Calmann-Lévy, éditeurs (p. 266-274).


3 janvier 1917.

Une suite d’événements palpitants a secoué l’indolence habituelle des jours, en la demeure de Si Larbi el Mekki.

Ce fût d’abord le mariage de Fathma, sa fille cadette, et, le soir même du départ pour la maison nuptiale, l’accouchement imprévu de sa tante Drissia. Elle était là, en grand costume, un éblouissant caftan jaune fleuri de bouquets multicolores, et elle prenait sa part des réjouissances, lorsque tout à coup elle poussa un cri, puis un autre, le visage crispé de souffrance… mais bientôt ce fut fini, deux jumeaux venaient de naître au son des instruments.

La fête ne fut interrompue que fort peu d’instants. Dès que l’accouchée eut été installée sur les matelas au fond de la salle, les yous-yous et les chants reprirent avec une nouvelle vigueur. Les invitées commentaient, sans se lasser, l’inattendu de cet incident et répétaient :

— Grâce à Dieu ! Quelle chose étonnante ! Elle n’a poussé que deux cris !

Le cortège nuptial étant parti, je quittai l’assemblée, malgré les instances pour me retenir, car on allait mettre le henné à cinq petits garçons, dont la circoncision aurait lieu le lendemain. — Si Larbi ayant sans doute estimé que les frais et l’embarras des noces serviraient ainsi à double fin. Il n’avait point prévu qu’Allah en ajouterait une troisième, et même une quatrième, car un des jumeaux mourut pendant la nuit, et son cercueil fut emporté dès l’aube, — bien avant que n’arrivât le siroual[1] de la mariée.

Je suis revenue ce matin. Les joueurs de hautbois et de tumbal s’exercent déjà devant la porte, les joues démesurément gonflées ou les baguettes rageuses. La maison bourdonne comme une ruche. Si Larbi piétine en son vestibule, impatient de diriger toutes choses, mais ne pouvant, à cause des invitées, pénétrer dans sa demeure.

Les négresses se bousculent à travers le patio, elles installent les sofas, versent des bols de fumante harira, préparent les plateaux à thé, les coupes pleines de henné, de sel et de cumin qui serviront tout à l’heure.

Les petits héros de la fête sortent un à un dans la cour, superbement vêtus. Leurs caftans de drap aux vives couleurs traînent à terre, — car ils n’ont pas de ceinture aujourd’hui. — Ils sont recouverts d’une courte tunique ramagée d’argent : des bandelettes blanches criblées de taches roses ceignent leurs fronts, et leurs burnous d’un vert aigre blessent les regards.

On les installe sur une estrade, autour de laquelle les femmes en toilette viennent s’accroupir. Il y a le fils aîné de Si Larbi, un grand garçon mince qui a peut-être douze ans, puis trois de ses cousins beaucoup plus jeunes, et enfin le minuscule négrillon Messaoud, enseveli dans l’ampleur de ses vêtements.

Il doit être bien étonné, le pauvre gosse, de se trouver ainsi paré ! Certes, il n’échappe à personne qu’il est un esclave, dont les caftans trop longs, le burnous défraîchi, furent prêtés pour la circonstance, alors que ses compagnons arborent fièrement leurs draperies neuves. Mais il domine l’assistance, il est assis sur des coussins, il n’a rien à faire et les femmes ont poussé des yous-yous à son apparition ! Ses yeux ronds s’écarquillent plus que d’habitude avec une naïve expression de stupeur.

À côte de lui, un bambin ne cesse de pleurer, affolé par la perspective de l’opération. Ses mains, agrippées à la robe de sa mère, la retiennent, près de lui, droite devant l’estrade, troublant ainsi l’ordonnance de la fête. Et le petit lève vers la jeune femme de pitoyables regards suppliants.

— Ô mon malheur ! gémit-il sans relâche. Ô mon malheur !

Les autres sont dignes, un peu émus sans doute au fond du cœur, mais ils s’étudient à rester impassibles et raides, ainsi qu’il convient. Quelques propos des invitées doivent parvenir jusqu’à eux et les troubler davantage. Car elles parlent sans aucune retenue de la prochaine cérémonie ; elles en décrivent complaisamment les détails aux tout petits, vautrés auprès d’elles, et dont ce sera le tour dans quelques années.

Ma voisine, qui étale un étourdissant caftan violet à fleurs géranium, fait même, avec deux doigts écartés en ciseaux, des gestes d’une trop explicite impudeur… Le bébé, vers qui elle se penche, n’en paraît point ému et continue à sucer son pouce en toute sérénité.

Le soleil descend peu à peu dans le patio, il ajoute aux toilettes un éclat superflu. Des roses faux heurtent les bleus trop vifs, les oranges, les jaunes ardents, les ramages d’or qui fulgurent en éclairs à travers les satins.

Et puis l’acidité agaçante des cinq petits burnous verts…

Mais les musiciennes, tapant à tour de bras sur les tambours de formes diverses, et chantant avec fureur, dominent le tumulte des gens, des voix et des couleurs.

… Drissia l’accouchée, halète sur des matelas, le visage rouge et les mains brûlantes.

Tout près d’elle des invitées, très splendides, causent avec une animation qui m’étonne. Je saisis le nom, cent fois répété depuis quelques jours, de Sellal Qlouba.

L’arracheur de cœurs, personne ne l’a vu, mais chacun le décrit et en propage l’épouvante.

« Les gens le disent. » Cela suffit. Des paniques se multiplient à travers la ville et les écoles demeurent désertes, car les mères n’osent plus laisser sortir leurs petits.

Lella Lbatoul, parente de Si Larbi, est ici. Je vais m’asseoir auprès d’elle et l’interroge :

— Ô docte et prudente ! toi qui ne prononces point de paroles au hasard, explique-moi cette étonnante histoire de Sellal Qlouba. Y crois-tu vraiment ?

— J’ai appris, me répond-elle, à me défier des choses qui passent de bouche en bouche, et sont racontées par les enfants ou les esclaves. Cependant il me semble qu’on ne parlerait pas ainsi de Sellal Qlouba s’il n’existait pas… Les gens disent que c’est un homme de la tribu des Mzadem[2], très loin, dans le sud, au delà de Marrakech. Or, par une malédiction d’Allah, tous ceux de cette tribu sont affligés d’un chancre qui leur ronge le nez. Et ce mal ne saurait guérir qu’au moyen d’un remède composé par un taleb[3], avec des cœurs arrachés aux petits enfants. C’est pourquoi Sellal Qlouba partit en chasse à travers le pays.

— Connais-tu, dans ton entourage » un seul enfant qui ait été sa victime ?

— Non, grâce à Dieu !… Aussi ne suis-je pas très assurée que Sellal Qlouba soit à Meknès. Cependant, par précaution, je n’ai point envoyé mon fils à la mosquée tous ces jours-ci…

Tandis que nous causions, un ordre est arrivé du vestibule, et l’excitation s’exagère. De robustes négresses se placent devant les jeunes garçons qu’elles chargent à califourchon sur leur dos. Le petit éploré jette des cris aigus et tend désespérément les mains vers sa mère :

— Je ne veux pas ! Oh ! je ne veux pas !… Laissez-moi…

On l’emporte de force avec les autres, dont le calme commence à se démentir.

Aussitôt les mamans sont conduites vers l’estrade et installées à leur tour parmi les coussins. Elles sont quatre, puisque, bien entendu, le négrillon n’a pas la sienne ici, mais seulement une mère très lointaine, en Mauritanie ou au Tchad, dans un des pays sauvages où l’on va voler des enfants afin de les vendre ensuite aux habitants civilisés des villes marocaines.

Personne donc n’occupe la place de Messaoud, personne, en songeant à lui, ne sent battre son cœur à trop grands coups. Les mamans semblent un peu émues. Heureusement elles ont à remplir des rites très absorbants : bien étaler les plis de leurs robes ; tenir leur pied droit dans un bassin de cuivre rempli d’eau, en y foulant le mors d’un cheval, dont les rênes, relevées d’une main, sont mordues entre les incisives ; et enfin se regarder, sans distraction, en un petit miroir que l’on a placé dans leur autre main.

Ces gestes compliqués ont pour but, prétendent les lettrés, de fixer leur attention de telle sorte qu’elles n’éprouvent pas un trop vif émoi durant la circoncision. Mais elles, les femmes, gardiennes des traditions, savent bien qu’elles accomplissent des rites très graves qui assureront le bonheur et la santé de leurs fils.

La mère du petit éploré y met une conscience admirable ; rigide, immobile, les sourcils contractés par l’effort, elle cligne à peine des yeux, absorbée en sa propre image. Les autres s’exécutent plus mollement et la neggafa les en réprimande :

— Ô honte ! dit-elle à l’une des étourdies, tu n’as pas mis de rouge sur tes joues et tu effleures à peine les rênes de tes lèvres pendant que l’on circoncit ton enfant ! Prends garde qu’Allah ne fasse retomber sur lui son mécontentement.

De l’autre patio, où sont réunis les hommes, on entend les sons aigres et sourds des instruments. Un petit esclave arrive en courant, il porte sur sa tête un plateau où l’on a déposé les caftans, les tuniques et les burnous vert acide. Aussitôt après reviennent les négresses chargées de leurs fardeaux. Ils ne sont plus enveloppés que d’un drap blanc, comme un suaire, et leurs têtes ballottent à droite et à gauche, affreusement contractées par la souffrance.

Ils crient ! Ils crient ! la bouche grande ouverte, les lèvres tordues. Ils hurlent ! mais on ne les entend pas, car les musiciennes hurlent plus fort qu’eux en maltraitant leurs tambourins et les yous-yous des invitées s’excitent à couvrir les voix douloureuses.

Les mamans maîtrisent avec peine leur émotion. Celle qui mordait si négligemment ses rênes pleure à présent de toutes ses larmes. On dépose les cinq petits sur un matelas et les négresses s’en vont, le dos de leurs vêtements tout ensanglanté… Ils crient, les pauvres circoncis ! Ils crient ! Ils lassent les chants et les yous-yous. Bientôt on distingue leurs gémissements. Chaque mère console son fils, l’embrasse, lui promet « que c’est fini, qu’on ne recommencera jamais ».

Le négrillon reste tout seul, mais lui, il ne pleure pas du tout. Peut-être comprend-il que ce serait inutile, qu’il n’y a personne pour le cajoler, ni l’apaiser… À quatre ou cinq ans, déjà, il doit avoir sa philosophie de l’existence… Un peu de sueur mouille ses tempes, une larme sèche au coin de ses yeux, il a l’air encore plus ébahi que tout à l’heure. Sa petite patte noire, crispée sur l’étoffe, l’écarte de la cuisante blessure. Il attend patiemment que se calme la souffrance et il regarde, sans mépris, ses compagnons, tous plus âgés que lui, qui savent si mal supporter leurs tourments. Ce sont les petits maîtres, les enfants riches et libres, ils ont des parents pour les gâter… Lui, Messaoud le négrillon, n’en est pas à sa pre mière expérience douloureuse ; depuis longtemps il sait accepter silencieusement tous les maux, car les cris ne servent à rien et importunent les gens. En sorte qu’aujourd’hui c’est lui le privilégié. Il souffre moins que les autres.

Le grand Sadik oublie toute espèce de dignité et secoue sa tête en sanglotant :

— Oh ! Oh ! Oh ! le barbier ! il m’a coupé !… Oh ! Oh ! le barbier !…

Et les autres, adoptant ce thème lamentable, hurlent en chœur :

— Oh ! le barbier !… Oh ! le barbier !…

Leurs cris montent, se dépassent, s’apaisent exténués, puis repartent avec une nouvelle frénésie. Les musiciennes redoublent leurs efforts ; les invitées bavardent et changent de toilette, les esclaves s’affairent à préparer le festin, dont treize plats déjà sont alignés dans la cour.

Et, au fond de la salle, Drissia l’accouchée agite ses bras en prononçant des paroles incohérentes, tandis que le bébé vagit comme un jeune cabri.

  1. Pantalon.
  2. Nom fantaisiste de tribu.
  3. Étudiant. Les « étudiants » s’adonnent souvent à la sorcellerie.