Calmann-Lévy, éditeurs (p. 42-47).


10 décembre.

Lella Meryem incline aux confidences. Par elle j’apprends les petits secrets des harems, ceux que les autres ne diront pas, malgré leur amitié.

— Tu es plus que ma sœur, déclare-t-elle, j’ai mesuré ton entendement.

— Pourquoi, lui ai-je demandé, n’habitez-vous pas, selon la coutume, chez le père de ton mari ? Là, tu te plairais auprès de Lella Fatima Zohra, là des jardins où te promener, des fontaines toujours murmurantes…

— Sans doute, me répondit-elle, mais là se trouve Mouley Hassan…

Son regard compléta les paroles, et je devinai : Mouley Abdallah, homme de sens, voulut soustraire sa charmante gazelle aux coups d’un chasseur endurci.

Certes, ce serait un grand péché devant Allah, que de jeter les yeux sur l’épouse de son fils ! Mais Mouley Hassan ne sait pas refréner ses désirs, et, peut-être, croit-il à des droits d’exception, pour un personnage tel que lui…

Qui blâmerait la prudence de Mouley Abdallah, possesseur d’une perle si rare, à l’éclat merveilleux ?

— Ô Puissant ! que de négresses, que de vierges ! s’exclame la petite Cherifa. Mouley Hassan se rend à Fès chaque fois qu’arrive un convoi d’esclaves et il en ramène les plus belles… Lella Fatima Zohra montre bien de la patience ! Et que ferait-elle, la pauvre ? Mouley Hassan l’a rejetée comme un vieux caftan… Sais-tu, continue-t-elle, les yeux brillants, que, malgré sa barbe blanche, il veut encore épouser une jeune fille !

— Un jour, Lella Fatima Zohra m’en a parlé, mais j’ignore même le nom de celle qu’il choisit.

— C’est Lella Oum Keltoum, ta voisine de terrasse, tu dois la connaître ?

Lella Oum Keltoum ! La sombre fillette que ne peuvent distraire les splendeurs du couchant ni la réunion des femmes bavardes…

Pourquoi le Chérif la convoite-t-il ainsi ? Elle n’est pas même jolie… Il ne manque pas à Meknès de vierges plus attirantes.

— Oui, me répond Lella Meryem, mais il ne saurait trouver, dans tout le pays, une héritière aussi fortunée. Or, Mouley Hassan aime les réaux d’argent autant que les jouvencelles, et il veut épouser Lella Oum Keltoum bien qu’elle se refuse obstinément à ce mariage.

— Depuis quand, ô ma sœur, les vierges sont-elles consultées sur le choix de leur époux ? Voici des années que je vis parmi les Musulmanes, et, de ma vie, je n’entendis parler de ceci.

— Ô judicieuse ! telle est en effet notre coutume, et les adolescentes sont mariées par leur père ou leur tuteur, sans avoir jamais vu celui qu’elles épousent… Alors comment donneraient-elles leur avis, et qui songerait à le leur demander !… Par Allah, ce serait inouï, et bien malséant ! Mais, pour ce qui est de Lella Oum Keltoum, les choses sont différentes.

» C’est une étrange histoire entre les histoires :

» Son père, Sidi M’hammed Lifrani — Dieu l’ait en sa Miséricorde, — était un cousin de Mouley Hassan. Il a laissé d’immenses richesses. Combien de vergers, de terres, d’oliveraies, de silos pleins de blé, de pressoirs d’huile ! Et des moutons, des négresses, des sacs de douros empilés dans les chambres !… Quand il mourut, à défaut d’héritier mâle, une partie de ses biens retournèrent au Makhzen, et Lella Oum Keltoum, son unique enfant, eut le reste. C’était encore la moitié du pays.

» Or, il y avait eu, du temps de son père, une rivalité entre les deux cousins : Mouley Hassan détestait Sidi M’hammed Lifrani, plus riche et plus puissant que lui… On dit qu’il essaya, par des cadeaux au grand vizir, de remplacer son cousin qui était Khalifa du Sultan. Il n’y parvint pas. Plus tard, une réconciliation étant intervenue, Mouley Hassan prétendit, pour l’assurer, faire un contrat de noces avec Lella Oum Keltoum. Elle perdait à peine ses petites dents !

» Sidi M’hammed chérissait sa fille, la seule enfant qu’Allah lui eût conservée. Il refusa de la donner à son cousin, disant que ce serait un péché de marier, à un homme déjà vieux, une fillette à peine oublieuse de la mamelle. Mais à partir de ce moment, il eut peur… Quand il sentit ployer ses os, il fit venir les notaires, et arrangea toutes ses affaires.

» Et voici pour Lella Oum Keltoum : il déclara dans son testament, par une formule très sacrée, qu’elle désignerait elle-même son époux, fût-il chrétien, fût-il juif, — hachek[1] ! — pourvu qu’il se convertît à l’Islam. Et que son consentement devrait être donné par elle devant notaires, et inscrit dans un acte, pour que son mariage pût être célébré.

» Le Cadi fut très scandalisé d’une pareille volonté, si contraire à nos usages. Mais la clause était valable, inscrite dans un testament conforme à la loi, et Sidi M’hammed y avait également inséré, par prudence, un legs important au Cadi. En sorte qu’il ne pouvait annuler ce testament sans se léser lui-même.

— Alors, que peut faire Mouley Hassan ? Lella Oum Keltoum n’a qu’à choisir un époux de son gré.

— C’est justement ce qu’avait voulu son père, mais le meilleur cheval, quand il est mort, ne saurait porter un caillou… Mouley Hassan chercha, tout d’abord, à faire annuler le testament. Le Cadi s’y refusa. Il voulut ensuite ramener Lella Oum Keltoum à Meknès. Elle était restée à Fès comme au temps de son père, et elle échappait mieux, ainsi, aux desseins du Chérif.

» Le tuteur, un homme juste et craignant Dieu, essaya de s’opposer à ce retour ; il connaissait les convoitises de Mouley Hassan. Alors celui-ci demanda sa révocation. Certes, il dut payer beaucoup, car il l’obtint. Un autre tuteur fut nommé, et commencèrent les tourments de Lella Oum Keltoum. Elle vit entourée d’ennemis. Sa mère, Marzaka, est la plus mauvaise ; une esclave ne saurait avoir qu’un cœur d’esclave. Mouley Hassan acheta sa complicité par des cadeaux. C’est Marzaka elle-même qui a traîné sa fille à Meknès, malgré sa résistance.

— Et si Lella Oum Keltoum désignait un autre homme !

— Elle l’a voulu. Par défi, elle prétendait épouser un nègre affranchi. Mouley Hassan interdit aux notaires d’aller recevoir sa déclaration, et Marzaka battit sa fille jusqu’à ce que la peau s’attachât aux cordes… Quant au nègre, on ignore ce qu’il devint, et les gens disent en parlant de lui :

— « Qu’Allah l’ait en sa miséricorde ! » comme pour un mort…

— S’il plaît à Dieu ! m’écriai-je, Lella Oum Keltoum finira par l’emporter sur tous ces perfides !

— Qui le sait ! Nul n’échappe à son destin. Tu connais l’histoire de ce marchand trop prudent : pour éviter les voleurs, il coucha dans un fondouk. Or la terrasse était vieille et s’écroula sur lui… Sa mort était écrite cette nuit-là.

— Ne crains-tu pas, si Mouley Hassan parvient à épouser Lella Oum Keltoum, qu’il ne se venge de ses refus ?

— Allah !… Tu ne connais pas les hommes ! Il se réjouira d’elle parce qu’elle est jeune, et de ses biens, puisqu’elle est riche. Et sa résistance, qui l’irrite à présent, il la jugera tout à fait excellente, quand elle sera sa femme. Une vierge pudique et bien gardée ne saurait agir autrement à l’égard de l’homme qu’elle doit épouser, même si le mariage la réjouit secrètement. Certes Lella Oum Keltoum hait Mouley Hassan à la limite de la haine, car il fut cause de tous ses maux. Mais il a bien trop d’orgueil pour le croire…

Lella Meryem se tait, lasse d’avoir si longtemps parlé d’une même chose… et soudain, l’esprit occupé d’un sujet tout aussi passionnant, elle s’écrie :

— Ô ma sœur !… le brocart que Lella Maléka portait, dit-on, aux noces de sa nièce, le connais-tu ?… sais-tu où l’on en peut avoir ?… Pour moi, on l’a cherché en vain à toutes les boutiques de la Kissaria… Dans ma pensée, elle l’aura fait venir de Fès.

  1. Sauf ton respect.