à cheval, imberbe, l’air insolent. L’attribut que tenait sa main gauche est un fouet. C’est un de ces cavaliers qui, dans la vision de saint Jean, sont envoyés pour dépeupler le monde, et qui se nomment la Guerre ou la Famine.

5o Un gros démon, tirant la langue, assis sur un monceau de damnés qu’il accable de son poids ; bouche horriblement fendue, oreilles dressées, anneaux de fer au cou et aux pieds. Un démon plus petit, mais peut-être encore plus laid, enfonce une barre de fer dans le corps d’un réprouvé. Un malheureux, en proie à mille tortures, debout, le visage, tourné vers la muraille, lève avec désespoir la tête vers le ciel, comme pour le maudire.

6o Groupe encore plus effrayant que ceux qui le précèdent. Démons armés de crochets de fer. Damnés jetés à la renverse, qui s’arrachent les cheveux, et s’entre-déchirent de leurs mains crispées, se servant ainsi à eux-mêmes de bourreaux, tandis que des crapauds s’acharnent à ronger leurs chairs. Un démon, debout au sommet du groupe, élève et montre avec un rire féroce un tableau sur lequel il écrit sans doute la condamnation des réprouvés. Ce prince de l’enfer bande un arc avec ses dents, et dirige une flèche sur le groupe des damnés. Le bois de l’arc est tenu par un autre démon. Un troisième diable perce un damné d’une lance ; il a une jambe de bois maintenue à sa cuisse gauche par une courroie.

Le démonographe de Notre-Dame a déployé une imagination singulière dans les formes de ses diables et dans l’invention de ses supplices. On croit d’ailleurs à tort que des indécences révoltantes se rencontrent dans les groupes de l’Enfer ; nous avons tout examiné avec une extrême attention ; il n’y en a pas ombre[7].

Au-dessus, la scène change ; les cordons de la voussure, à la gauche du Christ, aussi bien qu’à sa droite, ne sont plus peuplés que des anges et des saints qui forment la cour céleste. Les anges, au nombre de quarante-quatre, remplissent le premier et le deuxième cordon ; ils sortent à mi-corps de la voussure, et s’appuient sur la moulure torique qui en suit les contours, les uns des deux mains, les autres d’une seule. Ceux qui conservent une main libre, témoignent par leur geste leurs sentiments d’admiration. Ils ne sont pas rangés verticalement les uns au-dessus des autres, mais disposés côte à côte de manière à former une véritable auréole autour du Christ. Rien de plus fin, de plus charmant que toutes ces têtes juvéniles, pleines de naturel, de candeur, de grâce et de variété. Après les anges, la troupe des prophètes, au troisième cordon, composée de quatorze personnages assis. Le premier, à droite, est Moïse, et le premier, à gauche, son frère Aaron. Moïse a les deux tables de la loi dans la main droite ; la gauche semble avoir tenu une hampe qui n’existe plus, probablement le serpent d’airain ; des deux cornes de la tête il ne restait qu’une portion de la corne gauche. Aaron est coiffé d’un bonnet en pointe comme la tiare du moyen âge ; une aube et une tunique plus courte pour vêtement ; sur sa poitrine, le rational suspendu par un double cordon ; en sa main droite, un débris de la verge miraculeuse ; la main gauche en partie brisée ; sur le rational, les douze pierres, emblêmes des tribus d’Israël, rangées autour d’une plaque. Les autres prophètes tiennent des banderoles et n’ont aucun attribut caractéristique. Un seul, le cinquième à droite, est imberbe : à ce signe, on doit reconnaître Daniel. Chacune de ces figures est surmontée d’un dais, qui sert de socle à la suivante. Un mascaron, serré entre deux dais, occupe la pointe de l’ogive.

Seize docteurs assis succèdent aux prophètes, dont ils sont les interprètes et les commentateurs. Ils garnissent le quatrième cordon. Ce sont des prêtres imberbes, portant l’étole, vêtus de l’aube et de la chasuble. Trois ont des livres ouverts sur leurs genoux ; les autres tiennent des livres fermés. Jolis détails de costumes ; têtes pleines de gravité et d’intelligence. M. Didron a remarqué le premier, comme un fait digne d’attention, qu’à Paris, ville d’étude et de discussion, les docteurs ont à la cathédrale le pas sur les martyrs, contrairement à la règle le plus généralement suivie ; la science passe avant le dévouement.

Le cinquième cordon est attribué à l’armée des martyrs, dont les représentants sont au nombre de dix-huit, jeunes figures d’hommes, assises, imberbes, presque toutes uniformément vêtues de robes et de manteaux. Ceux qui ont gardé leurs mains entières, et c’est à peu près la totalité, tiennent la palme, signe de leur victoire, les uns de la main droite, les autres de la gauche. Les trois personnages les plus élevés vers le sommet de la voussure, deux d’un côté, un de l’autre, portent le manipule et la dalmatique au col galonné. Qui ne reconnaîtrait en eux les trois diacres si tendrement aimés de l’Église romaine, saint Étienne, saint Laurent et saint Vincent ? À la pointe de l’ogive, un petit mascaron comme celui du troisième cordon.

Les vierges ont la dernière place, au sixième cordon ; il y en a dix-huit. Elles sont assises, la tête ceinte d’un bandeau orné de pierreries. Chacune tenait soit de la main droite, soit de la gauche, quelques-unes même des deux mains, un cierge semblable à celui que le moyen âge donne pour attribut à sainte Geneviève. Comme ce dernier cordon se trouve le plus exposé aux injures du temps, les cierges sont tous à peu près détruits. L’attitude de quelques figures indiquerait que de leur main libre elles cherchaient à garantir la flamme. Une seule, la première à droite, n’avait plus de tête, elle vient d’être restaurée. Ces dix-huit femmes sont des modèles de dignité, de grâce et de modestie. Comme aucun attribut ne les distingue, nous nous abstiendrons de leur chercher des noms[8].

Les figures des trois derniers cordons sont abritées par de petits dais comme celles du troisième, excepté seulement les deux statuettes les plus élevées du sixième rang. Un rinceau d’un style plein de largeur encadre extérieurement l’ogive de la voussure ; ses retombées trouvent pour appuis, du côté du paradis, un personnage humain, à la pose tranquille, au visage souriant ; du côté de l’enfer, un singe grimaçant, vêtu d’une espèce de caleçon, les pieds et les mains armés de doigts crochus.

On remarque, à la grande porte que nous venons d’examiner, des traces nombreuses de coloration et de dorure, surtout dans la partie supérieure du tympan. Le nimbe du Christ y est encore complétement doré. Les Annales archéologiques de M. Didron nous fournissent, au sujet de la statuaire de cette porte et de la coloration des figures, un renseignement de la plus haute importance. C’est un extrait de la relation qu’un évêque de la grande Arménie, nommé Martyr, a laissé de son voyage en France, sous le règne de Charles VIII, entre les années 1489 et 1496. Le prélat résume ainsi ses observations sur Notre-Dame de Paris : « La grande église est spacieuse, belle et si admirable, qu’il est impossible à la langue d’un homme de la décrire. Elle a trois grandes portes tournées du côté du couchant. Entre les deux battants de la porte du milieu, le Christ est représenté debout. Au-dessus de cette porte est le Christ présidant au jugement dernier ; il est placé sur un trône d’or et tout garni d’ornements en or plaqué. Deux anges sont debout à droite et à gauche ; l’ange à droite est chargé de la colonne à laquelle on attacha le Christ et de la lance avec laquelle on lui perça le côté. L’ange qui est debout, à gauche, porte la sainte croix. Du côté droit est la sainte mère de Dieu agenouillée, et du côté gauche saint Jean et saint Étienne. Sur la voussure sont les anges, les archanges et tous les saints. Un ange tient une balance, avec laquelle il pèse les péchés et les bonnes actions des hommes. À la gauche, mais un peu plus bas, sont Satan et tous les démons qui le suivent ; ils conduisent les hommes pécheurs enchaînés et les entraînent en enfer. Leurs visages sont si horribles qu’ils font trembler et frémir les spectateurs. Devant le Christ sont les saints apôtres, les prophètes, les saints patriarches et tous les saints, peints de diverses couleurs et ornés d’or. Cette composition représente le paradis, qui enchante le regard des hommes. Au-dessus sont les images des vingt-huit rois, représentés la couronne en tête ; ils sont debout sur toute la longueur de la façade. Plus haut encore, est la sainte Vierge, mère du Seigneur, ornée d’or et peinte de diverses couleurs ; à droite et à gauche sont des archanges qui la servent. » Ce récit, on le voit, est d’une assez complète exactitude ; il vient confirmer sur plusieurs points l’interprétation que nous avons donnée de certaines figures, d’après les règles de l’iconographie. Les souvenirs de l’évêque l’ont seulement mal servi quand il a cru avoir vu, à la gauche du Christ, saint Étienne à genoux à côté de saint Jean. Il n’y a jamais eu dans la partie supérieure du tympan plus de personnages qu’il n’en reste aujourd’hui. Nous constatons avec orgueil que ce prélat d’Arménie, qui avait traversé tant de villes, visité tant d’églises avant d’arriver à Paris, et dont les yeux étaient accoutumés aux splendeurs de la liturgie orientale, proclamait merveilleuse entre toutes par sa structure, par son imagerie et par ses décorations de toute espèce, notre chère cathédrale.


  1. L’inscription gravée sur une plaque de cuivre, qui constatait que la première pierre de la porte neuve avait été posée au nom du chapitre, le 1er juillet 1771, a été retrouvée sous un des pieds-droits et envoyée au musée de Cluny.
  2. Cet usage de compter douze vertus principales, et de les représenter ainsi, se perpétua longtemps. En 1454, une grande fête fut donnée dans la ville de Lille par le duc de Bourgogne, Philippe le Bon. Douze vertus en satin cramoisi dansèrent au bal avec autant de chevaliers ; c’étaient des princes et des dames du plus haut rang. L’histoire ne nous dit pas si les chevaliers représentaient les vices dans ce singulier quadrille.
  3. L’abbé Lebeuf (Histoire du diocèse de Paris) indique, sans donner aucun détail, les figures des vertus et des vices. L’aire du portail se serait un peu exhaussée depuis la description succincte qu’il en a faite, si, comme il le dit, ces sculptures se trouvaient alors à sept ou huit pieds du sol. La rangée inférieure n’est guère élevée maintenant de plus d’un mètre cinquante centimètres.
  4. Nous devons ce renseignement à l’obligeance de M. Didron. Si nous voulions restituer à notre savant ami ce que nous avons puisé dans ses écrits ou dans ses discours, il nous faudrait citer son nom à chaque page. Ses Annales archéologiques, son Manuel d’iconographie chrétienne, son Histoire iconographique de Dieu nous ont fourni une foule de documents précieux.
  5. Nous reverrons ces vierges au porche de Saint-Germain l’Auxerrois. Si nous sortions de Paris, nous les retrouverions encore à Saint-Denis. À Rome, sur la façade de Sainte-Marie in Trastevere, les dix vierges accompagnent la mère de Jésus. La mosaïque dont elles font partie fut terminée au XIVe siècle, par Pietro Cavallini. On cite, au nombre des plus belles représentations de ce genre, les statues de la façade de Notre-Dame de Strasbourg.
  6. Afin de ne pas nous répéter indéfiniment, disons une fois pour toutes qu’à Notre-Dame les règles qui déterminent la forme des nimbes, et qui exigent que certains personnages aient les pieds déchaussés, sont d’ordinaire exactement observées. Nous signalerons seulement les exceptions.
  7. Nous ne pouvons mieux exprimer l’impression produite par ces lugubres figures qu’en citant ces deux vers de la Légende d’or, en l’histoire de saint Jean l’Évangéliste :

    Vermes et tenebræ, flagellum, frigus et ignis,
    Dæmonis aspectus, scelerum confusio, luctus.

  8. Après avoir énuméré les principales figures de la porte centrale, l’abbé Lebeuf assure qu’on y voit même des sibylles. Nous n’avons rien trouvé de pareil, et nous pensons que ce savant, qui voyait si bien, se sera cependant trompé une fois.