De neuf heures à minuit (Gozlan)/Un Village comme il n’y en a pas deux dans l’univers

Victor Lecou (p. 67-87).

UN VILLAGE
COMME IL N’Y EN A PAS DEUX DANS L’UNIVERS.


Un de mes amis qui est prodigieusement riche, quoiqu’il ne soit pas homme de lettres, prodigieusement spirituel, quoiqu’il soit un peu homme de lettres, et prodigieusement amateur de voyages, quoiqu’il n’ait jamais écrit ses impressions de voyages, me dit un jour :

— Savez-vous ce que j’ai vu de plus curieux, de plus bizarre, je ne dis pas de plus beau, depuis quinze ans que je promène mon très-ennuyé personnage du tropique du cancer au tropique du capricorne ?

— Il y a tant de choses curieuses, bizarres…

— Non, essayez de deviner.

— Les pyramides d’Égypte ?

— Allons donc ! pourquoi pas l’exposition de l’industrie française ?

— Les cataractes de Niagara ?

— Du tout. Aujourd’hui le Château-d’Eau du boulevard du Temple est moins rococo que les cataractes.

— Je renonce à deviner.

— D’abord, suivez-moi en Hollande, me dit mon sphinx.

— En Hollande !

— Mais oui, et, si vous aimez mieux, je vous dirai : Suivez-moi en Chine ; car la Hollande, c’est la Chine des Européens. Si jamais les Chinois perdent la Chine, c’est à Amsterdam qu’ils iront la chercher et qu’ils la trouveront. Même patience, même fantaisie froide, même calcul grave et puéril, même symétrie, même propreté chez les Hollandais que chez les peuples du fleuve Jaune.

— Il y a bien quelque analogie…

— Analogie ! similitude parfaite. Au reste, je ne veux pas vous convaincre, reprit mon ami, le baron de Ville…, mais vous amuser un instant, si c’est possible. Par un temps de tragédie, amuser est encore rare. Le typhus et la tragédie règnent ; amusons-nous.

J’allais quitter Amsterdam, déjà assez émerveillé de la vue de tant de magnifiques Néerlandaises qui semblent être descendues des tableaux de Rubens, de tant de ponts jetés sur de grands et de petits canaux, de tant de hangars pleins de poivre de Java, lorsque le flegmatique maître de l’hôtel où je logeais me dit :

— Quoi ! vous partez, et vous n’avez pas vu Broek ?

— Que dites-vous ?

— Je vous dis que vous n’avez pas vu Broek.

L’hôtelier avait repris sa pipe et son flegme. Il était en Chine causant avec son analogue.

— Qu’est-ce que Broek ?

Il ne répondit pas.

— Pourquoi m’inquiéterais-je de n’avoir pas vu Broek ?

Pas de réponse ; de la fumée bleue.

— Est-ce un personnage, un poisson, un monument ?

— C’est un village.

— J’ai eu du mal à vous le faire dire. Quoi ! vous voulez qu’après avoir vu Maestricht, Rotterdam, Amsterdam et la Haye, j’aille voir un village ?

— Broek ! Broek ! grommelait en mâchant le tuyau de sa pipe mon imperturbable Hollandais.

— Que trouverai-je de curieux à Broek ?

— Vous trouverez Broek.

— Et puis ?

— Broek.

— Mais…

Mon interlocuteur dormait.

Que faire ? Partir sans avoir vu Broek, me dis-je en songeant à l’importance qu’avait mise à sa question mon diable d’hôtelier, c’est peut-être manquer une occasion de voir une singularité que je ne rencontrerai plus nulle part, même en Angleterre. Allons, partons pour Broek.

J’appelai Beziers, mon domestique, celui qui, depuis dix ans, m’a accompagné partout, dans les mines du Hartz et au sommet du pic Ténériffe ; celui qui, pour unique fruit de ses voyages, a acquis cette belle expérience, réduite par lui en sentence : « On ne mange nulle part aussi bien et à aussi bon marché que chez Richefeu, au Palais-Royal. »

— Voilà, monsieur, me répondit Beziers.

— Nous partons pour Broek, mon cher Beziers.

— Va pour Broek. Où est donc ce pays ?

— Ma foi ! je n’en sais rien, lui répondis-je.

— Partons, monsieur, nous demanderons ensuite.

Quand nous fûmes sur une des places principales d’Amsterdam, devant l’église Saint-Nicolas, je crois, je m’informai auprès d’un brasseur qui passait de quel côté se trouvait Broek.

Il me fit deux gestes : l’un qui signifiait : vous prendrez à droite ; l’autre qui voulait dire : vous prendrez à gauche. Ensuite il daigna ajouter :

— Vous vous embarquerez, et vous vous ferez conduire à Beukslo.

Il continua son chemin.

— C’est donc un voyage sur mer, monsieur, que nous allons entreprendre ? me demanda Beziers.

J’allais lui répondre lorsque le brasseur, revenant sur ses pas, me dit en allemand :

— Est-ce que monsieur compte mener son domestique à Broek ?

— Sans doute ; cette question !… Pourquoi ne m’accompagnerait-il pas ?

— Pour rien.

— Mais enfin ?

— Non… pour rien, me dit le brasseur en nous regardant tous les deux, Beziers et moi, avec un sourire railleur peu ordinaire sur le visage d’un Hollandais et en nous quittant aussitôt.

— Mais dites donc…

— Laisse cet homme, Beziers. Nous verrons bien plus tard si sa remarque avait un sens.

— À la grâce de Dieu ! murmura Beziers. Descendons maintenant, lui dis-je, vers le port, et embarquons-nous pour Beukslo, dont je n’ai pas plus entendu parler dans ma vie que de Broek.

— Monsieur, me disait mon domestique en marchant, j’ai vu les Patagons, les Groënlandais, les Tartares, les Chinois et les Cochinchinois ; mais je n’ai rien vu de si original que le peuple hollandais. Ces gens-là ne pensent qu’à moitié, et ils ne parlent qu’au tiers.

Arrivés au port, nous nous jetâmes dans une barque, et je n’eus besoin que de dire au patron :

— Beukslo ! pour qu’il lâchat l’amarre et gagnât le large.

— Beukslo existe, pensai-je : c’est déjà un fait acquis. Peut-être Broek existe aussi. Cela devient probable.

— Mais pourquoi, j’y reviens, me dit Beziers, ce misérable brasseur a-t-il demandé si vous m’emmeniez avec vous à Broek ? où est la raison qui s’y oppose ?

— Est-ce que tu penses encore à cela ?

— C’est que je connais, les Hollandais, monsieur ; ils ne lâchent pas une parole sans la lester auparavant.

— Ma foi ! laisse-moi tranquille, Beziers. Je ne sais pas pourquoi nous nous inquiéterions de la réflexion d’un tonneau de bière.

Le patron, qui ne pouvait nous entendre, nous conduisait rapidement sur une rive où nous abordâmes vingt minutes environ après avoir quitté Amsterdam. En le payant, je lui demandai de quel côté il fallait prendre pour aller à Broek.

— Vous remonterez ce canal, me répondit-il, celui qui joint le Texel au Zuiderzée, et, dans une demi-heure, vous serez à Broek.

— Merci, mon brave homme.

— Ah ! vous allez à Broek ? ajouta-t-il avec un air de grande vénération.

— Nous allons à Broek.

— Pour y demeurer ?

À tout hasard, je répondis d’abord :

— Oui.

— Oui ! s’écria-t-il en sautant hors de sa barque ; oui ! Et il nous fit des révérences auxquelles je ne savais quelle signification raisonnable donner.

— Mais alors, monseigneur !… mais alors, Altesse !… vous auriez dû m’en prévenir…

— Pourquoi vous en prévenir !

— Ah ! parce que tout le monde ne va pas ainsi à Broek.

— Et qui empêche ?…

— Vous le savez bien, monseigneur.

— Certainement je le sais bien, me hâtai-je de dire, de peur de passer pour ignorer ce qu’un batelier néerlandais n’ignorait pas.

Cependant ce mystère m’intriguait, et, afin d’en découvrir, si c’était possible, une faible partie, je repris en riant :

— Je plaisantais ; je ne vais pas habiter Broek, je vais seulement le visiter. Ce soir, je serai de retour à Amsterdam.

— Ce n’est que pour le visiter ! dit dédaigneusement le patron en laissant tomber sa rame et sa vénération dans l’eau ; alors, bon voyage !

Du pied il poussa sa barque loin du quai, et, comme un homme fâché d’avoir dépensé du respect pour si peu :

— À propos, me cria-t-il à quelque dix brasses du rivage, est-ce que monsieur emmène avec lui son domestique à Broek ?

— Oui, je l’emmène, si vous le trouvez bon.

— Emmenez, monsieur, emmenez ; suivez le canal : Broek n’est pas loin.

Il alla d’un côté, nous d’un autre.

— Vous conviendrez, monsieur, que ces gens-là ne se sont pas donné le mot pour savoir de vous si vous aviez ou non le projet de me conduire à Broek.

— Je commence à croire qu’on en veut à ta vie, répondis-je en riant à mon domestique.

— Je ne sais pas ce qu’ils veulent, mais franchement je suis tourmenté de connaître le motif de cette infernale curiosité de leur part.

— Beziers, as-tu tenu des propos contre la religion réformée ?

— Je ne me moque pas mal de leur religion réformée ou déformée !

— As-tu parlé politique dans quelque établissement public ?

— Est-ce qu’on parle de quoi que ce soit avec un Hollandais ?

— As-tu ?…

Mais nous nous trouvâmes tout à coup, après avoir suivi assez longtemps un embranchement du canal, à l’extrémité de l’arc d’un bassin assez vaste dont l’aspect nous surprit. Beziers lui-même se tut pour admirer.

Nous n’étions réellement plus en Hollande, en Europe, mais à Nankin ou à Pékin, devant la ville la plus chinoise de la Chine. De la surface de ce lac tranquille, vert comme une émeraude, mon regard monta : avec admiration sur les bords d’une cité fantastique, blanche, rose, jaune d’or, bleu, de ciel, jonquille, gris tendre, et étagée sur des contre-forts de gazon peignés comme la chevelure d’une bayadère. Chaque maison perçait l’azur du ciel de ses toits en pointe, courbés en sabot, comme le sont les toits des pagodes. C’étaient de véritables pagodes : les unes en porcelaine blanche vernie ou bleue laitée, les autres en brique, les autres en marbre pur, les autres en bois doré, avec des clochettes d’or, d’argent, ou faites de pierres transparentes ; et à travers ces groupes de palais aériens, qu’on ne voit qu’autour des tasses du Japon ou sur les lames des paravents de laque, se détachaient des arbres comme on n’en voit nulle part, végétation dès rêves, ou tels peut-être que ceux que Hoffmann dessinait à moitié endormi sur les tables des estaminets de Bamberg. C’étaient des arbres tout d’une venue, frêles, fluets, excessivement touffus à leur extrémité taillée en tulipe, ou bien jaunes et comme chargés de myriades de papillons. Leurs fleurs se balançaient vers le centre à la manière des oiseaux indolents des tropiques. J’en voyais qui ne portaient que des boutons blancs et n’avaient pas une feuille, une seule feuille. Plus loin se massaient des montagnes de roses, de véritables montagnes de soixante pieds, et derrière ces montagnes s’élevaient des nuages de lierre et de chèvrefeuille. Les parfums de ce paradis nous enveloppaient à la distance où nous étions arrêtés, muets d’admiration. Çà et là des reflets d’or passaient comme des éclairs entre toutes ces choses magnifiques de splendeur et de silence. Le soleil ne savait comment ajouter quelque valeur à tant d’éclat et d’harmonie. Joignez à ce tableau, dont aucun peintre n’a tenté d’imiter l’originalité, la richesse et la suavité, sa réflexion dans l’eau moirée du lac. Quelle admirable contre-épreuve ! On eût dit la Chine venant visiter mystérieusement l’Europe et sortant peu à peu de son vaisseau liquide pour émerveiller un instant deux pauvres voyageurs consternés de surprise.

— Je commence à comprendre pourquoi ; me dit Beziers quand il put parler, on s’étonnait de me voir avec vous ; nous sommes venus dans le paradis de la Hollande, et, comme je suis Provençal…

— Tais-toi donc, imbécile.

— Ma parole d’honneur ! s’écria Beziers, nous sommes ici dans le paradis de la Hollande. Voyez s’il y a un seul être vivant.

— Tu es fou. Si c’était le paradis, il y aurait quelqu’un.

— Croyez-vous, monsieur ?

— Avançons, dis-je à Beziers, et assurons-nous si cet endroit, si ce jardin de fées, est habité.

Nous tendîmes alors à nous rapprocher de la ville asiatique en suivant l’arc de cercle qu’elle décrit d’une façon si nette et si franche au bord du lac. Au bout de dix minutes de marche sur un terrain beaucoup mieux entretenu que les plus belles allées du parc de Saint-Cloud, nous fûmes arrêtés par une grille, en fer doré d’un travail exquis qui courait, nous nous en aperçûmes alors, tout autour de ce prodigieux village en se soumettant aux caprices de sa bizarre conformation extérieure. À la matière près, nous avions devant nous la barrière incommensurable de la Chine. Du point où nous nous trouvâmes, nous aperçûmes d’autres beautés, d’autres merveilles, que nous n’avions pu voir du fond de la perspective. Au centre de la ville se place une promenade d’acacias et de tulipiers à l’extrémité de laquelle s’élève une église qui la ferme comme un médaillon gothique. Contre l’habitude de l’optique, qui donne plus de prix aux objets à mesure qu’on s’en éloigne, les maisons japonaises, les chaumières indiennes, les fabriques de porcelaine dessinées en zigzags pyramidaux, ne perdirent aucun de leurs enchantements, vues de plus prés. La réalité, si c’était une réalité, ne dépouilla pas le rêve. Au contraire, mille nouveaux prodiges, ravis à la mythologie chinoise, vinrent fasciner nos regards. Nous nous enfoncions dans le cœur du rêve ; nous pûmes distinguer les ponts faits d’écaille de tortue avec leur rampe en ambre jaune, les cascades tombant dans des bols de porphyre les labyrinthes de myrtes s’épanouissant autour d’une flèche brodée à jour, et où frétillait à chaque ouverture un oiseau rare, au bec noir et aux plumes de pourpre, huppé d’or.

Qu’on juge si mon envie était grande de me rapprocher de cet Élysée, tranquille comme l’Éden et amusant comme un paradoxe. Mais comment y pénétrer ? nulle entrée ; toujours à nos côtés la grille et son obstacle. Dans l’espoir qu’elle se romprait quelque part, nous la longeâmes en nous éloignant des rives du lac. Ma prévision fut justifiée.

Nous arrivâmes enfin devant une porte, fermée à la vérité, mais ornée à l’un de ses côtés d’un cordon en velours dont je fis aussitôt usage. Je sonnai ; un homme parut.

— Un homme enfin ! s’écria Beziers.

Ce gardien, ce concierge, car je ne sais quel nom lui donner quand je me rappelle son costume, se dirigea lentement vers nous après être sorti de son pavillon de bambous vernis. Il était babillé de velours grenat d’une richesse étonnante pour un homme chargé de la fonction qu’il remplissait. Ses pantoufles étaient également en velours ; mais d’une autre nuance, et il portait des gants violet clair. Entre sa veste et son gilet, on apercevait le luxe de sa chemise en toile de Frise. Ces riches parties de son costume paraissaient neuves, achetées de la veille ; pas d’usure, pas de pli, pas d’ombre.

— Que veulent ces messieurs ?

— Voir Broek.

— Qui êtes-vous ?

— Je suis le baron de Ville… et voilà mon domestique.

— Les domestiques n’entrent pas à Broek.

— Comment ! et si je veux y passer quelques jours ?

— Personne ne passe quelques jours ici.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il n’y a pas d’hôtel et qu’on n’est reçu nulle part.

— Mais enfin… Mon pauvre Beziers, dis-je à mon domestique, tu resteras à la porte du paradis.

— Oui, et les questions du brasseur et du patron de barque ne m’étonnent plus. Mais comme il vous regarde, ce portier du paradis ! Qu’a-t-il pour tant vous examiner ?

— Votre habit…

— Est noir, comme vous voyez, dis-je au concierge, dont l’inspection presque impertinente intriguait Beziers et faisait bouillonner sa mauvaise humeur provençale.

— Votre cravate ?…

— Blanche, monsieur.

— Presque blanche, reprit froidement le concierge. Et puis votre gilet ?

— De soie verte.

— Un peu usé, déjà porté.

— Monsieur…

— Vos bottes ?

— Vernies, sacrebleu ! vernies. Je n’en porte pas d’autres.

— Époussetez-les avec votre mouchoir.

— À la fin !…

— Époussetez-les, vous dis-je, ou vous n’entrerez pas dans Broek.

— Je n’entrerai pas !

— Non, monsieur, si vos bottes ne sont pas plus claires.

— On me refuserait !…

— Vous ne seriez pas le premier à qui la porte de Broek aurait été interdite à cause de quelque négligence dans le costume. Pour ce motif, elle a été refusée autrefois, au duc de Holstein, au prince royal de Suède, au duc de Toscane, et Napoléon, le grand, empereur, n’a pu y pénétrer qu’en passant des pantoufles sur ses bottes victorieuses.

Je me tus. Du moment où Napoléon avait consenti à mettre des pantoufles pour fouler le sol où s’élève le village de Broek, j’aurais eu une insolente mauvaise grâce à refuser d’épousseter mes bottes vernies. Je me soumis.

— Puisque vous consentez, voilà un mouchoir de batiste, me dit le concierge en m’offrant en effet un carré de toile d’une finesse exquise.

— Un mouchoir de batiste pour épousseter… et présenté par un concierge ! Beziers, attends-moi. Je vous suis, dis-je au concierge.

— Monsieur, me dit Beziers, suivez mon conseil ; ne vous risquez pas. Ceci est trop beau pour ne pas cacher un piège. Il vous arrivera malheur ; je ne vous reverrai plus. Nous sommes au pays des sorciers ; retournons à Amsterdam.

Vous devinez que les craintes et les prières du bon Beziers ne m’arrêtèrent guère. Je lui donnai deux excellents cigares, et le laissai pour suivre mon guide.

Quelques minutes après avoir quitté la grille, nous marchions sur la chaussée qui mène aux premières maisons de Broek. Cette chaussée n’est ni de sable doux et raffermi par le cylindre, ni de grès, mais de briques de diverses couleurs parfaitement unies et propres, luisantes et cirées comme une salle de château. On assure qui ni chevaux ni ânes n’ont le privilège de souiller ce pavé royal, constamment entretenu. Si par hasard il y tombe une plume d’oiseau, une feuille de peuplier, quelque flocon détaché du manteau soyeux d’un angora, vite les préposés à la propreté publique l’enlèvent, et le miroir reprend sa limpidité.

— Mais par qui donc est habité Broek ? demandai-je à mon guide ; je n’ai pas encore vu un seul visage humain. Est-il habité par des anges, par des démons ?

— Par des millionnaires, me répondit-il.

— Comment dites-vous ?

— Par des millionnaires.

— Des millionnaires !

— Oui, monsieur ; pour devenir propriétaire à Broek, il faut avoir des millions. Le plus pauvre habitant de Broek n’a pas moins de deux millions de revenu. Vous n’êtes donc jamais venu à Broek ?

— Jamais.

— Alors vous n’y connaissez personne.

— Personne.

— En ce cas, je vous engage à ne pas aller plus loin, car vous ne serez reçu nulle part ; vous vous en irez sans avoir vu l’intérieur des maisons de Broek.

— J’aurais dû me munir de quelques lettres de recommandation.

— Oh ! monsieur, ici les lettres de recommandation ne servent de rien. En auriez-vous du Grand-Mogol et du grand Lama, pas une porte ne vous serait ouverte. Vous savez que l’empereur Joseph II partit de Broek sans avoir pu pénétrer dans une seule habitation.

— L’empereur n’avait, donc pas de lettres de recommandation ? ou plutôt il en avait… Je ne sais plus ce que je dis, dans la surprise où me jette, cet étrange pays. Que faut-il donc être pour aborder les terribles habitants de Broek ?

— Ils ne sont pas terribles, monsieur ; ils sont doux comme leur gazon, mais ils ont tous fait leur fortune par le commerce, la banque, l’escompte, et ils ne comprennent que l’argent, les millions, les dollars, les florins ; ils n’aiment à voir que leurs semblables, des banquiers, et encore faut-il qu’ils soient riches, immensément, prodigieusement riches.

— Mais alors je suis chez moi ici.

— Comment cela, monsieur ?

— Je suis assez riche, trois millions de revenu.

— Pourquoi ne me l’avoir pas dit tout de suite ? Mais êtes-vous banquier ?

— Fils, petit-fils, neveu de banquier.

Mon guide s’extasiait, Je n’étais plus un étranger pour la ville, pour lui ; je n’étais plus un paria pour cette Asie.

— Je suis, ajoutai-je pour donner plus de crédit à ma confidence, le neveu du célèbre banquier Coutt, beau-père de sir Francis Burdett.

— Vous êtes !…

— Son neveu.

— Mais je suis banquier, moi aussi, me dit mon guide.

Je crus un instant qu’il allait me dire qu’il était aussi le neveu de M. Coutt ; je frémis pour mon mensonge.

— Ah ! vous êtes banquier ? Enchanté !…

— Oui, monsieur, mais ruiné ; mes confrères m’ont accueilli par considération ; jugez : je n’ai que cent mille francs de rente.

— C’est bien de leur part.

— J’ai accepté les fonctions de concierge. Tenez, dans cette maison (nous étions dans la grande rue de Broek) est logé un homme qui possède quatre-vingts millions gagnés dans les poivres et les écailles de tortue. Il est revenu de Java, il y a cinq ans, avec une maladie de foie qui l’emportera. Du reste, on ne se porte pas très-bien à Broek, quoique l’air y soit pur, et l’on n’y devient pas très-vieux. Les habitants ne prennent pas assez de distraction, de plaisir…

— Je comprends, ils font des économies.

— Puisque vous avez la faculté de vous introduire chez nos confrères de Broek, me dit mon guide, nous pouvons poursuivre notre chemin jusqu’à ce qu’il vous plaise de m’apprendre où il vous sera agréable de vous faire annoncer.

— Introduisez-moi dans la maison où vous supposez que je rencontrerai le meilleur accueil, et, si c’est possible, où je verrai les mœurs et les ameublements les plus curieux.

— Les mœurs sont à peu près les mêmes partout. Silence, tranquillité, repos ; la prière le matin, le calcul le soir.

— Comment, le calcul ?

— Tout le monde calcule à Broek : maîtres, valets, enfants. On examine à froid les moyens par lesquels on s’est enrichi, ou l’on peut s’enrichir.

— Mais la musique ?

— Pas de musique à Broek.

— Mais la danse ?

— On n’y danse jamais.

— Mais la société ?

— Les habitants ne se voient jamais entre eux. J’oserais même dire qu’ils ne s’aiment pas beaucoup.

— Mais qui aiment-ils ?

— Ce qu’on doit aimer : l’argent, les plantes, les chats angoras et les oiseaux.

Et, en effet, derrière chaque croisée treillagée de baguettes d’or, j’apercevais un chat angora, blanc, gris ou noir, mais aussi ennuyé que je supposais son maître. Ces chats avaient l’embonpoint dès moutons. C’étaient des chats millionnaires, tous attaqués du foie. Ils étaient réfléchis ; ils avaient l’air de méditer sur le cours de la rente. Je leur donnai des nouvelles de la santé de M. Rothschild, et je passai.

Au bout d’une demi-heure de marche, je pus me rendre compte de l’ensemble, architectural du village de Broek. Chaque maison, est ornée d’une rampe en fer doré qui court parallèlement à la rue, et le passage que laisse cette rampe entre elle et les maisons est une mosaïque formée de pierres d’un choix admirable. La lave, le basalte vert, le granit rose, le marbre paonazzo, offrent, dans leur rapprochement ingénieux, des soleils, des étoiles, des fleurs et des arabesques à l’infini. Malheur à celui qui oserait cracher sur ces mosaïques ! La profanation, du reste, est sans exemple. Quand on est fatigué de fouler ce pavé opulent, on s’assied sur des bancs de palissandre artistement, ciselés.

— Les gens du pays, viennent-ils quelquefois y respirer le frais ?

— Rarement. Le matin, ceux qui ont vécu à Bornéo descendent y fumer leur pipe et prendre le thé.

— Ils fument donc sans cracher ?

— Ils ont des crachoirs en filigrane, pleins de sable rose. Vous remarquerez, me dit encore mon guide avant d’entrer dans une maison à la porte de laquelle nous étions arrêtés, que la plupart des habitants se sont plu à transporter ici la vie, les mœurs et le goût des colonies hollandaises dans les Indes. Broek est tout simplement un quartier de Java.

— Moins les esclaves ?

— Ils ont aussi leurs esclaves indiens qui les ont suivis pour leur préparer le thé et leur apprêter le riz au piment. On les baptise, et ils restent jaunes. Il est temps d’entrer. Attendez-moi, je vais vous annoncer comme le neveu de M. Coutt.

— Allez.

Pendant que mon guide ménageait mon introduction, je saisis un autre détail matériel de cette bizarre organisation sociale. Les tuiles ont l’étamage éblouissant d’un miroir, et les entre-croisées, les dessus de portes, sont chargés de peintures à l’huile absolument comme jadis l’intérieur de nos châteaux en France. On dirait nos châteaux qui ont ouvert au vent leurs quatre faces, et sont devenus coulisses.

— Je vous demande pardon, poursuivit mon ami le baron de Ville…, de portera souvent votre imagination sur des objets de comparaison, mais je vous parle d’un pays auquel vous ne comprendriez rien si je n’avais recours à ces images.

Des gens comme ceux qui habitent de tels bijoux ne doivent pas, vous le supposez aisément, souffrir des locataires sous le même toit. Chaque habitant vit seul ; chaque monture n’a qu’un diamant. Toute maison a deux portes : une très-imposante par où l’on n’entre jamais, l’autre petite par où l’on passe, puisqu’il faut passer, quelque original qu’on soit. La grande porte a pourtant trois destinations solennelles : on l’ouvre pour le jour du baptême, du mariage et de l’enterrement. Ces deux portes symboliques se retrouvent, du reste, dans presque toute la Hollande, et j’en aime assez l’usage. L’homme a besoin d’être rappelé à la gravité et à la tristesse. Il est vrai que les Hollandais sont déjà si graves !

Il paraît que ma réception souffrait quelque difficulté, puisque mon guide tardait tant à venir me chercher. Je ne fus pas fâché de ce retard. À chaque instant je découvrais une nouvelle surprise. La plus charmante de toutes fut celle-ci : à un moment donné toutes les croisées inférieures s’ouvrirent, et je pus voir alors, sous des draperies bleues et de mousseline, toutes les jeunes et belles filles immortalisées par le pinceau de Rubens, roses, blanches et calmes créatures, travaillant à des broderies ou dessinant sur des cartons placés devant elles. Des oiseaux voltigeaient sur leur tête, et près d’elles des aras aux plumes qui traînaient comme des dalmatiques, pages dont les habits étaient des ailes, les éveillaient de loin en loin par leurs cris sauvages et familiers. Un prince aurait pu, choisir une femme, un poëte une muse, un peintre un modèle, parmi toutes ces filles reines par la beauté, surtout par la richesse. Là sont véritablement ces opulentes héritières dont parlent si souvent les romanciers et les faiseurs d’opéras-comiques. Mais, filles, petites-filles, arrière-petites-filles de banquiers, elles épouseront des banquiers. Voilà trois ou quatre siècles qu’elles se marient ainsi. Ce sont des multiplications qui s’allient à des additions.

Enfin, mon guide vient m’annoncer qu’on daignerait recevoir le neveu du célèbre M. Coutt.

Je fus admis.

Avant d’être présenté, on me pria de fourrer mes pieds dans des pantoufles en cachemire blanc d’une finesse rare. Je me soumis à l’usage, et je fus alors introduit dans un salon où le maître de la maison m’attendait. Je crus voir le grand khan de Tartarie. Une robe de chambre en soie grise, semée de dragons d’or et de monstres qui jetaient des flammes par les narines, enveloppait son corps d’un embonpoint asiatique. Ses beaux cheveux blancs sortaient de dessous un bonnet quadrangulaire et ressemblant assez à l’étage d’une pagode. Je l’aurais mieux observé si mon attention n’eût été tout entière attachée aux meubles et aux ornements du salon où il me recevait. Ici l’éclat, la richesse, la propreté, passaient tout ce que, l’imagination enfante dans ses plus grands efforts. Peut-être est-ce trop beau pour l’homme, et ses sens sont-ils faits pour moins de délicatesse. Cette exagération touche d’un côté à la fatigue, et de l’autre au ridicule. N’est-il pas ridicule, en effet, d’enfermer les pattes des chiens et des chats dans des espèces de mitaines, de peur qu’ils ne souillent, en passant la mousse des tapis ou la vapeur de l’ébène ? Et quels tableaux ! et quels paysages ! Les Teniers, les Vouvermans, les Mieris, les Hobbema, les Berghem, ont travaillé pour ces chaumières, et, depuis le jour où, sortis de leur atelier, ces chefs-d’œuvre sont venus là, ils n’ont plus été décrochés, immobilité qui les rend, si c’est possible, plus beaux et plus sacrés.

— Voulez-vous voir mes fleurs ? me demanda mon hôte.

— J’allais vous demander cette faveur.

— Venez, passons au jardin.

Dès que j’eus mis le pied dans ce jardin, je retombai dans le rêve qui m’avait surpris en voyant de loin Broek et ses pagodes.

Tous les arbres étaient dorés depuis le pied jusqu’à la plus haute, branche ; les feuilles ne l’étaient pas, et elles empruntaient un indicible effet du voisinage de cet or. Je n’approuvai pas cette manière de costumer les arbres eu chambellan, mais je n’étais pas là pour faire une théorie du goût ; les réflexions viendraient plus tard. Heureusement les fleurs n’étaient pas dorées, et je ne les trouvai que plus belles, quoiqu’il me fût impossible de vous dire le nom d’une seule. Je ne sais ni le chinois, ni le tartare, ni le télinga, ni le pacrit, ni le phalou. Contentez-vous, de savoir que quelques-unes ont coûté dix mille francs. Que je n’oublie pas de vous dire une autre circonstance qui me frappa en pénétrant dans ce jardin, auprès duquel ceux du Tasse sont des champs de navets : un instant il me sembla bizarrement peuplé. Mon impression n’était pas complètement fausse. Le jardin, était plein de lions, de tigres, de panthères, de rhinocéros faits en bois ou en terre, mais peints avec des couleurs comme ces animaux n’en ont jamais eu sur la terre. La panthère était aurore boréale, le tigre azuré, avec des étoiles sur le dos ; le lion était vert glacé. J’ai vu un renard fait avec des branches de corail, et un moulin dont le sommet était une immense éponge. Est-ce que ces gens-là ne sont pas fous ? Non, ils sont trop riches. Si jamais nos épiciers français égalent en richesses ces nababs hollandais, ils auront aussi des panthères aurore boréale et des chaumières pain d’épice.

Je n’ai pas besoin de vous dire que mon hôte paraissait s’ennuyer horriblement au milieu de ses chinoiseries ruineuses. Son mal me gagnait ; j’aurais voulu un peu de bruit autour de moi ; le silence étendu sur sa maison me navrait.

Nous passâmes à la laiterie ; où je vis des vaches dont les cornes et les sabots étaient dorés, et dont la queue s’attachait au plafond avec un ruban rose. Pauvres bêtes !

Si je ne vous rapporte pas très au long ma conversation avec mon hôte, c’est que mon hôte ne causait pas beaucoup, il savait que j’étais très-riche, cela lui suffisait apparemment.

— Combien êtes-vous d’habitants à Broek ? lui demandai-je avant de prendre congé de lui.

— Cinq cents.

— À peu près cent familles ?

— Oui, me répondit-il ; et à nous tous, ajouta-t-il, nous sommes plus riches que tous les souverains des quatre parties du monde.

— Êtes-vous heureux ?

— Hum ! hum ! fit-il.

— Je comprends : vous avez aussi vos peines.

— Tenez, je serai parfaitement heureux quand j’aurai reçu de Sumatra une fleur que je désire depuis quatorze ans.

— Et quelle est cette fleur ?

— Le krubul.

— Qu’est-ce que le krubul, je vous prie ?

— C’est une rose qui a neuf pieds de circonférence. Le calice de cette fleur gigantesque peut contenir douze pintes de bière, et son poids est de quinze livres environ.

— Une rose de quinze livres ! — Son parfum est-il du moins en proportion de sa grandeur ?

— Ses feuilles ont le goût de la viande, et elle répand une odeur de cadavre si forte, que les mouches s’y trompent et viennent y déposer leurs larves.

— Quoi, monsieur !… Je m’arrêtai par respect pour mon hôte. Adieu, lui dis-je, je vous remercie de votre charmante hospitalité.

Mon hôte ne me répondit pas, il rêvait à son krubul.

Voilà donc le bonheur de cet homme quarante ou cinquante fois millionnaire : l’espoir de posséder, après quatorze ans d’attente, une rose de quinze livres qui infecte ! Je courus à toutes jambes vers l’endroit où j’avais laissé Beziers, qui fut ravi de me revoir.

— Eh bien, monsieur ?

— Beziers, ce soir à souper, du foie à la poêle, du fromage de gruyère et du vin à dix sous la bouteille, entends-tu ?

— Mais…

— Pas de mais ; j’ai failli devenir millionnaire. On se réjouirait à moins.