Calmann-Lévy, éditeurs (p. 28-31).


2 décembre.

— Balek ! Balek ![1] crie le mokhazni qui m’accompagne, en me frayant un passage au milieu de la foule.

Je cherche vainement à modérer son ardeur, à lui faire comprendre que les souks appartiennent à tous, que je dois supporter comme un autre leur encombrement matinal. Kaddour ne peut admettre que la femme du hakem[2] soit arrêtée dans sa marche, et, malgré mes objurgations, il continue à écarter les gens par des : Balek ! de plus en plus retentissants.

Kaddour est un grand diable, maigre, nerveux, tout d’un jet, attaché spécialement au service de mon mari. Les yeux pétillent dans sa face presque noire ; une petite barbe frisotte sur ses joues osseuses ; le nez s’étale avec satisfaction ; les lèvres, épaisses et violacées, grimacent d’un large rire en découvrant les dents très blanches. Un mélange de sauvagerie et d’intelligence anime son visage expressif ; ses djellaba négligées bâillent sur le caftan, et son turban semble toujours sortir de quelque bagarre. Mais Kaddour porte fièrement le burnous bleu des mokhaznis et son allure a quelque chose de noble.

Il marche d’un pas souple et bondissant, tel un sloughi. Monté, il évoque les guerriers du Sahara. Les piétons s’écartent en hâte devant les ruades et les écarts de son cheval qu’il éperonne sans cesse, pour l’orgueil de le dompter tandis qu’il se cabre.

Kaddour est pénétré de ses mérites : il sait tout, il comprend tout.

En vérité, débrouillard, vif et malin, il a trouvé moyen de nous procurer les plus invraisemblables objets, d’installer notre demeure aux escaliers étroits, de passer les meubles par les terrasses, et de nous carotter[3] sur les achats. Il se révèle serviteur précieux et pittoresque, d’un dévouement à toute épreuve. Kaddour paraît déjà nous aimer et s’apprête à nous exploiter discrètement, comme il convient vis-à-vis de bons maîtres qui ont du bien, et pour lesquels on donnerait au besoin sa vie.

Nous quittons les souks où les esclaves, les bourgeois aux blanches draperies, les femmes du peuple emmitouflées dans leurs haïks, se pressent autour des échoppes. Les petits ânes, chargés de légumes, trottinent dans la cohue qui s’ouvre et se referme avec une inlassable patience. Parfois un notable, campé sur une mule, passe imperturbable et digne.

Les ruelles s’engourdissent alentour dans la tiédeur du soleil, plus calmes, plus solitaires par le contraste de leur bruyant voisinage…

— Veux-tu entrer chez moi ? C’est ici, me dit le mokhazni en désignant une impasse.

Avant que j’aie le temps de lui répondre, il a bondi jusqu’à une porte, à laquelle il heurte en proférant des « ouvre ! » impérieux.

La femme se dissimule derrière le battant qu’elle entrebâille, et elle prononce les formules de bienvenue. Puis elle nous précède jusqu’au patio, modeste et délabré, sur lequel donnent deux pièces tout en longueur. Mais les carreaux rougeâtres reluisent, bien lavés ; aucun linge, aucun ustensile ne traîne, les matelas très durs sont garnis de coussins, et une bouillotte fume dans un coin sur un canoun de terre.

Accroupi près de la porte, Kaddour prépare le thé avec autant de grâce et de soin que Mouley Hassan.

Ce n’est plus notre mokhazni, mais un Arabe dont je suis l’hôte.

Astucieux, il avait prévu ma visite et a su m’attirer dans son quartier. Zeineb porte un caftan neuf et une tfina fraîchement blanchie.

— C’est la fille d’un notaire, m’apprend Kaddour avec satisfaction ; du reste, moi-même je suis Chérif !

Qui n’est pas Chérif à Meknès ?

La jeune femme verse l’eau chaude sans omettre de me congratuler selon les règles. Elle a de beaux yeux, dont la nuance grise étonne, et un visage régulier. C’est une vraie citadine à la peau blanche, aux allures langoureuses ; mais des éclairs traversent parfois ses prunelles, sous l’ombre des cils palpitants…

Elle me présente sa sœur Mina, une grande fille timide et pâle, à l’air niais ; puis elle m’apporte de l’eau de rose et un mouchoir brodé qu’elle tient à m’offrir.

Une humble allégresse anime le petit patio : des canaris gazouillent en leurs cages, quelques plantes égayent des poteries grossières, et le soleil glisse de beaux rayons dorés jusqu’à la margelle d’un puits ouvrant son œil presque au ras du sol, dans un vétuste encadrement de mosaïques.

  1. Attention.
  2. Le dirigeant, le gouverneur.
  3. Le verbe « carotter » est passé dans la langue arabe et conjugué selon les règles.