Des Tranchées aux paradis de la Riviera russe

Des Tranchées aux paradis de la Riviera russe
Revue des Deux Mondes6e période, tome 38 (p. 418-456).
DES TRANCHÉES
AUX PARADIS DE
LA RIVIERA RUSSE

I


(De juin à septembre 1916.)

Parmi les délices de la Crimée, enveloppée dans le prestige de son passé, comme une belle morte dans des voiles de soie, subsiste une ancienne ville tartare, séjour des Khans, au nom tout musulman de Baktchi-Saraï (le Palais des Jardins). Aucune dénomination ne conviendrait mieux à ce magnifique palais de Livadia, résidence printanière des Tsars de Russie, où la bienveillance de S. M. l’Impératrice Alexandra-Féodorovna m’a permis de pénétrer hier soir.

Depuis un an, et par à-coups si prompts qu’ils ressemblent à ces rapides transformations des enchanteurs aux récits desquels notre enfance se complut, je passe du cauchemar au rêve, de l’abattement à l’enthousiasme, des visions de douleur et de mort aux spectacles de la plus parfaite sérénité, dans cette prodigieuse Russie où tout se coudoie, se mêle, se confond pour former, en fin de compte, le plus saisissant tableau d’humanité qui soit. C’est ainsi que, des champs de bataille de Riga et de Galicie, des pentes sanglantes de Tchartorisk, des plaines de neige où s’abattaient soudain les corbeaux voraces, des hôpitaux de Tsarskoié-Sélo où sont soignés les blessés à peine sortis de l’enfer des tranchées, je me trouve transportée dans les paradis de lumière où, à l’ombre des catalpas aux lourdes grappes mauves, les blessés de la guerre et les affaiblis remontent vers les tranquilles régions de la santé physique et morale enfin recouvrée.

Afin que le miracle de résurrection s’accomplît, afin que rien ne subsistât dans l’âme de ces hommes des terribles épreuves passées, la bonne Impératrice rêvait pour eux un dépaysement complet, un isolement dans le silence, dans la beauté, parmi les tendres soins : un réapprentissage du bonheur. Son ingénieux amour a résolu le problème. Dans les sites Les plus merveilleux de cette Crimée appelée à devenir la Riviera russe, elle a fait surgir et édifier à ses frais, — parfois même sur ses plans, — des établissemens où l’air joue entre les colonnes des terrasses, à travers les baies largement ouvertes, où la lumière apporte ses vivifiantes ondes, où les vapeurs iodées de la mer, les émanations résineuses des plus et, en certains cas, l’air plus sec des altitudes, charrient de la force et de l’apaisement.

L’un après l’autre, dès le printemps de 1916, ces sanatoria se sont ouverts. Blessés ou malades ne cessent d’y affluer, telles de pauvres hirondelles qu’un violent orage aurait meurtries… Sa Majesté a bien voulu me permettre d’accompagner un des grands trains sanitaires impériaux qui les ont amenés ici.


TSARSKOIÉ-SÉLO

Mercredi, cinq heures du soir. — Il pleut. Le sentier qui conduit à la Gare impériale, d’où notre train doit partir, court entre des prés mouillés. Printemps du Nord, capricieux et souvent maussade ! Il fait froid. Cette pluie pourrait bien être de la neige avant demain. Le clocheton de la gare, tout doré, prolongé par les dentelles d’or de la toiture, a l’air confus d’un boyard en costume d’apparat qui se serait inconsidérément risqué au dehors. Une pareille averse sur un si bel habit !

Sur le quai, les soldats, les uns contre les autres, cannes ou béquilles posées à côté d’eux, éveillent vraiment l’idée des oiseaux migrateurs qu’ils sont. En face de ce ciel brouillé de pluie, ils rêvent au soleil, échangent des prévisions sur leur prochaine résidence, tâchent de se représenter ces paradis du Sud plus mystérieux pour eux que, pour le jeune Aladin, les jardins enchantés de Bagdad. De la Russie aux multiples aspects, beaucoup d’entre eux ne connaissent que les plaines solitaires du Nord, où la beauté se dilue dans trop d’espace ; les ruisseaux trop lents, où les roussalkas[1] entraînent le passant attardé ; les forêts où la Baba-Yaga, la fée Carabosse de leurs contes, fait cliqueter ses jambes d’os[2]. D’autres ont vu les gouvernemens du centre, vallonnés de collines, comme ce gouvernement de Koursk, aimé des rossignols, qui a le charme de notre Ile-de-France. Mais la concentration de la beauté leur est inconnue, — et c’est vers cela qu’ils vont ! Assurément, ils ne raisonnent pas ces choses, ils les portent en eux, confusément, et c’est de toutes ces sensations, devenues presque mystiques en passant à travers leur âme, qu’est faite leur attente un peu émue de héros redevenus enfans.

Dans la salle qui fait face au salon impérial, et dont le mobilier semble dessiné d’après les très vieilles images, les officiers se sont réunis. Ceux-là savent ; aussi leur attente est-elle moins impressionnante. Mais ce qui ne l’est pas moins, ce sont leurs visages émaciés, leurs bras en écharpe, leurs jambes raidies dont on n’imagine pas qu’elles puissent reprendre jamais la souplesse d’antan.

Mais voici que passent les blessés sur civières : celui-ci, avec des narines qu’on dirait déjà pincées par la mort ; cet autre, un colonel, héros à moustache grise, les yeux clos comme s’il n’avait plus devant lui aucune espérance où reposer son regard. Atteindront-ils les chauds effluves en qui réside leur dernière possibilité de guérison ?…

D’un groupe à l’autre, les Sœurs de Charité circulent, un peu frileuses sous leur voile blanc et, parmi elles, des mères ou des épouses d’officiers à qui une place a été réservée dans les wagons. C’est un des plus grands charmes de l’Impératrice de n’oublier, dans le bien qu’elle fait, ni le côté esthétique, ni les droits du cœur.

Le train sanitaire impérial, bleu de roi, écussonné au chiffre de Sa Majesté Alexandra-Féodorovna, entre en gare. Un drapeau de la Croix-Rouge palpite aux deux bouts de chaque wagon, comme si on avait voulu lui ajouter des ailes. Sans cette croix, évocation de pitié, on croirait voir un train pavoisé pour la victoire !

Une exclamation vole de bouche en bouche : « L’Impératrice ! »

Sa Majesté, accompagnée des grandes-duchesses Olga et Tatiana, a voulu apporter la joie de sa présence à ceux qui s’en vont vers les asiles qu’elle leur a préparés. Vêtue de la robe de toile grise, les cheveux complètement cachés sous le voile, sans manteau malgré la soirée trop fraîche, l’Impératrice s’approche des Sœurs, tend la main aux officiers, s’enquiert de l’état des soldats…

— C’est ta jambe qui te fait souffrir ? demande-t-elle à l’un d’eux, en un russe très pur. Sois tranquille, le soleil réparera tout cela.

Les grands blessés étant déjà installés dans leurs couchettes, l’Impératrice, toujours accompagnée des grandes-duchesses, monte dans, le train et parcourt les wagons. Du fond de mon coupé, — où je me suis réfugiée par discrétion, — je cueille au passage de ravissans sourires qui, semble-t-il, m’ont reconnue. Et tout ce charme, toute cette bonté répandue, c’est déjà du soleil en attendant celui de là-bas.

Le matin ouvre ses yeux gris sur la plaine immense. Nous sommes déjà loin. Un office religieux doit être célébré dans la salle à manger du train, provisoirement transformée en oratoire. Je me hâte… Une croix orthodoxe, un évangile, deux flambeaux d’argent sont placés sur une petite table, sous une icône du Christ. Le prêtre officie déjà. Les voix graves des soldats accompagnent la liturgie. Les officiers valides se sont massés, debout, sous le portrait de l’Empereur. Sur le cuir sombre des cloisons, le voile blanc des Sœurs plaque des taches de lumière.

A chaque nom vénéré, à chaque bénédiction du prêtre, les têtes s’inclinent et les signes de croix se multiplient. Une atmosphère religieuse nous enveloppe… Quelques grains d’encens s’évaporent en fumée bleue dans une navette d’argent… A travers les fenêtres du train, on voit défiler la plaine rapide…

La cérémonie terminée, le prêtre, vêtu de la simarre, suivi d’un soldat portant une coupe d’or, passe le long des wagons pour les bénir. Et, pendant ce temps, au bruit mécaniquement rythmé de notre puissante locomotive, dans la partie du train réservée aux opérations et aux pansemens, les infirmiers préparent les autoclaves, rangent les pinces hémostatiques pour les docteurs qui vont venir. Ce mélange du plus respectable archaïsme avec le modernisme le plus aigu submerge mon âme d’une impression jamais éprouvée, et c’est avec la foi un moment adoptée et la ferveur d’une sainte Olga que je m’approche de l’évangéliaire pour en baiser la reliure d’or.


Ces villages qui fuient, entourés de leurs clôtures, ces champs verdoyans, ces forêts bleuissantes sont les mêmes que j’ai vus sous la neige, lors de mon voyage au front de Galicie. Les isbas (maisons paysannes) coiffées de chaume, à croupetons sur le bord de la route, ont l’air de vieilles petites mères-grand, venues pour nous voir passer. Mais ce n’est qu’un éclair ! Alors les petites isbas s’attristent et pensent : « Que ne sommes-nous pareilles à la maison de la Baba-Yaga, bâtie sur des pattes de poule, et qui avait la faculté de se retourner ? Comme nous le suivrions des yeux, le train de la bonne Impératrice qui emporte nos enfans vers le soleil, jusqu’à ce qu’il ait disparu derrière la colline où tournent les moulins à vent ! »

Passée la colline ! passés les moulins dont les grandes ailes nous font des signes d’adieu ! Nous traversons Tver, puis Moscou, près de ce Mont des Moineaux, d’où Napoléon contempla pour la première fois les palais et les dômes de l’ancienne capitale des Tsars ; Toula, dont les cheminées d’usine montent dans le ciel, comme des colonnes sans chapiteau ; Koursk, chère aux rossignols… A Kharkhoff, grand remue-ménage : des officiers et des soldats nous quittent pour être dirigés sur les villes d’eaux du Caucase. On se sent un peu triste ; on s’était habitué à eux depuis trois jours… C’est déjà l’éparpillement qui commence.

— Au revoir ! Bon voyage ! On se reverra !

Car on se retrouve. N’ai-je pas rencontré, ici, deux infirmiers du train de la grande-duchesse Olga, avec lesquels j’ai fait mon émouvante veillée des grands blessés[3] ? D’avoir tant soigné les autres, les braves gens ont besoin de l’être à leur tour.

Et maintenant voici la Petite-Russie, la terre noire, la terre féconde du blé. Pendant tout un jour, le train route à travers ces plaines sans fin. Les jeunes filles, en jupe rouge, qui travaillent dans les champs, ont l’air de gros coquelicots, fleuris avant la moisson. Une herbe fine, promesse des gerbes futures, ondule sous la brise : Panem nostrum quotidianum… La Russie nous prépare du pain !


EUPATORIA ET LA PETITE COSAQUE

Visages bruns, écharpes rouges, jaunes ou vertes, toute la gamme des couleurs sur les voiles et sur les habits : c’est la petite gare d’Eupatoria, où une foule à demi musulmane attend nos blessés. Souvenir attardé des coutumes coraniques, des hommes à tuniques plissées et à calotte d’astrakan font face au groupe féminin sans s’y mêler. Au bout du steppe sans arbres, du côté de la mer étincelante, un mince minaret blanc se fusèle sur le bleu du ciel. Nous entrons dans la Russie musulmane, pays des Khans, des jardins et des légendes, où d’antiques fontaines s’épuisent à raconter sous les cyprès des histoires dont personne ne connaît plus le sens !

Des cochers tatares, à faces basanées, amènent des véhicules dont quelques-uns rappellent ceux qu’on voit circuler, de l’autre côté de la Mer-Noire, dans les rues de Trébizonde et de Samsoun. Sœurs et brancardiers s’empressent, transportent dans les automobiles de la Croix-Rouge ceux de nos blessés qui doivent demeurer ici. Notre colonel passe sur sa civière, abrité du soleil par une ombrelle qu’une Sœur élève au-dessus de sa tête… Ses yeux s’ouvrent maintenant, et un pâle sourire erre sur ses lèvres…

Deux verstes sur une route sans arbres, inondée d’un soleil africain, et nous arrivons à la ville tatare, — la ville au minaret blanc, — puis au Sanatorium de Sa Majesté Alexandra-Feodorovna. Dans ce désert de soleil, son jardin lui fait un frais asile. Sous les arbres, d’où pleuvent par instant des pétales de fleurs, se retrouve toute l’ordinaire et glorieuse clientèle des hôpitaux de guerre ; ce ne sont que bras en écharpe, têtes bandées, jambes que l’on dirait condamnées à une immobilité définitive. Et voici les fauteuils roulans où les reins meurtris se réparent un peu chaque jour, les chaises longues au creux desquelles s’attarde la paresse heureuse des convalescens.

Près du jet d’eau, dans un lit blanc, un blessé fait la dinette, servi par une Sœur blanche, debout près de lui.

La fée qui présida aux destinées d’Eupatoria lui a départi trois dons : une plage, à laquelle on ne peut comparer que celle de notre Royan ; un soleil, qui est un thérapeute sans rival ; un lac de boue, piscine naturelle des rhumatisans. Ces précieux élémens curatifs ont été ingénieusement utilisés au Sanatorium impérial. La maison s’élève à cent mètres environ de la plage et, du matin au soir, un va-et-vient de cannes et de béquilles s’établit sur la partie du boulevard qui y conduit. A l’heure où j’y arrive, une vingtaine de blessés y rissolent au soleil, couchés dans le sable ou assis en brochettes, jambes pendantes le long de l’estacade. Non loin d’eux dans la mer peu profonde, s’ébat une troupe rieuse de petits êtres au corps nu et bronzé, pareils à de jeunes dieux marins.

— A quoi pensez-vous pendant vos longues siestes sur la plage ?

Le soldat interrogé a levé vers moi des yeux où se reflète toute l’ingénuité d’âme de sa race éternellement naïve et confiante :

— Des fois à rien ; on regarde, comme ça, la mer. D’autres fois, on pense à la guerre, aux camarades, qui sont restés là-bas ; mais, le plus souvent, c’est à l’isba qu’on revient, aux travaux pour lesquels peut-être les vieux ne suffiront pas, aux enfans qui doivent être grands depuis si longtemps qu’on est parti.

Rien ne réussit à les retenir tout à fait. Fût-il pauvre et désolé, c’est toujours leur coin de terre qu’ils revoient à travers les mirages du ciel et de la mer. Cependant, aucune impatience d’y revenir. Ne faut-il pas d’abord libérer la terre russe ? Leur obéissance passive, dont on a tant parlé, s’éclaire de la compréhension très nette du devoir. Ce ne sera pas un des moindres bénéfices de cette guerre que d’avoir transformé la psychologie du paysan russe et ouvert dans son cerveau une large trouée de lumière.

— Venez voir nos bains de soleil ! me dit la générale Douchkine, à mon retour au sanatorium.

Dans le fond du jardin, à un endroit plus découvert, s’élève une ligne de bâtimens composés d’un simple rez-de-chaussée, divisé en compartimens égaux et fermés sur trois côtés seulement. On croirait voir, vidées de leurs richesses exotiques, les petites boutiques turques qui escaladent les ruelles de Stamboul.) Mais, à l’encontre de celles-ci, toujours pleines d’ombre et de fraîcheur, le soleil est ici chez lui. Il s’étale sur le lit, lutine le verre et la fourchette, rôde dans tous les coins comme un gnome fureteur. « Si la montagne ne vient pas à toi, va à la montagne. » Le proverbe est renversé. Ces braves ne pouvant aller vers le soleil, on a obligé le soleil de venir à eux. Un deuxième jardin, en cette saison tout pimpant et fleuri, est aménagé pour les bains de soleil des valides et des convalescens.

— Et maintenant, les bains de boue !

Passer des jardins d’Armide à l’un des cercles du Dante, quelle perspective ! Ce fut moins tragique, heureusement.

Vous connaissez nos bains de Dax ? Procédé et traitement sont ici les mêmes. Les limans abondent dans la Russie du Sud, notamment dans la région d’Odessa. La boue employée pour les malades du sanatorium est apportée du lac Maïnak, à deux verstes d’Eupatoria. Avant de l’utiliser, on la ramène à sa température naturelle. Les malades y sont plongés partiellement ou tout entiers, suivant les exigences de leur état. Aussitôt après, un second bain, — d’eau claire, cette fois ! — rend à leur corps sa netteté première.

— Micha[4], appelle un officier, à qui la générale vient de me remettre ; Micha !

Un jeune soldat, debout sur le perron, en descend et vient à nous. J’admire son allure martiale et pourtant souple, sa démarche légère, malgré les lourdes bottes qui lui montent jusqu’aux genoux. Il a les yeux gris, les cheveux blonds, la bouche mutine et ne paraît pas plus de seize à dix-sept ans. Un « volontaire, » sans doute.

— Permettez-moi, dit l’officier, en me montrant le jeune soldat, de vous présenter Mlle Micha, Cosaque, trois fois blessée, décorée de la médaille de Saint-Georges…

J’ai un petit mouvement de surprise. Le cas n’est pas rare de jeunes filles ou de femmes enrôlées dans l’armée russe et qui y font bravement le coup de feu. Mais il en est peu qui aient osé embrasser la rude vie du Cosaque !

Au long des allées fleuries, la jeune fille m’a conté son odyssée guerrière. Fille et nièce de Cosaques, bercée au bruit des chansons qui exaltent la bravoure, Micha vit, en ce terrible été de 1914, l’armée des Cosaques bondir en selle à l’appel du Tsar. Ses vingt ans frémissaient d’impatience. Elle voulut partir. On l’en empêcha. Qui dira quelles ardeurs, quelles révoltes aussi, battent sous la blouse légère des filles du steppe ? Deux fois Micha se sauva ; deux fois elle fut reprise et ramenée, Une troisième tentative eut plus de succès.

— Enfin, j’étais libre ! J’avais un cheval, une pique… À Moscou, j’achetai des habits de soldat et je partis pour Souvalki (front du Nord). Près de la ville, je rencontrai un régiment de Cosaques. Je leur racontai que j’étais un jeune volontaire qui avait perdu son régiment. Ils consentirent à me prendre. Peu à peu, ils s’attachèrent à moi, et je devins l’enfant gâté de la sotnia (escadron de cent Cosaques).

Comme dans les romans, où le hasard crée de si étonnantes rencontres, la jeune Cosaque avait dans ce régiment un oncle qui faisait partie d’une autre sotnia. Il apprit la présence, dans le voisinage, d’un jeune engagé volontaire qui portait le même nom que lui. Il eut la curiosité de le voir et tomba, un beau matin, au milieu du camp. Qu’on juge de sa stupéfaction en reconnaissant la fille de son frère !… Mais le moyen d’être sévère ? Il emmena sa nièce et la prit sous sa protection. Quinze jours plus tard, il tombait sous les balles allemandes. La jeune fille se retrouva seule au milieu de ses compagnons d’armes…

Rude est la vie du Cosaque. À toute heure : alerte ! et toujours à cheval. Les opérations les plus périlleuses sont confiées à ces étonnans cavaliers : reconnaissances, poursuites, pénétration à l’arrière des lignes ennemies… Pas de ravitaillement régulier possible avec des troupes dont la mobilité fait toute la force. La jeune fille, d’apparence pourtant délicate, sut s’adapter à tout. On n’a pas pour rien chevauché à cru dans le steppe et sucé le lait des cavales. Blessée à la tête, puis deux fois à la poitrine, près de Varsovie, soignée dans un hôpital de cette ville, après chaque convalescence, la jeune Cosaque retourna sur le front. Son cheval fut tué sous elle au cours d’un combat.

Restée intrépide, elle entra dans une compagnie d’éclaireurs. Au cours d’une reconnaissance, son détachement fut survolé par un aéroplane qui jeta des bombes contenant des gaz asphyxians. La jeune fille fut enveloppée dans le nuage meurtrier. Le sang lui jaillit de la bouche et les Cosaques l’emportèrent évanouie. Cette fois, le mal était profond : les poumons étaient atteints. Évacuée sur Tsarskoié-Sélo, Micha n’y resta que trois jours et fut envoyée sous un ciel plus doux. Les émanations résineuses des plus et des cyprès de Yalta rendirent leur libre jeu aux organes que les gaz empoisonnés semblaient avoir à jamais détruits et, maintenant, sous le chaud soleil d’Eupatoria, la jeune Cosaque achève sa guérison.

Isvostchich, à la ville tatare !

— La ville tatare, barina ?… un vrai marécage aujourd’hui.

— N’importe ! Va, va, on te paiera bien !

Promesse magique ! L’isvostchich se retourne sur son siège, enlève d’un joyeux coup de fouet ses chevaux, qui n’en auront d’ailleurs pas un picotin de plus.

Un vrai marais, certes ! Il a plu cette nuit ; le quartier tatare et celui des tsiganes ont pris l’aspect d’une Venise boueuse et barbare. L’eau notre clapote sous les pieds des chevaux, rejaillit en éclaboussures… De chaque côté de la rue, une lisière de terrain surélevé forme digue. « Mieux vaut aller à pied ; descendons ! »

Des murs de boue séchée, percés de portes ouvrant sur des cours : c’est la « Rue des Tsiganes. » Des ruelles impraticables, des impasses sans nom, y aboutissent. Le long des murs, des femmes se glissent : yeux de braise dans des visages de bronze clair. Les belles statuettes que doivent être les très jeunes, nues ! Quant aux costumes, c’est le pittoresque de la loque : rien de plus. La misère en a effrangé les bords et le soleil en a mangé les couleurs. Pourtant, j’ai la curiosité de ces êtres, enfermés derrière le double rempart de leurs murs et de leur langage, qu’aucun être civilisé ne parle ni ne comprend.

C’est de ces ruelles que partent ces femmes ardentes et belles, aux robes bariolées et traînantes, que l’on croise sur les trottoirs de Pétrograd et de presque toutes les grandes villes de Russie. C’est au fond de ces cours, que ces mêmes femmes apprennent, encore enfans, à jouer du feu de leurs yeux ; qu’elles se rompent aux danses lascives, étudient les mystères du tarot et du marc de café, s’entraînent à distribuer l’éternelle illusion !… Avant la guerre, il n’y avait pas en Russie de fête complète sans ces danseuses raffinées et barbares… Les grandes dames les faisaient entrer chez elles par la petite porte, leur livraient la paume de leur main ou attendaient anxieusement que de leurs lèvres tombassent les révélations du « grand jeu » sur l’avenir…

Ceux-là mêmes qui ne se laissent pas prendre au mensonge de leur science secrète, subissent leur ascendant. L’énigme qui est à l’origine de leur race les enveloppe d’une poésie persistante. Elles apparaissent comme des sphinx, plus troublans que ceux d’Egypte, à cause de l’afflux de vie qui, dans leurs veines, se renouvelle sans fin…

Ici, chez elles, leur séduction est moindre. Il y manque la parure, l’éclat, l’isolement du milieu, qui est parfois repoussant. Une marmaille, vêtue de haillons, grouille dans les cours. Sur le pas des portes, on aperçoit des taches jaunes, vertes, rouges, citron, qui sont des femmes accroupies. Presque pas d’hommes ; sans doute ils flânent au bazar… Une guitare, qu’on ne voit pas, joue quelque part, derrière un de ces murs. Et, dans la rue, une fillette, presque une gamine, — haillons rouges et anneaux de cuivre, — obéissant à un instinct secret, se déhanche en mesure, sans bouger de place, au rythme de la chanson !

Bazars d’Eupatoria, de Sinféropol, de Baktchi-Saraï et de tant d’autres villes aux noms grecs ou arabes ; maisonnettes tatares, serrées autour des mosquées ou disséminées entre les arbres fruitiers et les peupliers d’Italie ; vergers qu’on dirait normands ; cyprès que l’art des quatrocentistes a pour jamais naturalisés florentins ; petites boutiques où semble avoir échoué la défroque des Mille et une Nuits ; citadelles grecques et ruines byzantines ; Tchoufont-Kalé, rempart tombé des derniers Karaïtes[5] ; que de choses à raconter, — si ce n’était la guerre ! — à propos de vous, merveilleux pays qui vous êtes appelés la Tauride et dont les paysages, tantôt sauvages et tantôt charmans, ont pu servir de cadre aussi bien à la légende d’Iphigénie, sacrifiée à la Diane sanguinaire de Pharos, qu’à celle de la jeune sultane, Nenkedjan-Khanime, se précipitant du haut d’un rocher par désespoir d’amour !


LA RÊVERIE SUR LA TERRASSE

Nous avons laissé derrière nous Sébastopol, le Gibraltar de la Mer-Noire ; salué le souvenir des héros anglais, français, italiens tombés à la bataille de Balaklava ; contemplé, à travers la vaste échancrure de Baïdar, le panorama de la Mer-Noire se déroulant à une profondeur de 900 mètres, au-dessous d’un vertigineux éboulis de roches granitiques. Après une halte à la petite auberge tatare, dont la terrasse surplombe le gouffre, nous repartons à toute allure dans la direction de Livadia. De loin en loin, nous traversons des villages tatares. Le premier étage des maisons, en saillie au-dessus du rez-de-chaussée et supporté par des colonnes frustes, en bois ou en pierre blanchie à la chaux, forme galerie. Autour des fontaines, le plus souvent gracieuses et ornées de sentences arabes, des jeunes filles babillent, la tête cachée sous des châles à grands ramages. Les femmes portent un tour conique, en velours noir, assez élevé et orné de sequins qui, lorsqu’elles sont jeunes et jolies, les fait ressembler à des prêtresses de quelque culte secret.

La route est taillée en pleine montagne. Ses invraisemblables lacets semblent devoir, à chaque instant, nous envoyer « boucler la boucle » au fond de l’abîme. Nous avons à peu près toutes les dix minutes la sensation, d’ailleurs peu agréable, que notre soldat-chauffeur vient de nous sauver la vie par un habile coup de volant.

Le soleil est près de disparaître derrière les monts Jaffa, lorsque notre auto s’arrête devant l’ancien Svitsky Dom ou « Maison de la Suite. » Un gai moutonnement de voiles blancs et de croix rouges nous reçoit sur le perron : ce sont les Sœurs, autorisées par l’Impératrice à venir se reposer ici, après leurs longs services dans les hôpitaux ou sur le front.

La maison est accueillante dans sa parure de glycines. Nous entrons : une grande pièce avec deux fenêtres ouvertes sur le jardin, des meubles tendus de percale claire, un bureau propice au travail, un bouquet de roses sur un guéridon.

Journée de repos ; visite du parc et des jardins ; promenade à l’Orangerie, aux Écuries, à toutes les dépendances du Palais qui forment une petite ville, brillante et animée, lorsque la présence de l’Empereur y amène les officiers caracolant, dans leurs éclatans costumes du temps de paix, sur des chevaux qui rivalisent de beauté et de vitesse. La route qui relie le Palais à ses dépendances est bordée de grands arbres qui font berceau, puis descend en pente douce, entre les vignes impériales, jusqu’à l’aigle d’or qui marque la limite des terres de Livadia. En arrière, sur la montagne, s’étagent les vergers impériaux et, au-delà, on aperçoit la ferme d’où l’on apporte chaque matin le lait et la crème qui font les délices de notre déjeuner, — et de celui des officiers hospitalisés dans les sanatoriums de l’Impératrice. Les employés, civils ou non, sont logés dans les Maisons de la Couronne et gratifiés, chaque automne, d’une certaine quantité de raisins provenant des vignes impériales. Les palais et les terres de Livadia ne sont pas possession particulière du tsar Nicolas II : ils font partie des Apanages de la Couronne et sont la propriété de l’Empereur régnant.

De l’ancien Svitsky Dom, on descend au Palais, tout proche, par un sentier sablé, entre des massifs d’arbres. C’est le printemps, gloire et splendeur de Livadia. Fleurs lie-de-vin des arbres de Judée, grappes d’or du Zoloto i diéréva (l’arbre d’or) » tendres pétales des milliers et des milliers de roses y remplissent leur fonction divine qui est d’embaumer et d’embellir. A mi-chemin, une fontaine de marbre, à inscription coranique, découpe un éclatant rectangle sur la sombre verdure d’un bouquet de cyprès. Mais, depuis la guerre, sa chanson se tait. De même se taisent les cloches, apparentes et presque à portée de la main, du petit clocher qui avoisine l’église blanche, dominée par la croix d’or enchaînée. Seuls résonnent, autour du Palais à l’architecture italienne, les pas des sentinelles qui y montent leur garde nuit et jour.

La nuit est venue, saturée de parfums et criblée d’étoiles. Je suis allée m’asseoir sur la longue terrasse à balustres du Nouveau Svitsky Dom, face à la mer. La lune a commencé son ascension silencieuse. Pas une âme sur les terrasses, pas une voile sur les eaux. Ici, comme partout, la guerre a mis son empreinte. Seulement, tandis que dans les villes, parmi les ouvriers, sur le front, parmi les combattans, elle a centuplé l’activité, le mouvement et le bruit, ici elle a fait la solitude et créé le silence. Et voici que je revis le passé, tel que l’ont représenté à mon imagination ceux qui en furent les heureux témoins.

Souveraine heureuse d’un grand peuple pacifique, l’Impératrice aimait Livadia. Dans ces allées, où le voile blanc des Sœurs semble un vol de mouettes égarées entre les arbres, et qu’anima jadis le mouvement joyeux d’une suite nombreuse, Alexandra-Féodorovna passait dans la voiture qui remplaçait pour elle l’automobile dont elle s’accommode mal. Les deux aînées des grandes-duchesses, que les mêmes malaises ne retenaient point, descendaient tous les jours en automobile à Yalta avec l’Empereur. On prenait le thé sur le yacht impérial, Le Standart, ancré dans le port. Parfois aussi, on se rendait par le chemin des vignes jusqu’au tennis que l’on aperçoit là-bas… Ce large sentier sablé, bientôt disparu sous les futaies, puis taillé en corniche au flanc de la montagne et, à certains endroits, surplombant l’abime, est celui que l’Empereur suivait, — le plus souvent seul et à pied, — pour rendre visite à la grande-duchesse Xenia, sa sœur. C’est par-là aussi que Sa Majesté s’en alla, un beau matin, vêtu de l’uniforme de simple soldat, et fusil sur l’épaule, comme me le conta pour cette Revue le grand-duc Georges Mikhaïlovitch[6].

A gauche, entre les arbres, près du Petit Palais, où mourut l’empereur Alexandre III, on voit un petit môle avec son signal, son mât de pavillon, ses anneaux pour amarrer les barques : c’était, avant la guerre, le coin de prédilection du tsésarévitch[7], le grand-duc Alexis. Il jouait là, sans danger, foulant de ses petits pieds déjà hardis et impatiens les galets du môle, faisant hisser ou baisser le pavillon. Quelquefois, accompagné de son fidèle matelot, suivi d’enfans de son âge, vêtus comme lui d’un costume de marin, il descendait jusqu’au Standart, où l’on pouvait faire de la vraie manœuvre sur une véritable mer ! Avec quelle tendresse, malgré tout un peu inquiète, l’Impératrice le recevait au retour !… Maintenant, les barques abandonnées sont rangées dans le vestibule du Petit Palais où je les ai vues, à côté du magnifique canon, acajou et cuivre, qui fut aussi un des joujoux de l’héritier impérial. Le tsésarévitch a suivi l’Empereur au quartier général de l’armée où il se développe, dans un milieu de grand air et d’activité qui lui plait, car il adore tout ce qui est action. La guerre l’a pris enfant des bras de sa mère ; c’est presque un homme qu’elle lui rendra !…

Pendant que je rêve ainsi, la lune a continué de s’élever dans le ciel. Elle est maintenant presque au zénith et baigne le paysage d’une clarté quasi irréelle. Par je ne sais quel jeu merveilleux de la réflexion de la lumière, elle dessine sur la mer des échelons d’argent qui, du sommet de la vaste courbe tracée par les eaux, vont s’élargissant jusqu’au rivage. Cet escalier idéal évêque soudain à ma pensée un vibrant souvenir. Je revois l’Empereur, — tel qu’il m’apparut en la mémorable journée du 12 février 1916, — descendant les degrés de l’hémicycle du Palais de Tauride, lors de sa première visite à la Douma. Avec quelle simplicité pourtant majestueuse et empreinte de bonté, le Tsar allait vers son Peuple !… Ce murmure lointain, est-ce le bruit des vagues, où l’écho des ovations, des hourrahs qui montaient des bancs des députés, descendaient des tribunes et venaient déferler aux pieds de l’Empereur, comme ces mêmes vagues au bas de l’escalier d’argent que la lune dessine sur les eaux ? Jamais je n’ai douté de la victoire des Alliés, mais jamais non plus elle ne m’apparut plus tangible qu’en cette journée où l’âme du Souverain de toutes les Russies a communié avec l’âme de son peuple : fusion de deux forces en lesquelles résident toutes les grandes possibilités de l’avenir.


AU SANATORIUM IMPÉRIAL DE LIVADIA

La Novaïa Bolnigzia (Nouvel Hôpital) avec sa façade blanche, ses deux corps de logis en avancée pour former les ailes, son église polygonale qui en occupe le centre, ses terrasses à balustres du rez-de-chaussée, ses piliers supportant les terrasses du premier étage, n’a rien de la sévère et monotone régularité qu’on est convenu d’attendre d’un hôpital. L’Impératrice en a tracé le plan, et l’on ne s’étonne pas d’y retrouver ce cachet d’élégance et de parfaite distinction.

Je surprends la Novaïa Bolnitzia en pleine activité. C’est le matin, heure des opérations et des pansemens. Les infirmiers poussent devant eux les lits roulans, les Sœurs vont d’une salle à l’autre, portant les remèdes… Un docteur passe, en halatt, manches retroussées : j’ai l’agréable surprise de reconnaître en lui le docteur Stoïko, attaché l’hiver dernier comme chirurgien au train de la grande-duchesse Olga-AIexandrovna, et qui fut l’un des élus appelés à manger le chachelik des officiers sur le front de Galicie[8].

Epuisée la joie de notre rencontre et de nos souvenirs communs, le docteur veut me faire les honneurs de son hôpital, dont il est très fier.

— Plus qu’un petit pansement à faire* Attendez-moi. Je reviens.

En effet, l’absence est courte : juste le temps de jeter un coup d’œil sur la flore stylisée aux nuances délicates qui orne les murs du vestibule, des corridors et du salon dans lequel on m’a introduite. Maintenant, nous voici dans les chambres aux meubles clairs, où chaque blessé peut se croire en villégiature dans quelque élégante et confortable villa modern-style.

— Il y a bien par-là, avoue le docteur, une salle d’opérations et deux salles de pansemens pour rompre cette douce illusion, mais nous faisons tout ce qui dépend de nous afin de rendre la nécessité d’y passer moins pénible.

En même temps, le docteur ouvre les portes, me fait remarquer le système de tuyaux qui court autour de la salle d’opérations et permet, par des jets de vapeur, d’obtenir chaque fois une stérilisation parfaite. Tout un côté de la salle forme vitrail : la belle lumière de cette matinée de juin fait étinceler les armoires de verre, le métal des appareils, et donne aux menus instrumens de chirurgie, pinces, ciseaux, lancettes, l’apparence d’objets élégans sortis de la trousse de toilette d’une jolie femme… L’opérateur et ses aides immédiats ont seuls accès dans la salle. Le matériel nécessaire est préparé dans une pièce contiguë et passé à travers un guichet au fur et à mesure des besoins.

— Vous n’imaginez pas, me dit le docteur Stoïko, quelles cures merveilleuses nous obtenons ici. Le soleil de la Crimée est un médecin incomparable. J’ai vu revenir à la vie des malades dont on n’osait plus espérer la guérison dans nos pays du Nord. Quant à nos opérés, leur convalescence est sensiblement abrégée, grâce au climat qui agit à la fois sur le physique et sur le moral. Revenez, et vous verrez combien ici la vie est douce pour nos blessés.

Je suis revenue à l’heure du repos sur les terrasses. Il y a de tout un peu parmi les hôtes de la Novaïa Bolnitzia : poumons ruinés par les gaz asphyxians, nerfs ébranlés par le formidable choc des explosions, organismes délabrés, visages déformés, que la gloire fait pour nous plus beaux, et jusqu’à un lycéen, victime innocente d’un obus lancé par le Breslau sur la paisible cité d’Eupatoria. Mais celui qui me frappe le plus parmi les blessés, c’est un officier de vingt ans, convalescent d’une horrible fracture du crâne. L’os a complètement disparu, sur une longueur de plusieurs centimètres, creusant une cavité profonde. Au fond de ce ravin, la chair s’est reformée, si tendre encore, si peu protectrice qu’on y peut compter les pulsations du sang. Celle terrible blessure est le résultat de la décharge, à quelques pas, d’une mitrailleuse. Certains centres de la sensibilité ayant été atteints, le jeune officier est en partie paralysé du côté droit, ce dont on ne désespère pas de le guérir. Détail curieux, non pour les praticiens, mais pour les personnes peu versées dans les mystères de la physiologie : c’est par le cerveau, directement, et non par l’intermédiaire du canal auditif, que les bruits et surtout la musique, frappent le blessé. Leur répercussion est plus forte que la normale, ce qui lui cause une sensation désagréable ; aussi apprécie-t-il la paix de ce paradis du silence.


ENTRE CIEL ET TERRE

Péniblement, par un sentier qui me rappelle les rocailleux chemins de Sicile, nos chevaux gravissent la côte où, presque outre ciel et terre, s’élève le sanatorium fondé par S. Exc. le général Popoff, chambellan de Sa Majesté, puis offert à l’Impératrice et placé sous le vocable des grandes-duchesses Olga et Tatiana. La vue s’étend sur toute la baie, domine les forêts de pins, les jardins d’où s’élance le fût pyramidal des cyprès. De l’autre côté du ravin, le palais d’été de l’Emir de Boukhara, bijou mauresque enchâssé dans les verdures, contemple de loin le parc de Massandra, pareil au manteau brodé d’une sultane…

Je ne suis point étonnée que le premier blessé rencontré ici ait été un aviateur. A trop planer on prend la nostalgie de l’espace. Les sanatoria les plus rapprochés des nuages semblent naturellement destinés à nos « oiseaux » blessés.

L’aviation russe, née de la guerre, a déjà créé de remarquables types d’avions et donné des héros. J’ai visité les grands établissemens où se construisent les Illia Mourometz[9], ces géans de l’air, qui sont à l’aéroplane ce que le zeppelin est au dirigeable ; j’ai vu les grands hydravions manœuvrer entre les îles, sur la Neva ; j’ai causé avec des professeurs de l’Ecole d’aviation de Pétrograd et du champ d’expérience de la mer Caspienne. J’étais heureuse et fière de serrer la main à l’aviateur S…, sauvé par miracle, lors de la perte du premier Illia Mourometz.

— Nous sommes tombés d’une hauteur de 600 mètres, me dit S…, et je ne me rappelle rien, sinon un bruit assourdissant, suivi d’un terrible choc. Je suis resté douze jours presque sans connaissance, avec, seulement, de rares momens de lucidité. J’ai eu, d’un côté, dix côtes enfoncées ; de l’autre, deux côtes brisées dont une a perforé le poumon, et, pendant longtemps, j’ai craché le sang. J’ai eu un bras cassé à la hauteur de l’épaule et au coude ; une jambe atteinte au genou, sans compter un nombre incalculable de fractures, de contusions, d’ecchymoses… Tout cela ne serait rien, reprend l’aviateur avec un sourire un peu triste ; mais les nerfs !… ah ! les nerfs !… Je ne dors presque pas.

— Cependant vous êtes bien placé ici, pour recouvrer le calme physique.

— Aussi j’espère m’y mettre bientôt en état de repartir.

— Pour le front ?

— Certes. Les journaux sont remplis des prouesses de nos aviateurs. Comment supporter de rester inactif ?

À ces mots, le visage des blessés qui nous entourent a pris une expression de nostalgie presque farouche. Ces « emparadisés » rêvent à l’enfer d’où ils sont sortis !…

— Que voulez-vous, madame, me dit l’un d’eux, s’il n’y avait pas les morts que pleurent les épouses et les mères, la guerre serait l’état de vie le plus parfait pour l’homme. A la guerre, les facultés se décuplent ; les sensations aussi. Tout ce qu’il y a en nous de meilleur : activité, décision, fermeté, maîtrise des autres et de soi, se développe et entre en jeu. L’égoïsme s’abolit, la mort devient indifférente ou méprisable : le but seul compte. Chacun se sent partie intégrante, — et fortement intégrante ! — d’un tout dont il doit et veut assurer le succès. Ainsi, chacune de ses pensées, chacun de ses actes prend une importance capitale par laquelle sa personnalité s’affirme et s’accroît. La guerre est à la fois le triomphe de l’individu et de la collectivité, de l’obéissance et de l’initiative, toutes choses qui, dans la vie ordinaire, semblent opposées ou du moins incompatibles…

— Et, dit un jeune lieutenant, il y a aussi quelquefois des choses amusantes…

On se récrie :

— Oh ! si V… commence !…

Mais j’insiste :

— Je vous en prie, racontez.

— Rien qu’un petit fait parmi tant d’autres, s’excuse le lieutenant. Une nuit, nous avions fait prisonniers des officiers et des soldats. J’étais de garde. A l’aube, mes hommes remarquent un soldat qui sort des tranchées allemandes et rampe vers eux. Arrivé à moitié chemin, il agite un mouchoir blanc. De l’autre main, il tenait une gamelle fumante. « Que diable est-ce là ? se disent les soldats. Faut-il tirer ou non ? — Comment tirer contre un homme qui n’a pas de fusil et qui agite un mouchoir blanc ? » L’homme s’approche et crie : « Café ! café !… » On n’y comprend rien. Alors on vient m’avertir. Je sais l’allemand ; j’interroge le soldat. Son officier avait été fait prisonnier la veille. Il avait attendu le matin, puis, pensant que les prisonniers n’étaient pas loin, il avait eu l’idée de porter du café à son lieutenant !… Je l’ai fait accompagner jusqu’à l’endroit où étaient cantonnés les prisonniers, et il paraît qu’il n’a été qu’à moitié surpris lorsqu’on l’a invité à y demeurer avec son officier.

J’avoue que j’avais d’abord été touché de cet étrange témoignage d’attachement, puis j’ai pensé que le café n’avait été qu’un prétexte à passer de l’autre côté… et j’ai réservé mon admiration !

— Si jeune et déjà si sceptique !… s’exclame un des blessés en souriant.


LE TÉMOIGNAGE D’HENRY SIENKIEWICZ

Au galop de deux trotteurs, je longe la route, bariolée à souhait, qui va de Livadia au Sanatorium de Massandra où l’on m’a promis une émouvante interview.

Voici que nous croisent deux imposans personnages enturbannés, vêtus de cafetans sombres sur des robes de couleurs tendres, — deux musulmans de la suite de l’Emir de Boukhara dont se voit, à gauche, le palais d’hiver. Un officier à peau basanée, tatare de Crimée ou indigène du Turkestan, passe à cheval, élégant et correct, regardé par les buveuses de thé attablées à la terrasse sur pilotis d’une confiserie de Yalta. L’aimable petite cité balnéaire est en pleine saison et, sans quelques soldats qui se promènent dans le jardin accompagnés par leurs Sœurs de Charité, on y pourrait croire que la guerre est un bluff monstre inventé par les journaux. La mode y est aux châles tatares, rouges, blancs, jaunes, verts, à grosses roses multicolores… On les porte drapés de côté, laissant une épaule libre. Et l’on dirait que les jolies baigneuses de Yalta se sont, par jeu, emparées des plus belles roses, écloses dans les parterres de Massandra ou de Livadia !

Toutes les boutiques sont ouvertes, étalant les tapis persans, les écharpes de soie, les coussins arabes, les petites tables incrustées de nacre et ces exquises babouches, brodées de mille couleurs, que la nonchalance musulmane inventa et qui traînent si languissamment sur le pavé des cours. Devant les boutiques de fruits, des Tatares flânent, pantalons bouffans, veste courte, ceinture de métal ciselé, bonnet conique d’astrakan, au fond orné d’une rondelle d’or.

Des femmes tatares coudoient les Européennes et, sur le quai, les petits ânes excursionnistes trottinent, accompagnés par ces guides aux yeux noirs qui se sont fait, parmi la riche clientèle des hôtels, une si dangereuse réputation de beauté.

Tout au bout du quai, et comme contraste à ces spectacles profanes, s’élève une chapelle orthodoxe. Elle est ouverte ; l’or des icônes et la flamme des cierges brasillent dans l’ombre. Un prêtre officie, et la foule déborde jusque sur la dernière marche. Prières pour la guerre ? Jour de fête ou Te Deum ? Je ne sais… mais la psalmodie nous rejoint sur la route de Massandra, entrecoupée par le son des cloches et le chant rythmé de la mer.

— Nous l’attendions depuis plusieurs jours, mais il n’est arrivé qu’aujourd’hui et il se repose, me répond le docteur à qui je demande des nouvelles du blessé dont on m’a promis l’interview.

Je profite de ce répit pour admirer le confortable tout battant neuf du Sanatorium de Sa Majesté Alexandra Feodorovna ; pour descendre jusqu’à la plage, toute proche ; pour faire une courte promenade dans le parc de Massandra dont la grille s’ouvre, à côté ; et même pour accepter de partager le déjeuner improvisé, offert au colonel de Wiltchkowsky, sous la conduite de qui je visitai, il y a quelques mois, les hôpitaux de Tsarskoié-Sélo, et qui est ici en tournée d’inspection…

Comme nous terminons, on vient m’annoncer que notre malade est disposé à me recevoir. M. Henry Sienkiewicz, neveu de l’illustre auteur de Quo Vadis ? est un jeune officier aux yeux noirs, aux cheveux couleur de châtaigne mûre. Sa longue et douloureuse captivité a laissé sur sa lèvre, qu’une petite moustache ombrage, un sourire triste et comme épuisé.

— Je suis rentré d’Allemagne, me dit-il, après une terrible captivité de quatorze mois ! Blessé de deux balles à la jambe, sous le fort de Touraou, et contusionné à la tête, j’ai été laissé pour mort sur le champ de bataille. Combien d’heures a duré mon évanouissement ? je l’ignore. J’en ai été tiré par une vive douleur au bras. C’était un coup de baïonnette. J’ouvris les yeux et je vis avec horreur des soldats allemands occupés à larder ainsi tous les Russes pour s’assurer qu’il n’y avait pas de blessés oubliés parmi les morts ! Je compris le tragique de ma situation et je souhaitai de mourir. Des brancardiers me relevèrent. Je crus qu’on m’emportait à l’ambulance ; mais on me jeta dans une écurie parmi d’autres blessés. Nous demeurâmes quatre jours dans ce lieu infect, sans soins, sans pansemens, sans nourriture, dévorés de soif et de fièvre, n’ayant avec nous qu’un malheureux infirmier russe impuissant à nous secourir. Plusieurs de mes compagnons moururent de la gangrène dans cette sinistre écurie de Touraou. On ne prit pas la peine d’enlever leurs cadavres. L’air, déjà vicié, devint irrespirable, l’écurie n’étant aérée que par des trous. Nous suffoquions. La nuit passée en compagnie de ces morts nous apportait d’indicibles angoisses… Mon « pansement individuel » heureusement conservé me sauva. J’avais de l’iode, et je l’appliquai sur mes blessures. Enfin, nous fûmes conduits à l’hôpital d’Ostrakno où je demeurai quatre jours encore. Manquant de matériel de pansement et réservant tout ce qu’ils avaient pour les leurs, les Allemands nous traitaient à la morphine. Aussi, presque tous les soldats ou officiers venus d’Allemagne sont aujourd’hui morphinomanes.

« Même à l’hôpital, et dans les premiers mois de la guerre, la nourriture était insuffisante. Plus tard, et surtout dans les camps, elle devint infecte. Les hommes mouraient littéralement de faim. Tout ce qu’on a pu ou qu’on pourra vous dire à ce sujet est au-dessous de la vérité. Mais, de tous les prisonniers, les plus à plaindre étaient les pauvres moujiks russes, ceux dont la femme ne sait, le plus souvent, ni lire ni écrire et dont les villages sont disséminés dans les immenses steppes de l’Est ! Jamais une lettre, jamais un paquet à leur adresse. Leur maigre portion dévorée, la faim continuait à leur torturer les entrailles. Ils se ruaient sur les débris les plus répugnans. Et que n’ont pas fait les Allemands pour leur enlever la confiance dans le succès de leur patrie ?… Quels que soient sa résignation, son pardon des offenses, sa foi naïve, le paysan russe se souviendra longtemps des geôles allemandes pour les maudire… Est-ce qu’un Dante ne surgira pas parmi nous, pour décrire et stigmatiser les supplices de cet autre Enfer ?…

M. Henry Sienkiewicz se tut, la gorge serrée par l’émotion. La baie vitrée, grande ouverte, encadrait le splendide paysage criméen. Comment accorder un regard à ces spectacles de joie tandis que, là-bas, des hommes, nos amis ou nos frères, lèvent vers le ciel des visages que l’œil même des mères ne reconnaîtrait plus ?…

— J’ai vécu quatre semaines parmi les fous, reprend M. Henry Sienkiewicz, et je les ai enviés de vivre, à notre époque de cauchemar, dans un monde créé par leurs rêves. Cependant, la promiscuité de ces démons fut pour mes nerfs une terrible épreuve. Ayant refusé d’enlever mes épaulettes, — il n’y a pas d’avanies, de blessures d’amour-propre qui ne soient infligées à nos officiers prisonniers ! — je fus envoyé dans un camp de soldats. Les punitions corporelles y sévissaient avec une inflexible rigueur, causant de nouveaux et parfois irréparables ravages dans les organismes affaiblis.

« De transbordement en transbordement, je finis par être évacué sur l’hôpital de Stralsund, où le traitement était un peu meilleur. Il se faisait temps ! J’étais à bout de résistance physique. J’ai connu à Stralsund des officiers français ; leur société me fut un grand allégement moral : nous nous entendions à merveille et nous établîmes entre nous une forte solidarité. C’est ainsi que les Allemands nous ayant ordonné de saluer leurs sous-officiers, nous refusâmes d’un commun accord. Cela nous valut une mise aux arrêts de quinze jours. L’officier Carbonel, de Marseille, chercha à s’évader en faisant un trou dans le mur. Le secret fut bien gardé, et l’officier faillit réussir. Malheureusement, il se cassa la jambe dans sa chute, fut repris et condamné à trois mois de prison.

« Mais ce que j’ai vu de près et qui parait incroyable, c’est le traitement infligé à mon camarade, le capitaine Fomine. Blessé de quatorze blessures, à peine pansé et souffrant horriblement pendant son transport en wagon, il ne pouvait retenir ses cris. Une brute s’approcha, le prit à bras le corps et le jeta du train en marche !… Par miracle, Fomine ne fut pas tué. Il roula du remblai sur la route où les passans, reconnaissant un Russe, lui crièrent des injures, lui jetèrent des pierres et lui donnèrent des coups. Un pauvre paysan, — puisse Dieu le reconnaître parmi les siens ! — mit fin à cette passion douloureuse. Il ramassa le blessé et lui sauva la vie. » Depuis un moment, M. Henry Sienkiewicz passe et repasse sa main sur son front. Je devine que l’évocation de ces souvenirs lui est pénible ; j’arrête là cette interview.

— J’éprouve, avoue le jeune officier, des souffrances parfois intolérables à suivre longtemps la même idée. Mais le plus terrible, ce sont les insomnies et les cauchemars. Je revis pendant mon sommeil ma vie d’Allemagne : ces nuits empoisonnent mes jours.


Je ne puis quitter M. Henry Sienkiewicz, sans rappeler la personnalité du grand écrivain polonais dont il porte le nom et le prénom et qui, à cette date, était encore vivant.

— Mon oncle est à Paris, dit le jeune homme. La France est sa seconde patrie. Pendant des mois, j’ai dû le laisser sans nouvelles précises. A l’heure actuelle, il n’ignore plus rien de ce que j’ai souffert.

Puis, se tournant vers une femme vêtue de noir, qui avait assisté à notre entretien, et dont le mari est mort de la gangrène dans une prison d’Allemagne :

— Voilà, ajoute-t-il, celle qui, pendant ma captivité, a remplacé la mère que j’ai perdue. Pendant des mois, comme vos marraines de France, elle m’a écrit, sans me connaître, et m’a fait parvenir ces petits paquets qui sont d’un si grand secours matériel et moral aux prisonniers. Je lui dois en partie de n’avoir jamais désespéré de l’avenir.

— Et moi, remarque l’épouse en deuil, je dois à cet enfant, qui m’est aujourd’hui cher comme un fils, de n’avoir pas succombé sous le poids de la douleur.

Puissance éternellement vraie de la charité et de l’amour !


L’HOMME PROPOSE…

« Peut-être, me dit quelqu’un, serait-il intéressant pour vous de compléter votre enquête en Crimée par une visite au Sanatorium impérial de Koutchouk-Lambatt, uniquement occupé par des soldats. C’est un peu loin, mais avec un bon auto… »

Pourquoi pas ? Et je décide de m’y rendre le surlendemain. Mais l’homme propose et Dieu dispose. Le soir même de ma visite à M. Henry Sienkiewicz, je tombais malade. Sa Majesté, avertie, a fait télégraphier pour que je reçoive ici tous les soins que mon état exigera. Les Sœurs ont transporté dans ma chambre leur état-major général… Convalescence, rechute et encore convalescence. Juillet et une partie d’août se sont écoulés en ces peu agréables alternances.) Sœur Emilianova et Sœur Onkoyeva ont regagné leurs hôpitaux ; d’autres sont venues qui ont pris auprès de moi leur rôle d’assistance fraternelle… Et voici que j’ai une rivale dans les attentions de mes gardes-malades : une sœur de charité russe, très souffrante des suites d’une grave maladie contractée sur le front. Je l’ai vue arriver en voiture, son jeune visage pâle et rond strictement enserré dans la kassincka blanche, une médaille de Saint-Georges sur la poitrine. Elle a un joli nom : Nadiejda-Ivanovna. et Nadiejda, en russe, veut dire : Espérance. Nous nous visitons parfois, de chambre à chambre, et les Sœurs partagent entre nous leurs assiduités.

Août s’achève. En France, où nous devançons de treize jours le calendrier russe, c’est déjà septembre, le mois des feuilles dorées, des oiseaux de passage, des panerées de fruits et des raisins mûrs ! Hélas ! ces joies de la terre féconde ont perdu pour nous le meilleur de leur sens. Toute vie est devenue grave, austère et silencieuse. La chanson des moissonneurs et des vendangeuses est remplacée par celle des obus et des balles à qui, d’un bout à l’autre de l’Europe, la voix des usines répond. Moins heureux que jadis, nous nous sentons cependant un cœur plus riche. C’est que, comme nos granges et nos celliers ploient à l’automne sous les richesses de la terre, nos âmes débordent de richesses morales accumulées. Nos sacrifices, nos dévouemens, nos abnégations, l’héroïsme de nos soldats : quelles belles moissons, quelles précieuses vendanges où puiseront longtemps encore les générations de l’avenir !


CARNET DE SŒUR NADIEJDA-1VANOVNA

J’ai prié Nadiejda-Ivanovna de me raconter pour la Revue des Deux Mondes ses souvenirs du front. Timofée, le domestique, a roulé nos fauteuils de convalescentes sur les terrasses du Svitsky Dorn. Nous y passons de longues heures, en face de l’été mûrissant. Comme tout a changé depuis trois mois ! Le parc a revêtu une parure en harmonie avec la saison. De pimpant et coquet, il s’est fait somptueux. Le rouge et l’or y dominent. Les violets sombres y mêlent à la pourpre leur noie épiscopale. C’est un poème de splendeur !… Autour du palais éclate une fanfare dont la gamme va des dahlias grenats au cœur d’or jusqu’au rose aigu des « fleurs de corail, » en passant par le médium ardent des géraniums et la dominante des orgueilleuses « crêtes de coq. » On croirait entendre les trompettes guerrières célébrant les victoires des Alliés, des bords de la Somme à ceux de l’Isonzo et du Stokhod… Mais, tandis que l’a jeune Sœur de Charité russe parle, en feuilletant son Carnet de guerre, il m’arrive de fermer brusquement les yeux, à cause de tout ce rouge, — pareil à des flaques de sang répandu.

Cependant, les heures qu’a vécues Nadiejda-Ivanovna Rglitskaïa étant parmi les plus émouvantes et les plus tragiques de cette guerre, nous avons fait taire, l’une et l’autre, notre sensibilité trop aiguë de convalescentes pour en consigner ici le souvenir.


Les derniers jours de Vilna (fin juillet 1915).

Enfin, je pars pour le front. Il y a longtemps que je le désirais. Notre Starché Sistra (Sœur directrice) vient de m’en apporter la nouvelle et, tout de suite, je cours l’annoncer à mes deux amies : Mlles Viriofkine.

Surprise : elles partent avec moi ! La ville de Vilna a formé une ambulance à laquelle nous serons attachées. Le commandant, un prêtre, deux docteurs, deux assistans, cinq Sœurs et quelques sanitaires (infirmiers) en composent le personnel. Au premier moment de libre, je monte pour préparer mon menu bagage : quatre kassinckas (voiles) blanches, deux noires pour l’hiver, de bonnes chaussures, une robe de rechange, ma veste de cuir, enfin l’indispensable. Il y a longtemps que mes vingt-quatre ans ont mis de côté toute espèce de coquetterie.


C’est aujourd’hui que nous partons. Je suis plus remuée que je ne l’aurais cru. Comme mon hôpital m’est cher ! C’est le premier, le seul où j’ai travaillé jusqu’ici. J’ai assisté à sa fondation et tous mes souvenirs de guerre s’y rattachent. J’y ai fait mes études d’ambulancière aux côtés de mes deux amies et sous la direction de leur mère, Mme Viriofkine, femme du gouverneur de Vilna. Je me rappelle la visite de l’Empereur qui, de sa propre main, nous distribua nos croix rouges. C’était la première fois, nous dit-il, qu’il avait l’occasion de remplir ce rôle. Aussi on le devinait très ému, presque timide, — vous savez, de cette timidité jolie qui s’allie en lui à la majesté et qui lui va si bien ! L’Impératrice vint nous voir à son tour. Il n’est pas un coin de Russie où sa réputation de bonté n’ait pénétré. Partout où elle passe, son sourire fait de la lumière. Nos soldats étaient avides de sa présence. Et, bien longtemps après son départ, nous la sentions encore parmi nous.

Des mois ont passé. J’ai vu arriver bien des blessés, repartir bien des guéris, j’ai assisté bien des mourans… Entre ces murs blancs, je me suis fait une âme nouvelle. Il y a loin de la Nadine vive, enjouée, même un peu ironique d’autrefois, à la Sœur Nadiejda-Ivanovna d’aujourd’hui. Certes, j’ai encore de la gaieté dans l’âme, mais elle ne sert plus qu’à alimenter ce courage tranquille cette égalité d’humeur que nos fonctions exigent. Comment n’aimerais-je pas mes blessés ? Je leur dois l’acquisition de richesses morales que mon insouciante adolescence ne soupçonnait point.

Il est bien cruel de s’arracher à eux. Quelques-uns me semblent adhérer à mon cœur. Ce sont les plus isolés, les plus malheureux, les plus souffrans. Celui-ci, par exemple, à droite de la salle : il a une main amputée, l’autre à demi paralysée et, chaque fois qu’il veut quelque chose, ses yeux cherchent les miens avec une tendre et muette imploration. Il y a aussi cet autre, là-bas, si gravement atteint qu’on n’ose pas encore espérer l’arracher à la mort.

Allons, Nadine, courage. Tu quittes ces êtres que tu appris à aimer, mais c’est pour aller au-devant d’autres plus meurtris encore, et qui, du champ de bataille où ils sont tombés, attendent peut-être, à cette heure, tes bras pour les relever, tes mains pour panser leurs blessures, tes paroles pour réconforter leurs âmes…

Et je suis partie sans me retourner, en écrasant les larmes qui s’obstinaient à monter à mes yeux !…


La grande place de Vilna. Au centre, une table, entourée d’icônes et sur laquelle sont posés la Croix et l’Evangile. Face à la table, en ligne et attelées, nos voitures de la Croix-Rouge, avec le personnel de l’ambulance groupé tout auprès. Le prêtre dit les prières, puis nous bénit. Une grande foule curieuse nous entoure. Notre ambulance est la première que la ville de Vilna envoie sur le front. L’émotion est grande ; plus encore parmi ceux qui restent. On se demande ce que nous allons trouver là-bas… Varsovie est prise[10] ; les Allemands avancent ; les nouvelles empirent chaque jour. Vilna regorge de réfugiés, sans pain et sans gîte, et chacun se demande si ce ne sera pas bientôt son tour de partir. Pour se rassurer, on se dit qu’après tout, notre plan primitif ne comportait pas la défense de la Pologne, stratégiquement dangereuse ; que notre vraie ligne de défense nous reste, de Kovno à Brest-Litowsk. Tiendra-t-elle ? Nos troupes ont du courage à revendre, mais les cartouchières sont légères et les caissons presque vides…

Août. — Voilà une semaine que nous rôdons autour de Vilna, attendant l’ordre d’aller au front… Le front ? Y a-t-il un front en Pologne en ce moment ? Un front, c’est-à-dire une ligne inflexible que l’ennemi ne peut dépasser. Hélas ! depuis Varsovie, le front est partout et nulle part. Nous voulions aller vers lui, et j’ai bien peur que ce ne soit lui qui vienne à nous !…


C’est fait. Notre sortie de Vilna n’aura été qu’un faux départ. Hier, nous venions à peine de nous installer dans une propriété abandonnée, à quelques verstes de la ville, lorsqu’on vint nous avertir de l’approche des éclaireurs allemands. Bousculade rapide ; ordre d’atteler les voitures… et nous voilà repartis en hâte, dans la direction de Vilna. Quelle déception !


D’heure en heure, la situation devient plus alarmante… La canonnade se rapproche… Les éclaireurs allemands sont partout… Les habitans fuient précipitamment vers l’Est… La débandade est épouvantable. Les trains ne peuvent suffire aux départs. La rue ressemble à un fleuve qui charrierait, mêlés et confondus, hommes, femmes, enfans, meubles, bétail, tous les débris d’une inondation formidable… Cris, pleurs, et, ce qui est pire, parfois un lugubre silence… Les troupes se préparent à défendre Vilna.

Nous partons pour les tranchées. Notre ambulance est attachée à une division pour le temps que durera la défense de Vilna. Nous sommes en plein centre d’action. Tous les jours canonnade, aéroplanes… Cinq à six cents blessés nous arrivent journellement. On mange à la hâte, on dort à la hâte, on ne s’inquiète même plus du sort des batailles : seuls comptent la minute présente et l’accomplissement ponctuel du devoir. Et moi, qui craignais de trop m’attendrir ! On n’en a pas le temps. La sensibilité s’émousse un peu, mais on y gagne une certitude de main, une promptitude d’exécution plus précieuses pour le blessé qu’un apitoiement dont il n’a pas besoin. Les pluies ont commencé. La situation de nos troupes en est rendue plus difficile, et la nôtre plus pénible.


Les Allemands sont entrés dans Kovno.

Les soldats échappés de la ville viennent de passer près de nous. Figures bouleversées, yeux hagards comme au sortir d’une grande épouvante… Nous avons essayé d’en tirer quelques mots au passage : ils répondent à peine, par monosyllabes, ayant hâte, semble-t-il, d’échapper à ceux qui les regardent, de ne plus rien entendre, de ne plus rien voir… Quelqu’un en a pris un cliché… Quel document pour l’avenir !…


Septembre. — Ce matin, à cinq heures, brusque réveil. Il faut reculer. Les Allemands sont tout près. L’héroïsme de nos troupes n’aura pas sauvé Vilna. Après la prise de Kovno, c’était prévu.


Vilna (quatre heures avant l’entrée des Allemands dans la ville). — Quel retour dans la ville déserte !… Des rues vides ; plus de militaires, plus de police : des magasins fermés et des volets clos… Çà et là, quelques figures de juifs apeurés. Notre passage bruyant épouvante les chats, déjà habitués au silence. Quelques-uns traversent la rue en une fuite folle ; d’autres, placidement assis sur les fenêtres ou au seuil des maisons, dans les faubourgs, nous regardent passer. Leurs yeux énigmatiques me donnent le frisson. On dirait qu’ils savent… et nous trahissent… On voit errer de pauvres chiens perdus !… Qu’est devenue la coquette et brillante Vilna, si gaie, si pleine de vie ? Déserte la maison du gouverneur où j’ai passé, avant la guerre, de si bonnes heures ! Fermées les aristocratiques demeures polonaises, ornement de la Cité ! Vides les villas, les maisons de plaisance, les riches domaines qui forment à Vilna une brillante couronne ! Evacué notre hôpital avec mes chers blessés !… Et les Allemands sont sur nos talons. Dans quelques heures, leurs pas lourds martelleront ce pavé. Des ordres, des cris, tous les bruits qu’entraîne après soi une armée brutalement conquérante empliront la ville silencieuse. Puis, ce sera la ruée vers les maisons, l’éventrement des portes que personne n’est là pour ouvrir, le pillage, la dévastation, le viol de ces demeures où dort un long passé et dont les façades m’émeuvent comme des visages de mortes !…


Avec l’ennemi sur nos pas.

Nous marchons depuis dix-sept jours, le plus souvent à cheval. Les chemins sont encombrés de fuyards, retardés par les impedimenta qu’ils s’obstinent à traîner après eux. Ce n’est plus une foule, c’est une horde. Dès qu’ils n’entendent plus le canon, ils se croient sauvés et — si las ! — s’arrêtent pour se reposer un peu. Les routes, les champs, les forêts sont criblés des traces de leur passage : feux éteints et débris épars. Quelques-uns de ces pauvres gens, épuisés, laissent partir le gros de la troupe, refusent d’aller plus loin, improvisent des campemens… Nous les molestons au passage. Les Allemands sont là, derrière nous : il faut fuir, fuir encore, fuir plus loin… Alors ils se lèvent, rechargent sur leurs misérables épaules le fardeau trop lourd et repartent : femmes hagardes, enfans qui pleurent, vieillards courbés et dolens, juifs au visage pâle, quelques-uns aux boucles emmêlées, aux lévites crasseuses : cohue sans nom que de nouvelles recrues viennent grossir à chaque village rencontré. — Des bandes de corbeaux volent sur nos têtes en croassant.

Nous serrons nos troupes de près, ayant soin d’éviter les patrouilles allemandes. L’armée russe se retire en bon ordre, en harcelant l’ennemi… Arrêt pour les engagemens, plus ou moins importans, mais toujours acharnés… Pansement rapide des blessés… Parfois une halte pour faire reposer nos chevaux. On couche dans les khaloupas (chaumières polonaises), enfermés dans des sacs de couchage, au milieu des soldats et des paysans. On mange au kotiol (gamelle) et on se lave quand on peut !… D’autres fois, on passe la nuit dans des maisons abandonnées, gardées par de maigres chiens hurlans. Souvent aussi, on dort en plein air, sur la terre déjà humide. Nuits affreuses : les fusées éclairantes rayent le ciel ; les chiens épouvantés hurlent ; les corbeaux réveillés s’envolent avec des croassemens. On est sur un continuel qui-vive, à cause des surprises possibles. Les nerfs sont tendus jusqu’à l’exaspération ; néanmoins, on conserve un calme apparent.

Nous venons d’arriver à la station de Gondagaïe, après avoir échappé par miracle à une poursuite allemande. Ordre de s’arrêter ici. Installation rapide de notre ambulance. De grandes batailles se livrent dans les environs. A la gare et tout autour, quel spectacle ! On marche sur les blessés et les mourans. Il y en a partout : sur les banquettes, sur le parquet, et dehors, le long du quai. Les moins gravement atteints se sont tassés dans les coins et nous regardent, silencieux. Ils savent que le droit de préséance appartient aux autres. La gare est pleine de gémissemens, que traverse parfois un cri aigu. Un pauvre petit soldat de moins de vingt ans soutient, de la main gauche, sa main droite à demi arrachée !… Un autre, plus âgé, assis par terre, le des appuyé au mur, les yeux fermés, si pâle qu’on le dirait déjà mort, avec une large tache rouge au côté, route incessamment sa tête contre la muraille en répétant toujours le même mot : « Bogé moï ! Bogé moi !  » (Mon Dieu ! oh ! mon Dieu ! ) Visions affreuses !… A peine a-t-on le temps de s’y arrêter. D’autres blessés arrivent ; mais l’horreur est si intense que rien n’y peut plus ajouter… Et sur tout cela une incessante canonnade, car le champ de bataille n’est pas loin… En dix-huit heures nous avons reçu, pansé et évacué 1 800 blessés !

Tout à coup, rumeurs… On vient nous avertir de l’Etat-major que la station qui précède Gondagaïe est déjà occupée par les soldats allemands… Tout le monde s’agite. Le nombre des fuyards qui encombraient les abords de la station, et la station même, augmente de minute en minute. Le dernier train est sous pression. Les blessés affolés se traînent vers nous, quelques-uns rampant sur leurs mains déchirées, sur leurs moignons sanglans. Il y a une minute de terrible affolement. Il faut presque se battre avec les réfugiés pour les empêcher de prendre d’assaut les places réservées à nos blessés. Bousculade, coups de poing, enfans piétines, cris des mères, désespoir furieux de ceux qui, plus faibles ou moins agiles, n’ont pu s’accrocher au convoi : l’instinct de conservation exaspéré jusqu’au crime ; la lutte pour la vie dans toute sa hideur !… Le train part, avec des grappes humaines suspendues à tout ce qui fait tant soit peu saillie. Combien de ces malheureux, les mains raidies, les bras épuisés, tomberont sur les rails et y resteront sans secours ? On refuse d’y penser… Une longue file de véhicules s’ébranle sur la route. Des chevaux, affamés, harassés, s’effondrent entre les brancards, remis debout à grand renfort d’injures et de coups de fouet… Tout ce qui n’a pu s’accrocher au train suit, à pied…


Nous avons recueilli, dans nos voitures déjà bondées, les derniers blessés. Au moment où nous nous disposons à partir, une jeune fille court vers nous. Elle porte un petit paquet, noué dans un linge blanc. Elle parle très vite, la poitrine secouée de sanglots, nous supplie de l’emmener. Son père a été pris par l’ennemi ; sa mère, malade, est morte sur la route ; elle-même tremble de tomber entre les mains des Allemands. Le chef de l’ambulance, attendri, cède : « Allons, celle-là encore, et filons ! » Eperdue de gratitude, elle fait des signes de croix, nous baise les mains. « Non, non, pas d’effusion ; on n’a pas le temps ! »

Une voix crie : « La gare va sauter ! » Nous fouettons désespérément nos chevaux qui s’enlèvent, cabrés… Nous n’avions pas fait cinq cents mètres qu’une formidable explosion nous apprend que « tout est accompli ! »

Le soir du même jour. — Tout est en feu. Gondagaïe brûle derrière nous. D’autres villages allument à l’horizon leur torche sanglante. Nous fuyons à la lueur de ces incendies. Spectacle terrible et grandiose ! Le canon tonne, incessamment. Les fusées éclairantes déchirent le ciel. Sur ce fond de feu, tantôt traversé par des colonnes de fumée qui l’assombrissent, tantôt rouge comme un coucher de soleil incandescent, ou comme une invraisemblable aurore boréale, des silhouettes noires se profilent : télègues en longue file, fourgons militaires, canons, caissons, convois de blessés… Et les charrettes paysannes, pyramides branlantes d’objets entassés que leur ombre précède et agrandit ; et les cavaliers qui traversent la plaine au galop, pareils à des bronzes animés ; et les groupes de piétons, noires taches mouvantes d’où un geste, bizarrement amplifié, se détache soudain ; et les traînards, les isolés, ombres falotes et misérables, jetées par le Destin au milieu d’une des scènes les plus tragiques du drame éternel de l’humanité.

Une estafette vient d’arriver : il nous reste bien peu d’espoir d’échapper à l’étreinte allemande. Nous sommes entourés. Cinq verstes seulement restent libres ; et il faut que toute une armée avec ses canons, ses malades, ses bagages, ses convois, s’engouffre à travers cet étroit espace. Nos nerfs sont surexcités jusqu’à la folie ; mais on se tient… Et l’on recule, on recule toujours !… Au bout de 45 verstes, nous arrivons dans une propriété abandonnée. Il n’y reste qu’une vieille femme, un vieil homme et un vieux chien. Certains de mourir en route, ils se sont refusés à quitter leur dernier abri. Notre présence leur apporte une dernière joie. Ils nous ouvrent les chambres, nous offrent de leurs mains tremblantes tout ce qui leur reste. Le vieux chien les accompagne, nous rendant à sa manière les devoirs de l’hospitalité. Nous passerons la nuit, tous ensemble, dans la grande salle, en bas. Comment dormir, alors qu’à chaque instant on peut s’attendre à voir la porte s’ouvrir sous la poussée des bottes allemandes ?…

Dès que nous sommes réunis, le commandant nous distribue des billets d’identité, en français. En cas de capture, ils justifieront de notre qualité de Sœurs de la Croix-Rouge. Moment d’émotion. Mon regard cherche celui de mes amies, Mlles Viriofkine. Et, tout de suite, je les devine fermes et assurées, comme moi. Se laisser abattre ? Avoir peur ? Ah ! non, par exemple ! On verra bien… Au beau milieu de cette scène pathétique, un chant s’élève :

— Qui chante, grand Dieu ?…

Un des aides du docteur a découvert, je ne sais où, un gramophone et en a mis la manivelle en mouvement. Quelle heureuse inspiration ! Nos nerfs se détendent peu à peu, et c’est en écoutant les airs favoris de Chaliapine, de Vialtsqva et de Smirnoff de Moscou, que nous attendons les Allemands… ou le jour.

C’est le jour qui arrive !… Un matin calme dans la grande paix du paysage. Nous hélons des cavaliers qui passent : les Allemands ont été repoussés, la brèche ouverte s’est élargie, donnant passage à l’armée tout entière nous sommes sauvés ! On danse, on s’embrasse, on est un peu fou… Les vieux en ont pleuré de joie !…


A travers le champ de bataille.

Octobre. — Grand succès de nos troupes, aux environs du lac Narotch. Ordre est donné à l’ambulance de rallier le gros de l’armée. La route est libre d’ennemis, mais encombrée de tout ce qui jonche les abords des champs de bataille. Nous avançons lentement, au milieu de caissons abandonnés, d’armes jetées, de bidons perdus. Des chevaux morts gisent sur le flanc, les quatre pieds en l’air. Des nuées de corbeaux s’envolent, puis se reposent, un peu plus loin. D’autres chevaux, blessés, tournent vers nous des yeux presque humains… Il en rôde aussi, sur la route ou dans les champs, indemnes, mais qui hennissent la faim. Nous en prenons plusieurs, dont les harnais portent l’écusson de Guillaume II.

A mesure que nous avançons, le spectacle se fait plus poignant. Le terrain, couvert de débris de mitraille est bouleversé par l’artillerie. On s’est battu partout. Aucun abri naturel sur ce sol plat, sans arbres, où un chat même ne se glisserait pas sans être aperçu. Et, pour comble, le piège des marécages, presque partout tendu. La température n’est pas assez basse pour les rendre praticables et la glace légère, formée le matin à leur surface, n’est qu’un traquenard de plus. Il est vrai que le danger est pire encore pour les Allemands, moins familiarisés que nous avec ces traîtrises du sol… Voici des tranchées, creusées à la hâte, partout où la poursuite de l’ennemi a permis à nos troupes de s’accrocher… On n’a pas eu le temps de relever les morts. L’un d’eux, assis dans la tranchée, les yeux grands ouverts, l’air égaré, a son fusil posé à côté de lui. On dirait qu’il me regarde et veut me dire quelque chose qui ne vient pas… Un autre, tombé, est mort en faisant le signe de la croix. Il a encore le bras levé, le coude en angle aigu et les trois doigts de la main droite rapprochés et à mi-chemin du front. Un troisième, avant de mourir, a jeté une lettre à côté de lui Dernier geste de confiance, et combien touchant ! La lettre était ouverte, nous n’avons pu résister au désir de la lire, pieusement, comme la dernière pensée de l’un des nôtres.


« Ma chère femme,

« Quand tu recevras cette lettre, je serai mort, tué par la main cruelle des Allemands. Je t’aime beaucoup, et je m’inquiète beaucoup pour toi. Je t’en supplie, ne te chagrine pas trop de ma mort, parce que, si tu mourais aussi, nos pauvres petits resteraient orphelins. J’avais espéré revenir, mais Dieu en a décidé autrement. Ne quitte pas la maison, veille sur les champs et sur notre part de forêt. J’embrasse les enfans et je te bénis au nom de Dieu.


« TATIENNKA (le petit père). »


L’adresse était mise et nous avons jeté la lettre à la première poste, afin d’accomplir le vœu du mourant.

L’une après l’autre nous vidons toutes les poches, nous ramassons l’argent, les papiers écrits et nous remettons le tout au commandant de l’ambulance. Ce devoir rempli, les sanitaires viennent enterrer les morts, une centaine, pour lesquels on a creusé une fosse près d’une église en ruines dont je ne sais plus le nom,


Au village de Slabada.

Octobre. — Enfin, la retraite est terminée ; nos troupes se sont retranchées et fortifiées ; la guerre de positions commence. L’hiver est proche. Déjà il a neigé et, le matin, la terre est dure. Mieux vaut cela que les horribles boues dans lesquelles nous pataugeons depuis deux mois !

Notre division, — quatre régimens d’infanterie, une brigade d’artillerie et une sotnia de cosaques, — s’est installée au village de Slabada. L’état-major occupe la plus grande isba. L’ambulance est installée tout près, mais un peu à l’écart. Entre le village et la forêt, les soldats ont établi leur camp, creusé leurs zimliankas (abris), disposé leurs cuisines de campagne, improvisé des écuries pour leurs chevaux…

Le nombre des blessés diminue. Nous n’en recevons plus que cinq ou six par jour, ce qui nous fait de longs loisirs que nous consacrons aux réfugiés. Leur détresse est navrante. Ils sont cachés dans les forêts, presque sans vêtemens et sans nourriture ! Nous avons créé pour eux un petit poste où tous les jours nous leur distribuons la soupe et le pain. La nouvelle s’est communiquée de proche en proche et, à l’heure dite, on voit s’avancer à travers les sapins une cohue étrange et bigarrée d’êtres de tout âge, munis des ustensiles les plus divers : pots, bidons, marmites et quelquefois, hélas ! boîtes de conserves vides, car la misère a aussi ses degrés !… Nous en assistons plus de sept cents chaque jour.

Nous ne sommes qu’à deux verstes des positions, par conséquent en plein sur la ligne de feu. Il ne se passe pas de jour où les Allemands ne tirent sur le village. Leur tir, en arrosage, commence à une heure et finit à quatre ; mais, peu précis, il atteint rarement son but. Les obus tombent le plus souvent autour du village ou près d’une petite agglomération de maisons occupées par des soldats.

Tout près de l’ambulance s’étend un petit bois que nous prenons presque chaque jour pour but de promenade. Au courant des habitudes de l’ennemi, nous partons de bonne heure, afin d’être de retour avant l’arrosage quotidien. Quelquefois, cependant, on s’oublie… Tout à coup, un grand bruit déchire l’air : c’est un obus… On rentre vite, en courant, à l’ambulance où nous avons la naïveté de nous croire à l’abri… Les Allemands ont eu tôt fait de nous débarrasser de nos illusions. Il y a quelques jours, ils nous ont pris pour cible. Shrapnells, obus, tombaient autour de nous. Quelques soldats ont couru se réfugier dans la forêt, mais aucune de nous n’a abandonné son poste d’honneur auprès des blessés. Heureusement, personne n’a été atteint.


Noël au front.

Décembre. — Nous avons traversé Vileïka, tragique dans la désolation de ses maisons incendiées, et nous sommes à 15 verstes en avant, à B…, avec notre division. Le petit village de B…, qui fut peut-être heureux et riant, n’est maintenant qu’une pauvre chose morte : débris, cendre et poussière ! Il n’y a que le cimetière qui semble vivant, à cause de ses croix neuves !… Dès notre arrivée, nos soldats ont aménagé la place, installé le camp, creusé des zimliankas et, pour les consolider, coupé des arbres dans la plus proche forêt. C’est une navette ininterrompue d’hommes qui partent, la hache à la ceinture, et reviennent traînant après eux les branches de sapin dont les fines aiguilles balaient la neige et des fûts entiers de bouleaux, à l’écorce lisse et blanche qui s’écaille et brunit par endroits. Autour des feux allumés, les Cosaques s’assemblent pour chanter leurs chansons guerrières, que termine souvent un cri aigu comme un coup de poignard : « You ! » Vers le soir, les files de traîneaux arrivent, apportant le ravitaillement. A certaines heures, le camp et ses alentours dégagent une poésie intense et pénétrante : soir qui tombe, plaine immense, forêt estompée de bleu ou emmantelée de blanc, soldats qui rentrent un à un ou par groupes, files de traîneaux étrangement silhouettées dans le soir et, parmi les bruits qui s’apaisent, une voix, mélancolisée par l’éloignement : celle de quelque accordéon que, du fond de sa zimlianka, un soldat en mal du pays fait pleurer…

A défaut de maison, toute l’ambulance, malades, sœurs, sanitaires, s’est installée dans des zimliankas. Nous formons une petite cité souterraine, à une seule rue, dont les toits presque à ras du sol et cachés sous la neige laissent échapper de minces filets de fumée bleue. Peu de blessés et, comme à Slabada, nous donnons une partie de notre temps aux réfugiés. L’hiver aggrave l’horreur de leur situation. Ils grouillent dans des trous couverts de branchages, se terrent dans la forêt où ils grelottent sous des tentes faites de chiffons innommables, ou autour de feux dont le bois mouillé brûle mal. Pour comble d’infortune, la petite vérole et la fièvre typhoïde sévissent parmi eux. Mangeant au même kotiol, dormant pêle-mêle, ils se contaminent a qui mieux mieux, et il faut organiser de véritables battues pour les obliger à se présenter à la vaccination.

Noël approche. On prépare des arbres de Noël : à l’ambulance, pour les blessés ; à la division, pour les soldats ; au poste de secours, pour les réfugiés et jusque dans les tranchées, là-bas, pour les combattans… Tout le camp est en émoi, car on sait qu’il y aura un cadeau pour chacun. Nos soldats se sont disputé l’honneur de choisir et de couper dans la forêt les plus beaux sapins, aux branches les plus fournies et aux aiguillettes les plus vertes.

Nous avons fait assaut d’émulation, — et d’habileté stratégique ! — pour obtenir ou confectionner les objets destinés à orner nos arbres : bougies, fleurs en papier, cartons-surprises… Nos zimliankas présentent l’aspect de bazars souterrains ; on dirait un village tatare dont chaque maison serait une boutique. Les vêtemens de laine : jupes, tricots, fichus, manteaux, — destinés aux petits, mais qui feront pleurer de joie les mères, — s’entassent dans un coin ; les bas, les souliers, les chaussons montent à l’assaut du banc ou en débordent en vagues plongeantes ; sur le lit de camp s’étalent les pipes, les briquets, les porte-monnaie pour nos soldats. Çà et là, les roses en papier mettent leur note un peu prétentieuse de petit jardin artificiel. Il y a en plus, chez moi, une lanterne vénitienne, toute ronde, ventre de poussah ceinturé de rouge, de jaune et de bleu. Cette trouvaille me vaut un gros succès :

— Vous savez que Nadiejda a déniché une lanterne vénitienne pour le sapin des réfugiés ?…

Ma zimlianka ne désemplit pas !

Le grand jour est arrivé ; la veille, le prêtre a célébré l’office nocturne, nous avons chanté les hymnes, et, le jour de Noël, on a festoyé dans les zimliankas. Après la soupe, copieuse, additionnée de quelques douceurs, nous avons pu réunir nos réfugiés autour de l’arbre pesamment chargé et leur distribuer nos cadeaux sans être inquiétés par la canonnade… Les mères nous ont baisé les mains en pleurant, et les enfans sont partis en serrant leur paquet entre leurs petits bras… Il y a eu aujourd’hui, pour tous, un peu de joie et un peu d’oubli…

Janvier 1916. — Nous avons « rencontré » la nouvelle année, à quatre verstes de B…, dans une petite ferme que notre général de division occupe avec son état-major. La soirée, commencée par les prières rituelles, s’est continuée par un dîner fort animé. Les nouvelles sont bonnes, l’ennemi est cloué sur ses positions pour de longs mois et, si quelqu’un avance avant le printemps, ce ne sera pas lui… Après le dîner, chants, balalaïka, souhaits, puis le départ dans la nuit noire, mais que la neige tombée fait blanche sous nos pas…

Le général est venu à B… Il nous apporte des médailles de Saint-Georges, récompense de notre attitude pendant le bombardement de notre hôpital à Slabada. Joie d’enfans ! On s’embrasse, on est ému ; plus ému, ma foi, qu’on ne l’était sous les bombes allemandes ! »


Ainsi parlait la « Sœur de charité du temps de guerre » Nadiejda-lvanovna Rglilskaïa, tandis que les hydroplanes, rasant de près les eaux de la Mer-Noire, vérifiaient la stabilité des mines ; que le bateau-sentinelle veillait, prêt à signaler le moindre périscope à l’horizon ; ou que, du large, le roulement de la canonnade nous annonçait qu’un vaisseau russe donnait la chasse à quelque pirate turc ou allemand…


VERS L’HOPITAL DU GRAND PALAIS CATHERINE (à Tsarskoié-Sélo).

« Madame, sur l’ordre de Sa Majesté l’Impératrice, je viens vous chercher pour vous conduire à l’hôpital du grand palais Catherine, à Tsarskoié-Sélo. »

C’est le général de Bonchêne qui entre dans ma chambre, suivi du docteur Batonieff. Un wagon sanitaire m’attend à Sinféropol, et nous partons après-demain… Les bontés de l’Impératrice, mon séjour à Livadia, le souvenir de mon pays lointain, la pensée de la guerre, tant de choses vues, tant de sentimens éprouvés, tout cela se fond, se résout en une émotion qui m’enivre et m’accable.

11/24 septembre, 11 heures du matin. — L’automobile est devant la porte. J’ai reçu tous les adieux. Je suis prête pour le départ… Quelques amis et quelques domestiques de la maison sont dans ma chambre, attentifs à s’assurer que rien ne me manque…

Nacha Madame !… Nacha Madame ! … (Notre Madame) répète la petite femme de chambre, Tina, avec de gros soupirs de regret.

— Allons ! il faut partir !…

Mais quelqu’un frappe, entre. C’est la vieille Irène, la laveuse de vaisselle : elle a craint qu’on n’oubliât d’accomplir avant mon départ la cérémonie russe de l’adieu… Sur un signe, chacun dépose les menus objets dont il s’était chargé déjà et l’on s’assied, les mains jointes. Irène fait la prière, puis chacun de nous se signe, se lève et salue les Images… Maintenant on peut partir.

Merci, bonne et vieille Irène, merci pour m’avoir traitée, moi Française, comme une des vôtres, comme une des filles de la sainte Russie…

Nous sortons en silence. Timofée, le domestique, ferme, derrière moi, la porte. J’entends le bruit de la clé dans la serrure… Quatre mois de ma vie, d’une vie douloureuse, mais ardente, sont enfermés là, à jamais !…

Marylie Markovitch.
  1. Sortes de Sirènes de la mythologie russe, auxquelles beaucoup de paysans croient encore.
  2. D’où lui vient dans les contes son nom de Kostina i naga, « la jambe d’os. »
  3. Voyez la Revue du 15 mars 1916.
  4. Diminutif du nom de Michel-
  5. Derniers survivans d’un peuple d’origine turque et de religion juive moins le Talmud, qui ont déserté Tchoufont-Kalé pour se réfugier à Eupatoria, où ils forment une nombreuse et riche confrérie. Un des leurs, M. Douvann, est maire de la ville.
  6. Voyez la Revue du 15 mars 1916.
  7. C’est à tort que nous employons en France le mot tsarévitch qui désigne, non pas le grand-duc héritier, mais indistinctement tous les grands-ducs, fils des tsars.
  8. Voyez la Revue du 15 mars 1916.
  9. Ces mots désignent un héros des Chansons de Geste russes, renommé pour sa force et sa stature.
  10. 22 juillet 1916.