Des délits et des peines/Texte entier


Texte de Cesare Beccaria sans notes ni commentaires intercalés : voir en page de discussion

Traduction par Jacques Collin de Plancy.
Brière (p. 1-273).

CHAPITRE PREMIER.

INTRODUCTION.


Les avantages de la société doivent être également partagés entre tous ses membres.

Cependant, parmi les hommes réunis, on remarque une tendance continuelle à rassembler sur le plus petit nombre les privilèges, la puissance et le bonheur, pour ne laisser à la multitude que misère et faiblesse.

Ce n’est que par de bonnes lois qu’on peut arrêter ces efforts. Mais, pour l’ordinaire, les hommes abandonnent à des lois provisoires et à la prudence du moment le soin de régler les affaires les plus importantes, ou bien ils les confient à la discrétion de ceux-là mêmes dont l’intérêt est de s’opposer aux meilleures institutions et aux lois les plus sages.

Aussi, n’est-ce qu’après avoir flotté long-temps au milieu des erreurs les plus funestes, après avoir exposé mille fois leur liberté et leur existence, que, las de souffrir, réduits aux dernières extrémités, les hommes se déterminent à remédier aux maux qui les accablent.

Alors enfin ils ouvrent les yeux à ces vérités palpables, qui, par leur simplicité même, échappent aux esprits vulgaires, incapables d’analyser les objets, et accoutumés à recevoir sans examen et sur parole toutes les impressions qu’on veut leur donner.

Ouvrons l’histoire : nous verrons que les lois, qui devraient être des conventions faites librement entre des hommes libres, n’ont été le plus souvent que l’instrument des passions du petit nombre, ou la production du hasard et du moment, jamais l’ouvrage d’un sage observateur de la nature humaine, qui ait su diriger toutes les actions de la multitude à ce seul but : Tout le bien-être possible pour le plus grand nombre.

Heureuses les nations (s’il y en a quelques-unes) qui n’ont point attendu que des révolutions lentes et des vicissitudes incertaines fissent de l’excès du mal un acheminement au bien, et qui, par des lois sages, ont hâté le passage de l’un à l’autre. Qu’il est digne de toute la reconnaissance du genre humain, le philosophe qui, du fond de sa retraite obscure et dédaignée, a eu le courage de jeter parmi la multitude les premières semences long-temps infructueuses des vérités utiles[1] !

Les vérités philosophiques, répandues partout au moyen de l’imprimerie, ont fait connaître enfin les vrais rapports qui unissent les souverains à leurs sujets et les peuples entre eux. Le commerce s’est animé, et il s’est élevé entre les nations une guerre d’industrie, la seule digne des hommes sages et des peuples policés.

Mais si les lumières de notre siècle ont déjà produit quelques avantages, elles sont loin d’avoir dissipé tous les préjugés qui nous restent. On ne s’est élevé que faiblement contre la barbarie des peines en usage dans nos tribunaux. On ne s’est point occupé de réformer l’irrégularité des procédures criminelles, de cette partie de la législation aussi importante que négligée dans toute l’Europe. On a rarement cherché à détruire, dans leurs principes, ces suites d’erreurs accumulées depuis plusieurs siècles ; et bien peu de personnes ont tenté de réprimer, par la force des vérités immuables, les abus d’un pouvoir sans bornes, et de faire cesser les exemples trop fréquens de cette froide atrocité, que les hommes puissans regardent comme un de leurs droits.

Et pourtant, les douloureux gémissemens du faible, sacrifié à la cruelle ignorance ou aux lâches opulens ; les tourmens affreux que la barbarie prodigue pour des crimes sans preuves, ou pour des délits chimériques ; le hideux aspect des prisons et des cachots, dont l’horreur s’augmente encore par le supplice le plus insupportable pour les malheureux, l’incertitude ; tant d’usages odieux, partout répandus, auraient dû réveiller l’attention des philosophes, de cette sorte de magistrats, dont l’emploi est de diriger et de fixer les opinions humaines.

L’immortel Montesquieu n’a pu traiter que par occasion ces matières importantes. Si j’ai suivi les traces lumineuses de ce grand homme, c’est que la vérité est une, et partout la même. Mais ceux qui savent penser (et c’est pour ceux-là seulement que j’écris) sauront distinguer mes pas des siens. Heureux si, comme lui, je puis être l’objet de votre secrète reconnaissance, ô vous, disciples obscurs et paisibles de la raison ! Heureux si je puis exciter quelquefois ce frémissement, par lequel les âmes sensibles répondent à la voix des défenseurs de l’humanité !

Ce serait peut-être ici le moment d’examiner et de distinguer les différentes espèces de délits et la manière de les punir ; mais la multitude et la variété des crimes, d’après les diverses circonstances de temps et de lieux, nous jetteraient dans un détail immense et fatigant. Je me contenterai donc d’indiquer les principes les plus généraux, les fautes les plus communes et les erreurs les plus funestes, en évitant également les excès de ceux qui, par un amour mal entendu de la liberté, cherchent à introduire l’anarchie, et de ceux qui voudraient soumettre les hommes à la régularité des cloîtres.

Mais quelle est l’origine des peines, et quel est le fondement du droit de punir[2] ? Quelles seront les punitions assignées aux différens crimes ? La peine de mort est-elle véritablement utile, nécessaire, indispensable pour la sûreté et le bon ordre de la société ? Les tourmens et les tortures sont-ils justes ? Conduisent-ils au but que se proposent les lois ? Quels sont les meilleurs moyens de prévenir les délits ? Les mêmes peines sont-elles également utiles dans tous les temps ? Quelle influence ont-elles sur les mœurs ?

Tous ces problèmes méritent qu’on cherche à les résoudre avec cette précision géométrique qui triomphe de l’adresse des sophismes, des doutes timides et des séductions de l’éloquence.

Je m’estimerais heureux, quand je n’aurais d’autre mérite que celui d’avoir présenté le premier à l’Italie, sous un plus grand jour, ce que d’autres nations ont osé écrire[3] et commencent à pratiquer.

Mais, en soutenant les droits du genre humain et de l’invincible vérité, si je contribuais à sauver d’une mort affreuse quelques-unes des tremblantes victimes de la tyrannie, ou de l’ignorance également funeste, les bénédictions et les larmes d’un seul innocent revenu aux sentimens de la joie et du bonheur, me consoleraient des mépris du reste des hommes.


CHAPITRE II.

ORIGINE DES PEINES ET DU DROIT DE PUNIR.


La morale politique ne peut procurer à la société aucun avantage durable, si elle n’est fondée sur les sentimens ineffaçables du cœur de l’homme.

Toute loi qui ne sera pas établie sur cette base rencontrera toujours une résistance à laquelle elle sera contrainte de céder. Ainsi, la plus petite force, continuellement appliquée, détruit à la fin un corps qui semble solide, parce qu’on lui a communiqué un mouvement violent.

Consultons donc le cœur humain, nous y trouverons les principes fondamentaux du droit de punir.

Personne n’a fait gratuitement le sacrifice d’une portion de sa liberté, dans la seule vue du bien public. De telles chimères ne se trouvent que dans les romans. Chaque homme n’est attaché que pour ses intérêts aux différentes combinaisons politiques de ce globe ; chacun voudrait, s’il était possible, n’être pas lié lui-même par les conventions qui obligent les autres hommes[4]. La multiplication du genre humain, quoique lente et peu considérable, étant néanmoins supérieure de beaucoup aux moyens que présentait la nature stérile et abandonnée, pour satisfaire des besoins qui devenaient tous les jours plus nombreux, et se croisaient en mille manières, les premiers hommes, jusqu’alors sauvages, se virent forcés de se réunir. Quelques sociétés s’étant formées, il s’en établit bientôt de nouvelles, dans la nécessité où l’on fut de résister aux premières ; et ainsi ces hordes vécurent, comme avaient fait les individus, dans un continuel état de guerre entre elles. Les lois furent les conditions qui réunirent les hommes, auparavant indépendans et isolés sur la surface de la terre.

Las de ne vivre qu’au milieu des craintes, et de trouver partout des ennemis, fatigués d’une liberté que l’incertitude de la conserver rendait inutile, ils en sacrifièrent une partie pour jouir du reste avec plus de sûreté. La somme de toutes ces portions de liberté, sacrifiées ainsi au bien général, forma la souveraineté de la nation ; et celui qui fut chargé par les lois du dépôt des libertés et des soins de l’administration, fut proclamé le souverain du peuple.

Mais il ne suffisait pas d’avoir formé ce dépôt, il fallait le protéger contre les usurpations de chaque particulier ; car telle est la tendance de l’homme au despotisme, qu’il cherche sans cesse, non-seulement à retirer de la masse commune sa portion de liberté, mais encore à usurper celle des autres.

Il fallait des moyens sensibles et assez puissans pour comprimer cet esprit despotique, qui eût bientôt replongé la société dans son ancien chaos. Ces moyens furent les peines établies contre les infracteurs des lois.

J’ai dit que ces moyens durent être sensibles, parce que l’expérience a fait voir combien la multitude est loin d’adopter des principes stables de conduite. On remarque, dans toutes les parties du monde physique et moral, un principe universel de dissolution, dont l’action ne peut être arrêtée dans ses effets sur la société que par des moyens qui frappent Immédiatement les sens, et qui se fixent dans les esprits, pour balancer par des impressions vives la force des passions particulières, presque toujours opposées au bien général. Tout autre moyen serait insuffisant. Quand les passions sont vivement ébranlées par les objets présens, les plus sages discours, l’éloquence la plus entraînante, les vérités les plus sublimes, ne sont pour elles qu’un frein impuissant qu’elles ont bientôt brisé.

C’est donc la nécessité seule qui a contraint les hommes à céder une partie de leur liberté ; d’où il suit que chacun n’en a voulu mettre dans le dépôt commun que la plus petite portion possible, c’est-à-dire, précisément ce qu’il en fallait pour engager les autres à le maintenir dans la possession du reste.

L’assemblage de toutes ces petites portions de liberté est le fondement du droit de punir. Tout exercice du pouvoir qui s’écarte de cette base est abus et non justice ; c’est un pouvoir de fait et non de droit[5] ; c’est une usurpation, et non plus un pouvoir légitime.

Tout châtiment est inique, aussitôt qu’il n’est pas nécessaire à la conservation du dépôt de la liberté publique ; et les peines seront d’autant plus justes, que le souverain conservera aux sujets une liberté plus grande, et qu’en même temps les droits et la sûreté de tous seront plus sacrés et plus inviolables.


CHAPITRE III.

CONSÉQUENCES DE CES PRINCIPES.


La première conséquence de ces principes est que les lois seules peuvent fixer les peines de chaque délit, et que le droit de faire des lois pénales ne peut résider que dans la personne du législateur, qui représente toute la société unie par un contrat social.

Or, le magistrat, qui fait lui-même partie de la société, ne peut avec justice infliger à un autre membre de cette société, une peine qui ne soit pas statuée par la loi ; et du moment où le juge est plus sévère que la loi, il est injuste, puisqu’il ajoute un châtiment nouveau à celui qui est déjà déterminé. Il s’ensuit qu’aucun magistrat ne peut, même sous le prétexte du bien public, accroître la peine prononcée contre le crime d’un citoyen.

La deuxième conséquence est que le souverain, qui représente la société même, ne peut que faire les lois générales, auxquelles tous doivent être soumis, mais qu’il ne lui appartient pas de juger si quelqu’un a violé ces lois.

En effet, dans le cas d’un délit, il y a deux parties : le souverain, qui affirme que le contrat social est violé, et l’accusé, qui nie cette violation[6]. Il faut donc qu’il y ait entre eux un tiers qui décide la contestation. Ce tiers est le magistrat, dont les sentences doivent être sans appel, et qui doit simplement prononcer s’il y a un délit ou s’il n’y en a point.

En troisième lieu, quand même l’atrocité des peines ne serait pas réprouvée par la philosophie, mère des vertus bienfaisantes, et par cette raison éclairée, qui aime mieux gouverner des hommes heureux et libres, que dominer lâchement sur un troupeau de timides esclaves ; quand les châtimens cruels ne seraient pas directement opposés au bien public et au but que l’on se propose, celui d’empêcher les crimes, il suffira de prouver que cette cruauté est inutile, pour que l’on doive la considérer comme odieuse, révoltante, contraire à toute justice et à la nature même du contrat social.


CHAPITRE IV.

DE L’INTERPRÉTATION DES LOIS.


Il résulte encore des principes établis précédemment, que les juges des crimes ne peuvent avoir le droit d’interpréter les lois pénales, par la raison même qu’ils ne sont pas législateurs. Les juges n’ont pas reçu les lois comme une tradition domestique, ou comme un testament de nos ancêtres, qui ne laisserait à leurs descendans que le soin d’obéir. Ils les reçoivent de la société vivante, ou du souverain, qui est le représentant de cette société, comme dépositaire légitime du résultat actuel de la volonté de tous.

Que l’on ne croie pas que l’autorité des lois soit fondée sur l’obligation d’exécuter d’anciennes conventions[7] ; ces anciennes conventions sont nulles, puisqu’elles n’ont pu lier des volontés qui n’existaient pas. On ne peut sans injustice en exiger l’exécution ; car ce serait réduire les hommes à n’être plus qu’un vil troupeau sans volonté et sans droits. Les lois empruntent leur force de la nécessité de diriger les intérêts particuliers au bien général, et du serment formel ou tacite que les citoyens vivans ont fait volontairement au souverain.

Quel sera donc le légitime interprète des lois ? Le souverain, c’est-à-dire le dépositaire des volontés actuelles de tous, mais non le juge, dont le devoir est seulement d’examiner si tel homme a fait ou n’a pas fait une action contraire aux lois.

Dans le jugement de tout délit, le juge doit agir d’après un raisonnement parfait. La première proposition est la loi générale ; la seconde exprime l’action conforme ou contraire à la loi ; la conséquence est l’absolution ou le châtiment de l’accusé[8]. Si le juge est contraint de faire un raisonnement de plus, ou s’il le fait de son chef, tout devient incertitude et obscurité.

Rien n’est plus dangereux que l’axiome commun, qu’il faut consulter l’esprit de la loi. Adopter cet axiome, c’est rompre toutes les digues, et abandonner les lois au torrent des opinions. Cette vérité me paraît démontrée, quoiqu’elle semble un paradoxe à ces esprits vulgaires qui se frappent plus fortement d’un petit désordre actuel que des suites éloignées, mais mille fois plus funestes, d’un seul principe faux établi chez une nation.

Toutes nos connaissances, toutes nos idées se tiennent. Plus elles sont compliquées, plus elles ont de rapports et de résultats.

Chaque homme a sa manière de voir ; et un même homme, en différens tems, voit diversement les mêmes objets. L’esprit d’une loi serait donc le résultat de la logique bonne ou mauvaise d’un juge, d’une digestion aisée ou pénible, de la faiblesse de l’accusé, de la violence des passions du magistrat, de ses relations avec l’offensé, enfin de toutes les petites causes qui changent les apparences, et dénaturent les objets dans l’esprit inconstant de l’homme.

Ainsi, nous verrions le sort d’un citoyen changer de face, en passant à un autre tribunal, et la vie des malheureux serait à la merci d’un faux raisonnement, ou de la mauvaise humeur de son juge. Nous verrions le magistrat interpréter rapidement les lois, d’après les idées vagues et confuses qui se présenteraient à son esprit. Nous verrions les mêmes délits punis différemment, en différens temps, par le même tribunal, parce qu’au lieu d’écouter la voix constante et invariable des lois, il se livrerait à l’instabilité trompeuse des interprétations arbitraires.

Ces désordres funestes peuvent-ils être mis en parallèle avec les inconvéniens momentanés que produit quelquefois l’observation littérale des lois ?

Peut-être, ces inconvéniens passagers obligeront-ils le législateur de faire, au texte équivoque d’une loi, des corrections nécessaires et faciles. Mais du moins, en suivant la lettre de la loi, on n’aura point à craindre ces raisonnemens pernicieux, ni cette licence empoisonnée de tout expliquer d’une manière arbitraire, et souvent avec un cœur vénal. Lorsque les lois seront fixes et littérales, lorsqu’elles ne confieront au magistrat que le soin d’examiner les actions des citoyens, pour décider si ces actions sont conformes ou contraires à la loi écrite ; lorsqu’enfin la règle du juste et de l’injuste, qui doit diriger dans toutes leurs actions l’ignorant et l’homme instruit, ne sera pas une affaire de controverse, mais une simple question de fait, alors on ne verra plus les citoyens soumis au joug d’une multitude de petits tyrans, d’autant plus insupportables, que la distance est moindre entre l’oppresseur et l’opprimé ; d’autant plus cruels, qu’ils rencontrent plus de résistance, parce que la cruauté des tyrans est proportionnée, non à leurs forces, mais aux obstacles qu’on leur oppose ; d’autant plus funestes, qu’on ne peut s’affranchir de leur joug qu’en se soumettant au despotisme d’un seul.

Avec des lois pénales exécutées à la lettre, chaque citoyen peut calculer exactement les inconvéniens d’une mauvaise action ; ce qui est utile, puisque cette connaissance pourra le détourner du crime. Il jouira avec sécurité de sa liberté et de ses biens ; ce qui est juste, puisque c’est le but de la réunion des hommes en société.

Il est vrai aussi que les citoyens acquerront par là un certain esprit d’indépendance, et qu’ils seront moins esclaves de ceux qui ont osé appeler du nom sacré de vertu la lâcheté, les faiblesses et les complaisances aveugles ; mais ils n’en seront pas moins soumis aux lois et à l’autorité des magistrats.

De tels principes déplairont sans doute à ces despotes subalternes qui se sont arrogé le droit d’accabler leurs inférieurs du poids de la tyrannie qu’ils supportent eux-mêmes. J’aurais tout à craindre, si ces petits tyrans s’avisaient jamais de lire mon livre et de l’entendre ; mais les tyrans ne lisent pas.



SUPPLÉMENT AU CHAPITRE IV.


« Des critiques prétendent que ce chapitre anéantit les lois, par cette maxime (qui se trouve au commencement) : L’autorité des lois n’est pas fondée sur une prétendue obligation, etc. Je suis bien éloigné d’adopter cette opinion. Je pense, au contraire, qu’il n’y a ni autorité, ni loi, qui puisse reposer sur un autre fondement que celui que l’auteur italien leur assigne, c’est-à-dire, la volonté des citoyens vivans, expresse ou tacite. Si cela n’était pas ainsi, il s’ensuivrait qu’une société qui, à sa formation, aurait fait des lois funestes au bonheur du plus grand nombre, telles, par exemple, que celles qui donnent aux dépositaires de l’autorité un pouvoir trop grand, ne pourrait jamais y apporter de changement, et que le despotisme et la tyrannie, une fois consacrés par les premières conventions, seraient à jamais inattaquables. Cette conséquence, qui paraît au premier coup-d’œil un peu éloignée, est pourtant très-prochaine du principe d’où nous la tirons.

» Dans l’époque de la formation des premières sociétés, les hommes ont toujours cru qu’ils avaient prévu tous les cas, pourvu à tous les inconvéniens, fait les meilleures lois possibles. D’après cette idée si naturelle à l’homme, ils n’ont pas manqué de déclarer que ces lois seraient à jamais irrévocables. Ils ont été jusqu’à interdire toute espèce d’examen, et, à plus forte raison, toute révocation. Plusieurs anciens législateurs ont prononcé la peine de mort contre ceux qui proposeraient à leurs lois le plus léger changement. On connaît l’action de Licurgue, ou du moins le conte qu’on fait de lui, et qui prouve l’esprit général de tous les législateurs. Il fit jurer aux Spartiates de ne rien changer à ses lois, jusqu’à son retour d’un voyage qu’il allait, disait-il, faire à Delphes ; et il s’exila ensuite volontairement, pour forcer ses concitoyens à en maintenir l’observation.

» Celui qui voulait proposer un changement à une loi, devait se présenter dans l’assemblée du peuple, la corde au cou, et être étranglé sur-le-champ, si le changement qu’il proposait était rejeté. Tous les fondateurs d’ordres religieux ont eu la même manie de regarder chacune de leurs lois comme irrévocable. C’est non-seulement le style, mais l’esprit de toutes les chancelleries des nations policées de l’univers : Déclarons et statuons par le présent édit perpétuel et irrévocable… Et voilà sans doute un des plus grands obstacles qui s’opposent au perfectionnement des lois, dans toutes les sociétés politiques.

» Or, cet obstacle doit son existence et sa force au principe contraire à celui dont nous prenons ici la défense.

» Pourquoi les législateurs regardent-ils et font-ils regarder les lois qu’ils établissent, comme irrévocables ? n’est-ce pas parce qu’ils croient que leur volonté actuelle, autorisée par le consentement actuel des citoyens existans, lie et oblige pour jamais tous les citoyens nés et à naître ? Si des conventions faites il y a plusieurs siècles lient même les volontés qui n’existaient pas, l’examen le plus modéré d’une loi pourra être un crime punissable des peines les plus cruelles dans une législation ; car on peut supposer, et l’hypothèse a été réalisée plus d’une fois, quoique les exemples n’en soient pas actuellement présens à ma mémoire, on peut supposer qu’à la confection des premières lois, on a stipulé qu’on punirait de mort tout homme qui oserait rappeler à l’examen une loi quelconque ; et la punition sera juste, si les volontés des premiers citoyens, au moment de la formation de la société, ont obligé tous leurs descendans jusqu’à la fin des siècles.

» Selon le critique même à qui on répond ici, la loi, une fois revêtue de la forme autorisée, n’oblige tous les citoyens nés et à naître, que jusqu’à ce qu’elle soit révoquée par une autre loi revêtue des mêmes formalités. Il accorde donc que les citoyens actuels peuvent faire révoquer une loi ancienne, et en faire établir une nouvelle. Or, je lui demande comment s’y prendront les citoyens actuellement vivans, pour entreprendre de faire faire cette révocation ? Il faudra qu’ils examinent, qu’ils se plaignent, qu’ils représentent, qu’ils s’assemblent. Mais si l’examen, les plaintes, les représentations, les assemblées sont défendus ?… » (Note inédite de l’abbé Morellet.)


CHAPITRE V.

DE L’OBSCURITÉ DES LOIS.


Si l’interprétation arbitraire des lois est un mal, c’en est un aussi que leur obscurité, puisqu’alors elles ont besoin d’être interprétées. Cet inconvénient sera bien plus grand encore, si les lois ne sont pas écrites en langue vulgaire.

Tant que le texte des lois ne sera pas un livre familier, une sorte de catéchisme, tant qu’elles seront écrites dans une langue morte et ignorée du peuple, et qu’elles seront solennellement conservées comme de mystérieux oracles, le citoyen, qui ne pourra juger par lui-même des suites que doivent avoir ses propres actions sur sa liberté et sur ses biens, demeurera dans la dépendance d’un petit nombre d’hommes dépositaires et interprètes des lois.

Mettez le texte sacré des lois entre les mains du peuple, et plus il y aura d’hommes qui le liront, moins il y aura de délits ; car on ne peut douter que, dans l’esprit de celui qui médite un crime, la connaissance et la certitude des peines ne mettent un frein à l’éloquence des passions.

Que penser des hommes, lorsqu’on réfléchit que les lois de la plupart des nations sont écrites en langues mortes, et que cette coutume barbare subsiste encore dans les pays les plus éclairés de l’Europe ?

De ces dernières réflexions il résulte que, sans un corps de lois écrites, une société ne peut jamais prendre une forme de gouvernement fixe, où la force réside dans le corps politique, et non dans les membres de ce corps ; où les lois ne puissent s’altérer et se détruire par le choc des intérêts particuliers, ni se réformer que par la volonté générale.

La raison et l’expérience ont fait voir combien les traditions humaines deviennent plus douteuses et plus contestées, à mesure qu’on s’éloigne de leur source. Or, s’il n’existe pas un monument stable du pacte social, comment les lois résisteront-elles au mouvement toujours victorieux du tems et des passions ?

On voit encore par là l’utilité de l’imprimerie, qui seule peut rendre tout le public, et non quelques particuliers, dépositaire du code sacré des lois.

C’est l’imprimerie qui a dissipé ce ténébreux esprit de cabale et d’intrigue, qui ne peut supporter la lumière, et qui ne feint de mépriser les sciences que parce qu’il les redoute en secret.

Si nous voyons maintenant en Europe moins de ces crimes atroces qui épouvantaient nos pères ; si nous sortons enfin de cet état de barbarie qui rendait nos ancêtres tour-à-tour esclaves ou tyrans, c’est à l’imprimerie que nous en sommes redevables.

Ceux qui connaissent l’histoire de deux ou trois siècles et du nôtre, peuvent y voir l’humanité, la bienfaisance, la tolérance mutuelle et les plus douces vertus, naître du sein du luxe et de la mollesse. Quelles ont été au contraire les vertus de ces temps, qu’on nomme si mal à-propos siècles de la bonne foi et de la simplicité antique ?

L’humanité gémissait sous la verge de l’implacable superstition ; l’avarice et l’ambition d’un petit nombre d’hommes puissans inondaient de sang humain les palais des grands et les trônes des rois. Ce n’étaient que trahisons secrètes et meurtres publics. Le peuple ne trouvait dans la noblesse que des oppresseurs et des tyrans ; et les ministres de l’évangile, souillés de carnage et les mains encore sanglantes, osaient offrir aux yeux du peuple un Dieu de miséricorde et de paix.

Ceux qui s’élèvent contre la prétendue corruption du grand siècle où nous vivons, ne prouveront pas du moins que cet affreux tableau puisse lui convenir.


CHAPITRE VI.

DE L’EMPRISONNEMENT.


On laisse généralement aux magistrats chargés de faire exécuter les lois un droit contraire au but de la société, qui est la sûreté personnelle ; je veux dire le droit d’emprisonner à leur gré les citoyens, d’ôter la liberté à leur ennemi sous de frivoles prétextes, et conséquemment de laisser libres ceux qu’ils protègent, malgré tous les indices du délit.

Comment une erreur si funeste est-elle devenue si commune ? Quoique la prison diffère des autres peines, en ce qu’elle doit nécessairement précéder la déclaration juridique du délit, elle n’en a pas moins, avec tous les autres genres de châtimens, ce caractère essentiel, que la loi seule doit déterminer le cas où il faut l’employer.

Ainsi la loi doit établir, d’une manière fixe, sur quels indices de délit un accusé peut être emprisonné et soumis à un interrogatoire.

La clameur publique, la fuite, les aveux particuliers, la déposition d’un complice du crime, les menaces que l’accusé a pu faire, sa haine invétérée pour l’offensé, un corps de délit existant, et d’autres présomptions semblables, suffisent pour permettre l’emprisonnement d’un citoyen. Mais ces indices doivent être spécifiés d’une manière stable, par la loi, et non par le juge, dont les sentences deviennent une atteinte à la liberté politique, lorsqu’elles ne sont pas simplement l’application particulière d’une maxime générale émanée du code des lois.

À mesure que les peines seront plus douces, quand les prisons ne seront plus l’horrible séjour du désespoir et de la faim, quand la pitié et l’humanité pénétreront dans les cachots, lorsqu’enfin les exécuteurs impitoyables des rigueurs de la justice ouvriront leurs cœurs à la compassion, les lois pourront se contenter d’indices plus faibles, pour ordonner l’emprisonnement.

La prison ne devrait laisser aucune note d’infamie sur l’accusé, dont l’innocence a été juridiquement reconnue. Chez les Romains, combien voyons-nous de citoyens, accusés d’abord de crimes affreux, mais ensuite reconnus innocens, recevoir de la vénération du peuple les premières charges de l’état. Pourquoi, de nos jours, le sort d’un innocent emprisonné est-il si différent ?

Parce que le système actuel de la jurisprudence criminelle présente à nos esprits l’idée de la force et de la puissance, avant celle de la justice ; parce qu’on jette indistinctement, dans le même cachot, l’innocent soupçonné et le criminel convaincu ; parce que la prison, parmi nous, est plutôt un supplice qu’un moyen de s’assurer d’un accusé ; parce qu’enfin, les forces qui défendent au-dehors le trône et les droits de la nation, sont séparées de celles qui maintiennent les lois dans l’intérieur, tandis qu’elles devraient être étroitement unies.

Dans l’opinion publique, les prisons militaires déshonorent bien moins que les prisons civiles. Si les troupes de l’état, rassemblées sous l’autorité des lois communes, sans pourtant dépendre immédiatement des magistrats, étaient chargées de la garde des prisons, la tache d’infamie disparaîtrait devant l’appareil et le faste qui accompagnent les corps militaires ; parce qu’en général l’infamie, comme tout ce qui dépend des opinions populaires, s’attache plus à la forme qu’au fond[9].

Mais comme les lois et les mœurs d’un peuple sont toujours en arrière de plusieurs siècles, à ses lumières actuelles, nous conservons encore la barbarie et les idées féroces des chasseurs du Nord, nos sauvages ancêtres.


CHAPITRE VII.

DES INDICES DU DÉLIT, ET DE LA FORME DES JUGEMENS.


Voici un théorème général, qui peut être fort utile pour calculer la certitude d’un fait, et principalement la valeur des indices d’un délit :

Lorsque les preuves d’un fait se tiennent toutes entre elles, c’est-à-dire, lorsque les indices du délit ne se soutiennent que l’un par l’autre, lorsque la force de plusieurs preuves dépend de la vérité d’une seule, le nombre de ces preuves n’ajoute ni n’ôte rien à la probabilité du fait ; elles méritent peu de considération, puisque si vous détruisez la seule preuve qui paraît certaine, vous renversez toutes les autres.

Mais quand les preuves sont indépendantes l’une de l’autre, c’est-à-dire, quand chaque indice se prouve à part, plus ces indices sont nombreux, plus le délit est probable, parce que la fausseté d’une preuve n’influe en rien sur la certitude des autres.

Que l’on ne s’étonne point de me voir employer le mot de probabilité, en parlant de crimes qui, pour mériter un châtiment, doivent être certains ; car, à la rigueur, toute certitude morale n’est qu’une probabilité, qui mérite cependant d’être considérée comme une certitude, lorsque tout homme d’un sens droit est forcé d’y donner son assentiment, par une sorte d’habitude naturelle qui est la suite de la nécessité d’agir, et qui est antérieure à toute spéculation.

La certitude que l’on exige pour convaincre un coupable, est donc la même qui détermine tous les hommes dans leurs affaires les plus importantes.

On peut distinguer les preuves d’un délit en preuves parfaites et preuves imparfaites. Les preuves parfaites sont celles qui démontrent positivement qu’il est impossible que l’accusé soit innocent. Les preuves sont imparfaites, lorsqu’elles n’excluent pas la possibilité de l’innocence de l’accusé.

Une seule preuve parfaite suffit pour autoriser la condamnation ; mais si l’on veut condamner sur des preuves imparfaites, comme chacune de ces preuves n’établit pas l’impossibilité de l’innocence de l’accusé, il faut qu’elles soient en assez grand nombre pour valoir une preuve parfaite, c’est-à-dire pour prouver toutes ensemble qu’il est impossible que l’accusé ne soit pas coupable.

J’ajouterai encore que les preuves imparfaites, auxquelles l’accusé ne répond rien de satisfaisant, quoiqu’il doive, s’il est innocent, avoir des moyens de se justifier, deviennent par là même des preuves parfaites.

Mais il est plus facile de sentir cette certitude morale d’un délit, que de la définir exactement. C’est ce qui me fait regarder comme très-sage cette loi qui, chez quelques nations, donne au juge principal des assesseurs que le magistrat n’a point choisis, mais que le sort a désignés librement ; parce qu’alors l’ignorance, qui juge par sentiment, est moins sujette à l’erreur que l’homme instruit qui décide d’après l’incertaine opinion.

Quand les lois sont claires et précises, le juge n’a d’autre devoir que celui de constater le fait. S’il faut de l’adresse et de l’habileté dans la recherche des preuves d’un délit ; si l’on demande de la clarté et de la précision dans la manière d’en présenter le résultat, pour juger d’après ce résultat même, il ne faut que le simple bon sens ; et ce guide est moins trompeur que tout le savoir d’un juge, accoutumé à ne chercher partout que des coupables, et à tout ramener au système qu’il s’est fait d’après ses études.

Heureuses les nations chez qui la connaissance des lois ne serait pas une science !

C’est une loi bien sage et dont les effets sont toujours heureux, que celle qui prescrit que chacun soit jugé par ses pairs ; car lorsqu’il s’agit de la fortune et de la liberté d’un citoyen, tous les sentimens qu’inspire l’inégalité doivent se taire. Or, le mépris avec lequel l’homme puissant regarde celui que l’infortune accable, et l’indignation qu’excite dans l’homme de condition médiocre la vue du coupable qui est au-dessus de lui par son rang : ces sentimens dangereux n’ont pas lieu dans les jugemens dont je parle.

Quand le coupable et l’offensé sont de conditions inégales, les juges doivent être pris, moitié parmi les pairs de l’accusé, et moitié parmi ceux de l’offensé, afin de balancer ainsi les intérêts personnels qui modifient malgré nous les apparences des objets, et de ne laisser parler que la vérité et les lois.

Il est encore très-juste que le coupable puisse récuser un certain nombre de ceux de ses juges qui lui sont suspects ; et si l’accusé jouit constamment de ce droit, il l’exercera avec réserve ; car autrement, il semblerait se condamner lui-même.

Que les jugemens soient publics ; que les preuves du crime soient publiques aussi, et l’opinion, qui est peut-être le seul lien des sociétés, mettra un frein à la violence et aux passions. Le peuple dira : « Nous ne sommes point esclaves, nous sommes protégés par les lois. » Ce sentiment de sécurité, qui inspire le courage, équivaut à un tribut pour le souverain qui entend ses véritables intérêts.

Je n’entrerai pas dans d’autres détails sur les précautions qu’exige l’établissement de ces sortes d’institutions. Pour ceux à qui il est nécessaire de tout dire, je dirais tout inutilement.



SUPPLÉMENT AU CHAPITRE VII.

DES COMMISIONS, etc.


« François Ier, étant à Marcoussi, devant le tombeau de Montagu, décapité sous Charles VI, il lui échappa de dire que c’était dommage qu’un tel homme fût mort par justice. Un moine, qui était présent, lui répondit : Sire, il ne fut pas condamné par justice, mais par commissaires.

» Le prince qui substitue des juges forcés aux organes ordinaires de la loi, annonce le dessein de satisfaire des vengeances ; et la seule différence qu’on puisse apercevoir entre les commissaires qu’il nomme et des assassins, c’est que les premiers se chargent d’infliger la mort, en la faisant précéder de la cérémonie d’une sentence, et que les derniers la donnent eux-mêmes, et sur-le-champ.

» Sous quelque couleur qu’on présente les tribunaux d’exception, quelque nom qu’on leur donne, sous quelque prétexte qu’on les institue, on doit les regarder comme des tribunaux de sang.

» N’attendez de ces tribunaux ni pitié, ni humanité, ni sentiment de justice ; ne vous reposez pas même avec confiance sur le caractère qu’ont pu montrer jusque-là les individus qui les composent. Tout homme assez lâche pour accepter une mission qui le mettra dans le cas de punir des actions qui ne sont réputées crimes que parce qu’elles déplaisent à un despote ou à une faction, fait le sacrifice de son honneur ; et dès ce jour, il est acquis à l’injustice.

» Il n’est que trop vrai que, lorsque les princes ou les factions veulent des assassins, ils en trouvent…, comme ils trouvent des juges lorsqu’on a besoin d’environner de certaines formes les vengeances qu’on a dessein d’exercer.

» C’est une règle aussi, que lorsque les princes ou les factions veulent des supplices, ils créent des commissions spéciales, ils nomment pour juges des bourreaux, et ils ont la certitude que tout homme, que tout magistrat qui acceptera ce lâche mandat, s’en rendra digne, et qu’il méritera son salaire.

» Mais un despote se sert des juges d’exception comme de vils instrumens, qu’il brise dès l’instant où il cesse d’en avoir besoin. L’iniquité de leurs jugemens a révolté les esprits ; et si le prince conserve quelque sentiment de pudeur, il ne peut désormais s’excuser qu’en rejetant sur eux ses propres excès.

» Si quelques-uns de ces juges d’iniquité ont échappé à la juste vengeance qui les poursuivait, considérez leur existence ignominieuse ; voyez-les, repoussés, méprisés ; interrogez votre cœur, et demandez-vous si leur supplice ne vous effraie pas !

» Ils vous diront qu’ils ont rempli leurs devoirs ; que la loi leur imposait de rigoureuses obligations ; que les circonstances…

» Mais entendez la voix bien plus puissante de la patrie et de l’humanité, qui leur répond : Vous êtes devenus coupables dès l’instant où vous avez consenti à être les ministres d’un pouvoir destructeur, les agens d’une faction qui voulait exterminer tout ce qui lui était contraire, les organes d’une loi de sang, et qui ne vous laissait d’autre tâche que celle de frapper d’innocentes victimes, ou de punir des opinions qui n’étaient pas les vôtres. » (Berenger, De la Justice criminelle en France, titre Ier, chap. 2.)


CHAPITRE VIII.

DES TÉMOINS.


Il est important, dans toute bonne législation, de déterminer d’une manière exacte le degré de confiance que l’on doit accorder aux témoins, et la nature des preuves nécessaires pour constater le délit.

Tout homme raisonnable, c’est-à-dire tout homme qui mettra de la raison dans ses idées, et qui éprouvera les mêmes sensations que les autres hommes, pourra être reçu en témoignage. Mais la confiance qu’on lui accorde doit se mesurer sur l’intérêt qu’il a de dire, ou de ne pas dire la vérité.

Ainsi, c’est sur des motifs frivoles et absurdes, que les lois n’admettent en témoignage, ni les femmes, à cause de leur faiblesse, ni les condamnés, parce qu’ils sont morts civilement, ni les personnes notées d’infamie[10], puisque, dans tous ces cas, un témoin peut dire la vérité, lorsqu’il n’a aucun intérêt à mentir[11].

Parmi les abus de mots qui ont eu quelque influence sur les affaires de ce monde, un des plus remarquables est celui qui fait regarder comme nulle la déposition d’un coupable déjà condamné. De graves jurisconsultes font ce raisonnement : Cet homme est frappé de mort civile ; or, un mort n’est plus capable de rien… On a sacrifié bien des victimes à cette vaine métaphore ; et bien souvent on a contesté sérieusement à la vérité sainte, le droit de l’emporter sur les formes judiciaires.

Sans doute, il ne faut pas que les dépositions d’un coupable déjà condamné puissent retarder le cours de la justice ; mais pourquoi, après la sentence, ne pas accorder aux intérêts de la vérité et à la terrible situation du coupable, quelques instans encore, pour justifier, s’il est possible, ou ses complices ou lui-même, par des dépositions nouvelles qui changent la nature du fait ?

Les formalités et de sages lenteurs sont nécessaires dans les procédures criminelles, soit parce qu’elles ne laissent rien à l’arbitraire du juge, soit parce qu’elles font comprendre au peuple que les jugemens sont rendus avec solennité et selon les règles, et non précipitamment dictés par l’intérêt ; soit enfin parce que la plupart des hommes, esclaves de l’habitude, et plus propres à sentir qu’à raisonner, en conçoivent une idée plus auguste des fonctions du magistrat.

La vérité, souvent trop simple ou trop compliquée, a besoin de quelque pompe extérieure pour se concilier les respects du peuple.

Mais les formalités doivent être fixées par les lois, dans des bornes où elles ne puissent nuire à la vérité. Autrement, ce serait une nouvelle source d’inconvéniens funestes.

J’ai dit qu’on pouvait admettre en témoignage toute personne qui n’a aucun intérêt de mentir. On doit donc accorder au témoin plus ou moins de confiance, à proportion de la haine ou de l’amitié qu’il porte à l’accusé, et des autres relations plus ou moins étroites qu’ils ont ensemble.

Un seul témoin ne suffit pas, parce que l’accusé niant ce que le témoin affirme, il n’y a rien de certain, et qu’alors la justice doit respecter le droit que chacun a d’être cru innocent[12]

On doit accorder aux témoins une confiance d’autant plus circonspecte, que les crimes sont plus atroces, et les circonstances de ces crimes plus invraisemblables[13]. Telles sont, par exemple, les accusations de magie et les actions gratuitement cruelles. Dans le premier cas, il vaut mieux croire que les témoins font un mensonge, parce qu’il est plus commun de voir plusieurs hommes calomnier de concert, par haine ou par ignorance, que de voir un homme exercer un pouvoir que Dieu a refusé à tout être créé.

De même, on ne doit pas admettre avec précipitation l’accusation d’une cruauté sans motifs, parce que l’homme n’est cruel que par intérêt, par haine, ou par crainte. Le cœur humain est incapable d’un sentiment inutile ; tous ses sentimens sont le résultat des impressions que les objets ont faites sur les sens.

On doit aussi accorder moins de confiance à un homme qui est membre d’un ordre, ou d’une caste, ou d’une société particulière, dont les coutumes, et les maximes ne sont pas généralement connues, ou diffèrent des usages communs, parce qu’avec ses propres passions cet homme a encore les passions de la société dont il fait partie.

Enfin, les dépositions des témoins doivent être à-peu-près nulles, lorsqu’il s’agit de quelques paroles dont on veut faire un crime, parce que le ton, les gestes, et tout ce qui précède ou suit les différentes idées que les hommes attachent à leurs paroles, altèrent et modifient tellement les discours, qu’il est presque impossible de les répéter avec exactitude.

Les actions violentes, qui font les véritables délits, laissent des traces remarquables dans la multitude des circonstances qui les accompagnent et des effets qui en dérivent ; mais les paroles ne laissent rien après elles, et ne subsistent que dans la mémoire, presque toujours infidèle et souvent séduite, de ceux qui les ont entendues.

Il est donc infiniment plus aisé de fonder une calomnie sur des discours que sur des actions, puisque le nombre des circonstances qu’on allègue pour prouver les actions, fournit à l’accusé d’autant plus de ressources pour se justifier ; au lieu qu’un délit de paroles ne présente ordinairement aucun moyen de justification[14].


CHAPITRE IX.

DES ACCUSATIONS SECRÈTES.


Les accusations secrètes sont un abus manifeste, mais consacré et devenu nécessaire dans plusieurs gouvernemens, par la faiblesse de leur constitution. Un tel usage rend les hommes faux et perfides. Celui qui soupçonne un délateur dans son concitoyen, y voit aussitôt un ennemi. On s’accoutume alors à masquer ses propres sentimens ; et l’habitude de les cacher aux autres fait que bientôt on se les dissimule à soi-même.

Malheur aux peuples qui sont arrivés à ce point funeste ! Égarés, sans guide et sans principes stables, ils flottent à l’aventure sur la vaste mer de l’incertitude, uniquement occupés d’échapper aux monstres qui les menacent. Un avenir entouré de mille dangers empoisonne pour eux les momens présens. Les plaisirs durables de la tranquillité et de la sécurité leur sont inconnus. S’ils ont joui à la hâte et dans le trouble, de quelques instans de bonheur, répandus çà et là sur le triste cours de leur malheureuse vie, ces momens si rares et sitôt passés suffisent-ils pour les consoler d’avoir vécu ?

Est-ce parmi de tels hommes que nous aurons d’intrépides soldats, défenseurs de la patrie et du trône ? Y trouverons-nous des magistrats incorruptibles, qui sachent soutenir et développer les véritables intérêts du souverain, avec une éloquence libre et patriotique, qui déposent en même temps aux pieds du monarque les tributs et les bénédictions de tous les citoyens, qui rapportent dans le palais des grands et sous l’humble toit du pauvre, la sécurité, la paix, l’assurance, et qui donnent au travail et à l’industrie l’espérance d’un sort toujours plus doux ?… C’est sur-tout ce dernier sentiment qui ranime les états et leur donne une vie nouvelle.

Qui pourra se défendre de la calomnie, lorsqu’elle est armée du bouclier le plus sûr de la tyrannie : le secret ?…

Quel misérable gouvernement que celui où le souverain soupçonne un ennemi dans chacun de ses sujets, et se trouve forcé, pour assurer le repos public, de troubler celui de chaque citoyen !

Quels sont donc les motifs sur lesquels on s’appuie pour justifier les accusations et les peines secrètes ? La tranquillité publique ? la sûreté et le maintien de la forme du gouvernement ? Il faut avouer que c’est une étrange constitution, que celle où le gouvernement, qui a pour lui la force, et l’opinion plus puissante que la force, semble cependant redouter chaque citoyen !

Craint-on que l’accusateur ne soit pas en sûreté ? Les lois sont donc insuffisantes pour le défendre, et les sujets plus puissans que le souverain et les lois.

Voudrait-on sauver le délateur de l’infamie où il s’expose ? Ce serait avouer que l’on autorise les calomnies secrètes, mais que l’on punit les calomnies publiques.

S’appuierait-on sur la nature du délit ? Si le gouvernement est assez malheureux pour regarder comme des crimes certaines actions indifférentes ou même utiles au public, il a raison : les accusations et les jugemens ne sauraient jamais être assez secrets.

Mais peut-il y avoir un délit, c’est-à-dire, une offense faite à la société, qu’il ne soit pas de l’intérêt de tous de punir publiquement ? Je respecte tous les gouvernemens ; je ne parle d’aucun en particulier, et je sais qu’il est des circonstances où les abus semblent tellement inhérens à la constitution d’un état, qu’il ne paraît pas possible de les déraciner sans détruire le corps politique. Mais si j’avais à dicter de nouvelles lois dans quelque coin isolé de l’univers, ma main tremblante se refuserait à autoriser les accusations secrètes : je croirais voir toute la postérité me reprocher les maux affreux qu’elles entraînent[15].

Montesquieu l’a déjà dit : Les accusations publiques sont conformes à l’esprit du gouvernement républicain, où le zèle du bien général doit être la première passion des citoyens. Dans les monarchies, où l’amour de la patrie est très-faible, par la nature même du gouvernement, c’est un établissement sage, que ces magistrats chargés de mettre en accusation, au nom du public, les infracteurs des lois. Mais tout gouvernement, républicain ou monarchique, doit infliger au calomniateur la peine que l’accusé eût subie, s’il eût été coupable.


CHAPITRE X.

DES INTERROGATIONS SUGGESTIVES.


Nos lois interdisent les interrogations suggestives, c’est-à-dire celles qui portent sur le fait même du délit ; parce que, selon nos jurisconsultes, on ne doit interroger que sur la manière dont le crime a été commis, et sur les circonstances qui l’ont accompagné.

Mais un juge ne peut se permettre les questions directes, qui suggéreraient à l’accusé une réponse immédiate. Le juge qui interroge, disent les criminalistes, ne doit aller au fait qu’indirectement, et jamais en droite ligne.

Si l’on a établi cette méthode pour éviter de suggérer au coupable une réponse qui le sauve, ou parce qu’on a regardé comme une chose monstrueuse, et contre la nature, qu’un homme s’accuse lui-même, quel que soit le but que l’on s’est proposé en interdisant les interrogations suggestives, on a fait tomber les lois dans une contradiction bien remarquable, puisqu’en même temps on a autorisé la torture.

Est-il en effet une interrogation plus suggestive que la douleur ? Le scélérat robuste, qui peut éviter une peine longue et rigoureuse, en souffrant avec force des tourmens d’un instant, garde un silence obstiné, et se voit absous. Mais la question arrache à l’homme faible un aveu par lequel il se délivre de la douleur présente, qui l’affecte plus fortement que tous les maux à venir.

Et si une interrogation spéciale est contraire à la nature, en obligeant le coupable à s’accuser lui-même, n’y sera-t-il pas plus violemment contraint par les tourmens et les convulsions de la douleur ? Mais les hommes s’occupent bien plus, dans leur règle de conduite, de la différence des mots que de celle des choses.

Observons, en finissant, que celui qui s’obstinerait à ne pas répondre dans l’interrogatoire qu’on lui fait subir, mérite de subir une peine qui doit être fixée par les lois.

Il faut que cette peine soit très-grave ; car le silence d’un criminel, devant le juge qui l’interroge, est pour la société un scandale, et pour la justice une offense qu’il faut prévenir autant que possible.

Mais cette peine particulière n’est plus nécessaire, lorsque le crime est déjà constaté et le criminel convaincu, puisque alors l’interrogatoire devient inutile. Pareillement, les aveux de l’accusé ne sont pas nécessaires, lorsque des preuves suffisantes ont démontré qu’il est évidemment coupable du crime dont il s’agit. Ce dernier cas est le plus ordinaire ; et l’expérience montre que dans la plupart des procédures criminelles, les coupables nient tout.



SUPPLÉMENT AU CHAPITRE X.

L’ACCUSÉ DEVANT SES JUGES.


« Le moment critique est arrivé, où l’accusé va paraître aux yeux de ses juges. Je me hâte de le demander : Quel est l’accueil que vous lui destinez ? Le recevrez-vous en magistrat ou bien en ennemi ? Prétendez-vous l’épouvanter, ou vous instruire ? Que deviendra cet homme, enlevé subitement à son cachot, ébloui du jour qu’il revoit, et transporté tout à coup au milieu des hommes qui vont traiter de sa mort ? Déjà tremblant, il lève à peine un œil incertain sur les arbitres de son sort, et leurs sombres regards épouvantent et repoussent les siens. Il croit lire d’avance son arrêt sur les replis sinistres de leurs fronts ; ses sens déjà troublés sont frappés par des voix rudes et menaçantes ; le peu de raison qui lui reste achève de le confondre, ses idées s’effacent, sa faible voix pousse a peine une parole hésitante ; et, pour comble de maux, ses juges imputent peut-être au trouble du crime un désordre que produit la terreur seule de leur aspect. Quoi ! vous vous méprenez sur la consternation de cet accusé, vous qui n’oseriez peut-être parler avec assurance devant quelques hommes assemblés ! Éclaircissez ce front sévère ; laissez lire dans vos regards cette tendre inquiétude pour un homme qu’on désire trouver innocent ; que votre voix, douce dans sa gravité, semble ouvrir avec votre bouche un passage à votre cœur ; contraignez cette horreur secrète que vous inspirent la vue de ces fers, et les dehors affreux de la misère ; gardez-vous de confondre ces signes équivoques du crime avec le crime même ; et songez que ces tristes apparences cachent peut-être un homme vertueux. Quel objet ! Levez les yeux, et voyez sur vos têtes l’image de votre Dieu, qui fut un innocent accusé : vous êtes homme, soyez humain ; vous êtes juge, soyez modéré ; vous êtes chrétien, soyez charitable. Homme, juge, chrétien, qui que vous soyez, respectez le malheur, soyez doux et compatissant pour un homme qui se repent, et qui, peut-être, n’a point à se repentir.

» Mais laissons la contenance du juge, pour parler d’un art dangereux dont j’ai souvent entendu vanter l’utilité ; c’est celui d’égarer l’accusé par des interrogations captieuses, même par des suppositions fausses, et d’employer enfin l’artifice et le mensonge à découvrir la vérité. Cet art n’est pas bien difficile ; on trouble la tête d’un malheureux accusé par cent questions disparates : on affecte de ne pas suivre l’ordre des faits ; on lui éblouit la vue, en le faisant tourner avec rapidité autour d’une foule de différens objets ; et l’arrêtant tout à coup, on lui suppose un aveu qu’il n’a pas fait, on lui dit : Voilà ce que tu viens de confesser, tu te contredis, tu mens, et tu es perdu.

» Quel méprisable artifice ! et quel est son effet ? L’accusé reste interdit ; les paroles de son juge tombent sur sa tête comme un foudre imprévu ; il est étonné de se voir trahi par lui-même ; il perd la mémoire et la raison ; les faits se brouillent et se confondent ; et souvent une contradiction supposée le fait tomber dans une contradiction réelle.

» Cet art est odieux autant qu’injuste ; n’en souillons point nos honorables fonctions ; n’ayons d’autre art que la simplicité ; allons au vrai par le vrai ; suivons un accusé dans tous les faits, mais pas à pas et sans le presser ; observons sa marche, mais sans l’égarer ; et s’il tombe, que ce soit sous l’effort de la vérité, et non pas sous nos piéges.

» Ici un spectacle effrayant se présente tout à coup à mes yeux ; le juge se lasse d’interroger par la parole, il veut interroger par les supplices ; impatient dans ses recherches, et peut-être irrité de leur inutilité, on apporte des torches, des chaînes, des leviers, et tous ces instrument inventés pour la douleur. Un bourreau vient se mêler aux fonctions de la magistrature, et termine, par la violence, un interrogatoire commencé par la liberté… Et nous reprochons aux anciens leurs cirques et leurs gladiateurs !… » (Servan, Discours sur l’administration de la justice criminelle.)


CHAPITRE XI.

DES SERMENS.


C’est encore une contradiction entre les lois et les sentimens naturels, que d’exiger d’un accusé le serment de dire la vérité, lorsqu’il a le plus grand intérêt à la taire ; comme si l’homme pouvait jurer de bonne foi qu’il va contribuer à sa propre destruction ! comme si, le plus souvent, la voix de l’intérêt n’étouffait pas dans le cœur humain celle de la religion !

L’histoire de tous les siècles prouve que ce don sacré du ciel est la chose dont on abuse le plus. Et comment les scélérats la respecteront-ils, si elle est tous les jours outragée par les hommes que l’on regarde comme les plus sages et les plus vertueux !

Les motifs que la religion oppose à la crainte des tourmens et à l’amour de la vie sont presque toujours trop faibles, parce qu’ils ne frappent pas les sens. Les choses du ciel sont soumises à des lois toutes différentes de celles de la terre. Pourquoi compromettre ces lois les unes avec les autres ? Pourquoi placer l’homme dans l’affreuse alternative d’offenser Dieu, ou de se perdre lui-même ? C’est ne laisser à l’accusé que le choix d’être mauvais chrétien, ou martyr du serment. On détruit ainsi toute la force des sentimens religieux, unique soutien de l’honnêteté dans le cœur de la plupart des hommes[16] ; et peu à peu les sermens ne sont plus qu’une simple formalité sans conséquence.

Que l’on consulte l’expérience, on reconnaîtra que les sermens sont inutiles, puisqu’il n’y a point de juge qui ne convienne que jamais le serment n’a fait dire la vérité à un coupable.

La raison fait voir que cela doit être ainsi, parce que toutes les lois opposées aux sentimens naturels de l’homme sont vaines, et conséquemment funestes.

De telles lois peuvent être comparées à une digue que l’on élèverait directement au milieu des eaux d’un fleuve, pour en arrêter le cours ; ou la digue est renversée sur-le-champ par le torrent qui l’emporte ; ou bien il se forme au-dessous d’elle un gouffre qui la mine, et la détruit insensiblement.


CHAPITRE XII.

DE LA QUESTION OU TORTURE.


C’est une barbarie consacrée par l’usage dans la plupart des gouvernemens, que de donner la torture à un coupable pendant que l’on poursuit son procès, soit pour tirer de lui l’aveu du crime, soit pour éclaircir les contradictions où il est tombé, soit pour découvrir ses complices, ou d’autres crimes dont il n’est pas accusé, mais dont il pourrait être coupable, soit enfin parce que des sophistes incompréhensibles ont prétendu que la torture purgeait l’infamie.

Un homme ne peut être considéré comme coupable, avant la sentence du juge ; et la société ne peut lui retirer la protection publique, qu’après qu’il est convaincu d’avoir violé les conditions auxquelles elle lui avait été accordée. Le droit de la force peut donc seul autoriser un juge à infliger une peine à un citoyen, lorsqu’on doute encore s’il est innocent ou coupable.

Voici une proposition bien simple : ou le délit est certain, ou il est incertain. S’il est certain, il ne doit être puni que de la peine fixée par la loi, et la torture est inutile, puisqu’on n’a plus besoin des aveux du coupable. Si le délit est incertain, n’est-il pas affreux de tourmenter un innocent ? Car, devant les lois, celui-là est innocent dont le délit n’est pas prouvé.

Quel est le but politique des châtimens ? La terreur qu’ils impriment dans les cœurs portés au crime.

Mais que doit-on penser des tortures, de ces supplices secrets que la tyrannie emploie dans l’obscurité des cachots, et qui sont réservés à l’innocent comme au coupable ?

Il est important qu’aucun délit connu ne demeure impuni ; mais il n’est pas toujours utile de découvrir l’auteur d’un délit enseveli dans les ténèbres de l’incertitude.

Un crime déjà commis, auquel il n’y a plus de remède, ne peut être puni par la société politique, que pour empêcher les autres hommes d’en commettre de semblables par l’espérance de l’impunité[17].

S’il est vrai que la plupart des hommes respectent les lois par crainte ou par vertu ; s’il est probable qu’un citoyen les aura plutôt suivies que violées, un juge, en ordonnant la torture, s’expose continuellement à tourmenter un innocent.

Je dirai encore qu’il est monstrueux et absurde d’exiger qu’un homme soit lui-même son accusateur[18] ; de chercher à faire naître la vérité par les tourmens, comme si cette vérité résidait dans les muscles et dans les fibres du malheureux ! La loi qui autorise la torture est une loi qui dit : « Hommes, résistez à la douleur. La nature vous a donné un amour invincible de votre être, et le droit inaliénable de vous défendre ; mais je veux créer en vous un sentiment tout contraire ; je veux vous inspirer une haine héroïque de vous-mêmes ; je vous ordonne de devenir vos propres accusateurs, de dire enfin la vérité au milieu des tortures qui briseront vos os et déchireront vos muscles… »

Cet infâme moyen de découvrir la vérité est un monument de la barbare législation de nos pères, qui honoraient du nom de Jugemens de Dieu, les épreuves du feu, celles de l’eau bouillante, et le sort incertain des combats. Ils s’imaginaient, dans un orgueil stupide, que Dieu, sans cesse occupé des querelles humaines, interrompait à chaque instant le cours éternel de la nature, pour juger des procès absurdes ou frivoles[19].

La seule différence qu’il y ait entre la torture et les épreuves du feu, c’est que la torture ne prouve le crime que si l’accusé veut avouer, au lieu que les épreuves brûlantes laissaient une marque extérieure, que l’on regardait comme la preuve du crime.

Mais cette différence est plus apparente que réelle. L’accusé est aussi peu le maître de ne pas avouer ce qu’on exige de lui, au milieu des tourmens, qu’il l’était autrefois d’empêcher, sans fraude, les effets du feu et de l’eau bouillante.

Tous les actes de notre volonté sont proportionnés à la force des impressions sensibles qui les causent ; et la sensibilité de tout homme est bornée[20]. Or, si l’impression de la douleur devient assez forte pour occuper toute la puissance de l’âme, elle ne laisse à celui qui souffre aucune autre activité à exercer que de prendre, au moment même, la voie la plus courte pour éloigner les tourmens actuels.

Ainsi l’accusé ne peut pas plus éviter de répondre, qu’il ne pourrait échapper aux impressions du feu et de l’eau.

Ainsi l’innocent s’écriera qu’il est coupable, pour faire cesser des tortures qu’il ne peut plus supporter ; et le même moyen employé pour distinguer l’innocent et le criminel, fera évanouir toute différence entre eux.

La torture est souvent un sûr moyen de condamner l’innocent faible, et d’absoudre le scélérat robuste. C’est là ordinairement le résultat terrible de cette barbarie que l’on croit capable de produire la vérité, de cet usage digne des cannibales, et que les Romains, malgré la dureté de leurs mœurs, réservaient pour les seuls esclaves, pour ces malheureuses victimes d’un peuple dont on a trop vanté la féroce vertu.

De deux hommes, également innocens ou également coupables, celui qui se trouvera le plus courageux et le plus robuste, sera absous, mais le plus faible sera condamné en vertu de ce raisonnement : « Moi, juge, il faut que je trouve un coupable. Toi, qui es vigoureux, tu as su résister à la douleur, et pour cela je t’absous. Toi, qui es plus faible, tu as cédé à la force des tourmens ; ainsi, je te condamne. Je sens bien qu’un aveu arraché par la violence de la torture n’a aucune valeur ; mais, si tu ne confirmes à présent ce que tu as confessé, je te ferai tourmenter de nouveau[21]. »

Le résultat de la question est donc une affaire de tempérament et de calcul, qui varie dans chaque homme en proportion de sa force et de sa sensibilité ; de sorte que, pour prévoir le résultat de la torture, il ne faudrait que résoudre le problème suivant, plus digne d’un mathématicien que d’un juge : « La force des muscles et la sensibilité des fibres d’un accusé étant connues, trouver le degré de douleur qui l’obligera de s’avouer coupable d’un crime donné. »

On interroge un accusé, pour connaître la vérité ; mais si on la démêle si difficilement dans l’air, le geste et la physionomie d’un homme tranquille, comment la découvrira-t-on dans des traits décomposés par les convulsions de la douleur, lorsque tous les signes qui trahissent quelquefois la vérité sur le front des coupables, seront altérés et confondus ?

Toute action violente fait disparaître les petites différences des mouvemens par lesquels on distingue quelquefois la vérité du mensonge.

Il résulte encore de l’usage des tortures, une conséquence bien remarquable, c’est que l’innocent se trouve dans une position pire que celle du coupable. En effet, l’innocent que l’on applique à la question, a tout contre lui ; car il est condamné, s’il avoue le crime qu’il n’a pas commis ; ou bien, il sera absous, mais après avoir souffert des tourmens qu’il n’a point mérité de souffrir.

Le coupable, au contraire, a pour lui une combinaison favorable, puisqu’il est absous s’il supporte la torture avec fermeté, et qu’il évite les supplices dont il est menacé, en subissant une peine bien plus légère. — Ainsi, l’innocent a tout à perdre, le coupable ne peut que gagner.

Ces vérités ont enfin été senties, quoique confusément, par les législateurs eux-mêmes ; mais ils n’ont pas, pour cela, supprimé la torture. Seulement ils conviennent que les aveux de l’accusé, dans les tourmens, sont nuls, s’il ne les confirme ensuite par serment. — Mais s’il refuse de les confirmer, il est torturé de nouveau.

Chez quelques nations, et selon certains jurisconsultes, ces odieuses violences ne sont permises que jusqu’à trois fois ; mais dans d’autres pays, et selon d’autres docteurs, le droit de torturer est entièrement abandonné à la discrétion du juge.

Il est inutile d’appuyer ces réflexions par les exemples sans nombre des innocens qui se sont avoués coupables au milieu des tortures. Il n’y a point de peuple, point de siècle, qui ne puisse citer les siens.

Les hommes sont toujours les mêmes : ils voient les choses présentes, sans s’occuper des suites qu’elles peuvent avoir. Il n’y a point d’homme, s’il a quelquefois élevé ses idées au-delà des premiers besoins de la vie, qui n’ait entendu la voix intérieure de la nature le rappeler à elle, et qui ne se soit vu tenté de se rejeter dans ses bras. Mais l’usage, ce tyran des âmes vulgaires, le comprime, et le retient dans ses erreurs.

Le second motif, pour lequel on applique à la question un homme que l’on suppose coupable, est l’espérance d’éclaircir les contradictions où il est tombé dans les interrogatoires qu’on lui a fait subir. Mais la crainte du supplice, l’incertitude du jugement qui va être prononcé, la solennité des procédures, la majesté du juge, l’ignorance même, également commune à la plupart des accusés innocens ou coupables, sont autant de raisons pour faire tomber en contradiction et l’innocence qui tremble, et le crime qui cherche à se cacher.

Pourrait-on croire que les contradictions, si ordinaires à l’homme, lors même qu’il a l’esprit tranquille, ne se multiplieront pas dans ces momens de trouble, où la pensée de se tirer d’un danger imminent absorbe l’âme toute entière ?

En troisième lieu, donner la torture à un malheureux, pour découvrir s’il est coupable d’autres crimes que celui dont on l’accuse, c’est lui faire cet odieux raisonnement : « Tu es coupable d’un délit, donc il est possible que tu en aies commis cent autres. Ce soupçon me pèse ; je veux m’en éclaircir ; je vais employer mon épreuve de vérité. Les lois te feront souffrir pour les crimes que tu as commis, pour ceux que tu as pu commettre, et pour ceux dont je veux te trouver coupable. »

On donne aussi la question à un accusé, pour découvrir ses complices[22]. Mais s’il est prouvé que la torture n’est rien moins qu’un sûr moyen de découvrir la vérité, comment fera-t-elle connaître les complices, puisque cette connaissance est une des vérités que l’on cherche ?

Il est certain que celui qui s’accuse lui-même, accusera les autres plus facilement encore.

D’ailleurs, est-il juste de tourmenter un homme pour les crimes d’un autre homme ? Ne peut-on pas découvrir les complices par les interrogatoires de l’accusé et des témoins, par l’examen des preuves et du corps de délit, enfin par tous les moyens employés pour constater le délit.

Les complices fuient presque toujours, aussitôt que leur compagnon est arrêté. La seule incertitude du sort qui les attend, les condamne à l’exil, et délivre la société de nouveaux attentats qu’elle pourrait craindre d’eux ; tandis que le supplice du coupable qu’elle a entre les mains, effraie les autres hommes, et les détourne du crime, ce qui est l’unique but des châtimens[23].

La prétendue nécessité de purger l’infamie est encore un des absurdes motifs de l’usage des tortures. Un homme déclaré infâme par les lois, devient-il pur, parce qu’il avoue son crime tandis qu’on lui brise les os ? La douleur, qui est une sensation, peut-elle détruire l’infamie, qui est une combinaison morale ? La torture est-elle un creuset, et l’infamie un corps mixte qui vienne y déposer tout ce qu’elle a d’impur ?

En vérité, des abus aussi ridicules ne devraient pas être soufferts au dix-huitième siècle.

L’infamie n’est point un sentiment sujet aux lois, ou réglé par la raison. Elle est l’ouvrage de l’opinion seule. Or, comme la torture même rend infâme celui qui l’endure, il est absurde qu’on veuille ainsi laver l’infamie par l’infamie même.

Il n’est pas difficile de remonter à l’origine de cette loi bizarre, parce que les absurdités adoptées par une nation entière, tiennent toujours à d’autres idées établies et respectées chez cette même nation. L’usage de purger l’infamie par la torture semble avoir sa source dans les pratiques de la religion, qui ont tant d’influence sur les esprits des hommes de tous les pays et de tous les temps. La foi nous enseigne que les souillures contractées par la faiblesse humaine, quand elles n’ont pas mérité la colère éternelle de l’Être-Suprême, sont purifiées dans un autre monde par un feu incompréhensible. Or, l’infamie est une tache civile ; et puisque la douleur et le feu du purgatoire effacent les taches spirituelles, pourquoi les tourmens de la question n’emporteraient-ils pas la tache civile de l’infamie ?

Je crois qu’on peut donner une origine à peu près semblable à l’usage qu’observent certains tribunaux, d’exiger les aveux du coupable, comme essentiels pour sa condamnation. Cet usage paraît tiré du mystérieux tribunal de la pénitence, où la confession des péchés est une partie nécessaire des sacremens.

C’est ainsi que les hommes abusent des lumières de la révélation ; et comme ces lumières sont les seules qui éclairent les siècles d’ignorance, c’est à elles que la docile humanité a recours dans toutes les occasions, mais pour en faire les applications les plus fausses et les plus malheureuses.

La solidité des principes que nous avons exposés dans ce chapitre, était connue des législateurs romains, qui ne soumirent à la torture que les seuls esclaves, espèce d’hommes qui n’avaient aucun droit, aucune part dans les avantages de la société civile. Ces principes ont été adoptés en Angleterre, par cette nation qui prouve l’excellence de ses lois par ses progrès dans les sciences, la supériorité de son commerce, l’étendue de ses richesses, sa puissance, et par de fréquens exemples de courage et de vertu politique.

La Suède, pareillement convaincue de l’injustice de la torture, n’en permet plus l’usage. Cette infâme coutume a été abolie par l’un des plus sages monarques de l’Europe, qui a porté la philosophie sur le trône, et qui, législateur bienfaisant, ami de ses sujets, les a rendus égaux et libres sous la dépendance des lois, seule liberté que des hommes raisonnables puissent attendre de la société, seule égalité qu’elle puisse admettre.

Enfin, les lois militaires n’ont point admis la torture ; et si elle pouvait avoir lieu quelque part, ce serait sans doute dans les armées, composées en grande partie de la lie des nations.

Chose étonnante pour qui n’a pas réfléchi sur la tyrannie de l’usage ! Ce sont des hommes endurcis aux meurtres, et familiarisés avec le sang, qui donnent aux législateurs d’un peuple en paix, l’exemple de juger les hommes avec plus d’humanité.



SUPPLÉMENT AU CHAPITRE XII.

DU SECRET, etc.


« Ce titre nous reporte à un autre siècle, et c’est au dix-neuvième que je l’écris.

» La jurisprudence criminelle distinguait jadis deux sortes de questions. L’une appelée préparatoire, lorsqu’il n’existait pas de preuves suffisantes contre un accusé prévenu d’un crime digne de mort. Cette espèce de question fut abolie par la déclaration du 24 août 1780.

» La seconde, appelée préalable, s’appliquait après le jugement de mort, et avant l’exécution, afin d’obtenir la révélation des complices. Celle-ci fut conservée, et n’a été abolie que par la loi du 9 octobre 1789. Une nation qui refaisait ses institutions, ne pouvait en laisser subsister une aussi barbare.

» Je pourrais expliquer les tourmens qu’on faisait subir… Mais, avec Montesquieu, « j’entends la voix de la nature qui crie contre moi. »

» Ne parlons donc pas de ce qui n’est plus ; c’est assez d’avoir à nous occuper de ce qui est. — La question est abolie : voilà ce que proclame notre législation. — Cependant, le besoin d’obtenir des aveux dans certaines causes, a fait imaginer un nouveau genre de tortures, auquel le plus ferme courage ne peut résister long-temps.

» Je veux parler du secret, et je ne crains pas de prendre sur moi toute la responsabilité des faits que je vais rapporter. Je mie borne à consigner ici les actes qui ont acquis le plus de publicité. Voici les moyens qui, à certaines époques, ont été employés dans quelques maisons de justice ou d’arrêt, pour forcer les détenus à faire des révélations.

» L’homme soumis à ce genre de torture, est ordinairement jeté dans un cachot étroit, qui le plus souvent est humide, pavé en pierres, et dont l’air ne se renouvelle qu’avec une extrême difficulté. Ce cachot ne reçoit un faible rayon de lumière, qu’au moyen d’un soufflet de bois adapté à une fenêtre grillée.

» On y place pour tout meuble un méchant garde-paille ; on n’y trouve nulle table, nulle chaise, en sorte que le prisonnier est obligé d’être constamment ou couché, ou debout.

» On ne lui permet la lecture d’aucun livre. La faible consolation d’écrire ses pensées lui est même refusée. Seul avec ses sombres réflexions, et le plus souvent au milieu d’une obscurité profonde, il ne trouve rien qui puisse le distraire de ses anxiétés.

» Un baquet placé auprès de lui, sert au soulagement des besoins de la nature, et contribue, par l’odeur infecte qu’il exhale, à rendre ce séjour insupportable.

» À toutes les heures du jour et de la nuit, on est réveillé par la bruyante vigilance d’un guichetier, qui, privé de toute sensibilité, ne respecte ni repos, ni douleur, agite avec fracas ses clés et ses verrous, et semble prendre plaisir à venir contempler vos souffrances.

» Du pain, souvent en petite quantité, est toute la nourriture de ce malheureux ; et il n’est pas rare que, dans certaines occasions, on oublie à dessein de la lui donner, afin de diminuer ses forces. On ne lui laisse ni couteau, ni instrument quelconque ; et c’est le guichetier qui prend le soin de diviser ses alimens.

» De temps en temps on le sort de cet horrible lieu, pour le conduire devant un juge interrogateur ; mais ses souvenirs sont confus, il se soutient à peine ; et après plusieurs interrogatoires, c’est un miracle si l’incohérence de ses réponses ne forme pas des contradictions, dont on fait ensuite contre lui autant de nouveaux chefs d’accusation.

» Rentré dans la prison, et s’il n’a pas rempli l’attente du juge, le concierge a ordre de redoubler de rigueurs. Ainsi, quelquefois, lorsque l’horreur de la solitude n’a rien pu sur une âme fortement trempée, on substitue à ce traitement un autre genre de supplice, La lumière éblouissante d’un réverbère remplace l’obscurité ; la lueur est tournée sur le grabat du prisonnier, lequel, pour éviter son éclat incommode, est obligé de tenir ses yeux affaiblis constamment fermés.

» Pendant ce temps, un agent de police, placé à l’autre extrémité du cachot et assis devant une table, l’observe en silence ; il épie ses mouvemens ; il ne laisse échapper aucun de ses soupirs sans en prendre note ; il recueille les paroles et les plaintes que la douleur lui arrache ; il lui ôte la dernière consolation, qu’on ne peut refuser à un infortuné, celle de gémir seul.

» Heureux le prisonnier, si ces agens mercenaires, qui se succèdent pour le surveiller, ne mentent jamais à leur conscience et à la vérité !

» Le temps pendant lequel on est soumis à ce régime, n’a point de mesure ; il est à l’arbitraire du magistrat. Tel y a été laissé cinq cent cinquante-deux jours, tel autre trois cent soixante-douze, tel autre cent un. Après ce traitement, ce n’est plus un homme qu’on rend à la lumière, c’est un spectre, c’est un cadavre, qui a souvent perdu jusqu’à la sensation de la douleur.

» Voilà par quelles tortures nous avons remplacé la question préparatoire d’autrefois.

» Enfin, lorsqu’un accusé est condamné à la peine capitale, si on espère en obtenir quelque révélation, on le soumet à de nouveaux tourmens, qui doivent toujours produire leur effet, puisqu’ils sont exercés sur un corps qui n’a presque plus de vie ; et c’est encore ainsi que nous avons remplacé l’ancienne question préalable. » (Bérenger, De la justice criminelle en France, etc., titre II, chap. 1er, § 9.)


CHAPITRE XIII.

DE LA DURÉE DES PROCÉDURES, ET DE LA PRESCRIPTION.


Lorsque le délit est constaté et les preuves certaines, il est juste d’accorder à l’accusé le temps et les moyens de se justifier, s’il le peut ; mais il faut que ce temps soit assez court pour ne pas retarder trop le châtiment, qui doit suivre de près le crime, si l’on veut qu’il soit un frein utile contre les scélérats.

Un amour mal entendu de l’humanité, pourra blâmer d’abord cette promptitude ; mais elle sera approuvée par ceux qui auront réfléchi sur les dangers multipliés que les extrêmes lenteurs de la législation font courir à l’innocence.

Il n’appartient qu’aux lois de fixer l’espace de temps que l’on doit employer à la recherche des preuves du délit, et celui qu’on doit accorder à l’accusé pour sa défense. Si le juge avait ce droit, il ferait les fonctions du législateur.

Lorsqu’il s’agit de ces crimes atroces, dont la mémoire subsiste long-temps parmi les hommes, s’ils sont une fois prouvés, il ne doit y avoir aucune prescription en faveur du criminel qui s’est soustrait au châtiment par la fuite. Mais il n’en est pas ainsi des délits ignorés et peu considérables : il faut fixer un temps, après lequel le coupable, assez puni par son exil volontaire, peut reparaître sans craindre de nouveaux châtimens.

En effet, l’obscurité qui a enveloppé long-temps le délit, diminue de beaucoup la nécessité de l’exemple, et permet de rendre au citoyen son état et ses droits, avec le pouvoir de devenir meilleur.

Je ne puis indiquer ici que des principes généraux. Pour en faire l’application précise, il faut avoir égard à la législation existante, aux usages du pays, aux circonstances. J’ajouterai seulement que, chez un peuple qui aurait reconnu les avantages des peines modérées, si les lois abrégeaient ou prolongeaient la durée des procédures et le temps de la prescription selon la grandeur du délit, si l’emprisonnement provisoire et l’exil volontaire étaient comptés pour une partie de la peine encourue par le coupable, on parviendrait à établir par là une juste progression de châtimens doux, pour un grand nombre de délits.

Mais le temps qu’on emploie à la recherche des preuves, et celui qui fixe la prescription, ne doivent pas être prolongés en raison de la grandeur du crime que l’on poursuit, parce que, tant qu’un crime n’est pas prouvé, plus il est atroce, moins il est vraisemblable. Il faudra donc quelquefois abréger le temps des procédures, et augmenter celui qu’on exige pour la prescription.

Ce principe paraît d’abord contradictoire avec celui que j’ai établi plus haut, qu’on peut décerner des peines égales pour des crimes différens, en considérant comme parties du châtiment, l’exil volontaire, ou l’emprisonnement qui a précédé la sentence. Je vais tâcher de m’expliquer plus clairement.

On peut distinguer deux classes de délits. La première est celle des crimes atroces, qui commence à l’homicide, et comprend au-delà toute la progression des plus horribles forfaits. Nous rangerons dans la seconde classe les délits moins affreux que le meurtre.

Cette distinction est puisée dans la nature. La sûreté des personnes est un droit naturel ; la sûreté des biens est un droit de société. Il y a bien peu de motifs qui puissent pousser l’homme à étouffer dans son cœur le sentiment naturel de la compassion, qui le détourne du meurtre. Mais, comme chacun est avide de chercher son bien-être, comme le droit de propriété n’est pas gravé dans les cœurs, et qu’il n’est que l’ouvrage des conventions sociales, il y a une foule de motifs qui portent les hommes à violer ces conventions.

Si l’on veut établir des règles de probabilité pour ces deux classes de délits, il faut les poser sur des bases différentes. Dans les grands crimes, par la raison même qu’ils sont plus rares, on doit diminuer la durée de l’instruction et de la procédure, parce que l’innocence dans l’accusé, est plus probable que le crime. Mais on doit prolonger le temps de la prescription[24].

Par ce moyen, qui accélère la sentence définitive, on ôte aux méchans l’espérance d’une impunité d’autant plus dangereuse, que les forfaits sont plus grands.

Au contraire, dans les délits moins considérables et plus communs, il faut prolonger le temps des procédures, parce que l’innocence de l’accusé est moins probable, et diminuer le temps fixé pour la prescription, parce que l’impunité est moins dangereuse.

Il faut aussi remarquer que, si l’on n’y prend garde, cette différence de procédure entre les deux classes de délits peut donner au criminel l’espoir de l’impunité, espoir d’autant plus fondé, que son forfait sera plus atroce, et conséquemment moins vraisemblable. Mais observons qu’un accusé renvoyé faute de preuves, n’est ni absous, ni condamné ; qu’il peut être arrêté de nouveau pour le même crime, et soumis à un nouvel examen, si l’on découvre de nouveaux indices de son délit, avant la fin du temps fixé pour la prescription, selon le crime qu’il a commis[25].

Tel est, du moins à, mon avis, le tempérament qu’on pourrait prendre pour assurer à la fois la sûreté des citoyens et leur liberté, sans favoriser l’une aux dépens de l’autre. Ces deux biens sont également le patrimoine inaliénable de tous les citoyens ; et l’un et l’autre sont entourés de périls, lorsque la sûreté individuelle est abandonnée à la merci d’un despote, et lorsque la liberté est protégée par l’anarchie tumultueuse.

Il se commet dans la société certains crimes, en même temps assez communs et difficiles à constater. Dès-lors, puisqu’il est presque impossible de prouver ces crimes, l’innocence est probable devant la loi. Et comme l’espérance de l’impunité contribue peu à multiplier ces sortes de délits, qui ont tous des causes différentes, l’impunité est rarement dangereuse. On peut donc ici diminuer également le temps des procédures et celui de la prescription.

Mais selon les principes reçus, c’est principalement pour les crimes difficiles à prouver, comme l’adultère, la pédérastie, qu’on admet arbitrairement les présomptions, les conjectures, les demi-preuves, comme si un homme pouvait être demi-innocent ou demi-coupable, et mériter d’être demi-absous ou demi-puni !

C’est sur-tout dans ce genre de délits, que l’on exerce les cruautés de la torture sur l’accusé, sur les témoins, sur la famille entière du malheureux qu’on soupçonne, d’après les odieuses leçons de quelques criminalistes, qui ont écrit avec une froide barbarie des compilations d’iniquités, qu’on ose donner pour règle aux magistrats, et pour lois aux nations.

Lorsqu’on réfléchit sur toutes ces choses, on est forcé de reconnaître avec douleur, que la raison n’a presque jamais été consultée dans les lois que l’on a données aux peuples. Les forfaits les plus atroces, les délits les plus obscurs et les plus chimériques, par conséquent les plus invraisemblables, sont précisément ceux que l’on a regardés comme constatés sur de simples conjectures, et sur les indices les moins solides et les plus équivoques. Il semblerait que les lois et le magistrat n’ont intérêt qu’à trouver un délit, et non à chercher la vérité, et que le législateur n’a pas vu qu’il s’expose sans cesse au risque de condamner un innocent, en prononçant sur des crimes invraisemblables ou mal prouvés.

La plupart des hommes manquent de cette énergie, qui produit également les grandes actions et les grands crimes, et qui amène presque toujours ensemble les vertus magnanimes et les forfaits monstrueux, dans les états qui ne se soutiennent que par l’activité du gouvernement, l’orgueil national, et le concours des passions pour le bien public.

Quant aux nations dont la puissance est consolidée et constamment soutenue par de bonnes lois, les passions affaiblies semblent plus propres à y maintenir la forme de gouvernement établi, qu’à l’améliorer. Il résulte de là une conséquence importante, c’est que les grands crimes ne prouvent pas toujours la décadence d’un peuple.


CHAPITRE XIV.

DES CRIMES COMMENCÉS ; DES COMPLICES ; DE L’IMPUNITÉ.


Quoique les lois ne puissent pas punir l’intention, il n’en est pas moins vrai qu’une action qui est le commencement d’un délit, et qui prouve la volonté de le commettre, mérite un châtiment, mais moins grave que celui qui serait décerné, si le crime avait été commis.

Ce châtiment est nécessaire, parce qu’il est important de prévenir même les premières tentatives des crimes. Mais, comme il peut y avoir un intervalle entre la tentative d’un délit et l’exécution de ce délit, il est juste de réserver une peine plus grande au crime consommé, pour laisser à celui qui n’a que commencé le crime, quelques motifs qui le détournent de l’achever.

On doit suivre la même gradation dans les peines, à l’égard des complices, s’ils n’en ont pas été tous les exécuteurs immédiats.

Lorsque plusieurs hommes s’unissent pour affronter un péril commun, plus le danger sera grand, plus ils chercheront à le rendre égal pour tous. Si les lois punissent plus sévèrement les exécuteurs du crime que les simples complices, il sera plus difficile à ceux qui méditent un attentat, de trouver parmi eux un homme qui veuille l’exécuter, parce que son risque sera plus grand, en raison de la différence des peines. Il y a cependant un cas où l’on doit s’écarter de la règle que nous avons posée : Lorsque l’exécuteur du crime a reçu de ses complices une récompense particulière, comme la différence du risque a été compensée par la différence des avantages, le châtiment doit être égal.

Si ces réflexions paraissent un peu recherchées, il faut songer qu’il est très-important que les lois laissent aux complices d’une mauvaise action, le moins de moyens qu’il se pourra de s’accorder entre eux.

Quelques tribunaux offrent l’impunité à celui des complices d’un grand forfait qui trahit ses compagnons. Cet expédient présente certains avantages ; mais il n’est pas sans dangers, puisque la société autorise ainsi la trahison, que les scélérats même ont en horreur entre eux. Elle introduit les crimes de lâcheté, bien plus funestes que les crimes d’énergie et de courage, parce que le courage est peu commun, et qu’il n’attend qu’une force bienfaisante qui le dirige vers le bien public ; tandis que la lâcheté, beaucoup plus générale, est une contagion qui infecte bientôt toutes les âmes.

Le tribunal qui emploie l’impunité pour connaître un crime, montre qu’on peut cacher ce crime, puisqu’il ne le connaît pas ; et les lois découvrent leur faiblesse, en implorant le secours du scélérat même qui les a violées[26].

D’un autre côté, l’espérance de l’impunité pour le complice qui trahit, peut prévenir de grands forfaits, et rassurer le peuple toujours effrayé, lorsqu’il voit des crimes commis sans connaître les coupables[27].

Cet usage montre encore aux citoyens que celui qui enfreint les lois, c’est-à-dire, les conventions publiques, n’est pas plus fidèle aux conventions particulières.

Il me semble qu’une loi générale qui promettrait l’impunité à tout complice qui découvre un crime, serait préférable à une déclaration spéciale dans un cas particulier ; car elle préviendrait l’union des méchans, par la crainte réciproque qu’elle inspirerait à chacun d’eux de s’exposer seul aux dangers ; et les tribunaux ne verraient plus les scélérats enhardis par l’idée qu’il est des cas où l’on peut avoir besoin d’eux. Au reste, il faudrait ajouter aux dispositions de cette loi, que l’impunité emporterait avec elle le bannissement du délateur…

Mais c’est en vain que je cherche à étouffer les remords qui me pressent, lorsque j’autorise les saintes lois, garans sacrés de la confiance publique, base respectable des mœurs, à protéger la perfidie, à légitimer la trahison. Et quel opprobre ne serait-ce point pour une nation, si ses magistrats, devenus eux-mêmes infidèles, manquaient à la promesse qu’ils ont faite, et s’appuyaient honteusement sur de vaines subtilités, pour faire traîner au supplice celui qui a répondu à l’invitation des lois !…

Ces monstrueux exemples ne sont pas rares[28] ; voilà pourquoi tant de gens ne regardent une société politique que comme une machine compliquée, dont le plus adroit ou le plus puissant gouverne à son gré les ressorts.

C’est là encore ce qui multiplie ces hommes froids, insensibles à tout ce qui charme les âmes tendres, qui n’éprouvent que des sensations calculées, et qui, cependant, savent exciter dans les autres les sentimens les plus chers et les passions les plus fortes, lorsqu’elles sont utiles à leurs projets ; semblables au musicien habile, qui, sans rien sentir lui-même, tire de l’instrument qu’il possède des sons touchans ou terribles.


CHAPITRE XV.

DE LA DOUCEUR DES PEINES.


Les vérités exposées jusqu’ici démontrent évidemment que le but des peines ne saurait être de tourmenter un être sensible, ni de faire qu’un crime commis ne soit pas commis.

Comment un corps politique, qui, loin de se livrer aux passions, ne doit être occupé que d’y mettre un frein dans les particuliers, peut-il exercer des cruautés inutiles, et employer l’instrument de la fureur, du fanatisme, et de la lâcheté des tyrans ? Les cris d’un malheureux dans les tourmens peuvent-ils retirer du sein du passé, qui ne revient plus, une action déjà commise ? Non. Les châtimens n’ont pour but que d’empêcher le coupable de nuire désormais à la société, et de détourner ses concitoyens de la voie du crime[29].

Parmi les peines, et dans la manière de les appliquer en proportion des crimes, il faut donc choisir les moyens qui feront sur l’esprit du peuple l’impression la plus efficace et la plus durable, et en même temps la moins cruelle sur le corps du coupable.

Qui ne frissonne d’horreur, en voyant dans l’histoire tant de tourmens affreux et inutiles, inventés et employés froidement par des monstres qui se donnaient le nom de sages ! Qui pourrait ne pas frémir jusqu’au fond de l’âme, à la vue de ces milliers de malheureux, que le désespoir force à reprendre la vie sauvage, pour se dérober à des maux insupportables, causés ou tolérés par ces lois injustes, qui ont toujours enchaîné, outragé la multitude, pour favoriser uniquement un petit nombre d’hommes privilégiés !

Mais la superstition et la tyrannie ses poursuivent ; on les accuse de crimes impossibles ou imaginaires ; ou bien ils sont coupables, mais seulement d’avoir été fidèles aux lois de la nature. N’importe ! des hommes doués des mêmes sens, et sujets aux mêmes passions, se plaisent à les trouver criminels, prennent plaisir à leurs tourmens, les déchirent avec solennité, leur prodiguent les tortures, et les livrent en spectacle à une multitude fanatique qui jouit lentement de leurs douleurs.

Plus les châtimens seront atroces, plus le coupable osera pour les éviter. Il accumulera les forfaits, pour se soustraire à la peine qu’un premier crime a méritée.

Les pays et les siècles où les supplices les plus affreux ont été mis en usage, sont aussi ceux où l’on a vu les crimes les plus horribles. Le même esprit de férocité qui dictait des lois de sang au législateur, mettait le poignard aux mains de l’assassin et du parricide. Du haut de son trône, le souverain dominait avec une verge de fer ; et les esclaves n’immolaient leurs tyrans que pour s’en donner de nouveaux.

À mesure que les supplices deviennent plus cruels, l’âme, semblable aux fluides qui se mettent toujours au niveau des objets qui les entourent, l’âme s’endurcit par le spectacle renouvelé de la barbarie. On s’habitue aux supplices horribles ; et après cent ans de cruautés multipliées, les passions, toujours actives, sont moins retenues par la roue et le gibet, qu’elles ne l’étaient auparavant par la prison[30].

Pour que le châtiment produise l’effet que l’on doit en attendre, il suffit que le mal qu’il cause surpasse le bien que le coupable a retiré du crime. Encore doit-on compter comme partie du châtiment les terreurs qui précèdent l’exécution, et la perte des avantages que le crime devait produire. Toute sévérité qui passe ces limites devient superflue, et par conséquent tyrannique.

Les maux que les hommes connaissent par une funeste expérience, régleront plutôt leur conduite que ceux qu’ils ignorent. Supposez deux nations chez lesquelles les peines soient proportionnées aux délits. Que chez l’une, le plus grand châtiment soit l’esclavage perpétuel, et chez l’autre le supplice de la roue. Il est certain que ces deux peines inspireront à chacune de ces nations une égale terreur.

Et s’il y avait une raison pour transporter chez le premier peuple les châtimens plus rigoureux établis chez le second, la même raison conduirait à augmenter pour celui-ci la cruauté des supplices, en passant insensiblement de l’usage de la roue à des tourmens plus lents et plus recherchés, et enfin au dernier raffinement de la science des tyrans.

La cruauté des peines produit encore deux résultats funestes, contraires au but de leur établissement, qui est de prévenir le crime.

Premièrement, il est très-difficile d’établir une juste proportion entre les délits et les peines ; car, quoiqu’une cruauté industrieuse ait multiplié les espèces des tourmens, aucun supplice ne peut passer le dernier degré de la force humaine, limitée par la sensibilité et l’organisation du corps de l’homme. Au-delà de ces bornes, s’il se présente des crimes plus atroces, où trouvera-t-on des peines assez cruelles ?

En second lieu, les supplices les plus horribles peuvent mener quelquefois à l’impunité. L’énergie de la nature humaine est circonscrite dans le mal comme dans le bien. Des spectacles trop barbares ne peuvent être que l’effet des fureurs passagères d’un tyran, et non se soutenir par un système constant de législation. Si les lois sont cruelles, ou elles seront bientôt changées, ou elles ne pourront plus agir, et laisseront le crime impuni.

Je finis par cette réflexion, que la rigueur des peines doit être relative à l’état actuel de la nation. Il faut des impressions fortes et sensibles pour frapper l’esprit grossier d’un peuple qui sort de l’état sauvage. Il faut un coup de tonnerre pour abattre un lion furieux, que le coup de fusil ne fait qu’irriter. Mais à mesure que les âmes s’adoucissent dans l’état de société, l’homme devient plus sensible ; et si l’on veut conserver les mêmes rapports entre l’objet et la sensation, les peines doivent être moins rigoureuses[31].


CHAPITRE XVI.

DE LA PEINE DE MORT.


À l’aspect de cette profusion de supplices, qui n’ont jamais rendu les hommes meilleurs, j’ai voulu examiner si la peine de mort est véritablement utile, et si elle est juste dans un gouvernement sage.

Qui peut avoir donné à des hommes le droit d’égorger leurs semblables ? Ce droit n’a certainement pas la même origine que les lois, qui protègent.

La souveraineté et les lois ne sont que la somme des petites portions de liberté que chacun a cédées à la société. Elles représentent la volonté générale, résultat de l’union des volontés particulières. Mais qui jamais a voulu donner à d’autres hommes le droit de lui ôter la vie ? Et doit-on supposer que, dans le sacrifice que chacun a fait d’une petite partie de sa liberté, il ait pu risquer poser que, dans le sacrifice que chacun a fait d’une petite partie de sa liberté, il ait pu risquer son existence, le plus précieux de tous les biens[32] ?

Si cela était, comment accorder ce principe avec la maxime qui défend le suicide ? Ou l’homme a le droit de se tuer lui-même, ou il ne peut céder ce droit à un autre, ni à la société entière.

La peine de mort n’est donc appuyée sur aucun droit. C’est une guerre déclarée à un citoyen par la nation, qui juge la destruction de ce citoyen nécessaire ou utile. Mais si je prouve que la mort n’est ni utile ni nécessaire, j’aurai gagné la cause de l’humanité.

La mort d’un citoyen ne peut être regardée comme nécessaire, que pour deux motifs. Premièrement, dans ces momens de trouble, où une nation est sur le point de recouvrer ou de perdre sa liberté ; dans les temps d’anarchie, lorsque les lois sont remplacées par la confusion et le désordre, si un citoyen, quoique privé de sa liberté, peut encore, par ses relations et son crédit, porter quelque atteinte à la sûreté publique, si son existence peut produire une révolution dangereuse dans le gouvernement établi, la mort de ce citoyen devient nécessaire.

Mais sous le règne tranquille des lois, sous une forme de gouvernement approuvé par la nation entière, dans un état bien défendu au-dehors, et soutenu dans l’intérieur par la force, et par l’opinion peut-être plus puissante que la force même, dans un pays où l’autorité est exercée par le souverain lui-même, où les richesses ne peuvent acheter que des plaisirs et non du pouvoir, il ne peut y avoir aucune nécessité d’ôter la vie à un citoyen, à moins que la mort ne soit le seul frein capable d’empêcher de nouveaux crimes. Car alors, ce second motif autoriserait la peine de mort, et la rendrait nécessaire.

L’expérience de tous les siècles prouve que la peine de mort n’a jamais arrêté les scélérats déterminés à nuire. Cette vérité est appuyée par l’exemple des Romains et par les vingt années du règne de l’impératrice de Russie, la bienfaisante Élisabeth, qui a donné aux chefs des peuples une leçon plus illustre que toutes ces brillantes conquêtes que la patrie n’achète qu’au prix du sang de ses enfans.

Si les hommes, à qui le langage de la raison est toujours suspect, et qui ne se rendent qu’à l’autorité des anciens usages, se refusent à l’évidence de ces vérités, il leur suffira d’interroger la nature et de consulter leur cœur, pour rendre témoignage aux principes que l’on vient d’établir.

La rigueur du châtiment fait moins d’effet sur l’esprit humain que la durée de la peine, parce que notre sensibilité est plus aisément et plus constamment affectée par une impression légère mais fréquente, que par une secousse violente mais passagère. Tout être sensible est soumis à l’empire de l’habitude ; et comme c’est elle qui apprend à l’homme à parler, à marcher, à satisfaire à ses besoins, c’est elle aussi qui grave dans le cœur de l’homme les idées morales par des impressions répétées.

Le spectacle affreux, mais momentané de la mort d’un scélérat, est pour le crime un frein moins puissant que le long et continuel exemple d’un homme privé de sa liberté, devenu en quelque sorte une bête de somme, et réparant par des travaux pénibles le dommage qu’il a fait à la société. Ce retour fréquent du spectateur sur lui-même : « Si je commettais un crime, je serais réduit toute ma vie à cette misérable condition, » cette idée terrible épouvanterait plus fortement les esprits que la crainte de la mort, qu’on ne voit qu’un instant dans un obscur lointain qui en affaiblit l’horreur.

L’impression que produit la vue des supplices ne peut résister à l’action du temps et des passions qui effacent bientôt de la mémoire des hommes les choses les plus essentielles.

Règle générale : Les passions violentes surprennent vivement, mais leur effet ne dure pas. Elles produiront une de ces révolutions subites qui font tout à coup d’un homme ordinaire un Romain ou un Spartiate. Mais dans un gouvernement tranquille et libre, il faut moins de passions violentes que d’impressions durables.

Pour la plupart de ceux qui assistent à l’exécution d’un criminel, son supplice n’est qu’un spectacle ; pour le petit nombre, c’est un objet de pitié mêlée d’indignation. Ces deux sentimens occupent l’âme du spectateur, bien plus que la terreur salutaire, qui est le but de la peine de mort. Mais les peines modérées et continuelles produisent dans les spectateurs le seul sentiment de la crainte.

Dans le premier cas, il arrive au spectateur du supplice la même chose qu’au spectateur d’un drame ; et comme l’avare retourne à son coffre, l’homme violent et injuste retourne à ses injustices.

Le législateur doit donc mettre des bornes à la rigueur des peines, lorsque le supplice ne devient plus qu’un spectacle, et qu’il paraît ordonné pour occuper la foule, plutôt que pour punir le crime.

Pour qu’une peine soit juste, elle ne doit avoir que le degré de rigueur qui suffit pour détourner les hommes du crime. Or, il n’y a point d’homme qui puisse balancer entre le crime, quelque avantage qu’il s’en promette, et le risque de perdre à jamais sa liberté.

Ainsi donc, l’esclavage perpétuel, substitué à la peine de mort, a toute la rigueur qu’il faut pour éloigner du crime l’esprit le plus déterminé[33]. Je dis plus : on envisage souvent la mort d’un œil tranquille et ferme, les uns par fanatisme, d’autres par cette vanité qui nous accompagne au-delà même du tombeau. Quelques-uns, désespérés, fatigués de la vie, regardent la mort comme un moyen de se délivrer de leur misère. Mais le fanatisme et la vanité s’évanouissent dans les chaînes, sous les coups, au milieu des barreaux de fer. Le désespoir ne termine pas leurs maux ; il les commence.

Notre âme résiste plus à la violence des douleurs extrêmes, qui ne sont que passagères, qu’au temps et à la continuité de l’ennui. Toutes les forces de l’âme, en se réunissant contre des maux passagers, peuvent en affaiblir l’action ; mais tous ses ressorts finissent par céder à des peines longues et constantes.

Chez une nation où la peine de mort est employée, il faut pour chaque exemple que l’on donne, un nouveau crime, au lieu que l’esclavage perpétuel d’un seul coupable met sous les yeux du peuple un exemple toujours subsistant et répété.

S’il est important que les hommes aient souvent sous les yeux les effets du pouvoir des lois, il faut que les supplices soient fréquens, et dès-lors il faut aussi que les crimes soient multipliés ; ce qui prouvera que la peine de mort ne fait pas toute l’impression qu’elle devrait produire, et qu’elle est inutile lorsqu’on la croit nécessaire.

On dira peut-être que l’esclavage perpétuel est une peine aussi rigoureuse, et par conséquent aussi cruelle que la mort. Je répondrai qu’en rassemblant en un point tous les momens malheureux de la vie d’un esclave, sa vie serait peut-être plus horrible que les supplices les plus affreux ; mais ces momens sont répandus sur tout le cours de sa vie, au lieu que la peine de mort exerce toutes ses forces en un seul instant.

La peine de l’esclavage a cela d’avantageux pour la société, qu’elle épouvante plus celui qui en est le témoin que celui qui la souffre, parce que le premier considère la somme de tous les momens malheureux, au lieu que le second est distrait de l’idée de ses peines à venir, par le sentiment de son malheur présent.

L’imagination agrandit tous les maux. Celui qui souffre trouve dans son âme, endurcie par l’habitude du malheur, des consolations et des ressources que les témoins de ses maux ne connaissent point, parce qu’ils jugent d’après leur sensibilité du moment.

C’est seulement par une bonne éducation que l’on apprend à développer et à diriger les sentimens de son propre cœur. Mais, quoique les scélérats ne puissent se rendre compte à eux-mêmes de leurs principes, ils n’en agissent pas moins d’après un certain raisonnement. Or, voici à peu près comment raisonne un assassin ou un voleur, qui n’est détourné du crime que par la crainte de la potence ou de la roue :

« Quelles sont donc ces lois que je dois respecter, et qui laissent un si grand intervalle entre le riche et moi ? L’homme opulent me refuse avec dureté la légère aumône que je lui demande, et me renvoie au travail, qu’il n’a jamais connu. Qui les a faites ces lois ? Des hommes riches et puissans, qui n’ont jamais daigné visiter la misérable chaumière du pauvre, qui ne l’ont point vu distribuer un pain grossier à ses enfans affamés, et à leur mère éplorée. Rompons des conventions, avantageuses seulement à quelques lâches tyrans, mais funestes au plus grand nombre. Attaquons l’injustice dans sa source. Oui, je retournerai à mon état d’indépendance naturelle, je vivrai libre, je goûterai quelque temps les fruits heureux de mon adresse et de mon courage. À la tête de quelques hommes déterminés comme moi, je corrigerai les méprises de la fortune, et je verrai mes tyrans trembler et pâlir à l’aspect de celui que leur faste insolent mettait au-dessous de leurs chevaux et de leurs chiens. Il viendra peut-être un temps de douleur et de repentir, mais ce temps sera court ; et pour un jour de peine, j’aurai joui de plusieurs années de liberté et de plaisirs. »

Si la religion se présente alors à l’esprit de ce malheureux, elle ne l’épouvantera point ; elle diminue même à ses yeux l’horreur du dernier supplice, en lui offrant l’espérance d’un repentir facile, et du bonheur éternel qui en est le fruit. Mais celui qui a devant les yeux un grand nombre d’années ou même sa vie entière à passer dans l’esclavage et la douleur, exposé au mépris de ses concitoyens dont il était l’égal, esclave de ces lois dont il était protégé, fait une comparaison utile de tous ces maux, du succès incertain de ses crimes, et du peu de temps qu’il aura à en jouir. L’exemple toujours présent des malheureux qu’il voit victimes de leur imprudence, le frappe bien plus que les supplices, qui peuvent l’endurcir, mais non le corriger.

La peine de mort est encore funeste à la société, par les exemples de cruauté qu’elle donne aux hommes[34].

Si les passions ou la nécessité de la guerre ont appris à répandre le sang humain, les lois, dont le but est d’adoucir les mœurs, devraient-elles multiplier cette barbarie, d’autant plus horrible qu’elle donne la mort avec plus d’appareil et de formalités ?

N’est-il pas absurde que les lois, qui ne sont que l’expression de la volonté générale, qui détestent et punissent l’homicide, ordonnent un meurtre public, pour détourner les citoyens de l’assassinat ?

Quelles sont les lois les plus justes et les plus utiles ? Ce sont celles que tous proposeraient et voudraient observer, dans ces momens où l’intérêt particulier se tait ou s’identifie avec l’intérêt public.

Quel est le sentiment général sur la peine de mort ? Il est tracé en caractères ineffaçables dans ces mouvemens d’indignation et de mépris que nous inspire la seule vue du bourreau, qui n’est pourtant que l’exécuteur innocent de la volonté publique, qu’un citoyen honnête qui contribue au bien général, et qui défend la sûreté de l’état au-dedans, comme le soldat la défend au-dehors[35].

Quelle est donc l’origine de cette contradiction ? Et pourquoi ce sentiment d’horreur résiste-t-il à tous les efforts de la raison ? C’est que, dans une partie reculée de notre âme, où les principes naturels ne se sont point encore altérés, nous retrouvons un sentiment qui nous crie qu’un homme n’a aucun droit légitime sur la vie d’un autre homme, et que la nécessité, qui étend partout son sceptre de fer, peut seule disposer de notre existence.

Que doit-on penser en voyant le sage magistrat et les ministres sacrés de la justice faire traîner un coupable à la mort, en cérémonie, avec tranquillité, avec indifférence ? Et, tandis que le malheureux attend le coup fatal, dans les convulsions et les angoisses, le juge qui vient de le condamner, quitte froidement son tribunal pour aller goûter en paix les douceurs et les plaisirs de la vie, et peut-être s’applaudir avec une complaisance secrète de l’autorité qu’il vient d’exercer. Ne peut-on pas dire que ces lois ne sont que le masque de la tyrannie ; que ces formalités cruelles et réfléchies de la justice ne sont qu’un prétexte pour nous immoler avec plus de sécurité, comme des victimes dévouées en sacrifice à l’insatiable despotisme ?

L’assassinat que l’on nous représente comme un crime horrible, nous le voyons commettre froidement et sans remords. Ne pouvons-nous pas nous autoriser de cet exemple ? On nous peignait la mort violente comme une scène terrible, et ce n’est que l’affaire d’un moment. Ce sera moins encore pour celui qui aura le courage d’aller au-devant d’elle, et de s’épargner ainsi tout ce qu’elle a de douloureux. Tels sont les tristes et funestes raisonnemens qui égarent une tête déjà disposée au crime, un esprit plus capable de se laisser conduire par les abus de la religion que par la religion même.

L’histoire des hommes est un immense océan d’erreurs, où l’on voit surnager çà et là quelques vérités mal connues. Que l’on ne m’oppose donc point l’exemple de la plupart des nations, qui, dans presque tous les temps, ont décerné la peine de mort contre certains crimes ; car ces exemples n’ont aucune force contre la vérité, qu’il est toujours temps de reconnaître. Approuverait-on les sacrifices humains, parce qu’ils ont été généralement en usage chez tous les peuples naissans ?

Mais si je trouve quelques peuples qui se soient abstenus, même pendant un court espace de tems, de l’emploi de la peine de mort, je puis m’en prévaloir avec raison ; car c’est le sort des grandes vérités, de ne briller qu’avec la durée de l’éclair, au milieu de la longue nuit de ténèbres qui enveloppe le genre humain.

Ils ne sont pas encore venus, les jours heureux où la vérité chassera l’erreur et deviendra le partage du plus grand nombre, où le genre humain ne sera pas éclairé par les seules vérités révélées[36].

Je sens combien la faible voix d’un philosophe sera facilement étouffée par les cris tumultueux des fanatiques esclaves du préjugé. Mais le petit nombre de sages répandus sur la surface de la terre sauront m’entendre ; leur cœur approuvera mes efforts ; et si, malgré tous les obstacles qui l’éloignent du trône, la vérité pouvait pénétrer jusqu’aux oreilles des princes, qu’ils sachent que cette vérité leur apporte les vœux secrets de l’humanité entière ; qu’ils sachent que s’ils protègent la vérité sainte, leur gloire effacera celle des plus fameux conquérans, et que l’équitable postérité placera leurs noms au-dessus de ceux des Titus, des Antonins et des Trajan.

Heureux le genre humain, si, pour la première fois, il recevait des lois ! Aujourd’hui, que nous voyons élevés sur les trônes de l’Europe des princes bienfaisans, amis des vertus paisibles, protecteurs des sciences et des arts, pères de leurs peuples, et citoyens couronnés ; quand ces princes, en affermissant leur autorité, travaillent au bonheur de leurs sujets, puisqu’ils détruisent ce despotisme intermédiaire, d’autant plus cruel qu’il est moins solidement établi, puisqu’ils compriment ces tyrans subalternes, qui interceptent les vœux du peuple, et les empêchent de parvenir jusqu’au trône, où ils seraient écoutés ; quand on considère que, si de tels princes laissent subsister des lois défectueuses, c’est qu’ils sont arrêtés par l’extrême difficulté de détruire des erreurs accréditées par une longue suite de siècles, et protégées par un certain nombre d’hommes intéressés et puissans ; tout citoyen éclairé doit désirer avec ardeur que le pouvoir de ces souverains s’accroisse encore, et devienne assez grand pour leur permettre de réformer une législation funeste[37].



SUPPLÉMENT AU CHAPITRE XVI.

CONSIDÉRATIONS SUR LA PEINE DE MORT[38],
PAR M. LE COMTE RŒDERER.


On peut rapporter ce qu’on a écrit jusqu’à présent sur la peine de mort, aux deux questions suivantes : Blesse-t-elle les droits inaliénables de la nature humaine ? — Est-elle nécessaire, ou seulement utile à la société ? — Examinons séparément ces deux questions.

§ Ier. — La première, la peine de mort est-elle contraire aux droits inaliénables de l’homme ? peut être présentée en ces termes : La société, ou plus précisément encore la majorité des membres d’un état, a-t-elle le droit d’instituer la peine de mort ? C’est à peu près ainsi que Beccaria, Diderot et Rousseau se la sont proposée.

On connaît les deux systèmes qui sont reçus à ce sujet.

Le vulgaire n’a qu’un mot à la bouche, c’est que celui qui tue est digne de mort, et sa maxime est que la loi du talion est la plus juste des lois. Beccaria et quelques autres d’après lui, soulignent au contraire que la peine de mort ne peut être infligée par la société, attendu que chaque individu n’a voulu sacrifier que la plus petite portion possible de sa liberté, pour la garantie du reste, et que, dans les plus petits sacrifices de la liberté de chacun, ne peut se trouver celui de la vie, le plus grand de tous les biens. Examinons ces deux opinions.

C’est une maxime, que celui qui tue est digne de mort ; mais il est tout aussi vrai de dire : Celui qui fait du bien aux hommes est digne que les hommes lui fassent du bien. Cependant, comme la société n’ordonne pas, par ses lois, la juste reconnaissance des bienfaits, par la même raison elle ne doit pas ordonner, et elle doit encore moins exercer la juste représaille des offenses. La bonté ou la méchanceté intrinsèque des actions n’est pas l’objet des lois. Les lois ne considèrent que les avantages ou le dommage que ces actions apportent à la société, et la nécessité de son secours pour favoriser les unes et empêcher les autres, tellement qu’elles n’ont rien à faire contre les actions les plus odieuses, si elles ne portent point de préjudice a la société, et même rien contre les plus préjudiciables, s’il y a d’ailleurs des moyens suffisans pour les empêcher.

Ce système s’explique fort simplement. D’abord, la loi du talion n’est pas autre chose que le droit de la vengeance ; et le droit de la vengeance est un droit de guerre : or, c’est pour sortir de l’état de guerre, qui est l’état naturel des hommes sauvages, et s’affranchir des peines et des périls auxquels il expose, qu’ils ont formé la société, laquelle est, comme le dit Rousseau (Contrat social, chap. 6), un corps moral et collectif, une personne publique formée de l’union de toutes les autres, ayant son moi, sa vie, sa volonté. Donc d’abord, dans l’état social, l’individu renonce au droit de vengeance personnelle, et à la loi du talion.

Mais, en s’en dépouillant, le confie-t-il à la société ? Non. Et pourquoi ? C’est qu’en contractant l’union sociale, il court aussi des dangers ; car il se peut, et même le monde n’a presque pas vu autre chose, il se peut, disons-nous, que l’union sociale ne serve qu’à donner à un plus grand nombre d’hommes un moyen plus sûr et plus constant d’opprimer. Il est clair que si chacun eût donné à cette société le droit et le pouvoir de faire, par la police et par la force publique, tout ce qui était nécessaire pour contenter au moins toutes les passions légitimes des individus, il lui eût donné par cela même le moyen de détruire tous leurs droits et de négliger tous leurs besoins. Ainsi, pour que l’état social ne devînt pas à l’individu plus dommageable que l’état de nature, il a borné les droits et les pouvoirs de la société à la mesure nécessaire pour la défense de l’association. Donc, l’intérêt de la conservation générale, et non le droit de la vengeance particulière, non plus que la malice intrinsèque des actions est le titre de la société pour punir, et la mesure des peines qu’elle peut infliger. Donc, la loi du talion n’est point une loi sociale ; et la maxime, qui tue est digne de mort, n’est qu’une appréciation morale du crime d’homicide, dont l’opinion seule, et non l’autorité publique, peut être l’organe, et faire l’application.

Prétendra-t-on que, si ce n’est pas pour exercer la vengeance du particulier que la société peut établir la peine de mort contre le crime de mort, c’est pour exercer sa propre vengeance ? Dira-t-on qu’elle punit de mort l’assassin, parce que l’assassin donne la mort au corps social ? Je nierai, comme une fausse supposition, que l’assassin qui tue un homme tue la société. Tuer un homme, c’est sans doute alarmer la société tout entière, mais ce n’est pas la détruire.

Voyons donc l’opinion opposée. Ici, nous ne ferons que transcrire les illustres écrivains que nous avons nommés..

« Quel peut être, dit Beccaria (chap. 16), ce droit que les hommes se donnent d’égorger leur semblable ? Ce n’est certainement pas celui sur lequel sont fondées la souveraineté et les lois. Les lois ne sont que la somme des portions de liberté de chaque particulier, les plus petites que chacun ait pu céder. Elles représentent la volonté générale, qui est l’assemblage de toutes les volontés particulières. Or, qui jamais a voulu donner aux autres hommes le droit de lui ôter la vie ? Comment, dans les plus petits sacrifices de la liberté de chacun, peut se trouver compris celui de la vie, le plus grand de tous les biens ? Et si cela était, comment concilier ce principe avec cette autre maxime, que l’homme n’a pas le droit de se tuer lui-même, puisqu’il a dû l’avoir, s’il a pu le donner à d’autres ou à la société ? La peine de mort n’est donc autorisée par aucun droit. »

On a vu la note que Diderot a faite sur ce passage.

L’opinion de Rousseau revient à celle de Diderot : « C’est, dit-il (Contrat social, Liv. II, chap. 5), c’est pour n’être pas victime d’un assassin, que l’on consent à mourir si on le devient. Dans ce traité, loin de disposer de sa propre vie, on ne songe qu’à la garantir ; et il n’est pas à présumer qu’aucun des contractans prémédite alors de se faire pendre. »

Il n’y a rien à ajouter à ces réfutations, qui sont victorieuses. Beccaria, comme on voit, est fondé en principes ; mais il suppose à faux, que c’est consentir au sacrifice de sa vie que de souscrire à l’établissement de la peine de mort. On lui nie cette supposition, et son argument tombe.

Il pouvait proposer une observation plus spécieuse ; il pouvait dire : la preuve légale de tout délit pouvant être trompeuse, et les juges pouvant toujours l’appliquer sur de faibles indices, ou même malgré des preuves d’innocence, l’institution de la peine de mort est pour tous les citoyens un danger tel, que l’intérêt de leur conservation ne leur permet pas de s’y exposer.

Mais cette proposition ne serait pas au-dessus de toute réponse. Si le risque d’être condamné innocent paraissait moindre que celui d’être attaqué et assommé dans la vie sauvage, et était nécessaire pour préserver de celui-ci, il serait très-conforme à l’intérêt de la conservation de le courir. Et Beccaria lui-même, par une contradiction que la rectitude habituelle de sa logique fait paraître fort étrange, reconnaît que la mort d’un citoyen peut être nécessaire, lorsque, privé de sa liberté, il a encore des relations et une puissance qui peuvent troubler la tranquillité de la nation.

Revenons donc à cette proposition : qu’en soi, la peine de mort n’a rien de contraire au droit que chaque homme a de conserver sa vie.

Mais dire que l’institution de la peine de mort n’est pas nécessairement illégitime, ce n’est pas dire qu’elle soit toujours légitime, même contre les crimes capitaux ; pour être légitime, il faut qu’elle soit nécessaire ou éminemment utile. Voyons donc la seconde question.

§ II. — La peine de mort est-elle nécessaire, ou du moins utile ? Je ne le crois nullement, et je me fonderai sur des faits que chacun peut vérifier.

Il s’est commis des vols innombrables à la place de Grève, sous la potence, au moment qu’on y attachait des voleurs, et plus que devant le pilori qui rassemblait moins de monde.

Depuis un siècle, la peine de mort a été abolie et rétablie plusieurs fois contre la désertion. Le nombre des déserteurs a toujours été le même dans les périodes de l’abolition et dans celles du rétablissement.

François Ier fit des lois de sang contre le vol avec effraction. Ces lois n’ont été abrogées que par la révolution ; mais les juges, depuis vingt ans, en avaient restreint l’application au vol avec effraction extérieure et nocturne. Dans le siècle passé, et au commencement de celui-ci, les vols avec effraction intérieure, ainsi que les autres, ont été infiniment plus communs que depuis.

En 1724, on porta la peine de mort contre le vol domestique ; il fut fréquent tant que la loi s’exécuta. Depuis trente ans, il est devenu très-rare, et depuis trente ans, il ne se punissait guère que comme vol simple.

Enfin, dans des temps de faction, on a vu conspirer sous l’échafaud où tombait la tête des conspirateurs ou des séditieux ; et dans des tems d’amnistie, on a vu tout rentrer dans l’ordre et dans le devoir.

Ces exemples, auxquels on en pourrait ajouter beaucoup d’autres, prouvent trois choses. La première, que la peine de mort n’empêche pas le crime, quand les mœurs ou les circonstances y portent ; la seconde, que la douceur des peines tend plutôt à diminuer qu’à multiplier les crimes, quand rien n’y porte d’ailleurs ; la troisième, que les lois trop rigoureuses favorisent le crime plutôt qu’elles ne le répriment, lorsqu’elles font craindre de commettre, par l’accusation, un crime plus grand que celui dont on voudrait accuser, et de compromettre sa réputation en poursuivant la satisfaction d’un dommage moindre que la perte de l’honneur.

C’est donc sur les mœurs et les circonstances politiques d’un état, bien plus que sur les lois pénales, que reposent la sûreté et la tranquillité des citoyens ; là où les mœurs sont bonnes, les lois cruelles sont sans nécessité ; là où les mœurs sont mauvaises, les lois cruelles sont sans force contre le crime ; et, dans tous les cas, elles sont dangereuses.

Le grand art de la police de sûreté, qui doit être le supplément des mœurs, n’est pas, quoi qu’on en dise, dans la juste mesure des peines, mais dans la perfection des moyens d’empêcher l’impunité des coupables. La crainte de telle ou telle peine ne peut entrer dans l’âme qu’avec la crainte d’être pris et convaincu, du crime : la rigueur de la peine est évidemment indifférente, si son application n’est pas au moins probable. Qu’importe cette rigueur à qui espère se dérober à la justice ? Que fait la roue ou le feu à l’assassin ou à l’incendiaire, qui compte avant tout qu’il ne sera pas arrêté ? Mais la crainte d’être arrêté et convaincu, si elle est pressante, suffit pour détourner du crime, dût-il n’être suivi d’aucune autre peine que la privation des profits qu’on en attendait.

Il est d’expérience qu’on ne se détermine à une action pénible que par l’espérance d’en tirer un avantage. L’espérance manquant, on ne ferait donc pas cette action ; donc, pour peu qu’au défaut d’espérance se joigne une raison de craindre un dommage quelconque, il y a dans l’âme plus de motifs qu’il ne faut pour la détourner de cette action. Or, une action criminelle, pour l’ordinaire, est au moins une action pénible, quelquefois périlleuse. Donc, pour commettre un crime, il faut l’espérance d’un profit, et la non-appréhension d’un dommage. Donc, lorsqu’un scélérat commet une action criminelle, il est clair qu’il part de la supposition qu’il ne sera point découvert. Donc, la peine qu’il aurait à endurer s’il était découvert, n’entre pour rien dans ses calculs. Donc, il est inutile que cette peine soit excessive. Donc, si vous avez une police si exacte que l’espérance du profit ne puisse trouver accès dans l’âme du malfaiteur, et que la crainte d’une peine quelconque y entre toujours avec l’idée d’un crime, si faible que soit cette peine, elle suffira pour éloigner de le commettre.

Ce qui a pu faire attribuer aux peines capitales un effet qu’elles ne produisent pas, c’est qu’au moment de leur promulgation, l’autorité publique met ordinairement un peu plus d’activité à la recherche des crimes qui en sont l’objet et à la découverte des coupables, et que cette activité déconcerte et embarrasse les scélérats.

Je ne répondrai à aucune des objections faites contre l’abolition de la peine de mort ; elles ont toutes été réfutées. J’aime mieux, et il n’est pas moins utile, de réfuter les mauvaises raisons par lesquelles on a soutenu l’utilité de cette abolition. Il est peu de questions où l’on ne servît bien mieux sa cause en réfutant ses seconds que ses adversaires.

On a dit dans l’assemblée constituante, c’est, je crois, Lepelletier Saint-Fargeau, que la société ne devait pas faire une peine d’un événement dont la nature a fait une condition de la nature humaine ; qu’il fallait habituer les hommes à voir la mort de sang-froid, par conséquent ne pas la ranger entre les supplices.

C’est une mauvaise objection. On pourrait la faire contre toute espèce de châtiment. La nature, pourrait-on dire, nous a faits pour travailler, pourquoi donc faire du travail le châtiment d’un criminel. La nature nous a destinés à mourir, mais non à mourir de mort violente. La mort qu’elle nous apporte est douce, celle que la loi inflige est cruelle. La nature nous sépare doucement de la vie par la vieillesse ; par la maladie, elle nous détache de tout objet d’affection. Le glaive de la loi pénale arrache l’existence. Il l’arrache au milieu de ses jouissances. La nature nous endort ; le glaive de la loi tue en déchirant.

Lepelletier a été, je crois, jusqu’à dire que la loi ne devait pas faire horreur de la mort au citoyen, parce que la patrie avait besoin qu’il la vît avec mépris… Ce serait un grand malheur pour un état, que les citoyens méprisassent la vie : qui méprise la vie n’a point de patrie, n’a point de famille. Ce serait une triste république qu’une république de béats qui auraient mis tout leur bonheur dans la contemplation d’une autre vie, et s’entretiendraient dans la haine de celle-ci. De quel sacrifice seraient-ils capables pour une existence qui serait sans prix ? Où serait le levier avec lequel on ferait mouvoir de tels hommes, ou plutôt de telles machines ?

La société a besoin, il est vrai, que le citoyen soit prêt au sacrifice de sa vie, quand l’intérêt de l’état le demande : cela veut dire qu’il doit tellement aimer l’état, que la vie lui soit insupportable, s’il n’a fait tout ce qu’il pouvait faire pour lui. Cela revient à dire qu’il doit sacrifier sa vie à son propre bonheur ; savoir mourir plutôt que de savoir languir dans l’avilissement ou dans l’infortune ; aimer tellement la vie heureuse et noble, qu’il sache la quitter quand elle ne l’est pas.

Je ne rangerai donc pas les observations de Saint-Fargeau entre les motifs qui doivent déterminer à rejeter la peine de mort. Mais, au reste, elles sont exubérantes. Il y en a assez dans ce que j’ai dit, et sur-tout dans ce qu’on a dit avant moi, pour en déterminer l’abolition. Je pourrais même conclure de ce que j’ai dit, que toute peine afflictive est d’autant moins nécessaire, que les moyens de découvrir toute espèce de crime ou de les prévenir, sont plus perfectionnés. Rousseau et Diderot s’accordent avec Beccaria, à penser que la fréquence des supplices et leurs rigueurs, sont toujours des signes de faiblesse ou de négligence dans le gouvernement, de sorte que, malgré le droit qu’a chaque individu de souscrire à la peine de mort, une société bien organisée ne doit pas l’établir.

Je ne connais qu’un cas pour lequel la peine de mort soit nécessaire, c’est celui que Beccaria a excepté lui-même de la clémence des lois ; c’est le cas où un conspirateur ou un chef de faction accusé, aurait des relations et une puissance capables de troubler la tranquillité, et de produire une révolution dans la forme du gouvernement établi. Mais ce cas est très-accidentel, et il n’a rien de commun avec les crimes ordinaires, même avec les tentatives des factieux du second ordre, ou des complices subalternes d’une conspiration. Ôtez à ceux-ci leur chef, et ayez une bonne police, vous n’aurez rien à en redouter.


CHAPITRE XVII.

DU BANNISSEMENT ET DES CONFISCATIONS.


Celui qui trouble la tranquillité publique, qui n’obéit point aux lois, qui viole les conditions sous lesquelles les hommes se soutiennent et se défendent mutuellement, celui-là doit être exclu de la société, c’est-à-dire, banni.

Il me semble qu’on pourrait bannir ceux qui, accusés d’un crime atroce, sont soupçonnés coupables avec la plus grande vraisemblance, mais sans être pleinement convaincus du crime.

Dans des cas pareils, il faudrait qu’une loi, la moins arbitraire et la plus précise qu’il serait possible, condamnât au bannissement celui qui aurait mis la nation dans la fatale alternative, ou de faire une injustice, ou de redouter un accusé. Il faudrait aussi que cette loi laissât au banni le droit sacré de pouvoir à tout instant prouver son innocence et rentrer dans ses droits. Il faudrait enfin des raisons plus fortes pour bannir un citoyen accusé pour la première fois, que pour condamner à cette peine un étranger ou un homme qui aurait déjà été appelé en justice.

Mais celui que l’on bannit, que l’on exclut pour toujours de la société dont il faisait partie, doit-il être en même temps privé de ses biens ? Cette question peut être envisagée sous différens aspects.

La perte des biens est une peine plus grande que celle du bannissement. Il doit donc y avoir des cas où, pour proportionner la peine au crime, on confisquera tous les biens du banni. Dans d’autres circonstances, on ne le dépouillera que d’une partie de sa fortune ; et pour certains délita, le bannissement ne sera accompagné d’aucune confiscation. Le coupable pourra perdre tous ses biens, si la loi qui prononce son bannissement déclare rompus tous les liens qui l’attachaient à la société ; car dès lors le citoyen est mort, il ne reste que l’homme ; et devant la société, la mort politique d’un citoyen doit avoir les mêmes suites que la mort naturelle.

D’après cette maxime, dira-t-on peut-être, il est évident que les biens du coupable devraient revenir à ses héritiers légitimes, et non au prince ; mais ce n’est pas là-dessus que je m’appuierai pour désapprouver les confiscations.

Si quelques jurisconsultes ont soutenu qu’elles mettaient un frein aux vengeances des particuliers bannis, en leur ôtant la puissance de nuire, ils n’ont pas réfléchi qu’il ne suffit pas qu’une peine produise quelque bien pour être juste. Une peine n’est juste qu’autant qu’elle est nécessaire. Un législateur n’autorisera jamais une injustice utile, s’il veut prévenir les invasions de la tyrannie, qui veille sans cesse, qui séduit et abuse par le prétexte trompeur de quelques avantages momentanés, et qui fait languir, dans les larmes et dans la misère, un peuple dont elle prépare la ruine, pour répandre l’abondance et le bonheur sur un petit nombre d’hommes privilégiés.

L’usage des confiscations met continuellement à prix la tête du malheureux sans défense, et fait souffrir à l’innocent les châtimens réservés aux coupables. Bien plus, les confiscations peuvent faire de l’homme de bien un criminel, car elles le poussent au crime, en le réduisant à l’indigence et au désespoir.

Et d’ailleurs, quel spectacle plus affreux que celui d’une famille entière accablée d’infamie, plongée dans les horreurs de la misère pour le crime de son chef, crime que cette famille, soumise à l’autorité du coupable, n’aurait pu prévenir, quand même elle en aurait eu les moyens[39].


CHAPITRE XVIII.

DE L’INFAMIE[40].


Linfamie est une marque de l’improbation publique, qui prive le coupable de la considération, de la confiance que la société avait en lui, et de cette sorte de fraternité qui unit les citoyens d’une même nation.

Comme les effets de l’infamie ne dépendent pas absolument des lois, il faut que la honte que la loi inflige soit basée sur la morale, ou sur l’opinion publique. Si l’on essayait de flétrir d’infamie une action que l’opinion ne jugerait pas infâme, la loi cesserait d’être respectée ; ou bien les idées reçues de probité et de morale s’évanouiraient, malgré toutes les déclamations des moralistes, toujours impuissans contre la force de l’exemple.

Déclarer infâmes des actions indifférentes en elles-mêmes, c’est diminuer l’infamie de celles qui méritent effectivement d’en être notées.

Il faut bien se garder de punir de peines corporelles et douloureuses certains délits fondés sur l’orgueil, et qui se font gloire des châtimens. Tel est le fanatisme, que l’on ne peut comprimer que par le ridicule et la honte.

Si l’on humilie l’orgueilleuse vanité des fanatiques, devant une grande foule de spectateurs, on doit attendre d’heureux effets de cette peine, puisque la vérité même a besoin des plus grands efforts pour se défendre, lorsqu’elle est attaquée par l’arme du ridicule.

En opposant ainsi la force à la force et l’opinion à l’opinion, un législateur éclairé dissipe dans l’esprit du peuple l’admiration que lui cause un faux principe dont on lui a caché l’absurdité par des raisonnemens spécieux.

Les peines infamantes doivent être rares, parce que l’emploi trop fréquent du pouvoir de l’opinion affaiblit la force de l’opinion même. L’infamie ne doit pas tomber non plus sur un grand nombre de personnes à la fois, parce que l’infamie d’un grand nombre n’est bientôt plus l’infamie de personne.

Tels sont les moyens de ménager les rapports invariables des choses, et d’être d’accord avec la nature, qui, toujours active et jamais bornée par les limites du temps, détruit et renverse toutes les lois qui s’écartent d’elle. Ce n’est pas seulement dans les beaux-arts qu’il faut suivre fidèlement la nature : les institutions politiques, du moins celles qui ont un caractère de sagesse et des élémens de durée, sont fondées sur la nature ; et la vraie politique n’est autre chose que l’art de diriger au même but d’utilité les sentimens immuables de l’homme.


CHAPITRE XIX.

DE LA PUBLICITÉ ET DE LA PROMPTITUDE DES PEINES.


Plus la peine sera prompte et suivra de près le délit, plus elle sera juste et utile. Elle sera plus juste, parce qu’elle épargnera au coupable les cruels tourmens de l’incertitude, tourmens superflus, et dont l’horreur augmente pour lui en raison de la force de son imagination et du sentiment de sa faiblesse.

La promptitude du jugement est juste encore, par ce motif, que la perte de la liberté étant déjà une peine, elle ne doit précéder la condamnation qu’autant que la stricte nécessité l’exige.

Si l’emprisonnement n’est qu’un moyen de s’assurer d’un citoyen jusqu’à ce qu’il soit jugé coupable, comme ce moyen est fâcheux et cruel, on doit, autant que possible, en adoucir la rigueur et en abréger la durée. Un citoyen arrêté ne doit demeurer en prison qu’autant de temps qu’il en faut pour l’instruction du procès ; et les plus anciens détenus ont droit à être jugés les premiers.

Le coupable ne doit être resserré qu’autant qu’il le faut pour l’empêcher de fuir ou de cacher les preuves de son crime. Le procès même doit être conduit sans lenteurs. Quel contraste affreux, que l’indolence d’un juge et les angoisses d’un accusé ! D’un côté, un magistrat insensible, qui passe ses jours dans l’aisance et les plaisirs, et de l’autre, un malheureux qui languit dans les larmes, au fond d’un cachot hideux[41].

Les effets du châtiment qui suit le crime, doivent être généralement frappans et sensibles pour ceux qui en sont les témoins ; mais est-il besoin que ce châtiment soit si cruel pour celui qui le souffre ? Quand les hommes se sont réunis en société, ils n’ont voulu s’assujettir qu’aux moindres maux possibles ; et il n’y a point de nation qui puisse nier ce principe incontestable.

J’ai dit que la promptitude de la peine est utile ; et il est certain que moins il s’écoulera de temps entre le délit et la peine, plus les esprits seront pénétrés de cette idée, qu’il n’y a point de crime sans châtiment ; plus ils s’habitueront à considérer le crime comme la cause dont le châtiment est l’effet nécessaire et inséparable[42].

C’est la liaison des idées qui soutient tout l’édifice de l’entendement humain. Sans elle le plaisir et la douleur seraient des sentimens isolés, sans effet, aussitôt oubliés que sentis. Les hommes qui manquent d’idées générales et de principes universels, c’est-à-dire, les hommes ignorans et abrutis, n’agissent que d’après les idées les plus voisines et les plus immédiatement unies. Ils négligent les rapports éloignés, et ces idées compliquées, qui ne se présentent qu’à l’homme fortement passionné pour un objet, ou aux esprits éclairés. La lumière de l’attention dissipe chez l’homme passionné les ténèbres qui environnent le vulgaire. L’homme instruit, accoutumé à parcourir et à comparer rapidement un grand nombre d’idées et de sentimens opposés, tire de leur contraste un résultat qui fait la base de sa conduite, dès lors moins incertaine et moins dangereuse.

Il est donc de la plus grande importance de punir promptement un crime commis, si l’on veut que dans l’esprit grossier du vulgaire, la peinture séduisante des avantages d’une action criminelle, réveille sur-le-champ l’idée d’un châtiment inévitable. Une peine trop différée rend moins étroite l’union de ces deux idées : crime et châtiment. Si le supplice d’un coupable fait alors quelque impression, ce n’est plus que comme spectacle, puisqu’il ne se présente au spectateur que quand l’horreur du crime, qui contribue à fortifier l’horreur de la peine, est déjà affaiblie dans les esprits[43].

On pourrait encore resserrer davantage la liaison des idées de crime et de châtiment, en donnant à la peine toute la conformité possible avec la nature du délit, afin que la crainte d’un châtiment spécial éloigne l’esprit de la route où le conduisait la perspective d’un crime avantageux. Il faut que l’idée du supplice soit toujours présente au cœur de l’homme faible, et domine le sentiment qui le pousse au crime.

Chez plusieurs peuples on punit les crimes peu considérables, ou par la prison, ou par l’esclavage dans un pays éloigné, c’est-à-dire, qu’on envoie le coupable porter un exemple inutile à une société qu’il n’a point offensée.

Comme les hommes ne se livrent pas d’abord aux plus grands crimes, la plupart de ceux qui assistent au supplice d’un scélérat coupable de quelque forfait monstrueux, n’éprouvent aucun sentiment de terreur à la vue d’un châtiment qu’ils n’imaginent pas pouvoir mériter jamais. Au contraire, la punition publique des délits légers et plus communs fera sur leur âme une impression salutaire, qui les éloignera des grands crimes, en les détournant d’abord de ceux qui le sont moins.


CHAPITRE XX.

QUE LE CHÂTIMENT DOIT ÊTRE INÉVITABLE.
DES GRÂCES.


Ce n’est pas la rigueur du supplice qui prévient plus sûrement les crimes, c’est la certitude du châtiment, c’est le zèle vigilant du magistrat, et cette sévérité inflexible, qui n’est une vertu dans un juge, que lorsque les lois sont douces. La perspective d’un châtiment modéré, mais inévitable, fera toujours une impression plus forte que la crainte vague d’un supplice terrible, auprès duquel se présente quelque espoir d’impunité[44]

L’homme tremble à l’idée des maux les plus légers, lorsqu’il voit l’impossibilité de s’y soustraire ; au lieu que l’espérance, cette douce fille du ciel, qui souvent nous tient lieu de tous les biens, éloigne sans cesse l’idée des tourmens les plus cruels, pour peu qu’elle soit soutenue par l’exemple de l’impunité, que la faiblesse ou l’amour de l’or n’accorde que trop souvent.

Quelquefois on s’abstient de punir un délit peu important, lorsque l’offensé le pardonne. C’est un acte de bienfaisance, mais un acte contraire au bien public. Un particulier peut bien ne pas exiger la réparation du tort qu’on lui a fait ; mais le pardon qu’il accorde ne peut détruire la nécessité de l’exemple.

Le droit de punir n’appartient à aucun citoyen en particulier ; il appartient aux lois, qui sont l’organe de la volonté de tous. Un citoyen offensé peut renoncer à sa portion de ce droit, mais il n’a aucun pouvoir sur celles des autres.

Quand les peines seront devenues moins affreuses, la clémence et le pardon seront moins nécessaires. Heureuse la nation qui ne leur donnerait plus le nom de vertus ! La clémence que l’on a vue dans quelques souverains tenir lieu des autres qualités qui leur manquaient pour remplir les devoirs du trône, devrait être bannie d’une législation sage, où les peines seraient douces, où l’on rendrait la justice avec des formes promptes et régulières.

Cette vérité ne semblera dure qu’à ceux qui vivent soumis aux désordres d’une jurisprudence criminelle, qui rend les grâces et le pardon nécessaires en raison même de l’atrocité des peines et de l’absurdité des lois.

Le droit de faire grâce est sans doute la plus belle prérogative du trône ; c’est le plus précieux attribut du pouvoir souverain ; mais en même temps c’est une improbation tacite des lois existantes. Le souverain qui s’occupe de la félicité publique, et qui croit y contribuer en exerçant le droit de faire grâce, s’élève alors contre le code criminel, consacré malgré ses vices, par les préjugés antiques, par le fatras imposant des commentateurs, par le grave appareil des vieilles formalités, enfin par le suffrage des demi-savans, toujours plus insinuans et plus écoutés que les vrais sages.

Si la clémence est la vertu du législateur et non de l’exécuteur des lois, si elle doit éclater dans le code et non dans des jugemens particuliers, si on laisse voir aux hommes que le crime peut se pardonner, et que le châtiment n’en est pas toujours la suite nécessaire, on nourrit en eux l’espérance de l’impunité ; on leur fait regarder les supplices non comme des actes de justice, mais comme des actes de violence.

Quand le souverain accordera la grâce d’un criminel, ne pourra-t-on pas dire qu’il sacrifie la sûreté publique à celle d’un particulier, et que par un acte de bienfaisance aveugle, il prononce un décret général d’impunité.

Que les lois soient donc inexorables, que les exécuteurs des lois soient inflexibles ; mais que le législateur soit indulgent et humain. Architecte prudent, qu’il donne pour base à son édifice l’amour que tout homme a pour son bien-être, et qu’il sache faire résulter le bien général du concours des intérêts particuliers ; alors il ne se verra pas contraint de recourir à des lois imparfaites, à des moyens peu réfléchis, qui séparent à tout instant les intérêts de la société de ceux des citoyens ; il ne sera pas forcé d’élever sur la crainte et la défiance le simulacre du bonheur public. Philosophe profond et sensible, il aura laissé à ses frères la jouissance paisible de la petite portion de bonheur que l’Être-Suprême leur a donnée sur cette terre, qui n’est qu’un point au milieu de tous les mondes.


CHAPITRE XXI.

DES ASILES.


Les asiles sont-ils justes ? et l’usage établi entre les nations de se rendre réciproquement les criminels, est-il un usage utile ?

Dans toute l’étendue d’un état politique, il ne doit y avoir aucun lieu qui soit hors de la dépendance des lois. Leur force doit suivre partout le citoyen, comme l’ombre suit le corps.

Il y a peu de différence entre l’impunité et les asiles ; et puisque le meilleur moyen d’arrêter le crime est la perspective d’un châtiment certain et inévitable, les asiles qui présentent un abri contre l’action des lois, invitent plus au crime que les peines n’en éloignent, du moment où l’on a l’espoir de les éviter.

Multiplier les asiles, c’est former autant de petites souverainetés, parce que là où les lois sont sans pouvoir, il se forme de nouvelles puissances ennemies de l’ordre commun, il s’établit un esprit opposé à celui du corps entier de la société.

On voit dans l’histoire de tous les peuples, que les asiles ont été la source de grandes révolutions dans les états et dans les opinions humaines.

Quelques-uns ont prétendu qu’en quelque lieu que fût commis un crime, c’est-à-dire, une action contraire aux lois, elles avaient partout le droit de le punir. La qualité de sujet est-elle donc un caractère indélébile ? Le nom de sujet est-il pire que celui d’esclave ? Et se peut-il qu’un homme habite un pays, et soit soumis aux lois d’un autre pays ? que ses actions soient à la fois subordonnées à deux souverains et à deux législations souvent contradictoires ?

Ainsi, on a osé dire qu’un forfait commis à Constantinople pouvait être puni à Paris, par la raison que celui qui offense une société humaine, mérite d’avoir tous les hommes pour ennemis, et doit être l’objet de l’exécration universelle. Cependant, les juges ne sont pas les vengeurs du genre humain en général ; ils sont les défenseurs des conventions particulières qui lient entre eux un certain nombre d’hommes. Un crime ne doit être puni que dans le pays où il a été commis, parce que c’est là seulement, et non ailleurs, que les hommes sont forcés de réparer, par l’exemple de la peine, les funestes effets que peut produire l’exemple du crime.

Un scélérat, dont les crimes précédens n’ont pu violer les lois d’une société dont il n’était pas membre, peut bien être craint et chassé de cette société ; mais les lois ne peuvent lui infliger d’autre peine, puisqu’elles ne sont faites que pour punir le tort qui leur est fait, et non le crime qui ne les offense point.

Est-il donc utile que les nations se rendent réciproquement les criminels ? Assurément, la persuasion de ne trouver aucun lieu sur la terre où le crime puisse demeurer impuni, serait un moyen bien efficace de le prévenir. Mais je n’oserai décider cette question, jusqu’à ce que les lois, devenues plus conformes aux sentimens naturels de l’homme, les peines rendues plus douces, l’arbitraire des juges et de l’opinion comprimés, rassurent l’innocence, et garantissent la vertu des persécutions de l’envie ; jusqu’à ce que la tyrannie, reléguée dans l’Orient, ait laissé l’Europe sous le doux empire de la raison, de cette raison éternelle, qui unit d’un lien indissoluble les intérêts des souverains aux intérêts des peuples.


CHAPITRE XXII.

DE L’USAGE DE METTRE LA TÊTE À PRIX.


Est-il avantageux à la société de mettre à prix la tête d’un criminel, d’armer chaque citoyen d’un poignard, et d’en faire autant de bourreaux ?

Ou le criminel est sorti du pays, ou il y est encore. Dans le premier cas, on excite les citoyens à commettre un assassinat, à frapper un innocent peut-être, à mériter les supplices. On fait une injure à la nation étrangère, on empiète sur son autorité, on l’autorise à faire de semblables usurpations chez ses voisins.

Si le criminel est encore dans le pays dont il a violé les lois, le gouvernement qui met sa tête à prix, découvre sa faiblesse. Lorsqu’on a la force de se défendre, on n’achète pas les secours d’autrui[45].

D’ailleurs, l’usage de mettre à prix la tête d’un citoyen renverse toutes les idées de morale et de vertu, qui sont déjà si faibles et si chancelantes dans l’esprit humain. D’un côté, les lois punissent la trahison ; de l’autre, elles l’autorisent. Le législateur resserre d’une main les liens du sang et de l’amitié, et de l’autre il récompense celui qui les brise. Toujours en contradiction avec lui-même, tantôt il cherche à répandre la confiance et à rassurer les esprits soupçonneux, tantôt il sème la défiance dans tous les cœurs. Pour prévenir un crime il en fait naître cent.

De pareils usages ne conviennent qu’aux nations faibles, dont les lois ne servent qu’à soutenir pour un moment un édifice en ruine, et qui croule de toutes parts.

Mais, à mesure que les lumières d’une nation s’étendent, la bonne foi et la confiance réciproque deviennent nécessaires, et l’on est enfin contraint de les admettre dans la politique. Alors, on démêle et on prévient plus aisément les cabales, les artifices, les manœuvres obscures et indirectes. Alors aussi, l’intérêt général est toujours vainqueur des intérêts particuliers.

Les peuples éclairés pourraient trouver des leçons dans quelques siècles d’ignorance, où la morale particulière était soutenue par la morale publique.

Les nations ne seront heureuses que quand la saine morale sera étroitement unie à la politique. Mais des lois qui récompensent la trahison, qui allument entre les citoyens une guerre clandestine, qui excitent leurs soupçons réciproques, s’opposeront toujours à cette union si nécessaire de la politique et de la morale ; union qui rendrait aux hommes la sûreté et la paix, qui soulagerait leur misère, et qui amènerait entre les nations de plus longs intervalles de repos et de concorde, que ceux dont elles ont joui jusqu’à présent.


CHAPITRE XXIII.

QUE LES PEINES DOIVENT ÊTRE PROPORTIONNÉES AUX DÉLITS.


Lintérêt de tous n’est pas seulement qu’il se commette peu de crimes, mais encore que les délits les plus funestes à la société soient les plus rares. Les moyens que la législation emploie pour empêcher les crimes, doivent donc être plus forts, à mesure que le délit est plus contraire au bien public, et peut devenir plus commun. On doit donc mettre une proportion entre les délits et les peines.

Si le plaisir et la douleur sont les deux grands moteurs des êtres sensibles ; si, parmi les motifs qui déterminent les hommes dans toutes leurs actions, le suprême législateur a placé comme les plus puissans les récompenses et les peines ; si deux crimes, qui blessent inégalement la société, reçoivent le même châtiment, l’homme porté au crime, n’ayant pas à redouter une plus grande peine pour le forfait le plus monstrueux, s’y décidera aussi facilement qu’à un délit plus léger qui lui serait moins avantageux ; et la distribution inégale des peines produira cette contradiction aussi peu remarquée que fréquente, que les lois auront à punir les crimes qu’elles auront fait naître.

Si l’on établit un même châtiment, la peine de mort, par exemple, pour celui qui tue un faisan et pour celui qui tue un homme, ou qui falsifie un écrit important, on ne fera bientôt plus aucune différence entre ces délits ; on détruira dans le cœur de l’homme les sentimens moraux, ouvrage de beaucoup de siècles, cimenté par des flots de sang, établi avec lenteur à travers mille obstacles, édifice qu’on n’a pu élever qu’avec le secours des plus sublimes motifs et l’appareil des formalités les plus solennelles.

Ce serait en vain qu’on tenterait de prévenir tous les désordres qui naissent de la fermentation continuelle des passions humaines ; ces désordres croissent en raison de la population et du choc des intérêts particuliers, qu’il est impossible de diriger en droite ligne vers le bien public. On ne peut prouver cette assertion avec toute l’exactitude mathématique ; mais on peut l’appuyer d’exemples remarquables.

Jetez les yeux sur l’histoire, vous verrez les désordres croître à mesure que les empires s’agrandissent. Or, l’esprit national s’affaiblissant dans la même proportion, le penchant au crime croîtra en raison de l’avantage que chacun trouve dans le désordre même ; et la nécessité d’aggraver les peines suivra nécessairement la même progression.

Semblable à la gravitation des corps, une force secrète nous pousse toujours vers notre bien-être. Cette impulsion n’est affaiblie que par les obstacles que les lois lui opposent. Toutes les actions diverses de l’homme sont les effets de cette tendance intérieure. Les peines sont les obstacles politiques, qui empêchent les funestes effets du choc des intérêts personnels, mais sans en détruire la cause, qui est l’amour de soi-même, inséparable de l’humanité.

Le législateur doit être un architecte habile, qui sache en même temps employer toutes les forces qui peuvent contribuer à la solidité de l’édifice, et amortir toutes celles qui pourraient le ruiner.

En supposant la nécessité de la réunion des hommes en société, en supposant entre eux des conventions établies par les intérêts opposés de chaque particulier, on trouvera une progression de crimes, dont le plus grand sera celui qui tend à la destruction de la société même. Les plus légers délits seront les petites offenses faites aux particuliers. Entre ces deux extrêmes seront comprises toutes les actions opposées au bien public, depuis la plus criminelle jusqu’à la moins coupable[46].

Si les calculs exacts pouvaient s’appliquer à toutes les combinaisons obscures qui font agir les hommes, il faudrait chercher et fixer une progression de peines correspondante à la progression des crimes. Le tableau de ces deux progressions serait la mesure de la liberté ou de l’esclavage, de l’humanité ou de la méchanceté de chaque nation.

Mais il suffira au sage législateur de marquer des divisions principales dans la distribution des peines proportionnées aux délits, et sur-tout de ne pas appliquer les moindres châtimens aux plus grands crimes[47].


CHAPITRE XXIV.

DE LA GRANDEUR DES DÉLITS.


Nous avons déjà remarqué que les crimes sont d’autant plus graves, qu’ils causent plus de dommage à la société. C’est là une de ces vérités qui, quoique évidentes pour l’esprit le moins attentif, mais cachées par un concours singulier de circonstances, ne sont connues que d’un petit nombre de penseurs, dans tous les pays et dans tous les siècles dont nous connaissons les lois.

Les opinions répandues par les despotes, et les passions des tyrans, ont étouffé les notions simples et les idées naturelles, qui formaient sans doute la philosophie des sociétés naissantes. Mais si la tyrannie a comprimé la nature par une action insensible, ou par des impressions violentes sur les esprits de la multitude, aujourd’hui enfin, les lumières de notre siècle dissipent les ténébreux projets du despotisme, nous ramènent aux principes de la philosophie, nous les montrent avec plus de certitude.

Espérons que la funeste expérience des siècles passés ne sera pas perdue, et que les principes naturels reparaîtront parmi les hommes, malgré tous les obstacles qu’on leur oppose.

La grandeur du crime ne dépend point de l’intention de celui qui le commet, comme quelques-uns l’ont cru mal à propos ; car l’intention du coupable dépend des impressions causées par les objets présens, et des dispositions précédentes de l’âme. Ces sentimens varient dans tous les hommes et dans le même individu, avec la rapide succession des idées, des passions et des circonstances.

Si l’on punissait l’intention, il faudrait avoir non-seulement un code particulier pour chaque citoyen, mais une nouvelle loi pénale pour chaque crime.

Souvent, avec la meilleure intention, un citoyen fait à la société les plus grands maux, tandis qu’un autre lui rend de grands services, avec la volonté de nuire[48].

D’autres jurisconsultes mesurent la gravité du crime sur la dignité de la personne offensée, plutôt que sur le tort qu’il peut faire à la société. Si cette méthode était reçue, une irrévérence légère envers l’Être-Suprême mériterait une peine bien plus sévère que l’assassinat d’un monarque, puisque la supériorité de la nature divine compenserait infiniment la différence de l’offense.

D’autres enfin ont cru que le délit était d’autant plus grave qu’il offensait davantage la divinité. On sentira aisément combien cette opinion est fausse, si l’on examine de sang-froid les véritables rapports qui unissent les hommes entre eux, et ceux qui existent entre l’homme et Dieu.

Les premiers sont des rapports d’égalité. C’est la nécessité seule qui, du choc des passions et de l’opposition des intérêts particuliers, a fait naître l’idée de l’utilité commune, base de la justice humaine. Au contraire, les rapports qui existent entre l’homme et Dieu, sont des rapports de dépendance, qui nous soumettent à un être parfait et créateur de toutes choses, à un souverain maître qui s’est réservé à lui seul le droit d’être à la fois législateur et juge, parce que lui seul peut être en même temps l’un et l’autre.

S’il a établi des peines éternelles pour celui qui enfreindra ses lois, quel sera l’insecte assez téméraire pour oser venir au secours de la justice divine, pour entreprendre de venger l’être qui se suffit à lui-même, que les crimes ne peuvent attrister, que les châtimens ne peuvent réjouir, et qui, seul dans la nature, agit d’une manière constante.

La grandeur du péché ou de l’offense envers Dieu, dépend de la malice du cœur ; et pour que les hommes pussent sonder cet abîme, il leur faudrait le secours de la révélation. Comment pourraient-ils donc déterminer les peines des différens crimes, sur des principes dont la base leur est inconnue ? Ce serait risquer de punir, quand Dieu pardonne, et de pardonner quand Dieu punit.

Si les hommes offensent Dieu par le péché, bien souvent ils l’offensent plus encore, en se chargeant du soin de le venger[49].


CHAPITRE XXV.

DIVISION DES DÉLITS.


Il y a des crimes qui tendent directement à la destruction de la société ou de ceux qui la représentent. D’autres attaquent le citoyen dans sa vie, dans ses biens ou dans son honneur. D’autres enfin sont des actions contraires à ce que la loi prescrit ou défend, dans la vue du bien public.

Toute action qui n’est pas comprise dans l’une de ces classes, ne peut être regardée comme un crime, ni punie comme tel, que par ceux qui y trouvent leur intérêt particulier.

C’est pour n’avoir pas su poser ces limites, qu’on voit dans toutes les nations les lois en opposition avec la morale, et souvent en opposition avec elles-mêmes. L’homme de bien est exposé aux peines les plus sévères. Les mots de vice et de vertu ne sont que des sons vagues. L’existence du citoyen est entourée d’incertitude ; et les corps politiques tombent dans une léthargie funeste, qui les conduit insensiblement à leur ruine.

Chaque citoyen peut faire tout ce qui n’est pas contraire aux lois, sans craindre d’autres inconvéniens que ceux qui peuvent résulter de son action en elle-même. Ce dogme politique devrait être gravé dans l’esprit des peuples, proclamé par les magistrats suprêmes, et protégé par les lois. Sans ce dogme sacré, toute société légitime ne peut subsister long-temps, parce que c’est la juste récompense du sacrifice que les hommes ont fait de leur indépendance et de leur liberté.

C’est cette opinion qui fait les âmes fortes et généreuses, qui élève l’esprit, qui inspire aux hommes une vertu supérieure à la crainte, et leur fait mépriser cette misérable souplesse qui approuve tout, et qui est la seule vertu des hommes assez faibles pour supporter constamment une existence précaire et incertaine.

Que l’on parcoure d’un œil philosophique les lois et l’histoire des nations, on verra presque toujours les noms de vice et de vertu, de bon et de mauvais citoyen, changer de valeur selon les temps et les circonstances. Mais ce ne sont point les réformes opérées dans l’état ou dans les affaires publiques qui causeront cette révolution des idées ; elle sera la suite des erreurs et des intérêts passagers des différens législateurs.

Souvent on verra les passions d’un siècle servir de base à la morale des siècles suivans, et former toute la politique de ceux qui président aux lois. Mais les passions fortes, filles du fanatisme et de l’enthousiasme obligent peu à peu, à force d’excès, le législateur à la prudence, et peuvent devenir un instrument utile entre les mains de l’adresse ou du pouvoir, lorsque le temps les a affaiblies.

C’est par l’affaiblissement des passions fortes, que sont nées parmi les hommes les notions obscures d’honneur et de vertu ; et cette obscurité subsistera toujours, parce que les idées changent avec le temps, qui laisse survivre les noms aux choses, et qu’elles varient selon les lieux et les climats ; car la morale est soumise, comme les empires, à des bornes géographiques.


CHAPITRE XXVI.

DES CRIMES DE LÈSE-MAJESTÉ.


Les crimes de lèse-majesté ont été mis dans la classe des grands forfaits, parce qu’ils sont funestes à la société. Mais la tyrannie et l’ignorance, qui confondent les mots et les idées les plus clairs, ont donné ce nom à une foule de délits de nature toute différente. On a appliqué les peines les plus graves à des fautes légères ; et, dans cette occasion comme dans mille autres, l’homme est souvent victime d’un mot.

Toute espèce de délit est nuisible à la société ; mais tous les délits ne tendent pas immédiatement à la détruire. Il faut juger les actions morales sur leurs effets positifs, et se conformer aux temps et aux lieux. L’art des interprétations odieuses, qui est ordinairement la science des esclaves, peut seul confondre des choses que la vérité éternelle a séparées par des bornes immuables[50].


CHAPITRE XXVII.

DES ATTENTATS CONTRE LA SÛRETÉ DES PARTICULIERS, ET PRINCIPALEMENT DES VIOLENCES.


Après les crimes qui attaquent la société, ou le souverain qui la représente, viennent les attentats contre la sûreté des particuliers.

Comme cette sûreté est le but de toutes les sociétés humaines, on ne peut se dispenser de punir des peines les plus graves celui qui y porterait atteinte.

Parmi ces crimes, les uns sont des attentats contre la vie, d’autres contre l’honneur, et d’autres contre les biens. Nous parierons d’abord des premiers, qui doivent être punis de peines corporelles.

Les attentats contre la vie et la liberté des citoyens sont du nombre des grands forfaits. On comprend dans cette classe, non-seulement les assassinats et les brigandages commis par des hommes du peuple, mais également les violences de la même nature, exercées par les grands et les magistrats : crimes d’autant plus graves, que les actions des hommes élevés agissent sur la multitude avec beaucoup plus d’influence, et que les excès détruisent dans l’esprit des citoyens, les idées de justice et de devoir, pour y substituer celles du droit du plus fort : droit également dangereux pour celui qui en abuse, et pour celui qui en souffre.

Si les grands et les riches peuvent échapper à prix d’argent aux peines que méritent leurs attentats contre la sûreté du faible et du pauvre, les richesses, qui, sous la protection des lois, sont la récompense de l’industrie, deviendront l’aliment de la tyrannie et des iniquités.

Il n’y a plus de liberté, toutes les fois que les lois permettent qu’en certaines circonstances un citoyen cesse d’être un homme pour devenir une chose que l’on puisse mettre à prix. On voit alors l’adresse des hommes puissans occupée toute entière à agrandir leur force et leurs priviléges, en profitant de toutes les combinaisons que la loi leur rend favorables. C’est là le secret magique qui a transformé la masse des citoyens en bêtes de somme ; c’est ainsi que les grands ont enchaîné la multitude des malheureux dont ils ont fait leurs esclaves. C’est par là que certains gouvernemens, qui ont toutes les apparences de la liberté, gémissent sous une tyrannie occulte. C’est par les priviléges des grands que les usages tyranniques se fortifient insensiblement, après s’être introduits dans la constitution par des voies que le législateur a négligé de fermer.

Les hommes savent opposer des digues assez fortes à la tyrannie déclarée ; mais souvent ils ne voient pas l’insecte imperceptible qui mine leur ouvrage, et qui ouvre à la fin, au torrent dévastateur, une route d’autant plus sûre qu’elle est plus cachée.

Quelles seront donc les peines assignées aux crimes des nobles, dont les priviléges occupent une si grande place dans la législation de la plupart des peuples ? Je n’examinerai pas si cette distinction héréditaire de roturiers et de nobles est utile au gouvernement, ou nécessaire aux monarchies ; s’il est vrai que la noblesse soit un pouvoir intermédiaire propre à contenir dans de justes bornes le peuple et le souverain ; ou si cet ordre isolé de la société n’a pas l’inconvénient de rassembler, dans un cercle étroit, tous les avantages de l’industrie, toutes les espérances, et tout le bonheur ; semblable à ces petites îles charmantes et fertiles que l’on rencontre au milieu des déserts affreux de l’Arabie.

Quand il serait vrai que l’inégalité est inévitable et même utile dans la société, il est certain qu’elle ne devrait exister qu’entre les individus, en raison des dignités et du mérite, mais non entre les ordres de l’état ; que les distinctions ne doivent pas s’arrêter en un seul endroit, mais circuler dans toutes les parties du corps politique ; que les inégalités sociales doivent naître et se détruire à chaque instant, mais non se perpétuer dans les familles.

Quoi qu’il en soit de toutes ces questions, je me bornerai à dire que les peines des personnes du plus haut rang, doivent être les mêmes que celles du dernier des citoyens. L’égalité civile est antérieure à toutes les distinctions d’honneurs et de richesses. Si tous les citoyens ne dépendent pas également des mêmes lois, les distinctions ne sont plus légitimes.

On doit supposer que les hommes, en renonçant à la liberté despotique qu’ils avaient reçue de la nature, pour se réunir en société, ont dit entre eux : « Celui qui sera le plus industrieux obtiendra les plus grands honneurs, et la gloire de son nom passera à ses descendans ; mais que malgré ces honneurs et ces richesses, il ne craigne pas moins que le dernier des citoyens, de violer les lois qui l’ont élevé au-dessus des autres. »

Il est vrai qu’il n’y a point de diète générale du genre humain où l’on ait fait un semblable décret ; mais il est fondé sur la nature immuable des sentimens de l’homme.

L’égalité devant les lois ne détruit pas les avantages que les princes croient retirer de la noblesse ; seulement elle empêche les inconvéniens des distinctions, et rend les lois respectables, en ôtant toute espérance d’impunité.

On dira peut-être que la même peine, décernée contre le noble et le roturier, devient tout-à-fait différente et plus grave pour le premier, à cause de l’éducation qu’il a reçue, et de l’infamie qui se répand sur une famille illustre. Mais je répondrai que le châtiment se mesure sur le dommage causé à la société, et non sur la sensibilité du coupable. Or, l’exemple du crime est d’autant plus funeste, qu’il est donné par un citoyen d’un rang plus élevé.

J’ajouterai que l’égalité de la peine ne peut jamais être qu’extérieure, parce qu’elle est réellement proportionnée au degré de sensibilité, qui est différent dans chaque individu.

Quant à l’infamie qui couvre une famille innocente, le souverain peut aisément l’effacer par des marques publiques de bienveillance. On sait que ces démonstrations de faveur tiennent lieu de raison au peuple crédule et admirateur.


CHAPITRE XXVIII.

DES INJURES ET DE L’HONNEUR.


Les injures personnelles, contraires à l’honneur, c’est-à-dire, à cette juste portion d’estime que tout homme a droit d’attendre de ses concitoyens, doivent être punies par l’infamie. Il y a une contradiction remarquable entre les lois civiles, principalement occupées de protéger la fortune et la vie de chaque citoyen, et les lois de ce qu’on appelle l’honneur, qui préfèrent l’opinion à tout.

Ce mot honneur est un de ceux sur lesquels on a fait les raisonnemens les plus brillans, sans y attacher aucune idée fixe et précise. Telle est la triste condition de l’esprit humain, qu’il connaît mieux les révolutions des corps célestes, que les vérités qui le touchent de près, et qui importent à son bonheur. Les notions morales qui l’intéressent le plus lui sont incertaines ; il ne les entrevoit qu’environnées de ténèbres, et flottantes au gré du tourbillon des passions.

Ce phénomène cessera d’être étonnant, si l’on considère que, pareilles aux objets qui se confondent à nos yeux, parce qu’ils en sont trop rapprochés, les idées morales perdent de leur clarté pour être trop à notre portée[51].

Malgré leur simplicité, nous discernons avec peine les divers principes de morale, et nous jugeons, souvent sans les connaître, les sentimens du cœur humain.

Celui qui observera avec quelque attention la nature et les hommes, ne s’étonnera point de toutes ces choses ; il pensera que pour être heureux et tranquilles, les hommes n’ont peut-être pas besoin de tant de lois, ni d’un si grand appareil de morale.

L’idée de l’honneur est une idée complexe formée non-seulement de plusieurs idées simples, mais aussi de plusieurs idées complexes elles-mêmes. Selon les différens aspects sous lesquels l’idée de l’honneur se présente à l’esprit, elle est plus ou moins compliquée. Pour mieux comprendre ce problème, il faut jeter un coup d’œil rapide sur la formation des sociétés[52].

Les premières lois et les premiers magistrats durent leur origine à la nécessité d’empêcher les désordres qu’aurait entraîné le despotisme naturel de tout homme plus robuste que son voisin. Ce fut là l’objet de l’établissement des sociétés, et c’est la base apparente ou réelle de toutes les lois, même de celles qui portent des principes de destruction.

Mais le rapprochement des hommes et les progrès de leurs connaissances, firent naître par la suite une infinité de besoins et de liaisons réciproques, entre les membres de la société. Ces besoins n’avaient pas tous été prévus par la loi ; et les moyens actuels de chaque citoyen ne lui suffisaient pas pour les satisfaire. Alors commença de s’établir le pouvoir de l’opinion, au moyen de laquelle on peut obtenir certains avantages que les lois ne pouvaient pas procurer, et repousser loin de soi des maux dont elles ne pouvaient garantir.

C’est l’opinion qui souvent fait à la fois le supplice du sage et du vulgaire. C’est elle qui accorde aux apparences de la vertu le respect qu’elle refuse à la vertu même. C’est l’opinion qui, d’un vil scélérat, fait un missionnaire ardent, quand il trouve son intérêt à cette hypocrisie.

Sous le règne de l’opinion, l’estime des autres hommes n’est pas seulement utile, elle est indispensable à celui qui veut se soutenir au niveau de ses concitoyens. L’ambitieux recherche les suffrages de l’opinion qui sert ses projets ; l’homme vain les mendie, comme un témoignage de son mérite ; l’homme d’honneur les exige, parce qu’il ne peut s’en passer.

Cet honneur, que beaucoup de gens préfèrent à leur existence, n’est connu que depuis la réunion des hommes en société ; il n’a pu être mis dans le dépôt commun. Le sentiment qui nous attache à l’honneur, n’est autre chose qu’un retour momentané vers l’état de nature, un mouvement qui nous soustrait pour l’instant à des lois dont la protection est insuffisante dans de certaines occasions.

Il suit de là, que, dans l’extrême liberté politique comme dans l’extrême dépendance, les idées d’honneur disparaissent ou se confondent avec d’autres idées.

Dans un état de liberté illimitée, les lois protègent si fortement, qu’on n’a pas besoin de rechercher les suffrages de l’opinion publique.

Dans l’état d’esclavage absolu, le despotisme qui annule l’existence civile, ne laisse à chaque individu qu’une personnalisé précaire et momentanée.

L’honneur n’est donc un principe fondamental que dans les monarchies tempérées, où le despotisme du maître est limité par les lois. L’honneur produit à peu près, dans une monarchie, l’effet que produit la révolte dans les états despotiques. Le sujet rentre pour un moment dans l’état de nature, et le souverain se rappelle le souvenir de l’ancienne égalité.


CHAPITRE XXIX.

DES DUELS.


Lhonneur, qui n’est que le besoin des suffrages publics, donna naissance aux combats singuliers, qui n’ont pu s’établir que dans le désordre anarchique des mauvaises lois.

Si les duels ne furent point en usage dans l’antiquité, comme quelques personnes le croient, c’est que les anciens ne se rassemblaient pas armés, avec un air de défiance, dans les temples, au théâtre et chez leurs amis. Peut-être aussi, le duel étant un spectacle assez commun que de vils esclaves donnaient au peuple, les hommes libres craignirent-ils que des combats singuliers les fissent regarder comme des gladiateurs.

Quoi qu’il en soit, c’est en vain qu’on a essayé chez les modernes d’arrêter les duels par la peine de mort. Ces lois sévères n’ont pu détruire une coutume fondée sur une espèce d’honneur, qui est plus cher aux hommes que la vie même. Le citoyen qui refuse un duel, se voit en butte aux mépris de ses concitoyens ; il faut qu’il traîne une vie solitaire, qu’il renonce aux charmes de la société, ou qu’il s’expose sans cesse aux insultes et à la honte, dont les coups répétés l’affectent d’une manière plus cruelle que l’idée du supplice.

Par quelle raison les duels sont-ils moins fréquens parmi les gens du peuple que chez les grands ? Ce n’est pas seulement parce que le peuple ne porte point d’épée, c’est parce qu’il a moins besoin des suffrages publics que les hommes d’un rang plus élevé, qui se regardent les uns les autres avec plus de défiance et de jalousie.

Il n’est pas inutile de répéter ici ce qui a déjà été dit quelquefois, que le meilleur moyen d’empêcher le duel est de punir l’agresseur, c’est-à-dire, celui qui a donné lieu à la querelle, et de déclarer innocent celui qui, sans chercher à tirer l’épée, s’est vu contraint de défendre son honneur, c’est-à-dire, l’opinion, que les lois ne protègent pas suffisamment, et de montrer à ses concitoyens qu’il a pu respecter les lois, mais qu’il ne craint pas les hommes[53].


CHAPITRE XXX.

DU VOL.


Un vol commis sans violence ne devrait être puni que d’une peine pécuniaire. Il est juste que celui qui dérobe le bien d’autrui soit dépouillé du sien.

Mais si le vol est ordinairement le crime de la misère et du désespoir, si ce délit n’est commis que par cette classe d’hommes infortunés, à qui le droit de propriété (droit terrible, et qui n’est peut-être pas nécessaire) n’a laissé pour tout bien que l’existence, les peines pécuniaires ne contribueront qu’à multiplier les vols, en augmentant le nombre des indigens, en ravissant à une famille innocente le pain qu’elles donneront à un riche peut-être criminel.

La peine la plus naturelle du vol sera donc cette sorte d’esclavage, qui est la seule qu’on puisse appeler juste, c’est-à-dire, l’esclavage temporaire, qui rend la société maîtresse absolue de la personne et du travail du coupable, pour lui faire expier, par cette dépendance, le dommage qu’il a causé, et la violation du pacte social.

Mais si le vol est accompagné de violence, il est juste d’ajouter à la servitude les peines corporelles.

D’autres écrivains ont montré avant moi les inconvéniens graves qui résultent de l’usage d’appliquer les mêmes peines contre les vols commis avec violence, et contre ceux où le voleur n’a employé que l’adresse. On a fait voir combien il est absurde de mettre dans la même balance une certaine somme d’argent avec la vie d’un homme. Le vol avec violence et le vol d’adresse sont des délits absolument différens ; et la saine politique doit admettre, encore plus que les mathématiques, cet axiome certain, qu’entre deux objets hétérogènes il y a une distance infinie.

Ces choses ont été dites ; mais il est toujours utile de répéter des vérités qui n’ont presque jamais été mises en pratique. Les corps politiques conservent long-temps le mouvement qu’on leur a une fois donné ; mais il est lent et difficile de leur en imprimer un nouveau.



SUPPLÉMENT AU CHAPITRE XXX.

Réflexions sur une brochure anglaise, intitulée : Pensées sur la justice criminelle ; et sur une autre brochure publiée en France, sous le titre d’Observations sur le vol.

PAR BENJAMIN FRANKLIN.


Ces deux ouvrages sont adressés aux magistrats ; mais ils sont écrits dans un esprit bien différent. L’Anglais veut que tous les voleurs soient pendus indistinctement ; le Français demande qu’on proportionne les peines aux délits.

Si, comme nous faisons profession de le croire, nous pensons réellement que la loi de Moïse est la loi de Dieu ; si nous la regardons comme le fruit de la sagesse divine, infiniment supérieure à la sagesse humaine, sur quels principes infligeons-nous la peine de mort pour un délit qui, conformément à cette loi, ne doit être puni que par la restitution du quadruple ? Condamner quelqu’un à mort pour un crime qui ne le mérite pas, n’est-ce pas commettre un véritable assassinat ? Et, comme le dit l’écrivain français, doit-on punir un délit contre la société, par un crime contre la nature ?

C’est la société qui a créé le superflu ; des lois simples et douces suffiraient pour garantir l’absolu nécessaire. Sans aucune espèce de loi, par la seule crainte de représailles, le sauvage jouit en paix de son arc, de sa hache et de son habit de peaux.

Lorsqu’en vertu des premières lois une partie de la société devint riche et puissante, cette inégalité nécessita des lois plus sévères, et les propriétés furent protégées aux dépens de l’humanité. Tels sont les principes de l’abus des pouvoirs et de la tyrannie. Si l’on eût dit au Sauvage, avant qu’il entrât dans la société : « votre voisin pourra devenir possesseur d’une centaine de daims ; mais si votre frère, votre fils, ou vous-même, ne possédant rien du tout, et pressés par la faim, vous avisez de tuer un seul de ces animaux, une mort infâme sera la suite d’une pareille action ; » il est probable que le Sauvage eût préféré la liberté naturelle et le droit commun de tuer des daims, à tous les avantages de la société qu’on aurait pu lui offrir.

Je lis dans les derniers papiers-nouvelles de Londres, qu’une femme est condamnée à mort à l’Old Bailey, parce qu’elle a volé quatorze schellings et trois pences de gaze dans une boutique : or y a-t-il aucune proportion entre le tort fait par un vol de quatorze schellings, et le supplice d’une malheureuse créature qui expire sur un gibet ? N’aurait-elle pas pu, par son travail, payer le quadruple de cette somme, et, par ce moyen, satisfaire à l’expiation exigée par la loi de Dieu ? Et n’est-il pas égal de punir l’innocent ou d’infliger une peine disproportionnée au délit ? À considérer les choses sous ce point de vue, combien de fois toutes les années l’innocence n’est-elle pas, non-seulement punie, mais tourmentée dans presque tous les états civilisés de l’Europe ?

Mais il semble qu’il soit convenu que cette espèce d’innocence doit être punie, afin de prévenir le crime. J’ai lu en effet qu’un cruel Barbaresque était dans l’usage, toutes les fois qu’il achetait un nouvel esclave chrétien, de lui faire appliquer immédiatement cent coups de bâton à la plante des pieds, afin que le souvenir de ce traitement, et la crainte de l’encourir par la suite, l’empêchassent de commettre les fautes qui auraient pu le mériter.

L’auteur des Pensées aurait de la peine, sans doute, à approuver entièrement la conduite de ce Turc dans un gouvernement d’esclaves ; cependant ne semble-t-il pas recommander un pareil régime pour les sujets britanniques, lorsqu’il applaudit à la réponse du juge Burnet. Ce juge demandant à un prisonnier convaincu de vol de chevaux, s’il n’avait pas quelque chose à dire qui pût lui éviter la mort, le prisonnier répondit qu’il paraissait bien dur de pendre un homme pour avoir volé seulement un cheval : « Aussi, lui dit le juge, ce n’est pas pour avoir volé seulement un cheval qu’on te pend ; mais on te pend afin que les chevaux ne soient pas volés.  »

Ceux qui connaissent l’Europe en général, disent qu’il y a plus de vols commis et punis annuellement en Angleterre, que dans toutes les autres nations Européennes prises collectivement. Si cela est vrai, il doit y avoir une ou plusieurs causes de cette dépravation dans notre peuple. Ne serait-ce pas cette injustice et cette immoralité de notre gouvernement national, qui se manifestent dans notre conduite oppressive envers nos sujets et dans nos guerres injustes contre nos voisins ?

Voyez les longues injustices de l’Angleterre dans l’intérieur, les monopoles qu’elle a si long-temps exercés sur l’Irlande, le gouvernement oppressif et concussionnaire de ses marchands dans les Indes, ses guerres spoliatrices envers ses colonies Américaines ; et pour ne rien dire de celles qu’elle a suscitées à la France et à l’Espagne, voyez sa dernière guerre avec la Hollande, regardée par toute l’Europe impartiale comme une guerre de rapine et de pillage, dans laquelle, comme les Anglais l’étaient peut-être en effet, ils ne paraissaient soutenus et encouragés que par l’espoir d’un immense butin. On ne se doit pas moins strictement justice entre nations qu’entre cités voisines. Un voleur de grand chemin, qui commet des vols en troupe, est tout aussi voleur que quand il vole seul ; et une nation qui fait une guerre injuste, n’est qu’une grande bande. Quand vous aurez employé votre peuple à piller les Hollandais, est-il étrange que la paix mettant un terme à ce brigandage, ils continuent chez eux le même métier, et se volent les uns les autres ? Partout où les Anglais s’établissent, soit chez eux, soit au loin, la piraterie, comme l’appellent les Français, ou si l’on veut, le métier d’armateur, est leur unique but. On prétend qu’il n’y eut pas moins de sept cents armemens dans la dernière guerre. Ils furent faits par des négocians anglais, et cela pour piller d’autres négocians qui ne leur avaient jamais fait aucun mal. Est-il probable qu’il y eût un seul de tous ces armateurs, si prompts à dévaliser les marchands d’Amsterdam, qui n’eût fait la même opération sur son voisin de Londres, s’il eût pu se flatter de le faire avec la même impunité ? C’est la même avidité, c’est toujours l’alieni appetens ; il n’y a que la crainte et le risque du gibet qui les différencie. Comment donc une nation qui compte tant de voleurs d’inclination parmi ses citoyens les plus honnêtes, et dont le gouvernement encourage et délivre des commissions à sept cents bandes de ces sortes de voleurs, comment une telle nation a-t-elle le front de condamner ce crime dans les individus, et d’en faire pendre une vingtaine dans une matinée ? Ceci rappelle naturellement une anecdote de Newgate. Un prisonnier se plaignait de ce que, pendant la nuit, quelqu’un s’était emparé des boucles de ses souliers : « que diable, dit un autre, y aurait-il donc quelque voleur parmi nous ? il ne faut pas le souffrir ; mettons-nous en quête du fripon, et si nous le trouvons, il faut l’assommer.  »

Cependant on a vu dernièrement en Angleterre l’exemple d’un négociant qui n’a pas voulu profiter de ces biens mal acquis. Il était intéressé dans un bâtiment que les autres propriétaires crurent propre à la piraterie, et qui fit nombre de prises sur les Français. Quand on eut partagé le butin, le négociant dont je parle fit mettre dans la gazette un avis à tous ceux qui avaient essuyé la perte, afin de pouvoir leur restituer la part qui lui revenait. Cet honnête homme est un quaker. Les Presbytériens écossais eurent autrefois la même délicatesse ; car il existe encore une ordonnance du conseil de la ville d’Édimbourg, faite peu de temps après la réforme, qui défend « d’acheter des marchandises de prise, à peine d’être déchu pour toujours du droit de bourgeoisie, et sous telle autre peine qu’il plairait au magistrat d’ordonner, l’usage de faire des prises étant contraire aux lois de la conscience, qui nous enjoint de traiter nos frères les Chrétiens comme nous désirons être traités nous-mêmes : par conséquent ces sortes de marchandises ne peuvent être vendues par aucun homme pieux, dans cette ville. » La race de ces hommes pieux est probablement éteinte dans l’Écosse, ou, sans doute depuis, ils ont abandonné leurs principes ; car on présume que l’espoir des prises et des confiscations est entré pour beaucoup dans la part que cette nation a prise à la guerre contre les Colonies.

On a généralement cru pendant quelque temps qu’un militaire devait exécuter les ordres qu’on lui donnait, sans s’informer si la guerre était juste ou injuste. Tous les princes qui ont quelque disposition à la tyrannie, doivent sans doute appuyer cette opinion, et s’efforcer de l’établir ; mais n’est-elle pas d’une conséquence très-dangereuse, puisque d’après ce principe, si le tyran commande à son armée d’attaquer et de détruire, je ne dis pas une nation voisine, qui ne lui aurait fait aucun mal, mais même ses propres sujets, il faut que l’armée obéisse ? Un esclave nègre, dans nos Colonies, à qui son maître commande de tuer ou de voler son voisin, ou quelqu’autre méchante action, peut refuser d’obéir, et le magistrat protège son refus. Eh bien ! l’esclavage du soldat est donc pire que celui du nègre ? L’officier honnête, s’il ne craint pas qu’on attribue sa démission à toute autre cause, peut la donner, plutôt que de servir dans une guerre injuste ; mais les simples soldats, esclaves pour la vie, sont peut-être dans l’impossibilité de juger par eux-mêmes si la cause qu’ils défendent est juste ou illégitime : nous ne pouvons que déplorer leur sort, et encore plus celui du matelot, qu’on force souvent de quitter une honnête occupation, pour souiller ses mains d’un sang peut-être innocent : mais il me semble que des négocians, libres de cette violence, de cette obligation forcée, et que l’éducation a doués de plus grandes lumières, il me semble, dis-je, qu’il faudrait que de pareils hommes examinassent si la guerre est juste, avant de recruter une troupe de coquins, pour les envoyer attaquer leurs confrères les négocians d’une nation voisine, les dépouiller de leurs biens, et peut-être les ruiner eux et leur famille, s’ils les abandonnent, ou les blesser, les estropier et les massacrer, s’ils tâchent de les défendre. C’est cependant ce que pratiquent les négocians chrétiens, que la guerre soit juste ou qu’elle ne le soit pas ; et il est bien difficile qu’elle le soit des deux côtés. C’est ce que pratiquent des négocians anglais et américains, qui néanmoins se plaignent d’un vol particulier, et font pendre par douzaines ceux qui n’ont fait que suivre leur exemple. Il est plus que temps, que par égard pour l’humanité, on mette un terme à cette infamie. Les États-Unis de l’Amérique, quoique mieux situés qu’aucune nation européenne, pour tirer parti de la piraterie, la plus grande partie des vaisseaux marchands destinés pour les Indes passant à leurs portes, s’efforcent autant qu’il est en leur pouvoir d’abolir cette coutume, en insérant dans leurs traités avec les autres puissances, qu’en cas de guerre on ne pourra d’aucun côté délivrer des priviléges d’armemens, et que les vaisseaux marchands non armés, pourront de chaque côté continuer leur route sans crainte d’être molestés. C’est une heureuse amélioration dans le droit des gens, et l’on ne peut que désirer qu’elle s’étende à toutes les nations.


CHAPITRE XXXI.

DE LA CONTREBANDE.


La contrebande est un délit véritable qui offense le souverain et la nation, mais dont la peine ne devrait pas être infamante, parce que l’opinion publique n’attache aucune infamie à cette sorte de délit.

Pourquoi donc la contrebande, qui est un vol fait au prince, et par conséquent à la nation, n’entraîne-t-elle pas l’infamie sur celui qui l’exerce ? C’est que les délits, que les hommes ne croient pas nuisibles à leurs intérêts, n’affectent pas assez pour exciter l’indignation publique. Telle est la contrebande. Les hommes, sur qui les conséquences éloignées d’une action ne produisent que des impressions faibles, ne voient pas le dommage que la contrebande peut leur causer. Ils en retirent même quelquefois des avantages présens. Ils ne voient que le tort fait au prince, et n’ont pas, pour refuser leur estime au coupable, une raison aussi pressante que contre le voleur, le faussaire, et quelques autres criminels qui peuvent leur nuire personnellement.

Cette manière de sentir est une suite du principe incontestable que tout être sensible ne s’intéresse qu’aux maux qu’il connaît.

La contrebande est un délit enfanté par les lois même, parce que plus on augmente les droits, plus l’avantage de la contrebande est grand ; la tentation de l’exercer est aussi d’autant plus forte, qu’il est plus facile de commettre cette espèce de délit, sur-tout si les objets prohibés sont d’un petit volume, et s’ils sont défendus dans une grande circonférence de pays, que son étendue rend difficile à garder.

La confiscation des marchandises prohibées, et même de tout ce qui se trouve saisi avec des objets de contrebande, est une peine très-juste. Pour la rendre plus efficace, il faudrait que les droits fussent peu considérables ; car les hommes ne risquent jamais qu’en proportion du profit que le succès doit leur amener.

Mais faudra-t-il laisser impuni le coupable qui n’a rien à perdre ? Non. Les impôts sont une partie si essentielle et si difficile dans une bonne législation, et ils sont tellement intéressés dans certaines espèces de contrebande, qu’un tel délit mérite une peine considérable, comme la prison et même la servitude, mais une prison et une servitude analogues à la nature du délit.

Par exemple, la prison d’un contrebandier de tabac ne doit pas être celle de l’assassin ou du voleur ; et sans doute le châtiment le plus convenable au genre du délit, serait d’appliquer à l’utilité du fisc la servitude et le travail de celui qui a voulu frauder les droits.


CHAPITRE XXXII.

DES BANQUEROUTES.


Le législateur qui sent le prix de la bonne foi dans les contrats, et qui veut protéger la sûreté du commerce, doit donner recours aux créanciers sur la personne même de leurs débiteurs, lorsque ceux-ci font banqueroute. Mais il est important de ne pas confondre le banqueroutier frauduleux avec celui qui est de bonne foi. Le premier devrait être puni comme les faux-monnoyeurs, parce que le crime n’est pas plus grand de falsifier le métal monnoyé, qui est le gage des obligations des citoyens entre eux, que de falsifier ces obligations mêmes.

Mais le banqueroutier de bonne foi, le malheureux qui peut prouver évidemment à ses juges, que l’infidélité d’autrui, les pertes de ses correspondans, ou enfin des malheurs que la prudence humaine ne saurait éviter, ont dépouillé de ses biens, doit être traité avec moins de rigueur. Sur quels motifs barbares osera-t-on le plonger dans les cachots ; le priver du seul bien qui lui reste dans sa misère, la liberté ; le confondre avec les criminels, et le forcer à se repentir d’avoir été honnête homme ? Il vivait tranquille, à l’abri de sa probité, et comptait sur la protection des lois. S’il les a violées, c’est qu’il n’était pas en son pouvoir de se conformer exactement à ces lois sévères, que la puissance et l’avidité insensible ont imposées, et que le pauvre a reçues, séduit par cette espérance qui subsiste toujours dans le cœur de l’homme, et qui lui fait croire que tous les événemens heureux seront pour lui, et tous les malheurs pour les autres.

La crainte d’être offensé l’emporte généralement dans l’âme sur la volonté de nuire ; et les hommes, en se livrant à leurs premières impressions, aiment les lois cruelles, quoiqu’il soit de leur intérêt de vivre sous des lois douces, puisqu’ils y sont eux-mêmes soumis.

Mais revenons au banqueroutier de bonne foi : qu’on ne le décharge de sa dette qu’après qu’il l’aura entièrement acquittée ; qu’on lui refuse le droit de se soustraire à ses créanciers sans leur consentement, et la liberté de porter ailleurs son industrie ; qu’on le force d’employer son travail et ses talens à payer ce qu’il doit, proportionnellement à ses gains. Mais sous aucun prétexte légitime on ne pourra lui faire subir un emprisonnement injuste et inutile à ses créanciers.

On dira peut-être que les horreurs des cachots obligeront le banqueroutier à révéler les friponneries qui ont amené une faillite soupçonnée frauduleuse. Mais il est bien rare que cette sorte de torture soit nécessaire, si l’on a fait un examen rigoureux de la conduite et des affaires de l’accusé.

Si la fraude du banqueroutier est très-douteuse, il vaut mieux croire à son innocence. C’est une maxime généralement sûre en législation, que l’impunité d’un coupable a de graves inconvéniens, si ce coupable a causé des dommages réels ; mais l’impunité est peu dangereuse lorsque le délit est difficile à constater.

On alléguera aussi la nécessité de protéger les intérêts du commerce, et le droit de propriété qui doit être sacré. Mais le commerce et le droit de propriété ne sont pas le but du pacte social, ils sont seulement des moyens qui peuvent conduire à ce but.

Si l’on soumet tous les membres de la société à des lois cruelles, pour les préserver des inconvéniens qui sont les suites naturelles de l’état social, ce sera manquer le but en cherchant à l’atteindre ; et c’est là l’erreur funeste qui égare l’esprit humain dans toutes les sciences, mais sur-tout dans la politique[54].

On pourrait distinguer la fourberie du délit grave, mais moins odieux, et faire une différence entre le délit grave et la faute légère, qu’il faudrait séparer aussi de la parfaite innocence.

Dans le premier cas, on décernerait contre le coupable les peines applicables au crime de faux. Le second délit serait puni de peines moindres, avec la perte de la liberté. On laisserait au banqueroutier entièrement innocent le choix des moyens qu’il voudrait prendre pour rétablir ses affaires ; et dans le cas d’un délit léger, on donnerait aux créanciers le droit de prescrire ces moyens.

Mais la distinction des fautes graves et légères doit être l’ouvrage de la loi, qui seule est impartiale ; il serait dangereux de l’abandonner à la prudence arbitraire d’un juge. Il est aussi nécessaire de fixer des limites dans la politique que dans les sciences mathématiques, parce que le bien public se mesure comme les espaces et l’étendue.

Il serait facile au législateur prévoyant d’empêcher la plupart des banqueroutes frauduleuses, et de remédier au malheur de l’homme laborieux, qui manque à ses engagemens sans être coupable. Que tous les citoyens puissent consulter à chaque instant des registres publics, où l’on tiendra une note exacte de tous les contrats ; que des contributions sagement réparties sur les commerçans heureux forment une banque dont on tirera des sommes convenables pour secourir l’industrie malheureuse. Ces établissemens ne pourront avoir que de nombreux avantages, sans inconvénient réel.

Mais ces lois faciles, ces lois à la fois si simples et si sublimes, qui n’attendent que le signal du législateur pour répandre sur les nations l’abondance et la force ; ces lois qui seraient le sujet de la reconnaissance éternelle de toutes les générations, sont inconnues ou rejetées. Un esprit d’hésitation, des idées étroites, la timide prudence du moment, une routine obstinée, qui redoute les innovations les plus utiles, tels sont les mobiles ordinaires des législateurs qui règlent la destinée des faibles humains.


CHAPITRE XXXIII.

DES DÉLITS QUI TROUBLENT LA TRANQUILLITÉ PUBLIQUE.


La troisième espèce de délits que nous avons distinguée, comprend ceux qui troublent particulièrement le repos et la tranquillité publique ; comme les querelles et le tumulte de gens qui se battent dans la voie publique, destinée au commerce et au passage des citoyens. Tels sont encore les discours fanatiques, qui excitent aisément les passions d’une populace curieuse, et qui empruntent une grande force de la multitude des auditeurs, et sur-tout d’un certain enthousiasme obscur et mystérieux, bien plus puissant sur l’esprit du peuple que la tranquille raison, dont la multitude n’entend pas le langage.

Que l’on éclaire les villes pendant la nuit aux dépens du public ; que l’on place des gardes de sûreté dans les divers quartiers des villes ; que l’on réserve au silence et à la tranquillité sacrée des temples, protégés par le gouvernement, les discours de morale religieuse ; que les harangues destinées à soutenir les intérêts particuliers et publics, ne soient prononcées que dans les assemblées de la nation, dans les parlemens, dans les lieux enfin ou réside la majesté souveraine : toutes ces mesures préviendront assurément la dangereuse fermentation des passions populaires ; et ce sont là les principaux objets qui doivent occuper la vigilance du magistrat de police.

Mais si ce magistrat n’agit pas d’après des lois connues et familières à tous les citoyens ; s’il peut au contraire faire à son gré les lois dont il croit avoir besoin, c’est ouvrir la porte à la tyrannie, qui rôde sans cesse à l’entour des barrières que la liberté publique lui a fixées, et qui ne cherche qu’à les franchir.

Je crois qu’il n’y a point d’exception à cette règle générale, que les citoyens doivent savoir ce qu’il faut faire pour être coupable, et ce qu’il faut éviter pour être innocent.

Un gouvernement qui a besoin de censeurs ou de toute autre espèce de magistrats arbitraires, prouve qu’il est mal organisé, et que sa constitution est sans force. Dans un pays où la destinée des citoyens est livrée à l’incertitude, la tyrannie cachée immole plus de victimes que le tyran le plus cruel qui agit ouvertement. Ce dernier révolte, mais il n’avilit pas.

Le vrai tyran commence toujours par régner sur l’opinion ; lorsqu’il en est maître, il se hâte de comprimer les âmes courageuses dont il a tout à craindre, parce qu’elles ne se montrent qu’avec le flambeau de la vérité, ou dans le feu des passions, ou dans l’ignorance des dangers.


CHAPITRE XXXIV.

DE L’OISIVETÉ.


Les gouvernemens sages ne souffrent point, au sein du travail et de l’industrie, une sorte d’oisiveté qui est contraire au but politique de l’état social : je veux parler de ces gens oisifs et inutiles, qui ne rendent à la société ni travail ni richesse, qui accumulent toujours sans jamais perdre, que le vulgaire respecte avec une admiration stupide, et qui sont aux yeux du sage un objet de mépris. Je veux parler de ces gens qui ne connaissent pas la nécessité de ménager ou d’augmenter les commodités de la vie, seul motif capable d’exciter l’activité de l’homme, et qui, indifférens à la prospérité de l’état, ne s’enflamment avec passion que pour des opinions qui leur plaisent, mais qui peuvent être dangereuses.

D’austères déclamateurs ont confondu cette sorte d’oisiveté avec celle qui est le fruit des richesses acquises par l’industrie. C’est aux lois seules et non à la vertu rigide (mais resserrée dans des idées étroites) de quelques censeurs, à définir l’espèce d’oisiveté punissable.

On ne peut regarder comme une oisiveté funeste en politique celle qui, jouissant du fruit des vices ou des vertus de quelques ancêtres, donne pourtant le pain et l’existence à la pauvreté industrieuse, en échange des plaisirs actuels qu’elle en reçoit, et qui met le pauvre à portée d’exercer cette guerre paisible, que l’industrie soutient contre l’opulence, et qui a succédé aux combats sanglans et incertains de la force contre la force.

Cette sorte d’oisiveté peut même devenir avantageuse, à mesure que la société s’agrandit et que le gouvernement laisse aux citoyens plus de liberté[55].


CHAPITRE XXXV.

DU SUICIDE ET DE L’ÉMIGRATION.


Le suicide est un délit qui semble ne pouvoir être soumis à aucune peine proprement dite ; car cette peine ne pourrait tomber que sur un corps insensible et sans vie, ou sur des innocens. Or le châtiment que l’on décernerait contre les restes inanimés du coupable, ne peut produire d’autre impression sur les spectateurs, que celle qu’ils éprouveraient en voyant fouetter une statue.

Si la peine est appliquée à la famille innocente, elle est odieuse et tyrannique, parce qu’il n’y a plus de liberté lorsque les peines ne sont pas purement personnelles.

Les hommes aiment trop la vie ; ils y sont trop attachés par tous les objets qui les environnent ; l’image séduisante du plaisir, et la douce espérance, cette aimable enchanteresse qui mêle quelque gouttes de bonheur à la liqueur empoisonnée des maux que nous avalons à longs traits, charment trop fortement les cœurs des mortels, pour que l’on puisse craindre que l’impunité contribue à rendre le suicide plus commun.

Si l’on obéit aux lois par l’effroi d’un supplice douloureux, celui qui se tue n’a rien à craindre, puisque la mort détruit toute sensibilité. Ce n’est donc point ce motif qui pourra retenir la main désespérée du suicide.

Mais celui qui se tue fait moins de tort à la société que celui qui renonce pour toujours à sa patrie. Le premier laisse tout à son pays, tandis que l’autre lui enlève sa personne et une partie de ses biens.

Je dirai plus. Comme la force d’une nation consiste dans le nombre des citoyens, celui qui abandonne son pays, pour se donner à un autre, cause à la société un dommage double de celui que peut faire le suicide.

La question se réduit donc à savoir s’il est utile ou dangereux à la société de laisser à chacun des membres qui la composent une liberté perpétuelle de s’en éloigner.

Toute loi qui n’est pas forte par elle-même, toute loi dont certaines circonstances peuvent empêcher l’exécution, ne devrait jamais être promulguée. L’opinion, qui gouverne les esprits, obéit aux impressions lentes et indirectes que le législateur sait lui donner ; mais elle résiste à ses efforts, lorsqu’ils sont violens et directs ; et les lois inutiles, qui sont bientôt méprisées, communiquent leur avilissement aux lois les plus salutaires, que l’on s’accoutume à regarder plutôt comme des obstacles à surmonter, que comme la sauvegarde de la tranquillité publique.

Or, comme l’énergie de nos sentimens est bornée, si l’on veut obliger les hommes à respecter des objets étrangers au bien de la société, ils en auront moins de vénération pour les lois vraiment utiles.

Je ne m’arrêterai point à développer les conséquences avantageuses qu’un sage dispensateur de la félicité publique pourra tirer de ce principe ; je ne chercherai qu’à prouver qu’il ne faut pas faire de l’état une prison.

Une loi qui tenterait d’ôter aux citoyens la liberté de quitter leur pays, serait une loi vaine ; car à moins que des rochers inaccessibles ou des mers impraticables ne séparent ce pays de tous les autres, comment garder tous les points de sa circonférence ? Comment garder les gardes eux-mêmes ?

L’émigrant, qui emporte tout ce qu’il possède, ne laisse rien sur quoi les lois puissent faire tomber la peine dont elles le menacent. Son délit ne peut plus se punir, aussitôt qu’il est commis ; et lui infliger un châtiment avant qu’il soit consommé, c’est punir l’intention et non le fait, c’est exercer un pouvoir tyrannique sur la pensée, toujours libre et toujours indépendante des lois humaines.

Essaiera-t-on de punir le fugitif, par la confiscation des biens qu’il laisse ? Mais la collusion, que l’on ne peut empêcher pour peu que l’on respecte les contrats des citoyens entre eux, rendrait ce moyen illusoire. D’ailleurs, une pareille loi détruirait tout commerce entre les nations ; et si l’on punissait l’émigré, en cas qu’il rentrât dans son pays, ce serait l’empêcher de réparer le dommage qu’il a fait à la société, et bannir pour jamais celui qui se serait une fois éloigné de sa patrie.

Enfin, la défense de sortir d’un pays ne fait qu’augmenter, dans celui qui l’habite, le désir de le quitter, tandis qu’elle détourne les étrangers de s’y établir. Que doit-on penser d’un gouvernement qui n’a d’autre moyen que la crainte, pour retenir les hommes dans leur patrie, à laquelle ils sont naturellement attachés par les premières impressions de l’enfance ?

La plus sûre manière de fixer les hommes dans leur patrie, c’est d’augmenter le bien-être respectif de chaque citoyen. De même que tout gouvernement doit employer les plus grands efforts pour faire pencher en sa faveur la balance du commerce, de même aussi le plus grand intérêt du souverain et de la nation, est que la somme de bonheur y soit plus grande que chez les peuples voisins.

Les plaisirs du luxe ne sont pas les principaux élémens de ce bonheur, quoique en empêchant les richesses de se rassembler en une seule main, ils deviennent un remède nécessaire à l’inégalité, qui prend plus de force à mesure que la société fait plus de progrès[56].

Mais les plaisirs du luxe sont la base du bonheur public, dans un pays où la sûreté des biens et la liberté des personnes ne dépendent que des lois, parce qu’alors ces plaisirs favorisent la population, tandis qu’ils deviennent un instrument de tyrannie chez un peuple dont les droits ne sont pas garantis. De même que les animaux les plus généreux et les libres habitans des airs préfèrent les solitudes inaccessibles et les forêts lointaines, où leur liberté ne court point de risque, aux campagnes riantes et fertiles que l’homme, leur ennemi, a semées de pièges, ainsi les hommes fuient le plaisir même, lorsqu’il est offert par la main des tyrans[57].

Il est donc démontré que la loi qui emprisonne les citoyens dans leur pays est inutile et injuste ; et il faut porter le même jugement sur celle qui punit le suicide.

C’est un crime que Dieu punit après la mort du coupable, et Dieu seul peut punir après la mort.

Mais ce n’est pas un crime devant les hommes, parce que le châtiment tombe sur la famille innocente, et non sur le coupable.

Si l’on m’objecte que la crainte de ce châtiment peut néanmoins arrêter la main du malheureux déterminé à se donner la mort, je réponds que celui qui renonce tranquillement à la douceur de vivre, et qui hait assez l’existence ici-bas pour lui préférer une éternité peut-être malheureuse, ne sera sûrement pas ému par la considération éloignée et moins forte de la honte que son crime attirera sur sa famille.


CHAPITRE XXXVI.

DE CERTAINS DÉLITS DIFFICILES À CONSTATER.


Il se commet dans la société certains délits qui sont assez fréquens, mais qu’il est difficile de prouver. Tels sont l’adultère, la pédérastie, l’infanticide.

L’adultère est un crime qui, considéré sous le point de vue politique, n’est si fréquent que parce que les lois ne sont pas fixes, et parce que les deux sexes sont naturellement attirés l’un vers l’autre[58].

Si je parlais à des peuples encore privés des lumières de la religion, je dirais qu’il y a une grande différence entre ce délit et tous les autres. L’adultère est produit par l’abus d’un besoin constant, commun à tous les mortels, antérieur à la société dont il est lui-même le fondateur ; au lieu que les autres délits, qui tendent plus ou moins à la destruction du pacte social, sont plutôt l’effet des passions du moment que des besoins de la nature.

Ceux qui ont lu l’histoire, et qui ont étudié les hommes, peuvent reconnaître que le nombre des délits produits par la tendance d’un sexe vers l’autre, est, dans le même climat, toujours égal à une quantité constante. Si cela est, toute loi, toute coutume dont le but serait de diminuer la somme totale des effets de cette passion, serait inutile et même funeste, parce que l’effet de cette loi serait de charger une portion de la société de ses propres besoins et de ceux des autres. Le parti le plus sage serait donc de suivre en quelque sorte la pente du fleuve des passions, et d’en diviser le cours en un nombre de ruisseaux suffisans pour empêcher partout deux excès contraires, la sécheresse et les débordemens.

La fidélité conjugale est toujours plus assurée à proportion que les mariages sont plus nombreux et plus libres. Si les préjugés héréditaires les assortissent, si la puissance paternelle les forme et les empêche à son gré, la galanterie en brise secrètement les liens, malgré les déclamations des moralistes vulgaires, sans cesse occupés à crier contre les effets, en excusant les causes.

Mais ces réflexions sont inutiles à ceux que les motifs sublimes de la religion retiennent dans les bornes du devoir, que le penchant de la nature les pousse à franchir.

L’adultère est un délit d’un instant ; il s’entoure du mystère ; il se couvre d’un voile, dont les lois même prennent soin de l’envelopper, voile nécessaire, mais tellement transparent, qu’il ne fait qu’augmenter les charmes de l’objet qu’il cache. Les occasions sont si faciles, les conséquences si douteuses, qu’il est bien plus aisé au législateur de le prévenir lorsqu’il n’est pas commun, que de le réprimer lorsqu’il est établi.

Règle générale : dans tout délit, qui, par sa nature, doit presque toujours demeurer impuni, la peine est un aiguillon de plus. Notre imagination n’est que plus vivement excitée, et ne s’attache qu’avec plus d’ardeur à poursuivre l’objet de ses désirs, lorsque les difficultés qui se présentent ne sont point insurmontables, et qu’elles n’ont pas un aspect trop décourageant, relativement au degré d’activité que l’on a dans l’esprit. Les obstacles deviennent pour ainsi dire autant de barrières qui empêchent notre imagination capricieuse de s’en écarter, et la forcent de songer continuellement aux suites de l’action qu’elle médite. Alors l’âme saisit bien plus fortement les côtés agréables qui la séduisent, que les conséquences dangereuses dont elle s’efforce d’éloigner l’idée.

La pédérastie, que les lois punissent avec tant de sévérité[59], et contre laquelle on emploie si facilement ces tortures atroces qui triomphent de l’innocence même, est moins l’effet des besoins de l’homme isolé et libre, que l’écart des passions de l’homme esclave qui vit en société. Si quelquefois elle est produite par la satiété des plaisirs, elle est bien plus souvent l’effet de cette éducation, qui, pour rendre les hommes utiles aux autres, commence par les rendre inutiles à eux-mêmes, dans ces maisons où une jeunesse nombreuse vive, ardente, mais séparée par des obstacles insurmontables du sexe dont la nature lui peint fortement tous les charmes, se prépare une vieillesse anticipée, en consumant d’avance, inutilement pour l’humanité, une vigueur à peine développée.

L’infanticide est encore le résultat presque inévitable de l’affreuse alternative où se trouve une infortunée, qui n’a cédé que par faiblesse, ou qui a succombé sous les efforts de la violence. D’un côté l’infamie, de l’autre la mort d’un être incapable de sentir la perte de la vie, comment ne préférerait-elle pas ce dernier parti, qui la dérobe à la honte, à la misère, elle et son malheureux enfant ?

Le meilleur moyen de prévenir cette espèce de délit, serait de protéger, par des lois efficaces, la faiblesse et le malheur, contre cette sorte de tyrannie, qui ne s’élève que contre les vices qu’on ne peut pas couvrir du manteau de la vertu.

Je ne prétends pas affaiblir la juste horreur que doivent inspirer les crimes dont nous venons de parler. J’ai voulu en indiquer les sources, et je pense qu’il me sera permis d’en tirer cette conséquence générale, qu’on ne peut appeler précisément juste ou nécessaire (ce qui est la même chose), la punition d’un délit que les lois n’ont pas cherché à prévenir, par les meilleurs moyens possibles, et selon les circonstances où se trouve une nation.


CHAPITRE XXXVII.

D’UNE ESPÈCE PARTICULIÈRE DE DÉLIT.


Ceux qui liront cet ouvrage s’apercevront sans doute que je n’ai point parlé d’une espèce de délit dont la punition a inondé l’Europe de sang humain.

Je n’ai pas retracé ces spectacles d’épouvante, où le fanatisme élevait sans cesse des bûchers, où des hommes vivans servaient d’aliment aux flammes, où la multitude féroce prenait plaisir à entendre les gémissemens étouffés des malheureux, où des citoyens couraient, comme à un spectacle agréable, contempler la mort de leurs frères, au milieu des tourbillons d’une noire fumée, où les places publiques étaient couvertes de débris palpitans et de cendres humaines.

Les hommes éclairés verront que le pays où j’habite, le siècle où je vis, et la matière que je traite, ne m’ont pas permis d’examiner la nature de ce délit. Ce serait d’ailleurs une entreprise trop longue, et qui m’écarterait trop de mon sujet, que de vouloir prouver, contre l’exemple de plusieurs nations, la nécessité d’une entière conformité d’opinion dans un état politique ; que de chercher à démontrer comment des croyances religieuses, entre lesquelles on ne peut trouver que des différences subtiles, obscures et fort au-dessus de la capacité humaine, peuvent cependant troubler la tranquillité publique, à moins qu’une seule ne soit autorisée, et toutes les autres proscrites.

Il faudrait faire voir encore comment quelques-unes de ces croyances, devenant plus claires par la fermentation des esprits, peuvent faire naître, du choc des opinions, la vérité, qui surnage alors après avoir anéanti l’erreur, tandis que d’autres sectes, mal affermies sur leurs bases, ont besoin, pour se soutenir, d’être appuyées par la force.

Il serait trop long aussi de montrer que, pour réunir tous les citoyens d’un état à une parfaite conformité d’opinions religieuses, il faut tyranniser les esprits, et les contraindre de plier sous le joug de la force, quoique cette violence soit opposée à la raison et à l’autorité que nous respectons le plus[60], qui nous recommande la douceur et l’amour de nos frères ; quoiqu’il soit évident que la force ne fait jamais que des hypocrites, et par conséquent des âmes viles.

On doit croire que toutes ces choses sont démontrées et conformes aux intérêts de l’humanité, s’il y a quelque part une autorité légitime et reconnue, qui les mette en pratique.

Pour moi, je ne parle ici que des crimes qui appartiennent à l’homme naturel, et qui violent le contrat social ; mais je dois me taire sur les péchés dont la punition même temporelle doit se déterminer d’après d’autres règles que celles de la philosophie.


CHAPITRE XXXVIII.

DE QUELQUES SOURCES GÉNÉRALES D’ERREURS ET D’INJUSTICES DANS LA LÉGISLATION, ET PREMIÈREMENT DES FAUSSES IDÉES D’UTILITÉ.


Les fausses idées que les législateurs se sont faites de l’utilité, sont une des sources les plus fécondes en erreurs et en injustices.

C’est avoir de fausses idées d’utilité, que de s’occuper plus des inconvéniens particuliers que des inconvéniens généraux ; que de vouloir comprimer les sentimens naturels au lieu de chercher à les exciter ; que d’imposer silence à la raison, et de dire à la pensée : sois esclave.

C’est avoir encore de fausses idées d’utilité, que de sacrifier mille avantages réels à la crainte d’un désavantage imaginaire ou peu important.

Celui-là n’a certainement pas des idées droites, qui voudrait ôter aux hommes le feu et l’eau, parce que ces deux élémens causent des incendies et des inondations, et qui ne sait empêcher le mal que par la destruction.

On peut regarder aussi comme contraires au but d’utilité, les lois qui défendent le port d’armes, parce qu’elles ne désarment que le citoyen paisible, tandis qu’elles laissent le fer aux mains du scélérat, trop accoutumé à violer les conventions les plus sacrées, pour respecter celles qui ne sont qu’arbitraires.

D’ailleurs ces conventions sont peu importantes ; il y a peu de périls à les enfreindre, et, d’un autre côté, si les lois qui désarment étaient exécutées avec vigueur, elles détruiraient la liberté personnelle, si précieuse à l’homme, si respectable aux yeux du législateur éclairé ; elles soumettraient l’innocence à toutes les recherches, à toutes les vexations arbitraires qui ne doivent être réservées que pour les criminels.

De telles lois ne servent qu’à multiplier les assassinats ; elles livrent le citoyen sans défense aux coups du scélérat, qui frappe avec plus d’audace un homme désarmé ; elles favorisent le brigand qui attaque, aux dépens de l’honnête homme qui est attaqué.

Ces lois ne sont que le fruit des impressions tumultueuses que produisent certains faits particuliers ; elles ne peuvent être le résultat de ces combinaisons sages, qui pèsent dans une même balance les maux et les biens ; ce n’est pas pour prévenir les délits, mais par le vil sentiment de la peur, que l’on fait de telles lois.

C’est par une fausse idée d’utilité, que l’on cherche à soumettre une multitude d’êtres sensibles à la régularité symétrique que peut recevoir une matière brute et inanimée ; que l’on néglige les motifs présens, seuls capables de frapper l’esprit humain d’une manière forte et durable, pour employer des motifs éloignés, dont l’impression est faible et passagère, à moins qu’une grande force d’imagination, qui ne se trouve que chez un petit nombre d’hommes, ne supplée à l’éloignement de l’objet, en le saisissant sous des rapports qui le grandissent et le rapprochent.

Enfin, on peut encore appeler fausses idées d’utilité, celles qui séparent le bien général des intérêts particuliers, en sacrifiant les choses aux mots.

Il y a cette différence entre l’état de société et l’état de nature, que l’homme sauvage ne fait de tort à autrui qu’autant qu’il y trouve de l’avantage pour lui-même, tandis que l’homme social est quelquefois porté, par des lois vicieuses, à nuire sans profit.

Le despote sème la crainte et l’abattement dans l’âme de ses esclaves ; mais cette crainte et cet abattement se rejettent sur lui-même, remplissent bientôt son cœur, et le livrent en proie à des maux plus grands que ceux qu’il cause.

Celui qui se plaît à inspirer la terreur, court peu de risques, s’il n’effraie que sa famille et les personnes qui l’entourent. Mais lorsque la terreur est générale, lorsqu’elle frappe une grande multitude d’hommes, le tyran doit frémir. Qu’il craigne la témérité, le désespoir ; qu’il redoute sur-tout l’homme audacieux, mais prudent, qui saura adroitement soulever contre lui des mécontens, d’autant plus faciles à séduire, que l’on réveillera dans leur âme les plus chères espérances, et que l’on aura soin de leur montrer les périls de l’entreprise partagés entre un grand nombre de complices. Joignez à cela que les malheureux attachent moins de prix à leur existence, en proportion des maux qui les accablent.

Voilà sans doute pourquoi les offenses sont presque toujours suivies d’offenses nouvelles. La tyrannie et la haine sont des sentimens durables, qui se soutiennent et prennent de nouvelles forces à mesure qu’on les exerce ; tandis que, dans nos cœurs corrompus, l’amour et les sentimens tendres s’affaiblissent et s’éteignent dans la jouissance.


CHAPITRE XXXIX.

DE L’ESPRIT DE FAMILLE.


Lesprit de famille est une autre source générale d’erreurs et d’injustices dans la législation.

Si les dispositions cruelles et les autres vices des lois pénales ont été approuvés par les législateurs les plus éclairés, dans les républiques les plus libres, c’est qu’on a plutôt considéré l’état comme une société de famille, que comme l’association d’un certain nombre d’hommes.

Supposez une nation composée de cent mille hommes, distribués en vingt mille familles de cinq personnes chacune, y compris le chef qui la représente ; si l’association est faite par familles, il y aura vingt mille citoyens et quatre-vingt mille esclaves ; si elle est faite par individus, il y aura cent mille citoyens libres.

Dans le premier cas, ce sera une république composée de vingt mille petites monarchies ; dans le second, tout respirera l’esprit de liberté ; il animera les citoyens, non-seulement dans les places publiques et dans les assemblées nationales, mais encore sous le toit domestique, où résident les principaux élémens de bonheur et de misère.

Si l’association est faite par familles, les lois et les coutumes, qui sont toujours le résultat des sentimens habituels des membres de la société politique, seront l’ouvrage des chefs de ces familles ; on verra bientôt l’esprit monarchique s’introduire peu à peu dans la république même, et ses effets ne trouveront d’obstacles que dans l’opposition des intérêts particuliers, parce que les sentimens naturels de liberté et d’égalité ne vivront déjà plus dans les cœurs.

L’esprit de famille est un esprit de détail borné par les moindres minuties ; au lieu que l’esprit public, attaché aux principes généraux, voit les faits d’un œil sûr, les range chacun dans leur classe, et sait en tirer des conséquences utiles au bien du plus grand nombre.

Dans les sociétés composées de familles, les enfans demeurent sous l’autorité du chef, et sont obligés d’attendre que sa mort leur donne une existence qui ne dépende que des lois. Accoutumés à obéir et à trembler, dans l’âge de l’activité de la force, quand les passions ne sont pas encore retenues par la modération, sorte de crainte prudente qui est le fruit de l’expérience et de l’âge, comment résisteront-ils aux obstacles que le vice oppose sans cesse aux efforts de la vertu, lorsque la vieillesse languissante et peureuse leur ôtera le courage de tenter des réformes hardies, qui d’ailleurs les séduisent peu, parce qu’ils n’ont pas l’espoir d’en recueillir les fruits ?

Dans les républiques, où tout homme est citoyen, la subordination dans les familles n’est pas l’effet de la force, mais d’un contrat ; et les enfans, une fois sortis de l’âge où la faiblesse et le besoin d’éducation les tiennent sous la dépendance naturelle de leurs parens, deviennent dès-lors membres libres de la société : s’ils sont encore soumis au chef de la famille, ce n’est plus que pour participer aux avantages qu’elle leur offre, comme les citoyens sont assujettis sans perdre leur liberté, au chef de la grande société politique.

Dans les républiques composées de familles, les jeunes gens, c’est-à-dire, la partie la plus considérable et la plus utile de la nation, sont à la discrétion des pères. Dans les républiques d’hommes libres, les seuls liens qui soumettent les enfans à leur père, sont les sentimens sacrés et inviolables de la nature, qui invitent les hommes à s’aider mutuellement dans leurs besoins réciproques, et qui leur inspirent la reconnaissance pour les bienfaits reçus.

Ces saints devoirs sont bien plutôt altérés par le vice des lois qui prescrivent une soumission aveugle et obligée, que par la méchanceté du cœur humain.

Cette opposition entre les lois fondamentales des états politiques et les lois de famille, est la source de beaucoup d’autres contradictions entre la morale publique et la morale particulière, qui se combattent continuellement dans l’esprit de chaque homme.

La morale particulière n’inspire que la soumission et la crainte ; tandis que la morale publique anime le courage et l’esprit de liberté.

Guidé par la première, l’homme borne sa bienfaisance dans le cercle étroit d’un petit nombre de personnes qu’il n’a pas même choisies. Inspiré par l’autre, il cherche à étendre le bonheur sur toutes les classes de l’humanité.

La morale particulière exige que l’on se sacrifie continuellement soi-même à une vaine idole que l’on appelle le bien de la famille, et qui le plus souvent n’est le bien réel d’aucun des individus qui la composent. La morale publique apprend à chercher son bien-être sans blesser les lois ; et si quelquefois elle excite un citoyen à s’immoler pour la patrie, elle l’en récompense par l’enthousiasme qu’elle lui inspire avant le sacrifice, et par la gloire qu’elle lui promet.

Tant de contradictions font que les hommes dédaignent de s’attacher à la vertu, qu’ils ne peuvent reconnaître au milieu des ténèbres dont on l’a environnée, et qui leur paraît loin d’eux, parce qu’elle est enveloppée de cette obscurité qui cache à nos yeux les objets moraux, comme les objets physiques.

Combien de fois le citoyen qui réfléchit sur ses actions passées, ne s’est-il pas étonné de se trouver malhonnête homme ?

À mesure que la société s’agrandit, chacun de ses membres devient une plus petite partie du tout, et l’amour du bien public s’affaiblit dans la même proportion, si les lois négligent de le fortifier. Les sociétés politiques ont, comme le corps humain, un accroissement limité ; elles ne sauraient s’étendre au-delà de certaines bornes, sans que leur économie en soit troublée.

Il semble que la grandeur d’un état doive être en raison inverse du degré de sentiment et d’activité des individus qui le composent. Si cette activité croissait en même temps que la population, les bonnes lois trouveraient un obstacle à prévenir les délits, dans le bien même qu’elles auraient pu faire ; « parce que des hommes trop sensibles, trop éclairés et trop nombreux, seraient aussi trop difficiles à gouverner et à contenir[61]. »

Une république trop vaste ne peut échapper au despotisme, qu’en se subdivisant en un certain nombre de petits états confédérés. Mais pour former cette union, il faudrait un dictateur puissant, qui eût le courage de Sylla, avec autant de génie pour fonder, que Sylla en eut pour détruire.

Si un tel homme est ambitieux, il pourra s’attendre à une gloire immortelle. S’il est philosophe, les bénédictions de ses concitoyens le consoleront de la perte de son autorité, quand même il ne leur demanderait pas de reconnaissance.

C’est lorsque les sentimens qui nous unissent à la nation commencent à s’affaiblir, que l’on voit aussi ceux qui nous attachent aux objets qui nous entourent, prendre de nouvelles forces. Aussi sous le despotisme farouche, les liens de l’amitié sont-ils plus durables ; et les vertus de familles (vertus toujours faibles), deviennent alors les plus communes, ou plutôt elles sont les seules qui soient encore pratiquées.

Après toutes ces observations, on peut juger combien ont été courtes et bornées les vues de la plupart de nos législateurs.


CHAPITRE XL.

DE L’ESPRIT DE FISC.


Lesprit de fisc, qui s’est attaché à la jurisprudence criminelle depuis son origine, est aussi une source funeste d’injustices et d’erreurs[62].

Il y eut des temps où presque toutes les peines étaient pécuniaires. Les crimes des sujets étaient pour le prince une sorte de patrimoine. Les attentats contre la sûreté publique étaient un objet de gain, sur lequel on savait spéculer. Le souverain et les magistrats trouvaient leur intérêt dans les délits qu’ils auraient dû prévenir. Les jugemens n’étaient alors qu’un procès entre le fisc qui percevait le prix du crime, et le coupable qui devait le payer. On en avait fait une affaire civile, contentieuse, comme s’il se fût agi d’une querelle particulière, et non du bien public. Il semblait que le fisc eût d’autres droits à exercer que de protéger la tranquillité publique, et le coupable d’autres peines à subir que celles qu’exigeait la nécessité de l’exemple. Le juge établi pour rechercher la vérité avec un cœur impartial, n’était plus que l’avocat du fisc ; et celui que l’on appelait le protecteur et le ministre des lois, n’était que l’exacteur des deniers du prince.

Dans ce système, celui qui s’avouait coupable, se reconnaissait, par cet aveu même, débiteur du fisc ; et comme c’était là le but de toutes les procédures criminelles, tout l’art du juge consistait à obtenir cette confession de la manière la plus favorable aux intérêts du fisc.

C’est encore vers ce même but fiscal que tend aujourd’hui toute la jurisprudence criminelle, parce que les effets continuent toujours long-temps après que leurs causes ont cessé.

Aussi le prévenu qui refuse de s’avouer coupable, quoique convaincu par des preuves certaines, subira une peine plus douce que s’il eût confessé ; il ne sera pas appliqué à la torture pour les autres forfaits qu’il pourrait avoir commis, précisément parce qu’il n’a pas avoué le crime principal dont il est convaincu. Mais si le crime est avoué, le juge s’empare du corps du coupable ; il le déchire méthodiquement ; il en fait, pour ainsi dire, un fond dont il tire tout le profit possible.

L’existence du délit une fois reconnue, la confession du prévenu devient une preuve convaincante. On croit rendre cette preuve moins suspecte, en arrachant l’aveu du crime par les tourmens et le désespoir ; et l’on a établi que la confession ne suffit pas pour condamner le coupable, si ce coupable est tranquille, s’il parle librement, s’il n’est pas environné des formalités judiciaires, et de l’appareil effrayant des supplices.

On exclut avec soin de l’instruction d’un procès, les recherches et les preuves qui, en éclaircissant le fait de manière à favoriser le prévenu, pourraient nuire aux prétentions du fisc ; et, si parfois on épargne quelques tourmens au coupable, ce n’est ni par pitié pour le malheureux, ni par indulgence pour la faiblesse, mais parce que les aveux obtenus suffisent aux droits du fisc, de cette idole qui n’est plus qu’une chimère, et que le changement des circonstances nous rend inconcevable.

Le juge, lorsqu’il remplit ses fonctions, n’est plus que l’ennemi du coupable, c’est-à dire, d’un malheureux courbé sous le poids de ses chaînes, que les chagrins accablent, que les tourmens attendent, que l’avenir le plus terrible environne d’horreur et d’effroi. Ce n’est point la vérité qu’il cherche ; il veut trouver dans l’accusé un coupable ; il lui tend des pièges ; il semble qu’il ait tout à perdre, et qu’il craigne, s’il ne peut convaincre le prévenu, de donner atteinte à cette infaillibilité que l’homme s’arroge en toutes choses.

Le juge a le pouvoir de déterminer sur quels indices on peut emprisonner un citoyen. C’est déclarer que ce citoyen est coupable, avant qu’il puisse prouver qu’il est innocent. Une telle information ne ressemble-t-elle pas à une procédure offensive ? Et voilà pourtant la marche de la jurisprudence criminelle, dans presque toute l’Europe, dans le dix-huitième siècle, au milieu des lumières ! On connaît à peine dans nos tribunaux la véritable procédure des informations, c’est-à dire, la recherche impartiale du fait, prescrite par la raison, suivie dans les lois militaires, employée même par les despotes de l’Asie, dans les affaires qui n’intéressent que les particuliers[63].

Nos descendans, sans doute plus heureux que nous, auront peine à concevoir cette complication tortueuse des plus étranges absurdités, et ce système d’iniquités incroyables, que le philosophe seul pourra juger possible, en étudiant la nature du cœur humain.


CHAPITRE XLI.

DES MOYENS DE PRÉVENIR LES CRIMES.


Il vaut mieux prévenir les crimes que d’avoir à les punir ; et tout législateur sage doit chercher plutôt à empêcher le mal qu’à le réparer, puisqu’une bonne législation n’est que l’art de procurer aux hommes le plus grand bien-être possible, et de les garantir de toutes les peines qu’on peut leur ôter, d’après le calcul des biens et des maux de cette vie.

Mais les moyens que l’on a employés jusqu’à présent, sont pour la plupart insuffisans ou contraires au but que l’on se propose. Il n’est pas possible de soumettre l’activité tumultueuse d’une masse de citoyens à un ordre géométrique, qui ne présente ni irrégularité ni confusion. Quoique les lois de la nature soient toujours simples et toujours constantes, elles n’empêchent pas que les planètes ne se détournent quelquefois de leurs mouvemens accoutumés. Comment donc les lois humaines pourraient-elles, au milieu du choc des passions et des sentimens opposés de la douleur et du plaisir, empêcher qu’il n’y ait quelque trouble et quelque dérangement dans la société ? C’est pourtant la chimère des hommes bornés, lorsqu’ils ont quelque pouvoir.

Si l’on défend aux citoyens une multitude d’actions indifférentes, comme ces actions n’ont rien de nuisible, on ne prévient pas les crimes ; au contraire, on en fait naître de nouveaux, parce qu’on change arbitrairement les idées ordinaires de vice et de vertu, que l’on proclame cependant éternelles et immuables.

D’ailleurs, à quoi l’homme serait-il réduit, s’il fallait lui interdire tout ce qui peut être pour lui une occasion de mal faire ? Il faudrait commencer par lui ôter l’usage de ses sens.

Pour un motif qui pousse les hommes à commettre un crime, il y en a mille qui les portent à ces actions indifférentes, qui ne sont des délits que devant les mauvaises lois. Or, plus on étendra la sphère des crimes, plus on en fera commettre, parce qu’on verra toujours les délits se multiplier à mesure que les motifs de délits spécifiés par les lois seront plus nombreux, sur-tout si la plupart de ces lois ne sont que des privilèges, c’est-à-dire, un tribut imposé à la masse de la nation, en faveur d’un petit nombre de seigneurs.

Voulez-vous prévenir les crimes ? Que les lois soient simples, qu’elles soient claires ; sachez les faire aimer ; que la nation entière soit prête à s’armer pour les défendre, et que le petit nombre dont nous avons parlé ne soit pas sans cesse occupé à les détruire.

Que ces lois ne favorisent aucune classe particulière ; qu’elles protègent également chaque membre de la société ; que le citoyen les craigne, et ne tremble que devant elles. La crainte qu’inspirent les lois est salutaire ; la crainte que les hommes inspirent est une source funeste de crimes.

Les hommes esclaves sont toujours plus débauchés, plus lâches, plus cruels, que les hommes libres. Ceux-ci recherchent les sciences ; ils s’occupent des intérêts de la nation ; ils voient les objets sous un point de vue élevé, et font de grandes choses. Mais les esclaves, satisfaits des plaisirs du moment, cherchent dans le fracas de la débauche une distraction à l’anéantissement où ils se voient plongés. Toute leur vie est entourée d’incertitudes ; et puisque les délits ne sont pas déterminés par les lois, ils ne savent pas quelles seront les suites de leurs crimes : ce qui prête une nouvelle force à la passion qui les y pousse.

Chez un peuple que le climat rend indolent, l’incertitude des lois entretient et augmente l’inaction et la stupidité.

Chez une nation voluptueuse, mais agissante, des lois incertaines font que l’activité des citoyens ne s’occupe que de petites cabales et d’intrigues sourdes, qui sèment la défiance. Alors l’homme le plus prudent est celui qui sait le mieux dissimuler et trahir.

Chez un peuple fort et courageux, l’incertitude des lois est forcée à la fin de faire place à une législation précise ; mais ce n’est qu’après des révolutions fréquentes, qui ont conduit ce peuple, tour à tour, de la liberté à l’esclavage, et de l’esclavage à la liberté.

Voulez-vous prévenir les crimes ? Que la liberté marche accompagnée des lumières. Si les sciences produisent quelques maux, c’est lorsqu’elles sont peu répandues[64] ; mais à mesure qu’elles s’étendent, les avantages qu’elles apportent deviennent plus grands.

Un imposteur hardi (qui n’est jamais un homme vulgaire) se fait adorer chez un peuple ignorant, et n’est qu’un objet de mépris pour une nation éclairée.

L’homme instruit sait comparer les objets, les considérer sous divers points de vue, et modifier ses sentimens sur ceux des autres, parce qu’il voit dans ses semblables les mêmes désirs et les mêmes aversions qui agitent son propre cœur.

Si vous prodiguez les lumières au peuple, l’ignorance et la calomnie disparaîtront devant elles, l’autorité injuste tremblera, les lois seules demeureront inébranlables, toutes puissantes ; et l’homme éclairé aimera une constitution dont les avantages sont évidens, les dispositions connues, et qui donne des bases solides à la sûreté publique. Pourrait-il regretter cette inutile petite portion de liberté dont il s’est dépouillé, s’il la compare avec la somme de toutes les autres libertés dont ses concitoyens lui ont fait le sacrifice ; s’il songe que, sans les lois, ils auraient pu s’armer et s’unir contre lui ?

Avec une âme sensible, on trouve que, sous de bonnes lois, l’homme n’a perdu que la funeste liberté de faire le mal ; et l’on est forcé de bénir le trône, et le souverain qui ne l’occupe que pour protéger.

Il n’est pas vrai que les sciences soient nuisibles à l’humanité. Si quelquefois elles ont eu de mauvais effets, c’est que le mal était inévitable. Les hommes s’étant multipliés sur la surface de la terre, on vit naître la guerre, quelques arts grossiers, et les premières lois, qui n’étaient que des conventions momentanées, et qui périssaient avec la nécessité passagère qui les avait produites. C’est alors que la philosophie commença de paraître ; ses premiers principes furent peu nombreux et sagement choisis, parce que la paresse et le peu de sagacité des premiers hommes les préservaient de beaucoup d’erreurs.

Mais les besoins s’étant multipliés avec l’espèce humaine, il fallut des impressions plus fortes et plus durables pour empêcher les retours fréquens, et de jour en jour plus funestes, à l’état sauvage. Ce fut donc un grand bien pour l’humanité (je dis un grand bien sous le rapport politique), que les premières erreurs religieuses, qui peuplèrent l’univers de fausses divinités, et qui inventèrent un monde invisible d’esprits chargés de gouverner la terre.

Ils furent les bienfaiteurs du genre humain, ces hommes hardis qui osèrent tromper leurs semblables pour les servir, et qui traînèrent l’ignorance craintive aux pieds des autels. En présentant aux hommes des objets hors de la portée des sens, ils les occupèrent à la recherche de ces objets, qui fuyaient devant eux à mesure qu’ils croyaient s’en approcher davantage ; ils les forcèrent à respecter ce qu’ils ne connaissaient jamais bien, et surent concentrer vers ce seul but qui les frappait fortement, toutes les passions dont ils étaient agités.

Tel fut le sort de toutes les nations qui se formèrent de la réunion de différentes peuplades sauvages. C’est là l’époque de la formation des grandes sociétés ; et les idées religieuses furent sans doute le seul lien qui put obliger les hommes à vivre constamment sous des lois.

Je ne parle point de ce peuple que Dieu choisit. Les miracles les plus extraordinaires et les faveurs les plus signalées que le ciel lui prodiguait, lui tinrent lieu de la politique humaine.

Mais comme les erreurs peuvent se subdiviser à l’infini, les fausses sciences qu’elles produisirent, firent des hommes une multitude fanatique d’aveugles, égarés dans le labyrinthe où ils s’étaient enfermés, et prêts à se heurter à chaque pas. Alors quelques philosophes sensibles regrettèrent l’ancien état sauvage ; et c’est à cette première époque que les connaissances, ou plutôt les opinions, devinrent funestes à l’humanité.

On peut regarder comme une époque à peu près semblable, ce moment terrible où il faut passer de l’erreur à la vérité, des ténèbres à la lumière. Le choc redoutable des préjugés utiles à un petit nombre d’hommes puissans, contre les vérités avantageuses à la multitude faible, et la fermentation de toutes les passions soulevées, amènent des maux infinis sur les malheureux humains.

En parcourant l’histoire, dont les principaux événemens, après certains intervalles se reproduisent presque toujours, que l’on s’arrête sur le passage périlleux, mais indispensable, de l’ignorance à la philosophie, et par conséquent de l’esclavage à la liberté, on ne verra que trop souvent une génération entière sacrifiée au bonheur de celle qui doit lui succéder.

Mais lorsque le calme est rétabli, lorsqu’on a pu éteindre l’incendie, dont les flammes ont purifié la nation, et l’ont délivrée des maux qui l’opprimaient, la vérité, qui se traînait d’abord avec lenteur, précipite ses pas, siége sur les trônes à côté des monarques, et obtient enfin, dans les assemblées des nations, et sur-tout dans les républiques, un culte et des autels.

Pourra-t-on croire alors que les lumières qui éclairent la multitude sont plus dangereuses que les ténèbres ? Et quel philosophe se persuadera que l’exacte connaissance des rapports qui unissent les objets entre eux, puisse être funeste à l’humanité ?

Si le demi-savoir est plus dangereux que l’ignorance aveugle, parce qu’aux maux que produit l’ignorance, il ajoute encore les erreurs sans nombre qui sont les suites inévitables d’une vue bornée en-deçà des limites du vrai, c’est sans doute le don le plus précieux qu’un souverain puisse faire à la nation et à lui-même, que de confier le dépôt sacré des lois à un homme éclairé. Accoutumé à voir la vérité sans la craindre ; au-dessus de ce besoin général des suffrages publics, besoin qui n’est jamais satisfait, et qui fait si souvent succomber la vertu ; habitué à tout considérer sous les points de vue les plus élevés, il voit la nation comme une famille, ses concitoyens comme ses frères ; et la distance qui sépare les grands du peuple, lui paraît d’autant plus petite, qu’il sait embrasser par ses regards une plus grande masse d’hommes à la fois.

Le sage a des besoins et des intérêts qui sont inconnus au vulgaire ; c’est une nécessité pour lui de ne pas démentir, dans sa conduite publique, les principes qu’il a établis dans ses écrits, et l’habitude qu’il s’est faite d’aimer la vérité pour elle-même.

De tels hommes feraient le bonheur d’une nation ; mais pour rendre ce bonheur durable, il faut que de bonnes lois augmentent tellement le nombre des sages, qu’il ne soit presque plus possible de faire un mauvais choix.

C’est encore un moyen de prévenir les délits, que d’écarter du sanctuaire des lois jusqu’à l’ombre de la corruption, et d’intéresser les magistrats à conserver dans toute sa pureté le dépôt que la nation leur confie.

Plus les tribunaux seront nombreux, moins on pourra craindre qu’ils ne violent les lois, parce que entre plusieurs hommes qui s’observent mutuellement, l’avantage d’accroître l’autorité commune est d’autant moindre, que la portion qui en reviendrait à chacun est plus petite, et trop peu considérable pour balancer les dangers de l’entreprise.

Si le souverain donne trop d’appareil, de pompe et d’autorité à la magistrature ; si en même temps, il ferme tout accès aux plaintes justes ou mal fondées du faible, qui se croit opprimé ; s’il accoutume ses sujets à craindre les magistrats plus que les lois, il augmentera sans doute le pouvoir des juges, mais ce ne sera qu’aux dépens de la sûreté publique et particulière.

On peut encore prévenir les crimes, en récompensant la vertu ; et l’on remarquera que les lois actuelles de toutes les nations gardent là-dessus un profond silence.

Si les prix proposés par les académies, aux auteurs des découvertes utiles, ont étendu les connaissances et augmenté le nombre des bons livres, pense-t-on que des récompenses accordées par un monarque bienfaisant ne multiplieraient pas aussi les actions vertueuses ? La monnaie de l’honneur, distribuée avec sagesse, ne s’épuise jamais, et produit sans cesse de bons fruits.

Enfin, le moyen le plus sûr, mais en même temps le plus difficile, de rendre les hommes moins portés à mal faire, c’est de perfectionner l’éducation.

Cet objet est trop vaste pour entrer dans les bornes que je me suis prescrites. Mais, j’ose le dire, cet objet est si étroitement lié avec la nature du gouvernement[65], qu’il ne sera qu’un champ stérile, et cultivé seulement par un petit nombre de sages, jusqu’à ces siècles encore éloignés, où les lois n’auront d’autre but que la félicité publique.

Un grand homme qui éclaire ses semblables, et que ses semblables persécutent, a développé les maximes principales d’une éducation vraiment utile[66]. Il a fait voir qu’elle consistait bien moins dans la multitude confuse des objets qu’on présente aux enfans, que dans le choix et dans la précision avec laquelle on les leur expose.

Il a prouvé qu’il faut substituer les originaux aux copies, dans les phénomènes moraux ou physiques que le hasard ou l’adresse du maître offre à l’esprit de l’élève.

Il a appris à conduire les enfans à la vertu, par la route facile du sentiment ; à les éloigner du mal par la force invincible de la nécessité, et des inconvéniens qui suivent la mauvaise action.

Il a démontré que la méthode incertaine de l’autorité impérieuse devrait être abandonnée, puisqu’elle ne produit qu’une obéissance hypocrite et passagère.


CHAPITRE XLII.

CONCLUSION.


Toutes ces réflexions peuvent se résumer dans cette proposition générale, qu’il serait utile de méditer, mais qui est peu conforme aux usages reçus ; et les usages sont les législateurs ordinaires des nations :

Pour qu’un châtiment ne soit pas un acte de violence d’un seul ou de plusieurs, contre un citoyen, il doit être public, prompt, nécessaire, le moins rigoureux possible, proportionné au délit, et fixé par les lois.

FIN DU TRAITÉ DES DÉLITS ET DES PEINES.

    se changer en vice. En lui demandant compte de son inaction, il lui coupera tout d’un coup le chemin du crime ; il fera sentir au citoyen oisif que, devenu suspect, il est à moitié criminel, et que désormais victime dévouée à la justice, il ne cessera d’être investi de ses regards. Que peut devenir l’oisiveté à qui l’on ôte l’espérance de mal faire ? Il faut qu’elle se corrige, ou qu’elle abandonne une terre qui ne nourrit que ceux qui la rendent féconde. » (Servan, Discours sur l’administration de la justice criminelle.)

  1. On a voulu désigner ici J. J. Rousseau.
  2. Ces deux lignes ont été ajoutées par l’abbé Morellet.
  3. Beccaria est trop modeste ; je ne connais point de nation où l’on ait osé écrire avant lui en faveur de l’homme exposé aux faux principes et à l’atrocité des tribunaux. On n’a pas écrit en Angleterre ; mais on pratique. (Note de Brissot de Warville.)
  4. On a critiqué, comme une assertion positive, ce sentiment de Beccaria, que tout homme voudrait, s’il était possible, n’être pas lié par les obligations qui lient les autres hommes, et faire de soi-même le centre de toutes les combinaisons de l’univers.

    « Cette critique n’est pas juste. L’auteur du livre des Délits sait bien que cette prétention serait une chimère ; et c’est ce qu’il indique très-clairement par cette condition, s’il était possible ; car c’est sans doute une chimère que de vouloir une chose qui n’est pas possible. Il ne s’agit pas ici d’un homme sensé, ni de ce moment de réflexion où l’homme balance avec justesse les avantages et les inconvéniens qui résultent pour lui de l’état de société, en opposition avec l’état de liberté illimitée de chaque individu avant la réunion ; il s’agit de ces momens de passion et d’ignorance, où l’homme qui a consenti à perdre une partie de sa liberté voudrait pourtant l’exercer toute entière ; il s’agit de ces désirs cachés et toujours subsistans dans le cœur, par lesquels nous regrettons cette portion de liberté que nous avons sacrifiée, malgré les avantages que ce sacrifice nous a apportés.

    » L’auteur italien sait bien, et le dit en plus d’un endroit, que si la loi n’oblige pas le particulier, aucun membre de la société ne sera obligé envers lui, et que le particulier perdrait à cela plus qu’il ne gagnerait. Mais il n’en est pas moins vrai, que chaque particulier, dans les momens de passion, et même habituellement, voudrait, ou du moins désirerait, d’un désir faible si l’on veut et continuellement réprimé, mais qui n’en est pas moins réel, désirerait, dis-je, que, s’il était possible, les conventions qui lient les autres ne le liassent pas lui-même. » (Note inédite de l’abbé Morellet.)

  5. On observera que le mot droit n’est pas contradictoire au mot force. Le droit est la force soumise à des lois, pour l’avantage du plus grand nombre. Par justice, j’entends les liens qui réunissent d’une manière stable les intérêts particuliers. Si ces liens étaient brisés, il n’y aurait plus de société. Il faut éviter d’attacher au mot justice, l’idée d’une force physique, ou d’un être existant. La justice est tout simplement le point de vue sous lequel les hommes envisagent les choses morales, pour le bien-être de chacun. Je n’entends point parler ici de la justice de Dieu, qui est d’une autre nature, et qui a ses rapports immédiats avec les peines et les récompenses d’une vie à venir (*). (Note de l’auteur.)

    (*) Ces distinctions et explications ne sont pas claires, et cela n’est point étonnant : c’est de la métaphysique du droit romain. (Note de Brissot de Warville.)

  6. Dans les états monarchiques, le prince est la partie qui poursuit les accusés, et les fait punir ou absoudre ; s’il jugeait lui-même, il serait le juge et la partie. Dans ces mêmes états, le prince a souvent les confiscations ; s’il jugeait les crimes, il serait encore le juge et la partie. (Montesquieu, de l’Esprit des lois, liv. VI, chap. 5.)

    — « Le souverain assure en général, que, par tel fait ou dans tel cas, le contrat social est violé, mais il n’accuse point de ce fait l’homme qu’il s’agit de juger ; et lors même que la partie publique porte plainte, elle ne fait que demander qu’on informe. L’accusateur est celui qui affirme qu’un tel a commis telle action. L’auteur a reconnu lui-même que la règle du juste et de l’injuste est pour le juge une simple question de fait. Il a dit aussi que les décrets sont toujours opposés à la liberté politique, lorsqu’ils ne sont pas une application particulière d’une maxime générale. Il y a donc trois choses à distinguer ici : la maxime que le souverain établit, le fait particulier que l’accusateur affirme, et l’application que fait le juge de cette maxime à ce fait, après l’avoir bien constaté. Le souverain n’est donc pas la partie de l’accusé ; et ce n’est pas pour cette raison, qu’il n’en doit pas être le juge. » (Note de Diderot.)

  7. Si chaque citoyen a des obligations à remplir envers la société, la société a pareillement des obligations à remplir envers chaque citoyen, puisque la nature d’un contrat est d’obliger également les deux parties contractantes. Cette chaîne d’obligations mutuelles, qui descend du trône jusqu’à la cabane, qui lie également le plus grand et le plus petit des membres de la société, n’a d’autre but que l’intérêt public, qui consiste dans l’observation des conventions utiles au plus grand nombre. Une seule de ces conventions violée ouvre la porte à l’anarchie.

    Le mot obligation est un de ceux qu’on emploie plus fréquemment en morale qu’en toute autre science. On a des obligations à remplir dans le commerce et dans la société. Une obligation suppose un raisonnement moral, des conventions raisonnées ; mais on ne peut appliquer au mot obligation une idée physique ou réelle. C’est un mot abstrait qui a besoin d’être expliqué. On ne peut vous obliger à remplir des obligations, sans que vous sachiez quelles sont ces obligations. (Note de l’auteur.)

  8. L’original porte : « Le juge doit faire un syllogisme parfait. La majeure doit être la loi générale ; la mineure, l’action conforme ou non à la loi ; la conséquence, la liberté ou la peine. » Exemple : — Majeure, ou première proposition : Telle loi porte la peine de mort contre l’homicide. — Mineure, ou seconde proposition : Or tel homme est coupable d’homicide. — Conséquence : Donc, en vertu de la loi, le coupable est condamné à la peine de mort.
  9. « L’appareil et la forme de l’emprisonnement y font beaucoup, sans doute ; mais il y a dans le fond même une différence réelle. La prison militaire, dans l’opinion publique, ne suppose qu’une faute contre la discipline ; la prison civile suppose un délit contre la police ; et celle-ci intéresse plus directement l’ordre et le repos publics. Voilà pourquoi on y attache plus de honte. L’auteur a dit, à propos de la contrebande, qui n’entraîne point l’infamie : Les délits que les hommes ne croient pas pouvoir leur être nuisibles, ne les intéressent pas assez pour exciter l’indignation publique. » (Note de Diderot.)
  10. « Qu’on me permette de rappeler ici un usage très-ancien et assez généralement reçu dans les tribunaux, je veux dire l’usage de purger l’infamie des témoins par la torture, comme si la force ou la faiblesse des muscles pouvait décider de la bonne ou mauvaise réputation ; comme si des témoins nerveux étaient nécessairement les plus habiles au témoignage ! Ne dirait-on pas qu’ils déposent leur infamie dans les tourmens, comme les serpens laissent leur hideuse dépouille entre les épines des buissons ?… (Paul Rizzi, Observ. sur la procédure criminelle.)
  11. L’auteur a dit (chap. xviii) : « La peine d’infamie prive un citoyen de la considération, de la confiance que la société avait pour lui. » Le condamné est au moins dans le même cas que l’homme noté d’infamie ; l’un et l’autre ont perdu la confiance publique ; leur témoignage ne doit donc être reçu que comme indice, et non comme preuve. « Des témoins doivent être crus lorsqu’ils n’ont aucun intérêt de mentir. » Mais qui peut jamais s’assurer que les méchans et les infâmes n’ont aucune animosité, aucune haine personnelle, aucun motif caché d’en imposer aux juges ? Si de pareils témoins doivent être crus, qui osera se reposer sur son innocence ? Ils ont perdu la confiance publique, et ils auraient celle de la loi ! et la vie et l’honneur des citoyens dépendraient de leur témoignage !… (Note de Diderot.)
  12. « La raison exige deux témoins, parce qu’un témoin qui affirme, et un accusé qui nie, font un partage, et il faut un tiers pour le vider » (Montesquieu, de l’Esprit des lois, liv. XII, chap. 3). « Quoique, par ce moyen, quelques crimes échappent à la vengeance des tribunaux humains, parce qu’il n’y a qu’un seul témoin, cet inconvénient est moindre cependant que celui auquel on serait exposé, si les biens et la vie de chacun dépendaient de l’habileté à mentir et de l’effronterie d’un scélérat. » (Pufendorf, Droit de la nature et des gens, liv. V.)
  13. Chez les criminalistes, au contraire, la confiance que mérite un témoin augmente en proportion de l’atrocité du crime. Ils s’appuient sur cet axiome de fer, dicté par la plus cruelle imbécillité : In atrocissimis, leviores conjecturæ sufficiunt, et licet judici jura transgredi. Traduisons cette maxime affreuse, et que l’Europe connaisse au moins un de ces principes révoltans et si nombreux, auxquels elle est soumise presque sans le savoir : « Dans les délits les plus atroces, c’est-à-dire, les moins probables, les plus légères circonstances suffisent, et le juge peut se mettre au-dessus des lois. » Les absurdités en usage dans la législation sont souvent l’ouvrage de la crainte, source inépuisable des inconséquences et des erreurs humaines. Les législateurs, ou plutôt les jurisconsultes, dont les opinions sont considérées après leur mort comme des espèces d’oracles, et qui, d’écrivains vendus à l’intérêt, sont devenus les arbitres souverains du sort des hommes, les législateurs, dis-je, effrayés d’avoir vu condamner quelques innocens, ont surchargé la jurisprudence de formalités et d’exceptions inutiles, dont l’exacte observation placerait l’anarchie et l’impunité sur le trône de la justice. D’autres fois, épouvantés par quelques crimes atroces et difficiles à prouver, ils ont cru devoir négliger ces mêmes formalités qu’ils avaient établies. C’est ainsi que, dominés tantôt par un despotisme impatient, tantôt par des craintes puériles, ils ont fait, des jugemens les plus graves, une espèce de jeu livré au hasard et aux caprices de l’arbitraire. (Note de l’auteur.)
  14. Ce chapitre excellent vaut mieux, sans contredit, que tout le fatras débité par nos criminalistes sur les témoins. Mais ce n’est qu’un texte très-court, propre à faire naître des gloses bien philosophiques et bien utiles. (Note de Brissot de Warville.)
  15. « S’il importe aux sociétés que les délits ne restent pas impunis, il importe bien plus encore que des innocens ne soient pas livrés à des supplices cruels, et qu’on ne fasse pas des exemples en la personne de ceux qui ne sont exposés à l’animadversion publique que parce qu’on admet contre eux les horreurs de la calomnie. » (Heineccius, cité dans les Observations de Paul Rizzi, sur la procédure criminelle.)
  16. Cette proposition n’est ni vraie ni philosophique. L’auteur, en l’adoptant, met dans les mains des dévôts fanatiques une arme dangereuse dont ils se serviront contre lui-même. C’est cette maxime qui est le prétexte dont on colore les persécutions qu’on fait éprouver aux lettres et à la philosophie. D’ailleurs, cette opinion ne cadre pas avec toutes les autres idées répandues dans cet excellent ouvrage. (Note inédite de l’abbé Morellet.)
  17. Si l’auteur avait dit : « Un crime ne peut être puni que pour empêcher que d’autres hommes n’en commettent de semblables, ou que le même homme n’en commette de nouveaux », il aurait senti lui-même le vice de son raisonnement. Tant que l’auteur d’un crime est caché, il est impuni, il est libre, il peut donc faire de sa liberté le même usage qu’il en a fait. Il est donc très-utile qu’il soit découvert, pour être mis hors d’état de nuire. (Note de Diderot.)
  18. « Quiconque s’avoue coupable d’un crime doit être cru en démence ; on ne peut s’accuser soi-même que dans un moment de fureur, ou dans une sorte d’ivresse, ou par méprise, ou par la violence de la douleur, ou par l’effroi des tortures. Nul homme ne peut parler contre lui, pour sa ruine, s’il n’y est forcé. » (Quintiliani Declam.)
  19. Voici la traduction littérale de ce passage, que Voltaire trouvait trop métaphysique :

    « Cet infâme moyen de découvrir la vérité est un monument de la barbare législation de nos pères, qui honoraient les épreuves du feu, celles de l’eau bouillante, et le sort incertain des combats du nom de Jugemens de Dieu : comme si les anneaux de cette chaîne éternelle, dont l’origine est dans le sein de la divinité, pouvaient se désunir ou se rompre à chaque instant, au gré des caprices et des frivoles institutions des hommes.

  20. Il fallait dire : « La constance, la patience, la force de souffrir, la résistance à la douleur, » et non pas la sensibilité. « La sensibilité de tout homme est bornée, » signifie qu’il est un degré de souffrance au-delà duquel l’homme ne sent plus rien ; et ce n’est pas ici ce que l’auteur a voulu faire entendre. (Note de Diderot.)
  21. « Une femme veuve ayant disparu tout à coup du village d’Icci, où elle demeurait, sans être aperçue dès-lors dans aucun lieu du voisinage, le bruit courut qu’elle avait péri par la main de quelque scélérat, qui avait enseveli son corps à l’écart, pour mieux cacher son crime. Le juge criminel de la province ordonna des perquisitions. Ses officiers aperçurent par hasard un homme caché dans des broussailles ; il leur parut effrayé et tremblant ; ils s’en saisirent, et sur le simple soupçon qu’il était l’auteur du crime, on le déféra au présidial de la province. Cet homme parut supporter courageusement la torture ; mais, apparemment par pur désespoir et las de la vie, il finit par se reconnaître coupable du meurtre. Sur ses aveux, mais sans autres preuves, il fut condamné et puni de mort. L’événement seul justifia son innocence. Deux ans après son supplice, la femme, que l’on croyait morte et qui n’était qu’absente, revint au village. La voix publique s’éleva contre les juges. Ils avaient condamné le
    prévenu, (comme il n’arrive que trop souvent), sans avoir auparavant fait constater l’homicide. » (Annœus Robert, Recueil d’arrêts, cité dans les Observations de Paul Rizzi, sur la procédure criminelle.)

    « Dans les crimes capitaux, la confession d’un accusé ne suffit pas pour le condamner, s’il n’y a pas d’autres preuves, parce qu’il se pourrait faire qu’une telle confession ne fût que l’effet du trouble et du désespoir. » (Domat, Lois civiles, etc., Liv. III, sect. 5.)

  22. L’auteur ne doit pas se dissimuler que c’est ici le fort de la difficulté, et la partie faible de sa réponse. On donne la question à un accusé, pour découvrir ses complices, et il est certain qu’on les découvre tous les jours par ce moyen cruel. Tout le monde déteste la question avant la conviction du crime ; mais dans un criminel, ce tourment de plus est nécessaire pour lui arracher, outre l’aveu de ses complices et le moyen de les saisir, l’indication des preuves nécessaires pour les convaincre. La peine du crime est justifiée par la nécessité d’en prévenir de semblables ; si donc le crime est de nature à supposer des complices, comme les vols, les assassinats commis par attroupement, et que, ni les témoins ni les preuves ne suffisent pour démêler le fil de la complicité, la question sera juste comme une autre peine, et pour la même raison. (Note de Diderot.)
  23. Cette raison est bien faible ! Ils fuient d’une forêt dans une autre forêt. Ils passent d’une ville dans une autre ; mais s’exilent-ils d’un état ? Et quand ils s’en exileraient, l’humanité envers un coupable doit-elle l’emporter sur le soin de délivrer les peuples des brigands et des assassins qu’on leur envoie par une fausse compassion ? Pensez que quelques minutes de tourmens dans un scélérat (convaincu), peuvent sauver la vie à cent innocens que vont égorger ses complices, et la question vous paraîtra (alors) un acte d’humanité. (Note de Diderot.) Mais Diderot s’est trompé. La suppression de la torture a prouvé qu’elle est inutile ; et Beccaria, en ôtant les supplices cruels, a, en quelque sorte, ôté aussi les grands scélérats.
  24. Brissot de Warville a réfuté, dans sa Théorie des lois criminelles, l’opinion de Beccaria sur la durée de l’instruction. Le penseur Brissot prétend, peut-être avec raison, que l’instruction d’un crime ne doit pas se faire trop précipitamment. » (Note de M. Chaillou, l’un des premiers traducteurs de Beccaria.)
  25. Ceci n’est pas vrai, au moins en France, où il est passé en axiome qu’on n’admet point une seconde poursuite pour un fait déjà jugé. (Note de Brissot de Warville, Bibliothèque du législateur, 1782.)
  26. L’incertitude des tribunaux, et la faiblesse de la loi à l’égard d’un crime inconnu, sont de notoriété publique. On tâcherait en vain de les dissimuler ; et rien ne peut balancer l’avantage de jeter la défiance entre les scélérats, de les rendre suspects et redoutables l’un à l’autre, et de leur faire craindre sans cesse, dans leurs complices, autant d’accusateurs. Cela n’invite à la lâcheté que les méchans ; et tout ce qui leur ôte le courage, est utile. — La délicatesse de l’auteur est d’une âme noble et généreuse ; mais la morale humaine, dont les lois sont la base, a pour objet l’ordre public, et ne peut admettre au rang de ses vertus la fidélité des scélérats entre eux, pour troubler l’ordre et violer les lois avec plus de sécurité. Dans une guerre ouverte, on reçoit les transfuges ; à plus forte raison doit-on les recevoir dans une guerre sourde et ténébreuse, qui n’est qu’embûches et trahisons. (Note de Diderot.)
  27. « Considérez ces premiers momens, où la nouvelle de quelque action atroce se répand dans nos villes et dans nos campagnes ; les citoyens ressemblent à des hommes qui voient tomber la foudre auprès d’eux ; chacun est pénétré d’indignation et d’horreur ; les imaginations alarmées peignent vivement le danger, et les cœurs émus par la pitié plaignent dans les autres les maux qu’ils craignent encore pour eux-mêmes. Voilà le moment de châtier le crime, ne le laissez pas échapper, hâtez-vous de le convaincre et de le juger… Traînez les coupables dans les places publiques, appelez le peuple à grands cris, vous l’entendrez alors applaudir à la proclamation de vos jugemens, comme à celle de la paix et de la liberté… » (Servan, Discours sur l’administration de la justice criminelle.)
  28. « C’est dans l’un des affreux cachots de Bicêtre qu’un complice de Cartouche passa les dix-neuf dernières années de sa vie. On avait promis de la lui conserver, pour une révélation à laquelle il s’était engagé. Il la fit cette révélation, et on lui tint parole d’une manière perfidement littérale. On lui conserva la vie, mais la vie devint son supplice ; et, pendant dix-neuf ans, il éprouva tous les jours qu’il est des maux plus horribles que la mort, qu’il avait regardée comme le pire de tous. (Mirabeau, Observations sur Bicêtre.)
  29. « Quand on réfléchit sur la pratique criminelle des anciens Romains, quand on se rappelle leur attention scrupuleuse à épargner le sang des citoyens, on ne peut manquer d’être frappé de la facilité avec laquelle il se verse aujourd’hui dans la plupart des états. La république romaine était-elle donc mal policée ? Voyons-nous plus d’ordre, plus de sûreté parmi nous ? C’est moins l’atrocité des peines que l’exactitude à les exiger, qui retient tout le monde dans le devoir. Et si l’on punit de mort le simple vol, que réservera-t-on pour mettre la vie des citoyens en sûreté ? » (Vattel, Droit des gens, Liv. Ier, ch. 13.)

    — Il me semble que la loi pénale doit avoir encore pour objet la réparation du dommage causé, soit à la société, soit à l’individu, et que cette considération doit influer beaucoup sur la détermination des peines assignables à chaque infraction. Il en résulterait, ce me semble, ce principe fondamental, qu’au lieu de faire périr un coupable, il faudrait l’appliquer aux emplois les plus avantageux à la société, plus ou moins pénibles, et pendant un temps plus ou moins long, selon le degré du crime. (Note inédite de l’abbé Morellet.)

  30. Je ne crois pas cela. L’habitude de souffrir endurcit les âmes sans doute, et la dureté du gouvernement produit cet effet ; mais lorsque l’état d’innocence sera un état doux et tranquille, les peines réservées au crime effraieront sans endurcir, et on ne se familiarisera point avec l’idée d’avoir les os brisés, et de mourir dans le supplice. — Je n’en suis pas moins de l’avis de l’auteur sur l’inutile atrocité des peines. Je combats ses raisons, et non pas ses principes. (Note de Diderot.)
  31. « La sévérité des peines convient mieux au gouvernement despotique, dont le principe est la terreur, qu’à la monarchie et à la république, qui ont pour ressort l’honneur et la vertu. — Dans les états modérés, l’amour de la patrie, la honte et la crainte du blâme, sont des motifs réprimans qui peuvent arrêter bien des crimes. La plus grande peine d’une mauvaise action sera d’en être convaincu. Les lois civiles y corrigeront donc plus aisément, et n’auront pas besoin de tant de force. — Dans ces états, un bon législateur s’attachera moins à punir les crimes qu’à les prévenir ; il s’appliquera plus à donner des mœurs qu’à infliger des supplices. — L’expérience a fait remarquer que, dans les pays où les peines sont douces, l’esprit du citoyen en est frappé comme il l’est ailleurs par les grandes. — Qu’on examine la cause de tous les relâchemens, on verra qu’elle vient de l’impunité des crimes, et non pas de la modération des peines. — Suivons la nature, qui a donné aux hommes la honte, comme leur fléau ; et que la plus grande partie de la peine soit l’infamie de la souffrir. — Que, s’il se trouve des pays où la honte ne soit pas une suite du supplice, cela vient de la tyrannie, qui a infligé les mêmes peines aux scélérats et aux gens de bien. » (Montesquieu, de l’Esprit des lois, Liv. VI, chap. 9 et 12.)
  32. « Trop de rigueur contre un coupable révolte l’humanité ; et il n’est pas bien décidé par les principes du droit naturel, à quel point la vie d’un homme est au pouvoir des autres hommes. » (Le baron de Bielfeld, Institut. politiq., chap. 4.)

    — C’est parce que la vie est le plus grand de tous les biens, que chacun a consenti que la société eût le droit de l’ôter à celui qui l’ôterait aux autres. Personne, sans doute, n’a voulu donner à la société le droit de lui ôter la vie à tout propos ; mais chacun, occupé de conserver la sienne, et aucun ne prévoyant pour lui-même la volonté qu’il n’avait pas alors d’attenter à celle d’autrui, tous n’ont vu que l’avantage de la peine de mort, pour la sûreté, la défense et la vengeance publique. Il est aisé de concevoir que l’homme qui dit : « Je consens qu’on m’ôte la vie, si j’attente à la vie des autres, » se dit à lui-même : « Je n’y attenterai pas ; ainsi la loi sera pour moi, et ne sera pas contre moi. » Ce pacte est si bien dans la nature, qu’on le fait souvent dans des sociétés particulières, comme les conspirations, où l’on jure de se baigner dans le sang de celui qui révélera le secret. Quant à la justice de cette peine, elle est fondée sur la convention et sur l’utilité communes. Si elle est nécessaire, elle est juste. Il reste à savoir si elle est nécessaire. (Note de Diderot.)

  33. Je pense de même, et il n’est pas possible de n’être point frappé des raisons que l’auteur en donne. Mais j’observe qu’il renonce, et avec raison, à son principe de douceur et d’humanité envers le criminel. Dans les chaînes, sous les coups, dans les barreaux de fer, le désespoir ne termine pas ses maux, mais il les commence. Ce tableau est plus effrayant que celui de la roue, et le supplice qu’il présente est en effet plus cruel que la plus cruelle mort. Mais parce qu’il donne des exemples fréquens et durables, son efficacité le rend préférable au dernier supplice, qui ne dure qu’un instant, et sur lequel les criminels déterminés prennent trop souvent leur parti. Voilà, selon moi, la bonne raison pour préférer à l’homicide un long et douloureux esclavage. (Note de Diderot.)
  34. C’est dégrader l’humanité, que de charger un homme de l’emploi de bourreau, et il est inconcevable que l’on puisse trouver des hommes qui consentent à cette dégradation dans leur personne. Je doute qu’aucune éducation humaine pût y plier quelque bête féroce que ce soit. Or, c’est un des inconvéniens de la peine de mort ; à moins qu’on ne condamne les coupables ad bestias, comme chez les Romains ; ce qui me paraît moins contraire à l’humanité, quoique très-inhumain. (Note inédite de l’abbé Morellet.)

    Le mépris légitimement fondé pour les exécuteurs de la justice, mépris dont on ne saurait se garantir, mépris général de toutes les nations et de tous les tems ; — Aversion pour les fonctions de juge criminel, aversion que toute la raison ne saurait vaincre, fonctions nécessaires, et pour lesquelles une âme un peu sensible ne comprend pas que l’on puisse trouver quelqu’un : — Voilà des contradictions inexplicables. — Dans quelques jurisprudences, on accorde la vie au criminel qui exécute ses camarades… C’est un moyen très-sûr de faire mourir les moins coupables, et de sauver le plus scélérat. (Note inédite de Diderot.)

  35. Cela ne prouve point que la peine de mort soit injuste. J’ai dit comment la volonté publique y avait souscrit, et comment il est naturel que les lois aient ordonné le meurtre du meurtrier. L’horreur qu’on a pour le bourreau vient du retour de compassion que l’homme éprouve pour son semblable, et qui serait le même s’il le voyait dans cet état où le désespoir ne termine pas ses maux, mais les commence. Armez le bourreau de chaînes et de fouets ; réduisez son emploi à rendre la vie odieuse au criminel, ce spectacle de douleurs dont il sera le ministre le fera détester de même. La peine qu’il fera subir au coupable n’en sera pas moins juste. L’horreur qu’on a pour lui n’est donc pas une réclamation de la nature, mais un mouvement machinal, une répugnance physique que l’homme éprouve à voir souffrir l’homme, et d’où je ne conclus rien contre la bonté de la loi. — Un dur et cruel esclavage est donc une peine préférable à la peine de mort, uniquement parce que la peine en est plus efficace ; et encore faut-il observer que cet esclavage ne sera un supplice effrayant que dans un pays ou l’état du peuple sera doux et commode. Car si la condition des innocens était presque aussi pénible que celle des coupables, les souffrances de ceux-ci ne paraîtraient plus un supplice, et des malheureux presque aussi à plaindre n’en seraient point effrayés. (Note de Diderot.)
  36. Une considération bien puissante sur un cœur juste, a échappé à l’auteur, parmi celles qu’il accumule contre la peine de mort. Les juges les plus intègres, prononçant d’après la loi la plus claire, et d’après des preuves qui leur sembleront exclure, comme on dit, la possibilité de l’innocence, ne seront pas toujours infaillibles. Ils pourront quelquefois confondre l’innocent avec le coupable, et le condamner comme tel. Si, dans la suite, son innocence est prouvée, quelle sera leur douleur d’avoir commis une injustice irréparable ? Pourront-ils jamais se consoler d’une erreur si funeste ? (Qu’on se rappelle le jugement de Calas.) — Or, le moyen sûr de rendre cette faute réparable, c’est de ne jamais prononcer la peine de mort. Les juges qui auraient condamné un innocent seront trop heureux de pouvoir, non-seulement justifier sa réputation, mais faire cesser ses malheurs, mais rendre la liberté, et plus que la vie, à un infortuné qu’ils en avaient privé mal à propos. Ils se consoleront d’avoir pu flétrir l’innocence, en s’empressant de rompre ses chaînes, d’en baiser les marques, de les effacer avec leurs larmes. — D’où il suit que la peine de mort est inique, en ce qu’elle ôte à l’innocence, injustement condamnée, tout espoir de jouir de sa réhabilitation, et aux juges, qui ont eu le malheur de la condamner, tout moyen de réparer cette faute affreuse. » (Note inédite de l’abbé Morellet.)
  37. Encore une réflexion sur la peine de mort portée contre un délit qui n’a point été examiné par l’auteur, la désertion. Il en est peu auxquels la peine de mort me paraisse avoir été appliquée plus inconséquemment, puisque le mépris de la mort est précisément ce que l’on veut et ce que l’on doit inspirer aux soldats. On pourrait dire que le genre de mort est différent ; que lorsqu’il est ignominieux il peut effrayer des gens braves qui courraient à une mort glorieuse. Mais ici cette différence est presque nulle, puisque la peine de mort décernée contre un déserteur, au moins dans la plupart des cas, n’a rien d’infamant. Aussi cette contradiction entre l’esprit militaire et la loi entraîne-t-elle nombre d’infractions. Tel soldat, à qui quelques-uns de ses camarades proposent de déserter, n’accepte la proposition que dans la crainte d’être déshonoré dans leur esprit, comme un lâche qui craint la mort. (Note inédite de l’abbé Morellet.)

    — La punition de mort ne se gradue point. C’est la cessation de la vie, et pour l’enfant de dix-huit ans, et pour l’homme de soixante. Cela n’est pourtant pas indifférent.

    Quand on met à mort un homme de trente ans, on ne sait ce qu’on fait. On n’a pas compté que cet homme est le seul survivant de vingt hommes. Le législateur criminel ignore le prix de la vie d’un homme de trente ans. (Note inédite de Diderot.)

  38. Extraites du no 28 du Journal d’Économie publique, etc., et corrigées de nouveau par l’auteur.
  39. Confiscations pour crimes : atrocité, encouragement aux juges à trouver des coupables, sur-tout a cette foule avide et pauvre de juges subalternes.

    Autre atrocité : c’est que s’il arrive que l’homme soit innocent, il a été détenu dans les prisons ; son crédit et sa fortune sont perdus, son commerce dérangé. Quelquefois il a été brisé par la question ; sa santé est altérée, et il est renvoyé sans indemnité. La loi prend tout au coupable, et ne restitue rien à l’innocent. On est trop heureux de lui échapper. (Note inédite de Diderot.)

  40. Je désirerais que l’auteur eût fait sentir l’imprudence de rendre l’homme infâme, et de le laisser libre. Cette méthode absurde peuple nos forêts d’assassins (Note de Diderot.) Il est inutile d’ajouter que toutes ces choses sont un peu changées.
  41. « Jetez les yeux sur ces tristes murailles, où la liberté humaine est renfermée et chargée de fers, où quelquefois l’innocence est confondue avec le crime… Approchez ; et si le bruit horrible des fers, si des ténèbres effrayantes, des gémissemens sourds et lointains, en vous glaçant le cœur, ne vous font reculer d’effroi, entrez dans ce séjour de la douleur…, et sous ces traits défigurés, contemplez vos semblables ; meurtris de leurs fers, à demi-couverts de quelques lambeaux, infectés d’un air qui ne se renouvelle jamais et semble s’imbiber du venin du crime, rongés vivans des mêmes insectes qui dévorent les cadavres dans leurs tombeaux, nourris à peine de quelques substances grossières distribuées avec épargne, sans cesse consternés des plaintes de leurs malheureux compagnons et des menaces d’un impitoyable gardien, moins effrayés du supplice que tourmentés de son attente ; dans ce long martyre de tous leurs sens, ils appellent une mort, plus douce que leur vie infortunée. Si ces hommes sont coupables, ils sont encore dignes de pitié ; et le magistrat qui diffère leur jugement, est manifestement injuste à leur égard… Mais si ces hommes sont innocens… » (Servan, Discours sur l’administration de la justice criminelle.)
  42. « Dès que l’exemple du crime est donné, il n’y a plus un moment à perdre, il faut que celui du châtiment le suive. Tout est perdu si l’on diffère ; et peut-être, une foule de mauvais citoyens n’attendait que la première étincelle de l’exemple, pour enflammer des vices déjà tout préparés… Voilà le grand but de la justice criminelle, un exemple pour l’avenir, plutôt que la vengeance du passé. La vengeance est une passion, et les lois en sont exemptes. » (Servan, Discours sur l’administration de la Justice criminelle.)
  43. « Le marquis de Beccaria a très-bien observé que ces longs délais entre le crime et la peine détruisent presque tout le fruit qu’on pouvait espérer de l’exemple. Le délit se trouve oublié quand la sentence est mise à exécution. Le spectateur ne voit plus le châtiment du criminel dans la mort de l’individu. Par une suite nécessaire, il n’emporte pas le sentiment de l’équité de la loi, ni du danger de la violer ; toutes ses affections se réduisent à une compassion stérile pour les souffrances du malheureux qu’il a vu périr.

    » Mais une raison bien plus importante pour que le délit une fois commis, on fasse le procès au prisonnier le plutôt possible, c’est que le procès peut quelquefois manifester son innocence. L’esprit humain ne conçoit pas, sans être pénétré d’horreur, la question préparatoire qu’on employait autrefois en France. Eh bien ! l’emprisonnement long-temps avant le procès, provient de la même source, quoiqu’il ne soit pas suivi de la même cruauté ; car, dans les deux cas, on commence d’abord par infliger une peine, et ensuite on examine à loisir si le malheureux qui la souffre est innocent ou coupable. Après avoir été privé de sa liberté pendant sept ou huit mois, après avoir souffert durant cet intervalle toutes les horreurs de la prison, l’infortuné est enfin conduit devant le juge qui, sur ses interrogatoires, le déclare parfaitement innocent. Qu’en résulte-t-il ? À la vérité, sa réputation est rétablie, mais sa santé ne le sera jamais ; peut-être il a perdu pour toujours les moyens de gagner sa vie, et il retrouve sa malheureuse famille dans quelque atelier de charité où la honte et la misère l’ont forcée de se réfugier. » (Mirabeau, Observations sur Bicêtre.)

  44. « Pense-t-on que le méchant, avec des exemples toujours présens de la vigilance du magistrat, ose se livrer à ses pernicieux desseins ? Il regarde autour de lui, et il ne voit que des témoins prêts à le dénoncer, et l’homme du peuple tout prêt à le poursuivre. Il tremble, il pâlit, il se cache à sa vue ; il cherche l’ombre, et ne trouve partout qu’une odieuse lumière. À peine l’idée du crime se présente, qu’il la comprime dans le fond de son âme, et il craint encore que l’œil perçant du magistrat ne la surprenne. Il fuit enfin une terre qui ne supporte pas le vice, ou devient bon, en perdant l’espérance d’être méchant avec impunité. » (Servan, Discours sur l’administration de la justice criminelle.)
  45. « Il n’y a point de force à laquelle un homme ne puisse échapper, et alors la force n’est plus la force. Je voudrais que l’usage de mettre la tête à prix fût réservé pour les crimes les plus atroces, et sur-tout pour celui qui tend immédiatement à la dissolution et à la destruction de la société… »

    Ici finissent les notes de Diderot.

    « Voilà, dit-il en terminant, tout ce que je trouve à redire dans ce bel ouvrage, plein de génie et de vertu. Il est essentiel pour l’humanité, qu’il soit porté à sa perfection, et convaincant d’un bout à l’autre, même pour le vulgaire ; car c’est par le vulgaire que les vérités utiles sont obligées de passer, pour arriver comme un cri public, aux oreilles du gouvernement. »

  46. « Nos lois n’ont distingué ni les délits, ni les peines ; elles n’ont fait aucune division des crimes par leur genre, par leur espèce, par leur objet, par leurs degrés. Quelle différence cependant entre les crimes, par leur objet ! Les uns attaquent plus directement les particuliers, d’autres le public ; les uns le souverain, d’autres Dieu lui-même. Quelles différences des crimes, par leurs degrés ! Que de nuances à marquer, que de délits à distinguer, depuis l’irrévérence jusqu’au sacrilége, depuis le murmure jusqu’à la sédition, depuis la menace jusqu’au meurtre, depuis la médisance jusqu’à la diffamation, depuis la filouterie jusqu’à l’invasion ! » (Servan, Discours sur l’administration de la justice criminelle.)
  47. La première chose qui me frappe dans l’examen des lois pénales anglaises, c’est que, parmi les différentes actions que les hommes sont sujets à faire journellement, il y en a cent soixante, qu’un acte du parlement a déclarées crimes capitaux et irrémissibles, c’est-à-dire, qui doivent être punis de mort. Et quand on cherche la nature des crimes dont ce redoutable catalogue est composé, l’on y trouve des fautes qui mériteraient à peine des punitions corporelles, tandis qu’il omet des scélératesses de l’espèce la plus atroce. Le vol le plus léger, commis sans aucune espèce de violence, y est traité quelquefois comme le crime le plus énorme. Détourner une brebis ou un cheval, arracher quelque chose des mains d’un individu et s’enfuir, voler quarante schellings dans une maison où l’on habite, ou cinq dans une boutique ; prendre dans la poche de quelqu’un la valeur de douze pences (vingt-quatre sous), ce sont autant de crimes qui méritent la mort, tandis qu’on ne juge pas digne d’une peine capitale un faux témoignage qui menace la tête d’un accusé, ou un attentat sur la vie, fût-ce celle d’un père. L’amende et la prison sont la seule expiation qu’on exige de celui qui aura poignardé un homme de la manière la plus atroce, pourvu qu’après de longues douleurs, il reste au malheureux assez de vie pour traîner encore des jours infirmes et souffrans. On ne prononce pas de peine plus sévère contre l’incendiaire, s’il a le bail de la maison qu’il brûle ; cette maison, fût-elle d’ailleurs située au centre de la ville, et par conséquent, la vie de quelques centaines de citoyens exposée à périr dans les flammes. » (Mirabeau, Observations sur Bicêtre.)

    — « Un imposteur, qui se disait Constantin Ducas, suscita un grand soulèvement à Constantinople : il fut pris et condamné au fouet. Mais ayant accusé des personnes considérables, il fut condamné comme calomniateur, à être brûlé. Il est singulier qu’on eût ainsi proportionné les peines entre le crime de lèse-majesté et celui de calomnie. — Soixante-dix personnes conspirèrent contre l’empereur Basile : il les fit fustiger ; on leur brûla les cheveux et le poil. Un cerf l’ayant pris avec son bois par la ceinture, quelqu’un de sa suite tira son épée, coupa la ceinture, et le délivra : il lui fit couper la tête, parce qu’il avait, disait-il, tiré l’épée contre lui. Qui pourrait penser que, sous le même prince, on eût rendu ces deux jugemens ? — À la Chine, les voleurs cruels sont coupés en morceaux ; les autres non : cette différence fait qu’on y vole, mais que l’on n’y assassine pas. — En Moscovie, où la peine des voleurs et celle des assassins sont les mêmes, on assassine toujours. Les morts, y dit-on, ne racontent rien. » (Montesquieu, De l’esprit des lois, Liv. VI, chap. 16.)

  48. « De grands crimes doivent quelquefois être moins punis que de plus petits délits, si ceux-là ont été commis par une espèce d’accident et sans cruauté, et ceux-ci par des vues profondes, couvertes et malignement concertées. Le juge ne punira pas de la même peine celui qui a commis le mal par négligence, et celui qui a pris ses mesures pour nuire. » (Sénèque, De irâ, Lib. I, cap. 16.) — Mais ces idées, qui peuvent amener beaucoup d’arbitraire, demandent à être profondément méditées.
  49. « Je ne mets dans la classe des crimes qui intéressent la religion, que ceux qui l’attaquent directement, comme sont tous les sacrilèges simples ; car les crimes qui en troublent l’exercice, sont de la nature de ceux qui choquent la tranquillité des citoyens ou leur sûreté, et doivent être renvoyés à ces classes.

    » Pour que la peine des sacrilèges simples soit tirée de la nature (*) de la chose, elle doit consister dans la privation de tous les avantages que donne la religion ; l’expulsion hors des temples, la privation de la société des fidèles pour un temps ou pour toujours, la fuite de leur présence, les exécrations, les détestations, les conjurations.

    (*) Saint-Louis fit des lois si outrées contre ceux qui juraient que le pape se crut obligé de l’en avertir. Ce prince modéra son zèle, et adoucit ses lois. (Voyez ses ordonnances.)

    » Dans les choses qui troublent la tranquillité ou la sûreté de l’état, les actions cachées sont du ressort de la justice humaine. Mais dans celles qui blessent la divinité, là où il n’y point d’action publique, il n’y a point de matière de crime : tout s’y passe entre l’homme et Dieu, qui sait la mesure et le temps de ses vengeances. Que si, confondant les choses, le magistrat recherche aussi le sacrilége caché, il porte une inquisition sur un genre d’action où elle n’est point nécessaire : il détruit la liberté des citoyens, en armant contre eux, le zèle des consciences timides, et celui des consciences hardies.

    » Le mal est venu de cette idée, qu’il faut venger la Divinité. Mais il faut faire honorer la Divinité, et ne la venger jamais. En effet, si l’on se conduisait par cette dernière idée, quelle serait la fin des supplices ? Si les lois des hommes ont à venger un être infini, elles se régleront sur son infinité, et non pas sur les faiblesses, sur les ignorances, sur les caprices de la nature humaine.

    » Un historien de Provence rapporte un fait qui nous peint très-bien ce que peut produire sur des esprits faibles cette idée de venger la Divinité. Un Juif, accusé d’avoir blasphémé contre la Sainte Vierge, fut condamné à être écorché. Des chevaliers masqués, le couteau à la main, montèrent sur l’échafaud, et en chassèrent l’exécuteur, pour venger eux-mêmes l’honneur de la Sainte Vierge… Je ne veux point prévenir les réflexions du lecteur. » (Montesquieu, De l’esprit des lois, Liv. XII, chap. 4.)

  50. « Les lois de la Chine décident que quiconque manque de respect à l’empereur, doit être puni de mort. Comme elles ne définissent pas ce que c’est que ce manquement de respect, tout peut fournir un prétexte pour ôter la vie à qui l’on veut, et exterminer la famille que l’on veut.

    » Deux personnes chargées de faire la Gazette de la cour, ayant mis dans quelques faits des circonstances qui ne se trouvèrent pas vraies, on dit que mentir dans une gazette de la cour, c’était manquer de respect à la cour, et on les fit mourir. Un prince du sang ayant mis quelque note par mégarde sur un mémorial signé du pinceau rouge par l’empereur, on décida qu’il avait manqué de respect à l’empereur, ce qui causa contre cette famille une des terribles persécutions dont l’histoire ait jamais parlé.

    » C’est assez que le crime de lèse-majesté soit vague, pour que le gouvernement dégénère en despotisme. » (Montesquieu, De l’esprit des lois, Liv. XII, chap. 7.)

  51. Cette raison est fausse. Le défaut de clarté des principes moraux, vient du croisement des passions humaines qui les obscurcissent, de la multiplicité des systèmes philosophiques, du défaut d’attention, et de l’imbécillité de la plupart des lecteurs. (Note de Brissot de Warville.)
  52. Nous avons suivi, dans cette phrase, un traducteur anglais, qui a un peu abrégé l’original, pour le rendre clair. Voici le texte :

    « Selon les différentes faces sous lesquelles l’idée d’honneur se présente à l’esprit, elle renferme quelquefois et d’autres fois elle exclut quelques-uns de ces élémens qui la composent, en ne conservant dans ces différentes situations qu’un petit nombre d’élémens communs, comme plusieurs quantités algébriques admettent un commun diviseur. Pour trouver ce diviseur commun des différentes idées que les hommes se forment de l’honneur, jetons un coup d’œil rapide sur la formation des sociétés. » (Traduction de Morellet.)

    Il est fâcheux qu’il se trouve deux ou trois passages comme celui-là, dans l’admirable ouvrage des délits et des peines ; mais notre simple devoir de traducteur nous oblige à tout donner avec fidélité.

  53. « En quoi consiste ce préjugé du duel qu’il s’agirait de détruire ? Dans l’opinion la plus extravagante et la plus barbare qui jamais entra dans l’esprit humain ; savoir, que tous les devoirs de la société sont suppléés par la bravoure ; qu’un homme n’est plus fourbe, fripon, calomniateur ; qu’il est civil, humain, poli, quand il sait se battre ; que le mensonge se change en vérité ; que le vol devient légitime, la perfidie honnête, l’infidélité louable, sitôt qu’on soutient tout cela le fer à la main ; qu’un affront est toujours bien réparé par un coup d’épée, et qu’on n’a jamais tort avec un homme, pourvu qu’on le tue.

    » Il y a, je l’avoue, une autre sorte d’affaire, où la gentillesse se mêle à la cruauté, et où l’on ne tue les gens que par hasard ; c’est celle où l’on se bat au premier sang. Au premier sang, grand Dieu ! Et qu’en veux-tu faire de ce sang, bête féroce ? Le veux-tu boire ?… (J. J. Rousseau, Lettre à d’Alembert, sur les spectacles.)

  54. Dans les premières éditions de cet ouvrage, j’ai fait moi-même cette faute. J’ai osé dire que le banqueroutier de bonne foi devait être gardé comme un gage de sa dette, réduit à l’état d’esclavage, et obligé à travailler pour le compte de ses créanciers. Je rougis d’avoir pu écrire ces choses cruelles. On m’a accusé d’impiété et de sédition, sans que je fusse séditieux ni impie. J’ai attaqué les droits de l’humanité, et personne ne s’est élevé contre moi… (Note de l’auteur.)
  55. « Vous voyez un citoyen qui refuse à la société le tribut de ses forces ou de son industrie ; un homme oisif est un méchant commencé. Semblable à ces liqueurs qui se corrompent dans le repos, et rongent bientôt le vase qui les contient, il faut ou les jeter sans délai, ou les faire fermenter de nouveau. — L’homme public, s’il est vigilant, ne laissera pas à l’oisiveté le temps de
  56. Le commerce ou l’échange des plaisirs du luxe n’est pas sans inconvéniens. Ces plaisirs sont préparés par beaucoup d’agens ; mais ils partent d’un petit nombre de mains, et se distribuent à un petit nombre d’hommes. La multitude n’en peut goûter que rarement une bien petite portion. C’est pourquoi l’homme se plaint presque toujours de sa misère. Mais ce sentiment n’est que l’effet de la comparaison, et n’a rien de réel. (Note de l’auteur.)
  57. Lorsque l’étendue d’un pays augmente en plus grande raison que sa population, le luxe favorise le despotisme, parce que l’industrie particulière diminue à proportion de ce que les hommes sont plus dispersés, et que moins il y a d’industrie, plus les pauvres dépendent du riche, dont le faste les fait subsister. Alors il est si difficile aux opprimés de se réunir contre les oppresseurs, que les soulèvemens ne sont plus à craindre. Les hommes puissans obtiennent bien plus aisément la soumission, l’obéissance, la vénération, et cette espèce de culte qui rend plus sensible la distance que le despotisme établit entre l’homme puissant et le malheureux. — Les hommes sont plus indépendans lorsqu’ils sont moins observés, et ils sont moins observés lorsqu’ils sont en plus grand nombre. — Aussi lorsque la population augmente en plus grande proportion que l’étendue du pays, le luxe devient au contraire une barrière contre le despotisme. Il anime l’industrie et l’activité des citoyens. Le riche trouve autour de lui trop de plaisirs pour qu’il se livre tout-à-fait au luxe d’ostentation, qui seul accrédite dans l’esprit du peuple l’opinion de sa dépendance. Et l’on peut observer que dans les états vastes, mais faibles et dépeuplés, le luxe d’ostentation doit prévaloir, si d’autres causes n’y mettent obstacle ; tandis que le luxe de commodité tendra continuellement à diminuer l’ostentation dans les pays plus peuplés qu’étendus. (Note de l’auteur.)
  58. Cette attraction ressemble en beaucoup de choses à la pesanteur universelle. La force de ces deux causes diminue par la distance. Si la pesanteur modifie les mouvemens des corps, l’attraction naturelle d’un sexe vers l’autre affecte tous les mouvemens de l’âme, tant que dure son activité. Ces causes diffèrent en ce que la pesanteur se met en équilibre avec les obstacles qu’elle rencontre, tandis que la passion de l’amour trouve dans les obstacles mêmes plus de force et de vigueur. (Note de l’auteur.)
  59. Ce n’est pas en France au moins. — Les lois prononcent des peines sévères, mais on ne les exécute plus. En Italie, le riche s’en exempte aisément ; l’imprudent peu aisé en est seul la victime. (Note de Brissot de Warville. Bibliothèque du législateur ; 1782.)
  60. L’Évangile.
  61. Ce membre de phrase a été ajouté par l’abbé Morellet. Il éclaircit la pensée de Beccaria, peut-être un peu trop profonde. Mais est-il juste ?…
  62. Cette phrase n’est point dans l’original. Quelques traducteurs l’ont ajoutée comme nécessaire.
  63. « On ne jette les yeux qu’avec une douleur mêlée d’effroi, sur ces malheureux entourés d’une troupe de gens de robe, qui, sur la délation d’un scélérat, travaillent comme des forçats à leur imputer des crimes qu’ils n’ont pas commis. Ô justice ! tu frémis de voir tes oracles plus occupés à chercher un coupable qu’à démasquer le fourbe, le calomniateur, qui persécutent l’innocence. On dirait que les lois, qui devraient faire la sûreté du genre humain, n’ont été imaginées que pour sa destruction. » (Sterne, dans Tristram-Shandi.)
  64. Cette assertion n’est pas plus vraie que celle de J.-J. Rousseau. Que les sciences soient plus ou moins répandues, elles n’en produisent pas plus de maux. C’est leur abus dans tous les cas qui en produit, parce qu’il pervertit leur fin. (Note de Brissot de Warville.)
  65. « Les lois de l’éducation sont les premières que nous recevons ; et comme elles nous préparent à être citoyens, chaque famille particulière doit être gouvernée sur le plan de la grande famille, qui les comprend toutes. — Si le peuple en général a un principe, les parties qui le composent, c’est-à-dire, les familles, l’auront aussi. Les lois de l’éducation seront donc différentes dans chaque espèce de gouvernement. Dans les monarchies, elles auront pour objet, l’honneur ; dans les républiques, la vertu ; dans le despotisme, la crainte. » (Montesquieu, de l’Esprit des lois, Liv. IV, chap. 1.)
  66. J.-J. Rousseau, dans l’Émile.