De minuit à sept heures/Partie 4/Chapitre III


III

Confrontation


Après être retournée chez elle, à sept heures du matin, après avoir entendu l’effroyable révélation faite par Mme Destol, et conduit, hors de son boudoir, celle-ci et Valnais, Nelly-Rose avait longtemps sangloté sur son divan. Puis, brisée, physiquement et moralement, elle s’était endormie. Sommeil agité, précaire, coupé de cauchemars où elle s’éveillait en criant.

À diverses reprises, elle avait entendu frapper à sa porte. Elle n’avait pas répondu. Elle ne voulait voir personne. Elle ne voulait pas déjeuner. Elle voulait être seule… seule avec ses pensées qui se pressaient dans son cerveau tumultueux.

Peu à peu, elle s’apaisa, essaya de réfléchir, de discipliner ses pensées, d’envisager avec lucidité la situation. Tous les événements de la nuit lui apparaissaient avec une netteté parfaite. Il n’y avait aucune lacune dans ses souvenirs. Elle se rappelait tout.

Au commencement de l’après-midi, elle se leva de son divan. Elle ne pouvait plus rester là, dans ce boudoir où la veille, à minuit, elle avait reçu cet homme. Elle ne pouvait plus rester dans l’inaction. Elle avait besoin de sortir de retrouver la vie extérieure. Elle avait surtout l’ardent désir d’apprendre peut-être quelque chose. Les journaux du soir allaient bientôt paraître. Sans doute parleraient-ils du crime…

Elle quitta, presque avec répulsion, sa robe de la veille, cette robe blanche que toute la nuit, à Enghien, ici, puis là-bas, dans la Pension Russe… durant tant d’heures aux émotions diverses, elle avait portée. Elle revêtit un tailleur strict et sombre et, un peu après trois heures, par sa sortie particulière, elle redescendit.

L’après-midi était d’une douceur légère, mais elle n’en put goûter le charme, trop absorbée par ses préoccupations opprimantes. Elle marchait vite le long de l’avenue, vers l’Alma. Sur la place, elle vit dans un kiosque, affiché, un journal du soir qui venait d’arriver.

Sur deux colonnes, en grosses lettres, ce titre :

M. Baratof
qui fit don de cinq millions
à la Maison des Laboratoires
a été assassiné


Frémissante, elle acheta le journal, parcourut l’article, et tressaillit profondément en lisant ces lignes :

« On a arrêté un ami de M. Baratof, un jeune homme, nommé Gérard. Il a été amené au Nouveau-Palace en présence de M. Lissenay, juge d’instruction. Les charges qui pèsent sur lui sont accablantes. Il est prouvé… »

Elle lut jusqu’au bout le résumé, succinct d’ailleurs, vu l’heure d’impression du journal, de l’enquête faite par M. Lissenay. Un moment, elle resta immobile, réfléchissant. Puis elle eut un geste de décision, arrêta un taxi, et, sans trop savoir ce qu’elle faisait, mais, dans un besoin irrésistible d’action et de lutte, elle donna l’adresse du Nouveau-Palace.

Là, ayant interrogé, elle apprit que l’enquête se poursuivait dans l’appartement du Russe. Sur sa demande, on la conduisit près d’un agent de police qui était de garde. Elle écrivit quelques mots sur un bout de papier. On vint la chercher au bout d’un instant. Qu’allait-elle dire ? À quel mobile obéissait-elle ? Quelle force implacable la contraignait à se jeter elle-même au cours de la bataille ? Elle n’en savait rien.


Dans le salon, théâtre du crime, où se trouvaient le juge d’instruction, l’inspecteur Nantas et Gérard, Nelly-Rose entra, toute défaillante, mais résolue et en apparence calme.

Gérard était debout devant elle, pâle et secoué par une violente émotion.

— Non ! non ! cria-t-il d’une voix agitée. Monsieur le juge, il n’y a aucune raison pour que mademoiselle soit ici !… Aucune raison pour qu’elle dépose ! Je proteste d’avance contre ses déclarations !

— Veuillez garder le silence et demeurer tranquille, lui dit le juge durement.

Et, à Nelly-Rose :

— Voulez-vous prendre la peine de vous asseoir, mademoiselle ?

Mais Gérard ne cédait pas :

— Je proteste, monsieur le juge d’instruction. Il y a là, de la part de la justice, une manœuvre contre laquelle je m’insurge de toutes mes forces.

— Quelle manœuvre ? Mademoiselle est venue spontanément. Voici le texte de sa demande : « Nelly-Rose Destol, à qui fut adressé le chèque de cinq millions signé Ivan Baratof. Communication urgente. »

Gérard insista :

— Mais cela n’a rien à voir avec l’affaire pour laquelle je suis convoqué. Je ne connais pas mademoiselle.

Le juge se tourna vers la jeune fille :

— Vous ne connaissez pas monsieur, mademoiselle ?

Elle répliqua nettement :

— Si, monsieur le juge d’instruction.

— Et il vous connaît ?

— Il me connaît.

— Vous voyez donc, monsieur, que vos affirmations sont, une fois de plus, démenties par les faits.

Et il répéta :

— Asseyez-vous, mademoiselle, dites-moi le but de votre démarche. Quelle communication voulez-vous nous faire ?

Dès lors, Gérard n’essaya plus de lutter. Les bras croisés, avide d’entendre ce qu’allait dire la jeune fille, et bouleversé d’avance par ses paroles, il écouta.

Nelly-Rose était pâle. La honte et l’émotion la serraient à la gorge. Cependant, la même décision l’animait, et sans regarder le juge, elle prononça en appuyant sur chaque syllabe, cette phrase terrible, où tenait tout le mystère de la nuit passée.

— Monsieur le juge d’instruction, de minuit à sept heures, je n’ai pas quitté monsieur.

Sans lever les yeux, elle désignait Gérard. Il y eut un silence, de stupeur pour le juge et pour le policier ; d’intense émotion pour Gérard.

— Veuillez préciser, mademoiselle, dit M. Lissenay d’une voix grave. Comment avez-vous connu… ce monsieur ?…

— Dois-je résumer, monsieur le juge ?

— Non, mademoiselle. Expliquez-vous en détail.

Nelly-Rose commença :

— Voici, monsieur le juge. Il y a quelques semaines, à une séance du comité de la Maison des laboratoires, dont je suis secrétaire, j’ai proposé une loterie, disant que chacun devrait donner quelque chose. On m’a demandé ce que je donnerais, moi. Dans un accès d’enthousiasme un peu ridicule peut-être, en tout cas irraisonné, j’ai dit : « Tout ce qu’on voudra ! » sans penser au sens que pouvaient présenter ces paroles. Or, une de mes camarades, une Polonaise, prenant la chose au sérieux, pour célébrer ce qu’elle appelait mon beau geste, a envoyé un article à la revue France-Pologne qui l’a publié avec trois de mes photographies… et un chiffre… cinq millions… J’avais l’air de m’offrir pour cinq millions… Je l’ai compris après… Un Russe, M. Ivan Baratof, m’a écrit de Pologne. Il me demandait de le recevoir, dans mon boudoir, de minuit à sept heures, seule, et m’envoyait un chèque de cinq millions que je devais déchirer si je n’acceptais pas.

Par suite d’un malentendu entre le président de notre société et moi, le chèque a été touché, m’engageant… Hier, apprenant que M. Baratof était arrivé, et désirant avoir avec lui une explication loyale, je lui ai téléphoné ici vers quatre heures pour lui dire que je viendrais le lendemain au matin, donc, ce matin. Un de ses amis m’a répondu qu’il n’était pas arrivé. Le soir à neuf heures, j’ai reçu une lettre de M. Baratof, m’enjoignant d’avoir à tenir ma promesse et de le recevoir à minuit dans mon boudoir. J’ai horreur de la déloyauté. Je craignais d’avoir l’air d’une aventurière ayant soutiré cinq millions. J’étais engagée et me suis décidée, malgré les efforts de mes proches, à tenir mon engagement.

Tout le monde avait écouté dans le plus grand silence la jeune fille. Après une pause, elle reprit :

— Hier aussi une autre personne est intervenue dans ma vie… monsieur. (Elle désigna de nouveau Gérard.) Devant la Maison des laboratoires, il m’a attendue sans que j’aie, moi, le moindre soupçon de son existence. Il est intervenu dans un incident avec un chauffeur de taxi. Il m’a suivie jusqu’au garage où j’ai remisé ma voiture, et l’après-midi, à une matinée que donnait ma mère, il s’est permis de se présenter et de m’inviter à danser. Le soir…

— Le soir ?…

— Le soir, j’ai attendu, puisque j’avais promis à M. Baratof de le recevoir à minuit. On a sonné, j’ai ouvert et j’ai eu la stupeur de me trouver en présence de monsieur. Il m’a dit qu’il s’appelait Ivan Baratof, m’indiquant d’ailleurs que ce n’était qu’un nom de guerre et qu’il était français. Pas une seconde, je n’ai pensé à une supercherie. Ayant vu mes photographies, il était venu à notre réception de l’après-midi pour me rencontrer et n’être pas pour moi tout à fait un inconnu. Il a été d’une extraordinaire adresse. Comme sa présence, chez moi, à cette heure, m’était un supplice, il m’a offert, ce que j’ai pris alors pour de la générosité, de sortir avec lui. J’ai accepté avec un sentiment de délivrance. Il m’a emmenée — une voiture l’attendait — à un bal russe à Auteuil.

— C’était vous la jeune femme en rouge et blanc qui l’accompagnait ? dit le juge.

— Oui. Là, il m’a fait boire du champagne, sachant que cela me ferait tourner la tête. Il m’a fait danser, il m’a étourdie de paroles habiles, me menant peu à peu où il voulait. Quand il a vu que je n’avais plus ma volonté, qu’une autre moi-même dirigeait mes actes, que j’étais sans défense, — profitant d’une rixe au cours de laquelle il m’a protégée contre des gens ivres, — il m’a enlevée dans ses bras et m’a emportée dans sa chambre.

Nelly-Rose s’arrêta encore. Gérard, les yeux baissés, essayait de dissimuler les impressions qu’il éprouvait à cette évocation de leur nuit. Nantas restait impassible. Le juge d’instruction, le sourcil froncé, prit la parole.

— Et cette comédie a été jouée par un homme qui venait, tout probablement, d’en assassiner un autre…

Nelly-Rose tressaillit, toute remuée par le mot redoutable :

— Assassiner… dit-elle à voix basse.

— Oui, mademoiselle, insista le juge d’instruction. Tout semble prouver…

— Je sais… je sais… reprit Nelly-Rose, j’ai lu les journaux… Et c’est pourquoi…

— Et c’est pourquoi ?…

Elle réfléchit quelques secondes et s’expliqua :

— Monsieur le juge d’instruction, je suis venue ici, je puis le dire, au hasard, sur un mouvement que je n’ai pu réprimer. Maintenant, je me rends compte… oui, je sais la raison profonde pour laquelle je suis venue… Je suis venue pour protester et pour dire que cet homme n’a pas assassiné M. Baratof.

Il y eut encore de la stupeur et, cette fois, Nantas lui-même ne cacha pas son étonnement.

— Je ne comprends pas, dit M. Lissenay.

— Il n’a pas tué Baratof, j’en ai la conviction, répéta Nelly-Rose avec certitude. Si endurci, si déterminé soit-il, un homme qui vient d’en tuer un autre, un homme qui sait qu’on va découvrir, au matin, le cadavre, un homme qui sait qu’on pourra établir ses relations avec la victime, ne passe par les heures qui suivent le crime à conduire une intrigue d’amour, et, le voulût-il, ne peut avoir assez de sang-froid pour jouer son jeu sans défaillance… Et, toute la nuit, avec moi, cet homme a été d’un sang-froid parfait. C’est à peine si, une ou deux fois, j’ai cru le voir distrait. Peut-être pensait-il à sa rixe avec Baratof. Peut-être pensait-il qu’il serait à mes yeux démasqué le lendemain. Mais c’étaient de fugitifs instants qui s’effaçaient sans laisser de traces. Vous ne pouvez savoir à quel point il est resté maître de lui. Toute la nuit, sans défaillance, sa conduite a été auprès de moi celle d’un séducteur qui veut réussir par tous les moyens.

— Et c’est ce séducteur que vous venez défendre et que vous chercher à excuser ? dit le juge.

Nelly-Rose se redressa dans un geste de protestation.

— Je ne l’excuse pas de la conduite qu’il a tenue à mon égard. Pour me leurrer, il a pris la place d’un autre. Pour me mettre en son pouvoir, il a joué de mes émotions qu’il suscitait. Par la ruse, en faisant naître en moi la peur, puis en la calmant, puis en me donnant confiance, puis en usant de l’influence qu’il prenait peu à peu sur mon esprit, il m’a, je vous le répète, fait sortir de moi-même. Je suis devenue… ce qu’il voulait que je devienne. Encore une fois, monsieur le juge, un assassin, — un coupable, — n’a pas cette lucidité incroyable, cette maîtrise de soi que nul trouble n’affaiblit. Un coupable pense à autre chose qu’à séduire une jeune fille. Un coupable consacre à la fuite, ou à des précautions de protection les heures qui suivent le crime. Un coupable ne serait pas venu me dire « Je suis Baratof », après l’avoir tué. Un coupable ne m’aurait pas conduite à la Pension Russe, poursuivant son but, son seul but, qui était d’abuser de moi… Non, maintenant que je sais qu’un crime a été commis, je sais que, quelles que soient les charges, ce n’est pas cet homme qui l’a commis…

— Pourtant, il y a eu discussion violente entre lui et Baratof, observa le juge, il y a eu rixe.

— Monsieur le juge, dit Nelly-Rose, après un instant, je pense que cette discussion, cette rixe, me concernaient.

— Qui vous fait croire cela ?

— Rien de formel. C’est une impression. Je pense qu’il voulait empêcher Baratof de me rejoindre.

— Est-ce vrai ? demanda le juge à Gérard.

— Oui, répondit Gérard, sombre.

— Cela n’empêcherait pas d’ailleurs la possibilité du meurtre, continua M. Lissenay.

— Non, protesta Nelly-Rose. Non, il n’a pas tué ! Il ne serait pas venu me rejoindre ainsi… Réfléchissez !…

— Et vous dites, mademoiselle, qu’il est arrivé chez vous à minuit… Pas plus tard ?

— Oh ! monsieur le juge, je suis certaine de l’heure. Je l’attendais avec tant d’anxiété !

Nul ne pouvait douter de la véracité des paroles de Nelly-Rose. M. Lissenay glissa un regard vers Nantas. Mais, dans son coin, l’inspecteur demeurait immobile, écoutant dans un silence qu’on devinait hostile.

— Et à quelle heure vous êtes-vous séparée de lui ? demanda le juge à la jeune fille.

— Je l’ai quitté à six heures et demie du matin, répondit-elle, mais…

— Mais ?…

Nelly-Rose était pâle, oppressée, presque défaillante. Elle demeurait indécise. Cependant, elle finit par dire :

— Monsieur le juge d’instruction, je n’ai plus rien à révéler. Je vous ai raconté, dans ses détails, les circonstances qui m’ont mêlée à cette affaire. Je vous ai dit mon opinion exacte sur monsieur. Je n’ai rien à ajouter.

Mais M. Lissenay ne lâcha pas prise. Il sentait bien la détresse croissante de la jeune fille, et il s’obstina, impitoyable :

— Il faut parler, mademoiselle. Deux heures, trois heures se sont écoulées après votre sortie du bal… des heures où cet homme est resté près de vous… entre les quatre murs d’une chambre, et nous devons savoir…

Elle se mit à pleurer doucement. Elle avait l’air de supplier : « Je vous en prie…, ne me contraignez pas… c’est une torture que vous m’infligez… En avez-vous le droit ?… »

Gérard murmura :

— Ne dites pas un mot, mademoiselle.

Elle releva la tête et, s’adressant à M. Lissenay :

— Ce que je vous ai confié ne suffit pas à fixer votre opinion ?

— Ce sont des impressions, des preuves toutes morales. Mais ces preuves morales elles-mêmes sont contredites par la façon même avec laquelle il a agi envers vous.

— Oui, en effet, dit-elle, il faut que j’aille jusqu’au bout de ma confession pour que vous puissiez le juger selon ce qu’il est, et selon ce qu’il a fait. Ne m’en veuillez pas si j’hésite… il y a des choses pénibles…

Elle essuya ses yeux. Son visage prit une expression d’énergie tranquille. Elle se domina dans un effort suprême et prononça :

— Je dirai donc tout, monsieur le juge, et devant lui-même. Eh bien, hier, tout l’après-midi j’avais subi l’influence obsédante de cet homme. Oui, dès la première minute, il m’a inquiétée et troublée. C’est inexplicable, de ma part… J’étais si paisible et si maîtresse de moi ! Mais c’est ainsi. Et lorsque la nuit est arrivée, lorsque nous somme venus à cette fête russe, j’étais déjà conquise. Il m’a emportée dans sa chambre… J’étais sans défense, à sa merci. Il pouvait faire de moi ce qu’il voulait… avec mon consentement. Oui, j’ai honte de l’avouer, j’étais consentante et il le savait. Il savait que je n’aurais pas repoussé ses baisers. Je le lui ai presque dit, tout en le suppliant de me respecter.

»  C’est cela qu’il faut bien comprendre, monsieur le juge d’instruction, puisque vous voulez connaître toute la vérité sur lui. C’est cela, c’est un abandon total. Or, il ne m’a pas touchée, monsieur le juge d’instruction… La situation qu’il avait créée, il n’en a pas profité. Il n’y a pas eu lutte. Je n’ai pas eu à me défendre. J’étais sur le divan, sous ses yeux qui m’enlevaient toute force. J’étais à lui s’il l’avait voulu. Je n’étais pas éveillée, mais je ne dormais pas non plus. J’étais incapable de mouvement, mais j’étais consciente… Il m’a regardée longuement. Entre mes cils baissés, j’ai vu changer, s’attendrir l’expression de ses yeux. J’ai vu sur son visage une expression de pitié et de remords. Il avait un genou sur le bord du divan. Il s’est relevé et il s’est éloigné, monsieur le juge… m’épargnant, moi qui ne désirais pas alors être épargnée, et, sans plus me regarder, il s’est assis devant une table, la tête dans ses mains…

»  Et là, il s’est, après quelques moments, combien de temps, je ne sais au juste, endormi. Je me suis, alors, moi aussi, assoupie… Une heure après, environ, je me suis réveillée. Il dormait, encore, la tête sur son bras appuyé à la table. Et c’est une des choses qui m’ont le plus émue et qui m’émeuvent encore… Ce sommeil… Le sien et le mien… Nous avons été dans cette chambre, comme des enfants, moi malgré ce que j’avais fait, lui malgré sa conduite. J’ai quitté sans bruit le divan, j’ai pris mon manteau et, doucement, sans l’éveiller, je suis partie. Personne ne m’a vue à la Pension, où tout dormait… Voilà la vérité, monsieur le juge. Vous en tirerez les conclusions qui vous sembleront justes. Pour moi, si je ne lui pardonne pas ses habiletés et sa conduite, je ne peux pas oublier qu’il m’a respectée. Je ne peux pas oublier cela. Je ne l’oublierai jamais.

La voix de Nelly-Rose sombra dans un sanglot qu’elle étouffa. Gérard, sur sa chaise gardait son immobilité de statue ; les yeux baissés, le visage rigide, on sentait que toutes ses forces étaient tendues pour ne pas laisser transparaître son émotion. Le juge, lui, dissimulait mal la sienne.

— C’est tout de même chic, ce qu’elle fait là, la petite, murmura une voix.

Ce ne pouvait être que la voix de Nantas, mais Nantas, dans un coin, immobile, ne regardait personne.

— Mademoiselle, c’est tout ce que vous avez à dire ? demanda le juge d’instruction.

— C’est tout, fit avec calme Nelly-Rose, qui s’était reprise. J’ai dit ma conviction… et j’ai dit toute ma faiblesse, comme c’était mon devoir, pour que vous puissiez comprendre et juger.

M. Lissenay tourna les yeux vers Gérard.

— Vous n’avez rien à répondre à mademoiselle ?

— Rien que ceci (Gérard lui aussi avait repris quelque calme). Je jure sur l’honneur que, quand mon innocence, grâce à elle, aura été reconnue, quand je serai libre, je ne chercherai jamais à la revoir.

Il eut un bref coup d’œil vers Nelly-Rose, mais elle ne le regardait pas, et resta impassible.

— D’autre part, continua Gérard, je vous demande, monsieur le juge, si c’est possible, de ne pas révéler, tout de suite du moins, le nom de mademoiselle, de ne pas mentionner son intervention… Elle ne doit pas être éclaboussée par aucun scandale, et comme le vrai coupable sera certainement bientôt découvert… il sera possible de passer sous silence tout ce qui touche Mlle Destol.

— Mademoiselle, vous pouvez vous retirer, dit M. Lissenay.

Mais Gérard se dressa :

— Un mot encore avant le départ de Mlle Destol, monsieur le juge. J’oubliais… quelque chose de grave. Voici : j’ai été, lors de mon dernier voyage en Russie, il y a quelques semaines, chercher des papiers qui appartiennent à Mme Destol et à mademoiselle.

— Des papiers… Quels papiers ?…

— Des valeurs. Des titres de propriété de mines en Roumanie, un reçu… le tout représentant une somme importante.

— Quelle somme ?

— Je ne sais trop… Dix… vingt millions, peut-être davantage.

— En effet, dit M. Lissenay la somme est considérable.

Mais Nantas s’était dressé :

— Pardon, monsieur le juge…

Et à Gérard :

— Dans quoi sont-ils, ces papiers ?

— Dans une pochette !

— Nous y voilà, à la pochette. Je le savais bien ! Et vous n’avez pas voulu m’en souffler mot tout à l’heure ! Quel entêté !

— Je ne voulais parler de ces papiers qu’à Mlle Destol, en les lui remettant… Ou plutôt, les ayant remis à Baratof, je m’étais aperçu qu’il voulait se les approprier… C’est à ce sujet qu’il y a eu, cette nuit, entre lui et moi, discussion, puis rixe. Au cours de notre rixe, je les lui ai repris.

— C’était le seul motif de votre querelle ? demanda le juge.

Gérard hésita.

— Il y avait un autre motif…

— Celui d’empêcher Baratof de venir chez mademoiselle ?

— Oui.

— Et vous aviez l’intention de vous substituer à lui ?

— Pas à ce moment-là. J’ai été indécis tout d’abord : ayant les titres dans ma poche, je me demandais par quels moyens je pourrais les remettre à Mmes Destol… C’est alors seulement que, brusquement, j’ai eu l’idée de me substituer à Baratof et d’aller, comme si j’étais lui, voir Mlle Destol qui, je le savais, devait le recevoir. Il me l’avait dit.

— Pourquoi n’avez-vous pas remis ces papiers, la nuit, à Mlle Destol ?

— Déjà, puisque je jouais le rôle de Baratof, je m’étais imposé à elle, en envoyant cinq millions aux Laboratoires, sous la condition que vous savez. Alors par… fatuité si vous voulez, aussi par respect pour elle-même, il me déplaisait d’avoir l’air de proposer, ou d’imposer, même implicitement, un autre marché… plus direct encore, et plus choquant, et de me prévaloir de cet argent que je lui rapportais et qui était à elle.

— Scrupule tardif, vous m’avouerez, et peu explicable.

— Il en est cependant ainsi, monsieur le juge d’instruction. Tout de suite, et malgré la façon dont j’agissais, j’ai senti pour elle quelque chose de nouveau, une sorte de déférence, contraire à ma nature. C’est pour cela qu’après l’avoir amenée dans ma chambre, j’ai eu honte d’abuser de sa confiance. Si elle n’avait pas dormi, peut-être, si elle n’avait pas été dans cet état d’inconscience, et qu’elle eût pu répondre, volontairement, à mes baisers, peut-être… aurais-je cédé à mon désir. Mais, abandonnée comme elle l’était, ne sachant pas ce qu’elle faisait, elle est devenue pour moi inaccessible… presque sacrée.

— Bref, ces papiers ?…

— Je les ai conservés sur moi toute la nuit. Ce matin, comme j’allais en province, je les ai remis à Yégor, le patron de la Pension russe, en un pli cacheté qu’il a mis dans son coffre. Au bout de huit jours, et si je ne lui avais pas donné de contre-ordre, il devait les porter à une adresse que je lui laissais par écrit, sous enveloppe. Cette enveloppe, vous l’ouvrirez, monsieur le juge d’instruction, et vous y trouverez l’adresse de Mlle Destol.

Gérard tira de sa poche son portefeuille, y prit une carte et, avec la plume du juge d’instruction, la signa.

— Voici ma carte et ma signature, dit-il. Yégor vous remettra les papiers.

Le juge d’instruction prit la carte. Il regardait Nelly-Rose. Celle-ci, toujours impassible, semblait étrangère à l’événement.

— Vous pouvez vous retirer, mademoiselle, dit pour la seconde fois M. Lissenay.

La jeune fille lui fit une inclinaison de tête et, sans une parole, s’en alla. Pas une fois, son regard n’avait rencontré celui de Gérard.


Dehors, sur l’avenue des Champs-Élysées, Nelly-Rose marcha quelques instants vers l’Arc de triomphe. Elle était infiniment lasse. Elle avançait avec une lenteur croissante. Qu’allait-elle faire et dire chez elle ?

Et soudain, cette idée de rentrer, de parler à sa mère, de lui donner, ainsi qu’à Valnais, des explications, et de subir un fastidieux interrogatoire, lui parut intolérable.

Sa décision fut immédiate. Elle entra dans un bureau de poste et envoya ce pneumatique à Mme Destol :

« Maman chérie,

» Pardonne-moi toute la peine que je t’ai faite et ne m’en veuille pas si j’éprouve le besoin de rester seule quelques jours. Ce sera pour toi et pour moi un repos qui nous est indispensable à l’une et à l’autre.

» Dès mon retour, lundi prochain après-midi, je te dirai toute la vérité et j’espère bien pouvoir t’apprendre que nous sommes sur le point de devenir riches…

» De tout mon cœur, maman chérie… »

Nelly-Rose prit ensuite un taxi, acheta dans un grand magasin un sac et les objets de toilette indispensables, et se fit conduire sur la rive gauche, le long du Jardin des Plantes, où elle connaissait une petite pension de famille qu’une de ses amies avait habitée.

Quelle joie de pouvoir enfin être tranquille et de se promener chaque jour, loin des yeux et loin de tout, dans le vieux jardin solitaire !…


IV

La chasse


Après le départ de Nelly-Rose, il y eut dans la pièce un moment de silence. Le juge d’instruction semblait hésitant. L’innocence de Gérard ne faisait guère de doute pour lui, mais que pensait Nantas ?

Et, justement, l’inspecteur Nantas intervenait :

— Tout ça, dit-il à Gérard, c’est très joli. Mais c’est un peu du sentiment… Des impressions de jeune fille, je ne dis pas, ça a sa valeur… « Il n’a pas tué »… Bon… C’est son opinion à cette petite… Mais, tout de même, au fond, tout ça n’empêche pas que vous avez très bien pu, même sans le vouloir, même avec de bonnes intentions, tuer Baratof au cours de la rixe… Oui, je répète, même sans le vouloir…

— J’affirme que je l’ai laissé parfaitement vivant. D’ailleurs, il a été égorgé. Je n’avais sur moi aucune arme qui me permît…

— Vous aviez toujours un gentil petit browning qu’on vous a vu au bastringue d’Auteuil. Je sais bien… Les rues ne sont pas sûres. Mais bon, admettons pour un moment. Alors, racontez, selon vous, ce qui s’est passé ?

— Eh bien, — Gérard fit un effort pour être clair, précis, et ne rien oublier sans toutefois rien dire d’inutile, — eh bien ! Baratof et moi, nous avions déjà eu un commencement de discussion au sujet des titres. Quand je suis revenu à onze heures, le soir, j’ai trouvé Baratof prêt à sortir pour aller où vous savez, j’ai voulu l’en empêcher. Je lui ai aussi reproché de vouloir s’emparer de la fortune de Mme Destol. Il l’a avoué avec cynisme. Il m’a provoqué. Il s’est jeté sur moi. Nous avons lutté. Je l’ai terrassé. Il était étourdi de sa chute, mais sans la moindre blessure. Je l’ai bâillonné, ligoté avec les courroies de sa couverture de voyage, pour qu’il fût incapable de bouger de toute la nuit. Son étourdissement ne dura qu’un moment. Il revint à lui, parfaitement vivant, je vous le répète. Je voyais ses yeux qui me fixaient, chargés de haine et de rage, et il s’agitait convulsivement. Je l’ai donc, pour plus de sûreté, attaché au pied du lit. J’avais pris, dans la poche intérieure de son gilet, la pochette contenant les papiers. Je suis alors descendu. Sortant de l’hôtel, durant quelques minutes, réfléchissant ainsi que je vous l’ai dit, j’ai marché sur l’avenue… je me suis même arrêté à une terrasse, — un nouveau bar dont j’ignore le nom, — mais tout de suite j’en suis parti, décidé à profiter de la situation… à aller chez Mlle Destol, en me faisant passer pour Baratof.

— Vous affirmez n’avoir rien pris que les titres à Baratof ? demanda M. Lissenay.

— Je l’affirme, monsieur le juge d’instruction. Et puisque vous dites qu’il a été dépouillé de son argent et de ses bijoux, celui qui l’a dépouillé est celui qui, après mon départ, l’a tué.

Nantas, ici, intervint encore :

— Si c’est vrai, il faut reconnaître que vous lui avez bougrement facilité la besogne, au voleur et à l’assassin, en laissant le Baratof bâillonné et ligoté des pieds à la tête.

Gérard ne répondit pas sur-le-champ. Il avait eu déjà cette pensée, et elle lui faisait horreur.

— Monsieur le juge, dit-il soudain, quels qu’aient été mes torts et mes imprudences, je suis innocent du meurtre de Baratof. Je sens que vous me croyez… Mais, pour la justice, pour moi, pour que mon innocence éclate, indéniable, aux yeux de tous, il faut retrouver le vrai coupable !

— C’est une bonne idée, prononça Nantas, à demi sérieux, à demi gouailleur. Comment est-ce que vous vous y prendriez ? Dites voir un peu.

Gérard l’observa. Cet homme lui inspirait peu de sympathie. En cet homme il voyait un adversaire le plus dangereux et le plus acharné à le croire coupable. Pourtant, il le distinguait impartial, prêt à admettre la vérité si elle s’imposait à son esprit soupçonneux et sceptique par profession.