Depuis l’Exil Tome VI Henri Rochefort




J Hetzel (p. 69-71).

XIV

HENRI ROCHEFORT

M. Victor Hugo a écrit à M. le duc de Broglie la lettre suivante :

Auteuil, villa Montmorency, 8 août 1873.
Monsieur le duc et très honorable confrère,

C’est au membre de l’Académie française que j’écris. Un fait d’une gravité extrême est au moment de s’accomplir. Un des écrivains les plus célèbres de ce temps, M. Henri Rochefort, frappé d’une condamnation politique, va, dit-on, être transporté dans la Nouvelle-Calédonie. Quiconque connaît M. Henri Rochefort peut affirmer que sa constitution très délicate ne résistera pas à cette transportation, soit que le long et affreux voyage le brise, soit que le climat le dévore, soit que la nostalgie le tue. M. Henri Rochefort est père de famille, et laisse derrière lui trois enfants, dont une fille de dix-sept ans.

La sentence qui frappe M. Henri Rochefort n’atteint que sa liberté, le mode d’exécution de cette sentence atteint sa vie. Pourquoi Nouméa ? Les îles Sainte-Marguerite suffiraient. La sentence n’exige point Nouméa. Par la détention aux îles Sainte-Marguerite la sentence serait exécutée, et non aggravée. Le transport dans la Nouvelle-Calédonie est une exagération de la peine prononcée contre M. Henri Rochefort. Cette peine est commuée en peine de mort. Je signale à votre attention ce nouveau genre de commutation.

Le jour où la France apprendrait que le tombeau s’est ouvert pour ce brillant et vaillant esprit serait pour elle un jour de deuil.

Il s’agit d’un écrivain, et d’un écrivain original et rare. Vous êtes ministre et vous êtes académicien, vos deux devoirs sont ici d’accord et s’entr’aident. Vous partageriez la responsabilité de la catastrophe prévue et annoncée, vous pouvez et vous devez intervenir, vous vous honorerez en prenant cette généreuse initiative, et, en dehors de toute opinion et de toute passion politique, au nom des lettres auxquelles nous appartenons vous et moi, je vous demande, monsieur et cher confrère, de protéger dans ce moment décisif, M. Henri Rochefort, et d’empêcher son départ, qui serait sa mort.

Recevez, monsieur le ministre et cher confrère, l’assurance de ma haute considération.

Victor Hugo.

M. le duc de Broglie a répondu :

Monsieur et cher confrère,

J’ai reçu, durant une courte excursion qui m’éloigne de Paris, la lettre que vous voulez bien m’écrire et je m’empresse de la transmettre à M. Beulé.

M. Rochefort a dû être l’objet (si les intentions du gouvernement ont été suivies) d’une inspection médicale faite avec une attention toute particulière, et l’ordre de départ n’a dû être donné que s’il est certain que l’exécution de la loi ne met en péril ni la vie ni la santé du condamné.

Dans ce cas, vous jugerez sans doute que les facultés intellectuelles dont M. Rochefort est doué accroissent sa responsabilité, et ne peuvent servir de motif pour atténuer le châtiment dû à la gravité de son crime. Des malheureux ignorants ou égarés, que sa parole a pu séduire, et qui laissent derrière eux des familles vouées à la misère, auraient droit à plus d’indulgence.

Veuillez agréer, monsieur et cher confrère, l’assurance de ma haute considération.

Broglie.