Des langues et de la littérature de l’archipel d’Asie sous le rapport politique et commercial



DES LANGUES
ET DE LA LITTÉRATURE
DE L’ARCHIPEL D’ASIE
SOUS LE RAPPORT POLITIQUE ET COMMERCIAL.[1]

C’est vers la fin du siècle dernier seulement que la position et les limites de cette partie du globe qui de nos jours a reçu le nom de monde maritime ou d’Océanie ont été reconnues avec quelque certitude, et que l’on a renoncé à l’hypothèse accréditée par Desbrosses, de l’existence d’un vaste continent vers le pôle antarctique. Quoique, depuis Bougainville, l’Océanie n’ait cessé d’être parcourue par des navigateurs français dont plusieurs ont décrit, dans des relations pleines de savoir et de charme, les lieux qu’ils ont visités, et quoique, antérieurement à ces expéditions scientifiques, notre langue possédât les récits des plus curieuses explorations, entreprises depuis trois siècles dans ces mers lointaines, il n’y a guère plus de vingt-cinq à trente ans que la connaissance de l’Océanie est entrée dans le cercle des études géographiques usuelles. Des notions vagues et incomplètes, résumées en quelques lignes, étaient tout ce qu’on enseignait alors sur une partie du monde dont la circonscription embrasse toutes les terres qui s’élèvent du sein de cette mer immense qui, sous le nom de grand Océan et de mer des Indes, couvre la surface de plus de la moitié de notre globe.

Les limites du monde maritime, telles qu’elles sont fixées généralement, s’étendent depuis la pointe d’Atcheh (Achem), à l’extrémité nord-ouest de l’île de Sumatra, vers 5 degrés de latitude nord et 93 degrés 15 minutes de longitude orientale, jusqu’à 15 degrés à l’ouest des côtes d’Amérique. Du sud au nord, ces limites vont, depuis les îles de l’Évêque et son Clerc, à 55 degrés de latitude méridionale, jusqu’à 10 degrés au sud des îles Aleutiennes, placées vers le 40e degré de latitude boréale, et qui appartiennent à l’Amérique.

Le détroit de Malaca, situé entre la péninsule de ce nom et l’île de Sumatra, et le détroit des îles Baschi ou Babuyanes, entre les Philippines et l’île Formose, séparent le monde maritime de l’Asie ; l’île de Salas, qui le termine à l’est vers le 107e degré de longitude occidentale, place un intervalle de 600 lieues marines entre cette limite extrême et le continent américain.

Quatre grandes divisions signalées pour la première fois par un célèbre navigateur, M. Dumont d’Urville[2], partagent l’Océanie. La première se compose des riches et vastes contrées connues sous la dénomination d’archipel d’Asie ou d’Orient ; et quelquefois sous celle de Malaisie, du nom de la principale nation qui en occupe le sol, et comprend les îles de la Sonde, Java et Sumatra, — l’île de Bornéo, Célèbes, les Moluques et l’archipel des Philippines. Vers le sud, dans la seconde division appelée Mélanésie, s’élève l’Australie ou Nouvelle-Hollande, continent presque aussi étendu que l’Europe, et sur la surface duquel vivent disséminées ces tribus de race noire que l’on retrouve dans l’île de Van Diémen, dans la Nouvelle-Guinée et dans toutes les terres qui s’étendent à l’orient, telles que la Nouvelle-Irlande, la Nouvelle-Bretagne, les îles Salomon, les Nouvelles-Hébrides jusqu’aux îles Fidji, vers le 180e degré de longitude orientale. En avançant plus à l’est, l’on rencontre, au milieu des flots de l’océan Pacifique, les nombreux archipels de la Polynésie, troisième partie du monde maritime, peuplée par une race d’hommes qui a porté ses migrations depuis la Nouvelle-Zélande au sud jusqu’aux îles Sandwich ou Havaü au nord, et qui occupe de l’ouest à l’est, entre ces deux points reculés, l’archipel des îles Tonga, les îles fertiles et riantes d’O-Taïti, l’archipel que découvrit l’Epagnol Mendana, celui des îles Po-moutou et l’île de Pâques. Dans l’hémisphère boréal, jusqu’au 40e parallèle environ, s’étend, entre Le 126e degré de longitude orientale et le 167e de longitude occidentale, une chaîne de petites îles dont l’ensemble forme, sous le nom de Micronésie, la quatrième division de l’Océanie. Ces îles, dont les principales sont celles de King’s Mill, les Mariannes, les Carolines, les îles Pelew, etc., renferment une population très variée, dont le langage, les coutumes et les formes de gouvernement diffèrent d’un archipel à l’autre.

Cette classification de M. Dumont d’Urville est fondée sur les rapports des peuples qui habitent le monde maritime, sur leur caractère et la coloration de leur peau plutôt que sur les divisions physiques qui séparent chacun des groupes qui le composent ; elle est par conséquent plutôt ethnographique que géographique. Je l’adopterai dans ce travail, parce qu’elle s’accorde assez bien avec les indications qui résultent de l’étude comparée des idiomes océaniens. Ces indications démontrent aussi que les bornes du monde maritime doivent être reculées dans un espace plus large que celui dans lequel on le circonscrit ordinairement, qu’elles doivent s’étendre jusqu’à la péninsule de Malaca, peuplée par des Malays, aller à l’ouest jusqu’à Madagascar, et au nord remonter jusqu’à Formose, parce que les langues en usage dans ces deux îles, dont la première est attribuée à l’Afrique et la seconde à l’Asie, attestent l’origine océanienne des populations qui les habitent. Le terme de monde océanique me servira à désigner la partie du globe au milieu de laquelle le lecteur vient d’être introduit, agrandie dans les limites que je viens de tracer.

Les voyages de circumnavigation, qui depuis un siècle ont tant ajouté à nos connaissances géographiques, nous ont appris qu’il existe dans tout le monde océanique un système de langues liées entre elles par de nombreuses affinités et sorties d’une souche commune. Dans cette famille de langues, il en est deux plus importantes que toutes les autres, car elles sont la clé du système entier et en forment la base ; ce sont le malay et le javanais. Liées à des traditions qui s’appuient sur des monumens d’un âge certain et très reculé, elles offrent à l’ethnographie comparée, c’est-à-dire à l’étude des races humaines, les renseignemens les plus précieux sur l’origine et les migrations des populations océaniennes, et sur leurs destinées à une époque dont il ne nous reste aucun souvenir historique. Une autre considération vient encore ajouter à l’intérêt que ces recherches inspirent. Les Malays et les Javanais possèdent une littérature riche et originale, de nombreux documens historiques et des monumens d’une législation très remarquable, qui seule suffirait pour attester les progrès que ces peuples avaient faits autrefois dans la carrière de la civilisation. Ce n’est pas tout ; dans ses applications à la marine et au commerce, le malay présente, suivant le témoignage de tous les navigateurs, un caractère d’utilité pratique incontestable. Il règne dans toute la mer des Indes, depuis le cap de Bonne-Espérance jusque et compris la Nouvelle-Guinée, dans un espace de plus de 110 degrés en longitude ou 2,750 lieues, et là où il n’est pas parlé comme idiome national, il est employé de la même manière que la langue franque dans les échelles du Levant, comme un moyen général de communication dans toutes les transactions auxquelles le besoin des échanges peut donner lieu. Aujourd’hui que l’archipel d’Asie est un des points commerciaux les plus importans du globe, il est de l’intérêt de la France de s’y créer des relations avantageuses et durables. Pour y parvenir, le premier et le plus sûr moyen n’est-il pas d’acquérir la connaissance du langage qui doit en être l’instrument ? Ainsi l’étude du malay et du javanais peut être envisagée sous trois points de vue, suivant qu’on la rattache à l’histoire ethnographique des races parmi lesquelles ces idiomes sont répandus, à l’intelligence et à l’appréciation des monumens de leur littérature, aux besoins de la navigation et du commerce ; chacun de ces trois points de vue produit un ordre spécial de faits dont je vais essayer de présenter un aperçu et de faire apprécier l’intérêt au lecteur.

I.

Ce serait entreprendre l’étude du malay et du javanais d’une manière bien incomplète et bien peu philosophique que d’envisager ces langues isolément et en dehors de la famille à laquelle elles appartiennent. Pour en comprendre le génie, pour suivre le développement par lequel elles ont passé, et les faire servir de base aux recherches ethnographiques, il est nécessaire de les considérer dans l’ensemble du système dont elles font partie. On sait que le premier et le plus important résultat de l’étude comparée des idiomes, de cette étude dont Leibnitz a posé les principes, et qui a pris rang de nos jours parmi les sciences positives, a été la découverte de l’aptitude que possède chacun d’eux à se grouper par familles ou grandes divisions corrélatives aux variétés physiques qui partagent notre espèce. Parmi ces familles de langues, il n’en est pas qui puissent fournir pour la connaissance de l’homme un champ plus vaste d’observations neuves et fécondes que celle dont le malay et le javanais forment le principal rameau. Cette famille distingue des races dont l’origine est encore un problème pour la science, dont les caractères physiologiques sont loin d’être déterminés, et qui se sont répandues dans le plus vaste espace où jamais peuple ait porté ses migrations, car on les retrouve dans toutes les îles de la mer des Indes et du grand Océan, dans un espace de 190 degrés en longitude, c’est-à-dire de près de quatre mille huit cents lieues ; et, phénomène encore plus étonnant, plusieurs de ces langues, parlées à des distances énormes l’une de l’autre, comme le bisaya aux Philippines et la langue madécasse, offrent entre elles de telles ressemblances, que l’on croirait entendre, suivant la remarque du savant orientaliste Marsden, les dialectes de deux provinces voisines d’un même royaume. Je les désignerai toutes sous la dénomination commune d’océaniennes, du nom de la partie du globe dans laquelle elles sont en usage. Le premier voyageur qui ait songé à en recueillir quelques mots est le crédule et amusant Pigafetta, qui accompagnait Magellan, en 1519, dans la première exploration qui ait été tentée autour du monde. Il a consigné à la fin de son journal trois vocabulaires dont l’un est de la langue de Tidor, l’une des îles Moluques. Son exemple fut suivi par la plupart des voyageurs venus après lui. Vers le milieu du siècle dernier, Forster donna un tableau comparatif, dans lequel il mit en regard onze des dialectes de l’Océanie avec le mot correspondant en malay, et dans les langues du Chili, du Pérou et du Mexique. De ce rapprochement il résulta le fait très curieux que ces dialectes présentaient de nombreuses analogies avec le malay, et n’avaient aucun point de contact avec les langues américaines. Les savans navigateurs Bougainville et Cook s’attachèrent aussi à rassembler les vocabulaires des peuplades qu’ils visitèrent, et démontrèrent, par des comparaisons plus étendues, la connexion des dialectes de la Polynésie orientale avec le malay et la langue des habitans de Madagascar. Outre ces recherches générales, les deux siècles qui ont précédé le nôtre comptent d’excellens travaux spéciaux sur plusieurs dialectes océaniens. Une fois maîtres de l’archipel d’Asie, les Hollandais s’appliquèrent à l’étude du malay dans un but d’utilité commerciale et de propagation religieuse. Les mêmes vues guidèrent Flaccourt, notre compatriote, lorsqu’il publia un dictionnaire de la langue de Madgascar, où les Français avaient alors un établissement. Aux Philippines, les religieux espagnols exécutèrent sur les idiomes de cet archipel des travaux philologiques qui peuvent rivaliser avec ce que l’érudition moderne a créé de plus parfait. Ces premières recherches, continuées dans notre siècle avec une nouvelle ardeur, se sont enrichies de travaux nombreux et très remarquables. Je citerai en première ligne ceux de Marsden et du docteur Leyden sur le malay, de Crawfurd et de Raffles sur le javanais. C’est à ces savans que nous sommes redevables d’avoir appris que ces langues ont une littérature cultivée et d’un haut intérêt. Depuis quelques années, les Hollandais ont commencé à s’occuper avec un zèle persévérant de la reproduction des textes javanais ; nous devons à deux orientalistes très distingués, MM. Gericke et Roorda, d’excellens ouvrages élémentaires destinés à nous en faciliter l’intelligence. À côté de ces travaux viennent se placer ceux des méthodistes anglais sur les langues polynésiennes, qu’ils ont les premiers fixées par l’écriture, et dont ils ont aussi les premiers exposé les règles grammaticales ; ceux de M. de Chamisso sur la langue des îles Sandwich, ceux du docteur Martin sur la langue des îles Tonga, et enfin les recherches très précieuses de M. d’Urville et des savans qui l’accompagnèrent dans le voyage de l’Astrolabe, sur les langues entièrement inconnues de la Nouvelle-Hollande et de la terre de Van Diémen.

La comparaison générale des idiomes océaniens a fait aussi de notre temps de très grands progrès. Les recherches de Marsden ont prouvé que la ressemblance qui se manifeste entre tous les membres de cette famille est due à la préexistence d’un type commun ou langage général duquel ils dérivent.

Dans un très intéressant mémoire, qui a pour auteur M. Dumont d’Urville, et qu’il a inséré dans la partie philologique de la relation du voyage de l’Astrolabe, ce célèbre navigateur a eu l’idée très ingénieuse de former une table comparative de mots pris dans sept langues appartenant à trois des grandes divisions du système océanien : la langue de Madagascar, le malay et les langues de la Nouvelle-Zélande, des îles Sandwich, Taïti et Tonga. Non-seulement il a constaté des affinités générales et évidentes entre ces divers idiomes, mais encore il a démontré que les rapports de ceux de la Polynésie orientale étaient plus étroits avec le madécasse, placé à l’extrémité opposée et au point le plus reculé, qu’avec le malay, qui occupe une position intermédiaire. Il a, de plus, découvert que des mots communs au madécasse et aux dialectes polynésiens ne se reproduisaient pas dans le malay. Ces deux considérations lui paraissent devoir confirmer l’opinion émise dans le siècle dernier par Forster, et depuis soutenue par Marsden et Crawfurd, que tous ces idiomes dérivent d’une langue très ancienne, aujourd’hui perdue, et dont les traces sont restées plus ou moins pures et nombreuses dans les divers dialectes de l’Océanie.

Mais l’homme qui est allé le plus loin dans cette voie d’investigation, c’est Guillaume de Humboldt. Cet illustre orientaliste, qui est le plus profond linguiste dont notre siècle s’honore, joignait à un esprit de recherche analytique, porté à un degré éminent, un fonds inépuisable de connaissances ethnographiques. Pour lui, l’étude des langues n’était qu’un moyen d’arriver à une intelligence plus parfaite des formes de la pensée. Son ouvrage sur le kawi, la langue littéraire et liturgique des anciens Javanais, ouvrage qui a été publié en partie après sa mort par son savant collaborateur M. Buschmann, peut être regardé comme un des plus beaux monumens que la philologie ait élevés ; il embrasse le système entier des idiomes océaniens dont le savant linguiste a recherché les affinités et retracé le développement, éclairant sans cesse ses aperçus philologiques par l’étude comparée des monumens et des traditions, et les confirmant par tout ce que sa vaste érudition a pu lui suggérer de faits curieux et intéressans. Le grand mérite, à mes yeux, de Guillaume de Humboldt, c’est d’avoir fondé la démonstration de ces affinités sur des bases vraiment rationnelles, c’est-à-dire non-seulement sur des rapprochemens de mots choisis dans des listes partielles, mais encore sur la comparaison des formes grammaticales employées par chaque nation.

La méthode suivie par le savant académicien de Berlin tient aux doctrines professées par l’école linguistique dont il était, avec Guillaume de Schlegel, un des principaux chefs. Il est nécessaire de se rappeler ici que les ethnographes des temps modernes se partagent en deux classes : l’une qui cherche à découvrir l’affinité des langues par la comparaison des mots pris isolément dans le dictionnaire, l’autre par le rapprochement des formes grammaticales. Dans l’opinion des premiers, si des mots tirés de deux ou plusieurs idiomes ne sont point du nombre de ceux que la conquête ou des relations commerciales ont pu porter d’un peuple à l’autre, mais expriment les premiers et les plus simples besoins de la vie sociale, et répondent aux élémens fondamentaux du langage, il y a preuve d’une parenté originelle entre ces idiomes ainsi qu’entre les peuples qui les parlent. Je serais porté à admettre cette conclusion, si la méthode par laquelle on l’obtient n’était plus souvent très arbitraire. En effet, les linguistes de cette école ne sont pas d’accord sur le choix de ces mots primitifs à comparer, encore moins sur le nombre de ceux dont il faut que l’identité soit reconnue pour affirmer cette double communauté d’origine. Enfin, plusieurs d’entre eux se contentent, pour prononcer qu’il y a identité entre deux mots, de l’existence d’une seule lettre en commun, renouvelant ainsi les défauts de cette vieille école d’étymologistes dont les travaux sont frappés aujourd’hui d’un discrédit mérité. Les principes admis par les partisans de la méthode grammaticale sont plus rigoureux, et les seuls qui soient vraiment philosophiques, car ils reposent sur la comparaison des élémens les plus profonds du génie des langues, les formes grammaticales. Entre deux idiomes qui ont les mêmes pronoms, un même système de déclinaison et de conjugaison, et dont les mots sont formés d’après un mode analogue de dérivation, l’unité d’origine ne saurait être douteuse. Ainsi, si l’on parcourt le dictionnaire du kawi ou ancien javanais, l’on verra que sur dix mots il y en a neuf sanskrits et un seul d’origine océanienne ; ne semblerait-il pas, d’après cela, que le kawi doive être classé dans la famille des langues de l’Inde ? Eh bien ! nullement, sa grammaire prouve incontestablement qu’il appartient à la famille océanienne.

Les considérations qui précèdent ne doivent pas faire conclure que je donne une préférence exclusive à la méthode grammaticale sur la méthode lexique ; je pense au contraire que l’une et l’autre doivent être employées simultanément, et que ce n’est pas trop de cette réunion pour arriver à des résultats linguistiques certains, et se garder de ces rapprochemens ingénieux dont l’imagination fait souvent tous les frais.

C’est en se servant de ces deux moyens d’investigation avec la sagacité qui faisait le propre de son esprit, que Guillaume de Humboldt est parvenu à ramener toutes les affinités des idiomes océaniens à une théorie fondamentale. Par la comparaison lexique, il a découvert que l’on pouvait les ranger en cinq grands rameaux, correspondant à autant de règnes ethnographiques ou variétés de races ; la première division comprend le malay et le javanais, la seconde la langue de l’île Célèbes, la troisième celle de Madagascar, la quatrième les langues des Philippines et de l’île Formose, et la cinquième celles de la Polynésie orientale, dont les principales sont les dialectes des îles Tonga, Hawaii ou Sandwich, de la Nouvelle-Zélande et de Taïti.

La comparaison des formes grammaticales de ces divers idiomes l’a conduit à des résultats non moins curieux et encore plus importans. Ainsi il a reconnu que tous se développent suivant une loi unique de formation par l’addition de préfixes et d’affixes, ou syllabes accessoires juxtaposées à la racine et destinées à modifier l’idée mère qu’elle renferme et à la faire passer tour à tour à l’état de verbe, d’adjectif, de nom abstrait ou concret. L’identité des pronoms est la preuve la plus forte en faveur de la parenté des langues, et nulle part cette preuve ne se révèle avec plus d’évidence que dans la comparaison des pronoms personnels des langues océaniennes, lesquels ne diffèrent que par de légères permutations de lettres. S’il est vrai, comme je l’ai dit tout à l’heure, et c’est là un fait constant, que l’identité des formes grammaticales, inhérente à un principe métaphysique et radical, indique presque toujours, entre les idiomes où cette ressemblance se produit et les peuples qui les parlent, la provenance d’une souche commune, il faudra admettre que les nations océaniennes, dont la grammaire est formée d’après un type analogue, descendent d’une race unique, qui, modifiée par les influences du climat et du sol, a donné naissance dans cette partie du monde à cinq variétés principales.

C’est cette unité primitive du système grammatical des dialectes océaniens, qui les sépare d’une manière bien tranchée de cette multitude de langages informes répandus parmi les tribus qui occupent la Nouvelle-Guinée, le grand continent de l’Australie, ainsi que la partie montagneuse de la péninsule de Malaca et des Philippines. Placées au dernier degré de l’échelle sociale, ces tribus sont morcelées en une infinité de petites communautés parlant chacune un langage particulier. Elles appartiennent à la race noire, qui, suivant une hypothèse assez vraisemblable, donna à l’Océanie ses premiers habitans, et qui a été chassée et refoulée dans l’intérieur des terres partout où la race jaune est venue s’implanter. Ces populations de race noire présentant, d’après le témoignage de M. Lesson, quelques traits de ressemblance dans leur conformation physique avec celle des nègres de Mozambique, il serait très important de savoir si les données de la linguistique confirment cette origine africaine, et s’accordent avec les conjectures du voyageur que je viens de nommer.

Une observation faite déjà depuis long-temps, et dont un orientaliste que la France a eu le malheur de perdre fort jeune, le savant et spirituel Rémusat, a tiré plus d’une fois un parti heureux, c’est que la langue d’un peuple est le miroir le plus fidèle de sa civilisation, le tableau le plus complet des révolutions sociales qui ont marqué son existence. Cette observation, aussi vraie qu’ingénieuse, s’applique de tous points aux langues océaniennes. Non-seulement ces langues conservent les traces des diverses formes qu’a revêtues la société chez les nations océaniennes, mais encore elles nous permettent aujourd’hui de suivre leurs migrations à travers cette vaste étendue de mers sur laquelle elles sont disséminées. J’ai essayé de déterminer l’époque où se firent ces mouvemens de populations, en combinant les indications que m’a fournies l’examen des faits philologiques avec les données déduites de l’étude des monumens qui couvrent le sol de Java, et avec les dates consignées dans les écrivains javanais et malays.

Les idiomes océaniens offrent trois périodes de formation, marquées par l’influence des trois systèmes de civilisation qui ont dominé tour à tour dans cette partie du globe. Le premier est celui qui se développa parmi cette race d’hommes qui a étendu ses migrations et sa langue depuis Madagascar jusqu’aux derniers archipels du grand Océan. Un voile épais que la science est impuissante à soulever, couvre le berceau où elle est née ; néanmoins l’analogie qui semble exister entre sa conformation physique et le type qui caractérise les peuples du centre et de l’est de l’Asie, pourrait conduire à supposer que c’est de ce vaste continent qu’elle est sortie. La route s’offrait toute tracée devant elle par la péninsule de Malaca, qui, dans cette hypothèse aurait servi de passage à ces populations primitives pour pénétrer dans les îles voisines. Peut-être aussi ces îles, dans des temps reculés, faisaient-elles partie de la terre ferme, dont elles auraient été séparées par une de ces convulsions de la nature qui ont laissé des traces si profondes sur tant de points de la planète où nous vivons. Au milieu de ces incertitudes, un fait se produit avec tous les caractères d’une haute probabilité : c’est que Java, dont le sol surpasse en fertilité celui des contrées environnantes, et dont la population se montre à nous, dans tous les temps, agglomérée en corps de nation, fut le foyer où se forma cette civilisation primitive, et d’où elle rayonna dans tout le monde océanique. La présence, dans les idiomes océaniens et dans le javanais vulgaire, d’une foule de mots ayant une racine et une signification communes, confirme cette induction. Il serait impossible aujourd’hui de fixer l’époque à laquelle partirent les premières migrations que Java envoya au dehors ; ce fut sans doute plusieurs siècles avant notre ère ; en effet, un laps de temps considérable fut nécessaire pour qu’elles aient pu parvenir jusqu’aux limites extrêmes où nous les retrouvons aujourd’hui, et déjà, dans le premier siècle de notre ère, des colonies indoues avaient apporté dans l’archipel d’Asie une nouvelle civilisation, dont il n’existe aucune trace en dehors de ce point central.

Les anciens peuples océaniens eurent-ils des gouvernemens réguliers ? à quel degré de civilisation étaient-ils parvenus ? C’est ce que l’histoire ne nous apprend pas. Dans cette absence de documens, il peut être utile de consulter le vocabulaire comparé de leurs idiomes ; il contient plus d’une curieuse révélation. Ainsi l’on y voit qu’ils avaient fait déjà certains progrès en agriculture, qu’ils avaient dompté le bœuf et le buffle, et qu’ils avaient dressé ces animaux aux travaux du labourage et aux transports des fardeaux, qu’ils connaissaient l’usage de plusieurs plantes alimentaires, telles que le riz, une espèce de blé et la canne à sucre, et possédaient quelques animaux domestiques destinés à leur nourriture, tels que le porc, la poule, le canard ; qu’ils savaient se fabriquer des vêtemens avec l’écorce tissée des plantes filamenteuses, travailler le fer, façonner l’or et en faire des objets de parure ; enfin qu’ils avaient un système de numération décimale et un calendrier[3].

Parmi les manuscrits qui font partie des belles collections malaye et javanaise, conservées dans la bibliothèque de la Société royale asiatique de Londres, il existe un ouvrage qui a pour titre : Woukon Jawa di pindeh pada bhasa malayou (Calendrier javanais traduit en langue malaye), et qui contient un traité complet des diverses méthodes employées par les Javanais pour régler le temps. L’on y voit qu’ils possédèrent de toute antiquité un calendrier astrologique et sacerdotal, fondé sur une astronomie dont les principes nous sont inconnus, et un calendrier rural, divisé d’après l’ordre des travaux de leur agriculture.

L’adoration des objets qui dans l’univers frappent la vue de l’homme, et des grands phénomènes de la nature, cette forme de panthéisme si simple et qui se retrouve chez tous les peuples primitifs, paraît avoir été la base du système religieux des anciennes nations océaniennes. Les Malays et les Javanais, quoique professant depuis plus de dix-huit siècles des croyances étrangères, ont foi encore aujourd’hui à plusieurs de leurs vieilles divinités nationales. Ce sont celles que les adorations du vulgaire avaient consacrées. Chez eux comme parmi nous, plusieurs de ces superstitions ont traversé les siècles, et sont encore debout, quoique les civilisations dont elles sont l’expression aient depuis long-temps cessé d’être. Les Malays croient que des esprits habitent les airs, les bois et les eaux, et exercent sur l’homme une influence malfaisante. Ils ont leur chasseur infernal, comme les bûcherons du Hartz, et leur esprit du foyer domestique, nain difforme qui est aux ordres de quiconque dans la famille a une vengeance à satisfaire, et qui, pour prix de ses services, veut être nourri du sang de celui qui l’emploie. Dans l’opinion du Javanais, à chaque classe d’objets dans la nature est attachée une divinité spéciale.

La cosmogonie des Taïtiens, recueillie par les missionnaires anglais, celle des habitans des îles Tonga, rapportée par Mariner, touchent d’un côté au plus grossier panthéisme, de l’autre elles s’élèvent jusqu’au spiritualisme le plus raffiné. La religion taïtienne porte dans tous ses dogmes les traces d’un double enseignement, l’un extérieur et populaire, l’autre ésotérique et secret. Rien n’est plus curieux à lire, dans les relations des voyageurs, que la description des mystères célébrés par les initiés autour des moraïs[4] ; ces rites sombres et sanglans offrent des analogies frappantes avec les cérémonies du culte druidique.

À cette civilisation des races océaniennes primitives succéda, dans l’archipel d’Asie, celle que l’Inde vint plus tard leur imposer. Ce fut, suivant les chroniqueurs javanais, dans les premières années de l’ère de Salivahana, dont le commencement correspond à l’an 78 de Jésus-Christ. Des colonies parties de la côte nord-est du Dekkan vinrent s’établir à Java apportant avec elles les arts, les lois et les institutions religieuses de l’Inde. Il paraît qu’elles y introduisirent le régime des castes, mais que les brahmes n’acquirent jamais cette suprématie politique dont ils jouissaient sur les bords du Gange. Le gouvernement resta tout entier entre les mains du roi, chef militaire investi d’une autorité absolue, et ce qui confirme le témoignage des écrivains javanais sur ce point, c’est que, dans les codes de lois, les brahmes ne sont point protégés, comme dans le livre de Manou, par une pénalité exceptionnelle, et que ce privilége n’est stipulé qu’en faveur du roi. Les Javanais reçurent des Indous le dogme de la métémpsycose, celui des peines et des récompenses dans la vie à venir, l’usage des pénitences et des austérités, celui du sacrifice des veuves sur le bûcher de leurs maris, et portèrent la rigueur de ces pratiques religieuses à un degré d’exagération inconnu même à ceux qui les leur avaient transmises. Le bouddhisme pénétra aussi dans l’archipel d’Asie ; il dut compter de nombreux prosélytes à Java, si l’on en juge par les restes des monumens de ce culte que l’on y rencontre à chaque pas, et par l’influence qu’il exerça sur le développement de la littérature javanaise.

Java, devenue le foyer de la civilisation indoue dans l’archipel d’Asie, s’éleva au rang de capitale intellectuelle et religieuse des diverses contrées dont elle occupe le centre, et sur lesquelles elle domina jusqu’à la destruction de Madjapahit, en 1400. Cette ville, dont les ruines, situées dans la partie orientale de l’île, ont excité l’admiration de tous les voyageurs qui les ont visitées, était devenue, pendant le XIIIe et le XIVe siècles de notre ère, le centre d’un empire puissant duquel dépendaient vingt-cinq royaumes et provinces. S’étendant à l’est sur toutes les Moluques, au nord sur une partie considérable de Bornéo, l’empire de Madjapahit occupait à l’ouest toute la côte nord de Sumatra jusqu’à Pasay inclusivement, et se prolongeait jusqu’à Oudjong-Tanah (Pointe de terre), au-delà du détroit de Malaca, à l’extrémité de la péninsule malaye[5]. La fusion des colonies indoues et des populations javanaises fut si intime, que le caractère de ces dernières qui, dans l’origine, dut être analogue à celui des peuples congénères répandus autour d’elles, se modifia pour prendre tous les traits qui distinguent la nationalité indoue. Mais c’est dans le système des langues de l’archipel d’Asie, ce grand rameau de la famille océanienne, que cette action de l’indianisme se manifeste avec le plus de puissance et d’intensité. Le kawi, qui est à Java ce que le sanskrit est dans l’Inde, la langue savante, sur dix mots en a neuf d’origine indoue, et moins altérés que ceux qu’a empruntés le pali, ou la langue sacrée de Siam. À côté du kawi est le haut javanais, dans lequel abondent aussi les mots sanskrits ; et au-dessous, sur cette échelles linguistique, se place le langage populaire ou bas javanais, qui s’éloigne d’autant plus de la source indoue, et conserve plus fidèlement le type océanien primitif, que l’on descend plus avant dans les classes de la nation qui ont été moins exposées au contact de l’étranger.

Le malay a reçu aussi, mais à un degré bien moindre que le javanais, l’action fécondante ou régénératrice du sanskrit ; il doit à cette langue une partie des mots qui rappellent des idées morales ou métaphysiques, et plusieurs termes de la mythologie indoue. Mais, à mesure que l’on s’éloigne de Java, la connexion des dialectes océaniens avec le sanskrit devient moins étroite et s’efface. Elle est encore sensible dans les idiomes des Philippines, où l’on trouve quelques mots qui attestent que ces îles reçurent les croyances de l’Inde.

Si, par l’examen comparatif des vocabulaires, nous cherchons maintenant à déterminer dans quelles limites s’est exercée l’influence de la civilisation indoue sur le monde océanique, et par conséquent jusqu’où se sont étendues les migrations du peuple qui l’a propagée, nous trouverons que de l’île de Java, qui en est le point de départ, elle s’est répandue à l’ouest, dans toute l’île de Sumatra et sur les côtes de la péninsule de Malaca, au nord jusqu’aux Philippines, à l’est jusqu’aux Moluques, qu’elle n’a point dépassées. C’est en vain que l’on chercherait dans les idiomes de la Polynésie un seul mot dont on pût rapporter l’origine au sanskrit.

Le règne de la civilisation indoue cessa, lorsque l’islamisme fut apporté dans l’archipel d’Asie, vers le commencement du XIIIe siècle. Des deux grandes races qui l’habitent, la race malaye et la race javanaise, la première est celle qui embrassa la nouvelle foi religieuse avec le plus d’ardeur ; en très peu de temps, elle fut tout entière musulmane. Cette propagation rapide des dogmes de l’Alcoran parmi les Malays s’explique par les analogies que l’on observe entre leur caractère et celui des Arabes. Doués comme eux d’une imagination vive et mobile, de passions inquiètes et ardentes, ils aiment la guerre, le commerce, les plus aventureuses expéditions maritimes, en un mot tout ce qui peut satisfaire le besoin d’une activité incessante. Ralliée au drapeau du prophète, la race malaye acquit une unité qui lui avait manqué jusqu’alors. L’Alcoran constitua sa nationalité.

La ville de Malaca, fondée à l’extrémité sud-est de la péninsule de ce nom, vers la seconde moitié du XIIIe siècle, remplit, pendant cette nouvelle période, le même rôle de prédominance intellectuelle et religieuse qui avait été le partage des différentes capitales de l’empire javanais jusqu’à la destruction de Madjapahit. Son code servit de régulateur à toutes les populations de l’archipel d’Asie, son port devint le centre d’un commerce considérable[6]. Le goût des arts et de la littérature régnait à la cour des monarques malays. Au rapport des écrivains portugais, leurs cendres reposaient dans des tombeaux dont l’architecture était d’une rare magnificence. La plupart des compositions historiques et des poèmes malays qui nous restent aujourd’hui datent de cette époque. Mais, après deux siècles à peine d’existence, la ville de Malaca tomba entre les mains des Portugais, et la civilisation dont elle avait été le berceau, ayant perdu tout centre d’unité et de force, ne cessa d’aller en déclinant. Juger le peuple parmi lequel cette civilisation prit naissance et se développa avec un grand éclat en si peu de temps, par l’état de barbarie et de décadence dans lequel il est plongé aujourd’hui, c’est vouloir retrouver les Grecs du siècle de Thémistocle et de Léonidas dans les misérables forbans qui infestent les mers de l’archipel dans la Méditerranée.

Parmi les Javanais, les doctrines de Mahomet se répandirent très lentement, et aujourd’hui même, depuis quatre siècles qu’elles leur sont connues, elles n’ont pénétré que d’une manière très superficielle dans les habitudes de leur vie intime.

Les différences que présente l’action de l’islamisme sur la civilisation des Malays et des Javanais se reproduisent dans les langues de ces deux peuples et dans les monumens de leur littérature. Les premiers ont adopté un très petit nombre de mots arabes, qui s’écrivent même très difficilement avec leurs caractères nationaux, tandis que les seconds ont pris non-seulement la nomenclature religieuse musulmane, mais encore plusieurs mots de l’arabe usuel, ainsi que les caractères avec lesquels il s’écrit.

Un coup d’œil jeté maintenant sur le tableau comparatif des idiomes océaniens nous montrera les limites dans lesquelles l’islamisme s’est développé. Ces limites peuvent être fixées entre le 93e et le 129e degré de longitude orientale, depuis la pointe ouest de Sumatra jusqu’aux Moluques inclusivement. Au nord, l’islamisme n’a pas atteint les Philippines, ou du moins il ne s’y est jamais établi d’une manière permanente.

La distinction que nous avons tracée entre les trois systèmes de civilisation qui se sont produits à différentes époques dans le monde océanique nous permet maintenant de déterminer avec certitude les origines des langues qui y dominent ; origine océanienne pure, origine indoue, origine arabe. Il résulte aussi de ces recherches que ces trois civilisations occupent une zone d’autant plus étendue, ont exercé une influence d’autant plus profonde sur la sociabilité des nations de cette partie du globe, et se tient à des mouvemens de population d’autant plus considérables, que l’on remonte de la plus récente des trois à la plus ancienne.

En indiquant les principales divisions de la famille des idiomes océaniens, les synchronismes qui les rattachent aux diverses civilisations dont ils émanent et dont ils sont l’expression, j’ai déterminé la place que le malay et le javanais tiennent dans l’ensemble de ce système, et l’époque où ces deux langues se sont formées. — Je passe maintenant à l’appréciation des monumens littéraires qu’elles ont produits.

II.

De toutes les langues de la famille océanienne, celles de l’archipel d’Asie sont les seules qui aient des alphabets originaux, et qui, fixées par l’écriture, aient pu être cultivées. À la tête de ces dernières viennent se placer, tant par le nombre que par la valeur des monumens qu’ils possèdent, le malay et le javanais. Je vais parler d’abord de la littérature javanaise, qui a précédé de plusieurs siècles la littérature malaye et sur laquelle celle-ci s’est formée.

La civilisation de l’archipel asiatique, pendant les premiers siècles de notre ère, ayant eu ses précédens et son modèle dans la civilisation indoue, il faut s’attendre à retrouver dans les ouvrages javanais de cette époque une imitation plus ou moins fidèle, plus ou moins habile des compositions sanskrites. Mais ce serait se tromper que de croire que ces ouvrages, qui sont tous écrits en kawi, n’offrent qu’une reproduction servile des modèles indous. En imitant, les Javanais ont su trouver des inspirations originales, associer d’une manière heureuse les créations de la mythologie indoue à leurs légendes nationales, et empreindre d’une couleur locale les scènes auxquelles les poètes sanskrits ont assigné leur patrie pour théâtre. Ce système de fusion se rencontre à un degré très curieux dans le Kanda, le plus ancien poème kawi qui nous soit parvenu, mais dont il ne nous reste aujourd’hui qu’une traduction en langue vulgaire. Ce poème, qui contient une exposition de la cosmogonie javanaise avec un mélange de doctrines bouddhiques, remonte aux premiers temps de l’arrivée des colonies indoues à Java ; car les divinités de l’Inde y figurent avec les divinités indigènes dans un antagonisme qui atteste la lutte des deux principes de sociabilité, mis depuis peu en présence.

Le triomphe des idées indoues sur la civilisation javanaise primitive explique pourquoi le Kanda nous montre sans cesse ces divinités indigènes dans un état de subordination et d’infériorité. Le dieu javanais Watou Gounong[7] est la personnification la plus remarquable de cette lutte nationale contre un culte étranger. Sa légende, racontée dans le Kanda, est fondée sur un mythe tout astronomique et se lie évidemment aux cycles usités dans l’ancien calendrier javanais.


« Il y avait une femme nommée Sinta qui vivait sur la terre, et qui avait une jeune sœur nommée Landap. Une nuit elle rêva qu’elle était couchée à côté d’un pandit (docteur) nommé Rési Gana. Quelques mois après elle se trouva enceinte, et au bout du neuvième elle donna le jour à un enfant mâle d’une rare beauté. Celui-ci, en grandissant, manifesta un caractère violent et indomptable. Un jour qu’il avait excité au plus haut point la colère de sa mère, elle le frappa sur la tête d’un coup si fort, qu’il s’enfuit dans les bois, où plus tard il se fit ermite. Ayant terminé sa pénitence, il vint au pays de Djiling Wési (l’une des anciennes capitales de l’empire javanais), et là, dans une querelle, ayant tué le roi, il monta sur le trône à sa place et devint bientôt un souverain puissant. Il n’était pas encore marié, lorsque sa mère et Landap vinrent à Djiling Wési. Ne les reconnaissant pas et frappé seulement de leur beauté, il les épousa toutes deux. Il avait eu déjà vingt-sept enfans de sa mère Sinta, lorsqu’un jour celle-ci le reconnut à la blessure qu’elle lui avait faite autrefois à la tête. L’union criminelle dans laquelle elle avait vécu l’affligea profondément ; elle pressa son fils de prendre une autre femme et d’aller la chercher parmi les bayadères du ciel, lui recommandant surtout de fixer son choix sur la déesse Sri. Là-dessus Watou Gounoung envoya une ambassade au ciel ; mais les dieux repousèrent sa demande. Outré de dépit, il leur déclara la guerre ; et, fort de sa puissance surnaturelle, il marcha contre eux à la tête de ses vingt-sept fils. Les dieux avaient éprouvé plusieurs défaites, lorsque Wischnou découvrit le secret magique qui rendait Watou Gounong invulnérable, et parvint à lui ôter la vie. Les vingt-sept fils de Watou Gounong ayant appris la mort de leur père, résolurent de ne pas lui survivre ; mais Wischnou, voulant qu’il y eût dans le monde un signe commémoratif de sa victoire, décida que tous les sept jours il donnerait la mort à l’un d’entre eux, de manière à les faire périr tour à tour. La douleur de Sinta, leur mère, fut au comble : elle pleura pendant sept jours, après quoi elle fut reçue dans le ciel. Son nom, celui de sa sœur Landap, ainsi que celui de Watou Gounong, ajoutés au nom des vingt-sept fils de ce dernier, formèrent la période des trente woukous (semaines), destinée à rappeler le triomphe de Wischnou. Les larmes de Sinta ayant coulé sept jours, on prétend qu’il tombe toujours de la pluie pendant le woukou qui porte son nom.

« Wischnou, saisissant le pepateh (premier ministre) et les trois assesseurs qui, avec Watou Gounong, avaient formé le conseil des cinq, décida qu’ils seraient l’emblème des quatre grandes révolutions ou Naga (serpens) : la révolution de la terre (Naga Boumi), celle du jour (Naga Dina), celle de la lune (Naga Woulan), et celle de l’année ou du soleil (Naga Tahon). Il arracha les deux yeux à Naga Boumi, afin que la terre ne pût jamais se révolter contre le ciel ; ensuite il creva l’œil gauche à Naga Dina et l’œil droit à Naga Woulan… »


L’opposition entre la mythologie javanaise et celle de l’Inde, qui se manifeste dans le Kanda, disparaît dans le Manek maya, autre poème cosmogonique qu’a produit la littérature kawi. L’ordonnance de ce poème, à la fois simple et régulière, le goût épuré qui en a exclu les exagérations monstrueuses qui abondent dans le Kanda, et la prédominance des idées indoues, attestent qu’il a été composé à une époque postérieure à celle où ce dernier vit le jour, et lorsque l’art d’écrire avait déjà fait de grands progrès. Le Manek maya procède presque entièrement du dogme bouddhique. Il reproduit sans aucun doute les doctrines de ce système religieux, telles qu’elles étaient professées à Java dans les premiers siècles de notre ère.

Ce poème, qui est basé sur une symbolique encore très obscure dans l’état actuel de nos connaissances, s’ouvre par le tableau de la création de l’univers.


« Avant que les cieux et la terre fussent créés, Sang Ywang Wiseva (le tout-puissant) existait. Ce dieu, qui avait sa demeure au centre de l’univers, nourrissait intérieurement un vif désir d’obtenir du suprême régulateur l’accomplissement d’un souhait qu’il avait formé. Il s’ensuivit un conflit terrible, de tous les élémens, au milieu duquel il entendit un son répété, comme le tintement rapide d’une cloche. Il leva les yeux et vit un globe suspendu au-dessus de sa tête. Il le prit et le sépara en trois parties : l’une servit à faire les cieux et la terre, l’autre le soleil et la lune, et la troisième fut l’homme, ou Manek maya.

« La création ayant adoré Sang Ywang Wisesa, celui-ci parla à Manek maya en ces termes : — Désormais tu t’appelleras Sang Ywang Gourou (l’instructeur, le maître par excellence, ou Bouddha). Je place une entière confiance en toi ; je te livre la terre et tout ce qu’elle produit pour en disposer selon ta volonté et ton plaisir. — À ces mots, Sang Ywang Wisesa disparut. À la prière de Sang Ywang Gourou, le dieu suprême lui accorda neuf enfans mâles et cinq filles, qui naquirent sans avoir de mère. »


Dans ce système cosmogonique, les neuf fils de Sang Ywang Gourou président aux différentes parties de la sphère. Les quatre premiers règnent sur les quatre points cardinaux, le cinquième sur le centre de la terre, et les quatre autres sur les points intermédiaires. Il est à remarquer que cette distribution des points de la sphère est conçue dans un ordre pareil à celui que nous offrent les plus anciens monumens de l’Inde, est, sud, ouest et nord, centre, etc., et il a fait imaginer probablement le mythe de la création des neuf fils de Sang Ywang Gourou. Les cinq premiers, présidant aux points principaux, occupent le rang le plus élevé dans cette hiérarchie. Chacun d’eux épouse une de ses sœurs, reçoit pour demeure un palais d’un métal particulier, d’argent, de cuivre, d’or, de fer ou d’airain, domine sur une mer dont les flots sont ou de lait de noix de coco, ou de sang, ou de miel, ou d’indigo, ou d’eau bouillante. Chacun d’eux a pour emblème un oiseau spécial, préside à un des cinq jours de l’antique semaine javanaise, et a pour anagramme cinq lettres de l’alphabet, dont la combinaison produisait sans doute une sorte de formule talismanique.


« Sang Ywang Gourou descendit sous la terre pour établir l’ordre au sein des créations inférieures. La terre se composait de sept régions superposées comme autant de couches différentes. À ces sept divisions il attacha autant de divinités, qui avaient pour chef le dieu Sang Ywang Antaboga, régent de la septième division.

« Après avoir donné naissance à Sang Ywang Gourou, le régulateur suprême forma un autre ordre de créatures humaines, Sang Ywang Derma Djaka, lequel, s’étant prosterné devant Wisesa, le pria de lui accorder un fils auquel il donna le nom de Tchatour Kanaka (les quatre facettes d’une pierre précieuse). Ce dernier, ayant d’abord fait pénitence, supplia à son tour Wisesa de lui accorder un fils, qu’il appela Kanaka Poutra (fils de Kanaka), et qui développa une intelligence supérieure à celle de toutes les autres créatures… »


Mais celui de tous les ouvrages kawis qui est le mieux connu jusqu’ici, parce que Raffles en a donné une excellente analyse, c’est le poème épique qui a pour titre Brata youdha, c’est-à-dire la Guerre sainte ou la Guerre du malheur. Le sujet en est emprunté à l’une des plus célèbres épopées indoues, le Mahabharata. Suivant le jugement de M. Crawfurd, qui s’est livré à une étude approfondie de ce poème, c’est une imitation faite de verve et pleine de goût de l’original sanskrit, et qui n’a point ces longueurs fatigantes qui déparent l’œuvre de Vyasa. Le style de l’ouvrage kawi rappelle, dans certains passages, la simplicité sublime de la poésie homérique ; ailleurs il a l’énergie âpre de la poésie hébraïque, quelquesfois aussi la douceur tendre et mélancolique qui caractérise la muse de Virgile.

La composition du Brata youdha est, suivant les uns, du XIIe siècle de notre ère ; suivant les autres, et c’est là l’opinion générale, elle remonte au VIIe. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’à l’époque où il vit le jour la poésie kawi avait dû être cultivée depuis long-temps, comme le prouve le système métrique très artifriciel et perfectionné sur lequel il est fondé.

Voici quel est le sujet de ce poème :

Abiasa, roi d’Astina, eut trois fils, que lui donna Ambalica, la vieille fille d’un ermite de la montagne de Tchamaragandi, qu’il avait été forcé d’épouser. Le premier, nommé Drestarata, était aveugle ; le second, qui s’appelait Pandou, avait la tête inclinée de côté ; le troisième, qui avait nom Aria Widoura, était boiteux. Pandou, le moins difforme des trois, étant monté sur le trône, Abiasa se fit ermite et alla finir ses jours dans les montagnes. À la mort de Pandou, son frère Drestarata usurpa le pouvoir et le transmit à ses fils, les Kourawas (enfans de Kourou), qui étaient au nombre de cent, au préjudice des cinq fils de Pandou (Pandawas). Le dieu incarné Krischna ayant été envoyé par ces derniers, dont il favorisait la cause, vers le roi d’Astina, pour lui demander le partage égal de l’empire, ce prince rejeta toutes les propositions d’arrangement qui lui furent faites, et les enfans de Pandou se virent forcés de recourir aux armes pour rentrer en possession de l’héritage de leurs pères.

Quelques morceaux extrait du Brata youndha pourront peut-être donner au lecteur une idée de l’œuvre de Pouséda, idée sans doute bien imparfaite, car une version ne saurait rendre toutes les beautés de cette poésie kawi, dont la langue a tant de richesse et d’énergie, dont le mètre est si savant et si varié, le rhythme si harmonieux et si grandiose.

DÉBUT DU BRATA YOUDHA

Stance 1. — Ce que le brave demande aux dieux dans la guerre, c’est d’écraser ses ennemis, de voir les chevelures des chefs que sa main a abattus dispersées comme les fleurs qu’agite le vent, de déchirer leurs vêtemens, de brûler leurs autels et leurs palais, de faire hardiment voler leurs têtes lorsqu’ils sont assis sur leurs chars de guerre, et, par ces exploits, de mériter une renommée éclatante.

2. — Tels étaient les vœux que formait Djaya Baya en s’adressant au trois mondes, pour en obtenir des succès dans la guerre ; tels étaient les projets que son ame nourrissait contre ses ennemis. Le nom et la puissance de ce prince devinrent célèbres dans l’univers entier : il était l’objet des louanges de tous les gens de bien et des quatre classes de pandits.

3. — Le seigneur des montagnes descendit accompagné de tous ses pandits, et le roi s’approcha de lui avec respect et un cœur pur. Le dieu fut satisfait et lui dit : Djaya Baya, ne crains rien ; je ne viens pas à toi avec colère, mais pour t’investir, suivant tes désirs, de la puissance de la conquête.

4. — Reçois ma bénédiction, ô mon fils ! et écoute ma voix. Dans la contrée que tu habites, tu deviendras le chef de tous les princes qui en sont les maîtres ; dans les combats tu seras toujours vainqueur. Sois ferme et sans crainte, car tu seras comme un Batara (dieu incarné). Cette prédiction, prononcée avec solennité, fut conservée dans la mémoire de tous les saints pandits du ciel.

5. — Après ces paroles, le dieu disparut. Les ennemis du roi, dominés par la crainte, se soumirent à lui. Toutes les contrées de son empire étaient tranquilles et heureuses. Le voleur se tint au loin, intimidé par sa vigilante sévérité. L’amant seul commit ses larcins amoureux, cherchant l’objet de sa tendresse à la clarté de la lune.

6. — Ce fut à cette époque que Pouséda rendit mémorable l’anagramme qui sert de date à ce poème[8], dans le temps où l’éclat des exploits de Djaya Baya brillait comme la splendeur du soleil à la troisième saison, et où sa pitié envers ses ennemis vaincus était douce comme les rayons de l’astre des nuits ; car, dans la guerre, il traitait ses ennemis avec cette générosité que le roi des animaux montre pour sa proie.

7. — Alors Batara Sewa vint et dit au poète : — Chante la guerre des enfans de Pandou contre les fils de Kourou.

COLÈRE DE KRISCHNA

Le dieu Krischna est envoyé auprès du chef de la famille des Kourous, Souyoudana, pour réclamer la moitié du royaume d’Astina en faveur des fils de Pandou. Le père et la mère de Souyoudana, ainsi que tous les plus vieux et les plus graves pandits, sont d’avis d’accepter la proposition et de terminer l’affaire à l’amiable ; mais les jeunes conseillers du prince branlent la tête en signe de désapprobation et se montrent prêts à attaquer et à tuer Krischna. D’un autre côté, le dieu apprend que Douriodana a conçu le projet de le faire périr, et qu’à sa voix le peuple s’est rassemblé en armes.


75. — À cette nouvelle, donnant un libre essor à son courroux, Krischna s’élance de son siége. La colère enflamme son ame et bouillonne au dedans de lui comme la fureur qui anime le dieu Kala. Sa parole douce devient rude et retentissante ; il revêt la forme du tout-puissant Wischnou. Son corps réunit la force des trois pouvoirs et des trois mondes.

76. — Sur ses épaules, d’où sortent quatre bras, s’élèvent trois têtes et trois yeux. Le pouvoir et les attributs de chaque divinité entrent en lui ; il concentre en sa personne les forces de Brama, des saints, des dieux les plus puissans, des chefs des Rakschasas (démons), de tous les êtres qui peuplent le monde immatériel ou qui possèdent quelque pouvoir dans l’univers.

77. — Il balance son corps de côté et d’autre, et le souffle de son haleine résonne comme le rugissement du lion. À la vue du dieu courroucé, la terre effrayée tremble jusque dans ses fondemens : tout ce qui la couvre chancelle : les montagnes courbent leurs cimes et se heurtent, les vagues de la mer se soulèvent au niveau des collines les plus hautes, se creusent en tourbillons, et vomissent sur le rivage les monstres qui habitent les profondeurs de la mer.

78. — À l’instant la terreur saisit les cent fils de Kourou. Ils restent interdits et muets ; une pâleur mortelle se répand sur leurs traits et gagne même ceux du prince Kerna. Souyoudana et Youyoutsou s’évanouissent ; on les croirait privés de volonté et de sentiment.

79. — Cependant Drouna, Bisma et le bon pandit Narada[9] se mettent en prières aux pieds de Wischnou, et répandent devant lui un nuage de fleurs à l’odeur embaumée. N’es-tu pas le dieu du jour ? lui disent-ils ; veux-tu être aussi le dieu de la destruction ? Prends pitié de ce monde et de tous les êtres qu’il renferme.

80. — Si tu veux la perte des fils de Kourou, elle est inévitable ; mais songe encore une fois, songe aux projets de Bima[10] et au serment de Droupadi, qui a juré de laisser flotter sa chevelure jusqu’à ce qu’elle se soit baignée dans le sang des cent fils de Kourou.

81. — Le dieu attendri sentit sa colère s’apaiser en entendant les paroles du saint Bisma, car la sagesse de Krischna ne dédaignait point la louange. Aussitôt il reprit sa forme ordinaire de guerrier.

MARCHE DES ENFANS DE PANDOU

Les enfans de Pandou, en apprenant que la négociation de Krischna auprès du roi d’Astina n’a point réussi, se réunissent en conseil avec les princes leurs alliés ; la guerre y est décidée, et les préparatifs en sont promptement terminés.


95. — Au lever de l’aurore, les fils de Pandou se mirent en marche et quittèrent leur capitale de Wirata. Brillantes comme le soleil levant lorsque, étincelant au-dessus des montagnes, il inonde la plaine de clartés, leurs colonnes nombreuses, serrées, ressemblaient à une mer qui déborde. Un bruit sourd comme le roulement du tonnerre grondant au loin dans les montagnes, annonçait que les éléphans, les chevaux, tous caparaçonnés d’or, ainsi que les chars, s’avançaient rapidement.

96. — Des fleurs jetées par les pandits retombaient en nuages épais sous les pas des guerriers ; les airs retentissaient de mille cris confus. Lorsque les fleurs eurent cessé de pleuvoir, il s’éleva un vent violent qui accéléra la marche des enfans de Pandou, car les dieux rassemblés au haut du ciel s’étaient déclarés en leur faveur.

97 — À la tête des colonnes marchait Bima, le hardi et courageux Bima, féroce du désir de combattre et plein de mépris pour ses ennemis ; il s’avançait en faisant jouer son arc entre ses mains ; c’était un guerrier accoutumé à vaincre et sur mer et sur les montagnes, et à terrasser l’éléphant et le lion.

98. — Dans sa fureur, il était tout-puissant comme l’éléphant des forêts. Il allait soupirant après le moment qui le mettrait en présence des chefs ennemis, et déjà les défiant à haute voix, sa parole, menaçante comme le rugissement du lion, se faisait entendre distinctement dans tous les rangs de l’armée, et retentissait jusque dans les trois mondes.

99. — Après lui venait Ardjouna, assis sur un char d’or ciselé et couvert d’un payong (parasol) d’or ; enflammé comme un volcan, il appelait la ruine et la mort sur les Kourous et sur Astina, leur capitale. Sa bannière, qui avait le singe pour emblème, s’élevait dans les airs et semblait toucher aux nuages. Dès que son cortège se fut montré dans toute sa splendeur, un éclair sillonna les nues, et un coup de tonnerre se fit entendre comme un présage de victoire.

100. — Auprès de Palgouna[11] se trouvaient Aria Nakoula avec Sedewa, montés sur un char d’émeraude d’un travail exquis, beaux tous deux comme deux êtres célestes, tous deux brûlant d’en venir aux mains avec les jeunes guerriers d’Astina. Leur bannière flottait dans les airs comme un nuage chargé de pluie, et répandait les pétales de mille fleurs odoriférantes. Ils étaient prêts à frapper comme la foudre avant que l’éclair brille. On eût dit, à les entendre marcher, le bourdonnement d’un essaim d’abeilles allant chercher leur nourriture.

101. — Aria Outara suivait lentement avec Soïta, montés aussi sur un char de guerre et accompagnés de Drasta Drioumma et de Droupada, qui avait Sikandi à ses côtés. Sous leurs ordres était une quantité innombrable de chars, d’éléphans et de chevaux, qui portaient les guerriers et couvraient la terre au loin. Tous étaient animés comme des poissons lorsqu’une fraîche ondée est venue les raviver.

102. — À leur suite, on voyait Droupadi portée sur un palanquin d’or et ombragée d’un payong de plumes de paon ; elle ressemblait à une déesse représentée par une image d’or. Sa longue chevelure flottait au gré des vents et descendait sur ses épaules comme un nuage bas, présage d’une pluie de sang. Cette princesse avait sans cesse à la mémoire le vœu qu’elle avait fait de n’attacher les boucles de sa chevelure en désordre que lorsqu’elle se serait baignée dans le sang de ses ennemis.

103. — Derrière elle était Darma Sounou, monté sur un éléphant blanc et dans un riche costume. Son poustaka (livre) était de couleur jaune, et l’étui qui servait à le renfermer était de l’or le plus pur. Il allait criant qu’il voulait immoler de sa main Salia, le plus brave guerrier ennemi, et que, lorsqu’il levait son poustaka comme une arme (enchantée), aucun héros ne pouvait l’égaler en force et en courage.

104. — Non loin de là, Krischna, porté sur un char d’or et abrité par un payong blanc, conduisait l’arrière-garde, formée des princes les plus âgés et des troupes royales ; auprès de lui étaient son tchakra[12] et sa conque. Les princes qui faisaient partie de son cortége étaient sur des éléphans blancs dont les cris aigus se mêlaient aux bruits discordans qui s’élevaient de tous côtés.

105. — Après Krischna, on voyait Bimanyou, le fils d’Ardjouna, couvert d’armes étincelantes, et monté sur un char enrichi de pierres précieuses ; il agitait son tchakra entre ses mains. Auprès de lui était Satiaki, sur un éléphant, et à la tête de nombreux guerriers revêtus d’habits tout brillans d’or qui faisaient l’admiration de tous ceux qui les voyaient.

106. — Pantchawala et Witia, guerriers de la famille des Pandous, s’avançaient à leur tour, richement équipés et assis sur un char orné de pierres précieuses et de fleurs d’or. Leurs vêtemens étaient de la toile la plus fine et de soie. Une odeur suave était répandue autour d’eux. Leur payong était magnifique, car il était fait des ailes du Mardoukara, et il éblouissait les yeux comme les rayons du soleil.

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122. — Lorsque Ardjouna fut en présence de l’ennemi, il sentit son ame partagée entre la douleur et la joie, car il ne pouvait s’empêcher d’aimer et de plaindre ceux qu’il allait combattre. La plupart étaient ses proches parens ; plusieurs avaient reçu le jour du même père et de la même mère que lui. Les deux frères plus jeunes de son père étaient dans les rangs opposés, ainsi que les saints Gourous, Krépa, Bisma et Douidjenga.

123. — S’adressant alors à Krischna, il le supplia de faire que la bataille n’eût pas lieu, tant sa douleur était profonde d’avoir à combattre les fils de Kourou. Pour toute réponse, Krischna lui enjoint d’aller donner les ordres nécessaires pour que l’action s’engage à l’instant, le comble de l’infamie, dit le dieu, étant de tourner le dos à l’ennemi au moment du combat… Aussitôt le son des conques et des instrumens militaires se fait entendre…

127. — À l’instant, les deux armées se précipitent l’une sur l’autre. Dix éléphans contre un char, dix chevaux contre un éléphant, dix chevaux montés par des cavaliers au cœur d’airain, au bras infatigable pour tailler en pièces les ennemis. La lutte fut longue et sanglante ; elle dura plusieurs jours consécutifs, et l’issue en fut fatale aux fils de Kourou.


DOULEUR ET MORT DE SATIA WATI

Satia était un des héros de l’armée d’Astina, qui, après les nombreuses défaites qu’elle avait essuyées, résolut de se sacrifier pour la cause des fils de Kourou. S’arrachant des bras de Dewi Satia Wati, sa femme, il ramena les troupes au combat ; mais il fut trahi, et, resté seul sur le champ de bataille, il tomba percé d’une flèche que lui lança Dermawangsa à l’instigation de Krischna. En apprenant la mort de son époux, la princesse vole sur le lieu de l’action, accompagnée de sa fidèle suivante Sagandika, et là, parmi des monceaux de cadavres d’hommes, d’éléphans et de chevaux, et au milieu d’une profonde obscurité, elle cherche le corps de Salia, mais, hélas ! sans succès.


603. — Fatiguée de ses recherches infructueuses et désespérant de trouver l’être devant lequel elle voudrait se prosterner, la princesse tire son poignard et veut s’en frapper, car son cœur est tout entier à son mari. Mais le Tout-Puissant prenant sa douleur en pitié, fait briller un éclair pour la guider, lui donne de nouvelles forces et lui inspire le désir de se remettre en marche.

604. — Pendant tout ce temps, le char de Salia était resté couvert de fleurs répandues du haut du ciel, et, comme si le tonnerre en grondant eût pleuré, des larmes étaient tombées en pluie fine en témoignage de la douleur des dieux[13]. Telles furent les marques qui guidèrent les pas de Satia Wati et qui lui firent découvrir son époux. Il était gisant à terre et semblait la regarder d’un œil hagard comme un homme qui grince des dents.

605. — La princesse se jette alors sur ce corps inanimé, et, sans avoir la conscience de ce qu’elle fait, le couvre de caresses et de baisers : elle frotte ses lèvres pâles avec la couleur vermeille du sirih (betel), et, l’appuyant contre son sein, elle essuie sa figure froide avec l’extrémité de sa tunique ; mais les yeux éteints du prince restèrent long-temps sans briller d’aucun éclat. Elle ne cessait cependant d’appliquer du bétel mâché sur ses blessures.

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609. — Il serait trop long de raconter les plaintes qu’une douleur lourde comme une montagne arracha à Satia Wati, tandis qu’elle contemplait son seigneur et avant qu’elle se déterminât à mourir.

610. — Saisissant son poignard d’une main ferme, elle le tira du fourreau, et, le regardant sans pâlir, elle le plongea dans son sein. Son sang jaillit brillant comme l’or le plus pur.

611. — Avant de rendre le dernier soupir, appelant Sagandika d’une voix éteinte, elle lui dit : — Ô toi, ma fidèle suivante et ma vieille amie, retourne à Mandaraka, et dis à mon peuple :

612. — Que la dernière prière que je lui adresse, c’est de conserver le souvenir de mes souffrances. Peut-être que plus d’un cœur bienveillant sera ému d’amour et de pitié, et que bien des larmes couleront au récit de mes malheurs…

614. — Ma chère maîtresse, dit Sagandika, t’ai-je jamais quittée ? Dans quelque classe que ton ame passe, je veux t’y accompagner. Qui aurais-tu pour aller te chercher dans l’eau ? et qui est-ce qui veillerait à tes pieds, ô ma noble maîtresse ! si je n’étais avec toi ?…

617. — Sagandika, en disant ces mots, fondait en larmes. Abîmée dans sa douleur, elle retira l’arme sanglante du corps de Satia Wati, s’en frappa et tomba sans vie aux pieds de celle qu’elle avait tant aimée.

618. — Aussitôt leurs ames réunies et heureuses s’envolèrent. L’ame étonnée de Salia s’avança au-devant de la princesse et lui dit : — Je t’attendais, ô ma bien-aimée ! plein d’impatience et d’inquiétude, au milieu des nuages, entouré de la troupe des bayadères, des pandits et des dewas (dieux).

619. — Ayant pris la princesse dans ses bras, il revint avec elle par le chemin qui conduit au cIel. En arrivant dans le séjour des immortels, ils en admirèrent les beautés ; les maisons étaient de soie et resplendissantes de l’éclat des pierreries.

620. — La princesse contempla avec admiration toutes les magnificences que la bonté du Tout-Puissant a répandues dans ce séjour de délices, et l’éternelle jeunesse des êtres qui l’habitent.


Raffles a analysé plusieurs autres ouvrages kawis qui font partie de sa collection de manuscrits javanais, donnée après sa mort par lady Raffles, sa veuve, à la Société royale asiatique de Londres. Ces manuscrits et ceux de la compagnie des Indes orientales (East India house), les seuls que nous possédions encore en Europe, sont trop peu nombreux et n’ont pas encore été assez étudiés pour que je puisse présenter ici quelques idées arrêtées sur le développement et sur le caractère de la littérature kawi. Ce travail pourra être entrepris plus tard, lorsque ce fonds de manuscrits se sera enrichi des découvertes qui se font tous les jours à Java, et qui ont pris une nouvelle activité depuis que Raffles nous a fait entrevoir la valeur historique et littéraire de cette branche de la poésie orientale.

Mais, pour bien apprécier le caractère de la poésie kawi, il est indispensable d’en éclairer l’étude par celle des restes d’antiquités qui couvrent le sol javanais. Là, comme partout ailleurs, les arts et la littérature émanent d’une même pensée créatrice et se sont développés sous une influence réciproque. Ainsi le type indou domine à la fois dans les épopées kawi et dans les grands bas-reliefs des temples de Brambanam et de Boro Boudor, situés, l’un dans le district de Matarem, et l’autre au milieu des montagnes si pittoresques de Kadou. Dans les livres et dans les monumens de l’art, ce sont les mêmes personnages, les mêmes légendes, la même fusion des dogmes brahmaniques ou du culte de Siwa avec les doctrines bouddhiques. Entre le temple de Brambanam et celui de Boro Boudor, il y a néanmoins cette différence que le premier paraît se rattacher plus spécialement du culte de Siwa, et le second au bouddhisme, tel qu’il était professé à Java dans le XIIe et le XIIIe siècles de notre ère. C’est à cette époque que l’on pourrait rapporter la composition du Niti Sastra, traité de morale écrit en kawi et né de la même inspiration religieuse qui présida à l’érection du temple de Boro Boudor. La pureté tout ascétique des préceptes enseignés dans le Niti Sastra semble rappeler la pensée du fondateur du bouddhisme avec la même fidélité que les bas-reliefs de Boro Boudor reproduisent la représentation bien connue de ses traits et de son attitude contemplative.


« Louanges à Batara Gourou (Bouddha), dit le poète, à lui qui est tout-puissant ! Louanges à Wischnou qui purifie l’ame humaine, et à Batara Sourya (le soleil) qui éclaire le monde ! Qu’ils accordent leur protection à l’auteur du Niti Sastra, qui contient un sommaire des vérités enseignées dans les livres sacrés.

« La profondeur des eaux, quelque grande qu’elle soit, peut être mesurée ; mais la pensée humaine, qui la sondera ?

« Celui-là seul mérite le nom d’habile qui peut expliquer les expressions les plus abstraites.

« Une femme qui aime son mari avec assez de tendresse pour ne pas lui survivre, ou qui, si elle lui survit, passe le reste de sa vie dans le veuvage et comme si elle était morte au monde, cette femme est au-dessus de toutes les personnes de son sexe.

« Un homme qui fait du mal à ses semblables viole les préceptes de la loi de Dieu et oublie les instructions de ses Gourous ; il ne pourra jamais être heureux, et l’infortune le suivra partout. Cet homme ressemble à un vase de porcelaine qui en tombant se casse en mille pièces, et n’a plus de valeur.

« Personne ne peut emporter avec soi au tombeau les biens de ce monde ; n’oublie donc jamais que tu dois mourir un jour. Si tu as été compatissant et libéral pour les pauvres, ta récompense sera grande. Heureux est l’homme qui partage avec l’indigent, qui nourrit celui qui a faim, habille celui qui est sans vêtemens, et qui soulage son semblable dans le besoin ; celui-là n’a que du bonheur à attendre dans la vie à venir.

« Les richesses ne servent qu’à tourmenter l’esprit de l’homme, et quelquefois même à causer sa mort. C’est donc avec raison que le sage les méprise. Il en coûte de la peine et des difficultés pour les acquérir, et encore plus de difficultés et de peine pour les conserver ; car, si l’on manque de vigilance un instant, le voleur survient qui les emporte, et la douleur que cette perte occasionne est souvent pire que la mort.


Le type indou adopté dans les temps les plus anciens pour les monumens de l’art et de la littérature fut remplacé plus tard par le type javanais pur. Au lieu de puiser les élémens de leurs compositions dans les épopées sanskrites, les Javanais les empruntèrent exclusivement à leur histoire nationale. Les exploits chevaleresques du héros Pandji, que l’on a surnommé le Charlemagne de l’Orient, et qui vivait au Ixe siècle de notre ère, les aventures merveilleuses du prince Damar Woulan (la lumière de la lune), qui fut contemporain de la dynastie de Madjapahit, ont donné naissance à un cycle très étendu de poèmes et de romans. Ce retour aux idées nationales marque l’époque où, vers la fin du XIVe siècle, les doctrines religieuses de l’Inde, qui s’étaient maintenues jusque-là dans leur pureté originelle, se modifièrent en se combinant avec le culte primitif des indigènes Ce fut alors sans doute que cessa l’usage vulgaire du kawi, qui devint une langue savante, et que les caractères carrés avec lesquels on l’écrivait furent remplacés par l’alphabet cursif actuel.

L’histoire, le drame et le roman, tels sont les genres nés dans la littérature javanaise de cette seconde époque, ou du moins ceux qui nous sont connus jusqu’à présent. Si l’on considère l’histoire du point de vue où nous placent les habitudes rigoureuses de notre esprit occidental, si l’on entend par là le récit d’une suite de faits liés par une chronologie régulière ou coordonnés dans un esprit de système, les Javanais, ainsi que les Malays et les autres nations de l’Orient, n’ont aucune composition qui mérite le nom d’histoire. J’appellerai donc, si l’on veut, du nom plus modeste de chroniques les compilations dans lesquelles ces peuples ont accumulé des légendes traditionnelles, des faits insignifians et des indications géographiques et historiques de la plus haute valeur, et que l’on chercherait vainement ailleurs. C’est dans ce système de rédaction que sont conçues les chroniques javanaises (Babat) que possède la Société royale de littérature de Londres, et dont les plus remarquables sont celles des royaumes de Djanggala (de l’année 771 à l’année 852), de Madjapahit (1146-1365), de Démak (1325-1415), et de Matarem (1415-1679). Il existe, suivant le témoignage de Raffles, dans les archives des princes javanais et des grandes familles de l’île, des pièces historiques très importantes, et le savant anglais a tiré un parti très ingénieux des recherches qu’avaient faites pour lui dans ces riches dépôts le secrétaire du pangheran (seigneur feudataire) de Soura-Kerta et plusieurs autres lettrés indigènes. C’est d’après ces documens qu’il a rédigé ses annales javanaises. L’ordre des règnes repose sur l’autorité de deux canons chronologiques comprenant la série des dynasties indoues qui ont gouverné Java jusqu’à la fin du XIVe siècle.

Le sujet des wayangs ou drames, emprunté à la mythologie indoue, est essentiellement religieux, et sous ce rapport, ainsi que pour la simplicité de la mise en scène, ces compositions pourraient être comparées à nos anciens mystères. Une autre classe de wayangs est celle dont le sujet est puisé dans les traditions historiques, et qui retracent les amours, les exploits et les malheurs des anciens héros javanais. Sur la scène, les personnages sont représentés tantôt par des acteurs qui, sous un masque et revêtus de costumes magnifiques, joignent les gestes d’une pantomime expressive au récit que le dalang ou chef de la troupe, chante au son d’un instrument appelé gamelan, tantôt par des figures en cuir de buffle peint ou doré, de dix-huit pouces à deux pieds de haut, que l’on fait mouvoir derrière un rideau transparent. Le caractère des wayangs les assimile plutôt à offrir aux spectateurs le tableau des passions mises en jeu ou la satire des vices et des ridicules de la vie humaine.

Les romans, et sous ce titre je réunis tous les ouvrages d’imagination autres que le drame, les romans abondent dans la littérature javanaise moderne et en forment la principale richesse. La plupart de ces compositions ont un caractère élégiaque ; rarement elles s’élèvent jusqu’à la majesté des conceptions et du style de l’épopée ; elles brillent plutôt par la peinture des mouvemens doux et tendres de l’ame, par des descriptions pleines de grace et de fraîcheur des scènes de la nature.

La littérature malaye, ayant fixé depuis plus long-temps que la littérature javanaise l’attention des orientalistes, est aujourd’hui mieux connue ; les secours ne manquent plus pour en aborder l’étude ; des textes et des traductions de bons ouvrages ont été publiés. Les Anglais et les Hollandais, maîtres de l’archipel d’Asie, ont rassemblé de riches collections de manuscrits dont la plus belle est sans contredit celle de Raffles, conservée comme sa collection javanaise à la Société royale asiatique de Londres. Mes recherches dans la bibliothèque de cette société me permettront de fournir ici quelques notions sur la littérature malaye, destinées à compléter celles que nous ont données les philologues anglais.

Quoique tous les ouvrages que cette littérature possède actuellement aient été rédigés depuis l’introduction de l’islamisme, cependant le plus grand nombre, du moins ceux qui sont originaux, appartiennent, pour le fond du sujet, à des temps bien antérieurs à cet évènement. En renonçant à leur ancienne foi religieuse qui leur était venue de l’Inde, par l’intermédiaire des Javanais, les Malays n’ont point pour cela proscrit, comme les disciples du prophète dans la Perse et dans l’Inde, les livres que cette foi avait inspirés ; chez eux, au contraire, ce sont les traditions et les croyances des âges primitifs qui constituent le fond de cette masse de poèmes et de romans que leur langue a produits.

Les deux branches de littérature cultivées par les Malays avec une prédilection marquée sont l’histoire et le roman. Ce que j’ai dit plus haut du caractère de l’histoire javanaise s’applique de tout point à la manière dont ces derniers ont traité ce genre de composition. Dans le monde des chroniques que renferme la collection de Raffles, l’une des plus intéressantes est celle qui a pour titre Sedjaret Malayou (Généalogies Malayes). Elle a été rédigée vers le commencement du XVIIe siècle par ordre du sultan Abdallah, roi de Malaca, et traduite dernièrement par M. Le docteur Leyden. C’est un recueil de traditions historiques relatives aux radjas (rois) et aux princes les plus célèbres de l’archipel d’Asie et de la péninsule malaye, qui ont régné depuis la fondation de l’empire de Menangkabow dans l’île de Sumatra, vers les premiers siècles de notre ère, jusqu’à la prise de Malaca par les Portugais, en 1511. Mais de tous les manuscrits historiques de cette collection, le plus considérable et le plus précieux, c’est la grande chronique des rois de Java en deux énormes in-folios, comprenant dans un espace de dix-sept à dix-huit cents ans tout le corps de l’histoire javanaise, à partir des premiers siècles de notre ère jusqu’au règne du sultan Amangkou-Bouama, quatrième du nom, lequel occupait encore le trône en 1814.

Il existe à la Société royale asiatique de Londres d’autres manuscrits d’un caractère historique ; ce sont les chroniques de plusieurs états de l’archipel d’Asie, moins considérables, moins puissans que l’empire javanais, mais dont le rôle n’a pas été sans importance dans les destinées des peuples de cette partie du monde océanique. Parmi ces manuscrits se trouvent la chronique des rois de Pasay, capitale d’un état autrefois très puissant situé sur la côte occidentale de Sumatra, celle du royaume de Mangkassar, dans l’île de Célèbes, et les grandes annales malayes. Des recherches intelligentes faites sur les lieux et dirigées avec ce zèle éclairé qui animait Raffles et les autres savans anglais, amèneraient sans doute de nouvelles découvertes. Il n’est pas de nation ou de pleuplade dans l’archipel d’Asie, si faible qu’elle soit, qui n’ait ses annales, ou du moins une liste généalogique des souverains qui l’ont gouvernée.

Dans la littérature malaye, les romans sont aussi nombreux et conçus d’après le même plan que dans la littérature javanaise ; les uns retracent la peinture naïve des scènes de la vie réelle, les autres associent des faits vrais aux créations de l’imagination, l’histoire à la mythologie. Comme dans les épopées et les pouranas indous, les limites du monde idéal y viennent sans cesse se confondre avec les limites du monde réel ; les hommes, les dieux et les génies s’y trouvent en présence. Plusieurs, de ces romans sont écrits en prose, d’autres, sous une forme métrique, en slokas ou stances de quatre vers terminés par une rime commune.

Comme chez les Grecs anciens, la poésie, chez les Malays, est toujours accompagnée du chant ou plutôt d’une sorte de récitatif. Les romans de Bida Sari, de Kéni Tambouhan et de Salimbari forment des poèmes d’une étendue considérable qui jouissent d’une grande célébrité parmi les peuples de l’archipel d’Asie. Ces compositions sont remarquables par la simplicité de l’action, par le pathétique des situations, par l’expression des sentimens tendres et gracieux qui y dominent. Celle qui porte le titre de Kéni Tambouhan retrace dans un simple et touchant récit l’histoire des malheurs d’une jeune princesse javanaise. Kéni Tambouhan avait été élevée dans la captivité, à la cour de la reine de Madjapahit, avec le prince Radin, héritier présomptif de la couronne. Les deux enfans s’aimèrent dès qu’ils se connurent ; ils grandirent en s’aimant toujours. Lorsque Radin fut en âge d’être marié, la reine rechercha pour lui une haute et puissante alliance ; elle demanda la main de la fille du roi de Bendjar Koulen ; mais, craignant que l’attachement de Radin pour Kéni Tambouhan ne mît obstacle à cette union, elle résolut de la faire périr en secret.


« La reine donna ordre de faire venir le bostandji. Le bostandji accourut, et, lorsqu’il se fut prosterné aux pieds du trône, elle lui dit : — Prends avec toi Kéni Tambouhan, et emmène-la dans les bois. À quoi elle ajouta à voix basse : Fais-la disparaître de manière qu’on ne la voie plus. Ne t’avise pas de t’écarter de mes ordres. — Le bostandji se retira en s’inclinant profondément. Tous ceux qui étaient présens sentirent leurs cœurs palpiter, ils pâlirent, et leurs membres tressaillirent. Ils disaient en eux-mêmes : — Le caractère de cette reine est bien méchant ; elle a une malice diabolique, et son ame est dominée par les passions les plus basses. Toutes les princesses étaient émues de pitié en voyant la contenance de Kéni Tambouhan. La reine reprit : — Qu’on l’emmène à l’instant, et, si vous rencontrez le prince dans la forêt, dites-lui de se rendre auprès de moi sur-le-champ. Le bostandji s’inclina de nouveau en recevant ces ordres, et assura la reine qu’ils seraient accomplis avant la fin de la journée. — Alors Kéni Tambouhan se leva et descendit les degrés du palais à pas lents, suivie de son amie Kéni Tédahan qui la consolait : le bostandji marchait devant elles. — Aux yeux des personnes qui la virent s’éloigner, elle parut calme comme la lune au milieu des nuages qui passent dans le ciel, aussi brillante que cet astre lorsque son disque apparaît tout entier et semble luire avec plus d’éclat à mesure qu’on le contemple. — Tous les spectateurs étaient émus de compassion ; Kéni Tambouhan ne jeta pas un regard en arrière. Parvenue à la porte extérieure du kampong (jardin), elle s’assit pour prendre un peu de repos ; — frappée de l’idée que son existence allait finir, elle pensait à la tendresse de son ami et au malheur d’en être séparée. — Il n’y a pas d’apparence de rencontrer, disait-elle, mon bien-aimé Radin-Inou. Les larmes ruisselaient de ses yeux, et ses deux compagnes partageaient sa douleur. — Le bostandji dit à Kéni Tambouhan : — Hâtons-nous, madame, d’avancer vers la partie de la forêt où le gibier abonde, afin que nous puissions rencontrer promptement le prince. — Parvenue au bord d’un ruisseau dont la rive verdoyante s’inclinait en une pente douce, elle se sentit accablée d’une lassitude extrême et elle prit les mains de ses deux compagnes. — Sa respiration agitée faisait le même bruit que le vent qui souffle avec violence. Elle se reposa un moment au pied d’un arbre, ne sachant pas si elle aurait la force d’aller plus loin. — Le bostandji dit de nouveau aux princesses : — Avançons doucement, je vous en prie ; nous aurons bientôt fini de traverser la forêt, et nous arriverons à l’endroit de la chasse. — Kéni Tambouhan se mit en marche de nouveau, faisant effort pour traîner ses pieds après elle. — Le chant des oiseaux au plumage velouté ne faisait qu’ajouter à sa mélancolie, en lui rappelant les conversations de Radin, lorsqu’il l’amusait aux heures de loisir. — Les princesses arrivèrent auprès d’un rocher uni, auquel la nature avait donné la forme d’un siége. Leur conducteur se tournant alors vers Kéni Tambouhan : Ici, madame, dit-il, est le lieu de notre repos. Kéni Tambouhan monta sur le rocher et s’assit les pieds pendans parce qu’elle était lasse. — Kéni Tedahan, sa fidèle confidente, lui dit : J’éprouve de vives alarmes, depuis que nous sommes dans cette solitude, où l’on n’aperçoit les traces d’aucune créature humaine. — Ces paroles accrurent l’anxiété de sa maîtresse, et des larmes semblables à des perles coulèrent le long de ses joues ; elle ne prononçait pas un seul mot, se contentant d’essuyer les pleurs que ses yeux répandaient. Ses deux compagnes pleuraient aussi et restaient plongées dans la stupeur. Kéni Tambouhan, se levant, dit : Pourquoi, bon vieillard, nous as-tu amenées ici, maintenant que le jour est si avancé ? Le prince Radin serait-il encore à une grande distance ? — Le bostandji répondit d’un air morne : C’est ici, madame, le terme de notre voyage. Votre esclave a reçu ordre de la reine de conduire votre altesse dans cette forêt et de vous y donner la mort, à cause de vos liaisons avec le prince Radin, qui était fiancé à une princesse de Bendjar-Koulan, et qui pourrait maintenant refuser de la prendre pour femme. — Le cœur du bostandji était ému d’un vif sentiment de pitié. Il s’approcha avec respect de la princesse et lui dit d’une voix douce : — Pardonnez, ô madame ! à votre esclave d’être obligé de porter les mains sur votre personne. Comment pourrait-il s’en dispenser, dans la crainte qu’il a d’être soumis à l’épreuve du serment ? — Mes ordres portent qu’aujourd’hui je dois vous ôter la vie, et il ne m’est pas possible de les éluder. — La princesse lui répondit : Bon vieillard, je n’ai qu’une grace à te demander. Si tu rencontres le prince mon seigneur, porte-lui mes tendres souvenirs ; dis-lui mes vœux pour qu’il trouve le bonheur dans l’union qu’il va contracter, pour que son règne soit long et prospère. — Kéni Tédahan, ayant entendu les paroles de sa maîtresse, fut accablée de douleur, et, comme elle tenait la tête courbée sur ses genoux, — ses larmes, en ruisselant, mouillèrent les vêtemens de Kéni Tambouhan. Depuis votre enfance, dit-elle, j’ai pris soin de vous, tandis que nous habitions encore à Tandjong Poura ; — jamais aucun nuage ne vint troubler notre amitié, et nous avons été compagnes dans l’infortune. Mon désir est depuis long-temps que nous soyons unies au moment de la mort. — La réflexion ne fait qu’accroître ma douleur, et mon cœur se brise au dedans de moi. Frappe-moi la première, ô mon père ! que je ne sois pas témoin du sort de ma maîtresse ! — La princesse dit alors avec dignité : Exécutez les ordres de votre reine. — Ces paroles touchèrent le cœur du bostandji, que ses propres sentimens auraient empêché d’agir. — Il tira son kris (poignard) et le remit encore dans le fourreau ; mais enfin il lui plongea la lame longue et acérée dans le sein, de manière que l’arme sortait par derrière. — Kéni Tambouhan, en recevant le coup fatal, tomba sans mouvement à terre[14].


Dans cette revue de la littérature malaye, je n’aurai garde d’oublier les codes de lois, restes vénérables de toutes les civilisations qui se sont succédées dans l’archipel d’Asie, et, de tous les monumens que cette littérature a produits, ceux qui sont peut-être le plus véritablement historiques. Conservées pendant une longue suite de siècles par la tradition dans la mémoire des vieillards et des chefs de tribus, les lois malayes furent rédigées pour la première fois par écrit vers la fin du XIIIe siècle ; le plus simple examen suffit pour prouver qu’elles appartiennent à diverses époques et à différens degrés de développement social. Les unes, comme celles qui sont relatives à la pêche et à la chasse, décèlent les habitudes de l’homme encore voisin de l’état de nature, tandis que les autres, en nous montrant le droit de propriété parfaitement défini et exercé dans de très larges limites, en nous faisant connaître une législation pénale très complexe, un droit maritime qui suppose des relations commerciales très étendues, portent avec elles la preuve qu’elles durent naître au sein d’une société régulièrement organisée.

Le conte, ce délassement favori des Orientaux, qui occupe dans les habitudes de leur vie la même place que les représentations scéniques dans celles des peuples européens, le conte est en vogue chez les Malays et forme une des branches de leur littérature. Leurs improvisateurs pourraient lutter, suivant le témoignage de M. Newboldt, pour le charme et la fécondité des récits, avec les conteurs si fameux de la Perse moderne. Ce savant voyageur rapporte avoir vu souvent, dans les villages malays, tous les habitans réunis, après la prière du soir, autour d’un ancien ou de l’imam, et écoutant avec avidité un de ces récits merveilleux[15].

Les Malays ont une sorte de composition métrique qui est pour eux l’objet de leur culte national ; c’est le pantoun, petit poème composé d’une ou plusieurs stances à rime croisée, et se prêtant aussi bien à l’épigramme, aux jeux d’esprit, qu’à l’expression des sentimens de l’amour. À la pensée contenue dans les deux premiers vers, et exprimée sous une forme symbolique ou par une image vivement dessinée, succède dans les deux derniers une pensée morale ou une maxime pratique, qui est la contre-partie et l’explication du symbole ou de l’image. La forme du pantoun est principalement consacrée aux combats de poésie, que ces peuples aiment avec passion. Deux interlocuteurs récitent des stances alternatives, qui doivent se lier l’une à l’autre par la continuation du sens, s’attaquent et se répondent ainsi pendant plusieurs heures, jusqu’à ce que l’un des deux jouteurs s’avoue vaincu. Dans l’impossibilité de donner ici une idée des règles métriques auxquelles le pantoun est assujéti, et qui en font la difficulté, je me bornerai à faire connaître, par la traduction d’un de ces petits poèmes, la nature des idées qu’ils admettent le plus habituellement, et la manière dont elles se contrastent et s’enchaînent. C’est à l’auteur des Orientales qu’est due cette version, dont le mérite est de reproduire dans un mot à mot fidèle la fraîcheur et la simplicité de l’original

Les papillons voltigent vers la mer,
Qui du corail baigne la longue chaîne :
Depuis long-temps mon cœur sent de la peine,
Depuis long-temps j’ai le cœur bien amer.

Les papillons voltigent vers la mer,
Et vers Bandam un vautour tend ses ailes ;
Depuis long-temps, belle parmi les belles,
Plus d’un jeune homme à mon regard fut cher.

Et vers Bandam un vautour tend ses ailes,
Ses plumes là tombent sur Patani :
Plus d’un jeune homme à mon cœur fut uni,
Mais tout le cède à mes amours nouvelles.

Dans la poésie satirique et morale, dans le genre de l’épître, les Malays possèdent un grand nombre de compositions. M. Marsden en a donné des extraits. La biographie, les relations de voyage, figurent aussi parmi les genres auxquels ils se sont exercés. Les mémoires d’une famille malaye, rédigés par La-uddin, un de ses membres, et traduits par le savant orientaliste que je viens de citer, sont remplis de détails intéressans sur la vie domestique de ces peuples. Enfin, M. Newboldt a découvert récemment et traduit un manuscrit consacré à l’exposition des procédés employés pour la trempe des kris ou poignards, dont l’acier jouit d’une célébrité si méritée.

Mais un des traits les plus remarquables de la littérature malaye, c’est de posséder des versions de presque tous les bons ouvrages qui existent dans les autres littératures de l’Orient. Infatigables compilateurs ou traducteurs, les Malays ont mis à contribution l’arabe, le persan, le sanskrit, les idiomes vulgaires de l’Inde, le siamois, le javanais, etc. On conçoit toute l’utilité de ces traductions lorsqu’elles reproduisent, par exemple, des ouvrages dont l’original est perdu ou écrit dans un idiome pour l’étude duquel les secours sont nuls ou très rares, comme le siamois et la plupart des dialectes transgangétiques.

L’esquisse rapide des littératures malaye et javanaise qui vient de passer sous les yeux du lecteur, ne doit être regardée que comme un travail provisoire. Nous sommes loin d’avoir encore en Europe tout ce qu’elles ont produit de remarquable ou de curieux. Pour en juger le caractère, pour en apprécier le mérite, il est de toute justice d’attendre qu’elles aient été l’objet des mêmes recherches persévérantes que les autres littératures de l’Orient, et qu’un nombre plus considérable de manuscrits ait été recueilli.

D’autres peuples de l’archipel d’Asie ont, comme les Malays et les Javanais, une littérature cultivée. Dans ce nombre sont les Boughis, ce peuple de hardis navigateurs qui habitent l’île de Célèbes. Suivant le témoignage de Raffles, ils ont des chroniques, des recueils de traditions, ainsi que des romans et des poèmes dont l’amour, la guerre et la vie maritime sont les thèmes les plus ordinaires. Il serait d’autant plus à désirer que l’on rapportât en Europe quelques-uns de ces ouvrages, que la langue dans laquelle ils sont écrits commence à être cultivée avec succès par les Anglais, et qu’elle est parlée par une race d’hommes dont les mœurs et les institutions présentent un caractère curieux d’originalité.

Si dans la famille océanienne il n’y a que les peuples de l’archipel d’Asie qui aient des monumens littéraires, chez tous sans exception il existe une poésie populaire et traditionnelle. La science moderne, en recueillant avec un soin religieux les chants populaires des nations européennes, nous a appris combien ces chants, d’une inspiration si vraie et si profonde, étaient précieux pour la connaissance de la vie intime des nations et riches de faits historiques.

Citez les races océaniennes, depuis la pointe de Sumatra jusqu’à Taïti, la poésie peut être considérée comme une manifestation spontanée de l’énergie morale qui accompagne presque toujours le déploiement des forces physiques. Il est à peine un seul travail domestique qui n’ait un chant particulier dont la cadence suit ou dirige le mouvement du corps, et l’intonation de ce chant, énergique ou douce, se mesure sur la nature de l’action violente ou paisible qu’il accompagne. Dans leurs chansons nautiques, les vers tombent avec les coups de rame, plus pressés, plus forts, à mesure que les vents déchaînés menacent leurs frêles embarcations. S’ils abattent un arbre, ils ont une chanson, et l’arbre doit craquer à chaque refrain. Leur chant de guerre est un cri de fureur ; c’est plus qu’une menace, c’est déjà presque un combat.

De tous ces chants, le plus curieux peut-être est celui que ces peuples récitent lorsqu’ils travaillent à abattre les arbres de leurs forêts, car ce chant paraît avoir eu dans l’origine un caractère religieux et propitiatoire. L’on sait que presque toutes les tribus de race océanienne ont rendu aux arbres un culte superstitieux, comme à des transformations (hantou) des générations précédentes. Cette croyance, dont on retrouve des traces dans toute la péninsule transgangétique et même dans le Tonquin, peut expliquer et l’origine de ces chants destinés à apaiser les esprits-arbres, et les récits de quelques voyageurs arabes qui représentent la récolte des gommes odorantes ou la coupe des bois de senteur comme accompagnées de sacrifices humains[16].

Mais c’est chez les Tagalas, nation la plus considérable et la plus civilisée de l’archipel des Philippines, que la poésie populaire a atteint un degré remarquable de développement. Les anciennes traditions religieuses, les généalogies, les exploits des héros, sont pieusement conservés dans des chants historiques qu’ils apprennent dès leur enfance, et qu’ils récitent dans leurs travaux, leurs longs voyages, leurs festin et leurs lamentations funéraires.

Les habitans de la Nouvelle-Zélande ont un grand nombre de poésies traditionnelles d’une très haute antiquité. La plus célèbre de toutes ces compositions est la fameuse ode funèbre ou Pihé, qui commence ainsi : Papa ra te wati tidi, etc. Comme les Taïtiens, ils peuvent improviser sur toutes sortes de sujets, et leurs annales sont des chants qui leur servent à conserver le souvenir des évènemens remarquables et des hauts faits de leurs guerriers.

Les navigateurs qui depuis trois siècles parcourent les mers de la Polynésie, ont à peine accordé jusqu’à présent quelque attention à l’étude des poésies traditionnelles et des croyances qui ont cours parmi les insulaires qu’ils ont visités. Combien ne serait-il pas à désirer qu’un pareil travail, si utile pour la connaissance des origines de la famille océanienne, fût entrepris par un voyageur familiarisé avec les recherches philologiques, avant que notre civilisation européenne, introduite chez ces peuples par les méthodistes anglais, ait fait entièrement disparaître ces derniers vestiges de leur primitive nationalité !

Il me reste maintenant à envisager l’étude du malay sous le rapport commercial et politique.

III.

La nature, en dotant l’archipel d’Asie de ses dons les plus précieux, en l’entourant de mers calmes qui le sillonnent comme autant de canaux navigables et ouvrent dans tous les sens des voies faciles de communication, la nature semble avoir créé l’archipel d’Asie pour être un des plus grands marchés du globe. Là, sur un sol d’une fécondité presque sans limites, croissent toutes les productions tropicales, et d’autres qui se refusent à naître ailleurs : des gommes précieuses, des bois de senteur et ces épices si recherchées par tous les peuples, par l’Européen civilisé et l’Asiatique voluptueux comme par l’habitant barbare de l’Afrique. Les richesses métalliques de cette terre fertile ne sont pas moins considérables que les productions végétales qu’elle donne à l’homme. L’étain y est plus abondant que nulle part ailleurs, et l’or y est peut-être aussi commun qu’il l’était autrefois en Amérique. Les flancs des montagnes recèlent l’émeraude, le rubis et le diamant. Il me suffira de retracer ici l’histoire du commerce dont l’archipel d’Asie a été le centre, de montrer l’importance qu’il eut dans les âges qui précédèrent le nôtre, celle à laquelle il s’est élevé de nos jours, pour prouver l’utilité qu’il y a pour nous à acquérir par l’étude du malay, la connaissance des ressources qu’offrent les contrées où cet idiome est répandu.

Diodore de Sicile est le premier des écrivains de l’antiquité où l’on rencontre quelques indications géographiques applicables d’une manière plausible aux pays de l’archipel d’Asie. Il raconte qu’un Grec, nommé Iamboule, traversant l’Arabie pour se rendre dans la patrie des aromates, fut enlevé par des brigands, traîné en Éthiopie, et de là transporté, comme l’exigeait une superstition nationale, dans un île australe située au milieu de l’Océan. Il ajoute que ce ne fut qu’après une longue traversée qu’Iamboule aborda à cette île mystérieuse, et que plus tard, contraint d’en sortir, il lui fallut quatre mois de navigation pour atteindre les côtes de l’Inde. Cette relation, qui, sous une forme romanesque, contient des détails très vrais au fond, prouve par l’absence de toute détermination géographique précise, que les Grecs au premier siècle de notre ère, n’avaient qu’une idée très vague de l’archipel situé au sud de la péninsule de Malaca. L’expédition d’Alexandre ne leur avait rien appris sur ces contrées, et peut-être les Indiens eux-mêmes, du moins ceux du Pendjab, qu’ils fréquentèrent, n’en avaient aucune connaissance. Pour déterminer l’époque où les marchands étrangers y pénétrèrent pour la première fois, il est nécessaire de savoir que, parmi les objets du commerce oriental, les seuls qui appartiennent en propre à l’archipel d’Asie sont le fruit du giroflier et celui du muscadier. Ses autres productions, telles que le coton et le poivre, se retrouvent dans l’Inde ; l’encens vient pareillement dans l’Arabie, et la cannelle est originaire de Ceylan. Or, c’est de ces diverses parties de l’Orient, et non de l’archipel d’Asie, que les anciens recevaient ces denrées dans les siècles antérieurs à l’ère vulgaire. Ce qui confirme cette induction, c’est que le périple de la mer Érythrée, que l’on suppose avoir été écrit dans la treizième année du règne de Néron, ou l’an 63 de notre ère, et qui contient une liste détaillée des articles du commerce oriental qui figuraient dans les marchés de l’Égypte, de l’Arabie et des côtes de l’Inde, le périple ne fait aucune mention du girofle ni de la muscade. Ce n’est qu’un siècle plus tard, c’est-à-dire de l’an 176 à l’an 180, sous le règne des empereurs Marc-Aurèle et Commode, que l’on trouve pour la première fois ces deux objets mentionnés parmi ceux qui étaient soumis à un droit de douane à l’entrée du port d’Alexandrie, en vertu d’une loi qui nous a été conservée dans le Digeste.

Quels peuples arrivèrent les premiers dans l’archipel d’Asie ? Les Indous, sans aucun doute, qui en étaient séparés par la plus courte distance, et qui n’avaient qu’à ouvrir les voiles de leurs navires aux moussons, dont la périodicité rend la navigation de ces mers si facile. On voit déjà dans le périple que l’on construisait dans l’Inde des vaisseaux sur lesquels on longeait la côte de Coromandel pour se diriger ensuite vers le Gange, et jusqu’à la presqu’île orientale ou de Malaca, laquelle portait le nom de Chrysè, c’est-à-dire Dorée, à cause de l’or que l’on en tirait en abondance. La preuve que j’ai déduite, en rapprochant le périple du tarif de douanes décrété par Marc-Aurèle, que ce ne fut pas avant le deuxième siècle que les productions de l’archipel d’Asie furent connues dans l’Occident, s’accorde avec le témoignage des écrivains malays et javanais sur l’arrivée des colonies indoues à Java dans le premier siècle de notre ère ; date après laquelle on peut supposer qu’il fallut un siècle d’intervalle pour que ces productions, répandues dans l’Inde, aient été de là dirigées vers les marchés de l’Égypte.

Les peuples qui habitent les côtes de l’Arabie, peuples essentiellement navigateurs et marchands, et que les annalistes hébreux et les historiens d’Alexandre nous représentent comme livrés, depuis la plus haute antiquité, à un trafic suivi avec l’Inde, durent naturellement en rapporter les produits qui y avaient été nouvellement introduits de l’archipel d’Asie. De leurs mains les marchandises de l’Inde passaient dans celles des Grecs d’Égypte, qui, par la navigation de la Méditerranée, les distribuaient dans toutes les parties du monde occidental, et qui furent, jusqu’à la destruction de l’empire romain, les agens de ce commerce intermédiaire dont les Phéniciens avaient été les maîtres dans les temps antérieurs, et qui plus tard, au moyen-âge, fit la fortune des républiques italiennes. Depuis l’époque où s’établirent les premiers rapports des Indous avec les indigènes de l’archipel d’Asie jusqu’au milieu du Vie siècle, le seul écrivain qui fasse une mention expresse du commerce oriental, c’est Cosmas, surnommé l’Indicopleustes, dont l’ouvrage porte la date de 547. Il n’en est pas moins certain que, pendant toute cette période, ces relations conservèrent une très grande activité. L’usage des épices de l’archipel d’Asie était devenu un besoin pour les peuples occidentaux, et d’ailleurs ces produits ont formé dans tous les temps une branche trop lucrative de commerce, pour supposer qu’elle ait été négligée après avoir été une fois connue. Il est certain aussi que rien ne fut changé au mode de communication par lequel ces relations avaient lieu.

Quoique d’un autre côté les marchands grecs, établis sur les côtes de la mer Noire, soient allés chercher les denrées de l’Inde dans la Bactriane, où elles étaient apportées par le haut Indus, ce furent la Syrie et l’Égypte qui restèrent, pendant cette première période, les grands entrepôts du commerce oriental.

Lorsqu’à la voix de Mahomet les tribus de l’Arabie se furent réunies en un corps de nation, et que l’Alcoran leur eut inspiré cet esprit d’enthousiasme et de prosélytisme religieux qui donna à leur empire un si prodigieux développement, les navigateurs arabes, qui, auparavant, ne s’étaient jamais avancés à l’est plus loin que la côte de Malabar et Ceylan, franchirent le cap Comorin et remontèrent la côte de Coromandel. Dans les premiers temps de l’islamisme, leurs vaisseaux partaient des ports qu’ils occupaient sur la mer Rouge et l’Océan, Moka, Djedah, Aden. Mais dès qu’ils se furent rendus maîtres de l’Égypte et de la Perse, et qu’ils eurent puisé dans leur contact avec les Grecs quelques principes d’astronomie nautique, leurs expéditions se firent à la fois par le golfe Persique et la mer Rouge, et dans des limites beaucoup plus reculées qu’auparavant. Nous lisons, dans la relation de deux voyageurs arabes du IXe siècle, que, deux cents ans environ après la prédication de Mahomet, ces expéditions s’étendaient jusqu’à la Chine, où les Arabes avaient des colonies. En s’y rendant, ils durent nécessairement traverser l’archipel d’Asie et sans doute aussi entrer en rapport avec les indigènes. Cependant ce n’est que quatre siècles plus tard, vers le commencement du XIIIe siècle, qu’ils y fondèrent des établissemens permanens. J’ai dit plus haut comment les écrivains malays et javanais s’accordent tous pour fixer à cette époque l’introduction de l’islamisme parmi les populations de l’archipel d’Asie.

Les deux périodes pendant lesquelles le commerce des Arabes avec cette partie de l’Orient et avec l’Inde fut le plus florissant, embrassent les temps de leur plus haute puissance et de leur plus grande prospérité. La première, qui s’ouvre au IXe siècle, est contemporaine de l’empire des khalifes de Bagdad et se prolonge avec plus ou moins d’éclat, suivant les vicissitudes de cette dynastie, jusqu’au moment où, vers la seconde moitié du XIIIe siècle, elle fut renversée par les armes des Mongols. La ville de Bassora, assise au confluent de l’Euphrate et du Tigre, recevait par le golfe Persique les marchandises de l’Inde, qui, par la navigation intérieure, arrivaient jusque dans la Syrie, et de là passaient aux mains des marchands italiens ou lombards, qui les répandaient dans toute l’Europe. La seconde période est celle pendant laquelle l’Égypte, soumise à la puissante domination des sultans mamelouks, vit, dans la seconde moitié du XIIIe siècle, les Vénitiens, dépossédés par les Génois du commerce de la mer Noire, venir chercher dans le port d’Alexandrie les denrées de l’Inde apportées par la mer Rouge et le Nil.

Tout le monde sait la haute importance du commerce oriental pendant les deux périodes que je viens d’indiquer, l’activité qui en marqua le développement, malgré les bulles des papes qui interdisaient, sous peine d’excommunication, tous rapports avec les infidèles, et le degré de splendeur auquel parvinrent, en s’y livrant, Venise, Gênes et les autres villes commerçantes de l’Italie.

Les documens nous manquent pour déterminer dans quelle proportion les productions de l’archipel d’Asie entraient dans le commerce général de l’Orient avant la découverte du cap de Bonne-Espérance. La richesse et l’abondance de ces productions nous autorisent à penser que cette proportion fut très forte, et rien ne prouve qu’elle fut alors moindre qu’elle ne l’a été depuis l’époque où le chiffre nous en est connu, et où il a été toujours très considérable.

À l’appui de cette induction, nous avons le témoignage de Marco Polo, qui visita l’archipel d’Asie à la fin du XIIIe siècle. D’après la nature des observations du voyageur vénitien, il est évident qu’elles s’appliquent pareillement à un état de choses antérieur à l’époque où il vivait. « L’île de Java, dit-il, abonde en riches productions. Le poivre, la noix, muscade, le girofle, etc., ainsi que toutes les autres épices les plus estimées, naissent dans cette île. Ces richesses y attirent un grand nombre de vaisseaux chargés de marchandises sur lesquelles on fait des profits considérables. La quantité d’or que l’on y recueille est au-delà de tout ce que l’on peut calculer ou imaginer. C’est de cette île que les marchands de Zaï-Toun et de Mandji ont importé et importent encore aujourd’hui ce métal en très grande quantité, et que l’on retire la majeure partie des épices qui se consomment dans le monde entier[17]. » Marco Polo parle aussi du commerce immense qui se faisait dans le port de Malaca, et de la richesse des productions végétales qui se trouvaient dans l’île de Sumatra, désignée dans la relation du voyageur vénitien sous le nom de Java la meneur.

La recherche des épices orientales donna lieu aux deux plus grands évènemens qui aient marqué l’histoire des progrès matériels de l’humanité, la découverte de l’Amérique et celle d’une route maritime aux Indes par le cap de Bonne-Espérance. Le succès de l’expédition de Vasco de Gama eut pour résultat de changer immédiatement le système commercial du monde entier, système assujetti depuis trois mille ans à la même direction, et de faire passer la civilisation, les richesses et la prépondérance politique à d’autres nations que celles qui en avaient eu jusqu’alors le privilége. Quatorze ans après leur départ de Lisbonne, en 1497, les Portugais recueillaient leur premier chargement d’épices sur les lieux même où la nature les produit.

Le prosélytisme religieux et cet esprit chevaleresque qui les poussait aux plus aventureuses entreprises, furent les principaux mobiles qui les dirigèrent dans la conquête de l’Orient. Les bénéfices du négoce ne venaient pour eux qu’en seconde ligne ; néanmoins l’esprit de liberté qui présida à leur système de colonisation donna à leurs établissemens commerciaux un degré de prospérité inouie. La ville de Malaca, dont Alphonse d’Albuquerque s’était emparé en 1511 après un combat sanglant, devint le siége de leur puissance et le théâtre de la lutte qu’ils soutinrent contre les souverains d’Atcheh, dont la capitale, située à la pointe nord-ouest de Sumatra, s’élève de l’autre côté du détroit comme la rivale de Malaca. En nous retraçant les détails de cette lutte, les écrivains portugais énumérèrent les ressources maritimes et militaires qu’y déployèrent ces princes indigènes, et qui attestent l’immensité de leurs richesses. Des quatre flottes qu’ils envoyèrent contre Malaca, la troisième comptait plus de cinq cents embarcations, dont cent étaient des galères plus grandes qu’aucune de celles construites jusqu’alors en Europe et portant chacune de six à huit cents hommes et un train considérable d’artillerie. Et ce qui montre que les historiens portugais n’ont en rien exagéré l’opulence des rois d’Atcheh, c’est le témoignage de l’écrivain arabe Ebn-Batouta sur l’importance et l’étendue du commerce dont leur port était le centre, et l’empressement avec lequel les souverains de l’Europe sollicitèrent plus tard leur alliance. Élisabeth, reine d’Angleterre, écrivait au roi d’Atcheh, son très cher frère, une lettre conservé encore dans les archives de Londres, avec la réponse du roi d’Atcheh à son très cher frère Jacques Ier, qui lui avait envoyé une ambassade.

Le succès des Portugais enflamma l’ardeur des Espagnols à s’ouvrir eux aussi, l’accès des pays aux épices ; mais c’est par une autre route qu’ils y parvinrent. Magellan, après avoir franchi le détroit qui porte son nom, s’avança dans le grand Océan, et, se dirigeant vers le nord, découvrit, en 1521, les Philippines, où cet illustre navigateur trouva la mort. Ce ne fut que quarante-cinq années plus tard que les Espagnols songèrent à faire la conquête de ce riche et vaste archipel, qui ne leur fut cependant assuré que lorsque, en 1571, ils se furent emparés de Luçon, la plus grande des îles qui le composent, et qu’ils y eurent fondé Manille.

Depuis la première apparition des Portugais dans l’archipel d’Asie, un siècle s’écoula avant que les nations du nord de l’Europe songeassent à partager avec eux le commerce de ces riches contrées. Vers la fin du XVIe siècle, une escadre hollandaise y parut sous le commandement de Houtman, qui avait été long-temps dans l’Inde au service du Portugal. La compagnie des Indes orientales, formée en Angleterre en 1601 par un décret d’Élisabeth, y envoya une escadre de quatre vaisseaux qui aborda l’année suivante au port d’Atcheh. Dix-neuf années plus tard, des vaisseaux français y arrivèrent sous la conduite du capitaine Beaulieu. Malheureusement, la jalousie des autres Européens qui nous avaient devancés, parvint à rendre nos compatriotes suspects, et fit manquer le résultat de leur mission. La tentative faite plus tard par Louis XIV pour nous ouvrir le royaume de Siam et faire dominer le pavillon français dans ces mers, échoua également. Les Anglais et les Hollandais furent plus heureux ou plus persévérans si l’on veut. Au bout de quinze années, les premiers avaient établi des comptoirs dans la péninsule de Malaca, sur plusieurs points de Sumatra et de Java, à Bornéo, dans les îles Banda, à Célèbes, à Siam, au Japon, et bientôt après dans le royaume de Cambodge, dans la Cochinchine, aux îles Formose et Chusan, et à Macao en Chine. Les développemens de la puissance hollandaise ne furent pas moins rapides. À côté des établissemens anglais, les Hollandais avaient fondé presque partout des établissemens rivaux ; mais bientôt, sur plusieurs points, ils parviennent à rester seuls maîtres du terrain en faisant chasser les Anglais par les naturels qu’ils soulevaient contre eux. Dans le même temps, les Moluques, enlevées aux Portugais, leur obéissent et leur assurent le monopole des épices les plus précieuses. En 1621, ils fondent à Java la ville de Batavia, et, au bout de quelques années, c’est déjà la rivale de Goa et la plus riche des colonies européennes dans les mers d’Orient. Plus tard, s’étant ligués avec le souverain d’Atcheh, ils s’avancent contre Malaca, s’en emparent, en enlèvent sans retour cette magnifique colonie aux Portugais.

Les profits des compagnies anglaises et hollandaises engagées dans ces spéculations d’outre-mer étaient énormes dans les commencemens, malgré les erreurs multipliées qui durent signaler les premiers voyages et les dépenses considérables qu’entraînaient les armemens destinés à protéger ces expéditions ; car les états européens n’avaient pas encore à cette époque une marine militaire pour défendre leur marine marchande. Dans les douze premiers voyages, les profits des compagnies anglaises s’élevèrent de 95 à 320 pour 100. Les Hollandais, plus avancés alors que les Anglais dans l’art de la navigation, durent faire un gain encore plus considérable. Diverses causes qu’il serait trop long d’énumérer amenèrent une diminution dans les bénéfices des compagnies anglaises, en les réduisant successivement à un taux très minime, et qui bientôt ne suffit plus pour couvrir les frais d’armement. Dans les trois derniers siècles, le principal commerce de l’archipel d’Asie resta aux mains des Hollandais ; eux seuls y conservèrent de grands établissemens, tandis que les Anglais se virent réduits à n’y posséder que de petits comptoirs. C’est donc chez les premiers qu’il est intéressant de suivre les phases de ce commerce et d’en étudier les ressources.

Les registres officiels de la compagnie des Indes hollandaises constatent que, depuis 1603, époque qui date presque de l’origine de la compagnie, jusqu’en 1693, les revenus tirés des colonies s’élevèrent successivement de 60 à 120 millions de francs par année, sans compter les bénéfices doubles et triples que ces revenus produisaient par le commerce d’Europe. Depuis 1697, ce chiffre commença à décroître annuellement ; en 1730, la compagnie était en déficit ; enfin, en 1770, son passif s’élevait à 233 millions de francs.

Dans son ouvrage sur le Monde maritime, M. Le baron Walckenaër a indiqué les causes qui amenèrent cet état de décadence et de ruine. Le tableau tracé par le secrétaire de l’Académie des Inscriptions est d’autant plus curieux, que l’on y voit tout ce que la possession de l’archipel d’Asie valait aux Hollandais en dehors des revenus officiels.

« Batavia dit-il, reçut, dans l’enfoncement de sa baie, des vaisseaux de toutes les parties du monde. Les richesses de l’Asie s’y accumulèrent ; le luxe et la corruption qu’il amène y firent de rapides progrès. Le gouverneur ne sortit plus qu’accompagné d’une suite nombreuse et entouré d’une magnificence égale à celle des plus grands potentats. Les femmes des moindres conseillers ne se montrèrent plus en public qu’avec un cortège fastueux d’esclaves, resplendissantes de l’éclat des diamans et des pierres précieuses, et traînées dans des chars dorés ou de superbes palanquins. Les tables furent surchargées de ce que l’Europe et l’Asie fournissent de plus rare et de plus exquis, et l’on remplaça les eaux de Batavia, regardées avec raison comme malsaines ou peu agréables, par celles de Seltz, arrivées à grands frais du fond de l’Allemagne. Sans respect pour les mœurs et la religion, les premiers personnages de la ville avaient des sérails de plus de cinquante femmes assorties, depuis le teint des Européennes éblouissant de blancheur jusqu’à l’éclat du marbre noir des Indiennes de l’Afrique. Cependant les appointemens des divers agens de la compagnie avaient été fixés à un taux très modique et conforme à la parcimonie et à la frugalité connues de ces commerçans républicains. Les concussions, les gains illicites durent donc suppléer à la modicité des appointemens, et l’insalubrité du climat de Batavia ajoutait encore au désir et au besoin de faire une fortune. »

La révolution française, la conquête de la Hollande qui en fut la suite, et la guerre maritime que l’Angleterre soutint contre nous, laissèrent les colonies néerlandaises de l’archipel d’Asie dans un état provisoire qui dura jusqu’à la paix de 1814[18].

Cependant la domination britannique avait fait depuis quelques années d’immenses progrès dans l’Inde. Vers la fin du siècle dernier, à peine les Anglais s’en furent-ils rendus les maîtres absolus, qu’ils sentirent le besoin de prendre dans l’archipel d’Asie une position en harmonie avec ce nouveau développement de leur puissance maritime et commerciale. Aux deux comptoirs sans importance qu’ils possédaient à Kedah dans la péninsule malaye et à Bencoulen dans l’île de Sumatra, ils ajoutent un établissement fondé sur une vaste échelle dans l’île du prince de Galles, située près la côte occidentale de la péninsule malaye. La guerre contre la Hollande, devenue province française, leur donne successivement Malaca, Java et les Moluques. Lorsque la paix de 1814 leur enlève ces conquêtes, ils conservent la péninsule malaye dont la possession les rend maîtres de la navigation du détroit de Malaca, et fondent la colonie de Singapore dans l’île de ce nom. Placée à l’extrémité de la péninsule malaye, cette île commande un détroit resserré qui forme le passage principal des vaisseaux se rendant dans les mers de la Chine.

Un traité conclu en 1825, entre la Hollande et la Grande-Bretagne, a partagé entre ces deux puissances la domination de l’archipel d’Asie et de la péninsule voisine. La première occupe la partie la plus riche en productions naturelles, Sumatra, Java, les Moluques ; la seconde a acquis, par la possession de la presqu’île malaye et des îles adjacentes, la position commerciale la plus favorable qu’il y ait peut-être au monde pour l’établissement d’un système général d’échanges entre l’Asie orientale, l’Inde et les pays d’Occident. Les nouvelles récentes de la Chine viennent de nous apprendre que cette position s’étend maintenant jusqu’à l’île de Kong-Tong, dans l’archipel de Macao, et menace le céleste empire.

En devenant le centre de ces relations nouvelles entre l’Orient et l’Occident, les colonies anglaises du Prince de Galles et de Singapore ont pris en quelques années un développement dont on se ferait difficilement une idée.

La première, qui à la fin du siècle dernier n’était qu’une île misérable habitée par de pauvres pêcheurs malays, vivant dans des huttes, renferme aujourd’hui une population de quarante-cinq mille ames[19], et la jolie ville de George Town, dotée de tous les établissemens d’utilité publique qui recommandent nos cités d’Europe. La culture du muscadier et du giroflier, autrefois circonscrite dans les Moluques, y a été introduite avec un plein succès, et donne avec la culture du poivrier un revenu annuel d’un million. Comme port militaire et marchand, George Town a une haute importance ; c’est le point de relâche des vaisseaux qui vont du Bengale à la Chine, et le centre d’un commerce de transit qui s’accroît chaque jour. Depuis 1830 jusqu’en 1836, le chiffre en a quadruplé. Il s’élevait, en 1835, pour les importations, à 37,841,458 francs, et pour les exportations à 33,699,190 francs.

La seconde des deux colonies anglaises, Singapore, fondée il y a à peine vingt-cinq ans par l’auteur de l’Histoire de Java, sir Stamford Raffles, qui ne fut pas seulement un savant orientaliste, mais aussi un grand administrateur, Singapore est parvenue à un haut degré de prospérité avec une rapidité sans exemple dans l’histoire des établissemens coloniaux. En 1819, ce n’était qu’une terre sauvage où une poignée de Malays vivaient à grand’ peine du produit de leur pêche et de leurs pirateries. Aujourd’hui, c’est la métropole commerciale de toute cette partie de l’Orient, le centre d’une population nombreuse et active, familiarisée avec toutes les jouissances que l’industrie, le luxe et la culture de l’intelligence peuvent créer. Pour opérer ce prodige, il a suffi d’ouvrir Singapore aux vaisseaux marchands de toutes les nations, en le déclarant libre de toute perception fiscale. D’après les relevés officiels fournis par M. Newboldt, le chiffre des importations s’élevait à Singapore, en 1836, à 33,093,355 f., celui des exportations à 31,087,565 francs.

Mes recherches n’ont pu me procurer le chiffre total du revenu des colonies néerlandaises ; celui que donne le règne minéral seulement est énorme. Suivant M. Newboldt, Sumatra produit annuellement de 70 à 80,000 pikouls[20] de poudre d’or ; Bornéo en fournit pour 13 millions de francs ; l’île de Banca donne de 35 à 40,000 pikouls d’étain. Raffles porte le revenu annuel tiré de Java à 4 millions de livres sterling, ou 100 millions de francs. En fixant celui des Molluques à 20 millions, je crois que mon appréciation est encore modeste.

Aujourd’hui, ce n’est pas seulement l’archipel d’Asie, mais tout le monde océanique qui s’ouvre aux conquêtes de l’industrie européenne. Quoique les Anglais soient maîtres d’une grande partie du continent de l’Australie, de la terre de Van Diémen, de la Nouvelle-Zélande et des principaux archipels de la Polynésie, et s’efforcent d’établir leur commerce dans cette partie du globe, il y a place encore pour les autres nations de l’Europe qui voudront s’y créer des relations avantageuses.

Ainsi agrandi dans ses limites, le commerce de l’Orient a pris un nouvel essor quant à la nature des opérations dont il est devenu l’objet. En allant recueillir les précieuses denrées de l’archipel d’Asie, l’Europe jadis n’avait rien à y porter en retour ; son industrie n’avait point fait les progrès merveilleux dont notre siècle a été le témoin. Aujourd’hui, ses produits manufacturés entrent dans ce commerce pour une part considérable, et forment un moyen d’échange très important pour les nations qui, comme la nôtre, ne possèdent pas de colonies dans ces pays éloignés ; chaque année, le chiffre des exportations que l’Europe y envoie s’accroît dans une haute progression. À quel immense développement la plus féconde industrie des temps modernes, celle des cotons, n’est-elle pas appelée dans des pays dont toutes les populations ne portent que des tissus de cette matière !

Au milieu de ce mouvement commercial, la France n’est pas restée en arrière des autres nations. Sans doute elle lutterait difficilement contre l’Angleterre et la Hollande, souveraines dominatrices des mers orientales, mais il reste encore une position à prendre dans ces riches marchés : l’exemple des Américains qui préparent sur plusieurs points une formidable concurrence à l’Angleterre est là pour le prouver. Nos grands établissemens industriels de la Normandie et de l’Alsace tendent depuis plusieurs années à s’y ouvrir des débouchés qui pourront devenir de plus en plus considérables. Parmi nos villes manufacturières, il y a Mulhouse et Sainte-Marie qui exportent annuellement, tant par Marseille, Bordeaux, le Hâvre, que par Rotterdam, plusieurs milliers de pièces de toiles peintes, de calicots et de filés.

Dans l’état actuel de ces relations, dans la prévision de l’avenir qui les attend, est-il besoin d’insister sur l’intérêt qui s’attache à l’étude d’un idiome qui doit en être le principal instrument, et dont l’utilité pratique est attestée par tous les navigateurs et les commerçans qui ont fréquenté les vastes parages où il est en usage ?

À l’aide de cet idiome, il deviendra possible d’apprécier les productions naturelles si riches de ce sol fécond et, je dois le dire, si mal connu, d’acquérir des notions plus exactes sur les goûts des populations qui l’occupent, pour tels ou tels produits de notre industrie nationale. Si les autres nations l’ont emporté sur nous jusqu’ici par les spéculations lointaines, c’est parce qu’elles ont des idées plus arrêtés sur les mœurs, les habitudes, les préjugés et les institutions des peuples étrangers ; idées puisées dans la connaissance des langues et des littératures qui sont partout le reflet de la civilisation. N’est-ce pas d’une étude approfondie des idiomes de l’archipel d’Asie, et des ressources que présentent les pays où on les parle, qu’a jailli la pensée qui a créé Singapore et qui a doté l’Angleterre, dans ces derniers temps du plus bel établissement commercial qu’elle ait jamais fondé ?

Une autre considération domine le sujet qui vient de nous occuper. Depuis la fin du siècle dernier, la connaissance des langues et des littératures orientales a fait les mêmes progrès parmi nous que la civilisation et la puissance des Européens dans l’Orient. L’étude du sanskrit et des autres idiomes de l’Asie méridionale, d’abord circonscrite dans l’Inde anglaise, est devenue générale, et a pris dans les travaux d’érudition le rang éminent qu’elle a droit d’occuper. Les langues du nord et du centre de l’Asie, ces immenses provinces de l’empire russe, commencent à être cultivées par les philologues de Saint-Pétersbourg et de Kasan avec une ardeur qui promet les plus heureux résultats. Le chinois, qui, depuis nos missions du XVIIe siècle, semble être devenu le domaine spécial des orientalistes français, s’offre à nous aujourd’hui, en présence de la lutte que le céleste empire soutient contre l’Angleterre, avec un nouveau caractère d’utilité et d’intérêt. L’établissement de notre domination en Afrique, les évènemens récens dont l’Égypte et la Syrie viennent d’être le théâtre, et ceux que l’avenir prépare, ajoutent à l’importance, déjà si grande, qu’a eue de tout temps l’étude des idiomes parlés dans ces contrées. Au milieu des recherches dont l’Orient est ainsi devenu l’objet, une large place appartient aux langues malaye et javanaise ; tant de points de contact les rattachent aux études asiatiques, qu’elles forment le complément nécessaire ; L’Asie a exercé sur le monde océanique une influence non moins profonde que sur notre Europe, et l’histoire de cette influence est écrite tout au long dans les monumens de ces deux langues. Considérées dans l’ensemble du système auquel elles se rattachent, elles méritent à bien plus de titres d’entrer dans le cercle agrandi de l’érudition orientale, car elles sont la clé de tout ce système, un moyen d’initiation à la connaissance d’un monde où la science aujourd’hui a tant à chercher et à découvrir.


Ed. Dulaurier.
  1. L’auteur de ce travail, après avoir été chargé par le ministère de l’instruction publique de deux missions scientifiques en Angleterre, où il est allé visiter les riches dépôts de manuscrits orientaux qui existent à Londres et à Oxford, et d’où il a rapporté des documens précieux (voir le Moniteur du 7 novembre 1838 et du 17 mars 1841), a été appelé à faire un cours de langues malaye et javanaise à l’École royale et spéciale des Langues orientales établie près la Bibliothèque du Roi. Ce cours, ouvert depuis quelques mois, est suivi avec un grand intérêt, et tout fait espérer que le professeur parviendra à répandre parmi nous le goût d’études aussi curieuses qu’utiles, et qui, cultivées avec succès en Allemagne, en Angleterre et en Hollande, manquaient jusqu’à présent à la science de nos orientalistes français. (N. du D.)
  2. Voyage de l’Astrolabe, exécuté en 1820, 1827, 1828 et 1829. Histoire du Voyage, t. II.
  3. Crawfurd. — History of the indian archipelago, t. II.
  4. Les moraïs décrits par Cook, Wilson et autres, étaient formés de pierres de corail, d’un volume parfois énorme, entassées avec régularité et s’élevant en gradins. Ces monumens, aux proportions colossales, servaient de sépulture aux rois et aux grands personnages, et étaient consacrés aux divers ordres de dieux.
  5. Le tableau des provinces et royaumes qui faisaient partie de l’empire de Madjapahit se trouve dans un manuscrit malay de la Société royale asiatique de Londres, ayant pour titre : Histoire des rois de Pasay, et coté dans le catalogue sous le no 61.
  6. Marco Polo, liv. III, chap. IX, éd. Marsden. — De Vita et Gestis S. Francisci Xaverii e soc. Jesu, lib. II, p. 79, a Daniel Bartoli.
  7. Ce nom signifie Pierre de la Montagne, et fut donné à Watou Gounong parce qu’en faisant pénitence sur une montagne, il était resté immobile comme une pierre pendant de longues années. La rigueur de ses austérités lui avait mérité la force et le pouvoir surnaturels dont il était doué et le privilége d’être invulnérable.
  8. Cet anagramme se compose de quatre mots, qui peuvent être pris indifféremment comme ayant une valeur numérale ou comme exprimant une pensée.
  9. Drouna, Bisma et Narada étaient trois pandits ou docteurs attachés à la cour du roi d’Astina.
  10. Guerrier de la famille de Kourou.
  11. Surnom d’Ardjouna, qui signifie le héros au pouce fort.
  12. Arme de jet, ronde et tranchante.
  13. La même image se reproduit dans le Paradis perdu :

    Sky lowered, and muttering thunder, some sad drops
    Wept at completion of the mortal sin
    .

    Les rapprochemens si ingénieux et si vrais que M. Heeren a faits entre la poésie indoue et l’épopée religieuse des Anglais et des Allemands pourraient être étendus à la poésie kawi. Vyasa et Valmiki dans l’Inde, Pouséda à Java, Milton et Klopstock dans notre Europe, semblent souvent inspirés d’un même génie poétique, malgré l’intervalle immense de lieux et de temps qui les séparent.

  14. Poème de Kéni Tambouhan, manus. 7, coll. Raffles.
  15. Newbodt’s British Settlements in the strait of Malaca. T. II, chap. XX.
  16. Jacquet, Journal asiatique, décembre 1833, et Marini, Histoire du Tonquin, p. 47.
  17. Liv. III, chap. VII.
  18. La compagnie des Indes fut abolie à cette époque ; depuis lors, le gouvernement néerlandais gouverne directement ses colonies, et les administre avec une sagesse et une habileté remarquables.
  19. La province de Wellesley, située le long de la côte occidentale de la péninsule de Malaca, dépend de l’île du Prince de Galles, et a une population d’environ 40,000 ames, ce qui porte à 85,000 le nombre total des habitans de cette colonie.
  20. Le pikoul égale 133 livres, poids anglais.