Calmann-Lévy, éditeurs (p. 49-56).


3 janvier 1916.

Les demeures mystérieuses n’ont plus de secret pour moi, je connais leurs splendeurs et leurs trésors si bien cachés. Je sais les noms, les coutumes et les grâces de celles autour de qui furent élevées les hautes murailles. Je m’initie aux intrigues et aux drames de leur existence :

Lella Maléka et Lella Zohra co-épouses de Sidi Mhammed El Ouazzani, se consolent, avec leurs esclaves, des privations imposées par un vieux mari… Une haine farouche divise au contraire toutes les femmes et toutes les négresses du voluptueux Si Larbi El Mekki, car il leur distribue ses faveurs inégalement, sans souci du châtiment qui l’attend au jour de la Rétribution[1].

Austère et calme, la demeure du notaire Si Thami n’abrite qu’un touchant bonheur familial. Une vieille servante aide aux soins des enfants que Zohor met au monde avec une inlassable fécondité.

Le palais du marchand Ben Melih contemple mille et une orgies. Les libertins de la ville s’y donnent rendez-vous. Chacun sait qu’on y est aussi facilement accueilli que dans les bouges de Sidi Nojjar. Les riches débauchées n’ont pas même les exigences des courtisanes. Seule une frénésie de vice, de plaisir et de curiosité les pousse à des aventures qui n’ont rien de très périlleux, car le maître, impuissant à réprimer les désordres de son harem, se résout à les ignorer… Pourtant, il y a quelques jours, on l’entendit crier, du haut de sa mule, à un forgeron :

— Eh ! le maalem Berrouaïl ! Fais-moi, pour ma terrasse, une serrure dont les ruses du Malin ne pourront triompher !

Les gens riaient sous le capuchon de leurs burnous et se demandaient entre eux :

— Qu’a-t-il pu se passer chez Si Ben Melih pour qu’il s’en émeuve ainsi ?

C’est que, le matin même, il avait été appelé par le Pacha afin de reprendre trois fugitives : sa sœur, sa fille et une favorite, ramassées ivres mortes durant la nuit !… Et la publicité de ce scandale dépassait la résignation du marchand.

Lella Lbatoul, la femme de Si Ahmed Jebli le fortuné, dirige sa maison avec intelligence et sévérité.

— Les esclaves doivent être surveillées de près, dit-elle, si l’on n’y prenait garde, elles mangeraient jusqu’aux pierres du logis.

Les heures, pour elle, ne passent point inemployées. Du sofa où elle se tient accroupie, elle commande toute une armée de négresses : les unes, auprès de la fontaine, s’activent à savonner du linge : les autres épluchent des légumes ou cuisent les aliments. Chacune a sa besogne qui varie de semaine en semaine. Il y a la « maîtresse de la vaisselle », la « maîtresse du chiffon », la « maîtresse du thé », la « maîtresse des vêtements ». Une vieille esclave de confiance, la « maîtresse des placards », assume la responsabilité des clés et des provisions.

On dirait une ruche bourdonnante, où les ouvrières s’absorbent en leur travail. Malgré son apparente oisiveté, la « maîtresse des choses », Lella Lbatoul, en est la reine, l’organe essentiel, sans qui rien ne subsisterait.

De ces Musulmanes si diverses, nulle n’atteint la sagesse de Lella Fatima Zohra, ni l’attrait de cette exquise petite écervelée, mon amie Lella Meryem.

Elle est un enchantement pour les yeux, un parfum à l’odorat, une harmonie ensorceleuse. Elle est inutile, frivole et superflue, car elle n’est que beauté.

Avant de me connaître, Lella Meryem se mourait d’ennui sans le savoir. Les journées sont longues à passer, et si semblables, si monotones malgré la gaieté qu’elle dépense !

Elle se lève tard, s’étire, bavarde avec ses négresses, savoure longuement la harira[2].

Puis elle se pare, grave cérémonie compliquée. Une petite esclave apporte les coffrets, les parfums, les vêtements, les sebenias et les turbans pliés en des linges aux broderies multicolores.

Lella Meryem se plaît à varier chaque jour la nuance de ses caftans de drap et de ses tfinat transparentes. Sur un caftan « radis », elle fait chatoyer les plis d’une mousseline vert printemps. Elle éteint l’ardeur d’un « soleil couchant » par un nuage de gaze blanche. Elle marie tendrement les roses et les bleus pâles. Lella Meryem est jolie en toutes ses fantaisies, tel le rayon de soleil qui embellit ce qu’il touche. Mais elle se plaint de ne pouvoir, assez souvent, revêtir les lourds brocarts ramagés d’or et les joyaux réservés aux fêtes.

— Mes coffres en sont remplis, dit-elle, avec fierté, je puis encore assister à bien des noces sans jamais remettre la même toilette. Mon père — que Dieu le garde en sa miséricorde ! — n’avait pas rétréci avec moi !… Mouley Abdallah non plus, ajoute-t-elle. Regarde ces bracelets qu’il m’a rapportés de Fès.

Elle me passe les massifs bijoux d’or ciselé, selon le goût moderne, de ceux que l’on apprécie à leur poids. Même les sultanes du Dar Maghzen envieraient ces parures qui émeuvent à peine Lella Meryem.

On lui a tant dit qu’elle était la plus belle lune d’entre toutes les lunes ! qu’aucune étoile ne saurait briller auprès d’elle… Mouley Abdallah s’affole en la contemplant. Elle se laisse adorer sans étonnement et sans ivresse. Tout de Lella Meryem est léger, superficiel, gracieux et charmant. Son petit cœur d’oiseau ne saurait contenir une passion, Elle n’a pas plus de vices que d’amour.

Ô précieuse !

Ô chanson !

Ô petite brise parfumée !

Du bout de son doigt, enroulé de batiste, elle étale du rouge sur ses joues, attentive à faire une tache bien ronde aux bords atténués. Elle avive le pétale ardent de sa lèvre supérieure, tandis que l’autre lèvre, assombrie de souak, semble tomber d’un pavot noir.

À l’aide d’un bâtonnet enduit de kohol, qu’elle glisse entre les cils, elle agrandit ses splendides yeux de houri, ses yeux aux mille lueurs, ses yeux où l’on perçoit une âme ardente et merveilleuse… qui n’existe pas.

Il ne lui reste plus qu’à tracer avec une longue aiguille de bois, trempée dans la gomme de liak, un minutieux dessin, compliqué comme une broderie de Fès, qui s’épanouit au milieu du front.

Lorsqu’elle a décidé entre les sebenias de soie aux couleurs éclatantes, réajusté ses grands anneaux d’oreilles et sa ferronnière en diamants, Lella Meryem s’immobilise, un instant.

La grande occupation de sa journée s’achève, et maintenant, tant d’heures encore à remplir !…

Lella Meryem se désintéresse des esclaves et des travaux domestiques. Dada, la nourrice de Mouley Abdallah, s’y entend, grâce à Dieu, beaucoup mieux qu’elle. La couture et la broderie sont, pour sa vivacité, de trop calmes distractions. Les visiteuses viennent bien rarement, à son gré, lui apporter les nouvelles des autres harems.

Ô Prophète ! que les heures sont lentes !

Lella Meryem monte aux salles du premier étage, s’accroupit sur les divans, bâille, puis redescend. Elle envoie une esclave chez Lella Fatima Zohra, et une autre dans sa famille. Au retour des négresses, elle commente indéfiniment de très petits incidents.

Le repas arrive enfin. Il se prolonge, il prend une importance extrême dans la monotonie du temps.

Les plats ont été portés d’abord au Chérif et à ses hôtes habituels. Une épouse ne leur connaît jamais que cet air ravagé, cet écartèlement des viandes dont il manque les meilleurs morceaux.

Lella Meryem déjeune toute seule, nulle femme de sa maison ne pouvant prétendre à l’honneur de manger avec la très noble petite Chérifa. Elle picore, de-ci, de-là, pour s’amuser, sans réel appétit. Après elle, les mets seront servis, par ordre hiérarchique, aux divers groupes de parentes pauvres, de servantes et d’esclaves qui composent son entourage. Et il ne reste guère que des os nageant dans un peu de sauce, lorsqu’ils parviennent au petit cercle vorace des trois négrillons et de la jeune Saïda.

La journée se dévide sans hâte, tel un écheveau pesant. Lella Meryem prend le thé, bavarde, rit et s’ennuie. De vagues rumeurs arrivent à elle, à travers les murs. Qu’est-ce que cela ?… Elle dépêche à la porte Miloud le petit nègre.

Il ne revient plus… elle s’impatiente. Une esclave va le rechercher… Ce n’était rien, une querelle de gens… Mais ce pécheur de Miloud en a profité pour s’amuser avec les négrillons voisins.

Miloud est fouetté.

Après cela, on ne sait plus que faire…

Et voici l’heure troublante où le soleil empourpre le haut des murs, où de toutes les maisons de Meknès, les femmes grimpent aux terrasses et se réunissent au-dessus de la ville, dans l’enchantement du moghreb…

Lella Meryem reste seule en son logis enténébré, car la jalousie prudente de Mouley Abdallah lui interdit l’accès des terrasses.

Il faut que je vienne à cette heure, pour distraire son esprit de l’obsédante envie, de l’unique chose qu’elle désire et n’obtiendra jamais : prendre part aux bavardages qui s’échangent d’une demeure à l’autre, et montrer aux voisines, à toutes les voisines, proches et lointaines, à celles dont elle ignore même les noms, leur montrer qu’elle est belle, chérie et comblée.

Et que ses parures se renouvellent comme les jours, présents d’Allah…

  1. Les Musulmans qui n’auront point fait à leurs épouses des parts égales, paraîtront devant Allah « avec des fesses inégales » (Commentaire du Coran).
  2. Sorte de soupe très épicée.