Des délits et des peines (trad. Collin de Plancy)/Notice sur Beccaria

Traduction par Jacques Collin de Plancy.
Brière (p. IX-XIX).

NOTICE
SUR BECCARIA.



César Bonesano, Marquis de Beccaria, naquit à Milan, en 1735, d’une famille peu opulente, mais célèbre dans le Milanais, par les guerriers et les savans qu’elle avait produits.

Il montra de bonne heure une âme vive et généreuse, beaucoup de sensibilité, et un esprit porté aux grandes choses. D’excellentes études développèrent en lui trois passions qui l’occupèrent fortement toute sa vie, l’amour de la liberté, la compassion pour les misères humaines, et l’ardeur de la gloire. Jamais ces nobles sentimens n’égarèrent l’esprit de Beccaria, comme ses ennemis le lui reprochent, parce qu’on ne s’égare qu’en suivant le fanatisme, la superstition et l’ignorance. D’ailleurs le jeune homme était doué d’une rare sagesse de jugement, qui le retint toujours loin de tout excès.

Il avait à peine quitté le collége, qu’il annonçait déjà ce qu’il devait être bientôt, un ami de la raison et de l’humanité. Il avait appris la langue française, devenue, dès le dernier siècle, indispensable à toute bonne éducation, et mettait parmi ses premiers plaisirs celui de former son esprit dans la lecture des philosophes.

C’est aux Lettres Persanes de Montesquieu qu’il dut, comme il le dit dans sa correspondance, sa « conversion à la philosophie », et cette âme indépendante qui lui a inspiré de si belles pensées.

Il témoigne encore sa reconnaissance pour les grands écrivains qui achevèrent de l’éclairer : Montaigne, Buffon, d’Alembert, J. J. Rousseau, Montesquieu, Voltaire, Condillac, tels furent les maîtres qu’il choisit ; et il marcha dignement sur leurs traces.

Le comte Veri, le marquis Longo, le comte Firmiani, et quelques autres philosophes, que l’Italie voyait sans doute avec étonnement se former dans son sein, devinrent les amis de Beccaria. Il s’engagea bientôt dans les liens du mariage, et fut aussi heureux époux qu’il était heureux ami.

Il est doux de voir un jeune sage, un défenseur de l’humanité, parler avec enthousiasme de son bonheur domestique. Mais ce bonheur, si rare chez les grands hommes, ne devait pas durer toujours : Beccaria aussi allait être persécuté.

Il avait conçu à vingt-deux ans le plan de son immortel ouvrage, sur les délits et les peines ; mais il n’osait entreprendre un tel travail, avec la liberté d’esprit dont il se sentait animé, dans un siècle et dans un pays où les inquisitions florissaient encore. Ses amis l’engagèrent à braver quelques obstacles, et lui montrèrent la gloire que la postérité réserverait à ses efforts. Il commença son traité à vingt-quatre ans, et publia d’abord, deux ans plus tard, en 1762, y un livre intitulé : Du désordre des monnaies dans les états de Milan, et des moyens d’y remédier.

Cet utile ouvrage fit du bruit ; il ouvrit les yeux du gouvernement Milanais, sur la nécessité d’une réforme monétaire, qui était depuis long-temps indispensable. On le réimprima à Lucques ; et sans doute la traduction trouverait en France des lecteurs ; mais on ne pourrait l’apprécier à sa juste valeur, parce que l’intérêt qu’il présente est tout-à-fait local. C’est ainsi que nous lisons peu l’histoire de Port-Royal du grand Racine, tandis que nous savons ses tragédies par cœur.

C’est dans la même année 1762, que Beccaria, désolé de voir que sur une population de cent vingt mille âmes, la ville de Milan offrît à peine alors « vingt personnes qui aimassent à s’instruire, et qui sacrifiassent à la vérité et à la vertu, » s’occupa de former une société de philosophes, qui employèrent tous leurs efforts à répandre les lumières parmi leurs concitoyens.

À la tête de cette société d’amis des hommes, Beccaria voulut faire pour son pays ce que Addisson avait fait en Angleterre, en publiant le Spectateur.

Il fonda un ouvrage périodique, intitulé le Café, dans lequel il entreprit la critique des vices, de l’ignorance et des ridicules qu’on reprochait alors aux Italiens.

Les plus beaux morceaux de ce recueil, qui paraissait en 1764 et en 1765, sont généralement de Beccaria. On a sur-tout admiré ses Recherches sur la nature du style, où il s’efforce d’encourager ses concitoyens à se livrer aux nobles travaux de l’esprit, en démontrant que tout homme a reçu de la nature assez d’intelligence pour comprendre, assez de talens pour écrire, et assez d’idées pour être utile.

Ce petit ouvrage fut réimprimé en 1770 ; et l’abbé Morellet en donna, l’année suivante, une traduction qui fut goûtée en France, et qui méritait de l’être.

Mais avant d’établir le Café, et pendant qu’il en préparait les matériaux, Beccaria avait publié l’ouvrage qui le rend immortel. Le livre des Délits et des Peines fut terminé, que l’auteur n’avait encore que vingt-six ans. Cependant la défiance que les hommes d’un vrai génie ont toujours eue en leurs propres forces, et plus encore peut-être la crainte des persécutions qu’il voyait prêtes à s’élever contre lui, l’empêcha d’abord de publier ce grand ouvrage. Il savait qu’à l’apparition de son livre, des moines fanatiques allaient agiter tous les serpents de la calomnie, et dénoncer l’écrivain qui osait être philosophe. Quelques hommes timides l’effrayèrent sur les suites malheureuses que pouvait avoir pour lui l’honneur d’avoir fait un bon livre ; et Beccaria allait brûler son manuscrit.

Le comte Veri, et quelques-uns de ces sages qui avaient engagé le jeune homme à composer le traité des Délits et des Peines, l’empêchèrent de sacrifier à sa tranquillité personnelle un livre qui devait avoir tant d’influence sur le bonheur du genre humain. Ce livre fut publié à Milan en 1764 ; il attira les regards de toute l’Europe éclairée. Les savans, les jurisconsultes, tous les esprits élevés, toutes les âmes généreuses, l’accueillirent avec enthousiasme : trois éditions s’épuisèrent en quelques mois ; et ce fut la troisième que l’abbé Morellet traduisit en français, à la recommandation du respectable Lamoignon de Malesherbes.

Le succès du petit volume des Délits et des Peines ne fit que croître à mesure qu’il fut connu ; et ce qui est le caractère des ouvrages profonds, il fit naître une foule de livres sur le même objet.

Justement apprécié par d’Alembert, annoté par Diderot, commenté par Voltaire, attaqué par les moines, entouré des ouvrages de Servan, de Rizzi et d’une foule de jurisconsultes qui marchèrent sur les pas du sage Milanais, le livre des Délits et des Peines devait faire sensation chez les esprits judicieux. On le traduisit dans toutes les langues de l’Europe (le savant Coray en a même publié une version en grec moderne) ; et l’on s’occupa de toutes parts des réformes dont Beccaria avait fait sentir la nécessité.

Les formes barbares de la justice criminelle se débrouillèrent ; les procédures devinrent plus favorables à l’accusé ; la torture fut abolie ; on repoussa les vieilles atrocités judiciaires, consacrées par une routine cruelle ; et plus tard nous avons vu les supplices remplacés par la plus simple peine de mort, le jury établi, les lois plus humaines et plus justes.

« En défendant les droits de l’humanité et la vérité éternelle, disait Beccaria dans son introduction, si je pouvais arracher à la tyrannie ou à l’ignorance fanatique quelques-unes de leurs victimes, les larmes d’allégresse et les bénédictions d’un seul innocent rendu au repos, me consoleraient des mépris du reste des hommes. » Il eut avant de mourir le bonheur de voir ces vœux accomplis, et son livre devenu la sauve-garde des victimes de la justice humaine.

La grande Catherine fit transcrire le livre des Délits et des Peines, dans son code ; la société de Berne fit frapper une médaille en l’honneur de Beccaria ; tous les princes éclairés lui firent un accueil honorable. Mais d’un autre côté, son livre, que Voltaire appelait le code de l’humanité, souleva les passions de ces hommes qui ne vivent qu’en se faisant les esclaves de la tyrannie et du fanatisme, pour opprimer la multitude.

Un moine de Vallombreuse l’attaqua, le dénonça aux inquisiteurs et aux princes, présenta Beccaria comme un athée et comme un séditieux qu’il fallait punir, altéra le texte de son ouvrage, et l’accusa de blasphèmes qu’il est impossible de trouver dans les pages du livre des Délits.

Beccaria eut pu se dispenser de répondre à ce vil pamphlet ; il le fit cependant, parce qu’il vivait dans un pays difficile ; et les trois doigts qui avaient tracé la défense animée du genre humain, écrasèrent l’ennemi de l’humanité et de la raison.

Néanmoins, le livre de Beccaria fut proscrit à Venise par les inquisiteurs d’état ; on cabala dans Milan ; et il fallut au jeune philanthrope toute la protection du comte Firmiani, qui avait quelque puissance dans le gouvernement, pour le soustraire aux persécutions de ses compatriotes, dont il est aujourd’hui l’orgueil.

Les ennemis de la philosophie se déchaînèrent aussi chez nous contre un livre qui devait nous amener les plus heureuses réformes. Linguet, dans ses Annales, l’attaqua avec une méchanceté si adroite, qu’il eût pu nuire à l’estime qu’on avait pour l’auteur, si le public n’eût su quelle foi il devait aux jugemens de Linguet, si les calomnies les plus plates ne se fussent dévoilées d’elles-mêmes dans sa critique, et si Linguet n’eût trop laissé percer les vils motifs qui le poussaient à écrire.

Ainsi les ennemis mêmes de Beccaria reprochèrent à Linguet, comme une imbécillité, d’avoir dit que le livre des Délits était « aussi mal écrit que faiblement pensé, » tandis que, pour la précision du style, la force des pensées et la pureté des principes, tous les gens de goût avaient surnommé Beccaria le Fontenelle des criminalistes, le Tacite des jurisconsultes, etc.

Quant à l’anecdote où Linguet prétend que Beccaria pressa les juges de mettre à la question le brigand Sartorello, qui avait dépouillé ses amis sur une grande route, il est reconnu que c’est une calomnie qui n’a pas le moindre fondement, et qui fut imaginée à Paris, pour alimenter l’envie.

De telles critiques ne pouvaient nuire à Beccaria ; il fut commenté par des hommes plus dignes de lui. Outre l’ouvrage de Voltaire, Hautefort publia de sages observations, que l’auteur italien honora de son approbation ; il se rendit aussi aux conseils de l’abbé Morellet, qui changea la marche de l’ouvrage, et lui donna un plan plus méthodique. Beccaria adopta la forme qu’avait prise son traducteur, et c’est cette forme que l’on a suivie depuis.

Dans les cinq premières éditions, le traité des Délits avait quarante-cinq chapitres ; il n’en a maintenant que quarante-deux, parce qu’on en fondit quelques-uns dans les autres.

Le plan donné par Morellet, et suivi par Beccaria, peut se diviser en six parties distinctes : 1o Les cinq premiers chapitres sont consacrés aux recherches du droit de punir, et des caractères généraux que doivent avoir les bonnes lois pénales. 2o Les chapitres suivans, jusqu’au quatorzième, regardent l’instruction et la procédure. 3o Jusqu’au chapitre vingt-troisième, l’auteur traite des peines. 4o Depuis le vingt-quatrième jusqu’au trente-septième chapitre, il examine les crimes en général et en particulier. 5o Les trois chapitres qui suivent regardent les causes des vices de la jurisprudence criminelle. 6o Enfin, le chapitre quarante et unième indique les moyens de prévenir les délits[1].

Cette division est facile à saisir, et Beccaria sentit, en l’adoptant, qu’il ajoutait un mérite de plus à son excellent ouvrage.

Il donna une autre preuve de cette docilité pour la sage critique, qui ne se remarque que dans les hommes d’un mérite supérieur. Il avait avancé, dans les premières éditions de son livre, qu’un banqueroutier non frauduleux pouvait être détenu pour gage des créances à exercer sur lui, et forcé au travail pour le compte de ses créanciers. Quelqu’un lui fit remarquer la cruauté de cette proposition, qu’il s’empressa de rétracter dans les éditions qui suivirent. Il déclara, dans une note précieuse, qu’il rougissait d’avoir eu des pensées si barbares. « On m’a accusé d’impiété et de sédition, sans que je fusse séditieux ni impie, dit-il ; j’ai attaqué les droits de l’humanité, et personne ne s’est élevé contre moi… »

Toutefois les critiques abominables et les persécutions fanatiques, qui tourmentèrent les jours de ce paisible ami de la vérité, nous ont privé sans doute d’un autre chef-d’œuvre ; car Beccaria avait annoncé un grand ouvrage sur la législation ; il en avait disposé le plan ; il s’en occupait ; il n’osa le finir ni le publier.

Mais s’il avait lieu de craindre que les fureurs du fanatisme se réveillassent, elles s’appaisèrent pourtant, lorsque le nom de Beccaria fut devenu européen, et lorsqu’on pensa qu’il fallait l’occuper, pour l’empêcher d’élever de nouveau la voix en faveur des malheureux. C’est peut-être dans ce but qu’on créa pour lui, à Milan, en 1768, une chaire d’économie publique, où il professa avec distinction.

Il ne publia plus que quelques opuscules sur l’administration et sur l’économie ; il sentit avec l’âge, que les hommes sont des ingrats dont il est périlleux de rêver le bonheur ; il vit partout les philosophes persécutés ; il se rappela combien de brigues on avait soulevées contre lui ; et content de faire le bien dans le secret, il ne s’occupa plus que d’achever en paix, à l’ombre de ses lauriers, une vie qui n’était pas perdue pour l’humanité.

Nous ne devons pas oublier de dire qu’il eut la gloire de proposer à son pays, pour les poids, les mesures et les monnaies, en 1781, le système décimal que la révolution a depuis adopté en France.

La vie d’un grand homme est dans ses ouvrages, a dit Voltaire ; nous n’arrêterons pas plus longtemps le lecteur sur les occupations de Beccaria, puisqu’il ne cherchait plus que les paisibles jouissances de la vie retirée, lorsqu’il mourut d’apoplexie, à l’âge de soixante ans, en l’année 1795, pleuré de tous ceux qui le connurent, mais digne d’être connu et pleuré de tout le genre humain.

Dans l’ancienne Rome, on eût porté son deuil. À Sparte, on lui eût élevé des autels. À Londres, on l’eût comblé d’honneurs.

Si celui qui fit à vingt-six ans le livre immortel des Délits et des Peines, eût vécu dans un pays libre, nous aurions d’autres chefs-d’œuvre, et la postérité ne s’étonnerait pas du silence que Beccaria a gardé le reste de sa vie.


  1. Préface de l’abbé Morellet.