Des ressources agricoles de l’Algérie

Des ressources agricoles de l’Algérie
Revue des Deux Mondes, période initialetome 16 (p. 142-169).

RESSOURCES AGRICOLES


DE L’ALGÉRIE.




I. Colonisation et agriculture de l’Algérie, par M. Moll[1]
II. Documens divers.




Toute entreprise de colonisation n’est au fond qu’une affaire de commerce. Des considérations de politique abstraite, la noble pensée d’élargir le champ de la civilisation, peuvent séduire un peuple enthousiaste et chevaleresque ; mais il en faut venir tôt ou tard à consulter les chiffres, et la glorieuse croisade ne tarde pas à être abandonnée, du jour où elle ne laisse plus entrevoir que des sacrifices sans compensation. Cette vérité a été trop souvent méconnue dans les débats engagés au sujet de l’Algérie. Nombre de systèmes ont été produits à la tribune ou par le moyen de la presse : chaque théoricien s’est donné le plaisir de grouper les populations, de distribuer le sol, de bâtir des villages, de réglementer le travail ; mais ; comme presque toujours, on a négligé d’asseoir ces vagues projets sur la base ordinaire des opérations commerciales. Comme aucune tentative n’a été faite, du moins aux yeux du public, pour établir rigoureusement le devis des avances et des bénéfices probables, l’opinion est restée froide et muette, ne pouvant se prononcer entre ces systèmes qui ne s’accordaient que pour demander à la métropole des sacrifices, sans en montrer clairement les résultats. C’est ainsi qu’après seize ans de controverse, le gouvernement, les hommes politiques, disons mieux, le pays tout entier, sans distinction de parti, en est arrivé à un état d’indécision qui touche au découragement.

Si l’on veut saisir vivement les esprits, si l’on veut entraîner les hommes énergiques et hasardeux, les seuls sur lesquels on puisse compter, soit comme capitalistes, soit comme agens de travail, il faut traduire les théories par des chiffres et présenter l’œuvre de la colonisation africaine par le côté pratique et commercial. Nous savons que ce procédé est difficilement applicable quand il s’agit d’unie colonisation agricole, c’est-à-dire de la plus chanceuse de toutes les spéculations. La rente de la terre dépend bien moins de sa fécondité naturelle que des circonstances économiques dans lesquelles le cultivateur se trouve placé. Le prix de la main-d’œuvre, la facilité des transports, les débouchés plus ou moins avantageux, donnent la mesure du produit net. Or, dira-t-on, en Algérie, où tout est encore à créer, les bases manqueraient au calcul pour établir par évaluation le bilan d’une entreprise agricole. Nous répondrons à cette objection en rappelant ce qui se passe ordinairement dans la grande industrie. Que fait, par exemple, le spéculateur qui veut créer un chemin de fer ? Le tracé d’une ligne étant conçu, il dresse la statistique des départemens que cette ligne doit desservir, il constate les chiffres de population, l’importance commerciale des villes, le mouvement de circulation déjà établi, l’accroissement. qu’il est raisonnable d’espérer : au moyen de ces élémens, il suppute, en maximum et en minimum, les recettes probables de l’entreprise, non pas à son début, mais à l’époque où elle aura conquis toute sa clientelle. C’est d’après cette estimation du revenu, comparée aux frais d’établissement et de mise en train jusqu’au jour où le service sera en pleine activité, qu’il entrevoit si l’affaire est suffisamment attrayante, et dans quelle mesure elle autorise un appel de fonds aux capitalistes. Tel est, ce nous semble, le procédé à suivre pour provoquer l’exploitation agricole de l’Algérie. La culture des terres a été paralysée parce que le capital a fait défaut ; les capitalistes ne se sont pas présentés parce qu’un pays inculte, et dont les ressources sont encore problématiques, ne leur inspirait qu’une médiocre confiance. Brisons enfin ce cercle vicieux, et plaçons-nous hardiment dans l’hypothèse contraire. Supposons que le capital, abondamment répandu sur le sol algérien, y a attiré des ouvriers nombreux, et demandons-nous si les produits obtenus seront assez riches pour récompenser généreusement ceux qui coopéreront à l’œuvre africaine par leur argent, par leur intelligence ou par leurs bras. Au lieu de chercher une organisation, abstraction faite du résultat commercial, commençons par constater le revenu possible d’une manière abstraite, afin de voir ensuite quelle organisation ce revenu pourra solder. Ramené à ces termes, le problème nous paraît devoir être ainsi formulé : Une étendue territoriale étant donnée, et les meilleures conditions économiques étant acquises, quels résultats peut-on espérer d’une intelligente exploitation ?

Nous avons cherché les élémens de la solution dans les écrits les plus importans publiés sur l’Algérie, dans les documens officiels, les observations et les débats de la presse locale[2]. Une mention particulière est due au livre de M. Moll, professeur d’agriculture au Conservatoire des Arts et Métiers. Le cadre de cet ouvrage réunit un plan de colonisation et un cours d’agriculture coloniale résumant toutes les notions acquises jusqu’à ce jour. Nous nous réservons d’exposer les idées administratives de M. Moll dans une prochaine étude consacrée à l’analyse des systèmes proposés pour l’affermissement de la puissance française en Afrique. C’est l’agronome seulement que nous interrogerons aujourd’hui, et il nous eût été difficile de trouver un guide plus sûr et mieux accrédité. Déjà familiarisé, par une longue pratique en Corse, avec le genre de culture approprié aux climats méridionaux, un séjour de trois mois a pu lui suffire pour visiter les localités exploitables et pour recueillir les renseignemens des agens de l’autorité, des colons ou même des indigènes. Il n’est pas à craindre que M. Moll se laisse aller à l’illusion quand il évalue les ressources de notre colonie. Il ne dissimnule pas que la mise en culture du sol africain est, à ses yeux, une opération chanceuse, et que la métropole eût fait un placement beaucoup plus raisonnable en appliquant à l’amélioration de son territoire l’argent qu’elle prodigue pour utiliser sa conquête. Une crainte qui le préoccupe évidemment, bien qu’il ne l’exprime pas, est celle de susciter à notre chétive agriculture une concurrence dangereuse pour beaucoup de produits. Reconnaissant d’ailleurs que l’acquisition de l’Algérie est un fait irrévocable, il n’hésite pas à déclarer qu’on arrivera à compenser les charges de la conquête par la mise en valeur du nouveau domaine à l’appui de cette conviction, un tableau complet des cultures, l’analyse des procédés et des ressources de chaque opération rurale, composent un livre qui, indépendamment de son utilité pratique, est un des plus instructifs que l’on puisse lire sur l’état de notre colonie.

Commençons par constater un heureux privilège que possède l’Algérie. Elle n’excite pas en Europe ces terreurs bien ou mal fondées qui paralysent ordinairement les projets de colonisation. Placée dans cette zone intermédiaire qui nuit les pays tempérés aux régions intertropicales, son climat est celui des contrées qu’on a regardées de tout temps comme les plus favorisées de la terre. Sa température est celle de l’Andalousie, des Canaries, des états méridionaux de l’Union américaine, des plus heureuses provinces du Brésil. L’Européen qui débarque en Algérie avec son costume étriqué, son hygiène casanière, et surtout avec ses préventions contre le soleil d’Afrique, éprouve assez souvent une sorte de malaise qu’il attribue à une chaleur excessive. Cette illusion est naturelle. Il y a pourtant un témoin irrécusable auquel il faut s’en rapporter sur ce point : c’est le thermomètre. Des observations faites de 1837 à 1841, dans les principales villes du littoral, ont établi que la température flotte entre le 6e et le 35e degré centigrade, ce qui donne en moyenne la chaleur des mois d’été à Paris, c’est-à-dire environ 22 degrés centigrades. Constantine, Mamza, Mascara, Medeah, Milianah, et d’autres villes de l’intérieur, assises sur des plateaux élevés, présentent des conditions atmosphériques plus favorables encore. Ces villes n’appartiennent que d’hier à la civilisation, et déjà leur état sanitaire fait honte aux vieilles cités de l’Europe. La mortalité, dans les hôpitaux civils de Paris, est de 1 sur 10 et 1/3 malades. En 1844, pour 5,599 entrées dans les hôpitaux civils d’Alger, il y a eu 570 décès : la proportion est de 1 sur 9 1/2 ; mais il est à remarquer que la plupart des malades étaient des nouveaux venus non acclimatés ; dans 34 autres localités où des hôpitaux civils ont été ouverts, sur 10,869 Européens admis, on a compté 646 morts, c’est-à-dire 1 sur 17. La situation des hôpitaux militaires s’améliore d’année en année. D’après le dernier relevé, sur 103,862 admissions, il y a eu seulement 4,664 morts. En supposant que quelques-unes des victimes du climat eussent succombé après leur retour en France, le nombre des décès, dans la proportion de 1 sur 20, serait encore moitié moindre qu’à Paris[3]. Lorsque de larges cultures auront assaini les localités suspectes, que les plantations auront multiplié les ombrages, que les lois hygiéniques convenables au pays seront généralement connues et observées, l’Algérie ne tardera pas à acquérir une réputation de salubrité qui sera un attrait pour les travailleurs européens.

A ne considérer que la vertu productive inhérente à la terre, on peut classer l’Algérie au nombre des pays les plus fertiles du globe. Il n’est pas douteux que le Tell, placé dans les mêmes conditions de sol et de climat que les contrées les plus riches du bassin de la Méditerranée, pourrait fonder des cultures comme celles qui font l’orgueil du royaume de Valence, de la Lombardie, de la Campanie et de l’Égypte. L’humidité atmosphérique produite par la pluie est même répartie en Algérie d’une manière plus favorable que dans certaines contrées de l’Europe méridionale. L’hiver, doux et pluvieux, ne suspend pas la végétation et donne des récoltes lucratives ; les sécheresses d’été ne s’y prolongent pas pendant six mois, comme il arrive parfois dans la péninsule espagnole et dans la Provence. Il ne faudrait pas néanmoins que l’émigrant s’en rapportât aveuglément à cette appréciation générale, il en résulterait pour lui de tristes mécomptes. Si la nature est plus féconde dans les pays chauds, elle y est aussi plus capricieuse. A côté d’une végétation éblouissante de richesse s’étend une surface complètement dépouillée ; c’est que la première est nourrie par des eaux courantes ou par des nappes souterraines assez rapprochées de la superficie pour en conserver la fraîcheur, tandis que le terrain absolument privé du principe humide se calcine et acquiert une compacité qui lui ravit toute sa vertu. Le pays est-il montagneux et accidenté, comme le Tell algérien, l’inégalité de valeur est encore accrue par la différence des niveaux, des pentes, des expositions. Lorsqu’à ces causes naturelles s’ajoutent les effets d’une culture barbare, des ravages de la guerre, de l’envahissement des végétaux parasites et du désordre prolongé des élémens, il arrive qu’un territoire essentiellement riche n’offre plus néanmoins à l’exploitation qu’une faible partie de sa surface. On se fera une idée, d’après le relevé approximatif de M. Moll, des différentes natures de fonds dans la zone exploitable de l’Algérie. La superficie du Tell, étant évaluée à 15,400,000 hectares[4], se subdivise de la manière suivante


Hectares Proportion sur cent
Terres arables annuellement ensemencées par les indigènes, ou déjà mises en culture par les Européens 770,000 5
Herbages propres à être fauchés 770,000 5
Terrains plus ou moins bien engazonnés, mais propres seulement au pâturage, à cause des palmiers nains et autres obstacles 4,389,000 28,50
Forêts proprement dites 115,500 75
Forêts basses, hautes broussailles dont le feu n’a atteint que la lisière 169,400 1,10
Broussailles basses, dégradées par le feu 3,696,000 24
Espaces inondés en hiver et au printemps, mais pâturés en été 231,000 1,50
Marais proprement dits 23,100 15
Terrains nus, improductifs, sebghas ou petits lacs salés, rochers, sables, cours d’eau 5,236,000 34
TOTAL 15,400,000 100

La circonstance décisive pour le choix du territoire à exploiter est la facilité des irrigations. L’industrie agricole présente un phénomène dont les conséquences politiques n’ont pas été assez remarquées. Les pays méridionaux, dont la fécondité naturelle est la plus grande, sont ordinairement pauvres relativement aux contrées placées sous des climats moins généreux. Pour ne citer, par exemple, que les deux zones qui partagent la France, les départemens du nord sont beaucoup plus productifs et par conséquent beaucoup plus influens que ceux du midi. C’est que les régions humides où l’arrosage factice serait le moins nécessaire sont précisément celles où il est le plus facile et le moins dispendieux. L’avantage qu’on en tire, augmentant les bénéfices du producteur, lui permet d’accroître progressivement le capital consacré à l’amélioration de sa terre. Une marche en sens inverse a lieu dans le midi. L’arrosage y est rigoureusement nécessaire pour rendre au sol desséché sa vertu féconde ; mais la première mise de fonds pour un large système d’irrigation serait considérable, et le propriétaire est ordinairement pauvre. Son domaine mal exploité restant sans valeur, il ne peut espérer le secours des capitalistes étrangers. Peu à peu le découragement le saisit ; il perd le goût de la bonne agriculture, il s’en tient à une pratique routinière et misérable. Tel est le fait général, du moins dans les temps modernes où l’individu est livré fatalement à ses propres ressources. Les grands peuples des temps anciens, qui se développèrent presque tous sous les latitudes méridionales, comprirent si bien au contraire l’importance des irrigations, qu’ils en firent une loi d’existence sociale. Il semble même que, pour ces peuples, l’âge d’une splendeur presque fabuleuse ait été celui où l’on poussa au plus haut point l’art de féconder le sol par la distribution des eaux. N’est-ce pas aux plus belles époques de leurs annales que les Indous creusèrent ces prodigieux réservoirs dont l’un présente une ouverture de 13 kilomètres de longueur sur 5 de largeur, que les Chaldéens ouvrirent leurs fleuves artificiels, que les Égyptiens découpèrent en innombrables tranchées la vallée du Nil, que les Romains pratiquèrent leurs beaux travaux hydrauliques, que les Arabes, en arrosant l’Andalousie, la transformèrent en jardin ? Ces mêmes Arabes ont possédé pendant quarante ans un coin de la Gaule, et ils y ont laissé ces canaux du Roussillon qui font encore la fortune de l’un de nos départemens. Pour revenir enfin à l’Algérie, des canaux de navigation et d’arrosage, dont on suit les traces dans la Mitidja, des aqueducs romains que nos ingénieurs admirent à Stora, des bassins gigantesques creusés aux environs de Tlemsen par les rois maures de cette cité, sont autant de travaux dent l’exécution coïncide avec les époques qui ont vu fleurir la civilisation sur le littoral africain.

Arrive-t-il par exception qu’une terre soit suffisamment détrempée sous un soleil ardent, alors les résultats tiennent du prodige. « Si 2 de chaleur multipliés par 2 d’eau donnent 4 de produit, 4 de chaleur multipliés par 4 d’eau en donnent 16. » D’après ce principe formulé par M. de Gasparin et accepté par tous les agronomes, on conçoit que l’arrosage puisse décupler et même, en certains cas, centupler la valeur du sol dans les pays très chauds. Nous ne rappellerons pas le haut prix des terres arrosées dans le Milanais et dans les belles plaines du royaume de Valence. Nous ne citerons pour exemple que notre Algérie, où déjà les terres situées à proximité des villes et soumises à un système d’irrigation proportionné à la puissance du soleil ont acquis un prix excessif. « Aux environs d’Alger, dit M. Moll, et notamment dans la plaine du Hammah, quoique l’arrosage ne s’y fasse en majeure partie qu’au moyen de norias très défectueuses, cette seule circonstance que l’eau n’est qu’à quelques mètres de la surface suffit pour que l’hectare se loue 1,000 fr. et plus. » D’autres documens confirment que, dans un rayon assez étendu autour d’Alger, d’Oran et de Bone, la location de l’hectare a été poussée jusqu’à 1,600 francs.

Les Maures et les Kabiles sont les seuls qui pratiquent aujourd’hui l’arrosage : ils procèdent soit par submersion en barrant les cours d’eau, soit par infiltration en dirigeant un grand nombre de rigoles à travers le sol qu’ils veulent détremper. Si leurs moyens sont grossiers, c’est qu’il ne leur est pas permis de mieux faire. Un peuple sans gouvernement ne confie pas de grands capitaux à la terre : il lui suffit de vivre au jour le jour. Les indigènes savent néanmoins apprécier les bienfaits de l’irrigation. Lorsqu’en 1844, le génie militaire entreprit le barrage du Sig par ordre de M. le maréchal Bugeaud, on vit les tribus du voisinage protéger nos ouvriers et se présenter spontanément pour le transport des matériaux. Achevé aujourd’hui, ce grand travail subsistera comme un monument impérissable de la puissance et de la libéralité française. Une large mitraille, toute en pierres de taille liées par un ciment de pouzzolane factice, oppose à un courant impétueux une digue de 9 mètres en épaisseur sur un prolongement de 44 mètres. Encaissée entre deux berges abruptes, la rivière du Sig forme ainsi un bassin dont les eaux sont élevées à une hauteur suffisante pour fournir d’avril en septembre 3 mètres cubes d’eau par seconde, et arroser 15,000 hectares de terre. De tels résultats sont des victoires dont les bulletins mériteraient d’être plus connus, plus admirés par la France. On a dit avec raison que notre conquête, commencée par le sabre, ne serait achevée qu’avec la sonde ; c’est qu’en effet le sabre ne nous a donné que des déserts : les travaux qui feront jaillir l’eau sur ces terres brûlées leur donneront une force de production dont les laboureurs de nos meilleurs départemens français ne se font pas même une idée.

M. Moll a consacré une partie très considérable de son livre aux opérations hydrauliques. Selon lui, l’irrigation du sol algérien ne présenterait pas de grandes difficultés. La nature des eaux semble en général favorable. Les eaux saumâtres que l’on trouve assez souvent quand on creuse le sol à trois ou quatre mètres de profondeur, et qui, dans les terrains abaissés, forment ces lacs salés indiqués sur nos cartes par les noms de sebkha et de schott, ne deviennent une cause de stérilité que lorsqu’elles sont stagnantes. Au contraire, les ruisseaux salés présentent sur leurs bords une végétation si riche, que M. Moll incline à croire, contre l’opinion commune, que le sel est pour l’Algérie un élément de richesse. Les eaux qui proviennent des marais ne lui paraissent pas devoir être contraires à la végétation, et, quant à celles que l’on pourrait obtenir par des sondages, il serait facile d’en corriger la crudité en les exposant pendant quelque temps au contact de l’air. Dans la petite et la moyenne culture, diverses espèces de barrages d’une exécution facile et peu dispendieuse formeraient des réservoirs naturels pour l’alimentation des canaux d’arrosage pendant les sécheresses. Dans les grandes exploitations, les réservoirs, construits avec des matériaux durables, devront être servis par les moteurs puissans qui obéissent au génie européen. A la noria des Arabes, au grossier manège de nos paysans, on substituera des machines à vapeur, qui, suivant les essais faits en Provence, peuvent fournir pour 20 francs le volume d’eau nécessaire à l’arrosement d’un hectare pendant toute la saison, tandis que, dans le midi, de la France et dans le Piémont, la même quantité se paierait le double. Les difficultés de l’irrigation seront encore simplifiées, si, comme une invention récente le fait espérer, on obtient promptement et à peu de frais des eaux jaillissantes par le forage des puits artésiens. Un temps viendra où un large système de travaux hydrauliques appliqué à l’agriculture sera entrepris par le gouvernement, comme œuvre d’utilité publique. En attendant, il faut que les colons se persuadent qu’ils peuvent obtenir de très beaux résultats en utilisant les ressources qui se trouvent naturellement à leur portée. Un arrosage incomplet, suspendu en été par le dessèchement des sources et des torrens, solderait déjà richement les frais qu’il aurait occasionnés. « Avec cette irrigation, dit M. Moll, on aura deux coupes de foin, et trois ou quatre de luzerne au lieu d’une : on pourra retarder la plantation ou la semaille, et, partant, la récolte de beaucoup de plantes, ce qui augmentera le produit. » On le voit par cet exemple, donner la terre aux immigrans, c’est leur donner peu de chose ; leur procurer l’eau, c’est assurer leur fortune.

Au début de la conquête, l’Algérie n’apparut aux imaginations françaises qu’à travers les souvenirs de l’éducation classique. On se réjouit de posséder cette Afrique qui avait été l’un des principaux greniers du monde romain, et l’on ne douta pas que la culture des céréales ne devînt une source abondante de richesses. Cette illusion fut fatale aux premiers colons. L’instinct de la spéculation agricole est malheureusement rare en France : nos petits laboureurs croient naïvement qu’il suffit d’obtenir des produits pour réaliser des bénéfices, et ils tourmentent machinalement la terre sans s’inquiéter de l’état du marché. Les premières récoltes obtenues en Afrique par les Européens devaient inévitablement être renchéries par les frais extraordinaires d’installation et de défrichement, par la cherté de la main-d’œuvre, la difficulté des transports, les mécomptes de l’inexpérience. Les blés d’origine européenne, qu’il aurait fallu vendre au moins 25 francs l’hectolitre, rencontrèrent sur les marchés algériens les blés arabes au prix moyen de 10 francs. Le désenchantement fut cruel. Dans le premier moment de stupeur, les colons déclarèrent que la culture des céréales ne pouvait pas donner lieu à une exploitation profitable, aveu dont les ennemis de l’Algérie s’emparèrent pour en faire leur principal argument contre notre conquête. D’excellens esprits sont restés sous cette impression. M. Moll lui-même répète à plusieurs reprises que les colons ne doivent s’appliquer à produire les farineux que dans la mesure de leurs propres besoins ; que, loin d’avoir à spéculer sur l’exportation des blés, il ne faut pas même songer à disputer aux indigènes l’approvisionnement des villes maritimes et des places de guerre.

Malgré l’autorité du savant agronome, nos colons auraient grand tort, ce nous semble, de prendre son conseil à la lettre. La concurrence des indigènes, inquiétante sans doute, n’est pourtant pas de nature à décourager nos producteurs ; elle peut restreindre le marché, mais non pas l’accaparer. L’agriculture de l’Arabe est encore celle des âges primitifs ; son domaine est immense, relativement aux forces dont il dispose ; l’espace n’est rien pour lui. Il est rare qu’il exploite deux années de suite le même terrain. Entre les premiers jours de juillet et la fin de septembre, il fait choix d’un champ depuis long-temps abandonné, où d’épaisses broussailles, où de hautes herbes annoncent que le sol, suffisamment reposé, a repris sa vigueur : il nettoie cette terre par le feu, qui souvent, pour le malheur de la contrée, s’étend bien au-delà de l’espace destiné à la culture. Les cendres, les débris calcinés, détrempés par les fortes pluies d’automne et mêlés avec la boue, forment une sorte d’engrais pâteux. Dans les terrains qui n’ont pas été défoncés depuis long-temps, on favorise ce mélange par un premier labour. À partir du 15 novembre jusqu’à la fin de l’année, c’est le temps des semailles. La semence est jetée à la volée, dans la proportion moyenne d’un hectolitre par hectare, c’est-à-dire moitié moins de ce qu’on emploie communément en France ; puis on tâche de recouvrir cette semence par une légère façon donnée au sol. La charrue africaine est inférieure aux instrumens grossiers et défectueux de nos départemens les plus pauvres : conduite avec négligence, cette charrue effleure le sol en dessinant des sillons incorrects, dont la plus grande profondeur est de 10 centimètres. Après cette opération, l’Arabe attend la moisson, qui lui procure par hectare de 10 à 12 hectolitres d’un grain chétif et racorni. Or, si l’on considère qu’un seul Arabe peut cultiver de la sorte environ 16 hectares, on comprendra que, dans les bonnes années, les blés indigènes soient offerts à des prix excessivement bas.

Il est évident néanmoins qu’un système de culture aussi sauvage est limité, que les indigènes ne sauraient établir une concurrence régulière, et proportionner leurs produits aux besoins toujours croissans des étrangers. Leurs prix de vente se rapprochent peu à peu des cours du commerce européen[5]. Le prix moyen de l’hectolitre de blé a été l’année dernière de 17 fr. 10 cent. à Alger, de 20 fr. à Mostaganem, de 21 fr. à Mascarah, de 30 fr. à Bouffarik. Quoique considérable, l’offre des indigènes est insuffisante, et d’ailleurs trop irrégulière pour qu’on en fasse la base de l’approvisionnement. Les Arabes ont apporté sur les vingt-cinq marchés algériens 132,046 hectolitres de blé en 1844, et l’année suivante 203,785 hect. Il y a à déduire sur ces apports la portion livrée à la vente pour la consommation des Africains établis dans les villes. L’excédant, s’il y en a, ne représente plus qu’une très faible portion de la consommation européenne ; en effet, la population civile et militaire, population composée presque entièrement d’adultes, s’élève à plus de 210,000 têtes : évaluer ses besoins à 420,000 hectolitres, ce serait peu dire pour un pays où la mouture, très défectueuse, cause une déperdition énorme. Aussi l’approvisionnement repose-t-il en grande partie sur les farines envoyées par le commerce de Marseille. 142,000 quintaux métriques d’une valeur de 2,800,000 francs et 47,298 hectolitres de grains ont été ainsi expédiés de France, sans compter les importations directes des autres pays. Cette situation se trouve résumée dans un mémoire récemment adressé au roi par un témoin respectable autant que zélé. « Nous sommes aujourd’hui en Afrique, dit l’abbé Landmann, près de (il faudrait dire plus de) 200,000 hommes, civils et militaires, et, dans le cas d’une guerre maritime qui intercepterait pendant six mois seulement les arrivages dans nos ports, nous serions réduits à une affreuse famine. Tout le blé nous vient de la mer Noire[6]. Sans ce blé, il y a long-temps que nous aurions été obligés d’abandonner l’Algérie ; sans lui, un très grand nombre de tribus arabes n’auraient pas eu, il y a deux ans, un morceau de pain à manger. « Nous croyions, dirent plusieurs cheiks à M. le gouverneur-général, qu’en ne cultivant pas, nous vous forcerions à quitter le pays ; mais nous voyons bien maintenant que c’est nous qui, sans votre blé, aurions été les victimes de cette mesure. » Une autre preuve de l’insuffisance de la production indigène en céréales est le prix élevé du pain dans presque toutes les villes de l’Algérie. D’après le dernier relevé annuel, les cours ont varié entre 40 et 60 centimes le kilogramme, prix que la vente au détail n’atteint pas à Paris.

La concurrence des indigènes cessera donc peu à peu d’être un épouvantail pour nos colons. Déjà l’un d’eux vient de déclarer, dans une brochure publiée récemment, que, les laboureurs africains n’étant plus à craindre, le salut de la colonie serait assuré si l’on éloignait par des taxes prohibitives la concurrence des blés extérieurs. L’instant est mal choisi pour solliciter un pareil monopole. Rien ne nous prouve d’ailleurs qu’il aurait l’excuse de la nécessité. M. Moll nous apprend qu’avec un hectolitre et demi de semence confiée à une bonne terre, bien fumée et arrosée, s’il est possible, trois ou quatre fois, on doit récolter par hectare 20 à 25 hectolitres d’un grain bien nourri. Cette espérance n’est-elle pas magnifique ? Elle atteint dès le début les puissans résultats de l’agriculture anglaise, qui multiplie la semence par 22. Deux départemens où la population exubérante fournit très abondamment l’engrais, le Nord et la Seine, atteignent seuls ce chiffre. Pour la France entière, la moyenne est de 12. Avec les procédés économiques indiqués par M. Moll pour les semailles, la moisson et le battage des grains, avec le perfectionnement des moyens de transport, n’arriverait-on pas à produire la première des denrées commerciales à des conditions qui permettraient de défier la concurrence locale ou extérieure ? La réponse ne nous paraît pas douteuse.

D’autres céréales donneront des résultats non moins encourageans. L’orge, qui fournit la paille la meilleure et la plus abondante, et dont le grain est la principale nourriture des chevaux en Algérie, promet en bonne culture, suivant M. Moll, un rendement beaucoup plus considérable encore que le froment. 30 à 40 hectolitres par hectare, à un prix moyen établi, d’après les derniers cours, entre 10 et 15 fr., constitueraient un revenu brut très élevé. On avait compté sur la culture du riz, qui, en effet, réussirait à merveille, et donnerait les plus beaux, bénéfices ; mais peut-être sera-t-il prudent de l’interdire pour cause d’insalubrité. Nos cultivateurs trouveront des dédommagemens dans la culture du maïs et de divers autres granifères qu’ils devront essayer pour la vente ou pour la basse-cour.

Les farineux, les légumes, les racines, qui fournissent en Europe la principale alimentation des classes pauvres, réussissent parfaitement bien en Algérie. On en peut tirer d’excellens produits de vente : si la pomme de terre, par exemple, est moins abondante qu’en France, elle trouve sur les marchés un débit facile et un bon prix. Quoique ces cultures soient indispensables pour varier la nourriture des ouvriers de la ferme et accélérer l’engraissement du bétail, elles ne constituent, aux yeux des grands spéculateurs, qu’un accessoire. La vraie richesse de la France africaine, ce sont ses prairies naturelles, ses magnifiques herbages qui se développent spontanément dans presque tous les lieux dès que l’on y cesse la culture régulière. Les agriculteurs des plus fertiles contrées de l’Europe ne peuvent assez admirer cette fière végétation qui, dans les terrains bas et froids, s’élève parfois jusqu’à hauteur d’homme. Même dans les conditions les moins favorables, les pentes dégradées des collines, les plateaux sans abri conservent jusqu’aux premières chaleurs un gazon abondant et savoureux. Pendant la saison plus froide, la tiède humidité de l’atmosphère entretient naturellement des pâturages semblables à ces prairies hivernales de la Lombardie qu’on crée à grands frais au moyen d’une savante irrigation. La chaleur dévorante des trois mois de sécheresse peut être conjurée : un arrosage bien distribué accélère même la végétation en proportion de l’ardeur du climat. « J’ai entendu parler, dit M. Moll, d’herbages bien arrosés qu’on avait pu faucher tous les quinze jours pendant l’été, et qui avaient donné ainsi des produits qui sembleraient fabuleux pour la France. » Ces dons naturels de la terre n’empêchent pas la création des prairies artificielles. En Europe, les espaces spécialement réservés pour la récolte des foins ont ordinairement besoin d’être fumés. En Algérie, toutes les prairies, étant d’une végétation assez vive pour être livrées au pâturage, n’exigent aucune dépense, puisque le bétail engraisse les champs où il séjourne. Ajoutons enfin que la fenaison, très difficile aujourd’hui pour nos colons, deviendra au contraire moins dispendieuse en Afrique que dans nos climats capricieux. Moins de précautions y sont nécessaires : la main-d’œuvre y sera beaucoup moins onéreuse, parce que l’époque de ces travaux, au lieu d’être restreinte à quinze jours comme dans le nord, s’étend à plus de deux mois, le temps de la maturité étant déterminé dans un pays constamment chaud par la plus ou moins grande humidité des terrains.

Malgré ces promesses brillantes, les ennemis de notre colonie s’obstinent à dire que les prairies naturelles ou artificielles ne seront jamais d’un bon revenu, et que l’élève du bétail restera sans profit en raison du haut prix des fourrages. La société agricole d’Alger a en effet publié récemment un mémoire pour établir le prix de revient des foins à raison de 8 fr. 40 cent. par.100 kilogrammes, et pour demander que le gouvernement veuille bien faire ses achats à raison de 9 fr. 50 cent, dans l’intérêt de la colonie naissante. Exploitant elle-même avec l’aide des troupes une certaine partie du domaine, profitant d’ailleurs des offres faites par les indigènes, l’administration militaire a dicté le prix de 7 fr. 50 cent. La prime réclamée par nos colons n’est évidemment qu’une indemnité temporaire. Faut-il s’étonner qu’ils ne puissent pas encore soutenir la double concurrence de l’intérieur et de l’extérieur ? Les travaux n’ont pas encore été organisés ; non-seulement la main-d’œuvre est très chère, mais nos laboureurs, appliquant à l’Algérie la pratique française, emploient cinq à six ouvriers pour la fenaison, lorsque, suivant M. Moll, un seul devrait suffire. Enfin la cherté et la difficulté extrême des transports élèvent considérablement le prix d’une marchandise très volumineuse ; mais, nous le répétons, ce surcroît de dépense n’est qu’un accident qui doit cesser par le fait d’une intelligente colonisation. Déjà, malgré tous les obstacles, les fourrages récoltés par les Européens représentent une valeur de 2,500,000 fr.[7]. Qu’on suppose un sol convenablement arrosé, des bras toujours disponibles à des conditions équitables, des communications sûres et peu coûteuses, et on comprendra que les prairies algériennes deviendront, comme dans toutes les bonnes fermes, la base du revenu. En France, le produit brut d’un hectare de pré est évalué en moyenne à 110 fr. Dans les départemens riches, l’hectare, estimé à 4 ou 5,000 fr., doit payer l’intérêt de cette somme, indépendamment de l’impôt et de la main-d’œuvre. Si ce genre d’exploitation est considéré comme très profitable, pourquoi n’en serait-il pas de même en Algérie, où la terre, beaucoup plus féconde, ne coûte presque rien, où les prix de vente sont à peu près ceux de la métropole ?

Nous ne nous arrêterons pas à examiner présentement si la culture des plantes commerciales est possible, si elle doit être profitable au début de la colonisation. Soutenir, d’une part, que la France africaine ne peut prospérer que par les produits de grand commerce, et démontrer, d’autre part, que ces produits ne pourront être obtenus que lorsque la population coloniale sera nombreuse et bien assise, c’est enfermer la discussion dans ce cercle vicieux où elle a été si long-temps impuissante. Il s’agit ici seulement, nous le répétons, de constater les ressources du sol africain d’une manière absolue. Nous savons que les plantes employées dans les manufactures exigent beaucoup d’engrais, des connaissances spéciales, une manipulation régulière et quelquefois compliquée, un courant d’exportation bien établi, et que par conséquent il serait hasardeux pour une colonie naissante de débuter par ces cultures ; mais nous nous plaçons dans l’hypothèse où des conditions favorables auraient été assurées par l’accord du gouvernement et des spéculateurs. La réussite des plantes oléagineuses, comme le colza et le sésame oriental ; n’est pas douteuse en Algérie. M. Moll pense néanmoins que ces produits sont d’un intérêt médiocre dans un pays où l’olivier est très commun. Il recommande au contraire d’essayer le ricin, qui donnerait des profits, en raison de la facilité de sa culture, si son huile abondante, utilisée seulement en pharmacie, pouvait être employée à la fabrication du savon. Le directeur de la pépinière d’Alger a pourtant publié sur le sésame des calculs bien séduisans. Cette graine, dont la France achetait pour 8 à 10 millions avant la dernière révision du tarif, a fourni par hectare 1,475 kilogrammes ; à raison de 50 francs par quintal métrique, ce serait une valeur de 707 fr., qui, déduction faite des frais de culture estimés à 259 fr., laisseraient en produit net 478 fr. On cite encore, parmi les cultures lucratives, le pavot blanc, dont on tire l’opium : un are donne, dit-on, jusqu’à 30 ou 40 fr. de revenu. M. Moll ne pense pas que la garance puisse être cultivée en Afrique avec plus d’avantage que dans le midi de la France. La récolte de l’indigotier n’est lucrative que dans les bonnes années. Quant à la canne à sucre, il est certain qu’elle pourrait être naturalisée ; mais le succès de l’industrie sucrière dépend bien moins de la fécondité de la terre que du travail de l’atelier. Bien des années se passeraient avant que les sucreries africaines fussent montées de manière à rivaliser avec les grandes manufactures des Antilles et les usines de nos départemens du nord. Au surplus, si les colons étaient tentés de faire un essai, la canne à sucre leur offrirait, comme dédommagement, un fourrage abondant et d’excellente qualité.

Dans un pays dont la salubrité ne doit pas être compromise, il importe de surveiller les entreprises qui menacent la santé publique. Quelques personnes pensent donc que la culture du lin et celle du chanvre devront être restreintes à cause des inconvéniens du rouissage. Si diverses méthodes de macération proposées en ces derniers temps reçoivent la sanction de l’expérience, l’Algérie fournira facilement à nos manufacturcs les filasses qu’on demande aujourd’hui au commerce étranger. Deux produits intéressent particulièrement l’avenir de notre colonie, parce qu’ils deviendront la base des plus grandes spéculations : ce sont le coton et le tabac. Une somme de 140 millions, la huitième partie de ce que la France achète à l’étranger, est consacrée chaque année à l’acquisition des cotons en laine et des tabacs en feuilles. L’Afrique française peut fournir abondamment ces deux substances, et en qualité supérieure. Les bénéfices qu’on entrevoit dans le cas où ces exploitations deviendraient florissantes suffiraient pour indemniser la métropole de ses sacrifices. Pourquoi aucune tentative capable de frapper l’opinion publique par ses résultats n’a-t-elle encore été faite ? Les agriculteurs répondent par leur éternelle objection. Pour le coton, si les circonstances physiques sont évidemment favorables, il n’en a pas encore été de même des circonstances économiques. La récolte du coton, à mesure que s’ouvrent les capsules, dure quatre mois. Ce genre d’opération, réservé en Amérique aux femmes, aux enfans, aux esclaves infirmes, ne pourrait être exécuté en Algérie que par des laboureurs adultes, loués à la journée et à très haut prix. L’égrenage et l’emballage exigent aussi des machines assez dispendieuses et des ouvriers spéciaux. Les tabacs algériens, supérieurs à ceux qu’on tire du Levant, et peut-être égaux, dans certaines localités privilégiées, aux meilleures qualités de la Havane, fournissent deux récoltes par an. Trois variétés désignées par les inspecteurs du gouvernement sont d’une qualité si exquise, que l’administration offre de les payer 130 fr. les 100 kilog. de feuilles, tandis qu’elle achète le Virginie à moins de 40 francs. Il est reconnu aujourd’hui qu’un hectare peut produire 40,000 plantes à vingt feuilles chaque, ou 800,000 feuilles, du poids de 2,000 kilogrammes ; au prix moyen de 110 fr. par quintal, c’est un revenu brut de 2,200 fr., sur lesquels il y a seulement 600 fr. à déduire pour frais de culture ; reste en produit net 1,600 francs. Malgré ces brillantes espérances, la terre reste couverte de broussailles, parce que la confiance n’existe pas, parce que les petits propriétaires, livrés à eux-mêmes, ne peuvent rien entreprendre, parce que les bons ouvriers ne répondront qu’à l’appel des grands capitalistes, et que ceux-ci n’obéiront qu’à l’impulsion du gouvernement[8].

Pour les laborieux Kabiles, pour les Maures industrieux et patiens, la culture des arbres à fruit compose le meilleur revenu. A plus forte raison en doit-il être ainsi pour nos colons, puisque les plantations bien ordonnées ne restreindront pas l’espace destiné aux autres substances nutritives. La force du soleil est telle en Afrique, que l’ombrage modéré est plutôt nécessaire que nuisible aux humbles végétaux, de sorte que de grands arbres, convenablement espacés, abriteront d’abondantes récoltes de grains, de racines et de fourrages. Il suffit d’observer que les jeunes plants soient distribués en lignes, à intervalles égaux de 12 à 15 mètres. La régularité des plantations est nécessaire pour que les arbres ne soient pas offensés par les labours donnés avec les instrumens attelés : un intervalle de 6 à 8 mètres serait suffisant si le terrain n’admettait pas les basses cultures. Des plantations de ce genre, qui exigeraient en beaucoup de pays des avances considérables, occasionneront peu de frais en Algérie. Les broussailles qui couvrent aujourd’hui le quart du terrain dévasté contiennent en très grand nombre des sauvageons d’oliviers, de figuiers, de citronniers, et de la plupart des arbres à fruit. Le colon intelligent et soigneux, après avoir reconnu les tiges qu’il veut conserver, défriche le terrain, sinon complètement, au moins dans un rayon convenable autour de chaque pied ; il anoblit ces arbustes par la greffe, il les transplante au besoin pour les distribuer à intervalles égaux : c’est ainsi qu’on a déjà vu des broussailles impénétrables se transformer en plantations verdoyantes. Avec les soins que M. Moll recommande, un praticien habile pourrait même créer une pépinière et en tirer un bon revenu.

Le premier de tous les arbres, celui dont les anciens ont fait l’emblème de la paix, est, en Afrique, le plus vivace et le plus généreux : c’est l’olivier. Ou le foule aux pieds dans les broussailles : dans les endroits long-temps épargnés par le feu, il se développe spontanément en épaisses forêts et donne des fruits sauvages qu’on peut néanmoins utiliser. Il n’a pas à craindre le froid, les insectes, les maladies qui rendent son produit incertain dans le midi de la France. Sa multiplication est facile, sa croissance rapide ; avec de bons soins, une plantation entre en rapport au bout de cinq à six ans. Les Kabiles ne savent ni greffer, ni tailler, ni fumer l’arbre précieux. Ils lui accordent rarement l’arrosage ; ils l’attaquent à grands coups de gaule pour lui ravir ses fruits ; ils laissent pourrir à moitié les olives et les écrasent entre deux pierres ; puis ils compriment le marc à la main pour en extraire l’essence goutte à goutte. Conservée salement dans des jarres de pierre ou dans des outres de peau de boue, cette huile y contracte une âcreté qui en fait un objet de dégoût pour les Européens, de sorte que celle qu’on exporte ne peut être utilisée que pour la fabrication des savons. D’ailleurs, la production des Arabes est très irrégulière : ils ont mis en vente 1,623,190 litres d’huile en 1844, et seulement 19,639 en 1845. Qu’à la pratique sauvage des indigènes succèdent les soins assidus, les manipulations économiques de nos départemens méridionaux, et une source de richesses sera ouverte. En France, où les conditions physiques sont médiocrement favorables, le revenu d’un hectare d’olivette est évalué en moyenne à 90 francs. M. Moll estime qu’en Algérie, en plantant 83 pieds par hectare dans un champ ensemencé, on obtiendrait dans dix ans un revenu d’environ 50 francs, sans préjudice du produit de ce même hectare en céréales ou en herbages ; mais il ajoute que le rendement s’élèverait progressivement avec le temps : il en juge pour avoir vu dans les environs d’Alger et de Bone beaucoup d’oliviers dont le produit annuel était de 10 à 12 francs par arbre. En réduisant à moitié, au quart, si l’on veut, ce chiffre éblouissant, il sera encore permis d’espérer que l’Algérie fournira un jour à sa métropole les 30 à 40 millions d’huiles comestibles et officinales que nous achetons aujourd’hui en Sardaigne et en Espagne. La confiance en ce genre de revenu est déjà même si bien établie, qu’une propriété dans laquelle on avait fait greffer 22,000 oliviers[9] vient d’être vendue 500,000 francs.

C’est pour les orangers et pour les citronniers que les indigènes réservent toute leur science agricole. Ces arbres, en effet, l’emporteraient sur l’olivier même, si leurs produits étaient, comme l’huile, de nécessité première et d’une vente illimitée. Les Maures les plantent dans des vergers, au milieu desquels ils creusent un bassin avec des rigoles d’irrigation qui communiquent, par un plan légèrement incliné, au pied de chaque arbre. Dans un sol très riche, une plantation de six ou sept ans commence à donner des produits. Quand l’oranger a pris toute sa force, le revenu devient considérable[10]. Sans parler des ressources qu’offre la distillation des fleurs, il n’est pas rare qu’un seul pied donne jusqu’à cinq mille oranges d’une beauté, d’une qualité sans égale peut-être dans le monde. Et pourtant la force de la routine est telle en agriculture, que beaucoup de nos paysans transplantés en Afrique ne s’aperçoivent pas qu’un seul de ces arbres aux pommes d’or vaut mieux qu’une vingtaine de pommiers ou de pruniers maigres et altérés.

Dans la persuasion où nous sommes que l’Algérie ne prospérera que quand la grande spéculation s’intéressera à elle, nous n’avons à signaler que les arbres qui donneront des produits d’exportation. À ce titre, le figuier et l’amandier obtiendront une place importante sur le sol africain. Il ne manque au figuier de l’Algérie qu’une culture convenable pour valoir les meilleures qualités de la Provence. La dessiccation des figues, opération fort simple qui est déjà la principale occupation des tribus voisines de Mostaganem, aura pour avantage d’utiliser les enfans de nos fermes, circonstance heureuse qui augmente le bien-être des familles ouvrières sans exagérer le salaire des adultes. La culture de l’amandier est peu lucrative en France, parce qu’il est rare que l’arbre n’y soit pas attaqué par la gelée pendant sa floraison ; n’étant pas exposé aux mêmes dangers dans l’Algérie, il promet à nos colons pour l’année commune autant que rendent les bonnes années dans les départemens du midi. Le bananier, qui a le privilège de produire dès la seconde année, dont la tige fournit une filasse avec laquelle on espère fabriquer du papier[11] et dont les grappes gigantesques se vendent à Alger même de 10 à 20 fr., selon le nombre des bananes que le régime présente, réussira parfaitement, quand on pourra lui fournir des arrosages abondans avec une situation chaude et abritée. Le dattier, sans lequel le Sahara serait inhabitable, offre l’avantage d’utiliser les lieux qu’une chaleur excessive rendrait peu propres aux autres travaux. M. Moll recommande aussi l’introduction du houblon, qui a toutes les chances de réussite, et dont la métropole pourrait demander pour un million par an, sans préjudice des ventes faites directement aux brasseries algériennes. Avec le temps, beaucoup de végétaux négligés aujourd’hui fourniront des revenus accessoires dont le total ne sera pas sans importance pour les grandes propriétés. Si, comme on le propose, les nombreuses variétés du bambou sont introduites dans les régions marécageuses qu’elles contribueront à assainir, cette précieuse acquisition deviendra peut-être l’élément d’une industrie spéciale, comme en Chine, où le bambou se transforme en nattes, en paniers, en meubles élégans et légers, quoique très solides, en plumes et en papiers pour les écrivains, en lattes et en solives pour les constructions. Le végétal le plus commun de tous en Algérie, celui qui sert à enclore les champs, comme chez nous les épines et les ronces, le figuier de Barbarie (cactus opuntia) est, pendant les quatre mois de sécheresse, la principale ressource des indigènes. Ses fruits abondans, qui passent pour un remède contre la dyssenterie, sont dévorés par les Arabes ; ses feuilles, débarrassées de leurs pointes acérées, coupées en tranches comme les racines et saupoudrées de son, conviennent parfaitement aux bestiaux. Lorsque le partage des propriétés et la division des travaux auront multiplié les clôtures rurales, feuilles et fruits du cactus obtenus sans soins, sans dépenses, augmenteront les profits des éleveurs. Il y a mieux. Une des variétés de ce végétal, le cactus cochenillifère ou nopal, ainsi que le précieux insecte qu’il alimente, se sont si parfaitement acclimatés en Algérie, que déjà le revenu d’une nopalerie établie comme essai a dépassé toutes les espérances. Un document traduit de l’espagnol, et publié par l’administration, avait évalué le revenu des nopaleries à raison de 3,400 francs l’hectare. On annonce aujourd’hui que, d’après une expérience faite dans les terrains dépendans de la pépinière d’Alger, la plantation du nopal a rendu sur le pied de 962 kilogrammes de cochenille sèche et marchande, dont le prix commercial est de 20 francs le kilogramme. A ce compte, le revenu brut s’élèverait à 19,240 francs par hectare, qui, déduction faite des frais évalués au tiers, laisseraient une douzaine de mille francs de profit. Ce résultat est si extraordinaire, que nous avons peine à croire qu’il ne se soit pas glissé une erreur dans les chiffres. Au surplus, si on multipliait les nopaleries au-delà des besoins assez limités du commerce, le prix de la cochenille tomberait, et le bénéfice serait bientôt réduit.

Entre les agronomes et les économistes, il y a dissentiment sur l’opportunité de certaines cultures, comme celle de la vigne et de l’arbre à thé. M. Moll déclare que la fabrication du vin devrait être, sinon interdite franchement à l’Algérie, du moins neutralisée par des entraves fiscales. « Ce n’est pas, dit-il, pour avoir plus de vin et accroître la pléthore sous laquelle succombe déjà notre industrie vinicole que la France fait tant de sacrifices. » Ce principe, application menteuse d’un vieux système colonial qui tombe en ruine, conduirait à la négation de l’Algérie. On aliénerait le droit de refuser de semblables privilèges aux autres branches de l’agriculture métropolitaine, menacées par la fertilité de l’Afrique. Heureusement la protection n’est pas nécessaire à nos vignerons. Malgré les ceps gigantesques qui supportent fièrement leurs innombrables grappes, malgré les deux ou trois récoltes que donne chaque année une variété connue dans la basse Italie sous le nom de vigne d’Ischia, l’industrie vinicole ne se développera pas de long-temps en Algérie. Quelques propriétaires céderont à la tentation de produire des vins de liqueur comme ceux de l’Espagne : on enverra des raisins frais dans les villes du littoral, des raisins secs à l’étranger, peut-être même quelques pauvres laboureurs essaieront-ils de faire du vin pour leur propre consommation ; mais cette boisson mal famée, enchérie par le haut prix des transports, ne pourra pas se présenter dans le commerce en concurrence avec les vins de France. Tout fait espérer au contraire que les départemens voués à la culture de la vigne trouveront en Algérie les dédommagemens que réclame leur triste situation. Déjà la consommation de leurs vins s’y est élevée à près de 7 millions de francs. Qu’on suppose une population bien assise, dans une phase régulière de croissance, et on entreverra pour nos malheureux vignerons un retour bien désirable de prospérité.

Les objections faites à la plupart des spécialités lucratives ont été reproduites par les agronomes à l’occasion de la soie et du thé. On reconnaît que la multiplication du mûrier est rapide en Algérie, que le climat n’est pas assez chaud, surtout dans les parties montagneuses, pour nuire à l’éducation du ver à soie ; mais, ajoute-t-on, les soins continuels, les innombrables manipulations qu’exige l’art séricicole ne laissent des profits que dans les pays à la fois populeux et pauvres, où le travail est assez rare pour que la main-d’œuvre reste à très vil prix. Telle n’est pas présentement la situation de l’Algérie, où les journaliers adultes et sans famille demanderaient des salaires d’autant plus élevés que l’éducation des vers à soie coïnciderait avec l’époque où tous les bras sont mis en réquisition pour les travaux des champs. Même inconvénient pour le thé, dont la production serait favorisée par les circonstances physiques, mais qui ne se soutiendrait pas même à Alger contre les thés venus de la Chine, s’il fallait payer de fortes journées pour la cueillette et la dessiccation. Ces difficultés seraient en effet insurmontables, si notre colonie continuait à se peupler au hasard de petits laboureurs isolés et nécessiteux, ou même de ces grands concessionnaires qui voudraient obtenir beaucoup de terres et risquer peu d’argent. Au contraire, dans la supposition où des sociétés puissantes intéresseraient à l’entreprise un nombre de familles proportionné aux occupations variées d’un grand domaine, la possibilité de procurer un petit gain aux femmes, aux vieillards, aux enfans, deviendrait une des conditions de la réussite. Sans en venir même aux grandes combinaisons financières, la terre africaine serait assez généreuse pour payer la plupart des travaux qui doivent la féconder. Telle est, au sujet de l’industrie séricicole, la conviction de plusieurs propriétaires qui ont dès à présent ouvert un large champ à la culture du mûrier, et qui attendent les plus beaux résultats de l’éducation des vers à soie. Il est vrai que M. Hardy, l’habile agronome préposé à la pépinière d’Alger, leur a fait entrevoir des chances bien séduisantes. Qu’on se représente un hectare de ces terres que les broussailles et les palmiers nains rendent impraticables. Trop mauvais pour qu’on essaie d’y mettre la charrue, ce terrain est défriché par plaques, c’est-à-dire qu’on y creuse seulement les trous nécessaires à la plantation des arbustes. Les trous pratiqués à 5 mètres de distance en tous sens sont au nombre de 361. Les frais de défoncement à raison de 1 fr. 25 cent. par trou, l’achat de 361 tiges de mûrier à 50 cent., la plantation à 50 cent. par pied, l’arrosage indispensable du moins pendant la première année, l’entretien jusqu’à l’époque où on commence à récolter, c’est-à-dire pendant six ans, enfin l’intérêt de toutes les avances faites pendant cette première période, à raison de 5 pour 100, portent l’acquisition de l’hectare à 2,733 francs. Déjà on peut recueillir 108 quintaux métriques de feuilles à 4 francs le quintal : c’est une rente de 432 francs ou 15 pour 100 du capital engagé. Si le propriétaire ne trouve pas le débit de ces feuilles, qu’il mette à l’éclosion 340 grammes d’œufs de vers à soie : il a chance d’avoir au bout de six semaines 660 kilogrammes de cocons qui représentent 1,210 francs, déduction faite des frais d’éducation. Qu’il porte ses cocons à la filature du gouvernement pour les convertir en soie grège, il obtiendra 55 kilogrammes de soie à 50 francs, soit une somme de 2,750 francs, laquelle, après paiement de 330 francs pour frais de dévidage, laissera encore un bénéfice net de 2,420 francs, revenu presque égal pour une seule année à la première mise de fonds. D’après ce calcul, dont nous laissons la responsabilité à M. Hardy, il n’est pas étonnant qu’on ait déjà fait de vastes plantations de mûriers, malgré les sinistres prédictions dont M. Moll s’est fait l’écho.

On a beaucoup exagéré, à ce qu’il paraît, les ressources que l’Algérie peut offrir à nos constructeurs maritimes. Le pâturage, la culture vagabonde des Arabes, les défrichemens par le feu qui se propage toujours au-delà du champ qu’on veut ensemencer, ont mis à nu des espaces considérables. On estime que les lieux où la végétation forestière a été ainsi détruite formeraient environ le quart de la superficie du Tell, et qu’il ne reste plus aujourd’hui qu’un centième de ce territoire assez richement boisé pour mériter le nom de forêts. La province de Constantine est plus favorisée en ce genre que les deux autres : les futaies renommées de l’Edough et de la Calle ne sont pas les plus belles qu’elle possède. Les provinces d’Alger et d’Oran ont beaucoup plus souffert ; leur plus grande richesse réside dans les massifs de cèdres reconnus vers l’Ouarenseris. Au surplus, le prompt reboisement du sol algérien serait facile, selon M. Moll. L’épaisseur de la couche végétale, même sur les plateaux et les pentes, la différence des températures déterminée par les accidens de terrain, produiraient une végétation forestière aussi riche que variée. Il suffirait de défendre l’usage barbare des incendies, et de prévenir les ravages des bestiaux pour que des broussailles improductives se transformassent en taillis.

Dire que sans bestiaux on n’a pas d’engrais, et sans engrais pas de profits en agriculture, c’est répéter l’axiome fondamental, le premier mot de tout catéchisme agricole. Ce serait une erreur de croire que le sol vierge de l’Algérie a moins besoin d’engrais que les champs épuisés. Plus la terre est naturellement féconde, et plus il est important d’utiliser sa vertu productive. Dans un pays où les frais de premier établissement et le haut prix de la main-d’œuvre grèveront long-temps les produits, il faut, pour suffire aux dépenses, obtenir beaucoup de la terre, et, pour lui demander beaucoup sans la ruiner, il faut lui prodiguer les matières qui réparent ses pertes. En conséquence, on réservera les engrais les plus actifs pour les lieux déjà disposés à la fécondité, pour ceux que l’arrosage enrichit.

La tenue du bétail étant une condition d’existence, il est heureux que ce genre d’industrie offre aux agriculteurs algériens des chances beaucoup plus favorables qu’aux éleveurs français. Dans nos départemens riches, où la terre est la première des valeurs, on les impôts sont lourds, où les fourrages demandés sur tous les marchés s’y maintiennent à un taux élevé, l’éducation des animaux domestiques est une industrie peu lucrative, malgré le haut prix de la viande. Dans les grandes fermes où la tenue des livres en parties doubles est introduite, un compte ouvert à chaque troupeau met en regard, d’un côté, les frais de fermage, d’impôt, d’abri, de garde et de nourriture, et, de l’autre côté, les sommes que fournissent la vente sur pieds, le laitage ou les toisons : souvent on s’étonne de ne pas rentrer dans les déboursés. Néanmoins les cultivateurs exercés savent que, si le bétail ne rend pas directement, il s’acquitte par l’engrais qu’il donne, par le surcroît de fertilité qu’il détermine dans les champs où il pâture. M. Desjobert a cru trouver dans ce fait un de ses plus forts argumens contre l’Algérie : « J’ai nourri pendant douze ans, dit-il dans son dernier manifeste, 40 à 50 vaches avec du fourrage à 5 fr. et des betteraves à 1 fr. 80 cent. les 100 kilogrammes ; j’avais pour les diriger et les soigner des gens comme l’Afrique n’en verra jamais ; mes comptes, rigoureusement tenus en parties doubles, sont à la disposition des concessionnaires ; ils y verront que le compte des bestiaux n’a pas toujours présenté des bénéfices. » Ne faut-il pas ce genre d’aveuglement qui afflige les esprits systématiques pour ne pas voir la différence qui existe entre la colonie et la métropole ? En France, des propriétés rétrécies et hors de prix ; en Algérie, des espaces immenses et presque sans valeur : d’un côté, des prairies où on n’entretient la végétation qu’à force d’art et de dépense ; de l’autre, des herbages naturels et inépuisables, riches en plantes aromatiques, ou naturellement imprégnés, dans le voisinage de certaines eaux, de ce sel que le fisc avare refuse à nos laboureurs ! Chaque jour, d’ailleurs, la prime offerte à la spéculation européenne s’élève. Lorsque les Français prirent possession de la régence, le bétail y était si prodigieusement multiplié et à si vil prix, qu’on désespéra de pouvoir jamais soutenir la concurrence des indigènes. Les tribus qui avoisinent le désert livraient des moutons au prix moyen de 2 francs ; les bœufs, élevés principalement dans les montagnes, valaient de 20 à 30 francs ; les chevaux étaient nombreux, et, malgré la répugnance qu’ont les Arabes à les vendre, on les obtenait facilement au prix de 100 à 150 francs. On avait un âne pour 10 francs. C’est que, jusqu’alors, ces animaux, abandonnés à eux-mêmes dans des espaces illimités, cherchant sans obstacles les pâturages les plus riches, s’étaient multipliés au-delà des besoins d’une population sobre et clairsemée. Peu à peu, le bétail s’est raréfié. L’invasion subite d’une armée nombreuse et de tous les êtres voraces qu’elle traîne à sa suite, les ravages de la guerre, les émigrations des tribus, le gaspillage, la confiscation de beaucoup de terres, ont détruit l’équilibre entre la consommation et les besoins. « Les indigènes nous amènent encore de maigres troupeaux, dit l’abbé Landmann, mais bientôt ils ne le pourront plus, et, si le gouvernement français ne s’occupe pas spécialement de la reproduction du bétail, il sera bientôt dans la nécessité, même en temps de paix, de faire venir et de paver au poids de l’or les bœufs d’Espagne et d’Italie. » En effet, le prix des bestiaux sur pied est aujourd’hui de six à dix fois plus élevé qu’il y a seize ans. Le prix de la viande au détail suit une progression analogue ; à Alger, il dépasse communément 1 fr. le kilogramme.

Cet enchérissement de la viande est regrettable à un certain point de vue, puisqu’il inflige des privations douloureuses aux indigènes de la basse classe et aux Européens pauvres : c’est néanmoins une circonstance heureuse pour le premier établissement de la colonie. La concurrence locale se trouve déjà comprimée par la force des événemens. Que la spéculation ait le temps de s’asseoir, et il n’y aura plus rien à craindre pour l’avenir. A conditions égales, les Arabes ne sont plus des rivaux dangereux dans l’art d’élever le bétail. Ils sont dignes du nom de peuple pasteur à peu près comme les nomades de la Haute-Asie. Leur incurie égale leur ignorance. Ils n’abritent j amais leurs troupeaux, qui ont beaucoup à souffrir des grandes pluies : il est rare qu’ils fassent des réserves en fourrages pour les mois de sécheresse. Lâchés au hasard dans les herbages, repus et gras au printemps, les bestiaux fondent et dépérissent sous les ardeurs de l’été. Leurs maîtres n’évitent une perte énorme qu’en donnant à vil prix les jeunes bêtes, trop faibles encore pour supporter les privations. Ils ne surveillent pas la reproduction : aussi leurs animaux domestiques, sans perdre leur vitalité naturelle, sont-ils d’apparence chétive et d’un faible poids. Les laines qu’ils livrent au commerce sont en général sales et grossières : les peaux sont presque toujours offensées par le feu. Qu’on se figure, au contraire, l’art et la vigilance de l’Européen opérant sur un sol qui semble privilégié pour l’industrie pastorale. La facilité de tenir les troupeaux neuf mois dans les prés, une incomparable variété de plantes fourragères pour la saison où la terre est brûlée, le sel en abondance et sans frais, et dans le gouvernement des étables toutes les précautions recommandées par nos habiles vétérinaires, en faut-il davantage pour relever en peu de temps les races déprimées aujourd’hui ? L’établissement des trappistes de Staoueli compte à peine trois ans d’existence : leur bétail est très insuffisant quant au nombre, mais il est bien soigné, et déjà les viandes livrées au commerce obtiennent un prix de faveur dans les boucheries. Pourquoi les beaux résultats qu’on entrevoit n’ont-ils pas encore été obtenus ? Nous l’avons dit, le bas prix de la viande a d’abord découragé ers éleveurs. L’armée, souvent fournie par des razzias, ne faisait pas des demandes régulières au commerce : le haut prix de la main-d’œuvre pour le travail des champs a surfait jusqu’ici le cours des fourrages. Bref, il n’y avait pas de culture pour nourrir le bétail ; il n’y avait pas de bétail pour fonder les cultures. Telle est l’alternative qui a tout paralysé. La rareté et l’enchérissement progressif de la viande contribueront à conjurer la fatalité sous laquelle nos colons se sont débattus.

M. Moll estime que, pour obtenir l’engrais nécessaire, il faudrait nourrir une bête bovine adulte, ou son équivalent en menu bétail, par un hectare et un quart. M. le maréchal Bugeaud disait il y a peu de jours, au concours agricole d’Évreux : « On peut arriver, par la bonne culture des prairies artificielles et des racines, à deux têtes par hectare. » Si le conseil est bon pour nos départemens du nord, à plus forte raison pour l’Algérie. Cette proportion, qui donnerait aux grandes fermes des troupeaux considérables, peut être atteinte aisément par l’achat des bêtes maigres à l’époque où les Arabes ne peuvent plus les nourrir. La culture prévoyante de l’Européen défie les saisons. Les bêtes acquises à un prix bien inférieur à ce qu’elles auraient coûté si elles étaient nées chez l’éleveur seront rapidement engraissées par un bon régime et revendues avec un notable bénéfice. C’est le moyen de réaliser très avantageusement plusieurs produits secondaires de la ferme. On estime qu’avec une nourriture succulente un bœuf peut acquérir par jour un kilogramme de poids. Deux mois au plus suffisent pour l’engraissement de la bête à laine, de sorte que le troupeau, renouvelé au moins deux fois, peut donner par tête une plus-value de 6 à 8 francs, sans compter le fumier et la toison. Les deux branches les plus importantes, jusqu’à ce jour, du commerce des indigènes avec l’Europe, les peaux brutes et les laines, ne peuvent manquer de prendre dans l’avenir une extension considérable. Il n’y a pas de grands profits à espérer du laitage dans un pays où le beurre est généralement remplacé par l’huile. Pour tirer un bon parti du lait, il faudrait améliorer les fromages que vendent les indigènes, et en établir la renommée au point d’en faire un produit d’exportation. Les trappistes ont chance d’y réussir.

Beaucoup d’autres animaux domestiques donneront des profits aux colons intelligens, soit qu’on les réserve pour la vente, soit qu’on les utilise pour le travail. Le sobre et docile serviteur de l’Arabe, le chameau, qui ne réclame ni soins ni dépenses, sera adopté par l’Européen ; déjà il représente sur les marchés une valeur de 150 francs, qui sont, pour ainsi dire, de l’argent trouvé. Les ânes, à très bas prix aujourd’hui, parce qu’ils sont petits, quoique lestes et robustes, pourraient, avec un bon régime, acquérir les puissantes proportions d’une belle race qu’on élève à Tunis, et trouveraient alors un débouché certain dans le midi de l’Europe. L’élève des mulets, qui se vendent plus cher que les chevaux, est déjà d’un bon revenu dans la province de Constantine. Le buffle, qu’il serait facile de naturaliser, rendrait des services pour les défrichemens. En tenant, à l’exemple des Arabes, de grands troupeaux de chèvres, on parviendrait sans doute à ranimer l’ancienne industrie des États barbaresques, la fabrication du maroquin.

On a dit qu’une seule chose suffirait pour indemniser la France des sacrifices qu’elle fait en Algérie, la facilité d’avoir des chevaux. La dégénérescence de la race chevaline en France est, à la vérité, un fait déplorable qui finira par compromettre la supériorité militaire de notre pays. La victoire, a-t-on dit, reste toujours aux gros bataillons. Le succès étant ordinairement décidé par les cavaliers, on peut dire que le sort de la guerre dépend, après le génie des chefs, d’une cavalerie nombreuse et bien montée. Napoléon, après les vigoureux coups de collier donnés à Lutzen et à Bautzen par ces conscrits que lui envoyait la France épuisée, s’écriait en se frappant le front : « Si j’avais eu de la cavalerie, j’aurais reconquis l’Europe. » Eh bien ! après avoir fourni sous l’ancien régime les meilleurs chevaux de guerre, après avoir établi des races d’une admirable variété pour tous les services, la France en est venue à solliciter les rebuts des nations voisines. Il en est chez nous de la race chevaline comme de mille autres choses : l’apparence est favorable, la réalité désolante. Qu’on ouvre la statistique agricole publiée par le gouvernement en ces dernières années, on trouvera que nous possédons 2,818,496 têtes, en chevaux, jumens et poulains. C’est là un beau chiffre, assurément ; mais, lorsqu’on arrive aux détails, on trouve que la moyenne d’estimation est de 172 francs pour les chevaux, 146 pour les jumens, 70 pour les poulains, qu’à Paris même, où tant de chevaux de luxe sont rassemblés, la valeur moyenne ne s’élève pas au-delà de 413 francs. Ne faut-il pas conclure que les neuf dixièmes de notre richesse chevaline consistent en pauvres bêtes, bonnes pour charrier le fumier ou traîner des cabriolets de place ? En effet, malgré les facilités qui leur sont accordées par notre système de remonte, nos éleveurs ne peuvent fournir que 6,000 chevaux au plus sur les 10,000 dont l’armée a besoin pour réparer ses pertes annuelles. Le surplus est demandé à l’étranger : il en est de même à peu près pour les industries qui réclament des chevaux d’un bon service. De 1832 à 1840, l’importation moyenne a été de 38,464 têtes par année : les exportations ont réduit ce nombre à 30,000 environ. Les chiffres d’achats et de ventes pour 1844 sont un peu plus favorables. On a introduit 28,294 chevaux et poulains, d’une valeur approximative de 12 millions, et notre exportation n’a été que de 6,238 têtes. Au moyen du budget dont elle dispose, l’armée a, pour ainsi dire, le choix parmi les chevaux d’origine française ou étrangère. Il ne paraît pas que ce privilège lui assure des sujets bien distingués. On a constaté récemment (1839-1841) que dans les paisibles garnisons de Paris, Versailles, Saint-Germain et Saint-Cloud, la perte annuelle avait été de 24 pour 100 ! Que serait-ce donc au milieu des fatigues d’une guerre ? Quelles doivent être les souffrances de notre cavalerie sous le ciel d’Afrique ? L’effectif de paix à 51,000 chevaux n’est jamais atteint chez nous : on n’ose prévoir ce qui arriverait s’il fallait porter subitement l’armée au pied de guerre, qui exige 107,000 chevaux. Même à force d’argent, on n’aurait pas la certitude d’obtenir des montures médiocres. La crise de 1840 exhaussa les prix de plus de 25 pour 100 à l’étranger : on traita néanmoins, dans diverses contrées de l’Europe, pour 34,000 chevaux moyennant 24 à 25 millions ; mais la plupart des gouvernemens mirent obstacle à l’exécution de ces marchés, de sorte que, déduction faite des bêtes trop jeunes ou trop vieilles, qui figurent fort bien sur les états militaires, mais qui sont impuissantes sur un champ de bataille, la France resta avec 14,500 chevaux, en présence d’une coalition qui aurait pu réunir 120,000 cavaliers bien montés !

Doit-on compter sur l’Algérie pour la remonte de la cavalerie française ? Il y a dissentiment sur ce point parmi les hommes spéciaux. A voir ces chevaux de taille exiguë, d’une apparence chétive et disgracieuse pour nos yeux accoutumés à l’ampleur et à la rotondité des formes, l’observateur superficiel déclare que la race arabe est dégénérée telle a été la première impression de la plupart de nos officiers. Cependant ces nobles animaux n’ont rien à perdre à l’examen dogmatique du savant. M. Mon retrouve en eux toutes les conditions anatomiques de la force de l’élan et de la souplesse. C’est en un jour d’action qu’il faut Juger le cheval arabe. Soit que le guerrier le lance pour l’attaque, soit que le fuyard lui confie son existence, on retrouve aussitôt le type auquel les peintres nous ont accoutumés. Comme tous les êtres intelligens, chez lui la passion devient beauté. Les obstacles semblent l’animer : il n’a jamais l’œil plus vigilant et le pied plus ferme qu’à travers les broussailles et les torrens, que sur les pentes glissantes des montagnes. Sobre, infatigable, résigné, il ne se refuse jamais à son maître. Plusieurs causes ont contribué à cette dégénérescence apparente de la race africaine. Si les Arabes ont pour leurs coursiers l’amour qu’on leur attribue, ils ne le manifestent que par une excessive sévérité. A l’âge d’un an, le poulain est livré aux enfans, qui, sous prétexte de s’exercer à l’équitation, font du pauvre animal leur victime. A quatre ans, s’il n’est pas déjà ruiné, de rudes cavaliers le soumettent à des exercices violens. On estime qu’à sept ans il a acquis toutes ses facultés. L’Arabe alors passera des heures à contempler son coursier dans une sorte d’extase : il lui parlera sur le ton de l’exaltation poétique, ce qui ne l’empêchera pas, à la première marche, de lui labourer les flancs avec ses longs éperons, de les entamer sans pitié avec ses étriers tranchans, de lui briser la bouche avec un mors dont l’effet est terrible. En Orient, on conserve pieusement les généalogies chevalines, mais on a négligé de recueillir les observations à l’aide desquelles s’est constitué l’art du vétérinaire. En fait de remèdes pour les animaux domestiques, on ne connaît que les amulettes et la cautérisation : ce dernier moyen étant appliqué dans toutes les circonstances, il est rare de voir un cheval qui ne soit pas dégradé par les traces du feu. Une autre cause a contribué beaucoup à l’avilissement de la race africaine. La tendance instinctive que les Algériens ont à voler les chevaux semblait légitimée chez les Turcs par le droit de conquête. En vertu de la loi du sabre, la seule qu’ils eussent appliquée dans l’ancienne Agence, officiers et soldats s’appropriaient sans indemnité les montures à leur convenance. La possession d’un beau cheval n’étant plus qu’un danger pour le propriétaire, les indigènes furent plutôt intéressés à déprimer la race barbe qu’à lui conserver son antique prestige. Quoi qu’il en soit, les chevaux africains sont encore les meilleurs pour la guerre d’Afrique. Les animaux les plus distingués de race anglaise et allemande ont fait défaut à nos officiers, et on a remarqué que ceux qui résistent le mieux au climat et à la fatigue sont les chevaux légers de nos départemens méridionaux.

Il se passera beaucoup de temps avant que l’élève du cheval devienne pour les colons l’objet d’une spéculation lucrative. Ce genre d’industrie ne peut donner des bénéfices qu’au sein d’une exploitation rurale très étendue et déjà perfectionnée. Sans un ensemble de faits culturaux que des agronomes habiles peuvent seuls réaliser, sans les ressources accessoires que procurent l’engraissement du bétail de boucherie et la tenue des vaches laitières, les éleveurs de la Normandie et de la Belgique seraient dans l’impossibilité de produire aux prix qui leur assurent la préférence sur les marchés. L’armée est placée dans des conditions différentes. Son principal intérêt est de se soustraire, pour la remonte de sa cavalerie, à la dépendance des ennemis qu’elle vient combattre. Quel que fût le prix de revient des élèves qu’elle ferait, il y aurait pour elle avantage à produire des chevaux parfaitement appropriés à la guerre que nous avons à soutenir. M. Moll propose donc d’annexer aux grandes fermes militaires des dépôts de remonte où l’on dresserait à l’européenne les poulains nés dans les établissemens français, et ceux que les Arabes viennent offrir à très bas prix pendant les mois de disette. Il n’est pas douteux qu’avec le temps et sous l’influence d’un traitement rationnel, on parviendrait à corriger les défauts que nos cavaliers reprochent à la race algérienne, la sécheresse des formes et l’exiguïté de la taille. La taille du cheval, disent les Anglais, est dans le sac à avoine. En effet, le régime alimentaire agit beaucoup plus sur la constitution des animaux que la température atmosphérique. Avec un climat plus chaud et plus sec que l’Algérie, l’Égypte ne fournit que des chevaux pesans, boursouflés, et, pour ainsi dire, de nature spongieuse, parce que leurs alimens, produits par des terrains presque toujours inondés, sont d’une essence flasque et aqueuse. Si, comme on l’espère, la race algérienne acquiert l’ampleur et la richesse des proportions, sans rien perdre de ses qualités guerrières, si notre colonie doit nous fournir des ressources pour l’entretien d’une cavalerie nombreuse et puissante, la France, qui ne calcule plus quand il s’agit de sa suprématie militaire, se croira indemnisée de l’or et du sang qu’elle a versé, qu’elle doit verser long-temps encore sur le sol africain.

Ce tableau des ressources agricoles de l’Algérie légitime l’enthousiasme de la France pour sa conquête. La facilité de multiplier à l’infini les céréales à une époque où plusieurs peuples ne sont pas sans inquiétude pour leur subsistance, les belles chances offertes à l’industrie pastorale par l’incomparable richesse des prairies, cette variété d’arbres qui donnent des produits de vente en abritant les terres ensemencées, l’acquisition de la plupart des plantes commerciales, le chanvre, le coton, la soie, le tabac, obtenus en abondance et dans les meilleurs qualités, mille sources de petits profits à joindre au courant des grandes affaires : tels sont les éblouissans résultats auxquels l’agriculture algérienne pourrait prétendre. Et pourtant, après seize années de tâtonnemens, l’œuvre de la colonisation est à peine commencée. Abstraction faite des jardins et des champs cultivés d’ancienne date dans le voisinage des villes, et pour ne parler que des nouveaux centres agricoles que l’administration française a essayé de créer en faveur des Européens, sur 12,125 hectares délivrés aux colons, un tiers seulement, 4,486 hectares ont été défrichés et cultivés. Deux entreprises vraiment florissantes, et dont l’avenir paraît incalculable, absorbent le tiers de la surface mise en exploitation ; ce sont : la ferme des trappistes de Staoueli, qui contient 1,020 hectares, et le village de Souk-Ali, près de Bouffarik, fondé par M. Borely-Lassapie, sur une concession de 404 hectares. La plupart des autres domaines qu’on signale comme mis en valeur sont des champs dont on nettoie à peine la terre, et que l’on convertit à la hâte en herbages naturels ou en maigres plantations, afin d’éviter l’impôt qui frappe les terres incultes. En ce moment, la spéculation, est indécise : le mouvement qui entraînait les ouvriers européens vers l’Algérie s’est ralenti. Pourquoi tant d’espérances semblent-elles aboutir au découragement ? Quelles circonstances économiques font obstacle à l’utile exploitation du sol algérien ? La réponse à ces questions ressortira de l’étude que nous nous proposons de faire des divers systèmes de colonisation proposés théoriquement, ou mis à l’essai jusqu’à ce jour.


A. COCHUT.

  1. Deux volumes in-8o, à la librairie agricole, rue Jacob, 26.
  2. Les études sur l’agriculture occupe une place importante dans le Moniteur algérien.
  3. A partir de 1840, la mortalité n’a cessé de décroître dans l’armée, quoique l’effectif ait été toujours augmenté. En 1840, avec 65,489 hommes sous les drapeaux, en y comprenant les auxiliaires indigènes, on eut 9,596 décès dans les hôpitaux ; en 1841, avec 74,140 individus, il n’y eut plus que 7,795 morts ; — en 1842, pour un effectif de 79,753 hommes, 5,588 ; — en 1843, effectif de 81,520, et mortalité 4,692 ; — en 1844, effectif de 106,286 hommes, Français ou indigènes, mortalité 4,664. — Il résulte de ces chiffres que la mortalité, qui était en 1840 du 7e de l’effectif, n’a plus emporté que le 22e cinq ans après. De tels résultats sont bien honorables pour l’administration militaire, bien consolans pour le pays !
  4. M. Moll fait erreur en donnant au Tell algérien une superficie de 360,000 à 400,000 kilomètres carrés : ces chiffres représentent approximativement l’étendue de l’Algérie entière, Tell et Sahara compris.
  5. Exception doit être faite pour la province de Constantine, où les blés arabes abondent, quoique les besoins soient peu considérables. Les cours n’y ont pas dépassé l’année dernière l’ancien prix de 10 francs l’hectolitre. Aussi cette province, quoique la plus fertile et la plus calme, offrira-t-elle peu de ressources aux cultivateurs européens, jusqu’à ce que des communications faciles aient été établies. Aujourd’hui le prix du transport écrase tellement la denrée, qu’arrivée à Alger, elle n’y pourrait plus soutenir la concurrence des blés d’Odessa.
  6. La plus grande partie des blés de la mer Noire est convertie en farines à Marseille.
  7. La production des fourrages est évaluée sur les bases suivantes (1845) : foins récoltés par l’armée, 373,717 fr. ; achetés par l’armée aux colons européens, 1,652,828 fr. ; réserve des Européens pour la consommation de leurs fermes, 479,171 fr. Les indigènes ont en outre mis en vente, dans les divers marchés de la colonie, 86,898 quintaux métriques, qui, au prix de 7 fr. 50 cent., représenteraient 651,720 francs.
  8. Une simple démonstration du gouvernement a eu aussitôt des résultats. En 1845, 100,000 kilogrammes de feuilles ont été livrés à l’administration des tabacs, et on assure que la quantité expédiée sera au moins doublée pendant l’année courante.
  9. La propriété contenait en outre 10,000 mûriers récemment plantés, et un matériel de 10 à 50,000 francs.
  10. En 1635, don Francisco Mascarenhas fit venir de la Chine à Lisbonne un pied d’oranger ; il le planta dans son jardin de Xabregas. De cet arbre, assure-t-on, sont sortis les vergers répandus aux environs de Lisbonne, de Sétubal, dans les Algarves et les Açores, et aujourd’hui le Portugal exporte des oranges pour 4 millions de francs.
  11. Les résultats d’une expérience très importante faite, le 15 octobre 1845, par MM. Chevreul et Péligot, sont consignés dans un rapport auquel le ministre du commerce et le ministre de la guerre ont donné la publicité. « Nous ne pouvons douter, disent, les deux savans, de la possibilité de faire un papier très blanc et d’une bonne qualité avec la filasse du bananier… Mais la question n’est pas là : elle est dans le prix auquel on pourra livrer les filasses des plantes textiles de l’Algérie aux fabricans de papier… Si on peut les livrer à un prix égal à celui du chiffon de bonne qualité, on aura rendu un véritable service au pays. »