Dernier carnet de route au Soudan français - La fin de la mission Klobb/14

CHAPITRE VI




SOMMAIRE

Le Colonel est nommé au Commandement de la région Est-Macina. — Création du Poste de Gao. — Attitude des Habitants de Gao vis-à-vis des Français. — Histoires de Lions. — Distinction entre le Captif Touareg et le Captif Noir ou Maure. — Caractère du Touareg. — Ne rien dilapider, ne rien détruire, ne rien tuer. — De Tombouctou à Gao, le Niger est paisible. — Les Lances Touaregs. — On presse le Colonel Klobb de gagner Bandiagara et de prendre son nouveau Commandement.



29 Décembre 1898.

Ce matin même, j’ai reçu un ordre me nommant au commandement de deux régions, Nord et Est Macina. Cela veut dire que je suis remplacé à Tombouctou par un chef de bataillon, qui sera sous mes ordres, et que je commanderai également à la région Est Macina, dont le commandant, un autre chef de bataillon, résidera à Dori. Pour moi, je devrai demeurer à Bandiagara. Cela me donne le Niger depuis Dienné jusqu’à Say, avec la bordure des pays foulbés, qui vont de Dienné à Say. C’est un beau commandement qui m’est donné, afin d’assurer unité de politique à l’égard des Touaregs, je suis très content.

Je ne rentrerai donc sans doute pas à Tombouctou : je reviendrai par le Sud de ma nouvelle région en allant de l’Est à l’Ouest. Mais je ne suis rien moins que pressé de poser quelque part ; je n’éprouve nullement le besoin d’une maison ; un petit arbre me suffit et, quand j’ai une tente, je crois être dans un palais !

En même temps que ma nomination, m’est arrivé le courrier de France. Que de papotages ! que de potins ! Après deux ans de brousse, tout ça me paraît d’une telle sottise, que je me demande comment j’y puis couper quand je suis de retour.


Gao, 9 Janvier 1899.

Tout pacifiquement, me voici construisant un poste à Gao. Tirailleurs, conducteurs de bœufs ou d’ânes, porteurs, tout le monde terrasse, travaille, gâche de la terre, J’ai calculé les surfaces nécessaires, choisi un emplacement, pas trop loin du village, près du fleuve, tracé mon poste avec son mur, ses bastions, ses bâtiments, ses magasins, ses écuries. On s’est mis à la besogne il y a quatre jours, et aujourd’hui, on en est aux fondations du premier magasin. Ce n’est pas que ce soit très amusant ; seulement c’est très absorbant, et le temps passe.

Gao est un village en paille qui n’a de remarquable que sa mosquée. Après s’être promené dans la brousse pendant deux mois, sans voir de villages autres que ceux qui sont dans des îles, on trouve très beau d’en rencontrer un sur la rive, et plus beau encore de voir au milieu un monument en terre. Mais, en somme, ce n’est rien de plus, car, la première impression passée, on en a une tout autre : cette masse de terre absolument informe, qu’est la mosquée, est simplement ridicule. On devine que ce devrait être une coupole surmontée d’une tour. La coupole, mangée par la pluie et les années, a perdu sa forme, si jamais y en a-t-il eu une ! et la tour est décapitée ! Quelle misère !

Pas chaud, l’accueil des gens du village, pas plus que celui de leurs voisins. Les uns et les autres attendent évidemment pour s’avancer, que les Touaregs aient reçu la pile ou aient désarmé. Ajoutons, pour être sincère, que les Touaregs qui règnent ici sur les noirs, — les Oulmidens — en particulier leur chef, Madidou, ne sont pas voleurs. Ils pressurent évidemment les noirs, mais avec une certaine régularité. Nous pressurerons autant, je le crains. Les noirs le sentent. En outre, ils ne sont pas très sûrs de notre succès final. Les Oulmidens, pensent-ils, sont bien puissants. Et hésitants, ils se recueillent.

J’ai eu une alerte avant-hier. Les Touaregs de l’intérieur étaient venus au fleuve et devaient m’attaquer dans la nuit. Cela n’a été, hélas ! qu’une fausse alerte. J’ai fort peur qu’ils ne viennent point, et que je ne sois obligé d’aller à eux dans le pays, à peu près inconnu, et sans eau, où ils se trouvent en ce moment. J’attends cependant, leur laissant le temps de se soumettre sans combat, s’ils le souhaitent. Ne mettons pas tous les torts de notre côté.

Quel pays de gibier que celui-ci ! C’est invraisemblable. On rencontre dans la brousse, presque sans interruption des troupes de biches et de kobas ; tandis que des pintades et des lièvres vous partent entre les jambes. Les histoires de lions sont en masse ! Hier un homme a été très endommagé par un de ces animaux. Un autre s’est vu enlever une biche qu’il venait de tirer. J’ai enfin vu une girafe. Malgré ce que l’on en pourrait penser, cela ne file pas vite et peut se forcer à cheval. Le terrain de Gao est excellent, planté de gommiers, d’acacias, avec, de temps à autre, des espaces nus comme une glace, qui feraient des cirques ou des vélodromes idéals. Il fait froid. J’en souffre. Je suis mal habillé. Mes effets usés et mangés contiennent plus de morceaux de cuir que de drap. Heureusement, les peaux ne manquent pas. Au pis aller, tels que les captifs Touaregs, qui n’ont pas d’autre vêtement, on pourrait s’habiller d’un pagne de cuir. Ces captifs Touaregs tiennent beaucoup à leurs maîtres et à leur vie de désert. J’en ai déjà pris beaucoup, il est rare que je les garde. Tous finissent toujours par se sauver. Les captifs de noirs ou de Maures, au contraire, s’acclimatent vite chez nous. Les Touaregs sont de meilleurs maîtres que les autres habitants de ce pays. Ce sont de grands seigneurs. S’ils ne connaissent ni l’électricité, ni les chemins de fer, ils ont certainement moins de vices que les Européens. Je ne leur en connais guère d’autre que celui d’être maîtres d’un pays que les Français veulent prendre. Les Oulmidens n’ont pas encore compris que c’était leur seul tort. Les autres, ceux qui se sont soumis ou qui ont fui, l’ont compris. Aussi, suis-je un peu gêné pour chanter aux villages, mon antienne sur la supériorité de la domination française. Invariablement, ils me disent qu’ils n’ont pas à se plaindre de Madidou. Alors, je leur réponds qu’étant le plus fort, je serai le maître. Et cela clôt la conversation.


Gao, 22 Janvier 1899.

Toujours à Gao, avec, de droite et de gauche, des reconnaissances qui nettoient un peu le pays. Je me remettrai en route dans une huitaine. Les Oulmidens, plus au Sud, n’y tiendront, je crois, pas plus qu’à Gao. Il en sera d’eux comme des rapides réputés infranchissables, que les chalands de Voulet, chargés à couler bas, ont tous passés.

Les ressources matérielles ne nous manquent pas. Le gibier en fournit son contingent. Un koba remplace un petit bœuf à la distribution. C’est la même viande, plutôt meilleure. Les biches, beaucoup plus petites, ne pèsent guère plus qu’un gros mouton, et ne comptent pas. Je suis, en outre, à la tête de deux à trois mille moutons, dont je suis, malgré cette abondance, très ménager, comme du reste, d’ailleurs, tout ce qui est dilapidé étant perdu pour le pays. En conséquence, je donne les moutons que je ne consomme pas à des amis ou à des alliés. Je ne détruis rien. Toutes les destructions faites devant se traduire par une plus grande difficulté d’existence pour les postes que je crée. Et il va de soi que je suis encore plus ménager de la vie des hommes que de celle des animaux. Ça ne va pourtant pas sans peine. Il faut une patience infinie pour arranger des affaires sans tuer. Mais avec de la politique, on y parvient.

Le Niger, de Tombouctou à Gao, là où j’ai passé, est aussi paisible que s’il n’y avait pas eu le moindre mouvement. Tous les noirs sont dans ma main, soumis et obéissants, sans qu’un seul ait été châtié. C’est tout au plus si je déporterai deux ou trois chefs. Du côté Touareg, c’est un peu différent, il y en a pas mal qui ont disparu. Dans une des dernières reconnaissances, quatre nobles montés sont descendus de leurs chevaux et chameaux, pour attaquer, en se mettant en ligne, quatre spahis qui les poursuivaient ; les spahis, commandés par un sous-officier, ont mis pied à terre et se sont servis de leurs carabines. Mes spahis avec leurs sabres, sont incapables de lutter contre les Touaregs. Un Touareg envoie sa lance à dix ou vingt pas, et traverse son homme tout net. C’est effroyable.


17 Février 1899.

En route pour Bandiagara. J’ai reçu plusieurs télégrammes m’ordonnant de m’y rendre sans délai. J’ai passé le commandement de ma colonne au capitaine Cristofari, et je suis parti par bateau. Demain, je serai à Tombouctou, et, dans une quinzaine, à Bandiagara. Je regrette d’y aller. Non que le commandement n’en soit fort beau, mais je vais y être inondé de papiers, et j’aime mieux le désert que les papiers. Puis, et quoique ma besogne soit fort avancée, je n’ai pas mis la dernière main à ce que je voulais faire sur le Niger.

Mais le plus dur de l’opération est de me fourrer dans un bateau et de lâcher mes chevaux. J’ai peine à vivre sans ces animaux. Dans le bateau, je m’assomme. Je navigue de quatre heures du matin à huit heures du soir, avec deux heures d’arrêt dans la journée. Et impossible d’écrire avec les soubresauts que nous recevons à chaque coup de perche ou de pagaie. N’en parlons plus, et résignons-nous.

J’ai quitté la colonne avec laquelle je venais de me mettre en route, le 5 février. Depuis, j’ai trouvé confirmation de l’ordre qui m’appelait à Bandiagara. Mes affaires marchent parfaitement bien. Je diminue tous les jours le nombre de nos ennemis et je les empêche de se réunir pour faire quelque chose de sérieux. À Bamba, j’ai trouvé les résultats de deux colonnes combinées que j’avais envoyées de Bamba et de Tombouctou contre les récalcitrants des puits. Sans aucune dépense, tous mes postes sont abondamment pourvus. J’ai épargné gens, bêtes et argent, et cela n’en a été que mieux.

J’écris à l’ombre d’un tabarak. Le soleil n’est pas très fort, heureusement, car l’ombre d’un tabarak est modeste. Je marcherai cette nuit jusqu’à la fin de la lune, pour pouvoir arriver demain à Kabara. Je trouverai à Tombouctou des visages nouveaux, et peut-être n’y trouverai-je plus le capitaine R… changé de région, je ne sais pourquoi.