De la ville au moulin/Texte entier

Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. C-256).


MARGUERITE AUDOUX


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DE LA VILLE


AU MOULIN



— ROMAN —


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PARIS


BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER


eugène fasquelle, éditeur


11, rue de grenelle, 11


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1926




DE LA VILLE


AU MOULIN




EUGÈNE FASQUELLE, éditeur, 11, rue de Grenelle, Paris (7e)



DU MÊME AUTEUR


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Marie-Claire, roman. — Préface d’Octave Mirbeau. — 86e mille……… 1 vol.

L’Atelier de Marie-Claire, roman……… 1 vol.


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IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE


100 exemplaires numérotés sur papier de Hollande


L’ÉDITION ORIGINALE A ÉTÉ TIRÉE SUR VÉLIN BLANC MAT

ET SOUS COUVERTURE ORANGE.





MARGUERITE AUDOUX




DE LA VILLE


AU MOULIN



— ROMAN —


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PARIS


BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER


eugène fasquelle, éditeur


11, rue de grenelle, 11


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1926

Tous droits réservés.
Copyright 1926, by Marguerite Audoux



À la mémoire d’Octave Mirbeau



En témoignage de ma reconnaissance

et de mon profond respect.


M. A.



DE LA VILLE AU MOULIN

I


Pour la seconde fois, j’ouvris les yeux sans reconnaître l’endroit où je me trouvais couchée.

Où donc était notre chambre d’enfant, avec sa fenêtre grillagée, ses murs tapissés de papier à grosses fleurs, et sa cheminée tout encombrée de photographies ?

Ici c’était une longue salle aux murs blancs, où s’alignaient deux rangées de petits lits et où s’ouvraient de hautes et larges fenêtres laissant voir de grands carrés de ciel bleu.

J’abaissai de nouveau les paupières, espérant que tout cela disparaîtrait et que j’allais me retrouver chez mes parents, dans la pièce un peu sombre où étaient les lits de mes frères et sœurs, et dans tous les coins, entassés pêle-mêle, des jouets de toutes sortes et de toute couleur.

Pour m’assurer que j’étais bien éveillée, je cherchai à reconnaître les bruits. Il ne s’en faisait guère. Seul, un peu en arrière de moi, un homme parlait à voix basse, et malgré toute mon attention, il me fut impossible de distinguer la moindre de ses paroles. Je comprenais pourtant, à la façon dont il appuyait sur les mots qu’il donnait des indications précises, et faisait des recommandations très importantes.

Lorsqu’il se tut, une autre voix se fit entendre. Celle-là ! je la reconnus aussitôt quoiqu’elle fût plus assourdie encore. C’était mon cher papa qui parlait, et dans ma joie de le savoir là, je fis un brusque mouvement pour me tourner vers lui, mais au même instant, je ressentis dans la hanche une douleur qui m’arracha un cri aigu et m’obligea de rester immobile.

La souffrance qui réveillait si brutalement mon corps réveillait avec la même brutalité ma mémoire. Toute la clarté de la salle sembla entrer d’un coup dans mon cerveau pour mieux éclairer l’épouvantable scène qui avait eu lieu chez nous quelques heures plus tôt. Je revis mon père les deux poings levés, et ma mère dressée en face de lui comme la plus méchante des femmes. Je revis mon frère, le doux Firmin, pâle et comme pétrifié, tendant vers eux ses mains frêles. Je revis Angèle, ma sœur, agenouillée et demandant du secours à Dieu, et j’entendis les cris terrifiés de Nicole et Nicolas, les deux jumeaux. Puis je me revis moi-même lancée entre mes parents pour les séparer, et je crus sentir de nouveau le choc qui m’avait jetée à terre ainsi que le poids énorme de deux créatures en furie que ma chute avait entraînées et qui s’étaient abattues ensemble sur moi.

De ce qui s’était passé ensuite je ne savais rien. Je me souvenais seulement des cahots du fiacre qui m’avait amenée à l’hôpital, et de la question directe du médecin au vieux cocher : « C’est votre voiture qui lui a passé sur le corps ? »

Le même médecin, penché à présent sur moi me demandait :

— Souffrez-vous beaucoup, mon enfant ?

Je ne répondis pas. J’écoutais le pas glissé de deux personnes qui cherchaient à s’éloigner sans bruit. J’étais sûre que c’étaient mon père et ma mère qui s’en allaient ainsi, et malgré la douleur de ma hanche, je voulus me dresser pour les appeler, mais le médecin appuya des deux mains sur ma poitrine, en disant :

— Il ne faut pas bouger, surtout.

Penché sur moi, il me cachait une partie de la salle, mais dans l’ouverture que formait l’un de ses bras, je voyais mes parents gagner la sortie.

Oh ! comme ils avaient l’air malheureux ! Ma mère si légère d’habitude, marchait presque lourdement, et mon père la suivait, tête basse, et son chapeau à la main comme à un enterrement.

J’en ressentis un immense chagrin. Et tandis que le médecin continuait à s’informer de ma souffrance, des larmes se pressèrent en foule sous mes paupières, et malgré moi, jaillirent avec force.

Les jours suivants, la douleur de mon corps devint si vive que je n’apportai d’attention à rien d’autre qu’à elle. La présence même de mes parents me laissait indifférente. Je souffrais. Je souffrais atrocement et sans répit, et mon immobilité parfaite n’avait pas un seul instant raison de cette souffrance. Pendant la nuit, je la sentais à travers une somnolence insupportable, et dont j’essayais de sortir par des soubresauts violents qui augmentaient mon mal. C’était alors l’affreux rêve qui arrivait. Un homme, toujours le même, levait sur moi un marteau, et cherchait à me briser la hanche en la frappant à grands coups. L’infirmière effrayée des cris sourds que je poussais venait me parler en mettant sa main sur mon front, et je m’efforçais moi-même de chasser la somnolence et son rêve.

Cet état dura une semaine qui me parut plus longue que tout mon temps déjà vécu. Puis, l’homme au marteau céda sa place à un tombereau plein de pierres dont une roue m’écrasait la hanche, mais de temps à autre, je réussissais, pour une minute, à soulever le lourd tombereau, et cette minute sans souffrance m’était plus précieuse que la clarté du soleil.

L’apaisement se décida pourtant à venir. Mon mal qui continuait à veiller pendant la nuit s’endormait parfois durant le jour. Dans ces moments-là, il me venait un grand désir de remuer, car je pensais à la maison, où malgré mes quatorze ans seulement j’étais si nécessaire.

Qui donc prenait soin des jumeaux en mon absence ? Ce n’était pas ma mère occupée au dehors ainsi que mon père. Ni Angèle, qui préparait sa première communion. Pas davantage Firmin qui ne savait que jouer. Et je n’avais guère confiance en la femme de ménage, vieille et toujours lasse. Et puis, qui donc à part moi pouvait faire obéir l’espiègle Nicole et le turbulent Nicolas ? Et mon imagination créait mille dangers auxquels les deux enfants ne pouvaient échapper.

Ma mère essaya de me tranquilliser en m’assurant que tout allait bien à la maison, et mon père agacé par mon insistance finit par me dire :

— Ne te mets pas ainsi en peine. Personne n’est indispensable en ce monde.

Heureusement, mes parents amenèrent bientôt avec eux toute la petite famille.

Non, je n’étais pas indispensable à la maison et je dus en convenir quoique j’en fusse un peu mortifiée. Les jumeaux avaient bonne mine et ils gardaient un air si sage que je ne trouvais aucune recommandation à leur faire.

C’est grand-mère qui nous avait élevés tandis que nos parents travaillaient. À sa mort, trois ans plus tôt, j’étais déjà grande et forte et ma mère avait décidé que je resterais à la garde des jumeaux, et qu’on m’adjoindrait une femme de ménage pour m’éviter les gros travaux.

Ainsi, tout avait bien marché, nos parents très unis ne se plaisaient qu’auprès de nous. Notre père passait ses veillées à fabriquer des jouets pour les petits. Et pendant les vacances notre mère nous emmenait dans la petite maison qu’elle possédait, tout près de chez son frère, que nous appelions oncle meunier, et dont le moulin tournait sur une jolie rivière descendant à la Loire.

Brusquement tout avait changé. Des discussions, puis de véritables disputes s’étaient élevées entre nos parents et cela n’avait fait qu’augmenter jusqu’au jour où face à face, comme deux ennemis aveuglés de rage, ils avaient été si près de se frapper.

Maintenant la paix paraissait faite entre eux, ils se parlaient avec douceur et toute trace de rancune était effacée de leur visage.

Dès sa première visite Firmin tout joyeux s’était attardé auprès de mon lit, pour me dire :

— À présent, chez nous, c’est comme autrefois.

Firmin était certainement celui de nous qui avait le plus souffert de la désunion de nos parents. Il les aimait l’un et l’autre d’un amour infini, et leurs disputes l’avaient souvent affecté au point de le rendre malade. Que de fois, le soir, tout grelottant de fièvre dans son lit, je l’avais vu se torturer l’esprit pour essayer de découvrir le motif de la désunion avec l’espoir d’y apporter remède.

Une nuit, enfin, nous avions appris de quoi il s’agissait. Notre mère croyant tous ses enfants endormis pleurait sans contrainte dans la chambre voisine. Elle ne faisait pas de violents reproches comme d’habitude. Elle répétait seulement à travers ses pleurs :

— Pourquoi m’as-tu repris ton amour ?

Ses sanglots étaient si pressés et si déchirants que nous retenions notre souffle pour ne pas nous mettre à crier comme elle.

Notre père, pris de pitié sans doute, avait dit des mots consolants, et peu à peu le silence était revenu. Mais Firmin et moi n’avions nulle envie de dormir. Assis par terre, dans la ruelle étroite qui séparait nos deux lits, silencieux et remplis d’étonnement, nous réfléchissions aux paroles de douleur et de reproche. « Pourquoi m’as-tu repris ton amour ? » L’amour ! C’était donc une chose si nécessaire à la vie, que sa perte pouvait amener un pareil désespoir. Et le cœur tout gonflé de regret, en pensant que nous ne pouvions rendre à notre mère ce bien si précieux, nous étions restés longtemps dans la ruelle, glacés par le froid, et serrés l’un contre l’autre comme deux coupables.

Aujourd’hui, il fallait chasser pour toujours ces vilains souvenirs. « À présent, chez nous, c’est comme autrefois. » Et je revoyais le mince visage de mon frère, tout épanoui de joie et de confiance en l’avenir.

Firmin n’avait qu’un an de moins que moi, mais il était si petit et si faible qu’on l’eût dit beaucoup plus jeune. Nous nous aimions profondément, et pour mon compte, j’aurais pu jurer que, de toute ma famille, c’était lui qui m’était le plus cher.

Le travail des veillées nous rapprochait encore. Firmin m’apprenait le soir ce qu’on lui avait enseigné pendant le jour, à l’école. Je retenais les leçons plus facilement que lui, et il m’arrivait d’être à mon tour son professeur. Je lui faisais surtout réciter ses fables qu’il ne parvenait pas à retenir malgré toute sa bonne volonté. Il lui fallait plus d’une semaine pour en apprendre une. Et encore ! Cela ne l’empêchait pas d’être persuadé qu’il la savait dès sa première lecture.

Notre père s’en mêlait, parfois :

— Voyons Firmin, et cette fable du laboureur ?

— Je la sais, papa.

— Tout entière ?

— Oui, papa.

— Alors, récite-nous la.

Tout le monde faisait silence, et Firmin prenait de l’espace. Il se dandinait, sûr de lui, et lançait d’une voix beaucoup plus haute qu’il n’était nécessaire :

Un riche laboureur, sentant sa mort prochaine,
Fit venir ses enfants, leur parla sans témoins.

Et Firmin s’arrêtait net. Il gardait la bouche ouverte comme pour laisser passer la suite, mais la suite ne venait pas.

— Elle est là, disait-il, en montrant le bout de sa langue. Puis il rougissait, s’impatientait et frappait du pied :

— Oh ! là, là, qu’est-ce qu’il a bien pu leur dire à ses enfants, ce laboureur.

Notre père riait et renvoyait Firmin apprendre sa fable. Il ne se doutait pas que beaucoup de notre temps passait à cela.

Il y avait aussi une punition de l’école que nous étions seuls à connaître, Firmin et moi. Cette punition arrivait à peu près une fois par semaine, toujours pour le même motif.

— Qu’as-tu fait ? lui demandais-je en le voyant rentrer en retard et tout penaud.

Et lui, près de pleurer, répondait une fois de plus :

— Je me suis encore promené à quatre pattes sous les bancs, et quand je me suis relevé, le professeur était encore assis à ma place.


Angèle qui allait sur ses douze ans était placide et triste. Sa petite enfance avait été difficile, et grand-mère l’avait souvent menée à l’église, où elle faisait brûler des cierges à son intention. Angèle en avait gardé le goût de la prière, et à la moindre contrariété comme à la moindre joie, elle tirait son chapelet pour implorer ou remercier la Vierge. Elle n’aimait pas le jeu quoiqu’elle fût bien portante à présent. Et quand il nous arrivait, à Firmin et à moi de jouer avec les jumeaux et de les faire rire jusqu’à les rendre malades, elle se tenait à l’écart, sans rire ni se fâcher.

Une fois pourtant, nous l’avions vue en colère. C’était au cours d’une rougeole qui nous obligeait, Firmin et moi, de garder la chambre. Pour éviter la contagion, nos parents avaient installé les trois autres à l’autre bout de l’appartement avec défense d’entrer dans notre chambre. Nous n’étions pas très malades, et les journées nous semblaient longues ainsi éloignés de tous. Pour nous distraire, notre père nous apporta des romans d’aventures, et bientôt Firmin ne parla plus que par Brahmane et Vichnou. Je devins vite la belle Sita dont il était le respectueux serviteur. Coiffé d’un énorme turban fait d’une serviette éponge, il venait à tout instant prendre mes ordres. Il se tenait devant moi, les jambes ridiculement arquées, et les bras si drôlement appuyés sur la tête que j’éclatais de rire à chaque fois. De plus je ne pouvais retenir le nom bizarre de ce serviteur hindou, et je l’appelais Gigotar. C’était alors des rires qui s’entendaient dans tout l’appartement. Angèle se lassa de les entendre ; malgré la défense de nos parents elle entr’ouvrit soudain notre porte et nous dit l’air indigné :

— Vous n’avez pas honte de rire comme ça, quand le bon Dieu vous envoie des maladies pour vous punir de vos péchés ?

Et, courbée vers nous, un pied en avant, et les yeux tout en éclairs, elle nous avait menacés d’affreux châtiments venus du ciel, si nous avions l’audace de continuer à rire.

La première surprise passée, le serviteur hindou s’était brusquement changé en chien de garde, aboyant furieusement contre l’intruse, et l’obligeant à fuir. Puis la porte refermée, le chien avait aboyé avec la même fureur, par le trou de la serrure, autour de nos lits, contre la fenêtre, et même vers le plafond comme pour faire peur autant qu’à Angèle, aux maladies, aux péchés, et à tous les châtiments dont nous étions menacés.

À me souvenir de ces instants, ma tranquillité s’affermissait. Je me revoyais déjà de retour à la maison où je retrouvais la gaieté si amusante de mon frère, les caresses des deux petits, et enfin toute la tendresse de mes parents avec leur bon accord revenu.

Dans la joie de ce jour proche j’oubliais de rester immobile. Ah ! non, il ne fallait pas bouger. Un chien hargneux s’était caché dans ma hanche, et au plus petit mouvement de ma part, il mordait et déchirait et sa colère était lente à s’apaiser.


Je n’aurai pas la joie du retour à la maison. Et qui sait si je rentrerai jamais dans cet appartement d’où je suis sortie un jour, blessée de telle sorte que je vais en porter la marque toute ma vie. Dans un instant, mon père et ma mère viendront me prendre pour me conduire au moulin de la Haie, chez oncle meunier, où je continuerai à vivre étendue, en attendant ma complète guérison. Après des semaines et des semaines de souffrance, il va me falloir rester des mois et des mois, sans essayer de marcher, même avec des béquilles. Ainsi en a décidé le médecin de l’hôpital après un dernier examen de mon mal.

À mes parents anxieux des suites de l’accident, il a répondu d’un ton sec :

— Boiteuse ? Elle le sera certainement.


Lorsque nous arrivons dans la petite gare de la Haie, oncle meunier s’élance plutôt qu’il ne monte dans notre compartiment. Il a un air fâché que je ne lui ai jamais vu. Et, sans embrasser sa sœur ni tendre la main à son beau-frère, il me soulève de la banquette et m’emporte jusqu’à la voiture longue et basse, dans laquelle je passerai dorénavant toutes mes journées. En traversant le village, j’éprouve une grande honte à être vue dans cette voiture d’infirme. La nuit, heureusement, commence d’assombrir la campagne, et si beaucoup de portes sont ouvertes à cause de la douceur du printemps, il y a par contre très peu de gens dehors.

Le trajet se fait en silence. Mes parents marchent de chaque côté de moi, et leur pas, et celui d’oncle meunier font à peine plus de bruit sur le gravier que les roues caoutchoutées de ma voiture.

Le village dépassé, nous suivons la route qui descend à la rivière et la longe jusqu’au moulin. Tante Rude nous attend au bout du chemin. En approchant, je vois bien que c’est son mari qu’elle regarde et non pas nous. Elle se tient plus droite et plus raide que jamais, et son visage me paraît plus autoritaire encore. Va-t-elle me gronder, de me faire rouler ainsi dans une voiture ? Je me souviens qu’elle n’aime pas les malades. Cependant, elle se penche sur moi pour m’embrasser, mais c’est du bout des lèvres, on dirait même avec dégoût. Et sans un mot de bienvenue à mes parents, elle passe la barrière, et marche en avant comme si nous ne connaissions pas le chemin, et qu’elle fût venue seulement pour nous le montrer.

À mon étonnement ce n’est pas chez elle qu’elle nous conduit. C’est chez Manine, la jeune veuve du garçon meunier, dont la maison est séparée du moulin par un grand verger, et une petite genêtière.

C’est là que je vais demeurer en attendant le moment où je pourrai marcher comme tout le monde. Tante Rude me l’apprend sans douceur, tandis que mon père et ma mère, avec des mots affectueux, et mille précautions m’installent dans un lit tout préparé.

Mon installation finie, mes parents s’en vont au moulin avec tante Rude et oncle meunier. J’entends grincer derrière eux la claie du passage. Et Manine ferme la porte de la maison, par où entre un brouillard blanc qui s’élève des prés d’alentour.

Manine s’appelle Marceline, comme tante Rude s’appelle Gertrude, mais ces deux noms trop difficiles à prononcer pour les jumeaux ont été transformés ainsi par eux, et personne ne songe à les rétablir.

Manine est une parente éloignée, devenue orpheline, et recueillie par oncle meunier. Tante Rude l’a tout de suite employée aux travaux du moulin et des champs, puis, vers sa dix-huitième année, sans s’inquiéter de son goût, elle l’a mariée au garçon meunier qui touchait à la quarantaine. Le ménage s’est trouvé parfaitement d’accord malgré la différence d’âge, et dès la première année, Manine a mis au monde Clémence qui a maintenant près de sept ans.

Le garçon meunier est mort d’un accident au cours de l’hiver, et Manine attend d’un jour à l’autre la venue d’un nouvel enfant.

J’ai un réel contentement à me retrouver près d’elle. À la lueur d’une lampe pendue au plafond, je la regarde aller et venir dans la maison, où elle répare le désordre que nous venons de faire. Sa grossesse alourdit un peu ses mouvements, et ses sabots claquent mollement sur les dalles. De temps en temps elle fait semblant de gronder Clémence qui ne veut pas s’endormir. Puis, après avoir ranimé le feu et fait chauffer pour moi un bol de lait, elle approche une chaise et s’assied auprès de mon lit.

Elle est elle-même si contente de me voir là qu’elle se met à parler librement de toute chose. Son veuvage ne l’a guère changée, sa voix seulement est devenue comme craintive, mais son visage tout en largeur reste doux et sérieux, et elle continue de sourire en parlant.

Toujours nous avons été bonnes amies.

À l’âge de six ans, alors que mes parents m’avaient confiée à tante Rude pour une assez longue convalescence, c’est Manine qui s’était occupée de moi. Elle m’emmenait partout où elle avait à faire, et il arrivait que nous passions des journées entières, aux champs, au jardin ou à la rivière.

Ce qui me plaisait le plus dans les travaux de Manine c’était de suivre les dindes et les pintades qui se cachaient dans les haies pour pondre, et dont il nous fallait chercher et découvrir les œufs.

J’étais paresseuse le matin, et Manine me grondait souvent pour me faire lever, mais lorsqu’elle me disait : « Dépêche-toi, on va suivre une dinde », j’étais vite réveillée et vêtue.

Il fallait beaucoup d’attention et beaucoup de patience pour suivre la dinde. Elle s’en allait au nid sans se presser, caquetant et picorant de-ci, de-là, s’écartant même de la haie comme si elle avait l’intention d’aller en sens inverse, et faisant mine de rentrer à la basse-cour dès qu’elle s’apercevait de notre présence. Après des tours et des détours elle se décidait enfin à longer la haie, toujours caquetant et picorant, comme si de rien n’était. Et brusquement, elle disparaissait sans que rien pût nous indiquer l’endroit où elle venait de se nicher.

Manine en restait toujours stupéfaite.

— Elle a fondu sous mes yeux, disait-elle.

Elle s’asseyait sur l’herbe alors, tirait son tricot de sa poche et m’interdisait le moindre bruit.

Du temps passait, au bout duquel Manine se levait pour explorer la haie. Elle ne trouvait pas toujours ce qu’elle cherchait, mais il lui arrivait aussi de découvrir trois ou quatre beaux œufs bien cachés sous des feuilles sèches.

Il ne restait plus qu’à se rappeler l’endroit afin d’aller ramasser le nouvel œuf, mais il fallait bien se garder de surprendre la dinde au nid, car elle l’abandonnait sur l’heure, et tout était à recommencer.

Ces courses du matin me paraissaient si amusantes que je devins vite capable de les faire seule. J’avais remarqué que les pintades tout comme les dindes cessaient de caqueter lorsqu’elles approchaient de leur nid. Aussi, à ce moment-là, je me dissimulais de mon mieux en redoublant d’attention et je voyais la dinde ou la pintade allonger le cou, s’aplatir, et s’avancer à grands pas raides vers sa cachette.

La première fois que je revins au moulin avec mon tablier plein d’œufs et que je racontai comment je m’y étais prise pour les avoir, oncle meunier rit de mon adresse, et dit :

— Les enfants comprennent bien mieux que nous la malice des bêtes.

Ce soir, Manine et moi, nous nous plaisons au rappel de ces jours lointains, et la douceur que nous en ressentons, est comme un large écran qui nous cache le jour présent et nous en fait oublier la tristesse.


Mes parents n’ont pas voulu attendre à demain pour repartir. Tous deux m’ont dit avant de regagner la gare. « Il n’est pas prudent de laisser les enfants seuls à Paris. »

Je n’ai pas essayé de les retenir, et je ne leur ai pas laissé voir le chagrin que me causait leur départ précipité. Mais, lorsque le train qui les emportait commença de rouler dans la campagne, je tendis longuement l’oreille à la dure vibration qu’il laissait derrière lui. Il me semblait que mon père et ma mère tenaient le bout d’une chaîne solidement rivée à ma poitrine, et que c’était cette chaîne-là qui se tendait et vibrait si durement dans l’espace.


La nuit passa, lente et sombre. Au dehors rien ne bougeait, et dans la maison, Manine et Clémence dormaient d’un sommeil qu’on eût dit sans souffle. Au milieu du foyer, la cendre bien relevée enveloppait les charbons rouges comme pour les étouffer sans retour, mais de loin en loin, une étincelle vive s’en échappait. Elle restait fixe l’espace d’une seconde sur le fond noir de la cheminée. Et toujours je croyais voir une mystérieuse étoile brillant pour moi seulement, dans un ciel tout chargé d’orage.


Les carreaux de l’imposte s’éclairaient du jour levant, lorsque le sommeil vint enfin me fermer les yeux.



II


Le printemps va finir ; plus rien n’est au repos dans la campagne, et déjà des deux côtés de la rivière les faucheurs couchent en longs andains l’herbe fleurie des prés. Des femmes, des jeunes filles et même des enfants munis de fourches et de rateaux secouent et retournent le foin sous le soleil, tandis que des hommes le chargent sur des charrettes qui l’emportent vers les granges du village ou vers les fermes avoisinantes.

Par le sentier qui longe la maison et remonte à la route, je vois revenir, le soir, les faneurs, silencieux et traînant les pieds, las d’une interminable journée de travail et de chaleur. Quelques-uns s’arrêtent au seuil de notre porte pour s’enquérir de ma santé, et toujours je ressens de l’humiliation à être vue couchée comme une paresseuse.

À cause de la fenaison, Manine n’a guère le temps de s’occuper de la petite Reine, qu’elle a mise au monde le lendemain même de mon arrivée. Levée avec le jour, elle change en hâte les langes de l’enfant, approche le berceau de mon lit, et s’en va en courant aider tante Rude au moulin, pour revenir plus vite encore aux heures de la tétée.

Malgré la gentillesse du bébé qui commence à me sourire et me connaître, malgré la gaieté bruyante de Clémence, je m’ennuie de l’absence de Manine. Je m’ennuie même si fort qu’il m’arrive de descendre du lit sans tenir compte de la défense qui m’en est faite. Je le regrette vite, car dans ma hanche, le chien hargneux veille…

Les après-midi me sont moins pénibles ; bien installée dans ma longue voiture où il m’est possible de m’adosser un peu, je couds des pièces de layette pour la petite Reine. Manine manque d’argent pour acheter de l’étoffe, aussi, je taille brassières et petites robes dans de vieux jupons de diverses couleurs que j’assemble de mon mieux.

Clémence qui est déjà coquette se moque de ces vêtements disparates et méprise sa petite sœur comme une poupée mal habillée. Sa poupée à elle est vêtue de dentelles fines et de satin rose, et elle ne supporterait pas qu’il en soit autrement. Son désir de belles robes pour elle-même n’est pas moins grand, et de plus, sa beauté à venir lui cause un véritable souci. Elle m’en parle à tout propos et si je ris de son insistance, elle se fâche et pleure. Souvent, assise à côté de moi, elle se regarde dans un bout de miroir qu’elle traîne partout avec elle, et, du bout de l’ongle, avec une inlassable patience, elle enlève une à une les petites parcelles de peau sèche que le hâle a brunie et fait craqueler sur son visage.

D’autres fois, attentive à ne pas froisser les dentelles et le satin de sa poupée, elle l’habille et la déshabille, sans un mot, interminablement.

La présence de Manine me fait moins faute depuis que Mme Lapierre vient passer ses après-midi avec moi.

Madame Lapierre est une jeune femme infirme, venue à la Haie quelques années plus tôt sur le conseil de mes parents qui l’ont connue à Paris. Sa maison n’est pas très éloignée de la nôtre, et en s’aidant de ses deux béquilles, elle réussit à faire le chemin sans trop de fatigue. Elle est toujours accompagnée de son petit garçon, qu’elle appelle Jean, un bambin de sept ans, si parfait de corps et de visage qu’il est difficile de lui comparer un autre enfant. J’en suis un peu jalouse pour nos jumeaux, que je trouve cependant d’une beauté surprenante.

Arrivée auprès de moi, Mme Lapierre jette ses béquilles à terre avec un geste de lassitude, comme si au lieu d’un soutien elles étaient pour elle un fardeau écrasant. Ce sont pourtant des béquilles bien tournées et faites d’un bois léger. Le petit Jean les ramasse et les pose en travers de ma voiture, et comme pour encourager sa mère à la patience, il lui dit :

— Lorsque je serai grand, maman, je t’en achèterai des tout en or.

Ces visites de Mme Lapierre déplaisaient fort à tante Rude, qui m’a tout de suite avertie que l’enfant était sans père et la mère sans mari.

Je ne vois rien de répréhensible à cela, comme a l’air de le penser tante Rude, et la compagnie de Mme Lapierre me devient de jour en jour plus agréable.

Manine est sûrement de mon avis, car aussitôt qu’elle aperçoit la mère et l’enfant, elle pousse ma voiture sous le gros noyer qui ombrage une partie de la maison et elle apporte pour Mme Lapierre sa plus belle chaise de paille.

Oncle meunier fait bon visage à la jeune femme, mais tante Rude me demande souvent :

— Qu’est-ce qu’elle peut bien te raconter pendant toute une après-midi ?

Je serais bien en peine de le dire ; nous n’avons pas de conversations suivies. C’est, entre nous, la plupart du temps des propos se rapportant à Paris que nous regrettons toutes deux. C’est, pour elle, des projets touchant l’avenir de son enfant, et, pour moi, l’espoir de voir arriver aux prochaines vacances, les petits avec nos parents réconciliés à jamais. C’est encore la lecture si intéressante des lettres de Firmin me tenant au courant de ce qui se passe chez nous, et des faits amusants qui arrivent journellement à l’école. Tout cela coupé de silences qui nous permettent de nous réjouir du babillage de Clémence et du petit Jean, du gazouillis infiniment léger de la petite Reine, du chant des oiseaux dans les branches du noyer, et enfin, des bruits de toutes sortes que font dans la campagne les hommes et les bêtes.

Et puis, pour occuper nos silences, il y a aussi le coteau d’en face. Sur ce coteau il y a les blés et les avoines se couchant et se redressant sous la brise, et tout semblables à de merveilleux tapis dorés. Il y a les chemins qu’on ne voit pas mais dont on devine le tracé capricieux au passage des charrettes. Il y a encore les troupeaux si paisibles et si lents à se mouvoir, qu’on peut croire que c’est le paysage lui-même qui se déplace. Et surtout, il y a le moulin à vent. Ce moulin change de forme selon que le temps est clair ou couvert et toujours il attire notre attention. Lorsque par temps gris il est au repos, il devient pour nous un cerf en péril venant de gravir précipitamment la côte, et arrêté net devant l’étendue du plateau. De ce cerf, on ne voit que le haut du corps, mais on le devine tout frémissant de crainte devant cet espace découvert qu’il lui faut franchir plus vite.

Par grand vent, le moulin a toute notre pitié tant ses gestes désordonnés semblent appeler au secours. Mais lorsque par vent doux, il ouvre toutes grandes ses ailes blanches au soleil, nous ne le perdons pas de vue, nous attendant toujours à le voir quitter la terre dans une envolée pleine d’orgueil.


Vers la fin de juillet ma mère me prévint que les enfants passeraient leurs vacances à Paris. Il fallait éviter les grosses dépenses, disait-elle. Au surplus, elle espérait que les enfants se maintiendraient en bonne santé en allant jouer tout le jour au Jardin des plantes assez proche de chez nous.

Ce fut pour moi une bien mauvaise nouvelle.

Une lettre de Firmin arrivée peu après, m’enleva une partie de ma peine en me faisant rire. Il disait :


« Je sais ce que maman t’a écrit, et je me doute bien que tu es en train de pleurnicher, parce que les filles, ça pleure tout le temps, même quand on ne leur tire pas les cheveux. Tout de même, de penser que tu pleures là-bas toute seule, ça me donne envie de pleurer aussi ; alors, pour n’y plus penser, je t’écris. Voilà !

« J’ai d’abord à te dire que papa et maman sont toujours bien sages. S’ils ne sont pas aussi gais qu’avant c’est parce que tu n’es pas avec nous, cela va de soi. Papa a repris ses sorties du soir comme au temps des disputes, mais c’est pour des travaux supplémentaires, afin de gagner plus d’argent. Maman m’a bien défendu de t’en parler, aussi, je le fais en cachette.

« J’ai aussi à te dire que les jumeaux font bien enrager la nouvelle femme de ménage. Moi je trouve que c’est bien fait, parce qu’à midi elle nous donne à manger des choses qu’on n’aime pas. Elle prétend que c’est pour faire des économies à nos parents. Oui, je t’en fiche ! qu’elle leur fait des économies. Sais-tu qu’hier Angèle l’a vue manger un fromage tout entier à son dessert. Si c’est ça qu’elle appelle faire des économies à nos parents. De ton temps, il y en avait pour toute la famille d’un fromage. Et encore, bien souvent il en restait. C’est comme pour le chocolat. Au lieu de nous donner comme toi une grosse tablette au goûter, elle nous en donne une toute petite. Je ne sais pas où elle les prend ces petites tablettes, je n’en ai jamais vu de pareilles chez les marchands. Elle doit les faire faire sur mesure. Aussi, Angèle qui a toujours faim de chocolat, m’a promis de se plaindre à maman. Moi je n’oserais pas, tu le sais bien.

« Je vais encore te confier un secret. Angèle a inventé une jolie prière à la Vierge, afin qu’elle nous accorde la grâce d’aller passer nos vacances au moulin. Je récite la prière avec elle tous les soirs pour que ça réussisse.

« À bientôt ma grande sœur,

« Ton Firmin. »

La jolie prière d’Angèle ne fut pas exaucée de la Vierge, et l’été passa sans apporter grande amélioration à mon état.

L’automne revenu avec ses pluies m’oblige de rester dans la maison et empêche Mme Lapierre de venir auprès de moi. Aussi, certains jours, écrasée par l’ennui, je reste des heures entières sans mouvement, les mains croisées sous ma tête. Je repousse même la petite Reine que Manine se plaît à mettre dans mes bras en disant :

— Tiens, Annette, prends ta fille.

Un désir violent, lancinant même, de revoir les miens m’est devenu un mal plus sensible que celui de ma hanche. Il me semble qu’en me privant de Firmin et des petits pendant les vacances on m’a privée d’une chose nécessaire à la vie, et que je ne tarderai pas à en mourir.

Tante Rude qui ne peut supporter personne au repos m’apporte de la couture qu’elle retrouve souvent le soir telle qu’elle me l’a donnée le matin. C’est alors de sa part des reproches durs, et parfois sur un ton si élevé qu’ils attirent oncle meunier. Devant lui je laisse couler mes larmes. En devine-t-il la cause ? Il me parle surtout de sa femme en l’excusant : « Tu sais, elle n’est pas méchante, elle est seulement autoritaire. Ses parents l’ont tellement gâtée ! Et ce n’est pas sa faute si elle ne comprend rien aux enfants. »

Je ne réponds pas à oncle meunier. Je crains de lui dire que si on a été trop bon pour tante Rude, en retour elle n’est guère douce aux autres.


Les récoltes rentrées et la vendange faite, Manine dut se résigner à prendre un nourrisson de Paris. Les parents — de gros commerçants — offraient un bon prix, à la condition que l’enfant soit nourri au sein.

Il lui fallait bien gagner de quoi élever ses deux filles. La résignation lui fut pénible. Reine n’ayant pas six mois encore ne pouvait pas être sevrée. Il faudrait lui donner le biberon tandis que le petit étranger prendrait sa place. Et Manine qui doit rester deux jours absente vient de partir, tremblante et affreusement tourmentée, quoique tante Rude lui eût assuré qu’elle saurait bien faire accepter le biberon à la petite Reine.

Ainsi que je m’y attendais, à l’heure de la tétée, tante Rude m’a laissé le soin de tenir sa promesse à Manine. Je ne voulus pas attendre le réveil complet de la mignonne pour approcher le biberon de sa bouche. Elle le prit sans méfiance, mais à peine l’eût-elle pressé qu’elle le repoussa et renvoya en pluie toute la gorgée de lait. Il y eut dans ses yeux subitement ouverts un étonnement indigné, et aussitôt elle se mit à crier comme jamais elle ne l’avait fait encore.

Tout le jour elle cria et repoussa de ses petites mains l’horrible chose qu’on voulait l’obliger à mettre dans sa bouche. Lasse et ennuyée, j’essayai de divers moyens pour la faire boire, mais tous furent inutiles.

Le soir venu, tante Rude, qui ne pouvait gronder l’enfant s’en prit à moi, et m’accusa de maladresse. Elle prépara un nouveau biberon qu’elle glissa sous mon oreiller, puis, sans plus se soucier de nous, elle tira la porte sur elle jusqu’au lendemain.

La petite Reine ne voulait pas s’endormir, rien ne la calmait ; ni le mouvement régulier du berceau, ni les airs lents que j’imitais de Manine. Elle avait faim. Ses cris se faisaient plus aigus à mesure que la soirée s’avançait, et peu à peu cela devint une véritable crise nerveuse qui tordit tout son petit corps. Je pensai alors aux convulsions, et je suppliai Clémence d’aller chercher du secours au moulin. Mais Clémence accroupie sur le pied de mon lit refusa en pleurant, car si elle était effrayée par les cris de sa petite sœur, elle l’était bien davantage à l’idée de traverser le jardin dans l’obscurité. Tout ce que je pus lui promettre « en pour » ainsi qu’elle avait coutume de dire ne put la décider. Dans mon impuissance à me déplacer moi-même, je fus prise de désespoir et me mis à pleurer aussi. Et tout à coup Clémence me dit :

— Puisque tu es grande, pourquoi que tu ne lui donnes pas à téter comme maman ?

Je savais que cela ne m’était pas possible, cependant je pensais que le simulacre pourrait calmer l’enfant. Et, tout en regrettant de ne pas posséder la belle noisette brune qui terminait le sein de Manine, j’approchai la petite Reine ma poitrine maigre et sans forme.

Elle se calma instantanément ; mais, avec une adresse que je n’avais pas prévue, elle saisit une mince partie de chair et l’aspira avec frénésie. Cette succion me fit un mal atroce, on eût dit qu’on m’arrachait de fines lamelles de chair ayant leurs racines dans le fin fond du cœur. Pour échapper à ce supplice, j’essayai de repousser la petite Reine. Mais si elle cessa tout de suite la succion, elle garda entre la langue et le palais ce qu’elle venait de prendre et le retint aussi fermement que si elle eût des dents.

Elle resta ainsi à me regarder, et ses yeux grandement ouverts m’adressaient de tels reproches pour la supercherie que je me crus obligée de me défendre comme devant une grande personne :

— C’est ta faute ! pourquoi ne veux-tu pas du biberon ? Et, tout en pleurs, autant de la pitié qu’elle m’inspirait que du mal qu’elle continuait à me faire, je lui présentai le lait qui avait gardé toute sa tiédeur à l’abri de mon oreiller :

— Bois-le, ma Reine, puisque ta mère a emporté le tien pour le donner au petit garçon.

Elle eut une sorte de sanglot qui retroussa son petit nez, puis elle ouvrit la bouche, et, lentement, avec un dégoût visible, elle suça la grosse tétine de caoutchouc. Et lorsqu’elle eut vidé le biberon jusqu’à la dernière goutte, toute anxiété et souffrance oubliées, je l’embrassai longuement au front :

— Tiens, ma gentille, voilà ta récompense.

Elle soupira comme pour me faire savoir qu’elle avait quand même du chagrin, et elle s’endormit avant que j’eusse pris le temps de balancer le berceau.

Clémence prit le départ de sa mère d’une autre manière. Rassurée sur sa petite sœur elle sauta de mon lit à terre en demandant :

— Alors, le petit garçon va boire toute la tétée de maman ?

— Oui.

— Et qu’est-ce qu’il donnera, en pour, le petit garçon ?

— De l’argent.

Elle passa les mains sur son tablier rapiécé :

— Alors, maman pourra m’en acheter un neuf ?

— Oui.

Elle énuméra tous ses vêtements, jusqu’à ses souliers, et lorsque j’eus répondu oui pour chaque chose, elle se mit à rire et à sauter joyeusement par la chambre.

Manine à son retour trouva la petite Reine tétant son biberon comme si elle n’avait jamais connu le sein de sa mère. Cependant, ce ne fut pas à tante Rude qu’elle adressa ses remerciements. Elle mit sur mon front un baiser tout pareil à celui que j’avais donné à sa fille la nuit d’avant, et la voix tout émue, elle me dit :

— Tu seras bénie dans tes enfants, Annette.

Je n’eus pas à attendre si longtemps ma récompense ; Manine l’apportait avec elle. Pendant son court séjour à Paris, elle avait trouvé le moyen de se rendre chez mes parents. Et d’eux, et des enfants, elle avait tant à me dire, que la journée passa tout entière avant qu’elle n’eût fini.

Et si, dans les jours qui suivirent, je continuais à garder les mains croisées sous ma tête, ce n’était plus pour ressasser mon ennui, c’était pour ne pas me distraire de cette joie qui m’était venue et qui me faisait pleurer par instant presque aussi fort qu’une peine.

Comme par miracle, les paroles de Manine m’avaient transportée auprès des miens. Je vivais avec eux, je savais où les prendre à toute heure, et plus rien de ce qui se passait chez nous ne pouvait m’être étranger maintenant. Le passé se reliait au présent et tous les souvenirs arrivaient à mon appel. Ils arrivaient en masse, se heurtant et voulant se montrer tous à la fois, mais j’y mettais de l’ordre pour les faire durer. C’était à mes parents que je pensais tout d’abord. Combien ils avaient été indulgents et patients lorsque j’avais remplacé grand’mère dans le ménage. « Adieu ! pauvre bouilloire ! » disait en riant mon père, lorsque la bouilloire pleine d’eau m’échappait et tombait avec un fracas assourdissant sur le carrelage de la cuisine. Quand un plat m’échappait de même c’était au tour de ma mère de dire : « Allons ! en voilà encore un qui se disperse ». En avais-je fait se disperser des plats et des assiettes ! Et les tasses dont j’avais supprimé les anses. Et les casseroles bosselées de telle sorte qu’elles prêtaient à rire tant elles avaient l’air de faire des grimaces. Sans compter celles que j’avais détériorées par le fond en les laissant brûler sur le fourneau avec tout leur contenu. Je m’épouvantais alors de ces petits accidents comme de véritables catastrophes, mais au lieu de me gronder, mes parents m’excusaient et m’encourageaient à faire mieux. Ainsi je reprenais confiance, et peu à peu, j’étais devenue adroite et attentive.

Auprès de Firmin, je m’attardais comme auprès d’un divertissement à cause de la variété de ses jeux qu’il menait, la plupart du temps, comme des faits réels. Il imitait avec une perfection déconcertante les bruits confus de la ville et l’affairement d’une multitude de gens dans une circulation difficile. Dans ces moments-là les jumeaux restaient tranquilles pour l’écouter, et nos parents eux-mêmes prenaient plaisir à le voir et à l’entendre.

Un soir, assis à califourchon sur une chaise qu’il malmenait à en briser les quatre pieds, il se lançait à bicyclette, disait-il, à travers la cohue des voitures et des piétons, sonnant du grelot, faisant jouer sa trompe, et se fâchant après les maladroits qui traversaient trop court devant son guidon. Et tout à coup, arrivant à une rue barrée où se tenait un agent de police, il s’était immobilisé sur sa chaise en me regardant et rougissant de tout le visage. Inquiète, j’avais demandé : « Tu t’es fait mal ? » Et lui, véritablement troublé, avait répondu : « Je n’ai pas de plaque à ma bicyclette, et j’ai peur que l’agent me demande mes papiers ».

Et j’entendais encore le rire éclatant de nos parents, et je me souvenais du claquement joyeux des baisers répétés qu’ils avaient mis sur nos joues, ce soir-là, au moment du coucher.

Oh ! chers et doux souvenirs, comme vous étiez clairs et précis, et comme vous mettiez en fuite le temps et les soucis. Tante Rude pouvait se fâcher et crier, le soleil pouvait bouder derrière ses nuages, la pluie pouvait tomber à verse ou noyer de brouillard toute la campagne, rien de tout cela ne m’attristait. Il y avait à Paris une maison dans laquelle je pouvais entrer malgré fenêtres et portes closes, et où je trouvais toujours des êtres capables de répandre sur moi une grande chaleur et beaucoup de lumière.


L’hiver passa emportant chaque jour avec lui un peu de mon mal. Et quand le printemps revint, le mauvais chien caché dans ma hanche avait enfin usé ses crocs. Les béquilles de Mme Lapierre me soutinrent pendant une semaine, puis ce fut une solide canne fabriquée par oncle meunier, et que j’abandonnais à toute minute, tant j’avais hâte de me déplacer par mes propres moyens.

— Pas si vite ! pas si vite ! me répétait oncle meunier.

Et pour moi il reprenait ce qu’il avait coutume de se dire à lui-même d’un ton moqueur :

— Faites violence à vos passions.

Dans ma précipitation de marcher sans soutien d’aucune sorte, il y avait surtout la hâte de savoir jusqu’à quel point j’étais infirme, car je n’avais pas oublié les paroles du médecin de l’hôpital, ni la sécheresse de sa voix qui était comme un blâme à l’adresse de mes parents : « Boiteuse, elle le sera certainement ».

Boiteuse, je l’étais, certainement. Et pour ne pas sentir mon corps pencher à chaque pas, je m’efforçais de me tenir très droite, et de marcher sur l’extrême pointe de mon pied trop court.

Oncle meunier qui avait tenu à m’accompagner dans ma promenade me dit tranquillement :

— C’est dommage que tu sois si grande. Petite, cela passerait inaperçu.

Le désagrément ressenti de mon infirmité ne dura que quelques jours. D’être boiteuse ne pouvait pas m’empêcher de reprendre ma place à la maison, et j’annonçai chez nous la nouvelle de ma guérison avec l’espoir que ma mère allait me rappeler sur l’heure.

La réponse ne m’arriva qu’après un long retard.

« Sois patiente et prends des forces » me disait ma mère. Elle parlait des examens scolaires d’Angèle et de Firmin. Elle parlait d’une foule de choses que je savais déjà, mais de la date de mon retour il n’était pas question dans sa lettre.

Je devins maussade ; l’impatience me prit et j’en arrivai bientôt à dire que j’étais assez grande pour agir à ma guise, et que j’allais partir pour Paris sans attendre l’appel de mes parents.

Oncle meunier n’alla pas contre ma volonté de départ, il me dit seulement :

— Tu n’es pas bien solide encore, et ton travail de là-bas sera dur.

Je me défendis :

— Solide, je le suis puisque je peux aider Manine aux travaux du ménage, et faire des promenades avec la petite Reine sur le bras.

Oncle meunier ne fut pas embarrassé pour trouver d’autres empêchements à mon départ, mais j’eus réponse à tout.

À la fin comme pour vaincre mon entêtement, il me dit :

— Suis-je donc si méchant, que tu sois si pressée de me quitter ?

— Méchant ! Vous ? Oh !

Ce fut là ma seule réponse, car à toute heure je retrouvais dans ses yeux la même tendresse que dans ceux de ma mère ; et le même sourire sur ses lèvres plus fortes. Et comme, pour le moment, j’apercevais dans son regard et dans son sourire une inquiétude qu’il cherchait à dissimuler, je l’assurai de mon affection et lui promis d’attendre encore.

Tante Rude qui ne se souciait pas plus de ma peine que de ma joie, me chanta une autre chanson :

— Cette année, tu pourrais remplacer Manine chez nous pour les foins et la moisson.

Je la laissais dire pour ne pas l’entendre crier, car à cela j’avais une réponse précise. Les foins et la moisson n’étaient pas mon affaire. Je tenais surtout à remplacer la femme de ménage qui coûtait si cher à mes parents, et soignait si mal les enfants.

Au lieu de l’appel de ma mère ce fut une lettre de Firmin qui arriva. Il disait :

« J’ai encore échoué à l’examen du certificat d’études. Je savais pourtant beaucoup de choses la veille, mais au bon moment j’avais oublié tout. Angèle a réussi, avec félicitations, naturellement. Moi, je suis sûr que l’examen des filles est bien moins difficile que celui des garçons.

« Enfin, nous sommes tous bien contents.

« Maintenant, prépare-toi à une grande nouvelle, si grande, ma grande sœur, que tu ne pourras pas y croire en une seule fois. La voici :

« Maman me charge de te dire que nous arriverons tous au moulin, samedi de cette semaine, à la tombée de la nuit… »

La nouvelle était en effet si grande qu’il me fallut m’y reprendre à plusieurs fois pour y croire et m’en réjouir.

Oncle meunier ne parut pas trop surpris, et tante Rude qui le paraissait moins encore, offrit de m’aider à nettoyer et mettre en ordre notre propre maison qui était mitoyenne avec celle de Manine.

Au lieu du samedi soir, ils n’arrivèrent que le dimanche à l’aube. Toute la nuit, j’étais restée sans dormir, attentive au passage des trains, me mettant debout dès que l’un d’eux s’arrêtait en gare. Je n’aurais su dire pourquoi, à ce dernier train, j’étais sortie de la maison pour courir au bout de chemin.

Le ciel commençait à s’éclairer, et déjà on pouvait compter les arbres qui bordaient la route. À cette heure, où tout faisait encore silence, j’entendis marcher au loin, et peu après je vis s’avancer le groupe sombre que formait toute ma famille réunie.

Le cœur battant de joie, marchant sur l’herbe pour assourdir le bruit irrégulier de mon pas de boiteuse, j’allais à la rencontre de ce groupe. J’allais vite, mais lorsqu’en approchant je pus distinguer chacun des miens, une étrange faiblesse m’obligea de m’appuyer contre un arbre.

Eux, dans le demi-jour, ne me reconnurent pas. Les jumeaux m’apercevant s’écartèrent comme apeurés, et mes parents détournèrent la tête. Je voulais les appeler, je voulais leur faire signe de venir à moi, mais j’étais comme paralysée. Et brusquement Angèle et Firmin qui venaient les derniers se retournèrent et crièrent mon nom.

Ma mère fut aussi vite qu’eux auprès de moi.

— C’était donc toi ? me dit-elle.

Mon père et les jumeaux s’approchèrent rapidement aussi. Et pendant quelques instants, il y eut entre nous autant de pleurs que de rires.

Firmin qui n’avait pas grandi et se haussait pour m’embrasser s’excusa ainsi de ne pas m’avoir reconnue du premier coup :

— D’abord, il fait très noir sous ton arbre. Et puis tu es presque aussi grande que lui.

Tous s’étonnèrent de me voir si grande, car maintenant je dépassais ma mère dont la taille était cependant élevée.

Comme Firmin et Angèle m’entraînaient sur la route, mes parents s’arrêtèrent pour me regarder marcher. J’eus pitié de leur visage consterné, et, l’air enjoué, je répétais ce qu’avait dit oncle meunier :

— Cela se voit parce que je suis trop grande, si j’étais petite cela ne se verrait pas du tout.

La journée passa, rapide ; mes parents devaient repartir le soir même, ne pouvant disaient-ils perdre une seule journée de travail. Tous deux avaient un air soucieux et sévère. Ils restaient à mes côtés de préférence, et s’ils avaient à se parler, ils le faisaient sans se regarder.

Ils mirent au lit les jumeaux, las de grand air et de jeux, et après nous avoir tous embrassés très tendrement, ils reprirent le chemin de la gare accompagnés seulement d’oncle meunier.

Après leur départ, je cessai bientôt d’écouter ce que me disaient Angèle et Firmin. Je suivais par la pensée nos parents remontant la route. Ils repartaient trop tôt à mon gré. Et, sans réfléchir qu’ils étaient partis depuis un bon moment déjà, je me lançai à leur poursuite. J’arrivai trop tard à la gare. Tous les voyageurs étaient sur le quai et la porte en était fermée. Je courus à la petite barrière de sortie et là, j’aperçus mon père et ma mère un peu à l’écart. Leur visage me parut plus sévère encore, dur même et comme buté. Oncle meunier placé entre eux, le visage sévère aussi leur parlait avec des gestes fermes et précis, et il me semblait l’entendre dire, en colère cette fois :

« Faites violence à vos passions. »

Tous trois s’immobilisèrent devant le train qui arrivait. Mon père monta aussitôt dans la voiture qui se trouvait devant lui, tandis que ma mère s’éloignait rapidement pour monter dans une autre voiture.

Je dus reculer pour laisser s’ouvrir la petite barrière, je restai là sans bien savoir ce que je voulais, bousculée par les voyageurs descendant du train.

Oncle meunier sursauta en m’apercevant :

— Tu voulais les voir encore, je parie ?

Et il eut un geste de la main comme pour faire arrêter le train déjà parti.

Une peine qui me serrait la gorge me fit une voix de toute petite fille, lorsque je dis :

— Les voilà séparés !

Oncle meunier s’indigna :

— Ils te l’ont dit ?

Je ne pensais qu’à la séparation du wagon, mais devant le ricanement plein de mépris d’oncle meunier, j’eus l’intuition d’une séparation beaucoup plus grave, et, retenant mes pleurs, je répondis :

— C’est à cause de cela qu’ils ont amené ici les enfants.

Et sans un mot de plus, lourde du poids de ma faiblesse et de ma joie gâchée, je m’appuyai au bras d’oncle meunier qui m’entraîna lentement sur le chemin du retour.

En m’attendant, Angèle et Firmin s’étaient endormis sur leur chaise. Oncle meunier les regarda puis il retrouva toute la douceur de sa voix pour me dire :

— Fais coucher tes enfants, petite mère.

Et tout bas, il ajouta :

— Attends encore, avant de redouter l’avenir.


L’avenir devint très vite redoutable, car à mes questions directes, ma mère fut bien forcée de m’apprendre l’abandon définitif du foyer par son mari, et la demande en divorce qu’elle formulait contre lui. Pendant le temps que durerait le procès, elle allait nous laisser sous la surveillance de son frère. Et, autant qu’à Paris, disait-elle, elle comptait sur moi pour la remplacer auprès de mes frères et sœurs.

D’accord avec oncle meunier, je décidai de laisser Angèle et Firmin dans l’ignorance de ces choses.

Ils étaient si heureux de pouvoir courir par les champs et les bois. Je les prévins seulement que nous allions rester longtemps au moulin, par mesure d’économie.



III


Au grand contentement de tante Rude je demandai à faire la moisson en remplacement de Manine. La petite somme que m’avaient laissée mes parents et qu’ils devaient renouveler chaque mois fut dépensée en moins de rien, et je me rendis compte que si je ne gagnais pas moi-même un peu d’argent j’allais être obligée de mesurer la nourriture aux enfants.

Tante Rude me dit : « À quinze ans toutes les filles gagnent leur vie ».

Oncle meunier m’expliqua :

— Lorsque vous étiez tous ensemble, le même toit vous abritait, la même lampe vous éclairait, le même feu vous chauffait. Maintenant que la famille est divisée, il faut pourvoir à trois feux, trois lampes et trois demeures. Et comment tes parents le pourraient-ils, eux qui avaient déjà tant de peine à joindre les deux bouts ? Tu comprends Annette ? »

Je fis signe que oui, tandis qu’en moi-même je répondais :

« Oui oncle meunier, je comprends très bien qu’il me faut non seulement gagner ma vie, mais faire en sorte que les petits n’aient pas trop à souffrir de la misère qui nous guette. »

La moisson m’apporta une fatigue à laquelle j’étais loin de m’attendre. À être restée si longtemps immobile, mon corps avait perdu toute souplesse et il m’était difficile de rester courbée derrière le faucheur, pour mettre en javelles le blé qu’il fauchait par trois sillons à la fois. Incapable d’aller vite je me laissais distancer et le faucheur suivant me criait :

— Avance, avance, Annette, ou je vais te couper les jambes.

Et, à tout instant, sa faux sifflait à mes talons.

Arrivée au bout du champ de blé, au lieu de me redresser je m’aplatissais de tout mon long sur la terre chaude, et, le visage caché, prête à pleurer sous les moqueries des autres moissonneuses, rebutée par ce travail trop dur pour mes forces, je décidais de l’abandonner sur l’heure et de rester ainsi étendue jusqu’au soir. Puis l’instant de repos écoulé, entendant les hommes passer la pierre à aiguiser sur leur faux, je me levais d’un bond et reprenait ma place pour ramasser les épis, et coucher bien en rang les javelles du nouveau sillon.

Manine, pleine de pitié, ne me laissait rien faire chez nous et m’obligeait à me mettre au lit en rentrant ; mais j’étais trop lasse pour dormir, et je passais mes nuits à m’agiter en appelant le sommeil.

Au jour levant, pour m’exhorter au courage, je me tapotais les joues en disant comme autrefois grand’mère :

— Allons, Annette, lève-toi ma fille.

Il y avait des matins où il me fallait le répéter bien des fois avant d’obéir.

Les travaux qui vinrent ensuite me furent moins pénibles. La batteuse même, sur laquelle je dus rester de longues heures à délier les gerbes ne me fit pas penser à la révolte quoiqu’elle m’eût étourdie et rendue sourde pour plusieurs jours. Et puis pour me payer de ma peine, j’avais les jumeaux ; tous deux se disputaient mes caresses et les leurs m’étaient aussi douces que le repos. J’avais encore la petite Reine que j’aimais presque à l’égal des jumeaux depuis la nuit où nous avions souffert et pleuré ensemble. C’était maintenant une petite fille aux cheveux fins et aux yeux plein d’intelligence. Je la prenais sur mes genoux, et je chantais pour l’amuser. Elle m’écoutait sans que son regard se détachât du mien, remuant les doigts devant ma bouche comme pour saisir les mots ou les sons ; ou encore, elle mettait à hauteur de mon visage l’envers d’un de ses pieds, me montrant un talon soyeux et des orteils frais et roses et tout semblables à de petits fruits mûrissants.

Et surtout, j’avais Firmin. Sa gaîté, son insouciance, éloignaient toute idée de fatigue ou de tristesse.

La moisson était pour lui un jeu très amusant. Avec une faux, faite d’un bâton ou d’une plaque de tôle, il fauchait les cailloux et les mottes de terre de la cour, entraînant derrière lui Clémence et Nicole et leur disant fièrement :

— Faites comme Annette, suivez l’homme à la faux.

Actif ou au repos, il n’était jamais à court d’imagination pour nous distraire. Lui qui ne pouvait retenir deux lignes entières de ses leçons, débitait sans se tromper ni s’embrouiller jamais, les histoires les plus compliquées de son invention.

Aujourd’hui parce que c’est dimanche et que nous sommes à nous reposer au bord de la rivière, il retient l’attention de Nicole et Nicolas en lançant au fil de l’eau de tout petits bouts de bois, qui grandiront en cours de route, dit-il, et deviendront des navires magnifiques auxquels il donne déjà des noms. Et soudain, au moment où on s’y attendait le moins, le voilà debout, tout en gestes et nous disant :

— Dès que j’aurais fait fortune avec mes navires, nous aurons une belle maison à Paris. Nous aurons aussi une grande automobile, et notre chauffeur s’appellera Gaston. Puis, je ferai bâtir un vieux château sur la mer, et nous passerons l’été à nous baigner et à jouer à cache-cache dans les oubliettes. Seulement, nous n’aurons que du poisson à manger.

— Ah ! non, crie Angèle qui n’aime pas le poisson.

Mais Firmin la rassure :

— Sois tranquille, j’ai pensé à toi, nous avons un canot à vapeur.

Et, la voix nette et forte, il commande :

— Gaston, filez à la Rochelle, nous chercher des vivres.

Et, tourné vers l’aval de la rivière, la main en abat-jour pour mieux voir Gaston filer en pleine mer, il nous renseigne :

— Le maladroit ! il a failli couler une barque de pêche. Bon, voilà qu’il se croit maintenant sur les grands boulevards avec son auto. Entendez-vous sa trompe ? Troum, troum, troum. Il fait peur aux petits poissons. Ah ! voilà une baleine ! Qu’il est bête ce Gaston, il croit que c’est un tramway, et il veut à toute force le déposer. Plouf ! la baleine a retourné le canot, elle va l’avaler, c’est sûr et Gaston avec…

Et tandis qu’Angèle tire son chapelet à l’intention du malheureux Gaston, et que les jumeaux devenus des baleines essayent de s’avaler l’un l’autre, Firmin s’écroule à bout de souffle, et le front en nage, comme chaque fois qu’il raconte ou se démène un peu fort.


Les vacances passées, tante Rude organisa notre vie. Les jumeaux allèrent à l’école. Angèle fut placée demoiselle de boutique chez le charcutier du village, et Firmin trop faible encore pour apprendre un métier retourna en classe comme par le passé. Quant à moi, je devenais en remplacement de Manine, la femme de journée du moulin où j’allais apprendre de tante Rude tout ce qu’il est nécessaire de savoir pour vivre à la campagne.

Comme le temps était venu d’arracher les pommes de terre, je suivis l’homme à la bêche pour les ramasser ainsi que j’avais suivi l’homme à la faux pour ramasser le blé.


À l’encontre de ce que je redoutais, Firmin ne montra aucune répugnance pour l’école du village. Il trouvait même qu’il apprenait mieux qu’à Paris. En tout cas il m’expliquait beaucoup plus clairement les leçons, car il était redevenu mon professeur. Le soir, les jumeaux couchés et la porte verrouillée nous repassions nos devoirs à la lueur du foyer pour économiser le pétrole de la lampe.

La vieille horloge toute longue et presque invisible dans son coin était notre amie autant que le foyer. Elle nous avertissait du temps écoulé et nous empêchait de rire trop souvent. Elle était si vieille qu’elle ne pouvait plus sonner. Elle toussait à la place ; mais sa toux, discrète et comme voilée, se faisait entendre au bon moment, sans jamais avancer ni retarder.

Et Firmin qui oubliait toujours de compter, me demandait, sans que l’idée nous vint d’en rire :

— Quelle heure qu’elle vient de tousser ?

Puis, les livres et les cahiers rangés, Firmin s’agenouillait pour une courte prière qu’il terminait ainsi :

— Mon Dieu ! Faites que mon père et ma mère soient toujours d’accord.

Ces paroles me troublaient au point de me donner envie de pleurer ; malgré cela, je gardais le secret sur la séparation de nos parents, tant j’avais l’espoir d’une réconciliation entre eux.

Ce fut une lettre de ma mère qui vint détruire la belle confiance de Firmin.

Dans cette lettre arrivée le jeudi comme à l’ordinaire, Firmin, au lieu des trois feuillets écrits à chacun de nous en particulier n’avait trouvé qu’une seule page dans laquelle ma mère me priait de lui envoyer certain papier que je trouverais à la mairie du village et absolument nécessaire à son divorce qu’elle désirait voir aboutir le plus rapidement possible. En même temps, elle me donnait l’adresse de mon père, et me prévenait qu’il me faudrait dorénavant lui réclamer chaque mois, une somme toute pareille à celle qu’elle nous enverrait elle-même et dont nous avions besoin pour vivre.

Firmin raidi et blême, me remit la feuille de papier, puis il eut un fort balancement et, avant que j’aie pu le retenir, il ferma les yeux et tomba sur la face.

Mes pleurs plus que mes soins le ranimèrent. Il dit, navré :

— Le bonheur était revenu chez nous, le voilà reparti.

Et le front logé au creux de mon bras comme un de nos petits, il laissa longtemps aller son chagrin.

Les jours suivants il cacha sa peine au fond de lui-même, mais sur son visage de jeune garçon, les rides se creusèrent, et dans ses yeux pourtant très noirs on apercevait des choses plus noires encore qui semblaient s’agiter et vouloir s’enfuir.

Il me fallut bien alors dire la vérité à Angèle. Elle ne s’évanouit pas comme Firmin. Elle m’écouta avec un rapide battement des paupières, puis elle tira son chapelet, s’agenouilla devant le lit des jumeaux et, les mains jointes à hauteur de son front, elle pria longtemps.

Nos dimanches de pluie ou de grand froid se passaient chez Mme Lapierre dont la maison était grande et bien chauffée. Angèle qui s’ennuyait dans sa charcuterie venait nous y rejoindre. Et dans la pièce carrelée, où les jumeaux, Clémence et le petit Jean pouvaient jouer à l’aise, nous formions une famille un peu bruyante mais très unie.

Mme Lapierre se trouvait assise sur un siège à haut dossier auquel était accrochées ses béquilles. Elle nous enseignait des jeux, nous apprenait des chansons ou nous lisait des histoires amusantes. L’heure de la quitter arrivait toujours trop tôt à notre gré.

Certains jours de semaine m’apportaient encore de bons moments. C’étaient les jours où oncle meunier m’emmenait couper des branches de coudrier destinées à faire les fourches de la prochaine fenaison. Le choix de ces branches nous prenait beaucoup de temps et nous entraînait souvent loin de la maison, mais au retour, les réponses que préparait oncle meunier, aux reproches prévus de tante Rude, me faisaient rire de si bon cœur que j’en oubliais ma charge et la longueur du chemin.

C’était aussi de l’osier que nous allions couper pour en fabriquer de longs et larges paniers servant à toutes sortes d’usage. Tante Rude n’aimait pas à prêter les siens et il me fallait bien apprendre à faire ceux dont j’avais besoin. Je m’y prenais mal, l’osier sifflait et m’échappait des mains, et mes paniers avaient des formes dont se moquait Manine elle-même. Là encore je retrouvais l’aide d’oncle meunier. Il venait en cachette me retrouver dans le fournil, car tante Rude le grondait à mon sujet :

« Si tu lui fais tout, elle n’apprendra jamais rien. »

L’osier s’assouplissait sans peine sous ses doigts, et j’étais émerveillée de voir son panier fini alors que le mien était seulement ébauché.

Un jour qu’il était resté plus longtemps que de coutume dans le fournil et qu’on entendait au dehors la voix grondeuse de tante Rude, il me dit :

— Si tu vois entrer ma femme, avertis-moi, afin que je me sauve.

Je me mis à rire, car je me demandais par où il pourrait bien se sauver puisque le fournil n’avait qu’une porte. Il montra la gueule du four :

— J’entrerais là, dit-il.

Et comme à ce moment tante Rude ouvrait justement la porte, il lâcha son ouvrage, et, la tête en avant, battant des coudes et le corps tout de travers, il courut vers la gueule du four, imitant le cri et l’envolement ridicule d’une poule affolée par la peur.

Cette fois tante Rude rit au lieu de gronder.

Peut-être n’était-elle pas méchante ainsi que le disait souvent oncle meunier. Pour lui, il ne tenait jamais compte de ses colères qu’il calmait d’une moquerie ou d’un mot drôle. Lorsque, semblable à une bête enragée, elle tournait en criant dans la maison, il la suivait et marchait dans ses pas d’une façon si comique que j’avais bien de la peine à ne pas rire. Il avait encore une autre manière de la faire taire. Il chantait un refrain où il était question du diable rencontré au fond d’un bois, et tout de suite reconnaissable :

        À ses pieds fourchus
        À son front cornu.

Cette chanson m’amusait, et j’aurais bien voulu l’apprendre, mais oncle meunier embrouillait les couplets de telle sorte, que tante Rude s’arrêtait toujours de crier pour lui en faire la remarque.


En février, j’appris à travailler la terre. Le jardin attenant à notre maison et abandonné depuis la mort de grand’mère était devenu un fouillis d’herbes où toute la basse-cour du moulin circulait à l’aise. Oncle meunier y fit passer la charrue et, avec l’aide de Manine, j’en traçai les plates-bandes et y déposai les premières semences.

Je prenais goût à ces travaux dont je ressentais de moins en moins la fatigue. J’avais enfin cessé de grandir et ma maigreur commençait à disparaître. Firmin prenait la bêche aussi mais c’était pour semer des fleurs. Il en semait tout autour de la maison. Il en eût semé sur le seuil même si cela eut été possible. À mes taquineries, il répondait :

— « Laisse-les seulement pousser, et tu verras si je ne vais pas les vendre à la ville ! »

Grâce aux conseils de Manine, notre maison se transformait peu à peu en petite ferme. J’eus bientôt une demi-douzaine de lapins, autant de poules et de canards, payés en journées de travail au moulin. Et pour augmenter cette basse-cour si durement acquise, le hasard me fit don d’une couvée tout à fait inattendue. Une couvée magnifique, comme jamais tante Rude n’en avait eue, et qui la plongea dans un étonnement excessif.

D’où venait cette couvée ? À qui appartenait cette grosse poule blanche à la tête jaune comme de l’or que j’avais trouvée dans mon jardin, grattant mes salades de ses fortes pattes, et gloussant éperdument au milieu de ses nombreux poussins ? Tante Rude et Manine accourues à mon appel, ne la reconnurent pas pour leur bien propre, et pas davantage les ménagères des habitations voisines. Seule, Clémence assurait l’avoir déjà vue dans la cour du moulin où elle se défendait contre les poules de tante Rude qui la chassait à grands coups de bec. Oncle meunier riait :

— Au moins, dit-il, si mes poules l’ont chassée, il ne paraît pas que mes coqs lui aient fait mauvais accueil. Et, tout en continuant de rire, il compta vingt-trois poussins, tous vigoureux, et des teintes les plus diverses.

Au cours de la journée on fit des recherches au village et dans les fermes avoisinantes, mais la poule n’appartenait à personne. Du reste, elle ne pouvait venir de bien loin avec sa couvée. Intriguée, je cherchai son nid autour de chez nous, et je finis par le trouver, presque au faîte de la grande meule de blé qui s’appuyait à la grange. Aux pailles froissées, aux déchets de grains broyés, on voyait que la poule avait dû nourrir là ses poussins pendant plusieurs jours avant de les obliger à descendre à terre.

Tante Rude ne voulait pas croire à un nid si haut, mais oncle meunier dit :

— Elle l’aurait fait tout en haut du clocher s’il l’avait fallu.

Manine vint à moi toute réjouie :

— Oh ! Annette ! quelle aubaine !

Oui, c’était une aubaine. Et le soir, lorsque j’eus mis bien à l’abri la poule et ses poussins, je me crus pour le moins aussi riche qu’une grosse fermière.

Au moment où tout semblait prospérer autour de moi Angèle quitta la place de charcutière que tante Rude avait choisie pour elle. Je vis son retour avec une réelle contrariété car elle ne pouvait m’être d’aucune utilité à la maison.

Tante Rude la gronda sans mesure. Oncle meunier la sermonna ; rien n’y fit. Elle baissait la tête sous les remontrances, et dès que nous étions seules, elle pleurait et suppliait : « Garde-moi, Annette ».

Dans l’espoir qu’elle retournerait chez ses patrons qui ne demandaient qu’à la reprendre, je lui parlais de la misère qui nous attendait tous, si elle ne travaillait pas pour son propre compte. Elle pleura plus fort en me disant :

— Je me priverai de manger si tu le veux, mais garde-moi, je t’en prie.

Firmin se joignit à elle, et les larmes de tous deux firent couler les miennes. Pourtant je ne cédais pas encore ; l’avenir m’effrayait car mes parents comme d’un commun accord, venaient de diminuer la somme déjà si minime qu’ils m’envoyaient. Et les jumeaux couraient pieds nus en dehors de l’école pour économiser leurs chaussures. Cependant à regarder Angèle, la pitié chassa bientôt mes craintes d’avenir. Ainsi que moi elle avait grandi trop vite, et ses quatorze ans paraissaient ne pas être assez forts pour la soutenir. Elle marchait le buste fléchissant, et le corps si mal d’aplomb, que je craignais toujours de lui voir perdre l’équilibre. Je me souvins de ma propre faiblesse au temps de la dure moisson. Et, sans plus vouloir écouter les conseils de tante Rude ni réfléchir à ce qui pouvait arriver, je cédai aux pleurs de Firmin et gardai Angèle à la maison. Elle devint vite une lourde charge ainsi que je l’avais prévu. Sans activité aucune, elle était au milieu de nous comme une pierre dans un rouage, nous gênant, et désorganisant ce que tante Rude avait si bien organisé. Elle réclamait cependant un métier qui la laisserait tout le jour assise auprès d’une fenêtre avec son travail sur les genoux.

Malgré sa répugnance pour les travaux des champs elle dut m’aider à faire les foins. Elle traînait plutôt qu’elle ne portait ses instruments de fanage, et à tout instant je l’entendais dire :

— Vierge Marie, vous qui pouvez tout, faites que ma fourche soit moins lourde.

Firmin n’était pas moins déprimé qu’Angèle. Le chagrin qu’il portait en lui et cachait à tous, lui ôtait avec le goût du jeu celui du boire et du manger. Il ne pouvait se faire à l’idée de savoir notre père hors de la maison. Il disait :

— Je vois toujours maman seule chez nous, et c’est comme si papa était mort.

Et souvent, le soir, à mon retour des champs, je le retrouvais, le regard fixe, et les bras ballants, à côté d’Angèle, accroupie et somnolente.

À travers son tourment, il eut pourtant un instant de gaîté pour se moquer de tante Rude. Elle les supportait mal, Angèle et lui, à cause de leur indolence, et il ne faisait pas bon pour eux à se trouver sur son chemin. Un jour qu’elle sortait de chez nous en fermant la porte avec un fracas qui avait fait trembler les murs, Firmin se précipita comme pour rouvrir derrière elle et se lancer à sa poursuite, mais au lieu d’ouvrir, il resta la main sur le loquet dans une pose pleine de menace, nous disant :

— Vous croyez qu’elle est partie ? Eh bien ! moi, je parie qu’elle est en train de nous tirer la langue derrière la porte.

Et comme les jumeaux craintifs, se serraient davantage l’un contre l’autre, Firmin prit une pose plus menaçante encore pour les rassurer :

— N’ayez pas peur ! elle n’osera pas venir la tirer devant moi.

Manine qui se trouvait par hasard auprès de nous riait de tout son cœur, et j’en faisais autant, mais Angèle n’avait pas envie de rire, car c’était sur elle que venaient de tomber les plus lourds reproches. Elle dit en essuyant ses larmes :

— Pourquoi le bon Dieu l’a-t-il faite si méchante ?

Et Firmin de répondre aussitôt :

— Si tu crois qu’elle a été facile à faire ?

Avec une précipitation qui lui chassait la salive aux coins de la bouche, il ajouta :

— Et puis, le diable la guettait, c’est pour cela que le bon Dieu l’a envoyée chez nous sans prendre le temps de la fignoler.

Angèle qui n’avait jamais rien compris à l’esprit malicieux de son frère joignit les mains en grand sérieux :

— Dieu bon ! vous pouviez la faire plus tard puisque vous aviez devant vous l’éternité.

J’étais de son avis, et je trouvais que tante Rude aurait aussi bien pu naître cent ans après nous, mais Manine qui continuait à rire nous dit :

— Et comment aurait fait oncle meunier pour être heureux si tante Rude n’était pas venue sur la terre en même temps que lui ?

Et comme si oncle meunier approuvait grandement ces paroles, on entendit sa forte voix chanter dans la cour :

    Le Diable partit en fumée
    Et je fus transporté soudain
    Chez ma meunière bien-aimée
    Dans une chambre du moulin.

La faiblesse d’Angèle augmenta ; l’idée même du mouvement lui devint pénible et elle commença de passer ses journées dans une sorte de langueur qui la faisait pleurer et dormir dans tous les coins.

Profondément inquiète et ne sachant que faire, j’appelai mes parents à mon aide. La réponse de chacun d’eux arriva en même temps. Mon père envoyait le prix d’une visite de médecin et ma mère une robe de cotonnade. Et tous deux s’en rapportaient à moi pour donner à Angèle les soins dont elle avait besoin et la garder au moulin aussi longtemps que cela serait nécessaire.

Au reçu de ces deux envois, une violente indignation me souleva. « Ainsi, c’était là tout le secours que nous pouvions attendre de ceux qui nous avaient mis au monde, et dont le premier devoir était de nous protéger. » Dans ma colère je trouvais des mots désagréables que j’aurais voulu faire entendre à mes parents. « Et si je tombe malade moi aussi, qui donc me soignera ? les jumeaux, peut-être ? Qu’avions-nous à voir dans leurs dissentiments, nous, les enfants ? Parce qu’ils allaient se séparer pour toujours comptaient-ils nous abandonner de même ? »

Ce fut dans cet état de violence que je regardai en face la responsabilité qui m’incombait. Elle me parut énorme et bien au-dessus de mes forces : « Jamais, jamais, quoique je fasse, je ne pourrais empêcher la misère et la maladie d’entrer chez nous ».

Et ces mots que je répétais à tout instant m’accablèrent d’un tel découragement, que je cessai tout travail et restai comme Angèle, pleurant et somnolant dans les coins les plus obscurs de la maison. Tante Rude cria contre moi comme elle seule savait crier, et oncle meunier dont le visage gardait un air soucieux me disait :

— Tu ne donnes pas bon exemple aux petits, tu sais, Annette.

Ma vivacité naturelle ne me permit pas de rester longtemps dans cet état d’engourdissement, mais lorsque j’en sortis, ce fut pour tomber dans un autre travers.

Après réflexion je décidai de quitter le moulin pour aller gagner ma vie ailleurs. De cette façon mes parents seraient bien obligés de s’occuper de leurs enfants. Ma mère reprendrait les jumeaux, Firmin irait vivre chez son père. Et puisqu’Angèle était malade, elle resterait à la garde de Manine jusqu’à sa guérison ainsi que je l’avais fait moi-même.

Et cette décision bien arrêtée j’allai en faire part à oncle meunier occupé à réparer une vieille voiture sous le hangar.

Il m’écouta sans m’interrompre, puis il demanda :

— Quel âge as-tu donc Annette ?

Je m’étonnai de la question :

— Mais, oncle, j’ai seize ans passés, vous le savez bien.

Il se moqua, ouvrant de grands yeux :

— Seize ans passés ! Et voyez donc cette petite fille qui joue encore à punir ses poupées.

Je le regardai sans comprendre, car je ne voyais aucun rapport entre ses paroles et ce que je venais de lui dire.

Lui aussi me regardait ; son visage perdit son expression moqueuse, et il eut un autre ton pour demander ensuite :

— Ce grand amour que tu avais pour chacun des tiens et qui emplissait ton cœur, est-il parti sans retour ?

D’un seul coup j’aperçus le mal que la violence avait mis en moi :

« Qu’était devenue ma tendresse pour les jumeaux ? Où s’en était allée ma vive affection pour Firmin ? Et l’attachement tout fait de confiance qui me rendait si joyeuse auprès d’oncle meunier ? »

À la place de ce grand amour dont il parlait, je ne retrouvais que sécheresse et dureté.

Oncle meunier continuait à me regarder, et son regard si pénétrant et si indulgent tout à la fois fut soudain comme une douce pluie sur ma sécheresse et ma dureté. J’eus honte de ma révolte contre mon père et ma mère. J’eus plus honte encore d’avoir pensé à disperser les enfants. Je détournai les yeux pour cacher ma confusion, et la douce pluie qui venait d’amollir mon cœur se mit à couler goutte à goutte sur mes joues.

Oncle meunier parla de nouveau :

— Ne te laisse pas abattre par les difficultés, et surtout ne chasse pas l’amour de ton cœur. Avec de l’amour et du courage, on peut beaucoup.

Il m’avait fait asseoir auprès de lui sur l’un des brancards de la vieille voiture, et selon son habitude il lissait doucement mes cheveux.

Autour de nous, à cette heure de midi, les canards et les poules cherchaient l’ombre. Oncle meunier attira mon attention sur la grosse poule blanche à tête jaune :

— Tu la vois ? Eh bien ! si après quelques jours de couvée, elle avait abandonné son nid trop difficile, tous ses œufs étaient perdus, tandis que…

Et d’un geste large, il désignait les vingt-trois poussins, bien emplumés, hauts sur pattes, et presque aussi gros que leur mère, juchée à quelque distance comme pour les surveiller encore.

Oui, je la voyais la brave couveuse. Elle était là, belle, forte, redressant sa tête magnifique, et tournant vers nous un petit œil noir tout brillant d’intelligence. Je me la représentais égarée dans la campagne, menacée de mort par les hommes, traquée par les chiens, battue par ses pareilles et faisant son nid aussi haut que possible afin de le mettre à l’abri des bêtes et des gens. Comment avait-elle pu sans aide amener à bien une si nombreuse couvée ? Où avait-elle pris la force de s’élancer chaque jour sur cette meule presque aussi haute qu’une maison ?

Pour les couveuses de tante Rude on bourrait de foin et de fougère sèche des corbeilles faites exprès. On plaçait leur nid très bas, dans une pièce bien close afin que rien ne vînt les distraire ou les tourmenter. Chaque matin on les aidait à quitter leurs œufs pour les mener prendre l’air et manger une pâtée préparée spécialement pour elles ; puis la promenade et le repas terminés on les faisait rentrer avec mille précautions. Tout cela pour que la poule amenât, le plus souvent, une dizaine de poussin sur seize ou dix-huit œufs qu’on lui avait confiés.

En quittant le hangar, je m’arrêtais auprès de l’intelligente poule ; j’avais envie de lui parler, comme à quelqu’un.

Et les jours suivants, courbée de nouveau derrière l’homme à la faux, je me répétais les paroles d’oncle meunier.

« Avec de l’amour et du courage on peut beaucoup. »

Et malgré le soleil qui semblait vouloir fondre mes os, malgré les épis durs qui déchiraient mes paumes, et me griffaient au visage, ma pensée s’emplissait d’espoir et de projets qui arrangeaient toute chose.



IV


Le vingt-sept octobre de l’année 1908 fut une date que nous n’étions pas près d’oublier.

Le matin de ce jour était sombre et froid comme un matin de plein hiver. Firmin qui sortait pour aller au puits rouvrit précipitamment la porte en nous disant :

— Écoutez-la !

Par la porte ouverte la voix de tante Rude s’engouffra en même temps qu’un vent glacé qui nous fit frissonner tous. Oh ! comme elle criait fort tante Rude ! Ses mots ne nous parvenaient pas, mais il était facile de comprendre qu’elle imposait sa volonté et qu’elle entendait être obéie. La voix d’oncle meunier nous parvint à son tour. À l’encontre des autres fois elle était nette et ferme. Et brusquement tout se tut.

Comme nous étions encore aux écoutes, la claie du passage grinça, et presque aussitôt oncle meunier entra chez nous. Il vit que nous avions entendu la querelle et il nous dit tout tranquillement :

— Ce n’est rien mes enfants, je viens vous prévenir que je pars à l’instant même pour Paris à l’occasion du divorce de vos parents.

Il se tourna vers moi pour ajouter :

— Gertrude prétend que c’est une dépense inutile, mais j’ai décidé de faire ce voyage que je remets depuis trop longtemps déjà.

Pour ne pas augmenter le mécontentement de sa femme, il avait décidé aussi d’être de retour le soir même, et à cause de cela il n’avait pas une minute à perdre.

Il reprit sa bonne humeur :

— Hop ! hop ! fit-il. Viens m’aider à atteler la Blanche qui va me conduire en un rien de temps à la ville où je pourrai prendre au passage l’express de Paris.

La voiture légère fut vite tirée du hangar, et, tandis que tante Rude, rouge encore de sa colère, apportait en courant manteaux et couvertures, les jumeaux, joyeux comme s’ils allaient être du voyage, sautaient autour de nous en riant et criant comme de petits fous.

Tout en prenant les rênes que je lui tendais, oncle meunier se pencha comme pour me parler, mais ses lèvres ne s’ouvrirent pas ; seule sa grosse moustache se haussa et s’abaissa drôlement. Il se redressa, se cala sur le siège, me regarda encore comme s’il allait m’inviter à monter près de lui, puis il fit un geste avec son fouet pour écarter tout le monde et aussitôt la Blanche partit comme un trait.

Nous restions là tous à regarder filer la voiture, et lorsqu’elle eut disparu au versant, nous tâchions encore d’entendre son bruit sur la route.

Tante Rude se détourna la première pour nous dire :

— Vous en avez apporté du tourment ici ! heureusement que cela va finir !

Firmin ne songeait pas à se moquer de la grimace qu’elle faisait en nous disant cela :

— Nous allons retourner à Paris ? lui demanda-t-il.

Elle répondit avec une sorte de contentement grognon :

— Bien sûr ! puisque les garçons iront vivre chez leur père et les filles chez leur mère.

Et comme Firmin s’apprêtait à lui poser une autre question, elle lui tourna le dos en maugréant.

Ce n’était pas la première fois que tante Rude faisait ainsi le partage à notre endroit, et jusqu’alors je n’y avais pas apporté grande attention, mais aujourd’hui elle paraissait si sûre de ce qu’elle avançait que je ne doutais pas qu’elle ne fût parfaitement renseignée, et que c’était cela, justement, que notre oncle n’avait pas osé dire avant son départ.

Et tante Rude retournée au moulin, et la porte de la maison refermée sur nous, j’allai m’asseoir dans le coin où nos parents aimaient à s’asseoir autrefois et où jamais plus je n’aurais la joie de les voir l’un à côté de l’autre.

Firmin, pâle, et paraissant plus mince encore se mit à tourner dans la pièce. Il appuyait ses poings maigres sur sa poitrine comme pour y étouffer son immense chagrin. Et dans le souffle dur qu’il laissait échapper à tout instant, je devinais sa plainte habituelle :

« Pourquoi se séparer, mon Dieu ? »

J’évitais de le regarder et, de toute mon énergie, je retenais mes larmes ; mais, tout au fond de moi-même, une voix désolée pleurait comme si quelqu’un des miens eût été en danger de mort.

Angèle agenouillée sur une chaise basse nous confiait à la vierge Marie :

— Sainte mère, protégez vos enfants.

Pendant ce temps, Nicole et Nicolas vautrés, des pailles plein les mains, barraient la route à une douzaine de fourmis qui se dirigeaient obstinément vers le placard aux provisions.

Cependant il ne fallait pas compter rester sans rien faire ce jour-là. Tante Rude m’avait indiqué mon travail la veille au soir ainsi qu’elle le faisait toujours. Il s’agissait pour aujourd’hui de passer au crible une certaine quantité de blé destiné à la mouture du lendemain. Angèle dont la santé s’améliorait voulut m’aider, et Firmin fit de même. Pour les jumeaux ce fut une fête de pouvoir courir d’un bout à l’autre du grenier. Nicole moins agile que Nicolas trébuchait contre les poutres, ou sautait au beau milieu d’un tas de grain qu’elle éparpillait et duquel elle ne pouvait sortir sans l’aide de son frère, et c’était alors de tous deux des rires à n’en plus finir.

Angèle apportait autant d’ardeur que moi-même au travail, mais Firmin dont les forces semblaient épuisées remuait à peine son crible dans lequel ses larmes tombaient lourdes et pressées au point de mouiller le blé.

Il ne put tenir longtemps et fut obligé de s’étendre sur le plancher. Dans la crainte que tante Rude ne lui fît des reproches si elle le surprenait ainsi Angèle et moi précipitions nos mouvements pour terminer plus vite le travail et en commencer un autre au besoin.

À remuer si durement mon corps ma pensée se fatiguait aussi, et les paroles de tante Rude bourdonnaient comme une mouche désagréable à mon oreille :

« Les garçons iront vivre chez leur père et les filles chez leur mère ». Devant cette certitude, mes larmes comme celles de Firmin mouillaient le blé de mon crible, car je pensais aux jumeaux qu’on allait séparer alors qu’ils ne savaient pas encore vivre l’un sans l’autre.

Depuis quelque temps déjà, des mots chuchotés autour de moi m’avaient appris que notre père attendait avec impatience le moment où il lui serait permis de fonder une autre famille et que, de son côté, notre mère ne cachait pas son intention de prendre un autre mari. Sans doute, ainsi que notre père, elle ne serait pas longtemps sans fonder une nouvelle famille dans laquelle, tout autant que dans l’autre, nous serions comme des étrangers. Pour Firmin, Angèle et moi, le temps viendrait vite où nous pourrions à notre gré nous éloigner de ces deux foyers tout en continuant à garder une affection très vive à nos parents ; mais les jumeaux ?…

Et pour eux je reprenais la question obsédante :

« Comment fera-t-on pour les séparer ? »

Comme si j’espérais une réponse du dehors, je regardais souvent vers la lucarne du grenier, mais je ne voyais au loin que le moulin à vent dont les ailes au repos semblaient aujourd’hui, un grand X posé sur l’horizon.

À la tombée du jour, tante Rude devant le travail fait ne trouva personne à gronder. Elle se contenta de me rappeler un peu sèchement que demain était jour de cuisson, et qu’il ne fallait pas manquer de préparer mon levain et d’entasser dans le fournil le bois nécessaire au chauffage du four.

La nuit revint sans que notre oncle fût de retour. Dehors il faisait froid, plus froid que le matin encore ; mais dans la pièce où les fagots flambaient à présent, il faisait une chaleur douce qui endormait notre inquiétude. Nous étions là, tous les cinq, assis devant la grande cheminée comme au temps où nos parents venaient passer avec nous les derniers jours de vacances avant de nous ramener à Paris.

Malgré notre tristesse il y avait une gaieté autour de nous. Dans sa boîte de chêne ciré, le balancier de la vieille horloge semblait plus sonore que de coutume. Sur le dressoir, les assiettes blanches se coloraient de rose et la grande armoire, comme pour nous paraître moins sombre, faisait briller ses ferrures et reflétait tout le foyer dans ses larges panneaux.

Assise à la place de notre mère, je regardais les chers êtres venus au monde après moi et avec lesquels j’avais un si grand désir de continuer à vivre. Firmin ne pleurait plus ; il suivait des yeux les sautes de la flamme et, les pincettes en main, il reformait sans se lasser deux montagnes de braises qui s’écroulaient toujours par la base. Angèle, placide et blanche comme un lys, murmurait sa prière du soir sur son beau chapelet de première communion. Et les jumeaux, que l’approche du sommeil rendaient silencieux, se tenaient par la taille et appuyaient l’une contre l’autre leur jolie tête blonde. Ils voulaient attendre comme nous le retour d’oncle meunier et ils refusaient d’aller au lit quoiqu’ils fussent très las.

À l’heure habituelle de la préparation du levain je pris la lanterne et gagnai le fournil.

Ainsi que cela m’arrivait toujours, dès que j’eus commencé d’entasser le bois, j’oubliais tous les soucis de la journée et ne pensai plus qu’à la cuisson du lendemain.

J’aimais faire ce travail qui exigeait toutes mes forces et réclamait toute mon attention. J’aimais chauffer le four malgré sa chaleur qui me cuisait le visage et sa fumée qui me faisait tousser. J’aimais voir lever la pâte dans les corbeilles rondes, et l’enfourner sur la grande pelle en bois. Et c’était toujours un amusement pour moi de voir que lorsque les pains étaient cuits, aucun d’eux ne se ressemblaient. Mais ce qui me plaisait surtout c’était de pétrir la pâte. Le levain préparé la veille, oncle meunier venait au petit jour verser dans le pétrin la farine nécessaire à la fournée. Une appréhension que je n’aurais pas su préciser et que je ne pouvais vaincre me retenait chaque fois indécise et un peu craintive devant le levain et la masse de farine. « C’était cela qui allait faire le pain ? Ce pain blanc, épais et rond, dont je coupais de si larges tartines aux jumeaux, à leur retour de l’école ». Puis, l’eau versée à son tour dans le pétrin, je me décidais enfin à mêler le tout.

Plic, ploc, faisait l’eau qui dansait et rejaillissait de tous côtés. La farine ne faisait pas de bruit ; elle se défendait seulement contre l’eau et contre moi, et, pour essayer de nous échapper, elle se tassait dans les coins ou bien elle sautait en l’air et s’envolait en nuage. Elle cédait peu à peu pourtant comme si elle prenait goût au jeu ; le mélange s’opérait et bientôt la pâte blanche et mouvante s’allongeait d’un bout à l’autre du pétrin.

C’était alors qu’elle me paraissait être une chose vivante et intelligente, et qu’il me semblait l’entendre rire et dire : « À nous deux, Annette Beaubois ! » À ce moment toute fatigue disparaissait de mes épaules. Assez mal d’aplomb sur mes hanches à cause de mon infirmité, je me penchais cependant et me relevais sans effort. La pâte glissait de mes bras et retombait avec un bruit sourd et plein, elle se gonflait ou s’affaissait en se balançant de telle sorte que je craignais souvent de la voir sortir du pétrin. Parfois, comme pour me taquiner, elle fusait et m’envoyait en pleine figure une volée de gouttes épaisses qui me faisaient reculer brusquement ; mais comme, dans le même instant, je m’apercevais qu’il m’était impossible de m’essuyer le visage, je riais et replongeais mes bras dans la pâte qui s’épaississait de plus en plus. Quand enfin elle était devenue lourde et comme endormie, je la laissais et j’allais chercher les corbeilles d’osier dans lesquelles je la déposais par morceaux. « Vois-tu, m’avait dit tante Rude, quand ta pâte est à point, tu la prends et l’enroules à tes bras, comme ceci, et d’un seul coup tu la renverses dans la corbeille. »

En rentrant du fournil je repris ma place au coin du feu où je retrouvai le même silence et la même attente. Oncle meunier tardait bien à revenir. Aucun de nous n’en faisait la remarque ; mais, lorsque la vieille horloge eut toussé onze heures, tous les regards se portèrent sur son cadran pour s’assurer qu’elle ne se trompait pas.

Un peu avant minuit, oncle meunier que nous n’avions pas entendu venir du dehors ouvrit enfin la porte en nous souhaitant le bonsoir.

Tout l’inconnu qu’il rapportait de son voyage nous immobilisa et nous empêcha de lui répondre. Il eut le sourire qui faisait sa bouche si pareille à celle de notre mère, et il dit :

— Tout va bien ; vous allez rester ici et vos parents viendront passer la journée de dimanche prochain avec vous.

Il s’assit, prit les jumeaux sur ses genoux et se mit à les bercer lentement.

Il reprit, à l’adresse de Firmin qui restait le visage levé vers lui :

— Mais oui, tout va bien.

Et, l’instant d’après, les jumeaux endormis contre sa poitrine, il parla plus bas :

— C’est bien vrai que vous auriez dû vivre par moitié chez vos parents, mais il se trouve que ni l’un ni l’autre ne peuvent maintenant se charger de vous.

Après le silence qui suivit oncle meunier nous fit connaître ses projets d’avenir :

Pour les jumeaux et moi, rien ne serait changé, mais Angèle allait sans retard apprendre un métier et puisque Firmin était trop faible pour travailler aux champs il serait placé à la ville chez un marchand de chaussures, où sans grande fatigue il pourrait immédiatement gagner sa vie.

Un long silence suivit encore, au bout duquel oncle meunier soupira en regardant le feu. Puis, comme si, à dater de ce soir, il devenait le père des jumeaux, il m’aida à les mettre au lit et ne s’en alla qu’après les avoir vus bien endormis côte à côte. Derrière lui Angèle s’agenouilla pour dire avec ferveur :

— Vierge Marie ! accordez-moi d’aller à la ville apprendre le métier de lingère.

Et aussitôt couchée, elle s’endormit paisiblement.

Pas plus que moi Firmin ne pouvait s’endormir malgré l’heure avancée. Je l’entendais se tourner et se retourner sous ses couvertures. En plus de sa peine il avait l’appréhension du travail, d’un travail qui n’était pas de son goût. Comme Angèle il aurait voulu apprendre un métier, un métier qui lui aurait permis de fabriquer de ses propres mains un objet complet. Et voilà qu’il lui faudrait gagner sa vie chez un marchand de chaussures.

Sa voix me parvint tout à coup, éclatante et inattendue dans l’obscurité :

— Dis, Annette, tu aimerais ça, toi, chausser les pieds des gens ?


Ainsi que nous l’avait annoncé oncle meunier, nos parents vinrent le dimanche suivant. Tous deux se parlaient, souriants et affectueux, comme si rien ne les séparait.

Firmin me souffla :

— Tu vois, ils restent amis, et ils ne nous abandonnent pas.

Cependant, à l’heure de la séparation, mon père en me retenant tout contre son cœur me dit :

— Garde toujours les jumeaux auprès de toi.

Et ma mère tout en pleurs, et qui semblait ne pouvoir se séparer des deux petits me dit à son tour :

— Aime-les bien, Annette, et veille sur eux comme une mère.



V


Depuis ma venue au moulin dans une voiture d’infirme six années ont passé. J’ai vingt ans ; ma santé est parfaite et tous les travaux des champ me sont familiers.

Ma petite ferme n’a guère prospéré malgré mes soins constants, et nous vivons chichement, les jumeaux et moi, du seul produit de mon travail, mes parents ayant supprimé le peu d’aide qu’ils m’apportaient du jour où Angèle et Firmin furent placés à la ville.

Par bonheur les jumeaux sont intelligents et forts. Contents aussi de voir approcher le moment où ils pourront gagner chacun leur vie. Nicole qui brode et coud avec application entre ses heures de classe, veut être lingère comme Angèle, et Nicolas qui s’essaye à tailler la meule au moulin, compte bien devenir meunier comme notre oncle dont il aime le métier par dessus tout. Hier, en me montrant ses doigts où de petits éclats de silex s’étaient logés sous la peau, il m’a dit avec fierté :

« Vois donc, Annette, j’ai déjà des mains de vieux meunier. »

Pour Angèle tout va changer. Elle s’est fiancée sans avertir ni consulter personne, et son mariage doit avoir lieu le mois prochain, tout de suite après Pâques.

Tante Rude crie bien haut que c’est folie de se marier si jeune, et s’il ne tenait qu’à elle les fiancés seraient bien forcés d’attendre. Il est vrai qu’Angèle n’a pas encore dix-huit ans, mais à voir son corps bien tourné, sa tenue modeste et son air sérieux, il ne semble pas qu’elle soit trop jeune pour entrer en ménage. Elle épouse un garçon du pays qui a comme elle l’air sérieux et qui aime aussi la prière et l’église. Tous deux ont hâte de s’unir, et, au contraire de tante Rude, oncle meunier leur donne raison et fait pour eux toutes les démarches capables de leur éviter un retard.

Pour mon compte, ce mariage m’étonne grandement. Angèle m’a toujours paru fermée à toute tendresse, et j’étais persuadée que sa piété lui tenait lieu de tout. À ma question sur l’amour qu’elle porte à son fiancé elle a répondu : « Lorsqu’il est là, je ne désire plus rien ».

Dans mon étonnement, il y aussi le souvenir de la dispute entre nos parents. Angèle a-t-elle donc oublié cet affreux moment qui me laisse à moi la terreur du mariage. Je n’ose le lui demander car, ainsi qu’elle a gardé le secret de ses fiançailles, je garde, moi, le secret de cette terreur qui va en augmentant.

Tante Rude dit que je trouverai difficilement à me marier parce que je suis boiteuse. Tant mieux ! Cela me donne une sécurité. Autrement, je suis bien décidée à ne pas me laisser approcher par un jeune homme au point de ne désirer plus rien lorsqu’il sera là.

Firmin est enchanté du mariage d’Angèle, et pour y faire honneur, il parle d’acheter à crédit un vêtement de couleur claire et des souliers vernis.

Lui aussi a bien changé. C’est maintenant un jeune homme de taille moyenne, plus mince qu’il ne faudrait peut être, mais avec un visage bien ouvert et plein d’énergie. Sa grande affection pour nos parents n’a pas diminué. Il les excuse sans réserve et ne me permet pas le plus petit reproche à leur endroit. Pourtant ils ne sont jamais revenus au moulin depuis le dimanche où ils m’ont confié les jumeaux, et nous ne connaissons rien de leur vie nouvelle. Nous savons seulement que notre père s’est remarié avec une jeune fille, et notre mère avec un comptable de la maison de soierie où elle est employée. Les lettres espacées et courtes que nous recevons d’eux, ont l’air d’avoir été écrites en hâte et comme forcées. Et s’ils s’inquiètent peu de ce que nous devenons, ils ne parlent jamais d’eux-mêmes, ni de ceux qui les entourent.

Par contre, depuis plus d’un an les lettres du comptable, mari de notre mère, sont fréquentes et très détaillées. Il a d’abord réclamé un prix de location pour la maison, le jardin et le pré, me rappelant que ces trois choses appartenaient à sa femme par droit d’héritage et qu’il était tout naturel qu’elle en tirât profit. Ne recevant pas d’argent il a réclamé de la volaille, des œufs ou des légumes, s’en rapportant à moi pour faire ces envois aussi réguliers que possible.

Oncle meunier s’est chargé de répondre à ces demandes. Et sans leur opposer un refus, il a parlé des orages, de la sécheresse et des gelées. Il n’a pas oublié non plus la maladie des poules. Il riait en me faisant lire ses réponses au comptable :

« Ménageons-le, ménageons-le, disait-il. »

Et la main haut levée comme pour parer à une menace, il ajoutait :

« Nous ne voulons pas d’un second divorce. »

Au début croyant ma mère d’accord avec son mari dans ses exigences, j’avais été reprise contre elle de mes anciennes colères. Oncle meunier mécontent et attristé m’avait grondée :

« Ne juge pas ta mère. Sais-tu ce que tu ferais à sa place ? Crois-moi, si elle ne peut empêcher cela, elle doit être bien malheureuse. »

Las des promesses jamais tenues, le comptable s’est fâché. Il m’a prévenue que, faute de lui payer un loyer régulier, il m’obligerait à quitter la maison, car il n’entendait pas laisser plus longtemps sans rapport la propriété de sa femme.

À cette annonce, le front si uni d’oncle meunier s’est barré de rides. « Le mal s’aggrave » a-t-il dit. Et, l’air mi-fâché mi-rieur, il m’a menacée du doigt :

« Il faudra finir par payer, Annette. »

Je n’en doutais pas qu’il faudrait finir par payer mais je ne voyais pas comment j’y arriverais, même avec les économies secrètes d’oncle meunier qui passaient si facilement de sa poche dans la mienne quand il s’agissait de vêtir les jumeaux.

Tante Rude aurait pu m’avancer un peu d’argent. Oui, mais, l’argent de tante Rude n’appartenait qu’à tante Rude, et pas plus que le comptable, elle n’était disposé à laisser son bien sans profit.

Oncle meunier dut lire cela sur mon front, car il me dit :

— Tu sais qu’elle a dépensé gros pour remonter le moulin qui tombait en ruine.


Tout s’est arrangé enfin, grâce au mariage d’Angèle. Les jeunes époux vont habiter ici. Ils occuperont une partie de la maison et en payeront la location entière. La maison n’est pas grande, il me faudra me contenter pour les jumeaux et moi de la pièce la plus petite et la moins claire, mais je suis trop heureuse de l’arrangement pour songer à me plaindre.


Mes parents n’assisteront pas au mariage de leur fille. Pour ce grand jour, et pour faire pendant à la nombreuse famille du fiancé, il n’y aura auprès de nous, à part tante Rude et oncle meunier, qu’une jeune ouvrière amie d’Angèle, et Valère Chatellier l’ami de Firmin.

Je connais la jeune ouvrière qui suivra le cortège au bras de Firmin, mais je ne sais rien de Valère Chatellier qui sera mon compagnon de fête. Firmin que j’interroge, m’assure que son ami est un garçon honnête, sérieux et plein de cœur. Et, d’affilée comme chaque fois qu’il raconte, il me donne ces détails :

Valère Chatellier a vingt-six ans. Ses parents qui étaient fermiers l’ont mis de bonne heure au collège. Ils sont morts ruinés par une catastrophe, et Valère qui n’avait encore que seize ans a dû abandonner ses études pour gagner sa vie. Depuis il a tenu pas mal d’emplois contre son goût, et maintenant il est premier commis dans mon magasin de chaussures où il doit se plaire, puisqu’il y était déjà lors de mon arrivée.

Et Firmin, après avoir repris haleine, se dépêche d’ajouter :

— Je l’aime comme un frère, et quand tu le connaîtras tu l’aimeras aussi.

Manine à son grand regret ne partagera pas nos réjouissances. Elle a pris goût à élever des nourrissons. Après le premier un autre a suivi, et voici qu’elle vient d’en prendre un troisième. Il ne lui sera pas possible d’abandonner sa maison, même pour une heure. Elle m’a dit en riant :

— Je chanterai des berceuses pendant que vous boirez le bon vin.

Les berceuses qu’elle chante sont vieillottes et douces, et font se moquer Clémence qui sait de jolies berceuses à la mode. Moi-même, malgré mon goût pour les vieux airs, je trouve parfois Manine agaçante, surtout lorsqu’elle supprime les mots et ne laisse passer qu’un son nasillard entre ses lèvres, mais lorsqu’elle berce en chantant la très vieille chanson de Marthe et Marie, je l’écoute toujours avec le même plaisir. J’ai beau savoir qu’à la fin, Jésus triomphera, j’attends toujours de Magdeleine le refus de venir à lui quand il envoie Marthe à sa recherche :

Allez Marthe
Allez-y
Et dites-lui…

Ce matin, jour du mariage, Firmin et son ami sont arrivés plus tôt que je ne les attendais.

Assise et occupée à démêler la chevelure difficile de Nicole, je ne les entendis pas s’approcher de la maison, et ce ne fut qu’au bruit de leurs pas sur le seuil que je tournai la tête de leur côté. Firmin, les yeux vifs et l’allure dégagée, donnait le bras à Valère Chatellier beaucoup plus grand que lui. Et avant que j’aie eu le temps de me lever tous deux étaient en face de moi et Firmin disait :

— Annette, voici mon ami.

Et il reculait comme pour laisser à Valère Chatellier une plus grande place.

Je tendis la main au jeune homme avec un peu de gêne. Le regard clair qu’il attachait sur moi me faisait souvenir que j’étais boiteuse, et pour la première fois, j’avais honte de le laisser voir. Il me fallut bien le montrer, mais j’en restais gêné au point de ne plus savoir marcher à l’aise.

Cette journée d’avril n’a pas amené avec elle le beau temps. Un vent froid souffle par la campagne. Et à l’instant où nous prenons nos rangs pour aller à l’église, une nuée menaçante nous fait lever le nez avec inquiétude. Tante Rude qui craint pour sa robe de soie, commande :

— Rentrons. C’est une giboulée qui sera vite passée.

La nuée file en effet, comme pressée de porter ailleurs une partie des choses désagréables qu’elle commence à déverser ici. Elle sème d’énormes flocons de neige que le vent chasse et accroche comme des fleurs aux arbres à peine feuillus.

Un oiseau qui chantait sur une branche du noyer, croyant à une miraculeuse pluie de duvet fin, s’est lancé après les flocons de neige. Il volète sur place, lâchant celui-ci pour saisir celui-là, jusqu’à ce que, tout alourdi et aveuglé, il ait enfin compris que ce beau duvet blanc n’était pas fait pour son nid. Retourné sur sa branche, il se secoue, hérisse ses plumes. Et comme honteux de sa bévue il cache vivement sa tête sous son aile. Tout le monde se moque de l’innocent. Les jumeaux l’interpellent comme s’ils s’adressaient à un gamin de leur âge, et Valère Chatellier qui rit de bon cœur me dit familièrement :

— Il faut quelque chose de plus chaud pour faire un nid.

La giboulée passée, notre petit cortège se reforme et se met en marche. Oncle meunier remplace notre père au bras de la mariée. Il avance, raide et grave, avec un léger fléchissement de l’épaule, comme pour permettre à Angèle de s’appuyer davantage sur lui. Des gens groupés le saluent amicalement au passage, et des enfants courent devant lui en se tenant de travers pour lui sourire. Sa belle prestance et son bel habit noir n’arrivent cependant pas à dissimuler son caractère véritable. Les grosses boucles de ses cheveux ont l’air de se moquer de son chapeau haut de forme, et son dos est spirituel comme un visage.

C’est seulement pendant la traversée du village que je songe à regarder Angèle. Dans sa robe de lainage blanc, elle me paraît soudain majestueuse comme une princesse. Où donc a-t-elle appris à marcher de cette façon lente et légère ? Et qui lui a enseigné cette manière de porter haut la tête avec tant de grâce ? Elle n’a que faire du fléchissement d’épaule d’oncle meunier, et il semble qu’elle soit là pour le guider et non pour le suivre.

Firmin ne la quitte pas des yeux. Deux fois déjà il s’est tourné vers moi comme pour me prendre à témoin que jamais mariée ne fut plus belle.

À l’église, Angèle s’agenouille et se lève sans déplacer d’une ligne son admirable maintien. Je la regarde encore lorsque sonne la clochette pour l’élévation. Courbée sur son prie-Dieu, ses coudes écartant son voile comme deux ailes, elle semble un grand ange en adoration devant l’Éternel.

Un regret me vient de ne pas être pieuse comme elle. Et parce que tout le monde s’incline sous l’impérieux commandement de la clochette, je courbe aussi la tête devant le calice.


Les beaux dimanches d’été ramènent maintenant au moulin Firmin et Valère Chatellier. Ce sont des dimanches bruyants et mouvementés qui font la joie des jumeaux, de Clémence et de la petite Reine. Il y a les courses à travers champs, les promenades sur les routes et par les étroits sentiers. Et surtout, il y a le bois des grands chênes. Ce bois, situé à une heure de marche du moulin, est plein de fraîcheur et d’ombre. Des ruisseaux ayant tracé eux-mêmes leur chemin s’y cachent et s’y rejoignent comme en se jouant. Et les clairières pleines d’herbe tendre, et les mousses épaisse qui s’étalent sous les vieux arbres en font un endroit où il serait bien difficile ne pas plaire.

Firmin, comme un tout jeune garçon, monte aux branches, saute les ruisseaux, et court avec les enfants tandis que son ami marche ou se repose à mes côtés.

Valère Chatellier n’a rien de la gaieté malicieuse de Firmin. Le plus souvent, il paraît accablé de tristesse. Et même, lorsqu’il s’efforce à la gaieté, sa conversation a toujours une tournure grave. Certains jours, sa tristesse nous saisit, Firmin et moi, comme un froid subit. Assis tous trois sur un talus, ou sur quelque tronc d’arbre couché dans l’herbe, nous restons silencieux et sans envie de nous mêler au jeu des enfants. Firmin alors, cherche de la chaleur dans ses souvenirs. Il dit une fois de plus combien il me sait gré d’avoir remplacé notre mère auprès de lui. Toujours il s’étonne de ma précocité de fillette. « Comme tu as été patiente » répète-t-il. Et il raconte à ce sujet des faits dont je ne me souviens plus. Un fait que je n’ai pas oublié plus que lui c’est l’accident arrivé par sa faute au petit Nicolas.

Il avait eu l’imprudence de mettre l’enfant debout sur une table pour lui apprendre à faire Guignol, mais en reculant, Nicolas était tombé de la table et resté sur le dos sans souffle ni mouvement. Épouvantée, j’avais saisi l’enfant et l’avais porté en courant vers l’hôpital voisin. Firmin suivait croyant avoir tué son petit frère, et si défait lui même qu’il semblait prêt de mourir aussi.

Heureusement, Nicolas n’était qu’évanoui, et après quelques soins le médecin tout content me l’avait remis dans les bras :

— Tenez Mademoiselle, voilà votre petit.

Mais la peur et la joie nous avaient si fort malmenés Firmin et moi que nous n’avions pu repartir tout de suite, et qu’il avait fallu nous donner aussi des soins.

Firmin dont la mémoire gardait fidèlement les moindres détails de ce mauvais jour réussit à égayer Valère Chatellier en ajoutant :

— Tu peux croire que notre retour à la maison n’a pas été des plus rapides. Sur ce boulevard de l’hôpital, tous les bancs étaient nos amis. Et puis, il fallait voir marcher Annette portant son petit. Elle avançait toute tassée et si vieille que je croyais réellement suivre grand-mère.

Chère grand-mère ! d’elle aussi nous avions beaucoup à dire. Pas plus que le son de sa voix, son sourire n’était effacé en nous. Comme nous avions aimé les belles rides qui se réunissaient en fossettes au creux de ses joues ! Et celles qui s’entre-croisaient sur son cou, et formaient de si jolis carreaux dans sa chair brune ! Un jour que nous venions d’être durement grondés par tante Rude et que grand-mère nous consolait de son mieux, Firmin lui avait demandé pourquoi elle n’était pas la femme d’oncle meunier à la place de tante Rude. Ils auraient eu des enfants de notre âge avec lesquels nous aurions bien joué, disait-il, et personne ne nous aurait grondés.

« Mais, avait répondu grand-mère, oncle meunier est mon fils, et un fils ne se marie pas avec sa mère. »

Et Firmin, sûr de lui avait riposté :

« Pourquoi donc ? une mère se marie bien avec un père. »

Valère Chatellier n’avait rien à raconter de son enfance ; les souvenirs qu’il gardait de ses parents étaient graves et sans fraîcheur. Souvent après nos récits il nous disait avec un peu d’envie :

— Comme vous êtes riches tous deux !

Lorsque j’étais seule avec Valère Chatellier, je me sentais parfaitement à l’aise, et ne songeais pas à faire des remarques sur sa personne. Mais dès que Firmin s’approchait avec ses cheveux en révolte et son teint frais, les cheveux plats et le teint sans couleur de son ami me faisaient me moquer à part moi. Je n’aimais pas non plus sa façon de marcher, comparée à l’espèce de danse qui rendait Firmin si attrayant et si léger.

Comme s’il m’eût devinée, Valère Chatellier semblait parfois pris de défiance à mon égard. Son teint maladif se colorait, et il lançait sur moi des regards si aigus que je sentais mon front s’ouvrir et toutes mes pensées s’envoler.

Oncle meunier nous accompagnait rarement dans nos promenades, mais il ne manquait jamais de venir au devant de nous à la tombée du jour. Il aimait ces fins de dimanches où les routes s’encombraient de gens avec lesquels il échangeait deux mots en passant. Il aimait encore ramener sur son épaule la petite Reine qui babillait et chantait comme un oiseau perché.

Après souper il revenait prendre le frais devant notre porte et il s’asseyait auprès de Valère Chatellier avec lequel il parlait d’affaires ou de politique. Tante Rude se plaisait comme lui à ces soirées quoiqu’elle n’eût personne à morigéner. Elle trouvait juste tout ce que disait Valère Chatellier, et elle était comme intimidée par sa parole sûre et bien posée.

Firmin faisait dévier les conversations sérieuses en racontant toutes sortes d’histoires, et surtout en nous indiquant des arbres dont les hautes branches formaient des silhouettes humaines si précises qu’on ne pouvait s’empêcher de les croire vivantes et de leur donner un nom. Selon Firmin, c’était là des gens avisés qui avaient pris soin de choisir cette transformation avant de mourir, et il nous invitait à faire de même, sous peine d’être changés en une chose que la lune n’éclairerait jamais. Ce jeu nous amusait, chacun de nous tenant à être une chose parfaitement visible après sa mort. Seul oncle meunier ne voulut jamais choisir. Il tenait avant tout à rester ce qu’il était, car, disait-il, de toute façon il serait changé en quelque chose de beaucoup plus mal.

Firmin le taquinait :

— Oh ! oncle, même si vous deveniez un beau chêne ?

— Non, non, pas même un beau chêne, les hommes m’abattraient un jour à grands coups de cognée.

— Bien sûr dit Firmin, mais en attendant vous auriez des nids pleins vos branches, et mille oiseaux pour vous réjouir des chants les plus beaux.

— Bah ! fit oncle meunier, j’aurais pour le moins autant de corbeaux qui viendraient me raconter de vilaines histoires.

À rire et bavarder ainsi la nuit nous surprenait. Firmin et Valère Chatellier cherchaient à tâtons leur bicyclette, et c’était la séparation pour une semaine.

Après une forte journée de fenaison, comme je me reposais sur l’avancée du mur de la grange d’où l’on découvrait au loin la campagne ainsi qu’un large pan de ciel, oncle meunier vint s’asseoir à côté de moi pour fumer sa pipe.

Je ne parlais pas, tout occupée à regarder deux gros nuages de forme étrange qui cherchaient à se joindre comme pour former une montagne plus étrange encore. Oncle meunier ne parlait pas non plus, et je m’aperçus bientôt qu’il ôtait et remettait sa pipe comme lorsqu’il avait une idée en tête.

Autour de nous c’était presque le silence. Seule Manine mêlait sa voix harmonieuse et lente au vent doux qui se levait à l’approche du soir ; un peu en arrière de nous elle endormait son nourrisson en chantant :

Allez Marthe
Allez-y
Et dites-lui…

Inquiète soudain de l’absence des enfants, j’allais me mettre à leur recherche quand oncle meunier me retint par ma robe :

— Attends un peu Annette !

Et tout en cognant sa pipe contre une racine de genêt il me dit sans se presser :

— J’ai reçu pour toi une demande en mariage.

Croyant à une plaisanterie je me mis à rire.

Oncle meunier rit aussi, et me regardant avec malice, il reprit :

— Tu sais de qui, n’est-ce pas ?

Et tirant plus fort sur ma robe il m’obligea de me rasseoir sur les pierres rugueuses.

Je ne sais quoi dans son geste me fit comprendre qu’il parlait sérieusement. Je cessai de rire, et ma peur du mariage précipita ma réponse :

— Non, je ne sais pas de qui vient cette demande et je ne tiens pas à le savoir, puisque je suis sûre que ce mariage n’aura jamais lieu.

Oncle meunier se tourna tout à fait vers mois et il me dit tout souriant :

— Quelle idée ! Ce garçon t’aime profondément, et comme je sais que tu l’aimes toi-même je ne vois pas d’empêchement…

Je lui coupai la parole :

— Pas d’empêchement ! Oh ! si, il y en a un ; il y en a même un très grand, c’est que j’ai résolu de ne jamais me marier, et je sais bien qu’aucun raisonnement ne me fera changer d’avis.

Oncle meunier rentra son sourire. Il comprenait à son tour que je parlais sérieusement, et il me dit l’air étonné :

— Comment, Annette ! Je croyais au contraire que tu désirais ce mariage. Pourquoi donc ce refus ?

— Pourquoi, oncle meunier !

La violence qui était en moi et dont je n’étais pas toujours maîtresse, me fit répondre d’un seul trait :

— À quoi bon se marier, n’ai-je pas le terrible exemple de mes parents ? Ils s’adoraient, et pourtant leur amour a duré de longues années. Et parce que mon père a rencontré une autre femme à son goût, au lieu de se détourner d’elle comme c’était son devoir il s’est détourné de son ménage et a laissé ses enfants à l’abandon.

Je frappai du poing sur la pierre :

— Non, non, oncle meunier, je ne me marierai pas. J’aime les enfants. Eh bien ! je ferai comme Manine, j’élèverai ceux des autres. Ainsi je ne serai pas inutile sur la terre.

Oncle meunier qui avait baissé le front en m’écoutant le releva pour me dire :

— Tu es bien jeune encore pour prendre une pareille détermination ; tu ne sais pas que nous portons en nous une force naturelle qui fait dévier à certain moment les plus sûres résolutions dans ce sens.

Ce fut à mon tour de baisser le front.

Je la connaissais cette force naturelle qui accouplait les bêtes et que je devinais toute pareille chez les hommes. Moi-même, ne restais-je pas étrangement troublée par le souvenir d’un baiser qui me laissait plus de désir de le retrouver que de honte de l’avoir subi ?

Cela s’était passé un soir de cette dernière semaine. Comme je me dirigeais dans l’obscurité vers le hangar pour y prendre du bois, deux mains m’avaient saisie aux épaules, et une bouche chaude et mouillée avait aspiré la mienne avec force.

Pendant combien de temps étais-je restée soumise ? trois secondes ou un quart d’heure ? Je n’aurais pas su le dire. Par la porte restée entr’ouverte, la voix haute et claire de Nicole avait demandé :

— Tu m’appelles, Annette ?

Aussitôt la bouche et les mains s’étaient détachées de moi, et des pas avaient glissé vers le sentier. Depuis, rien n’était venu me désigner celui qui m’avait ainsi surprise. Était-ce un garçon du village ? Un employé du moulin ou un chemineau ? Sans doute je l’ignorerai toujours, cependant, je sentais bien que celui-là ne sortirait pas tout de suite de ma pensée. Et sans chercher à dissimuler le rouge qui envahissait mon visage, je levai les yeux sur oncle meunier pour lui dire :

— C’est vrai, il y a cela, mais après tout, on n’est pas obligé de se laisser guider par cela. C’est un ennemi de plus à combattre, voilà tout.

Le regard d’oncle meunier pesa longtemps sur le mien, puis il toucha doucement mes cheveux :

— Ma grande courageuse ! fit-il.

Et comme il paraissait avoir encore quelque chose à dire, je l’en empêchai en me levant et chantant avec Manine :

Magdeleine lui répond :
Ah ! j’y vais pas,
J’aime mieux aller à la danse et au combat
Que d’entendre le sermon qui se dira.

Je ne devais pas tarder à connaître le prétendant à ma main.

Le dimanche suivant, Firmin me prit à part et me dit l’air sérieux :

— J’aurais été bien content de te savoir la femme de Valère Chatellier, mais si tu as choisi ailleurs, tout est bien.

Je restai sans réplique. Ce nom de Valère Chatellier tout à fait inattendu avait fait surgir à mes yeux la haute silhouette du jeune homme. Je revoyais son visage intelligent et triste. J’entendais le son net et grave de sa voix, et je ressentais pour lui cette attirance qui me faisait si souvent accepter son bras dans nos promenades.

Non, je n’avais pas choisi ailleurs, et je dus reprendre pour Firmin les raisons données à oncle meunier sur mon éloignement définitif du mariage.

Firmin resta longtemps à réfléchir, puis il dit :

— Je ne sais si tu as tort ou raison d’agir ainsi ; tu es ma grande sœur, et tu as toujours été si sage. Quant à moi je ferai comme Angèle, je me marierai le plus tôt possible.

Après une pause, et comme pour se donner raison il reprit :

— Pour un ménage qui se casse, il y en a mille qui durent.

Devant mon silence, il haussa la voix et lança comme un défi :

— Crois bien que je saurai faire durer le mien, quoiqu’il arrive.

Lorsque Valère Chatellier nous rejoignit, j’eus un moment de gêne intolérable. Il attachait sur moi ce regard aigu qui m’était si pénible à supporter, et cette fois sous ce regard, il me sembla que ma poitrine s’ouvrait pour laisser voir tout ce que contenait mon cœur.

Je me détournai visiblement, mais peu après sur la route pleine de soleil je l’observai à mon tour.

Il m’apparaissait maintenant un autre homme. Au lieu de cette allure un peu sèche dont je m’étais si souvent moquée, son grand corps était aujourd’hui toute souplesse et tout abandon. De plus, je remarquai en lui une violence qui faisait par instant sa voix inexprimablement basse. Et tout à coup je vis sa bouche.

J’en ressentis un grand trouble. Cette bouche je la reconnaissais. Je n’aurais pas su dire à quoi, mais j’étais sûre à présent que c’était d’elle que j’avais reçu le baiser mystérieux. Valère Chatellier avait beau en plisser les lèvres et les tenir entre ses dents, dès qu’il oubliait de les mordre, elles s’échappaient, larges, pleines, rouges et comme avides de baisers.

Oui, c’était bien cette bouche-là qui avait saisi la mienne dans l’ombre.

À partir de ce moment, je ne sus plus rire avec les enfants. Une lassitude inconnue ralentissait mes pas, et il fallut m’étendre à l’ombre aussitôt après notre arrivée au bois des grands chênes.

Firmin et son ami n’étaient pas en train non plus. Ils firent une courte promenade et vinrent s’étendre sous le chêne que j’avais choisi. Les enfants à leur tour nous rejoignirent sur la mousse. Privés de Firmin ils s’étaient vite lassés de courir sous bois.

Le vieil arbre qui nous abritait tous était si haut et si touffu que le ciel ne s’y montrait que par toutes petites places, et que je croyais plutôt voir des morceaux de soie bleue tendus parmi les feuilles. Il faisait réellement chaud. Des oiseaux passaient d’une branche à l’autre à travers les flèches d’or que le soleil allongeait jusqu’à nous. Et de loin en loin, un ramier qu’on ne voyait pas faisait entendre son doux roucoulement. Les enfants s’endormirent un à un. Et dans cette paix, et dans cette chaleur, je me laissai comme eux glisser dans le sommeil.

À mon réveil, Firmin et Valère Chatellier étaient assis de chaque côté de moi. Je me dressai un peu honteuse et m’informai des enfants qui avaient disparu.

— Ils sont là, me dit Firmin en les indiquant du doigt. Et il ajouta :

— Tu les avais oubliés, mauvaise mère, et sans nous le loup les aurait mangés.

Valère Chatellier dont le regard ne me quittait pas, sourit à peine. Il se pencha vers moi et implora sourdement :

— Oh ! Annette, si vous vouliez…

Je ne trouvais rien à lui répondre. Je voyais sa bouche forte et fraîche, et un étrange désir me venait de la saisir à mon tour. Je me mis debout pour échapper à la tentation, et Firmin vint à mon secours en disant à son ami :

— Ne la tourmente pas, va !

Au cours de la journée je ne cessai de me tourmenter moi-même. Maintenant que je connaissais l’amour de Valère Chatellier, sa présence à mes côtés me semblait presque nécessaire, et je me sentais heureuse en pensant qu’il ne tenait qu’à moi qu’il fût toujours là. Je me représentais mes fiançailles avec le baiser permis. Je me représentais la joie de Firmin, le contentement d’oncle meunier, le jour où il me conduirait à l’église vêtue de blanc comme Angèle. Mais à l’idée du mariage accompli ce n’était plus la bouche de Valère Chatellier qui se présentait à mon esprit, ni la beauté d’Angèle dans sa robe blanche. C’était la vision de deux êtres enragés de haine, et lancés l’un contre l’autre comme pour s’entre-tuer.

À l’heure du départ, très tard, le soir, Firmin m’entraîna jusqu’à la barrière et me dit :

— Puisque tu ne veux pas épouser mon ami, aime-le comme un frère, et donne-lui le même baiser qu’à moi.

Je mis un baiser sur la joue de Valère Chatellier et il me rendit le pareil, mais au lieu de laisser aller il retint ma tête qu’il appuya sur sa poitrine. Ainsi retenue j’entendais battre son cœur. Il battait clairement, à coups forts et réguliers, et c’était comme s’il m’eût dit : « N’aie crainte ». J’entendais aussi une sorte de grondement comme une colère qui cherchait à se faire jour dans la gorge de Valère Chatellier. Pourtant son souffle sur mon front était doux comme une caresse, et la chaleur de sa main sur ma nuque me donnait l’envie de rester longtemps appuyée contre cette poitrine, tout à la fois grondante et rassurante.

Je m’en éloignai cependant, mais j’en ressentis dans toute ma chair comme un immense regret.

Ce soir-là, je compris que la force naturelle dont m’avait parlé oncle meunier était une force redoutable entre toutes, et que pour lutter contre elle et la vaincre il me faudrait un grand courage.



VI


Je m’aperçus bientôt que Valère Chatellier occupait à lui seul toutes mes pensées. Comme un être visible pour moi seulement, il se tenait sans cesse à mes côtés, redisant des mots que je connaissais et appuyant ma tête sur une poitrine où battait un cœur et grondait une voix. Parfois je prenais peur de cette ombre et je la chassais, mais toujours elle revenait. Mes nuits ne tardèrent pas à devenir aussi agitées que mes jours. Je m’endormais avec l’être invisible aux autres. Je rêvais de lui, je m’éveillais avec lui, et un matin que je n’avais pas su éloigner à temps son baiser je me surpris à dire :

— Oh ! comme je l’aime.

Cette fois, ce fut ma voix qui me fit peur. Elle avait fait un bruit sourd et heurté comme eût pu le faire un gros oiseau enfermé dans une cage trop étroite. Pour essayer d’en rire, je voulus répéter ce que je venais de dire. Mais je compris que les mots étaient désormais inutiles, et que mon amour pour Valère Chevallier était maintenant égal à celui qu’il avait pour moi.

J’en restais atterrée.

Ainsi, l’amour, c’était cela. C’était ce désir constant d’avoir auprès de soi un être qui ne vous était de rien, et dont on se moquait la veille. C’était cela qui encerclait votre pensée et ne la laissait s’égarer sur rien d’autre. Cela enfin qui avait lancé Valère Chatellier sur ma bouche, au risque d’être pris pour un malhonnête homme et chassé honteusement de la maison.

Et ce qui jusqu’alors n’avait été pour moi qu’un ennui mêlé de je ne savais quelle joie, devint brusquement une crainte pleine d’angoisse.

« Est-ce que j’allais devenir capable de me jeter à l’improviste sur la bouche de Valère Chatellier ? » Une révolte toute faite de honte fit jaillir mes larmes. J’appuyais durement mes poings fermés sur mon cœur.

— Non, non, et non. Puisque je ne veux pas me marier, j’échapperai à l’amour. Je ne suis pas une petite fille, Dieu merci ! J’ai vingt ans bien sonnés. De plus, ne suis-je pas Annette Beaubois ? Annette Beaubois, qui a peiné pour élever les enfants de ses parents. Annette Beaubois, qui a formé ses muscles en ramassant le blé derrière l’homme à la faux et en chargeant, comme un homme, des sacs de pommes de terre sur ses épaules. Annette Beaubois, oui, consciente de sa force et de son courage, et qui se défendra contre l’amour comme elle s’est défendue contre la misère et la rancune.

Pour m’aider à vaincre, n’ai je pas l’affection des miens ? N’ai-je pas surtout l’affection dévouée et si compréhensive d’oncle meunier ? Hier encore, seul avec moi dans le fournil, n’a-t-il pas aussi appuyé ma tête contre sa poitrine, et posé sur ma nuque une main caressante ? Et sa voix, au lieu de gronder n’était-elle pas pleine de vibrations harmonieuses tandis qu’il disait tout contre mon oreille : « Ma grande Annette ! Ma courageuse fille ». Et pour finir, les doux baisers qu’il a pris l’habitude de mettre sur mes tempes comme pour les rafraîchir, ne valent-ils pas tous les baisers qui vous surprennent dans l’ombre et vous meurtrissent la bouche ?

Je repris confiance en moi-même, et d’un léger tapotement sur ma joue brûlante je m’encourageais :

— Allons Annette, hâte-toi d’aller reprendre ton travail au moulin où tu retrouveras le cher oncle dont la tendresse est si apaisante.

Malgré le peu de temps dont je disposais entre mes occupations, je ne négligeais pas Mme Lapierre. J’aimais à la retrouver assise bien droite sur sa chaise à haut dossier, un ouvrage de broderie entre les mains et son aimable visage levé vers moi. Les années ne semblaient pas avoir passé sur elle tant elle gardait de jeunesse dans toute sa personne ; l’affection maternelle qu’elle m’avait témoignée au début s’était changée en une amitié plus libre qui nous permettait de tout dire. Elle n’ignorait pas ma décision contre le mariage mais elle eut vite fait de découvrir ce que je tenais tant à cacher :

— Vous l’aimez, Annette, et l’amour sera plus fort que vous.

Ainsi que Firmin, elle parla de ménages restant unis jusqu’à la mort. Selon elle, l’amour de Valère Chatellier joint à mon acceptation des dures choses de la vie, offrait toute garantie dans cette union, et elle me suppliait de ne pas mettre obstacle à mon propre bonheur pour des craintes d’avenir que rien ne faisait prévoir entre Valère et moi.

Je ne me laissais pas convaincre, car dans le désarroi où se débattait ma pensée, ma vision du mariage s’enlaidissait encore. Ce n’était même plus la scène odieuse de mes parents que je voyais. C’était une sorte de bête possédant deux têtes haineuses dont l’une était faite d’un lourd marteau, et l’autre de pointes griffues. Et toujours ces deux effroyables têtes se balançaient face à face et se menaçaient.

Cela, personne ne pouvait le deviner et je n’osais l’avouer à personne. Je sentais bien que j’étais victime de mon imagination, mais plus j’essayais d’effacer la vision, plus elle devenait précise. Alors, pour raffermir ma volonté qui fléchissait souvent, je m’efforçais de chanter une des berceuses de Manine :

Fille de la charité
Vous irez
Parmi les enfants trouvés.

Je devins malade. Une langueur m’enleva mes forces et me rendit le travail pénible.

Tante Rude me regardait de travers et me reprochait ma faiblesse :

— Tu n’es pas belle avec tes airs de poule couveuse.

Oncle meunier ne prenait pas non plus au sérieux les palpitations de cœur qui me pâlissaient soudain et me faisaient presque défaillir. Dans ces moments-là il désignait du doigt mon cœur et me disait en riant :

— Prends garde qu’il ne soit pas d’accord avec toi contre le mariage.

Pourtant, ce matin, comme je m’affaissais manquant de souffle, il est venu à mon secours et m’a demandé avec intérêt :

— Où as-tu mal ?

Je ne savais pas ; je souffrais de partout, et je répondis en essayant de rire :

— Je crois que c’est dans l’âme que ça me fait mal.

Oncle meunier ne rit pas comme je m’y attendais :

Il se rapprocha en baissant la voix :

— Pourquoi refuser le mariage ? Valère Chatellier a une âme aussi, n’y as-tu pas songé ?

Non, je n’y avais pas songé, je ne songeais qu’à la bouche de Valère Chatellier, et de l’évoquer en ce moment me fut si désagréable, que je m’essuyai rudement les lèvres du revers de la main.

— Oh ! fit oncle meunier.

Et il me quitta sans attendre ma réponse.

Parce que ma faiblesse augmentait et que mon teint devenait jaune, oncle meunier fit venir le médecin. C’était le même qui avait soigné Angèle, et il me connaissait bien. Il ne me trouva pas très malade ; il dit seulement en écoutant mon cœur :

— Comme il est sourd !

Il ordonna tout de même une potion. Puis, tout en se levant pour partir il dit à oncle meunier :

— Il faudrait marier cette jeune fille.


Pour Manine il n’est pas besoin de confidences ; une merveilleuse intuition l’avertit du bonheur ou malheur de ceux qu’elle aime. À peine m’étais-je rendu compte de mon propre tourment, que déjà elle m’avait dit : « Si au moins, je pouvais t’aider à sortir de ce guêpier ». En attendant, pour alléger mon ennui, elle m’abandonne presque la petite Reine. « Tu peux la garder, va, elle est à toi autant qu’à moi. »

Lorsque le cœur trop lourd, je m’éloigne de la maison, j’entends aussitôt :

— Reine, cours vite rejoindre Annette.

Et Reine que je ne sais pas renvoyer me prend la main et marche fièrement à mes côtés. Elle me pose mille questions auxquelles je suis bien obligée de répondre, et qui mettent en fuite pour un moment l’amour et ses exigences.

Et puis, comment ne pas regarder Reine courir et sauter sur le chemin. Elle est légère et brillante comme un matin d’avril. Et les oiseaux ne s’enfuient pas à son approche.

Cette petite fille si attentive à ce qui vit autour d’elle n’apporte cependant à l’école aucune attention. Sa maîtresse venue pour s’en plaindre nous a dit :

— Ses yeux sont comme deux papillons bleus qui bougent et se posent de tous côtés.

Ses débuts, surtout, ont été difficiles. Non seulement elle déchirait son alphabet, mais encore elle perdait constamment la craie qui lui servait à écrire sur l’ardoise. Clémence l’accusait de la perdre exprès, par paresse pour ne plus avoir à écrire. Reine se défendait et pleurait : « Non, pas exprès ». Si, assurait Clémence, puisqu’elle l’emporte au dehors au lieu de la laisser en classe comme tout le monde.

Reine que j’interrogeai doucement m’avoua qu’elle emportait en effet sa craie, mais que c’était pour faire comme le petit Jésus qui la portait sur son épaule, en allant à l’école.

J’essayais d’expliquer la différence.

— Mais Reine, ce n’est pas sa craie qu’il portait sur son épaule, le petit Jésus, c’est sa croix. Une grande croix comme celle qui est sur la place de l’église, comprends-tu ?

— Oui, dit Reine. Et après un instant de réflexion elle demanda :

— Comment qu’il faisait pour écrire avec ?

Maintenant elle va sur ses sept ans, et si elle n’aime pas l’école, en revanche, elle aime les histoires, et rien ne lui plaît plus que d’entendre chanter sa mère. Ses préférences vont aux chansons qui réclament de la pitié, et s’il arrive à Manine de s’arrêter au beau milieu d’un de ces airs tristes et lents qu’elle déroule comme inconsciente, Reine ne lui laisse pas de paix qu’elle ne sache la suite.

Le soir, avant d’aller se coucher, elle se plaît à grimper sur mes genoux. Elle niche sa tête au creux de mon épaule. Et là, son petit corps bien serré contre le mien, elle essaye de compter les étoiles que le bon Dieu, dit-elle, dépose dans ses prés pour les éclairer.

Je voulus la détromper :

— Non, Reine, il n’y a pas de prés dans le ciel.

Elle s’est fâchée :

— Si, il y en a, je les vois bien, moi.

Je n’ose plus la contredire, car certains soirs, à travers les étoiles clairsemées, la voûte d’un bleu léger s’étend à mes yeux comme un immense champ de lin.


Mon amour grandit. Malgré ma certitude de le vaincre je m’en effraye souvent.

Dans cette lutte de tous les instants, je garde cependant un caractère égal. Seuls mes goûts sont changés. J’ai toujours aimé les fleurs de couleur tendre, et voici que je leur préfère celles de teintes violentes. Les roses rouges très épanouies m’attirent et je ne sais plus les respirer sans les déchirer un peu avec les dents. Parfois il me semble que mon corps est habité par une étrangère. Cette étrangère n’aime pas les enfants et je m’en éloigne, elle n’aime pas les fleurs simples et je les dédaigne, elle n’aime pas le sommeil paisible, et la nuit je rôde comme un fantôme autour de la maison.

Le dimanche l’étrangère n’est jamais là, et je suis en pleine possession de mon corps. Je cueille les fleurettes et je respire doucement les roses, je joue avec les enfants sous les grands chênes. Et au retour de la promenade, le cœur attentif et léger, je marche en m’appuyant au bras de Valère Chatellier.

À l’heure de la séparation, pendant l’échange du baiser fraternel, je sens mon cœur redevenir sourd. Et tout en suivant des yeux deux silhouettes qui s’effacent beaucoup trop vite dans la nuit, je dis avec une grande pitié sur moi-même :

— Pauvre Annette ! Voilà ton bonheur qui s’en va.


J’essayais de me rapprocher d’Angèle afin de prier comme elle. Quoique nous habitions la même maison, elle et son mari étaient aussi distants de moi que s’ils eussent habité un autre village. Leur vie était réglée heure par heure, et rien, ni personne ne pouvait les obliger à y changer quoi que ce soit.

Firmin admirait leur entente et disait :

— Ces deux-là sont unis comme les doigts de la main.

Angèle n’avait aucun soupçon de ma peine. Elle crut seulement, que ne voulant pas me marier je cherchais une compensation dans la prière :

— Parle à Dieu, il t’entendra, me dit-elle.

Dieu ne m’entendit pas, sans doute parce que je ne savais pas lui parler.

Je demandais alors à Angèle :

— Comment faire pour avoir la foi ?

De ce ton placide qui lui était particulier elle répondit :

— Cherche en ton âme et tu la découvriras.

Ardemment je cherchai en mon âme, mais je n’y rencontrai que mon amour pour Valère Chatellier.

Dans l’espoir que le recueillement me serait plus facile j’allais à la messe. C’était comme un monde nouveau que je trouvais là, et je me sentais bien, dans la fraîcheur de l’église et la douceur des chants. Mais je m’en lassai vite, la messe était trop longue, l’odeur de l’encens me donnait des vertiges, et la foi qui s’était approchée un instant, s’éloignait comme effrayée de moi-même.

De retour au moulin, tandis que je refoulais un amour plein de trouble, Angèle, sous l’impression de la sainte communion chantait de sa voix inégale et sans timbre :

Mon cœur se tait et mon âme est tranquille,
La paix du ciel habite dans ces lieux.


L’hiver m’apporta un engourdissement que je pris pour la guérison. La compagnie presque constante d’oncle meunier, sa bonne humeur et sa tendresse toujours en éveil me firent retrouver ma santé en même temps que ma gaieté.

Pour effacer les moments pénibles, j’avais aussi de loin en loin la compagnie du vieux poète, ainsi que l’appelait oncle meunier. C’était un très vieux chemineau qui ne s’arrêtait jamais plus d’un jour au moulin, mais qui laissait après lui des souvenirs si merveilleux que j’attendais sa venue comme une récompense à mon travail et à mon effort contre l’amour.

Il plaisait à tous ici, et Manine disait de lui :

« Il a bien plus d’histoires que de pain dans sa besace. »

C’était vrai, il savait des histoires sur les bêtes et sur les plantes. Il en savait sur la forêt et sur le lac, sur la pluie, le vent et le soleil. Et sa voix que je ne pouvais comparer à aucune autre, était pour moi une musique étrange qui éclairait ma pensée et mettait mon cœur à l’aise.

Trois années auparavant oncle meunier et moi avions ramassé le pauvre homme à moitié mort de froid et de faim, sur la route. Réchauffé et rassasié d’une bonne soupe, il avait refusé le lit que je lui offrais, et j’avais dû le conduire à la grange et lui laisser faire son trou au milieu du foin ainsi qu’il l’exigeait.

Le lendemain, inquiets de sa faiblesse, nous étions retournés vers lui dès le matin. Cette simple intention l’avait touché comme un fait inimaginable. Jamais, au grand jamais, nous avait-il dit, personne n’avait eu pareil souci à son endroit. Et, pris d’une reconnaissance infinie, ne sachant quoi nous offrir en retour il nous avait récité des vers composés la veille dans la neige et le vent glacé.

Les mots disant toute la désolation du paysage d’hiver ne nous apprenaient rien. Nous savions qu’à cette époque de l’année,

Tout était au repos, le vallon, la montagne,
Les longs peupliers gris et les chênes touffus.

Nous savions que, par les temps de neige,

Des bandes d’oiseaux noirs passaient sur la campagne
Et fuyaient en criant vers des lieux inconnus.

Mais ce que nous entendions pour la première fois, c’était la voix extraordinaire du vieux chemineau. Elle s’élevait comme d’un instrument vibrant de plusieurs cordes à la fois, et quoique nous fussions tout près de l’homme, sa voix nous paraissait beaucoup moins sortir de lui-même, que du tas de foin, des poutres de la grange, et des sacs de blé étagés autour de nous.

Oncle meunier en était resté comme saisi, et sitôt dehors, il m’avait dit :

« Mazette ! il sait chanter le vieux. »

Le chemineau était reparti deux jours plus tard, quitte à mourir de faim et de froid un peu plus loin, s’ennuyant déjà sous notre toit. À mes recommandations de prudence, il avait répondu en chantant :

Je voudrais comme les oiseaux
Mourir au fond des bois.

Il revenait maintenant au hasard des jours. Et si pendant l’été, il aimait à dormir sur l’herbe, tout contre la barrière du pré, l’hiver, il était heureux de retrouver la grange et son foin.

J’aimais à le voir arriver de la route. Il avançait à tout petits pas raides, et le bâton qui le soutenait était presque aussi courbé que lui. Ses cheveux tout pareils à des effilochures de vieille soie blanche descendaient jusque sur ses épaules, et sa barbe qui s’élargissait aux pommettes, lui couvrait presque tout le visage ; mais dans ce visage où tout semblait flétri et passé, je découvrais vite les yeux qui me faisaient penser à deux fleurettes fraîches poussées dans les broussailles d’une haie d’hiver.

Par une nuit de ce dernier automne, alors que je cherchais le sommeil hors de la maison, le vieux chemineau m’avait appelée :

« Venez vous asseoir auprès de moi, jeune fille. »

Et tout de suite il avait pris dans ses mains mes pieds nus, glacés de rosée, afin de les réchauffer un peu.

Au toucher de ces vieilles mains caressantes j’avais retenu mon secret qui voulait s’échapper. Cet homme qui chantait toujours n’avait peut-être jamais connu la souffrance d’amour, et ce n’était pas lui qu’il fallait attrister de ma peine.

Adossés tous deux à la barrière du pré nous étions restés longtemps silencieux. Et comme pour compatir à ma tristesse, il avait enfin parlé de lui-même.

« Lorsque je n’étais encore qu’un enfant, ma mère nouvellement remariée n’a rien fait pour me retenir auprès d’elle quand l’homme m’a jeté dehors, comme une bête malfaisante, par une triste journée de février. »

Et sans me laisser le temps d’une parole de consolation le vieux poète avait chanté :

    Alors je m’en allais sur les routes de France
    Le long des buissons noirs et des fossés boueux.


Sa chanson avait dit d’abord toute la méfiance et l’hostilité des êtres contre ce garçon de douze ans seul sur les routes, puis la voix s’était étendue davantage pour dire la joie des nuits passées à la belle étoile, pour dire aussi cette joie nouvelle de tenir dans ses mains de vieillard, « deux pieds blancs, deux pieds de jeune fille ». Et au son de cette voix qui paraissait sortir tout à la fois du pré, de la rivière et des bois d’alentour, le sommeil était accouru et m’avait bercée jusqu’au matin.



VII


Les grands vents de Mars arrivaient en trombe et balayaient la campagne. La pluie épaisse et rude frappait la terre, coulait en nappes sur les pentes, entraînant au fossé le sable et les cailloux, les brindilles et les feuilles mortes. Par instant, le vent, las de souffler si fort, se reposait mais la pluie jamais lasse continuait à lustrer les branches, le toit des maisons, les épines des haies et l’herbe courte des prés.

On eût dit que le vent et la pluie tenaient à laver et à brosser tout ce qu’avait sali le vieil hiver afin que tout soit net et propre pour l’arrivée du doux printemps. Nous-mêmes, comme dans l’attente d’un hôte important, faisions nettes et propres nos demeures. Oncle meunier passait les murs au lait de chaux, et tante Rude, Manine et moi, mettions tous nos soins à faire briller les meubles et leurs ferrures.

Tout se réveillait dans la campagne. Les jardins commençaient à se parer de vert, et dans les fermes avoisinantes, le bêlement des brebis et le meuglement des vache annonçaient déjà de nombreuses naissances. Cette année ma basse-cour ne s’est augmentée que des volailles d’Angèle. Ces nouvelles venues ne font pas très bon ménage avec les anciennes, ce qui me fait rire. Mais Angèle ne rit pas lorsqu’elle aperçoit une de ses poules saignante et déplumée. Cette créature apathique et silencieuse jusqu’alors est en passe de devenir une fermière de premier ordre. Ce fut chez elle une transformation rapide qui nous surprit tous. Du jour au lendemain, sans qu’elle en eût donné la raison, elle éloigna sa chaise de la fenêtre et supprima pour toujours couture et broderie.

Comme pour rattraper le temps perdu, ses longues jambes ne restent pas cinq minutes en repos, et ses pieds chaussés de sabots font plus de bruit dans la cour que les cris de toute la volaille en bataille.

Ainsi que tante Rude, Angèle tient à ne faire tort à personne, mais de même, elle entend ne rien abandonner aux autres de ce qu’elle croit lui appartenir. Parce qu’elle occupe la plus grande partie de la maison, il lui a semblé juste de prendre la plus grande partie du jardin. Elle en a fait autant pour le pré, y marquant sa part, avec défense formelle aux enfants d’y aller jouer. Tante Rude la complimente et lui donne des conseils sur l’élevage mais Angèle se moque de ces conseils ; elle comprend l’élevage d’une autre manière.


Le printemps ne s’est pas fait attendre ; il est arrivé clair et nu comme un petit enfant, et riant aux averses qui semblaient jouer à cache-cache avec lui. Très vite il s’est vêtu de toutes couleurs, parfumé à toutes les fleurs, et, devenu roi à son tour pour un temps, il a chassé les giboulées et les gelées blanches et régné en maître sur la montagne, sur la plaine et sur les coteaux.

Sur moi aussi il a régné en maître, courbant ma volonté à ses caprices. Toutes les forces que j’avais acquises pendant l’hiver viennent de s’enfuir avec cette fin de mai. Et hier, au moment du baiser fraternel, sans que je le veuille et sans que je puisse m’en empêcher mes deux mains se sont appuyées aux épaules de Valère Chatellier, et ma bouche est allée au devant de la sienne. Il s’est dégagé avant que mes lèvres ne l’eussent touché, et une lourde honte me fit plier le buste.

Aussitôt Firmin me prit le bras en disant d’une voix forte :

— Mais tu l’aimes !

J’osais regarder Valère Chatellier. Il fixait sur moi le regard aigu d’autrefois, et ses yeux paraissaient phosphorescents dans son visage devenu trop blanc.

Firmin comme transporté répétait :

— Tu l’aimes ! Annette, je te dis que tu l’aimes ! Sans cela…

Devant mon silence il me secoua tout frémissant :

— Sois donc franche, dis-le donc que tu l’aimes !

Je ne pouvais pas le dire, et je fis oui de la tête, mais, oh ! que j’étais lasse ! Il me fallait m’asseoir tout de suite. Et presque défaillante, je me laissai tomber sur l’herbe du chemin.

Le silence fut notre ami pendant de longues minutes.

Valère Chatellier, écroulé auprès de moi, enfouissait son visage dans l’herbe tendre, et Firmin, la joue tout contre ma joue, respirait profondément comme s’il espérait mettre ainsi dans sa poitrine un peu de ce bonheur qui passait.

Ce fut lui qui ramena le bruit en disant à Valère :

— Allons, relève-toi, montre un peu ta face aux étoiles et dis-leur que tu es joyeux comme un pauvre homme qui vient de faire un héritage.

Les étoiles étaient en effet si nombreuses qu’on eût dit qu’elles s’étaient groupées pour mieux nous voir. À leur clarté je cherchais la joie de Valère Chatellier sur ses traits, mais elle n’était encore que dans ses yeux qui brillaient étrangement.

Il resta la face levée, puis tout doucement il se mit à rire. C’était sûrement ainsi qu’il riait lorsque, petit garçon, il recevait un jouet longtemps désiré.

Je me sentais délivrée de toute souffrance et j’avais envie de rire aussi.

Firmin subitement debout, la voix et les gestes vers tout ce qui nous entourait, montrait son ami et lançait avec éclat :

— Regardez-le ; il était seul dans la vie, et voici qu’il a trouvé une compagne.

Sa joie était grande à lui aussi, et tout en se moquant du rire muet de Valère, il sautait à une telle hauteur qu’il semblait vouloir atteindre les étoiles. Manquant de souffle il vint se reposer auprès de moi, et soudain, il dit :

— Quelle chance ! Vous serez mariés avant mon départ pour le régiment.

À ce mot de mariage, je repoussai brutalement la main de Valère qui tenait la mienne.

La bête, la hideuse bête à deux têtes venait de s’interposer entre lui et moi, et dansait sa cruelle danse de haine.

Je n’attendis pas les paroles de surprises des deux amis. À ces deux-là dont je savais l’amour infini, j’osai enfin parler du monstre. Je le leur montrai tel qu’il m’apparaissait ; et je les suppliai de ne pas m’obliger au mariage.

Ils furent effrayés de mon exaltation, et promirent de chercher un remède à ce mal, que ni l’un ni l’autre n’avait pu soupçonner.

À l’instant de la séparation, ce ne fut pas un baiser fraternel que j’échangeai avec Valère Chatellier mais ce fut un baiser sans fièvre et plein de résignation.


Occupée au jardin depuis la pointe du jour, et lasse déjà du poids de la bêche en cette chaude matinée de juin, j’allai m’asseoir auprès du vieux mur qui bordait un chemin semé d’orties et de bouts de ferraille. J’étais là, tournant le dos au soleil, et les yeux à moitié clos sous la clarté trop vive lorsqu’une ombre lente passa sur moi. Croyant à l’arrivée de quelqu’un, je tournai la tête vers le chemin. Il n’y avait personne, mais sur le mur un chat jaune et blanc s’avançait avec précaution en me regardant. Il s’arrêta net en face de moi, et son regard méfiant et hardi, resta fixé sur le mien pendant quelques secondes. Brusquement il s’enfuit souple, leste, sautant adroitement les pierres croulantes et moussues. Dans sa course par bonds allongés, sa fourrure jaune et blanche brillait ou s’emplissait d’ombre, et il me sembla qu’il portait un manteau splendide, qu’il ployait et déployait pour mon plaisir.

Depuis mon aveu d’amour à Valère, tout ce qui ne m’est pas coutumier m’inquiète et me semble avoir une signification. Que me voulait ce chat vêtu comme un prêtre à la grand messe un jour de Pâques ?

Je me levai pour reprendre ma bêche. Et voici qu’il y eut tout à coup dans l’air comme une grande nouvelle. À cette heure où l’on ne sentait pas un souffle de vent, une petite feuille se mit à remuer devant moi. Aussitôt d’autres remuèrent, puis toutes, comme si de feuille en feuille on se passait la nouvelle. Dans la haie proche ce fut tout de suite comme un bruissement de rire. Ce bruissement joyeux gagna les pommiers, les cerisiers et les pêchers, jusqu’au gros noyer dont les larges feuilles s’agitèrent et me firent penser à des mains battantes.

Étonnée, je cherchais d’où pouvait bien venir le vent, lorsque le facteur que je n’avais pas entendu s’approcher me tendit une lettre par dessus la barrière.

Je ne connaissais pas l’écriture de Valère Chatellier, et cependant je fus certaine que cette lettre venait de lui. Je l’ouvris avec crainte. Que pouvait-il avoir à me dire qui ne pût attendre jusqu’à demain dimanche ? Il disait :

« Habiter ensemble dans ce pays sans être mariés il n’y faut pas songer, le feu prendrait de lui-même à notre maison et les arbres du verger ne voudraient plus donner de fruits. D’accord avec votre frère, voici ce que je vous propose :

« Je quitterai ma place à l’automne, et cela sans regret puisque Firmin doit partir au régiment à cette époque. Je chercherai un emploi dans une autre ville où il vous sera facile de me rejoindre, et ainsi nous pourrons vivre tranquilles dans notre amour et notre pauvreté… »

Tout s’éclairait. L’idée de vivre aux côtés de Valère en dehors du mariage ne m’était pas venue, et cette idée m’indiquait à cette heure un chemin tellement facile que je m’y engageai aussitôt. Valère et moi, moi et Valère sans autre lien que notre profond amour, pour le temps qui nous restait à vivre. La vision de haine n’avait rien à faire ici, et je compris bien que je n’avais plus à la redouter.

Une joie immense me fit courir à travers le jardin, mes mains se tendaient vers l’espace, mes doigts s’ouvraient comme les pétales d’une fleur épanouie, et mon corps me semblait plus léger qu’une feuille sèche dans le vent.

Autour de moi, tout le jardin brillait et bruissait. « Oh ! vous le saviez petites feuilles, vous le saviez grands arbres qu’un bonheur venait à moi, et vous avez raison de vous réjouir car maintenant Annette Beaubois ne troublera plus votre sommeil en rôdant la nuit à la recherche du sien propre.

« Et toi aussi, beau chat, tu savais la nouvelle, et pour me l’apporter tu as mis ton manteau couleur de neige et de soleil. »

Pendant tout le jour il y eût dans ma tête comme le bourdonnement d’un essaim qui ne sait où se poser.

Manine dont le doux regard me suivait, finit par chanter avec malice :

Magdeleine lui répond
Ah ! j’y vais donc.

Après le repas, tandis que les enfants mênent leur tapage dans la cour en attendant d’aller au lit, je ne peux résister au désir de m’éloigner de la maison. À peine engagée dans le chemin, Manine m’appelle et demande :

— Tu vas au village ?

J’indique le sens contraire :

— Non, sur la route.

Elle se moque :

— Jusqu’au bois des grands chênes ?

Je fais non de la tête, en riant comme elle.

Je n’ai aucune intention, je veux seulement être seule et marcher un peu pour apaiser cette joie qui me soulève de terre et me serre la gorge comme un mauvais mal. Je vais à grands pas.

Des bergers rentrant des champs me souhaitent le bonsoir, et leurs chiens quittent le troupeau pour venir me flairer.

Je vais, et les paroles de Manine sonnent à mes oreilles. « Jusqu’au bois des grands chênes ? » Devant moi, tout au bout de la côte, je l’aperçois ce bois des grands chênes. Il garde à son faîte les dernières lueurs du jour, mais le long ruban de route qui y mène se perd et s’efface dans le soir qui s’avance.

L’air est doux, la vigne est en fleurs, et toute la campagne sent la rose et le miel.

« Jusqu’au bois des grands chênes » me souffle la voix moqueuse de Manine. Et brusquement je décide d’aller jusque là. Comme si cette décision aplanissait toute difficulté, ma gorge se desserre et une grande sérénité m’envahit.

Près d’une maison du bord de la route, deux petites filles sagement assises chuchotent en me voyant passer et, lorsque je suis à quelque distance je les entends chanter :

    Où vas-tu belle boiteuse
        Mille enfants
        Mille enfants
    Où vas-tu belle boiteuse
        Mille enfants
           Charmants.

Et tout en continuant ma route, légère de cœur autant que de corps, je mêle ma voix à la leur pour le deuxième couplet :

    Je vais au bois céleste
        Mille enfants
        Mille enfants
    Je vais au bois céleste
        Mille enfants
          Charmants.

J’ai envie de chanter encore, de chanter à pleine voix, rien que pour moi seule, mais la nuit qui s’étend pour le repos commande le silence. Les petites filles se taisent et je fais comme elles.

Les dernières lueurs ont disparu du faîte des arbres. Une buée fine s’élève de la terre, et comme à un signal, les lumières du ciel apparaissent les unes après les autres.

Je vais toujours à grands pas. Pour ne pas troubler le silence je marche sur l’accotement et, derrière mes talons, je sens se redresser les herbes foulées comme si elles cherchaient à reconnaître celle qui passe à cette heure tardive. Des souffles doux me frôlent au visage, et des oiseaux de nuit rapides et silencieux, passent et repassent au-dessus de moi comme pour faire bonne garde à ma solitude.

Je ralentis en arrivant au grand bois. Il forme une masse épaisse, et cependant une clarté venue d’en haut se glisse entre les arbres et les montre chacun à leur place. Le bruissement des feuilles me rappelle celui du jardin : on dirait que les chênes se font part de ma venue et s’en réjouissent. Je leur parle tout bas : « Je vois bien, grands chênes, que vous savez la nouvelle ; mais ce soir je ne veux pas me promener sous vos branches ; je veux seulement me reposer auprès de vous comme auprès de vieux amis, puis je reprendrai le chemin de la maison en compagnie de la nuit qui se fait si belle et si douce pour fêter mon bonheur. »

Soudain je cesse d’avancer. Un homme de haute taille est sorti du bois et s’en vient à ma rencontre. Tout de suite, et malgré l’obscurité je reconnais Valère. Il me rejoint sans hâte, essoufflé pourtant comme s’il venait de fournir une course éperdue. Et dans le bourdonnement intense qui m’emplit les oreilles, j’entends :

— Depuis que je sais votre amour, Annette, je viens ici tous les soirs pour calmer le désordre de mon cœur.

Le désordre de mon propre cœur est tel que tout mon corps s’affaiblit et que je m’appuie à Valère comme je m’appuierais à un arbre.

Le silence s’étendit en moi comme autour de moi, puis sans force ni pensée, étroitement serrée contre Valère Chatellier, je franchis avec lui le fossé qui nous séparait du bois des grands chênes,



VIII


C’est aujourd’hui le dernier jour de septembre. C’est aussi le dernier dimanche qui doit nous réunir tous au moulin. Firmin s’en va faire son temps dans une ville de la Marne, et Valère Chatellier s’est assuré un emploi à Bordeaux où je dois le rejoindre à la fin de la semaine.

Tous trois nous sommes assis dans la maison avec la porte grande ouverte. Il fait beau comme en été. Manine berce et chante sous le gros noyer, et les enfants sont partis à la récolte des premières châtaignes.

Nous nous taisons ; tout a été dit entre nous et le moment d’agir est venu.

À nos pieds un carré de soleil fait luire les dalles fraîchement lavées. Des fourmis s’en approchent et n’y trouvant rien à glaner se hâtent d’aller plus loin. À leur tour, des mouches en quête de chaleur viennent s’y poser confiantes. Elles n’y restent pas longtemps non plus, car une énorme guêpe les pourchasse et les emporte entre ses pattes. Deux déjà ont été saisies, et lorsque la méchante revient pour la troisième fois, j’éloigne les mouches d’un léger coup de baguette. La guêpe irritée les cherche, et se lance après son ombre qu’elle prend pour une proie, et parce que son ombre lui échappe, elle tourne sur elle-même et bourdonne furieusement.

— Êtes-vous bien sûrs de ne rien regretter ? nous demande tout à coup Firmin.

Valère chasse rudement la guêpe en répondant :

— L’heure est à l’espoir et s’il y a des regrets ils viendront à leur temps.

Firmin approche son visage du mien et me regarde dans les yeux :

— Mais toi, toi, Annette Beaubois, as-tu longuement pensé à ceux que tu vas laisser derrière toi ?

Ainsi que Valère Chatellier je suis toute à l’espoir ; mon amour me paraît plus puissant que tout, et la vie s’allonge devant moi si pleine de bonheur que le plus petit regret ne peut y trouver sa place.

Firmin voit tout cela dans mes yeux lorsque je dis :

— Avec les jumeaux j’ai fini ma tâche ici.

— C’est vrai, fit-il.

Et il se détourna pour ajouter :

— Il s’agit maintenant de laisser vivre en paix Annette Beaubois.

Il nous quitta pour aller courir la campagne voulant emporter à la caserne, disait-il, un souvenir frais de tout ce qu’il aimait dans le pays.

Je restais seule avec Valère Chatellier dans le carré de soleil. Une grande douceur était sur moi malgré les paroles inquiétantes de Firmin.

À ceux que je vais laisser derrière moi je ne suis plus nécessaire. Les jumeaux ont déjà commencé le métier qu’ils ont choisi, et de plus, l’amour fraternel qui les unit les rend presque insensibles à toute autre affection.

Pourquoi regretterais-je Angèle ? Elle m’est plus étrangère que la plus étrangère. Seule l’idée de me séparer de la petite Reine m’est pénible. La douce Manine qui le sait bien s’est empressée de me rassurer : « Je ferai en sorte qu’elle t’aime quand même. »

Mme Lapierre est toute heureuse de mon départ. Bien droite sur sa chaise à haut dossier elle m’a longuement parlé de l’union des âmes, union que rien ne pouvait rompre et qui donnait le vrai bonheur.

En la quittant, comme je passais son seuil, elle lança vers moi d’une voix très haute :

— Que le destin qui vous a uni vous garde !

Reste encore oncle meunier. Jusqu’ici le courage m’a manqué pour lui dire la vérité. Un tourment secret m’avertit qu’à lui je suis encore nécessaire. Ne suis-je pas sa fille ? Sa très grande fille, comme il aime à le dire. Mais lui-même ne m’a-t-il pas conseillé le mariage avec Valère ? Il m’eût bien fallu alors me séparer de lui.

Je n’ai pas non plus à regretter les visites de mon ami le chemineau. Il a fini de chanter, le vieux poète, et jamais plus je n’entendrai sa voix faite des sons les plus purs qu’il semblait avoir recueillis à toutes Les aubes et à tous les crépuscules.

Il n’est pas mort au fond des bois selon son désir. Il est mort sur le chemin selon qu’il a toujours vécu.

Au retour d’une promenade, par une belle et chaude soirée, les enfants l’ont aperçu couché au bord d’un fossé. Tout d’abord ils le crurent endormi, puis son immobilité les effraya, et ils nous appelèrent. Il avait dû s’étendre là pour se reposer un moment et sa vie s’en était allée pendant son sommeil. Je restais auprès de lui avec Firmin et Valère tandis que les enfants portaient la nouvelle au moulin. Tous trois nous le regardions sans pouvoir en détacher nos yeux.

— Qu’il est beau ! disait Firmin.

Oui, il était beau le vieux poète, quoique étendu de travers et les membres à l’abandon ; des insectes de toutes couleurs volaient autour de son visage et sur ses cheveux en broussailles, juste au bord de son front sillonné comme une terre fraîchement labourée, un grand papillon vint se poser un instant.

La nuit nous surprit ainsi. À regarder le vieux chemineau couché parmi les herbes, je me souvenais de la nuit passée en sa compagnie contre la barrière du pré. Je me souvenais de la chaleur de ses mains sur mes pieds nus et soudain il me sembla l’entendre chanter :

Alors je m’en allais sur les routes de France
Le long des buissons noirs et des fossés boueux.

Et voici qu’à l’heure de sa mort, il était étendu le long d’un fossé où coulait une eau fraîche et limpide. À ses pieds un rayon de lune faisait briller la rosée sur les menthes sauvages, et tout au creux du buisson proche, des vers luisants luisaient comme de petites étoiles tombées dans les ronces.

Maintenant il dort dans le cimetière du village et Manine lui porte des fleurs comme à un ami.

À remuer ces souvenirs, ma tête avait fléchi. En la relevant, je rencontrai le regard inquiet de Valère :

— Eh bien ? fit-il.

Je répondis sans hésiter :

— Je les emporterai tous dans mon cœur.

Valère Chatellier se renversa en arrière et ses lèvres s’ouvrirent.

Pour ce dernier jour toute la famille voulut accompagner les deux amis à la gare. Le train parti, tandis que tante Rude et les autres disaient leurs regrets de perdre deux aimables compagnons, j’écoutai cette résonance des rails que je connaissais si bien.

Mais ce soir, au lieu d’une chaîne grinçante, cela sonnait comme une cloche d’argent. Une claire et joyeuse cloche d’argent, nulle part attachée et sonnant à sa fantaisie.

Deux jours plus tard Valère m’annonçait qu’il venait de louer pour nous une petite maison dans la banlieue de Bordeaux, et je décidai enfin de parler à oncle meunier.

Sous prétexte d’une haie à réparer je l’entraînai assez loin du moulin. Comme nous passions auprès d’un puits, un gros lézard y grimpa, fit précipitamment le tour de la margelle et s’arrêta la tête en bas comme s’il regardait attentivement au fond.

Oncle meunier s’y pencha derrière lui en disant :

— Que voit-il ce lézard au fond du puits ?

Toute à mon idée je répondis sans réfléchir :

— Il interroge le destin.

Oncle meunier se releva en riant :

— Le destin qui est là-dedans est bien noir, fit-il.

Ces mots m’impressionnèrent désagréablement et je n’osais plus parler. Cependant il le fallait ; je comprenais bien que si je ne parlais pas aujourd’hui je ne parlerais pas davantage demain, et je me sentais incapable de quitter le cher oncle en fille ingrate. Brusquement je commençais. Sans ménagement aucun, j’annonçais ma volonté de vivre avec Valère Chatellier en dehors du mariage, j’en donnais les raisons, et j’avouais l’accord fait à ce sujet entre Valère, Firmin et moi.

Oncle meunier m’écoutait en silence, je sentais son bras trembler sous le mien et j’entendais les contractions de sa gorge qui refusait de laisser passer sa salive.

Il dit enfin :

— Tu abandonnerais les jumeaux ?

J’affirmai ma décision :

Il faut que je parte oncle meunier. J’aime Valère plus que les jumeaux, plus que Firmin, plus que moi même…

Une pudeur m’empêchait de tout dire et je me tus, car il ne me venait plus que des mots inutiles. Lui aussi avait une pudeur qui l’empêchait de se renseigner plus amplement. L’air embarrassé il disait :

— Au moins, tu n’es pas ?… Dis-moi, est-ce que ?…

Je songeais que la vérité valait mieux que tout et pour lui épargner la question qu’il ne savait comment poser je répondis avec franchise :

— Oui, oncle meunier, je suis sa femme.

Ce fut comme une catastrophe qui arrivait. Oncle meunier lâcha mon bras pour me faire face :

— Sa femme ! toi ? sa femme !

Et cet homme que j’avais toujours connu si doux leva le poing. Je ne reculai pas sous la menace. Quelque chose en moi se révoltait et grondait, et je me sentis capable de lever le poing aussi.

— Oui, sa femme, ai-je commis un crime ?

Oncle meunier ne songeait pas à frapper, il abaissa son poing, s’assit rudement par terre, et la tête dans ses mains il eut un accent plein de détresse :

— Annette ! ma grande Annette ! toi que je croyais si pure et si courageuse.

Humiliée je courbais le front.

Il m’attira et m’obligea de m’asseoir à terre auprès de lui :

— Pardon Annette, pardon ma grande fille, disait-il.

Et doucement il lissa mes cheveux.

La voix plus ferme il reprit :

— Je n’ai guère le droit de t’adresser des reproches.

Et rapidement, comme s’il se débarrassait d’un fardeau pénible, il m’apprit que tante Rude et lui s’étaient unis bien avant leur mariage. Tante Rude, fille de fermiers aisés n’avait pas manqué de prétendants plus riches et aussi bien tournés qu’oncle meunier, mais c’était lui qu’elle avait choisi, lui imposant son amour un soir comme Valère Chatellier m’avait imposé le sien. Il rêvait alors d’une compagne douce et faible, et le caractère autoritaire de tante Rude, son incompréhension des êtres, l’avait tout de suite choqué comme une tare physique. Cependant, lorsqu’elle avait annoncé à tous leur prochain mariage, il ne l’avait pas désavouée comprenant qu’il n’échapperait jamais plus à cet amour que son cœur avait fini par accepter.

Lorsqu’il cessa de parler, un mélange de honte et de résignation me fit dire :

— Oh ! oncle, pourquoi sommes-nous faits ainsi ?

Il laissa passer un silence avant de répondre :

— C’est peut-être ainsi que c’est bien puisque nous ne pouvons faire autrement.

Il se leva et tout en marchant il me rendait justice.

— Crois-tu donc que je ne voyais pas la lutte que tu soutenais ? Elle vaincra, me disais-je. Et j’étais fier comme si ce fût moi le vainqueur.

Il mit sur mes tempes le tendre baiser auquel j’étais accoutumée, et il dit encore :

— À l’âge où les jeunes filles rêvent d’amour joli tu ne pensais, toi, qu’à travailler pour assurer l’existence des enfants des autres, et ainsi que tu as connu la peine des mères avant d’être femme, la passion t’a surprise avant l’amour.

Il serra plus fort mon bras sous le sien :

— Aie confiance en ton amour Annette, Valère a une âme toute pareille à la tienne.

Le jour baissait à notre retour. En sortant d’un chemin creux, le soleil rouge et terne nous apparut comme une grosse boule venue d’en haut et qui roulait lentement au revers du coteau.

Oncle meunier retrouva toute sa gaieté pour me dire :

— Tu vois, Annette, tout tombe, au ciel comme sur la terre.

À partir de ce moment les rires ne s’arrêtèrent plus entre nous. Et derrière le moulin, alors que nous étions seuls encore, il m’arrêta :

— Puisque tu pars, emporte au moins quelques conseils de ton vieil oncle.

Et, la tête inclinée drôlement, les yeux clos et deux doigts collés contre son nez, il dit en nasillant :

— Ne fais tort à personne… Plains les méchants.

Il rouvrit tout grands ses yeux moqueurs :

— Et surtout donne la main aux petits enfants.

Dans la cour du moulin tante Rude fit quelques pas à notre rencontre. Se doutait-elle de la vérité ? Elle mêla sans raison son rire au nôtre. Et cette fois je vis bien que c’était l’espèce de brasier qui couvait toujours au fond de ses yeux qui lui faisait des prunelles si magnifiques.


Le jour de mon départ un vent violent s’éleva dès le matin. Les arbres si calmes la veille se tordaient et gémissaient comme s’ils craignaient de mourir. Le gros noyer lui-même était balancé en tous sens. Ses branches, comme prises de peur, se détachaient de lui et sautaient en sifflant sur le toit de notre maison.

Reine que le vent inquiétait presque autant que mon départ, vint prendre sa pose habituelle sur mes genoux. À la tenir ainsi une voix infiniment tendre chanta tout de suite en moi :

« Reine, petite Reine, chère petite fille que j’ai vue naître, de qui j’ai entendu le premier cri de souffrance, et vu les beaux yeux s’ouvrir à la lumière du jour ; Reine, petite Reine, qui as si cruellement meurtri mon sein de fillette en y cherchant ta vie, un soir, tu es là, sur mes genoux, et tu poses sur moi ton regard plus bleu que les papillons bleus d’août. Je t’aime, petite Reine, je t’aime d’un amour profond, et cependant je vais te quitter, et qui sait si je te reverrai jamais ? »

Comme si Reine entendait parfaitement cette chanson de mon cœur, elle demanda :

— C’est pour gagner plus d’argent, que tu t’en vas d’ici ?

— Oui, petite Reine.

Les papillons bleus quittèrent mon visage pour s’envoler au dehors :

— Oh ! regarde, Annette les hirondelles s’en vont aussi.

C’était vrai, malgré le vent, les jolis oiseaux s’appelaient et se groupaient pour le départ.

Les papillons bleus rentrèrent et se posèrent de nouveau sur mon visage tandis que Reine disait :

— Les hirondelles reviendront. Et toi ?

— Moi aussi.

— Quand ?

— Je ne sais pas petite Reine…

— Ah ! tu vois !

Les beaux cils battirent et les papillons bleus laissèrent échapper deux perles brillantes que je recueillis avec mes lèvres.

— Elles sont trop belles pour les laisser perdre, dis-je en m’efforçant de sourire.

Reine rit franchement et sa gaîté refoula d’autres perles qui s’apprêtaient à suivre.

Dans le même instant la vieille horloge toussa comme pour m’avertir que le temps de partir était venu.

Je posai l’enfant à terre, et une demi-heure plus tard, Manine et oncle meunier, grimpés sur le marchepied du train, me donnaient chacun à leur tour, un solide et chaud baiser d’adieu.



IX


Dans la gare de Bordeaux où déjà des lumières brillaient de toutes parts, je cherchais des yeux Valère Chatellier parmi la foule. Je le cherchais trop loin, il était là tout près, et sa voix me fit sursauter. Je passais vivement mon bras sous le sien, et peu après tournant le dos à la ville, nous cheminions le long du fleuve qui miroitait de place en place sous l’éclairage des quais.

Cette arrivée de nuit dans ce pays inconnu me causait un réel malaise. Ce fleuve dont j’entendais le glissement sourd à mes côtés me faisait penser à une bête sournoise nous suivant dans l’ombre. Et tout de suite je dis ma préférence pour la petite rivière qui passait tranquille entre les prés du moulin.

Comme pour éloigner ce souvenir Valère Chatellier, tout en marchant, parlait d’amour et de paix. Il disait sa joie de ma venue à son premier appel, et aussi sa confiance dans notre union parfaite et libre. Ses paroles se mêlaient à la nuit qui s’épaississait, au vent qui soufflait avec force ; elles se mêlaient au clapotis du fleuve, aux cris des bateliers sur la rives, à d’autres bruits encore venant de la ville et que je ne pouvais préciser ; mais bientôt, plus fortes que tous ces bruits, plus fortes que les mots d’amour de Valère, des voix chéries crièrent vers moi. Le vent les avait prises sur ses grandes ailes en passant par le moulin et maintenant il les dispersait à ma recherche.

« Toi, Annette Beaubois, as-tu longuement songé à ceux que tu vas laisser derrière toi ? »

Dans mon cœur débordant d’amour pour un seul, il n’y avait pas de place aujourd’hui pour ceux-là. Pendant ce voyage de quelques heures seulement, et qui m’avait semblé plus long qu’une journée entière, aucun de ceux que j’avais laissés derrière moi n’étaient entrés dans ma pensée. Et voilà qu’ils se réunissaient et m’appelaient. Leur voix m’arrivait tantôt comme l’avertissement d’un danger, et tantôt comme un appel au secours. Et soudain j’eus peur. J’eus peur des voix chéries, j’eus peur de la nuit et du vent, des clapotements du fleuve et de ce pays que je ne connaissais pas et, toute frissonnante je tournai la tête pour regarder derrière moi.

Valère, avec de douces paroles m’obligeait d’avancer. Il m’entraînait, me serrant davantage contre lui. Et peu à peu, dans la chaleur de son corps si proche du mien, dans le soutien si ferme de son bras, je repris confiance et n’entendis plus que sa chanson d’amour.


Nous voici devant notre maison. La porte en est ouverte et sur le seuil une très vieille femme s’efface pour nous laisser entrer ; elle m’aide à ôter mon manteau et me conduit à la cuisine vaste et propre où la table est mise et où brûle un feu vif qui lance de joyeuses étincelles. Je m’en approche toute joyeuse aussi et la femme me dit aimablement :

— Ce n’est pas une maison riche, mais quand on n’est pas trop difficile…

Je reste les mains à la flamme et c’est Valère qui répond en riant :

— Nous serions très mal à l’aise dans une maison riche ; nous avons des habitudes de pauvreté qui nous sont chères.

Tout en disposant deux chaises devant la table, la femme s’adresse de nouveau à moi :

— Vous arrivez juste comme les hirondelles s’en vont.

Quelque chose dans ma tête s’effare. « Les hirondelles ! Ah ! oui, je les avais oubliées ; elles partaient du moulin ce tantôt, elles m’ont suivie, le vent aussi m’a suivie… » Mais la femme ajoute :

— Elles partiront demain matin à la première heure, elles savent bien que la tempête amène le froid.

Je voudrais parler à mon tour, je voudrais sourire aimablement, mais il reste dans ma tête comme un grand vol d’hirondelles, et c’est en moi-même que je dis : « C’est vrai, leur voyage n’est pas terminé, il leur faut aller plus loin, beaucoup plus loin pour trouver de la chaleur ; mais pour moi, la tempête peut amener du froid, beaucoup de froid, le feu est mon ami, il saura bien me protéger contre l’hiver qui s’annonce ».

La vieille femme comme gênée de mon silence donne encore quelques détails sur le climat d’ici, et la main sur le loquet, elle nous souhaite le bonsoir et s’en va.

Nous prolongeons notre repas. Valère dit ses espoirs d’avenir dans le travail, il est content de sa nouvelle place, et il parle ainsi de ses patrons :

— Le mari et la femme s’entendent à merveille. Tous deux sont honnêtes et commerçants comme le commerce même.

Il connaît déjà leur vie passée :

— Très jeunes encore ayant les mêmes goûts, ils ont débuté comme marchands ambulants sur les foires et marchés de campagne. Puis l’idée leur est venue de monter une boutique dans une petite ville ; la boutique a prospéré ; ils l’ont vendue pour en monter une autre ailleurs et ainsi de suite. Actifs et adroits, en une trentaine d’années ils ont réalisé une fortune. Mais s’ils ont aimé le travail ils aiment maintenant faire bonne chère, ils restent trop longtemps à table, les employés se moquent d’eux et le commerce périclite.

Et Valère tout heureux ajoute :

— Ma manière de faire leur plaît, et si je réussis à remettre d’aplomb cette maison qui tombe, mes appointements seront doublés et j’aurai des intérêts dans l’affaire.

Comme nous avons prolongé le dîner nous prolongeons la veillée. C’est vraiment aujourd’hui le jour de notre mariage. Nos deux chaises rapprochées devant la cheminée, nous regardons vivre le feu. Il semble qu’il brille ce soir pour notre plaisir et notre repos. Longtemps il déploie ses couleurs éclatantes, et las enfin de tant d’efforts, il replie une à une ses flammes, s’étend en braises magnifiques sur toute la largeur du foyer, et tout doucement, se couvre de cendre et s’endort.

C’est l’heure d’aller dormir pour nous aussi ; nous quittons nos sièges et Valère prend la lampe.


Des jours viennent, durent, s’éloignent, et notre vie ainsi que nous l’avions espéré reste faite d’amour, de bonheur et de tranquillité. De plus un miracle s’est accompli, je ne suis plus boiteuse, ou à peine ; quelques lamelles de cuir pour hausser le talon de ma chaussure, une certaine façon de marcher sur la pointe du pied, et le balancement si désagréable s’est changé en une simple raideur du corps que peu de gens remarquent.

C’est moi qui ai voulu cela, afin de passer inaperçue au bras de Valère. Il a cédé pour ne pas me contrarier, car il n’attache aucune importance à mon infirmité :

— Ce qui importe, a-t-il dit, c’est que ton cœur ne soit pas boiteux.

Dans nos promenades par la ville, il nous arrive de nous quereller tout bas. Valère, oubliant que nous ne sommes pas seuls, se penche brusquement vers moi pour un baiser ; je le repousse, lui faisant honte de cette familiarité devant les gens, et surtout devant les enfants dont les yeux étonnés nous suivent. Il rit de mes scrupules, et il me dit :

« Vois comme c’est mal fait ! Si je te battais les enfants auraient le droit de regarder. »


Nous avons un chien. « Rapide ». C’est un grand chien noir et blanc qu’une maladie mystérieuse jette parfois sur le dos, la gueule écumante. À cause de cette maladie, son ancien maître voulait le tuer. J’ai été assez adroite pour l’en empêcher et le lui enlever. Aussi, « Rapide » qui sait cela ne quitte pas notre maison et quand nous passons près de son ancienne demeure il marche collé à ma robe, la tête droite et l’échine effacée.

À la suite de ses crises, le pauvre chien reste triste tout le jour. Le plus souvent son mal est subit, mais d’autres fois, on dirait qu’il le sent venir. Il s’éloigne de nous alors, et pourtant, dans sa plainte il y a comme un appel à l’aide. La crise passée il revient vers nous en rampant, et son regard plein d’humilité implore miséricorde. Nous l’aimons comme un camarade. Il accompagne Valère à son magasin et le soir, sans jamais se tromper d’heure, il va au-devant de lui sur la route.

Depuis plus d’un an que nous sommes ici, les longues lettres de Firmin et celles plus longues encore d’oncle meunier me relient au passé et m’enlèvent toute inquiétude au sujet de ceux que j’ai laissés derrière moi. Seules les lettres de Manine m’ont fait supposer qu’un souci la tourmentait. Aujourd’hui elle avoue enfin ce qui fait sa peine. Clémence ne veut plus rester au moulin. Devenue adroite à la couture, elle veut aller à Paris où elle compte trouver une place de mannequin dans une grande maison. Ainsi elle pourra satisfaire sa passion pour les belles robes tout en gagnant honnêtement sa vie, et si sa mère refuse de l’accompagner elle partira seule. Manine s’effraye de cette volonté qui a toujours dominé la sienne. Elle prévoit qu’il lui faudra céder encore. Ce n’est pas qu’elle manque de confiance dans le savoir de Clémence ni dans son propre courage, mais elle craint l’air vicié de la grande ville pour Reine qui reste délicate. Et puis, dit-elle, la beauté de Clémence devient réellement inquiétante.

Reine qui profite toujours des lettres de sa mère pour me raconter ses petites peines et ses grandes joies, me charge cette fois, à l’occasion de Noël proche, de faire parvenir un billet ainsi adressé :

À Monsieur père Noël

rue du Petit Jésus

au Ciel.

Bien au milieu de la page de beau papier fin, elle a écrit :

« Monsieur père Noël, avant, quand j’étais pas sage c’était pour de rire, mais depuis qu’Annette est partie je suis sage pour de bon. Je vous demande Paris pour les étrennes de Clémence, et moi je voudrais une poupée boiteuse, comme Annette.

« Je vous remercie bien Monsieur père Noël.

« Reine. »


Sur du papier très ordinaire, et d’une écriture peu appliquée Reine me dit ensuite :

« Ils sont drôles ici, ils croient que ma lettre au père Noël n’arrivera pas. Clémence se moque de moi, mais maman dit qu’autrefois c’était toujours toi qui envoyais les lettres de Nicole et Nicolas parce que les enfants ne savent jamais bien l’adresse et que le père Noël ne demeure jamais au même endroit. Alors, j’ai mis une adresse comme ça, parce qu’il y a sûrement une rue du petit Jésus au ciel. Tu la changeras si tu veux l’adresse parce que moi j’en sais pas une autre.

« Ta petite Reine. »


J’ignore si Clémence aura Paris pour ses étrennes mais je sais bien que dans le soulier de ma petite Reine il y aura une belle poupée boiteuse.


Grâce à Valère, le commerce de ses patrons va maintenant à souhait. Eux-mêmes repris d’activité, parlent de vendre une fois de plus leur maison pour en monter une autre. Par exemple, dans celle-là ils installeront définitivement leur vieillesse. Ils la veulent vaste et luxueuse, comme récompense à leur vie de travail et ils hésitent entre Paris et Nice, ces deux villes de luxe.

N’ayant pas de famille, ils ont pris Valère en amitié, et s’ils ne songent pas à en faire leur associé, ils désirent en faire un chef sur lequel ils comptent se reposer en tout et pour tout.

Valère ne veut pas habiter Paris ; il y a fait son service militaire et il en garde une impression de resserrement qu’il craint d’y retrouver et qui lui rendrait le séjour pénible. Au contraire il aime Nice qu’il connaît bien et qu’il me décrit. Il y place ses patrons au bon endroit :

« Ces deux vieux vivront là comme des princes et pourront jouir de leur fortune si durement gagnée. »

Il n’oublie pas non plus pour nous la petite maison hors de la ville afin que notre amour ne soit pas troublé par le bruit des fêtes.

Au lieu de me réjouir avec lui j’appréhende ce changement.

— Il faut t’en réjouir, me dit Valère. C’est moi qui vais installer cette maison de commerce. J’y mettrai toute mon intelligence, tu verras, tu seras fière de moi. De plus, le contrat qui va me lier à mes patrons n’est pas à dédaigner, je t’assure, je pourrai t’offrir quelques bijoux et des robes qui te feront belle parmi les plus belles.

Je n’ai aucun désir de bijoux, et les robes que je porte plaisent à Valère qui me trouve déjà belle parmi les belles, assurant que mon visage est comme une fleur, et mon corps de forme parfaite.

Je m’efforce d’être joyeuse et de rire avec lui, car malgré tout ce qu’il peut me dire, mon appréhension persiste. Pourtant je reconnais que dans cette affaire Valère gagnera en quelques années de quoi s’établir pour son propre compte alors qu’il aurait pu rester toute sa vie commis chez les autres. D’où me vient donc ce tourment d’avenir ? « Rapide » seul connaît ces moments d’angoisse qui vont jusqu’aux larmes. La bonne bête se tient en face de moi, inquiet, prêt aux larmes aussi, semble-t-il. Je lui prends la tête et le regarde dans les yeux :

— Vous autres, chiens, vous savez des choses que nous ignorons. Dis-moi, toi, ce qui arrivera.

Rapide se dresse, me lèche le visage, m’échappe et saute de joie par la chambre. Et devant sa gaîté je rembarre la sotte créature que je suis :

— Allons, Annette Beaubois, tu es ridicule avec tes craintes.


C’est à Nice que sera monté le nouveau magasin de chaussures, et Valère est parti ce matin pour en choisir l’emplacement.

J’ai fait bonne figure à ce départ, mais l’heure d’après, je n’ai pu m’empêcher d’adresser une lettre qui arrivera sans doute à Nice en même temps que le voyageur. Qu’ai-je dit dans cette lettre ? Je ne le sais plus. Je crains d’avoir troublé la joie de Valère et je me repens d’avoir écrit comme d’une mauvaise action. Pour faire cesser ce tourment, je sors de la maison.

Viens ! Rapide ! allons nous promener !

Nous sommes en février, il fait froid et il n’y a personne dehors. Après avoir couru un bon moment sur la route, Rapide s’engage dans un sentier de vignes et je m’y engage à sa suite.

La dernière fois que je suis passée par ici, les vignes dénudées étalaient et emmêlaient leurs sarments et cela faisait au sol comme un rugueux tapis de cordes brunes. Aujourd’hui il n’y a pas de tapis, les vignes sont taillées et les ceps noirs et tordus sortent de la terre d’un gris sale. Une tristesse me prend à les regarder. Il me semble marcher dans l’allée d’un cimetière où les morts chercheraient à s’échapper de leur fosse. La plupart de ces ceps ont l’air de bras décharnés se dressant vers le ciel. Il y en a qui paraissent vous menacer de leur poing noueux, tandis que d’autres avancent deux doigts écartés comme pour vous faire les cornes avec malice. Certains ont réussi à sortir leur coude de terre et ce coude est si pointu qu’on devine qu’il deviendra vite crochu. Quelques-uns, comme las d’attendre, se sont repliés sur eux-mêmes, mais beaucoup ont un doigt recourbé qui vous fait signe.

Je crains que ma robe ne s’accroche à ceux-ci, et d’une caresse je retiens mon chien qui veut s’en approcher :

— N’y va pas, Rapide, ils te garderaient.

Le chemin aboutit à un petit étang que je ne reconnais pas davantage. Malgré ses bords d’un vert tendre il me fait penser à une bête aux aguets derrière les roseaux. L’eau m’inquiète, elle est noire, immobile et comme huileuse. Un globule monte lentement du fond et reste là comme un œil vitreux. D’autres suivent avec la même lenteur, et bientôt à la surface, ce n’est plus que de gros yeux sans couleur qui me regardent. Puis quelque chose bouge et glisse dans les roseaux et, comme l’instant d’avant, je retiens Rapide qui veut s’élancer :

— N’y vas pas, mon bon chien !

Et prise de peur entre cet étang et les vignes, tenant fortement mon chien au collier, je reprends aussi vite que possible le chemin de la maison.

J’ai une surprise en y arrivant. Une lettre de Valère est là. Je comprends que tout comme moi il n’a pas pu s’empêcher d’écrire aussitôt après son départ, et j’en ressens un extrême contentement. Sa lettre dit : « J’avais l’air bien tranquille en te quittant mais je ne l’étais guère. C’est la première fois que je me sépare de toi, et je ne peux pas dire l’étrange malaise que j’en garde. Mon Annette, je sens bien que si je te perdais je serais perdu aussi. Le bonheur que tu me donnes je le cache, et seuls les sages peuvent en voir l’éclat dans mes yeux.

« Je fais mon cœur large et doux, afin que tu puisses t’y reposer à l’aise. »

« Ton Valère. »

Je m’assieds et mes larmes coulent, mais Rapide sait bien que ce sont-là des larmes pour rire, il les lèche et il saute, il lèche la lettre et bondit joyeusement au dehors où il aboie le nez au vent, comme pour remercier celui qui est loin et qu’il aime de tout son cœur de chien fidèle.


La maison de commerce d’ici est vendue, et le beau magasin de Nice ouvrira ses portes dès que les menuisiers et les peintres en seront sortis. En attendant, Valère a décidé que nous passerions cette dernière quinzaine d’août au bord de la mer, sur une petite plage de la Vendée.

Firmin vient d’arriver pour profiter de nos vacances, et aussi, dit-il, pour nous confier son secret d’amour. C’est la première fois que nous le voyons vêtu en militaire. Jusqu’alors il a partagé ses permissions entre son père et sa mère.

Il n’a guère changé ; son corps est resté mince et droit et la caserne ne lui a rien pris de sa gaîté moqueuse. Il tourne sur lui-même comme une toupie bien lancée pour nous faire admirer son costume de sergent :

— Voyez comme je suis beau !

Nous rions avec lui, et comme lui, nous sommes heureux à ne pas savoir le dire de ces deux semaines à passer ensemble.

Redevenu calme, Firmin, après avoir visité la maison et tenu un discours au chien, s’est informé longuement de notre vie courante. Il a ouvert les bras pour nous dire :

— Comme votre bonheur est grand !

Et Valère, en ouvrant les bras aussi a répondu :

— C’est que nous l’avons fait à notre taille.

Il riait et se moquait en disant cela, mais ses yeux avaient un étrange éclat dans son visage blême.

Le soir, dans le jardin éclairé seulement par les lumières du ciel, Firmin, tout à coup, nous a dit avec un léger tremblement dans la voix :

— Elle est brune, et elle s’appelle Rose.

Cette jeune fille s’est fiancée à lui sans conditions, mais le grand-père qui l’a élevée est un vieux militaire qui n’accordera pas facilement sa petite fille à un jeune homme qui ne serait pas dans l’armée. Et Rose qui aime et respecte son grand-père n’ira pas contre sa volonté. Aussi elle presse Firmin de rengager afin d’aplanir entre eux tout obstacle.

Et Firmin reprend sa chanson :

— Ses cheveux sont noirs comme la nuit, et ses joues sont roses comme son nom.

À peine arrivé au régiment il l’avait remarquée se promenant au bras de son grand-père dans le square de la ville. De beaux sous-lieutenants la suivaient ou la croisaient sans qu’elle eût l’air de s’en apercevoir. Et Firmin tout étonné de sa chance, ne s’étonne pas moins de son audace :

— Croiriez-vous que moi, tout frais bleu et petit pioupiou d’un sou, j’ai attiré son attention en la regardant au point de la faire rougir ?

Valère n’approuve pas le rengagement :

— Ne te presse pas de prendre une décision ; je te garde une place dans ma maison de Nice.

Mais cela presse au contraire, car la libération de Firmin approche, et quoiqu’il n’ait aucun goût pour le métier militaire, je vois bien qu’il pense à ce rengagement comme à la seule possibilité de se rapprocher de celle qu’il aime.

Sur la plage, nous restons tranquilles et sages comme des enfants surpris d’une trop grande récompense. Tous trois nous aimons la mer et nous ne nous lassons pas de la contempler. Il y a des soirs où l’on jurerait qu’un bateau chargé d’oranges vient de faire naufrage sur la côte, tant le flot semble rouler des milliers et des milliers de ce fruit. D’autres fois ce sont des étoffes moirées aux couleurs splendides que la mer étale à perte de vue. Firmin regrette de ne pas pouvoir les saisir pour les offrir à sa fiancée, et Valère regarde avec envie les tapis de soie bleue qui remontent du fond et s’en vont en se balançant vers on ne sait quel palais de fée.

À la fin de la première semaine nous décidons de longer la côte. Arrivés à un petit port d’embarquement, nous nous approchons d’un bateau de touristes en partance. Sur le pont, des marins s’activent, prêts à démarrer.

— Deux heures de traversée, et je vous ramène demain, nous dit en riant le capitaine.

Un gros passager qui rit aussi, nous invite :

— Venez donc, la mer est douce.

Valère les yeux brillants de désir, se tourne vers nous :

— On embarque ?

Et Firmin et moi de répondre ensemble :

— On embarque.

Nous passons et voilà le bateau parti. Nous ne demandons pas même où il nous mène. « Deux heures de traversée et je vous ramène demain. » Et, tout confiants nous gagnons l’arrière du bateau.

La mer n’est pas si douce que l’a dit le gros touriste, et son balancement indispose un peu Firmin. Mais Valère n’est nullement indisposé, il semble un autre homme sur ce bateau. Son teint s’est coloré, ses traits toujours un peu resserrés se sont ouverts. Il va et vient, d’aplomb sur le pont comme si il y avait toujours marché, et les mouvements de la houle le transportent de joie. Il joue avec les enfants ; il se porte au secours des gens qui perdent l’équilibre. Il est fort, il est brave et s’il lui arrive de recevoir un paquet d’eau qui l’inonde, il rit à la mer comme à un partenaire malin.

Firmin, le regard fixé au large me dit tout à coup :

— Pour mon amour, je braverai tout.

Il rapproche sa tête de la mienne et comme s’il parlait d’une fatalité sur notre famille il baisse le ton :

— Vois-tu, nous autres, les Beaubois, l’amour nous est nécessaire autant que l’air et la lumière. Je sens que j’aime cette jeune fille pour la vie, comme toi tu aimes Valère, comme notre mère aimait notre père, comme oncle meunier aime tante Rude, et même comme Angèle aime son mari, car tu peux être sûre que pour lui, elle eût abandonné la prière et l’église.

Tout en écoutant Firmin, je continue à regarder Valère. Son exubérance m’étonne et m’effraie ; je me demande s’il n’est pas fait pour autre chose que le magasin de chaussures, et la crainte me vient qu’il n’aime le danger. Mais ma pensée ne s’y arrête pas. Firmin a raison et je sens bien que quoi que fasse Valère, où qu’il aille, s’il le veut, je serai toujours à ses côtés.



X


Nous habitons à trois kilomètres de Nice une longue et vieille maison qui regarde la mer et que nous partageons avec deux autres ménages, un jeune et un vieux.

Ma voisine jeune est vive, petite et très coquette. Elle est courageuse aussi ; levée en même temps que son mari elle chante en faisant sa toilette, puis, reluisante et pomponnée comme pour une fête, elle file aux provisions, revient avec la même hâte et s’installe devant une table où elle découpe des morceaux de soie qui lui servent à confectionner des fleurs. Son mari, presque aussi jeune qu’elle, est vendeur dans une parfumerie de Nice. Il sympathise avec Valère, et tous deux se rendent ensemble à leur travail.

Le vieux ménage occupe le logement le plus éloigné de nous ; le mari est cordonnier et la femme piqueuse de bottines ; tous deux travaillent pour le magasin de Valère, et c’est sur leur indication que nous sommes venus habiter ici, en attendant de trouver une petite maison où nous pourrons demeurer seuls.

Avec notre logement de plain-pied nous possédons, attenant au grenier et bizarrement construit une sorte de réduit que nous appelons la Tour. Ce réduit, nous l’avons aménagé avec l’espoir que Firmin viendrait y passer de temps en temps une de ses permissions.

Car Firmin s’est rengagé pour trois ans malgré son peu de goût pour le métier militaire, et déjà il est reçu dans la maison du vieux soldat comme fiancé de la jolie Rose.

Nos parents se sont montrés très satisfaits de ce rengagement, et le comptable m’a écrit au bas d’une lettre de ma mère. « Ainsi votre frère aura sa vie orientée, et il ne risquera pas d’être à charge aux autres ».

Je monte souvent dans la Tour, d’où l’on a vue autant sur la route que sur la mer. J’en ai orné les murs des photographies de toute la famille, et celle de Firmin qui semble me sourire me fait croire parfois que mon frère est là en réalité.

Auprès de mes courageuses voisines, j’ai tout de suite pris honte de mon oisiveté, et à leur grand contentement, j’ai entrepris la culture de leur part de jardin en même temps que la mienne. Dans ce grand jardin, planté d’oliviers, de citronniers et d’orangers, on ne sait pas bien où commencent et finissent les parts, personne du reste ne s’en soucie. Il s’agit seulement de ne pas toucher aux arbres dont la récolte n’est pas notre bien, tous les fruits appartenant à notre logeuse, la Crapaude, ainsi que l’a dénommée ma jeune voisine. Cette logeuse est une petite vieille qu’on rencontre souvent accroupie auprès d’un tas de pierres, et comme ses vêtements sont couleur de terre, il arrive que l’on passe près d’elle sans se douter de sa présence. Elle habite une sorte de remise accotée à un vieux puits, quoiqu’il y ait encore assez de place pour elle dans la maison. Sa remise est entourée d’une haie d’épines sèches, et personne de nous n’a droit à l’eau de son puits.

Je me plais ici, pas autant qu’à Bordeaux cependant ; peut-être parce qu’il me manque Rapide ; le bon chien est mort dans une crise peu de jours avant notre arrivée ici.

Ce soir Valère n’est pas rentré en même temps que le voisin. Je l’attends, assise sur le rebord de la fenêtre. À peu de distance de moi il y a un amandier en fleurs ; pendant le jour il a l’air d’un bouquet blanc que la terre offre au soleil, mais maintenant, sous la douce lumière de la lune, on croirait qu’il s’est enveloppé d’un voile pour dormir.

Il doit être tard, car tous les bruits d’alentour ont cessé depuis longtemps. Il n’y a que la Crapaude qui remue je ne sais quelles pierres dans sa cabane et les grenouilles du bassin qui mènent leur chant continu et sonore. Au loin, tout éclairage est mort ; il ne reste, au bas du jardin, que trois lumières espacées qui font comme trois veilleuses à travers les arbres.

Comme il tarde, ce soir, Valère ! Ses patrons l’auront encore retenu à dîner. Je n’aime pas le savoir si tard en ville ; il rapporte de ces soirées une gaîté qui ne me paraît pas toujours de bon aloi. Pourtant sa tendresse n’en est pas diminuée ces jours-là ; il semble au contraire avoir une plus grande joie à me retrouver ; ses bras me retiennent plus longtemps contre lui, et son baiser a plus de violence encore.

Deux coups viennent de sonner à la pendule. Est-ce une demie ou est-ce deux heures ? Je n’ose me lever pour aller m’en assurer. La nuit est douce et je ne sais depuis combien de temps je suis assise à regarder la mer.

Il y a très peu d’étoiles dans le ciel, mais la lune, haute et ronde, est éclatante comme un soleil levant. Elle se reflète dans l’eau où elle forme de larges cercles brillants, et où elle trace un chemin clair comme pour permettre aux habitants du fond de se diriger vers la terre. Parfois elle disparaît derrière un nuage sans que la mer cesse d’être éclairée ; je crois voir alors, montant du fond des flots, une dame en robe sombre tenant une lampe à la main, mais avant que la dame n’ait atteint la surface, le nuage s’éloigne et la lune reparaît.

Un bruit venant de la route attire soudain mon attention. C’est la bicyclette de Valère ; j’en reconnais le son. Encore une minute et le voici. Il s’excuse de rentrer si tard et me gronde d’être restée à l’attendre. Il est plus nerveux que d’habitude encore ; au lieu de penser au repos, il parle ; il parle de son magasin dont la clientèle augmente de jour en jour. Quel dommage qu’il n’ait pas d’argent ! cette maison de commerce qui est son œuvre et dont il a le droit d’être fier, ses patrons ne demandent qu’à la lui céder. S’il avait de l’argent, il l’achèterait tout de suite, avec toutes les charges qu’elle comporte, car dans quelques années tous les frais en seront couverts et les bénéfices deviendront fameux. Justement, aujourd’hui ses patrons lui ont fait des offres sérieuses. Ces deux vieux perdent de plus en plus le goût du travail, ils ont trouvé à Nice, ce qu’ils appellent un repos bruyant et qu’ils aiment, et ils voudraient pouvoir en profiter sans souci d’aucune sorte.

Je laisse parler Valère, sachant qu’il a besoin de dépenser cette force nerveuse que les mets choisis viennent d’augmenter et que j’ai remarquée pour la première fois sur le bateau du port vendéen. Je sais que demain il redeviendra le Valère aux yeux réfléchis, aux gestes bien mesurés, et qu’il sera le premier à rire de ses regrets de pauvreté. Et puis, demain, c’est dimanche, et les dimanches jusqu’ici ont toujours été les jours de fête de notre amour.

Quatre heures sonnent. Et doucement, tendrement, j’emmène Valère vers le repos.


Notre dimanche s’est levé magnifique. Le ciel est bleu, la mer est bleue et mes pensées sont bleues. Il fait si beau que je dresse la table dans l’encadrement de la fenêtre ouverte. L’amandier fleuri sera notre bouquet, l’ombre de midi qu’il projette est bleue aussi, et sur cette ombre, les pétales blancs qu’il sème lui font au pied comme un joli tapis à fleurettes.

Les pensées de Valère ne sont pas bleues comme les miennes ; il reste sans faim devant son œuf à la coque, et il dit :

— Hier nous avons mangé du chevreuil et des perdreaux faisandés.

Je fais la grimace :

— Pouah ! ces œufs frais sont bien plus appétissants.

Il essaye de sourire et reprend :

— Nous avons bu des vins si vieux qu’il fallait les tenir longtemps sur la langue pour en connaître le goût. Il repousse le vin que je lui verse et réclame de l’eau.

Il y goûte à peine et l’éloigne en disant :

— Quand on a goûté aux liqueurs fortes, l’eau la plus pure vous semble méprisable.

Il bâille, se recule de la table et continue la conversation de la veille :

— Si le magasin était à moi, tu y trônerais comme une reine, et de jolies vendeuses mettraient des coussins sous tes pieds.

Je ris :

— Et ainsi, je serais comme une bête de luxe qu’on met à l’engrais dans le plus beau pâturage.

Il rit avec moi, sa main cherche la mienne et sa voix devient basse :

— Pardonne Annette, mais vois-tu après ces agapes, j’ai un tel désir de richesse que je prends peur de moi-même.

Je retiens sa main :

— Ne reste pas auprès de tes patrons, rentre au logis ton travail fini, c’est moi qui suis ton amie et cela jusqu’à la fin, quelque mal qu’il t’arrive en route.

— Je le sais, dit-il.

Et ses yeux pâles reprennent de la vivacité.

Sous l’amandier fleuri un mendiant s’arrête et regarde notre table. Je lui tends un verre de vin et un morceau de pain. Il boit le vin d’un trait et met le pain dans sa poche, puis le regard mauvais, il grommelle en s’en allant :

— Pourquoi qu’ils ont tout ceux-là, et moi rien ?

Valère éclate de rire :

— Il nous croit riche, le bonhomme.

Je ne ris pas comme lui ; inquiète soudain je réponds gravement :

— Il a raison, nous le sommes.

À l’heure de la promenade, pour être semblable au ciel et à la mer, je mets la robe bleue que Valère a choisie pour moi, parce qu’elle est de la même couleur que mes yeux et qu’elle fait valoir mes cheveux blonds.

Il le remarque, et tout son visage s’illumine ; il tourne autour de moi, efface un bouffant, redresse un pli. Et, toute sa tendresse revenue, il m’entoure de ses bras et dit avec ferveur :

— Je voudrais vivre seul avec toi dans une forêt perdue.

Dans le logement d’à côté ma jeune voisine chantonne en se faisant belle. Et, comme son mari la presse pour la promenade, elle lance à pleine voix :

Il faut tâcher de plaire à tous,
Pour que ton mari soit jaloux.
Et pour bien conserver tes droits,
Le faire enrager quelquefois.

Valère qui ne connaissait pas la chanson s’étonne et rit aux éclats ; il en oublie ses désirs de richesse, et, à son tour il me presse de partir ; il a hâte d’être dans l’air bleu, et je vois qu’il a mis une cravate bleue.

Nous sortons de la maison et gagnons presque en courant le petit chemin qui borde la mer. Devant nous tout est bleu, immuablement bleu.


À travers les rideaux de la fenêtre je vois s’avancer vers ma porte un couple que je reconnais pour les patrons de Valère. Je n’ai pas grand mérite à les reconnaître sans jamais les avoir vus auparavant ; Valère me les a si souvent dépeints. Je leur trouve en effet l’air de braves gens, sans finesse comme sans méchanceté, mais tout de même un peu vulgaires. Et je pense :

« Valère, avec sa belle intelligence, ne sera jamais la dupe de ces deux-là malgré leurs bons dîners. »

Par pure malice, je les laisse frapper deux fois avant d’ouvrir. L’homme demande :

— C’est vous mademoiselle Annette ?

— Annette Beaubois, oui, monsieur.

Il fait un pas en avant :

— Nous venons vous parler.

Je barre le seuil et demande à mon tour :

— Voulez-vous me dire votre nom s’il vous plaît ?

Il fait encore un pas en avant comme pour entrer malgré moi et il reprend avec assurance :

— Nous sommes les patrons de M. Chatellier, et c’est de lui que nous venons vous parler.

Je m’efface et le couple entre sans cesser de se tenir par le bras. Je leur avance des chaises et je reste debout un peu inquiète. L’homme dit tout de suite :

— M. Chatellier est un garçon capable et nous avons décidé de l’associer à nos affaires, mais pour cela il lui faut pas mal d’argent, et il n’en a pas du tout. Alors, comme nous avons sous la main une femme riche qui l’épousera sûrement, il faut que vous partiez d’ici le plus vite possible.

L’homme s’arrête et c’est la femme qui ajoute :

— Vous serez vite placée ailleurs, et nous vous donnerons une petite somme pour vivre en attendant.

Je ne ressens aucune émotion de ces paroles outrageantes ; on dirait qu’elles ne s’adressent pas à moi et c’est avec calme que je demande :

— Est-ce M. Chatellier qui vous envoie me faire cette offre ?

— Non, dit l’homme, il n’en sait rien, nous voulions arranger d’abord l’affaire avec vous.

Je me dirige vers la porte, et, tout en l’ouvrant, je dis avec le même calme :

— C’est très bien, mais je préfère arranger d’abord l’affaire avec M. Chatellier. C’est lui qui vous portera la réponse.

L’homme et la femme se lèvent et s’en vont contents comme s’ils venaient de réussir une magnifique affaire. Je les regarde s’éloigner se tenant par le bras et je pense encore :

« Dieu merci ! Valère vaut mieux que cela. »

Et sans perdre ma confiance un seul instant je laisse passer les heures qui emmènent lentement le jour.

Au premier mot de cette histoire, Valère fronce les sourcils ; puis, comme chaque fois qu’une chose le stupéfie, il part d’un grand rire ; la tête renversée, ses lèvres saines largement ouvertes sur ses dents blanches il n’en finit pas de rire. Calmé enfin il dit en balançant sa chaise :

— La femme riche qu’ils ont sous la main, ma grande Annette, je la connais, va : c’est Bambou.

— Bambou ?

— Oui, Bambou ; c’est une jeune et joyeuse créature qui aime à faire endêver les hommes ; mais la masse de billets bleus qu’elle pourrait avancer pour l’achat du magasin paraît certainement une bonne affaire à mes patrons.

Il rit encore et reprend :

— Ces braves gens sont incapables de juger Bambou ; ils la croient simplement une écervelée que je mettrais à la raison en même temps qu’à la caisse du magasin ; mais je t’assure que cette folle n’a aucune envie de lier son sort au mien, et, pour une fois, mes patrons se sont engagés là dans une mauvaise affaire.

Maintenant que c’est Valère qui parle de cela j’en ressens de la tristesse et je questionne :

— Cette Bambou, elle faisait partie du dîner de samedi dernier ?

— Oui, elle en faisait partie, comme elle fait partie de tous les dîners, de tous les soupers et de toutes les fêtes.

Il rit, il rit, comme amusé d’une bonne farce.

Je voudrais rire avec lui, mais une lourdeur abaisse mes paupières et une griffe m’entre dans la gorge ; cependant je réussis à dire :

— Elle est peut-être lasse de tant de fêtes, et elle voudrait peut-être mener une vie plus calme auprès d’un seul.

Valère arrête le balancement de sa chaise :

— Oh ! ma grande Annette ! ma très pure Annette ! tu ne peux pas savoir ce qu’est Bambou. Bambou, c’est la joie et le tourment des hommes, et celui-là serait bien coupable qui prendrait pour lui seul toute cette joie et tout ce tourment.

Il recommence à se balancer :

— Sais-tu ce qu’elle a imaginé ? Elle fait croire à ceux qui l’aiment qu’elle va être mère ; les uns pleurent de contentement et veulent l’épouser, et c’est alors qu’elle s’en sépare. Quant à ceux qui ne demandent qu’à rompre, elle les poursuit et les menace, et cela l’amuse follement.

Et comme si cela amusait de même follement Valère, il rit longuement.

Puis, il revient à la démarche de ses patrons :

— Ils sont bêtes ! Ils ne savent pas qu’Annette Beaubois est justement pour moi la riche affaire.

Il m’attire tendrement à lui en ajoutant :

— Celle-là sur qui je peux appuyer ma pensée pour la rendre plus claire, et ma joie pour la rendre plus vive.

Je voudrais rendre à Valère sa douce caresse, je voudrais l’assurer de ma foi en l’avenir, mais en cet instant je revois l’étang aux yeux immobiles et vitreux. Je revois les coulées luisantes où quelque chose d’invisible bouge entre les roseaux. Un frisson de peur et de dégoût me fait m’appuyer davantage contre Valère, mais au lieu des mots de douceur qu’il attend, je répète tout haut, comme en rêve, les mots d’adieu de Mme Lapierre. « Que le destin qui nous a unis nous garde. »



XI


Notre dimanche bleu a été notre dernier jour de fête. Chaque samedi maintenant ramène Valère ivre et les dimanches se passent pour lui à dormir jusqu’au soir, et pour moi à m’ennuyer au logis.

J’ai toujours eu une grande répugnance pour les hommes ivres. Lorsque j’étais enfant, ils m’apparaissaient comme des bêtes malpropres et malfaisantes, je les fuyais avec une terreur qui faisait rire autour de moi. Valère qui sait cela, s’applique à dissimuler son ivresse, il m’affirme que son état est causé par la fatigue d’une comptabilité difficile qui le retient tard au magasin chaque fin de semaine.

Je ne le contredis pas, j’évite seulement de le regarder.

Aujourd’hui, c’est encore dimanche, et ce matin, au petit jour, Valère est rentré tellement ivre qu’il a manqué la porte et trébuché sur le seuil. Cependant il s’est redressé avant que ses genoux n’eussent touché terre et il a refusé la main que je lui tendais. Et, le corps droit, le regard fixe et les bras en balancier il s’est dirigé vers la chambre à coucher et s’est jeté tout habillé sur le lit.

Se réveillera-t-il pour le repas du soir ?

Je ne lui ferai pas plus de reproches que les autres fois. À quoi bon ! l’ivresse, chez lui n’est pas un vice, c’est, un accident du samedi ; puisqu’il ne l’avoue pas, c’est qu’il en a honte. Je me rassure en me disant que cela passera, comme passe un mal léger qui ne laisse pas de trace. Valère, en ce moment, subit une sorte de transformation que j’attribue à la plénitude de sa force qu’il acquiert avec ses trente ans. Si ce n’est pas cela, qu’est-ce donc alors qui épaissit et fait si rouges ses oreilles autrefois minces et transparentes. Ses longues mains se transforment pareillement et les paumes en deviennent charnues et colorées. N’est-ce pas aussi l’assurance de son adresse commerciale qui enlève toute timidité de son visage et fait de ses yeux pâles ces deux lumières brillantes et presque vertes qui s’appuyent si fortement sur les gens qu’il regarde. Tout augmente en Valère Chatellier, sa voix basse devient éclatante, et son pas sonne dans la maison comme celui d’un maître. Va-t-il perdre ce je ne sais quoi qui affinait toute sa personne ? et son esprit va-t-il s’alourdir en même temps que son corps ?


Contre mon espoir, Valère ne s’est pas éveillé pour le repas du soir. Je lui ai parlé sans obtenir de réponse, et comme je lui passais un linge mouillé sur le visage il m’a éloignée d’une main brutale, et il a grogné :

« Laisse-moi tranquille, je veux dormir. »

J’ai refermé la porte de la chambre et suis montée dans la tour, en disant :

« Dors, Valère, dors aussi longtemps que cela te sera nécessaire, tu peux même prendre ma part de sommeil, car je sens bien que je n’en aurai pas besoin cette nuit. Je n’ai pas besoin de nourriture non plus, et, quoique je n’aie pris aucun aliment de toute cette journée, mon estomac est plus lourd que s’il était chargé de pierres.

Pour me sentir moins seule j’ouvre la petite fenêtre carrée, et je m’y accoude. C’est ici que je passe mes veillées du samedi ; je reste là des heures à souhaiter le retour de Valère, et à guetter sa silhouette vacillante sur le court chemin qui nous sépare de la station des tramways. Aujourd’hui, je n’ai personne à guetter sur le chemin, et dans le jour finissant, je regarde ce coin de jardin enserré entre la cabane de la Crapaude et un mur qui borde la route. Dans cet enclos, à part un citronnier complètement couché, et malgré cela chargé de fruits, il n’y a que des pierres ; des pierres de toutes formes et de toutes tailles, entassées ou séparées mais auprès desquelles nulle herbe ne pousse. Juste au-dessous de moi trois pierres hautes et de formes inquiétantes sont groupées ; larges et solides à la base, elles s’amenuisent et s’effilent jusqu’à devenir pointues comme des fuseaux. D’où viennent ces pierres trouées d’usure et rongées de rouille ? et qui les a groupées ainsi ?

Soudain je cesse de me pencher car l’idée me vient que si je tombais sur elles, je ne reverrais plus la lumière du soleil.

À cette heure, le ciel est tout voilé de brume, et la mer bruissante se cache sous une immense couverture grise. Au loin, une longue bande de terre s’avance dans l’eau. Sur cette avancée, un palais vient de s’éclairer et brille comme une ville entière. Existait-il ce palais avant son éclairage ? Je ne me souviens pas l’avoir vu. C’est peut-être la demeure de la dame en robe sombre qui se promène sous les flots par les soirs de lune ? Justement la lune qui a déjà gravi l’autre versant de la montagne, s’avance, voilée de brume aussi, et la mer pour la regarder venir, soulève par en droit sa couverture grise.

Cette veillée d’avril est chaude comme une veillée d’été au moulin. Et voici que ma pensée s’en va vers ceux que j’ai laissés derrière moi. C’est la mer que je regarde, mais c’est le moulin que je vois ; je le vois distinctement, avec sa rivière aux rangées de saules se penchant tout tordus sur la rive ; je vois ses prés, ses haies et son jardin potager ; je vois même ses grands arbres avec ses personnages mystérieux juchés au faîte et se balançant mollement dans le vent frais. Je vois encore la maison et son large foyer, la cour tout encombrée de paille et de fumier où les enfants menaient un bruit assourdissant, et où les soirées du dimanche étaient si joyeuses et si douces. Je voudrais avoir le regret de ce temps-là, mais le regret ne vient pas à mon appel ; il sait bien que la tristesse qui me vient de Valère m’est plus précieuse que la gaîté du temps passé. J’éloigne ces souvenirs qui sont pour moi comme des choses mortes, et du fond du cœur je dis aux chers délaissés :

— Jumeaux charmants, douce Manine, jolie petite Reine, et vous oncle meunier dont la tendresse intelligente m’a aidé à vaincre la misère, jamais, de vous tous ne m’est venue la moindre peine, et, cependant, ce soir je vous renie pour celui qui vient de me repousser durement et qui peut rester, sans pensée, ni rêve, étendu tout un jour comme une bête trop gavée.

Les heures passent, une cloche les compte à petits sons grêles et d’autres cloches les répètent. Aux douze coups de minuit, là-bas, sur la longue bande de terre, le palais s’éteint d’un seul coup, comme il s’est allumé, et plus rien n’est visible à sa place.

En bas, sous la fenêtre, un trottinement attire mon attention. On dirait le pas d’un petit animal craintif. C’est la Crapaude qui rôde autour de son enclos ; elle soulève des pierres et les replace sans bruit, et chaque fois elle a l’air d’éteindre une lampe. C’est peut-être elle qui vient de souffler sur le palais brillant. Elle disparait elle-même sans que je l’aie vue rentrer dans sa cabane.

Tout semble dormir maintenant autour de moi. Du grand jardin monte un bruit semblable à une forte respiration. Je cherche d’où cela peut venir, et je vois que la lune a couché à terre l’ombre des orangers, des citronniers et des oliviers. C’est sans doute ainsi que les arbres se reposent, et c’est eux que j’entends respirer. J’écoute ce souffle court qui revient à intervalles réguliers…

— Oui, c’est le jardin qui dort, il dort profondément, la lune s’attarde au-dessus pour le contempler et la mer se tait pour ne pas le réveiller.

Le jour parait enfin, ramenant avec lui ma part de sommeil, mais ce sommeil vient trop tard, je lutte et je me défends contre lui, et pour l’empêcher de peser trop lourdement sur mes yeux, je descends de la tour et m’en vais à la cuisine préparer le petit déjeuner.

Peu après, comme à un appel mystérieux de l’heure du travail, Valère se lève et je l’entends faire sa toilette. Tout habillé et prêt pour le départ, il entre à son tour dans la cuisine. Le dos tourné, je feins d’ignorer sa présence ; pourtant je voudrais rompre ce silence qui met un malaise entre nous ; je cherche des mots qui n’aient pas l’air d’être des reproches ; je trouve enfin, et, me tournant vers lui, je dis sur le ton habituel :

— Ce long sommeil a dû te reposer des fatigues de la semaine ?

Il ne répond pas à cela et demande :

— Quel jour sommes-nous ?

La question me fait rire :

— Lundi.

Il baisse la tête comme pour réfléchir et ses oreilles aux ourlets gonflés deviennent encore plus rouges.

Il reprend au bout d’un moment :

— J’ai dormi comme une brute, et tu as dû t’ennuyer ?

— Non, je me suis occupée.

Il se met à table et mange de bon appétit ; ensuite il tire sa montre, et, tout en la mettant à l’heure, il dit encore :

— C’est que j’étais réellement las ; tu t’en es bien rendu compte, n’est-ce pas ?

Je fais oui, de la tête seulement, car il y a dans sa voix une moquerie qui me blesse. Me croit-il vraiment si sotte ?

Au moment du départ il vient à moi pour m’embrasser comme à l’ordinaire. La moquerie de sa voix a passé dans ses yeux qui sourient malicieusement de ma confiance. J’évite son baiser, et je ne sais ce qui me pousse à lui dire :

— Tu sais si je t’aime, Valère, mais j’ai un tel dégoût des ivrognes que je me sens capable de me séparer de toi sans regret, si tu dois le devenir.

Les yeux de Valère changent d’expression, les couleurs de son visage disparaissent, et sa voix si moqueuse l’instant d’avant, se fait singulièrement sourde pour me dire :

— Prends garde, Annette ! ne dis pas de ces mots qui vous blessent comme des pierres et qu’on ne peut plus oublier.

Son émotion est si forte que la sueur lui perle au front.

J’ai regret de ma méchanceté, et, ne trouvant rien à dire, je pose mes deux mains sur ses épaules. Aussitôt nos regards se croisent et se fouillent. Il semble que nos âmes soient là, face à face, tremblantes de doute et de crainte. Cela dure, dure, puis un souffle rude s’échappe de nos poitrines et, soudain, lancés l’un vers l’autre avec la même violence, nous restons unis comme deux êtres qui n’auraient qu’une seule bouche pour respirer.


Dans notre part de jardin, en plus des orangers et des citronniers, il y a un énorme cactus et un très gros et très vieil olivier.

Le cactus a poussé à l’écart, dans un endroit où nulle ombre ne peut l’atteindre, et son pied est entouré de grosses pierres, comme pour empêcher de venir jusqu’à lui l’herbe et les fleurs qui poussent tout alentour. Cette plante faite de larges mains pleines de piquants me fait un peu peur. Charnue et vigoureuse elle me fait penser à une bête étrange que quelqu’un nourrirait en cachette avec de la viande fraîche.

Je me moque de moi-même quand cette idée ne vient, car l’herbe haute n’est foulée de nulle part dans le voisinage, et jamais encore je n’ai aperçu la Crapaude de ce côté. Il y a quelques jours, comme le cactus paraissait avoir soif sous le soleil, je m’en suis approchée malgré ma répugnance afin de verser un peu d’eau à son pied. Mais, à la première pierre que je voulus déplacer, une vipère s’est dressée. Elle n’a pas cherché à me mordre, elle s’est seulement enroulée rapidement sur la pierre que je venais de toucher, et, la tête haute, elle m’a regardée avec des yeux si haineux, que j’en ai ressenti un frémissement par tout le corps. J’ai remporté mon arrosoir, marchant de biais, afin de ne pas perdre de vue la vipère et son cactus aux mains méchantes.

Ma jeune voisine n’a pas cru à la vipère. « Tout au plus, une couleuvre » m’a-t-elle dit en riant ; mais elle craint les pierres du cactus car elle sait que le mari de la Crapaude y a trouvé la mort, un jour que, pris de vin, il s’y était endormi en plein midi.

« Par les jours d’été, m’a-t-elle dit, ces pierres sont plus chaudes que si elles sortaient de l’enfer. »

Le vieil olivier étend ses fortes branches sur une pelouse épaisse et verte ; il a un tronc rugueux et plus déchiré que l’habit d’un mendiant. On ne sait pas comment il tient à la terre car ses racines bossues et tordues paraissent être toutes dehors.

Ces racines, presque aussi grosses que des arbres ordinaires, forment entre elles des cavernes profondes où logent des rats, des loirs et beaucoup de bêtes rampantes.

Lorsque je suis lasse de sarcler et d’arroser, je viens me reposer auprès du vieil arbre comme auprès d’un ami paisible et sage ; son ombre fraîche efface le feu de mes joues et le bruissement continu de son feuillage est comme une musique très douce qui détend mes membres et apaise les durs battements de mon cœur.

Mon immobilité engage les habitants de l’olivier à sortir de leurs cavernes. Certains, en m’apercevant, bondissent et disparaissent au loin, mais j’y ai des amis. C’est d’abord une fine couleuvre qui s’avance avec une extrême lenteur en agitant sa langue fourchue comme pour me montrer qu’elle possède une arme. C’est ensuite un beau lézard mordoré dont la gorge palpite de crainte et qui a l’air d’implorer la permission de s’étendre au soleil ; et enfin, une petite salamandre, à peine longue d’un doigt, et qui avance prudemment à la façon des chats. Ces petites bêtes choisissent un endroit où le soleil passe à travers les branches, et d’où il leur sera facile de rentrer chez elles en cas de danger. Le danger pour l’instant, c’est moi, et au moindre de mes mouvements les trois frémissent et s’apprêtent à fuir. Je leur parle alors sans remuer, et leur confiance renaît.

Il m’arrive de rester là bien après le coucher du soleil, car maintenant, c’est chaque soir que Valère rentre passé minuit, pas toujours ivre, mais toujours silencieux comme un homme accablé de soucis. Plusieurs fois j’ai surpris son regard fixé sur moi avec intensité. On dirait qu’il a quelque chose à me demander et qu’il ne sait comment s’y prendre. S’aperçoit-il que je suis pâlie et déprimée ? A-t-il remarqué ces malaises subits qui me font rejeter la nourriture que j’ai cependant prise de bon appétit ? Ces malaises, je les accepte sans me plaindre car ils me donnent l’espoir d’une grossesse, mais je n’ose en parler à Valère ; si j’allais me tromper ! Un médecin que j’ai consulté à ce sujet n’a rien pu m’affirmer, et il m’a conseillé d’attendre. Ce médecin déjà vieux m’a dit :

« Si c’est une grossesse, le petit vous le fera savoir de lui-même, et vous ne vous y tromperez pas lorsqu’il fera toc toc à la cloison. »


Ce matin, samedi, Valère est venu à moi :

— Écoute, Annette, demain et lundi, c’est la Pentecôte, le magasin sera fermé, et si tu le veux ces deux jours-là seront pour nous, deux jours de grande fête.

Comment ne le voudrais-je pas ? Je dis toute ma joie, et Valère qui paraît débarrassé brusquement de tout souci, me serre dans ses bras en recommandant :

— Prépare-nous un fin dîner. Ce soir, je serai ici de bonne heure.

Il rit, m’embrasse encore et part en courant.

La fête est déjà commencée pour moi. Aujourd’hui je n’irai pas m’étendre sous l’olivier ; je veux que la maison soit plus reluisante encore. Bien à l’aise sous mon grand tablier, je commence à frotter et à nettoyer même ce qui n’en a pas besoin. La tour n’en sera pas exempte quoique je sache qu’il n’y viendra personne. Il faut que tout soit clair et brille devant mes yeux, comme tout est clair et brille au-dedans de moi-même. La joie a ouvert dans mon cerveau, comme une grande fenêtre par où est entré un rayon mystérieux qui demeure, et m’éclaire sur mon état de grossesse. Oui, je le sais, j’en suis sûre maintenant, je porte en moi un enfant. Qu’importe qu’il n’ait pas encore fait toc toc à la cloison, je le vois aussi sûrement que s’il était déjà né, et d’en apprendre la nouvelle à Valère sera pour moi le plus bel instant de ces deux jours de fête.


J’ai préparé le fin dîner ; la table est mise à sa place habituelle, devant l’amandier dont les fleurs se sont changés en fruits d’un vert doux. Nous pourrons dîner dans la lumière du couchant, cette lumière de couleur si tendre ici qu’on croit voir le bleu de la mer flotter dans l’air en voiles légers.

La gaîté de mes jeunes voisins accompagne ma gaîté. Ils sont à table, fenêtre et porte ouvertes et j’entends ce qu’ils disent. Tout comme nous, ils se proposent de passer agréablement la Pentecôte ; le mari parle de faire un petit voyage et la jeune femme rit et bat des mains…

Le jour baisse, la lumière du couchant n’éclaire plus la table. Tant pis ! Quoiqu’il ne fasse pas nuit encore, j’allume la lampe afin que la table reste brillante pour l’arrivée de Valère.

Un pas pressé s’approche. Au lieu de Valère c’est un télégraphiste qui s’arrête au seuil. Ma pensée m’échappe et s’en va vers le moulin, vers Firmin, vers mes parents. Non, le télégramme ne vient pas de si loin ; il vient de Nice. Valère est forcé de s’absenter pour une affaire sérieuse et imprévue ; il espère pouvoir revenir lundi, en tout cas, il m’écrira de l’endroit où il se rend, et le papier porte en bas : « Que mon amour t’apporte le bonheur et le repos ».

Un découragement intense m’enlève mes forces et me jette sur un siège ; la clarté de la lampe me blesse comme une injure en pleine face et je ressens un besoin immédiat d’obscurité. Il faut que tout soit noir autour de moi, noir comme l’ombre qui vient d’envelopper mon cœur. Il ne faut pas non plus que rien du dehors ne vienne adoucir cette ombre, rien, pas même la voix de ma jeune voisine, pas même la pipe du vieux cordonnier qui fume accoté à un arbre du jardin. Je ferme les volets, je souffle la lampe et, affaissée sur mon siège, je reste sans pleurs ni pensées.

Voici encore des pas devant la maison, des pas hésitants, de quelqu’un qui chercherait la porte, ou de quelqu’un qui serait ivre. Oppressée, j’espère…

Non, ce n’est pas Valère. Un poing frappe au volet et une voix appelle :

— Annette ! Annette !

Cette voix je la reconnais, et mon émotion trop forte m’empêche de bouger.

Le poing frappe plus durement, et la voix crie plus fort :

— Annette ! Ouvre, c’est ton Firmin.

J’atteins enfin la porte, et, l’instant d’après, sur le seuil obscur, deux êtres s’enlacent et ne peuvent plus se séparer.

La lampe rallumée, Firmin, devant ma surprise de le voir en habit civil, m’apprend que le grand-père de sa fiancée est mort et qu’il vient d’accompagner la jeune fille à Marseille chez une parente, où elle doit passer le temps de son deuil.

Tout cela dit précipitamment, Firmin s’étonne de l’absence de Valère et de la table si bien garnie. Je lui montre le télégramme, et il comprend d’où vient la tristesse de mon visage. Je la refoule cette tristesse, je l’oublie même auprès de mon frère chéri, et c’est de bon cœur que peu après je partage avec lui le fin dîner que j’avais préparé pour Valère.

Firmin qui a quatre jours de permission ne pourra en passer que deux ici, à cause de la longueur du voyage, mais ce sera, comme l’a dit Valère, deux jours de grande fête.

Le lendemain nous trouve joyeux et reposés, et nous nous promenons par la ville ; je mène Firmin devant le magasin de chaussures dont les rideaux de fer, à demi-baissés, laissent voir l’arrangement plein de goût des vitrines. Nous revenons chez nous par le sentier du bord de la mer où ne passe personne. Je montre à Firmin le cactus inquiétant, et je le retiens longtemps auprès de mes amis, le vieil olivier et ses trois bestioles. Rentrés dans la maison, toutes fenêtres ouvertes au soleil, nous vivons de notre tendresse comme d’une nourriture merveilleuse.

La tour nous sert à prolonger la veillée ; assis tous deux sur le petit lit de fer pour être plus à l’aise, nous rappelons le passé ; il y a quelques pleurs, mais il y a surtout des rires. Nous chantons même, car nous retrouvons sans peine nos chansons enfantines, et, comme Firmin continue de se tromper tout comme autrefois, cela nous amuse et nous fait rire autant que quand nous étions petits.

Soudain, au milieu de nos rires, je ressens nettement deux chocs intérieurs qui me laissent sans souffle et me font presque défaillir. J’ai peur, j’ai peur comme si dans cette pièce où je suis sûre d’être seule avec Firmin, un voleur caché dénonçait imprudemment sa présence. J’ai si peur que je tends les mains vers mon frère comme pour du secours. Puis, je comprends d’où viennent les chocs et, à Firmin qui s’inquiète, je crie :

— C’est lui, c’est l’enfant, il vient de frapper pour m’avertir.

À grand souffle je ramène mes forces et dans l’exaltation de mes nerfs ébranlés, je fais part de ma grossesse à Firmin en même temps que je lui avoue les graves soucis que me cause Valère.

Firmin qui se montre enchanté de mon état refuse de prendre au sérieux mes craintes au sujet de Valère. Il parle de son ami avec chaleur :

— Si tu savais, Annette, comme il a été bon pour moi ! J’étais un mauvais employé, ne sachant même pas compter. Le soir, au lieu d’aller au café comme les autres jeunes gens, il m’emmenait dans sa chambre, et, avec une patience plus grande que la tienne encore, il me faisait faire des chiffres et corrigeait mon orthographe. Et je n’étais pas content. Je me rebiffais contre lui, récriminant sans cesse, sans que jamais un mot désagréable de lui ne me parvint.

Et Firmin, tout vibrant de persuasion, me recommande :

— Sois patiente ! Aie confiance. Un homme comme Valère peut trébucher, il ne peut pas tomber.

Il reprend avec l’accent de gaminerie qui lui est familier :

— Tiens ! dès son retour, dis-lui seulement que tu vas être mère, et tu verras comme tout va changer.


Sur le quai de la gare, tandis que nous attendons le train qui doit emmener Firmin, un autre train arrive d’où descendent les patrons de Valère. Je les indique à Firmin qui a l’espoir d’apercevoir Valère auprès d’eux, mais Valère n’est pas là. Ses patrons m’ont remarqué aussi, et ils s’avancent vers nous comme pour s’assurer que c’est bien moi. Firmin qui les regarde venir me dit entre ses dents :

— J’ai grande envie de leur faire un pied-de-nez.

Il ne fait pas de pied-de-nez, mais il fait face au couple avec une réelle effronterie.

Je ne dois pas leur paraître moins effrontée, car en les regardant je pense :

— Oui, c’est mon frère. C’est mon frère bien aimé, et celui-là, vous ne pourrez pas me le prendre.

Ils passent gênés, et ils se retournent juste au moment où, nous moquant de leur air penaud, nous rions comme deux enfants heureux.



XII


Plusieurs jours se sont écoulés depuis la Pentecôte et Valère n’est pas encore de retour auprès de moi.

J’ai repris mon attente dans la tour, mais ce soir, lasse de guetter, je me suis installée à la petite table de Firmin pour écrire à ceux qui sont loin. J’ai tant de choses à leur dire. Cependant mon oreille ne perd aucun bruit du dehors.

Jusqu’à une heure avancée les automobiles passent sur la route. Et tout à coup j’entends l’une d’elles ralentir et s’arrêter à quelques mètres de notre maison. Tout de suite debout, et penchée à la fenêtre, je vois le chauffeur sauter de son siège et prendre à bras le corps un homme qu’il fait sortir de la voiture. Cet homme c’est Valère, je le devine plus que je ne le vois. Un grand froid me pénètre ; Valère est blessé peut-être ? non, il repousse le chauffeur et veut remonter ; mais une femme s’encadre dans la portière et dit d’une voix pointue :

— Jetez-le devant sa porte.

Les deux hommes luttent. Le chauffeur n’est pas le plus fort, et à certains grognements de Valère je comprends qu’il est ivre, comme jamais il ne l’a été jusqu’alors.

Le temps d’accourir, et je le retrouve par terre, accroché des deux mains au marchepied de l’automobile. La femme, penchée sur lui, le frappe de ses poings secs comme des petits maillets, afin de lui faire lâcher prise. Elle est si acharnée à frapper qu’elle ne m’a pas entendu venir ; je la regarde, et dans la lueur des phares, son visage mince et tout convulsé, me fait penser à une chèvre furieuse. Sans un mot, sans efforts, je la soulève et la jette sur les coussins de sa voiture, puis je m’adresse au chauffeur :

— Aidez-moi à le conduire chez nous.

Valère, au son de ma voix, se lève de lui-même et se laisse guider sans résistance jusqu’à son fauteuil d’osier. Il a une face d’un rouge violet qui m’épouvante, et sa respiration est une sorte de ronflement qui se heurte à quelque chose de dur au fond de sa gorge.

En s’en allant, le chauffeur me dit :

— Mouillez-lui le visage, et faites-lui boire du café.

Je me hâte de suivre ce conseil, et peu à peu Valère devient moins rouge et sa respiration moins dure. Il suit du regard tous mes mouvements ; sait-il que c’est moi qui lui donne ces soins ? Oui, sans doute, car de ses yeux qui n’ont pas perdu toute intelligence, deux grosses larmes viennent de couler.

J’ai pitié. Une pitié qui me fait l’embrasser tendrement au front

Après tout ! il n’est peut-être pas ivre. S’il pleure, c’est qu’il a de la peine, une peine qu’il ne peut pas dire.

Ne suis-je pas là pour l’aimer et le consoler quoiqu’il arrive ?

Je m’agenouille devant lui ; je joins ses mains aux miennes, et, comme pour obéir à Firmin je dis :

— Ne sois plus triste, Valère, nous allons avoir un enfant.

Au lieu de la douceur que j’attendais, c’est un emportement terrible qui le dresse :

— C’est un affreux mensonge. Tu veux me tourmenter encore, car tu es méchante, méchante comme une mauvaise bête, entends-tu ?

Il prend la tasse à moitié pleine et crie plus fort :

— À ta santé Bambou.

Il vide la tasse d’un trait et se penche sur moi pour un baiser, mais je recule, et il roule à terre. Il se relève et me poursuit, mais ce n’est pas moi qu’il poursuit, c’est Bambou, et l’idée qu’il peut m’atteindre en me donnant ce nom me fait honte.

Je n’ai pas grand mal à lui échapper, ce n’est qu’en s’appuyant aux meubles qu’il peut se tenir debout. Il appelle, il exige que Bambou vienne à lui, et, dans les phrases osées et dans les injures qu’il lui jette, je comprends qu’il s’étonne de la voir fuir.

Il s’écroule enfin, et ronfle.

Horrifiée, répugnée, je m’éloigne de cet être qui fut toute ma joie et tout mon amour.

Il fait grand jour lorsque je m’éveille et me retrouve tout habillée sur mon lit. Valère, vêtu d’effets propres est debout devant moi. Il est glacé, son teint est verdâtre et son front plissé montre les efforts qu’il fait pour rappeler ses souvenirs.

Je saute du lit :

— Viens, Valère, je vais préparer une boisson chaude.

Il me suit docilement et quelques minutes après nous sommes attablés en face l’un de l’autre.

Comme si la première gorgée de liquide chaud lui rendait l’usage de la parole, Valère me demande :

— Pourquoi dormais-tu habillée ?

J’ai bien envie de lui poser la même question, cependant je réponds que le sachant couché sur le parquet je n’avais aucun goût pour dormir à l’aise dans un lit.

Il boit une nouvelle gorgée, et il ordonne l’air fâché :

— Je veux savoir où tu as passé la nuit.

Je crains qu’il ne soit encore ivre, et pour ne pas l’exaspérer, je dis avec bonne humeur :

— Sur notre lit, dans notre chambre.

Il hausse les épaules, puis, comme poussé par une violence dont il n’est pas le maître, il s’emporte :

— Ce n’est pas vrai, vous êtes toutes des menteuses.

Et la voix soudainement basse, il ajoute avec un mépris indicible :

— Au fond, tiens ! tu ne vaux pas mieux que Bambou. Et encore ! elle, au moins, ne fait pas mystère de ses frasques, tandis que toi…

Je ne peux croire qu’il pense cela. Les derniers mots surtout ont été dit sur un ton si amer que je devine à travers eux une grande souffrance.

J’étends la main pour un geste affectueux, mais les yeux de Valère deviennent durs et il hausse la voix pour arrêter mon élan :

— La vérité, c’est qu’on t’a vue par la ville en compagnie d’un jeune homme, et que ce jeune homme a passé ici deux nuits en mon absence ; ose donc le nier.

Je comprends son erreur, et le détrompe :

— Je ne le nie pas, ce jeune homme, c’est Firmin.

Firmin ?

Valère reste immobile, tout son visage s’apaise tandis qu’il répète :

— Firmin. C’est Firmin.

J’attends un mot d’excuse, mais je n’ai pas vaincu, car Valère s’assombrit de nouveau :

— Ah ! oui, Firmin, vous vous entendez si bien tous deux qu’il ne manquera pas de dire comme toi si je l’interroge.

C’est à mon tour de hausser les épaules ; je n’attache du reste aucune importance à cet accès de jalousie ; la preuve de ce que j’avance est si facile à faire. Je guette seulement la minute où il me sera possible de parler avec amour de ma grossesse.

Valère s’est renversé sur le dossier de sa chaise. Il songe, les yeux fermés, une expression de dégoût aux lèvres.

J’ai peine à les reconnaître ces lèvres : elles sont sèches et craquelées, sans couleur ni fraîcheur.

Encouragée par le silence, j’implore :

— Valère, veux-tu m’écouter ?

Il répond sans bouger :

— Je t’écoute.

— Penche-toi un peu vers, moi ; ce que j’ai à dire est grave et je ne peux pas le dire devant des yeux fermés.

Il ouvre ses yeux qu’il laisse errer au plafond. Ma gorge se serre, j’hésite et je finis par dire exactement comme la veille :

— Ne sois plus triste, nous allons avoir un enfant.

Il referme les yeux et ricane :

— Comme l’autre ; ça vous amuse de mentir.

Profondément blessée je dis :

— Laisse à l’autre ses mensonges, Annette Beaubois dit toujours la vérité.

Il se met à siffler sans quitter sa pose renversée. Je veux lui raconter la venue de Firmin et, pour l’obliger à un peu d’attention, je le touche au bras. Il se lève vivement alors, et recule l’air effrayé en disant :

— Est-ce que tu vas me frapper, toi aussi ?

Je suis moi-même si effrayée de ce que je vois sur son visage que je me place devant lui et demande :

— Me reconnais-tu au moins ?

Il me regarde des pieds à la tête, insolemment :

— Oui, je te reconnais, tu es Annette Beaubois, la grande, la pure, la fière Annette Beaubois.

Le ton est aussi insolent que l’allure, mais je ne veux penser qu’au conseil de Firmin et, avec l’espoir que tout cela va changer, je reprends doucement :

— Je t’en prie ! ne te moque pas, je t’assure que je vais être mère.

Il me tourne le dos et continue à ricaner.

Une lassitude me fait désirer ardemment la fin de cette scène. Je voudrais être loin, très loin d’ici, et je m’entends dire d’une voix résignée :

— Ton bonheur est parti, Annette, il va falloir s’en aller aussi.

Valère se retourne, et s’approche de moi avec un visage plein de colère. Il s’approche si près que j’étends les mains comme une barrière devant ma grossesse tandis qu’il crie à m’étourdir :

— Tu es libre Annette Beaubois. C’est toi qui n’a pas voulu du mariage, et je ne prétends pas te retenir ici contre ton gré.

Les mains toujours en avant, je ressens plusieurs chocs contre la cloison de ma chair, et c’est comme si mon petit me demandait de ne pas le séparer de son père. Ces chocs m’apportent un malaise qui me fait fléchir et chercher un point d’appui. Mais dans le même instant, parce que Valère se hâte de mettre son pardessus et son chapeau pour sortir, une colère inattendue gronde en moi.

C’est lui qui va s’en aller d’ici pour n’y plus revenir peut-être ? Cette idée m’est insupportable. Je ne veux pas qu’il parte ainsi. Il faut qu’il sache la vérité malgré lui. Aussi, à peine a-t-il passé la porte qu’une force me lance à sa suite. Je le saisis par le bras, le ramène dans la maison, et m’adosse à la porte fermée.

Ma colère est sans éclat ; elle fait seulement trembler ma voix de façon exagérée lorsque je dis :

— Tu n’es pas ivre Valère, regarde-moi en face et tu verras que je ne mérite ni ton mépris ni tes injures.

Comme un enfant obéissant, il lève les yeux et me regarde au visage.

Oh ! le regard de bête traquée de cet homme !

Où sont les yeux que j’aime ?

Ma colère s’enfuit. Et de toute ma tendresse et de tout mon espoir j’affirme :

— Je n’ai pas menti. Je vais être mère. Je viens encore de sentir battre le cœur de notre enfant. Firmin le sait, il te le dira…

Valère m’arrête d’un geste suppliant :

— Ne mêle pas Firmin à ce mensonge.

Son grand corps se plie, et ses traits se tirent infiniment tandis qu’il ajoute :

— J’ai mérité que tu te venges de moi en cherchant un autre amour, mais, inventer une grossesse, comme Bambou ! Oh ! Annette, comment peux-tu être devenue aussi menteuse !

Je n’ai plus la force de me défendre. Il me vient seulement un grand désir de mourir. Comme à un appel pressant, trois moyens se présentent ensemble à mon esprit : la fenêtre de la tour avec ses pierres pointues, le cactus aux pierres brûlantes et sa haineuse vipère. Je veux aller vers les trois d’un seul élan, et comme je dégage la porte, Valère l’ouvre et la referme sur lui.

Je ne sais alors ce qui se passe ; la pièce me paraît pleine de brouillard et il se fait autour de moi un bruit singulier. On dirait une grande quantité de choses brisées qui s’entrechoquent. Ma tête est lourde et ma faiblesse m’oblige à tendre les mains vers la table, sur laquelle je me courbe, et m’appuie de tout mon poids. Puis le brouillard se dissipe, le bruit de choses cassées s’éloigne, et je me redresse. J’entends des voix venant du dehors. C’est ma jeune voisine et son mari qui se souhaitent mutuellement bon courage pour leur journée de travail.

Étonnée je vois à la pendule qu’il n’y a pas cinq minutes que Valère est parti. Et, cependant, il me semble que depuis ce départ des heures et des heures ont passé. J’ai froid. Une douleur lancinante me traverse la tête d’une tempe à l’autre. Je voudrais m’asseoir, je voudrais m’étendre sur mon lit, mais cela me parait si difficile que j’y renonce, et c’est debout que le souvenir de toute chose me revient.

Longtemps je reste à réfléchir. Je n’ai plus envie de mourir. Et c’est avec une volonté bien arrêtée cette fois, que je dis tout haut :

— Il faut partir d’ici, Annette Beaubois. Il faut partir aujourd’hui même.

Je crains pour mon enfant. Des moments comme celui que je viens de passer peuvent lui être nuisibles. Qui sait si le mal n’est pas déjà fait ? Je ne l’exposerai pas davantage. Lorsqu’il aura vu le jour, j’aurai plus de force pour le défendre et faire valoir ses droits auprès de son père.

Ce soir, la fenêtre de la tour restera fermée, la mer pourra danser sous la lune, et la Crapaude fouiller sous les pierres, Annette Beaubois ne guettera pas sur la route la silhouette de Valère Chatellier.

Le temps de mettre un peu de linge dans une valise. Quelques mots d’explication placés bien en vue sur la table et me voici dans le tramway qui s’en va vers la gare de Nice.

Maintenant que j’ai pris mon billet pour Paris, maintenant que je sais mon départ certain, mon cœur s’emplit de ressentiment contre Valère. Il faut qu’il me voie passer avec cette valise à la main. Il faut qu’il sache tout de suite que je me sépare de lui. Et si, à mon tour, je peux le faire souffrir un peu, il me semble que je partirai avec moins de regret.

Mêlée à d’autres passantes, je m’arrête devant le beau magasin. Valère est là, justement. Il incline sa haute taille devant deux jeunes femmes qui lui parlent avec volubilité. Il leur sourit aimablement mais je vois qu’il fait effort pour cela. Ses yeux sont inattentifs, et son teint a la pâleur maladive d’autrefois.

Toute ma rancune fond à la tristesse de ce visage. Et, au contraire de l’instant d’avant, je crains d’être aperçue. Je m’efface et m’éloigne, et c’est avec un amour plein de pitié que je dis à celui que j’abandonne :

« Passe encore cette journée dans l’ignorance de mon départ. Cette nuit, si tu le peux, va dormir hors de ta maison afin de retarder la mauvaise nouvelle, car ton amour pour moi n’est qu’égaré, et parce que ton âme est toute pareille à la mienne, la souffrance ne te sera pas épargnée plus qu’à moi. »



XIII


Le train roule et ma pensée ne peut se détacher de Valère. Resserrée dans un coin du wagon, les yeux clos pour ne pas mêler le cher visage triste aux visages indifférents qui m’entourent, je souffre de ce départ comme d’un mal cuisant. Par instant je ne sais plus si je fais bien de partir, et aux arrêts des gares j’ai besoin de toute ma volonté pour ne pas sauter du train et retourner à Nice. Pour faire cesser cette irrésolution qui me torture, je vais m’appuyer contre la vitre du couloir. Je cherche des yeux les orangers, mais dans la campagne, il n’y a plus que des ifs et des oliviers. Les ifs, qu’on aperçoit de place en place, vont par bandes, vêtus de noir, comme des gens de village s’en allant à un enterrement, ou par deux seulement, un grand et un petit, comme un père conduisant son fils par la main.

Les oliviers tordus chacun à sa manière couvrent des champs entiers. Certains ont l’air d’être à genoux soutenant une corbeille sur leur tête, et d’autres ont deux jambes cagneuses au lieu d’un tronc. Beaucoup sont courbés vers la terre comme des vieillards et de très jeunes sont déjà infirmes. Ceux qui longent la voie du chemin de fer sont plus difformes encore et semblent vouloir fuir à notre passage. Ceux-là savent peut-être que j’abandonne le très vieux qui m’était si accueillant dans le grand jardin et c’est peut-être de moi qu’ils se détournent. Lorsque la nuit se fait et que plus rien n’est visible au dehors, je reprends mon coin où je retrouve l’image triste de Valère. Et soudain j’aperçois toutes les difficultés que je vais rencontrer pendant mon séjour à Paris, mais je ne veux pas y penser. Je suis forte, et bien décidée à faire n’importe quel travail pour gagner ma vie. J’écarte aussi le souvenir de Valère pour ne plus penser qu’à mon enfant. Il ne cesse de frapper à la cloison aujourd’hui. « Oui, cher mignon, j’entends, ne crains rien, je ne me séparerai pas de toi. »


Ce fut chez mon père que j’allai tout d’abord. Après une aussi longue séparation, j’eus de la peine à le reconnaître. Qu’avait-il fait de l’épaisse chevelure blonde qui accompagnait son teint clair et son air avenant ? C’était maintenant un monsieur chauve, maigre et à l’air ennuyé. Et je vis bien que ma présence lui était plus pénible qu’agréable.

Auprès de ma mère, je trouvai plus de chaleur, et nos larmes se mêlèrent. Elle regrettait le passé :

— C’est ton père qui m’a délaissée, me dit-elle.

Et toute confuse elle ajouta :

— Et moi j’étais trop jeune pour rester sans amour. Elle gardait son sourire câlin, et ce sourire suffisait à lui seul pour éloigner d’elle toute vieillesse.

Ainsi qu’à mon père, je lui laissai croire que j’étais à Paris pour quelques heures seulement. À quoi bon leur dire la vérité ; ni l’un ni l’autre ne pouvaient rien pour moi et il était bien inutile de les troubler.

Firmin accourut à la nouvelle. Tout d’abord il voulait partir pour Nice, tant il était sûr de ramener Valère, mais lorsqu’il connut l’existence de Bambou et les détails de la dernière scène, il se contenta d’écrire longuement à son ami.

Après plus d’une semaine, je n’avais pas encore trouvé à me placer. Je n’en éprouvais pas un trop grand ennui. À marcher par les rues, je retrouvais mon Paris, mon cher Paris avec son bruit assourdissant et sa lumière tamisée par la poussière comme par un abat-jour d’un gris léger. Je retrouvais les moineaux familiers cherchant leur nourriture sur la chaussée et attendant pour s’enfuir l’avertissement du conducteur de tramway, et je prenais plaisir à voir que ces conducteurs avertissaient avec le même soin les oiseaux, les gens et les chiens.

Je finis par trouver une place de laveuse dans une buanderie d’hôpital. En y entrant il me sembla que j’entrais dans un nuage tant la buée était épaisse. Un homme me poussa devant un grand bassin de pierre et me dit :

— Mettez-vous là, et faites comme les autres.

À travers la buée j’aperçus des femmes retirant du bassin plein d’eau des pièces de linge qu’elles mettaient par paquets sur des tréteaux et je fis de même.

Ce travail de la buanderie est dur et désagréable, l’eau vous inonde les pieds à tout moment, et il faut faire bien attention de ne pas glisser sur les dalles car, m’a dit une laveuse, on s’y casse facilement les jambes.

Et puis il y a le linge sale qu’il me faut trier et mettre en tas séparés. Ce linge a une odeur douceâtre qui me soulève le cœur. Là encore je fais comme les autres, mais parfois mon dégoût est tel qu’il m’est impossible de prendre la moindre nourriture. De plus ma fatigue est énorme, mes nuits se passent en mauvais sommeil et, au matin, mon corps est si raide que je me demande avec inquiétude s’il pourra se plier au bord du bassin.

Parmi mes compagnes de travail il y a la mère Françoise. C’est une très vieille femme, courageuse, et toujours de bonne humeur. Rien ne la rebute ni la répugne. Elle porte à pleins bras les plus lourds paquets, et à l’heure du goûter, il lui arrive de poser son pain sur un tas de linge sale.

Il y a aussi Mlle Lucas. Celle-là n’a pas comme les autres un air de pauvreté ; les effets qu’elle porte sont bien faits et en tissus de bonne qualité. Elle est silencieuse et d’une pâleur si extraordinaire qu’on pourrait croire qu’elle vient de sortir de sa tombe à l’instant. Elle a une trentaine d’années, ses larges yeux sont d’un noir mat et son regard est triste et inquiétant. Les autres la prennent en pitié parce que chaque fois qu’une cloche sonne quelque part elle dit :

— Entendez-vous la cloche du cimetière ?

Depuis qu’elle s’est aperçue de ma grossesse, elle me fait mille recommandations au sujet de la nourriture à prendre ; elle compose mes menus de chaque jour, et elle y apporte une telle attention qu’elle en oublie la cloche du cimetière. Je dis comme elle pour ne pas la désobliger mais, en réalité, je n’ai d’appétit que pour les fruits frais. Je n’ai pas su résister aux cerises emplissant les petites voitures des marchands des quatre saisons, ni aux mirabelles qui ont suivi, ces jolies prunes, jaunes, douces et sucrées nomme le miel. Et maintenant que l’automne arrive, je me nourris de belles quetsches, brunes, fraîches et fermes sous la dent comme du bon pain bis ; mais ces repas de fruits appétissants ne tiennent pas une grande place dans mon estomac, et à certaines heures de la journée j’ai faim.


Oncle meunier ne s’étonne pas de me savoir à Paris ; il croit que j’y suis momentanément avec Valère pour les affaires de la maison de Nice. Manine paraît le croire aussi, mais ses lettres contiennent toujours des phrases qui ressemblent à des questions.

Avec Firmin j’ai retrouvé des dimanches de fêtes. Sa ville de garnison, peu éloignée de Paris, lui permet de faire l’aller et le retour dans la même journée. Nous aimons à revoir les endroits où s’est passée notre enfance et nous faisons de longues stations au Jardin des plantes.

J’évite de passer auprès des carnassiers ; leur vue me cause un malaise long à se dissiper ; j’ai pitié de ces bêtes à l’affût de tout ce qui remue et de tout ce qui vole et toujours prêtes à bondir pour une proie possible. Firmin qui connaît mes préférences dit en riant : « Fuyons les bêtes qui guettent, allons voir celles qui broutent. » Lui-même préfère les bêtes inoffensives, mais il se plaît surtout auprès des fleurs qui lui rappellent le nom de sa fiancée. Assis près de moi, à l’ombre d’un marronnier, il me parle longuement de son mariage qui doit avoir lieu au printemps prochain. Et comme il n’a plus à tenir compte de la volonté du grand-père de Rose, il compte bien quitter l’armée à la fin de son rengagement. Je m’inquiète de son avenir. Il n’est pas adroit au commerce comme Valère, et sorti de la caserne, il lui faudra bien reprendre sa vie de petit commis dont il n’était guère satisfait.

Mais Firmin se fâche : « Pas un jour de plus je ne resterai à la caserne, tu m’entends ? » Il rit soudain et se moque :

— On n’y manque de rien cependant.

Il passe les mains à rebrousse poil sur son vêtement :

— Vois comme je suis vêtu de drap fin. Clémence n’en exigerait pas de plus beau pour son manteau des dimanches.

Dans ce jardin où des groupes d’enfants nous entourent, nous nous plaisons à parler de la venue prochaine du mien. Firmin ne reçoit pas de réponses aux lettres affectueuses qu’il ne cesse d’écrire à son ami. Malgré cela il est certain que Valère ne me tiendra pas rigueur de mon éloignement lorsqu’il verra son fils beau et bien portant. Il sait, par un camarade dont les parents demeurent à Nice, que le magasin de chaussures est de mieux en mieux achalandé. Il espère que Valère est maintenant assagi et sobre, et sur cet espoir il bâtit pour moi des joies douces et durables.

Je ne crois pas autant que Firmin à la sagesse revenue de Valère, mais je ne peux empêcher ma pensée de s’en aller à tout moment vers la vieille maison de la Crapaude. Et parfois mon désir d’y retourner est si grand que je me sens capable de tout braver pour cela.

Courbée au bord du bassin ou sur le linge sale, j’ai rappelé un à un les souvenirs magnifiques de ces trois années qui viennent de passer. Un à un aussi, les regrets sont venus ; ils se sont groupés dans mon cœur et l’ont empli d’une amertume insupportable. J’ai cédé sous leur poids et me suis accablée de reproches : « Sotte Annette Beaubois ! il fallait vaincre ta répugnance du vin et en prendre le goût au contraire, ainsi Valère Chatellier n’aurait pas eu à feindre, et c’est avec toi qu’il se serait enivré et non avec Bambou. S’enivrer n’est rien, c’est un vice qui ne fait tort à personne, et lorsqu’on aime un être par dessus tout, mieux vaut partager son abjection que de s’en séparer. »

Pour me donner raison, j’avais l’exemple de mes voisins de palier, un vieux ménage d’ivrognes habitant la même chambre depuis plus de vingt ans. Ces deux là ne possédaient que leur bonne entente ; la fête commençait pour eux le samedi soir et durait toute la journée du dimanche. Il fallait entendre la voix toute fléchissante de tendresse de l’homme, lorsque rapportant une nouvelle provision de vin et incapable de retrouver sa porte il appelait : « Caroline ! Caroline ! » Il fallait entendre aussi le pas trébuchant et les bégayements de Caroline s’empressant au secours de son mari. Ce couple était la risée des autres locataires. Qu’importait ! ces deux ivrognes étaient sourds et aveugles aux moqueries et vivaient heureux l’un près de l’autre. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour nous.

Brusquement ma détermination fut prise ; j’allais tout de suite commencer à boire du vin et de l’alcool et, ma répugnance vaincue, j’irais retrouver Valère qui ne pourrait plus douter de ma grossesse devenue parfaitement visible. Mais comme je me mettais à la recherche d’une bouteille, mon enfant a frappé à la cloison. Il frappait à petits coups répétés comme pour me dire de prendre garde, et aussitôt j’ai revu les gestes stupides et maladroits du vieux ménage, j’ai revu les yeux éteints et comme noyés de Caroline, ces yeux qui ne s’animaient que le samedi soir lorsqu’elle surveillait comme des jumeaux chéris les deux litres de vin qu’elle rapportait dans son panier. J’ai entendu le rire mêlé du mari et de la femme, ce rire sans profondeur ni joie et qui me faisait toujours penser au gargouillis d’eau sale de la buanderie.

De mes deux mains bien appuyées j’ai apaisé l’enfant :

— Cher petit ! C’est toi qui es sage, et tu peux être tranquille, jamais ta mère ne se rendra pareille à ces gens-là.



XIV


La sage-femme haussa le petit dans la lumière et dit :

— C’est un beau garçon, mais grand Dieu qu’il est maigre.

Et sévèrement elle me demanda :

— Vous n’avez donc pas mangé à votre faim pendant votre grossesse ?

C’était vrai, je n’avais pas toujours mangé à ma faim, et la pensée que mon enfant était maigre par ma faute me fut si pénible que je ne pus retenir mes larmes.

La sage-femme s’adoucit :

— Allons, ne vous tracassez pas, vous allez y remédier ici, et, tournée comme vous l’êtes, vous ne manquerez pas de lait pour nourrir ce petit homme-là.

Oh ! non, il ne fallait pas que je manque de lait ! Je n’avais pas manqué de courage pour élever les enfants de mes parents, pourquoi manquerais-je de lait pour nourrir le mien ?

Je m’aperçus très vite que je n’aurais aucun souci de ce côté-là et ma joie fut grande. Cette joie diminuait cependant lorsque je regardais téter mon petit. Il tétait goulûment, mais après quelques gorgées, il semblait étouffer, et rejetait d’un seul coup tout le lait qu’il venait de prendre.

Dans cette salle d’hôpital où nous étions une quinzaine de jeunes mères, l’infirmière ne pouvait s’attarder longtemps auprès de chaque berceau. Elle me dit sans s’inquiéter :

— Beaucoup de nouveau-nés rejettent le lait.

Je remarquai bientôt que les autres nouveau-nés s’endormaient après chaque tétée, tandis que le mien pleurait presque sans arrêt. Ma voisine de lit qui en était à son troisième enfant me dit tout bas :

— Il pleure la faim, votre petit, donnez-lui à téter en cachette.

Je parvins à suivre ce conseil. L’enfant ne gardait pas mieux le lait mais il arrêtait un peu son cri plaintif. Après quelques jours, tous les autres bébés avaient augmenté de poids alors que le mien pesait moins qu’à sa naissance.

La sage-femme eut vers moi un regard soupçonneux :

— Qu’est-ce que vous faites donc, vous, avec votre enfant, vous faites semblant de lui donner à téter ?

Ce n’était pas ce reproche-là que j’attendais et je n’y fus pas sensible.

Elle reprit, mécontente et s’adressant à l’infirmière :

— Surveillez cela, n’est-ce pas !

Je ne sais si l’infirmière tint compte de cet ordre mais à partir de ce moment, je surveillai attentivement chaque tétée de mon enfant, et très vite, j’acquis la certitude que rien ou presque rien de ce qu’il prenait ne restait dans son estomac. Non seulement il rejetait le lait, mais tandis qu’il tétait, le lait lui échappait et coulait en deux fines rigoles aux coins de sa petite bouche ! Aussi, lorsque la sage-femme entra de nouveau dans la salle, je l’appelai :

— Madame ! mon petit a quelque chose dans la gorge qui le gêne pour téter.

Elle ne me laissa pas dire autre chose ; elle prit l’enfant qu’elle mit adroitement à mon sein. Et, comme il le prenait goulûment, selon son habitude, elle haussa les épaules et voulut s’éloigner.

Je la saisis par le bras :

— Attendez !

Mon accent avait été si impérieux qu’il me surprit et me fit rougir. Cependant je continuais à tenir si serré le bras de la sage-femme qu’il lui fallut bien attendre et constater que je disais vrai.

Des médecins vinrent examiner l’enfant ; l’un d’eux qui l’avait emporté et gardé un long moment, me le rendit en me conseillant de l’allaiter aussi souvent que possible.

Il y eut des chuchotements autour de moi. Les autres jeunes mères me regardaient avec pitié, et comme je prêtais attention à leur moindre propos, j’entendis :

— Pardi ! c’est un enfant qui a trop pâti dans le sein de sa mère.

Ces mots m’arrivèrent comme un soufflet en plein visage. Trop pâti !

Ainsi en m’éloignant de Valère j’avais sauvé mon enfant d’un mal pour le jeter dans un autre. Était-ce donc parce que j’avais eu faim moi-même que mon petit ne pouvait plus s’alimenter maintenant ?

La sage-femme d’un ton bourru, m’assura du contraire :

— Vous n’y êtes pour rien, l’enfant a une malformation de l’estomac.

Disait-elle la vérité ?

Je ne pouvais oublier sa remarque sur la maigreur du nouveau-né.

Mon remords vint augmenter un malaise que j’éprouvais depuis mon accouchement et dont je ne parlais pas. C’était comme un ralentissement du cœur qui me faisait craindre de m’évanouir à tout moment. C’était surtout des nausées qui me donnaient la répugnance de toute nourriture. Je luttais contre cela, je ne voulais pas être malade, je voulais manger pour avoir du lait. Il me fallait beaucoup de lait afin que mon petit put en prendre à tout instant sans risquer d’en manquer jamais.

Ma volonté ne put tenir contre le mal qui progressait, et bientôt une forte fièvre vint m’enlever en même temps que le remords le souvenir du lieu où je me trouvais. Pourtant, dans cet espèce d’oubli, la crainte de perdre mon lait persiste, car malgré la barre de fer qui me défonce le crâne, malgré les milliers de guêpes enragées qui bourdonnent à mes oreilles, j’entends mon petit pleurer la faim. J’entends aussi ce que disent les médecins : « Si l’enfant peut résister quelques mois on pourra tenter une opération. Dommage que la mère ait cette mauvaise fièvre, elle accomplirait peut-être un miracle. »

Je sais encore quand il est quatre heures du matin. Une horloge sonne quelque part et je vois les sons aussi clairement que je les entends. C’est pour moi quatre boules d’or lancées dans l’espace et qui se heurtent en se rencontrant. À quatre heures du matin je prends conscience de mon état. Je sais que je suis très malade, je sais que je suis seule dans une chambre avec mon enfant dont la plainte cesse seulement lorsque l’infirmière se penche sur le berceau avec un biberon. Je le vois ce biberon. C’est une toute petite fiole qui n’est qu’à demi-pleine. Je voudrais parler à cette infirmière, mais elle s’éloigne toujours avant que j’aie réussi à fixer les mots qui tournoient dans ma tête. L’autre nuit, après son départ, une grande force m’est venue ; je me suis levée, et, avec des précautions infinies, j’ai pris mon petit et l’ai couché à côté de moi, il s’est apaise tout de suite sous mes caresses.

Oh ! chères menottes, plus douces et plus soyeuses à mes lèvres que les plus douces et les plus soyeuses des fleurs. Et vous beaux yeux, qui parliez si clairement aux miens qu’il n’était pas besoin de paroles pour vous comprendre. Je souriais à mon enfant. Ma pensée lui parlait de ma guérison proche, et il m’écoutait. Ma pensée lui annonçait mille choses à venir, et il me regardait. Longtemps il m’a écoutée et regardée, puis, sous mes baisers, ses fines paupières se sont fermées et il s’est endormi.

L’infirmière nous a surpris ainsi, elle a levé les bras avec épouvante :

— Oh ! malheureuse !

Et doucement, très doucement, elle a remis l’enfant dans son berceau.

Chaque nuit, maintenant, j’ai mon petit au long de moi pendant un moment. L’infirmière me le donne d’elle-même :

— Tenez, pauvre femme, gardez-le là pendant que je vais le faire boire.

Et tandis que le biberon se vide goutte à goutte entre les petites lèvres avides, je lisse un front tiède et doux plus grand à lui seul que tout le reste du visage.

Mais voici ma fièvre qui revient. Elle revient sournoisement et se glisse d’abord en léger frisson autour de mes épaules, puis elle s’enhardit, gagne les flancs et enveloppe tout mon corps d’une couverture de glace ; je sais que cette couverture de glace deviendra tout à l’heure un brasier dont les charbons ardents se poseront au creux de mes mains et sur ma tête, et qu’ils auront tôt fait de consumer ce qui me reste de forces et de pensée.


Ce matin, à l’appel des quatre boules d’or, ma fièvre s’est enfuie comme à l’ordinaire ; je me suis dressée en réclamant mon petit, mais l’infirmière m’a dit :

— Voyez ! il dort, et cela lui arrive si rarement qu’il vaut mieux ne pas le réveiller.

Et tout en s’asseyant auprès du berceau, elle mit négligemment le biberon dans la poche de son tablier.

Ce sommeil de mon enfant me donne un grand calme. Ce calme paraît s’étendre aux choses, car de près comme de loin on n’entend aucun bruit. Parce que mon enfant dort, il semble que la terre entière ait fait silence.

Lentement je me soulève et m’adosse à mon oreiller ; je vais mieux, je le sens, quoique je sois affaiblie au point de mal supporter la veilleuse du plafond qui n’est pas plus forte cependant qu’un doux clair de lune. Ainsi adossée j’essaye de réfléchir. Ma pensée n’a guère de suite, et je m’efforce de la diriger. Depuis combien de temps suis-je malade ? Et Firmin, sait-il seulement que je suis ici ?

À fouiller dans le passé, je me lasse vite ; les noms et les visages que je cherche à évoquer, m’échappent et se changent en couleurs mouvantes et mêlées, les murs mêmes de la pièce ainsi que la veilleuse se mêlent à ces couleurs et prennent des formes qui s’effacent et renaissent. La seule chose que je continue à voir distinctement c’est le berceau. Tout auprès l’infirmière s’est endormie ; le dos bien appuyé et les jambes allongées, elle incline la tête tantôt à droite tantôt à gauche. Est-ce elle qui ronfle si fort ? Non, ce sont les guêpes, je les croyais toutes parties, il en restait sans doute, et voici qu’elles recommencent à bourdonner. Pourvu qu’elles n’éveillent pas l’enfant. Pourvu aussi que ma fièvre reste longtemps absente.

Oh ! cette fièvre, elle n’est pas lasse de moi encore. On dirait même qu’elle est jalouse de voir mon petit auprès de moi. Hier, tandis que je le regardais boire, au lieu de venir en sournoise, elle a montré brusquement sa face dure et colorée, puis, à pleine bouche, elle a soufflé sur moi son haleine chaude, et tout de suite elle m’a entraînée dans un endroit dont j’ai peur de garder le souvenir.

Des boules d’or viennent encore de se heurter, mais je n’ai pas pu les compter, les guêpes font trop de bruit. Et puis j’ai la certitude que quelqu’un est entré dans la pièce ; pourtant je ne vois personne, et l’infirmière dort toujours auprès du berceau. Qu’est-ce donc, alors que cette ombre qui rôde le long des murs ? Et voilà qu’à tant regarder, je vois deux ailes se mouvoir, deux grandes ailes blanches qui s’élèvent lentement, d’autres les suivent, et les voici devenues si nombreuses que la chambre ne peut plus les contenir. Grandes ouvertes, elles planent, s’entrecroisent, se heurtent et se gênent. Mon lit, à leur exemple, se soulève des quatre pieds et se balance dans le vide.

Tout autour de moi, le frottement trop serré des plumes devient une sorte de plainte. Une plainte douce, tremblotante et fine comme la plainte d’un tout petit oiseau tombé du nid.

Mais pourquoi l’infirmière n’ouvre-t-elle pas la fenêtre ?

Ah ! si, elle l’ouvre enfin et voilà les ailes parties. Deux sont restées, les deux premières que je n’ai pas perdues de vue un seul instant. Elles s’abaissent, se posent sur mon lit et le ramènent à terre. Je m’enfonce sous leurs plumes claires, j’y suis bien et je voudrais pouvoir y dormir, mais chaque fois que je ferme les yeux un doigt dur frappe sur mes paupières, et une voix forte crie dans mon oreille :

— Éveillez-vous ! éveillez-vous !

J’obéis, et me voici sur une route qui mène au moulin. Cette route est longue et si droite que j’en vois l’extrémité disparaître à l’horizon. Je marche vite car mon petit m’attend pour téter, il doit pleurer, mais je suis trop loin encore pour l’entendre. Mes deux seins sont deux globes de cristal pleins de lait, et si lourds qu’il me faut les soutenir dans mes deux mains.

Tout à coup une femme sort de ma poitrine. Elle recule et se met à rire en me regardant. Je porte les yeux sur moi, pour m’assurer de ce qui la fait rire, et je me vois nue jusqu’à la ceinture, avec un corps plat et transparent comme une vitre. La femme aussi est nue jusqu’à la ceinture mais sur sa poitrine faite de planches mal jointes, elle porte deux globes de cristal que je reconnais. Je m’élance pour les lui reprendre. Elle m’échappe et court sur la route, et j’ai beau avancer, la distance entre elle et moi reste la même. Je la supplie alors de me rendre le lait. Sans ce lait mon enfant ne pourra pas vivre. La femme continue d’avancer sans vouloir m’entendre ; elle est bientôt forcée de s’arrêter, car devant elle la route est finie et le fossé qui la coupe est si large que nul être humain ne pourrait le franchir.

Je la rejoins enfin, mais avant que j’aie pu lui reprendre les globes, elle les arrache de sa poitrine et les brise sur les pierres. Et le lait coule en deux ruisseaux blancs jusqu’au fossé plein de vase.

Mon désespoir est si grand, que je m’éveille réellement. Je reconnais la chambre où je retrouve le berceau et l’infirmière. Mais la vision a été trop forte et, pendant un instant, j’hésite entre le rêve et la réalité. Et brusquement une épouvante me traverse. Est-ce que je vais mourir ? Ce lait perdu sans retour, cette femme faite de planches et insensible comme la mort, n’est-ce pas un avertissement ? Oui, je vais mourir, je vais mourir tout de suite, je le sens aux battements désordonnés de mon cœur, mais je ne veux pas mourir sans avoir revu encore une fois mon petit. Il me faut emporter à jamais le souvenir de son fin visage. Et je crie vers l’infirmière :

— Donnez-le moi !

Elle sursaute, se met debout devant le berceau et refuse de me donner l’enfant.

J’insiste, j’ordonne même avec violence, car je n’ai pas le temps de supplier. Et comme elle continue de refuser je rejette mes couvertures pour sortir du lit.

Elle me calme d’un geste, et m’apporte enfin mon petit.

Pour mieux le voir, je le couche au creux de mon bras. Comme il est blanc ! aussi blanc que le lait répandu sur la route. La petite bouche ouverte comme pour téter est immobile, les grands yeux sont pareils à deux diamants bleus enchâssés dans des cils dorés. Ils me regardent ces yeux, mais ainsi que la bouche ils restent immobiles.

J’étends la main pour toucher le beau front lisse, et au lieu de la douce chaleur habituelle, je le trouve froid et dur comme une pierre.

Et soudain je comprends mon rêve.

Ce n’est pas pour moi que la route est finie.

J’ai encore le temps de voir l’infirmière m’enlever le petit corps et tout disparaît.



XV


Manine a cédé au désir de Clémence. En décembre dernier, peu après ma sortie de l’hôpital, elle est arrivée ici avec ses deux filles et tout son mobilier. Elle a choisi, à mon intention, un logement ayant une pièce indépendante, et nous vivons comme autrefois, très près l’une de l’autre tout en étant chacune chez soi.

Firmin vient toujours le dimanche mais cela ne durera pas longtemps : le deuil de sa fiancée prend fin et les deux jeunes gens préparent déjà leur mariage.

Dans ce petit logement où Manine me comble d’attentions, entre Reine si affectueuse et Firmin parlant si gaîment de son bonheur prochain, il m’arrive d’oublier que le malheur s’est approché de moi jusqu’à l’extrême.

L’autre jour, dans la poche de mon manteau j’ai retrouvé deux grains de genièvre que Valère y avait mis pendant une de nos promenades. Je les ai jetés au vent, sans regret ni rancune. La peine qui m’est venue de l’enfant a défait mon amour pour le père. Lorsque je pense à Valère Chatellier, il me semble l’avoir connu dans une vie qui n’est pas celle-ci. De lui, je n’aperçois plus rien de distinct. C’est une ombre qui revient de très loin et qui s’en retourne encore plus loin.

Après la mort de mon enfant, Firmin craignant pour ma propre vie avait tout raconté à oncle meunier qui s’était rendu auprès de Valère avec la certitude d’une réconciliation immédiate. Il était si étonné de cette séparation !

Qu’avait dit Valère en apprenant à son tour la vérité ? Rien de bon à mon sujet sans doute ; autrement, le cher oncle n’eût pas hésité à me le rapporter. Il n’avait su que pleurer sur mon sort en me disant :

« Valère était ivre quand il est venu à mon appel mais en me quittant il était certainement plus ivre de chagrin que de vin. »

Oncle meunier s’est trompé ; Valère Chatellier n’était ivre que de vin, car, depuis ce jour, personne parmi nous ne sait rien de lui.


Reine s’ennuie à Paris. Tout l’hiver elle a regretté la neige du moulin, cette neige éblouissante que rien ne venait ternir et qu’elle retrouvait le matin posée au creux des branches par petits bouquets comme des fleurs mystérieusement écloses pendant la nuit.

Maintenant que nous sommes au printemps, elle regrette la basse-cour où chaque volaille avait son nom. Elle regrette le pré sur lequel elle pouvait se rouler dans l’herbe haute, mais surtout, elle regrette les haies fleuries qui se trouvaient sur le chemin de l’école.

Les squares la font rire :

— Oh ! Annette, qu’ils sont drôles les jardins de Paris.

On ne sait pas si Clémence regrette le moulin. Mais la place de mannequin qu’elle enviait et qu’elle a trouvée tout de suite ne parait pas lui donner le bonheur qu’elle en attendait. Porter une robe simple à la ville lui semble la plus grande injustice du monde et elle ne cesse de se demander pourquoi elle n’est pas de celles qui portent en tout temps des robes magnifiques. En dehors de la toilette, elle n’aperçoit aucune joie. Et dès que Manine a consenti une grosse dépense pour assurer cette joie, Clémence a un autre désir qui lui apporte les mêmes regrets et les mêmes tourments.

Son amour de la toilette s’étend à sa sœur. À travers la porte de la chambre des deux jeunes filles on entend :

— Reine, il faut demander à maman de t’acheter un autre chapeau.

— Pourquoi en acheter un autre ? Le mien me coiffe bien et il n’est pas fané.

— Espèce de sotte ! il te coiffait bien quand il était à la mode. Maintenant il t’enlaidit. Comment ne le vois-tu pas ?

Clémence n’aime pas non plus que Reine porte des souliers de forme simple où le pied est à l’aise. « C’était bon au moulin, mais ici il faut mettre tes pieds à la forme des souliers ».

Et Reine se laisse martyriser les pieds pour ne pas déplaire à sa sœur. Sa jolie démarche en est toute changée et la souffrance qu’elle endure lui ôte l’envie de courir et de sauter.

Il y a encore les desserts fins que Clémence rapporte et qui sont restés longtemps à l’étalage des boutiques où les choses se vendent à des prix élevés. Ces jours-ci, elle a rapporté une pomme Calville, toute ridée et pleine de poussière au creux des côtes. Reine s’est inclinée avec respect devant la pomme et, les yeux tout rayonnants de malice, elle a dit :

— Oh ! qu’elle est vieille !

Clémence a bougonné : « Bien sûr elle n’est pas cueillie de ce matin ; par contre elle sort de l’avenue de l’Opéra ».

— « Ça ne la rajeunit pas » fit Reine, en sautant à cloche-pied autour de la table. Et, à la fin du repas, tandis que Clémence pelait délicatement sa pomme poussiéreuse et ridée, Reine croquait à pleines dents une des pommes rouges et brillantes conservées au grenier du moulin et qui nous étaient arrivées la veille.

Des disputes commencent à s’élever entre les deux sœurs dont les goûts diffèrent de plus en plus. Reine, au besoin, mangerait sa soupe dans le couvercle de la soupière alors qu’à Clémence il faudrait des couverts d’argent et des assiettes à filets dorés. Mais c’est surtout le dimanche, que s’affirment les exigences et la mauvaise humeur de Clémence. Tout lui paraît insupportable dans la maison. Manine et Reine lui épargnent cependant tous les travaux du ménage et la traitent en belle demoiselle. Lasse de récriminer, elle s’installe à la meilleure place avec des bouts de soie et de velours dont elle fait des chapeaux qu’elle défait et redéfait rageusement, ne les trouvant jamais à son goût.

Manine a perdu patience :

— Mais sois donc gaie un peu ; profite de ta jeunesse ; vois, il fait beau, va te promener avec Annette et Reine.

Clémence, plus mécontente que jamais, a répondu que sa robe et son chapeau n’étaient plus à la dernière mode et qu’elle n’avait pas envie de se faire moquer d’elle en allant les montrer par la ville.

Excédée Manine a élevé la voix :

— Tu te rends malheureuse pour des niaiseries.

— Des niaiseries ?

Ce fut une vraie colère qui mit Clémence debout en face de sa mère :

— Des niaiseries ? La toilette d’une jeune fille ?

Et Clémence hors d’elle-même, bégayant presque, cria :

— Toutes mes camarades sont mieux habillées que moi. Toutes ont une vie facile alors que tu me fais une vie si pauvre que j’en ai honte.

Ce reproche était trop loin de la vérité pour que Manine le prît au sérieux. Elle se moqua :

— Pas si pauvre, puisque te voilà riche de tes dix-huit ans.

Et Clémence, au lieu de rire comme nous, s’assit en disant avec une profonde amertume :

— Pour ce que cela me sert d’avoir dix-huit ans.


C’est à mon tour d’être abandonnée de ceux que j’aime. Manine et ses filles sont au moulin pour la durée d’août et Firmin s’est marié le mois dernier.

L’absence de Reine ravive durement mes regrets. Son fin visage était comme un miroir où je voyais un autre fin visage, et dans ses beaux yeux je retrouvais d’autres beaux yeux que je ne reverrai jamais.

Quel mal étrange a donc laissé en moi le regard bleu de mon enfant ? Hors lui, rien ne m’attire ni ne retient ma pensée. Ce beau regard bleu je le cherche dans l’ombre comme dans la lumière. Chez les riches comme chez les pauvres. Au visage des enfants comme à celui des vieillards. Dans la rue aucun passant n’échappe à mon propre regard. Il y a des yeux pleins de sûreté qui s’en vont vers un endroit parfaitement connu d’eux. À ceux-là j’ai envie de crier :

« Emmenez-moi où vous allez ! » Aux autres, à ceux qui errent et s’égarent, j’ai envie de dire :

« Venez avec moi, nous chercherons ensemble. »

Ce soir, étendue sur mon lit, sans courage, même pour préparer mon repas, je pense à ce mal qui me ronge et dont je ne voudrais cependant pas guérir. Oh ! non, il ne faut pas que le petit visage de souffrance s’échappe de ma mémoire. Je voudrais seulement dormir ; dormir pour me reposer un peu ; mais le sommeil me fuit, mes rêves doivent lui faire peur.

Le regret que j’ai de mon enfant s’augmente de ma certitude de n’en plus avoir jamais.

« Un nouvel amour » m’a soufflé Manine.

Non, qu’apporterais-je à un autre homme ? Désormais il me faudra vivre seule.

Et voici qu’à penser à cela je me souviens d’un arbre que j’ai vu l’été dernier à l’entrée d’un parc. Il portait par le milieu du tronc une blessure large et profonde dans laquelle on avait mis des briques et du ciment. Il était grand et droit, et il étendait au loin ses branches vertes et touffues comme pour faire croire au passant que le malheur ne l’avait pas touché ; mais, si on s’arrêtait près de lui, on apercevait le rouge des briques à travers le ciment craquelé et cela faisait penser à une plaie vive que rien ne pourrait guérir.

Je n’ai pas tant d’orgueil. Et surtout Manine et Reine ne sont-elles pas comme un doux baume sur ma blessure. Je resterai auprès d’elles aussi longtemps que cela me sera possible. Et, qui sait ? Peut-être ne nous séparerons-nous jamais. Quoique séparées en ce moment ni l’une ni l’autre ne m’oublient. Reine me promet beaucoup d’histoires à son retour, une par jour, me dit-elle.

Chère petite fille ! J’aime à me rappeler sa venue ici. Très faible encore, j’attendais les voyageuses, enfouie dans le mauvais fauteuil de ma chambre d’hôtel. Je tins ferme sous le regard apitoyé de Manine, mais lorsque Reine posa sur moi ses deux papillons bleus, je fus prise d’un chagrin qui m’enleva toute retenue. Reine ne demanda pas la cause de ce chagrin. Elle s’assit légèrement sur mes genoux et dit en essuyant mes larmes :

— Je ne peux pas les boire, il y en a trop.

Il m’avait bien fallu lui sourire.

Tandis que j’évoque cet instant, un glissement me fait regarder vers la porte. J’attends, croyant que quelqu’un va frapper, mais il n’en est rien. Et comme je cherche la cause de ce bruit, j’aperçois à terre quelque chose de blanc. C’est une lettre qui vient d’entrer par surprise, et tout de suite je reconnais l’écriture de Valère Chatellier. Sans hâte et presque sans émotion j’ouvre l’enveloppe et je lis :

« S’il te reste pour moi un peu de pitié, Annette, viens à mon secours. Je suis comme une barque sans gouvernail dans la tempête, et depuis des mois je me débats dans l’horreur de moi-même sans parvenir à retrouver la bonne voie. Aujourd’hui j’ai toute ma raison et je souffre. Je souffre sans courage ni dignité, et je t’appelle comme dans une nuit mauvaise, on appelle la douce clarté du matin. Demain je viendrai frapper à ta porte, si elle ne s’ouvre pas pour moi, je retournerai sans doute à ma fange. »

« Valère. »

J’ouvris ma porte à Valère le lendemain et je fus épouvantée du désordre de ses traits. Je crus qu’il était ivre encore et je m’éloignai de lui avec répugnance. Il le vit et resta sur le seuil. Non, il n’était pas ivre ; il gardait seulement cet air abject et sournois des ivrognes. Il dit :

— Annette, veux-tu m’aider à redevenir un homme ?

Sa voix aussi changée que ses traits augmenta ma répugnance et je continuai à le regarder sans répondre.

Il eut un geste du désespoir et dit encore :

— Firmin ne m’a pas repoussé, lui.

Au nom de Firmin une tendresse chanta dans mon cœur et je répondis enfin :

— Moi non plus je ne te repousse pas, mais j’ai peine à supporter la vue de l’être dégradé que tu es devenu.

Je l’attirai devant la glace :

— Vois ce que tu as fait de Valère Chatellier !

Il regarda ses yeux clignotants, sa lèvre lâche et toute cette flétrissure qui s’étalait sur son visage et il dit en se détournant :

— Quelle honte !

Et, le buste affaissé, il resta longtemps sans rien dire.

Puis ce fut le pénible aveu de son existence depuis plus d’un an. Tout d’abord me croyant menteuse et infidèle, fâché contre moi autant que contre lui-même, il s’était lancé à fond dans le tourbillon des affaires et des plaisirs. Cependant, il n’avait pas abandonné notre logis. Là seulement il se sentait en sûreté et pouvait se reposer de ses nuits de fête. Souvent même, par les matinées chaudes, il s’étendait pour dormir sous l’olivier où l’ombre était si douce. Et cela jusqu’au jour où la jeune voisine arrêtée près de lui avait dit à son mari : « Si tu crois que c’est appétissant un homme dans cet état. Annette a bien fait de partir avec son Firmin ».

Ces paroles l’avaient complètement réveillé et tout de suite il avait pensé : « Firmin, toujours Firmin. S’il était vrai pourtant que Firmin fût venu ? »

Lorsque ses patrons lui avaient parlé de ma rencontre avec un jeune homme à la mine délurée et à la tenue peu convenable, il les avait crus sur parole. Il avait cru aussi la vieille piqueuse de bottines qui assurait que ce même jeune homme était resté deux jours à rire et à chanter dans la maison. Mais cette jeune femme qui venait de parler avait retenu le nom du visiteur sans se douter qu’il était un parent. C’était elle qui disait vrai. C’était elle qu’il fallait croire. Subitement debout, Valère s’était approché de la gentille brune pour l’interroger, mais elle lui avait tourné le dos avec mépris. Rentré chez lui avec l’intention d’écrire tout de suite à Firmin il n’en avait cependant rien fait. Comment avouer à son ami que chacune de ses lettres avait été jetée au feu sans être ouverte ?

Et comme les jours passaient le laissant indécis, oncle meunier était arrivé avec la mauvaise nouvelle. Alors, fou de regret, pensant que tout était perdu, il avait cherché l’oubli de ses torts dans l’ivresse quotidienne. Puis, ces jours derniers, au reçu d’une lettre dans laquelle Firmin parlait de son mariage accompli et de son espoir d’être heureux malgré tout, il avait tout quitté sur l’heure pour revoir cet ami si indulgent et si fidèle.

Et maintenant Valère parlait de liquider ses affaires de Nice pour venir s’installer à Paris où il se sentirait protégé par Firmin et moi, les seuls qui l’avaient aimé et dont il n’aurait jamais dû se séparer. Je n’avais aucun désir d’une nouvelle visite de Valère, cependant lorsqu’il partit, je lui tendis la main :

— Au revoir, Valère Chatellier.

À peine s’il toucha le bout de mes doigts, mais dans les yeux mornes et décolorés qu’il leva sur moi, une toute petite clarté trembla.


Il pleut, il fait soleil. La pluie est douce, le soleil est doux, et les vitres de ma fenêtre se sont transformées en chapelets de diamants qui s’emmêlent et roulent en larges traînées brillantes. C’est octobre, les vacances sont finies, et le logement de Manine est redevenu bruyant et gai.

On dirait que Reine et sa mère ont rapporté du moulin tous les souvenirs qu’elles y avaient entassés et qu’il ne leur manque plus rien pour être heureuses. Clémence elle-même, au lieu de bougonner, chante à tue-tête des chansons qui parlent d’amour et de beaux habits.

Reine m’a remis en grand secret une lettre d’oncle meunier qui est pour moi comme un livre de prières. Cette lettre dans laquelle le cher oncle a mis tout son cœur contient des conseils qui me sont précieux et me font longuement réfléchir. Il dit : « Tout vaut, il s’agit seulement de mettre les choses à leur place ». Il dit encore : « La vie a une gravité que beaucoup n’aperçoivent pas ».

Au sujet de Valère il parle ainsi : « Il faut que tu saches ce qu’il fait à Nice. En restant dans l’ignorance de ceux que nous aimons nous les aidons à faire leur malheur et le nôtre. Si Valère avait su la vérité, songe à ce qui serait au lieu de ce qui est. Ne l’abandonne pas afin de le sauver si cela est possible car en le sauvant tu te sauveras toi-même. »

Il ajoute entre les lignes déjà pleines :

« Quelque route que tu prennes dorénavant, elle sera dure. À toi de l’aplanir en ôtant les pierres une par une. Et surtout, ma grande fille, n’oublie jamais que le bonheur est en nous et que nous le faisons et défaisons à volonté. »

Le soir, à la veillée, tandis que Manine se repose sur une chaise basse en se balançant comme au temps des nourrissons, je relis très lentement la lettre d’oncle meunier. Reine, en face de moi, sous la même lampe, fait ses devoirs de classe. Ses papillons bleus bougent et se posent plus souvent sur moi que sur la page d’écriture. À la fin elle me dit :

— Maman, c’est quand elle chante que je la trouve belle, mais toi c’est quand tu lis.



XVI


Nous voici en juillet 1914. Je suis auprès de Firmin dans la jolie maison où sa femme est née, où elle a vécu heureuse auprès de son grand-père, et où le temps présent apporte au jeune ménage une somme considérable de bonheur.

Cette jolie maison, accotée à d’autres maisons, cache aux passants le jardin potager, un carré de vigne et un petit bois.

Firmin, qui m’a fait venir ici pour me reposer des fatigues de la buanderie, s’amuse de me voir occupée du matin au soir dans le potager, le petit bois et le carré de vigne. Il sait que cette activité en plein air est, pour moi, le vrai repos et quand la caserne le laisse libre il m’aide à porter les arrosoirs. Tandis que je soigne les légumes, Rose soigne les fleurs. Firmin, par amour pour sa femme a surtout planté des rosiers roses. Ces rosiers s’accrochent à la grille d’entrée, grimpent le long des fenêtres, s’enroulent en berceaux et montrent, tout autour de la maison, leurs touffes roses et parfumées. Quant aux autres fleurs, Firmin les a plantées sans souci de leur espèce ni de la place qui leur était réservée autrefois. Il en a mis dans les moindres recoins. Il en a mis dans des endroits pierreux où il semblait que rien ne dût pousser jamais. Il en a mis tant et tant devant la maison qu’elles ont envahi sentiers et pelouse et s’étendent jusqu’à la route comme un magnifique parterre de toutes couleurs.

Dans cette maison tout entourée de fleurs, les jeunes époux font des projets d’avenir. Encore quelques mois et Firmin sera libéré. Sa femme possède une somme suffisante pour monter un petit commerce, mais si Valère Chatellier s’installe à Paris dès l’automne, ainsi qu’il le promet, Firmin sera trop heureux de s’associer avec lui. La jolie maison de Rose deviendrait alors un lieu de repos pour vacances et jours de fête.

À mes doutes sur l’installation de Valère à Paris, Firmin a répliqué qu’il ne fallait jamais fouiller dans le passé ; que les lettres de son ami étaient maintenant très suivies et pleines de bon sens, et que, s’il n’était pas de retour déjà, c’est qu’il avait à Nice des affaires qu’il ne pouvait abandonner sans risquer d’en perdre le bénéfice. Et, comme pour excuser plus encore Valère, il s’est moqué un peu :

— Écoute, Annette, il faut du temps aussi pour se guérir du bon vin.

Afin de ne rien perdre de ma joie du moment, j’évite de fouiller dans le passé, ainsi que le conseille Firmin. Et, si le passé s’ennuyant de moi tente de me rejoindre au jardin, au bois ou à la vigne, je rentre vite à la maison où deux voix amies font une musique sonore et joyeuse qui intimide la tristesse et l’empêche d’entrer.

Rose est spirituelle autant que son mari. Comme lui elle est affectueuse aussi, et d’une gaîté qui permettra difficilement à l’ennui de se glisser dans son ménage.

Tout la fait rire, même les bruits de guerre qui se chuchotent à la caserne et que Firmin nous rapporte, un peu inquiet. Elle se moque de l’air préoccupé de son mari, et du bout du doigt, elle cherche à effacer le pli dur qu’il a au front depuis une semaine. Mais le pli ne s’efface pas, il se creuse au contraire, et Firmin qui se trouve retenu plus que d’habitude à la caserne n’a plus le temps de m’aider à porter les arrosoirs. Hier, son inquiétude avait augmenté encore. Et ce matin, à l’heure où nous ne l’attendions pas, voici qu’il nous arrive pâle à faire peur et tremblant comme un criminel en nous disant :

— C’est la mobilisation !

Ni Rose ni moi ne savons exactement en quoi consiste la mobilisation pourtant nous nous mettons à trembler comme si Firmin nous annonçait la pire des catastrophes. Lui ne se remet pas. Il cherche des yeux un siège, il cherche les mots qu’il veut dire. Et, la voix raffermie enfin :

— Si c’est la guerre, mon régiment va partir en couverture et je ne serai peut-être plus ici demain…

Comme je ne comprends rien à ce régiment qui peut partir en couverture, je demande des explications.

Firmin me les donne en quelques mots, ces explications ; mais la guerre qu’il redoute me paraît une chose si incertaine que je suis tentée de rire et me moquer notre frayeur mutuelle. Je n’en fais rien parce que Firmin a un visage qui me rappelle le visage flétri de mon père.

Cette fois Rose ne songe pas à rire ; elle regarde intensément son mari et lui demande :

— Que sais-tu au juste ? dis-nous la vérité.

Firmin la regarde à son tour en répondant :

— Seulement ce que je viens de vous dire, j’ai tort de vous effrayer. Demain apportera la délivrance peut-être.

Il ajouta presque aussitôt :

— Ou une peine insupportable.

Il faut qu’il retourne à la caserne tout de suite. Il est venu en coup de vent, préférant nous apprendre lui-même la nouvelle. Il peut faire faute là-bas, car il n’est pas le seul à s’être échappé ainsi. Il dit en nous quittant :

— Nous sommes tous comme des fous.

Le lendemain n’apporte aucune précision ; malgré cela Firmin sait que son régiment doit partir d’un instant à l’autre, et il nous prie de faire les emplettes nécessaires à ce déplacement.

Au lieu de la délivrance que nous espérions, c’est la peine insupportable qui arrive. Firmin en nous l’apprenant n’est pas troublé comme la première fois. Il est pâle, d’une pâleur de colère, dirait-on, mais rien n’est défait dans son visage.

Sa femme, prête à sortir pour aller aux provisions, est prise d’un tremblement nerveux qui déplace le son de sa voix fraîche. On croirait qu’elle va pleurer, mais elle ne pleure pas ; elle s’efforce de sourire et dit avec un joli mouvement de la tête :

— Soyons crâne ! Je suis fille et femme de soldat, soyons crâne.

Et, de fait, avec la haute ceinture de cuir qui retient les plis de sa robe légère, avec son coquet chapeau que Firmin a mis de travers en la serrant dans ses bras, elle passe la porte ayant l’air d’une jeune fille rieuse et mutine courant à quelque partie de plaisir de son âge.

Incapable de rester dans la maison, j’entraîne Firmin au jardin ; mais il y fait trop chaud et nous avançons jusqu’au petit bois. Tandis que nous en faisons le tour, la cloche d’une église se met à sonner, puis une autre, puis d’autres, au loin.

— C’est le tocsin, me dit Firmin.

Le tocsin ? Il me semble bien que j’entends ce mot pour la première fois ; pourtant, je pense à la mort et j’ai peur. Firmin aussi a peur. La fermeté de son visage s’efface. Il me prend par la main et m’entraîne vers un banc de pierre tout en disant :

— Le tocsin, c’est la voix qui sème la terreur et réveille le courage. C’est l’appel au secours pour la défense contre le malheur. Si tu as si peur, Annette, c’est que tu as déjà compris son langage.

Nous nous asseyons et Firmin reprend vite et sans arrêt selon sa manière :

— Aujourd’hui, le tocsin appelle aux armes contre les voleurs qui s’avancent en bandes innombrables et armés jusqu’aux dents. Ces voleurs, pour prendre gros comme le poing de ce que nous possédons, n’hésiteront pas à en détruire gros comme des montagnes. Ils brûleront nos vignes, nos bois, nos maisons. Ils détruiront des villes sans souci de leurs habitants. Ce sera l’égorgement de créatures innocentes. Ce sera la folie lâchée sur des êtres sages jusqu’alors, sur ceux de la défense comme sur ceux de l’attaque, car la guerre transforme en bêtes féroces les bons tout comme les méchants.

Il serre ma main comme pour me rassurer ; cependant il dit encore :

— Oui, il faut avoir peur. Avec le grand-père de Rose je me suis instruit sur la guerre et j’en connais toutes les horreurs.

En même temps que la voix de Firmin j’écoute celle du tocsin. Cette voix forte, dure, tenace, frappe l’air comme des coups de marteau et commande bien plus la défense qu’elle n’appelle au secours. Elle frappe le haut des arbres qui nous abritent et tombe sur nos têtes, les martelant sans pitié. J’entends ses reproches :

— Allons les Beaubois, que faites-vous là ? tranquilles à l’ombre au lieu de courir aux voleurs qui menacent votre bien.

Je veux me lever pour obéir, mais Firmin me retient :

— Tout à l’heure ! dit-il.

Et son geste paraît s’adresser plus encore au tocsin qu’à moi.

Je songe que ce soir ou demain mon frère ira au-devant de la bataille et un regret me fait dire :

— Si tu n’avais pas rengagé, Firmin !

Il hausse une épaule et répond :

— La guerre m’aurait pris tout de même, comme elle prendra tous ceux de mon âge.

Il réfléchit un instant avant d’ajouter :

— Et puis, c’est juste, on doit toujours faire face aux voleurs.

Il me regarde et je vois qu’il n’a plus peur. Ses yeux noirs se sont élargis et brillent d’un éclat extraordinaire. Il est sûrement de ceux qui aperçoivent toute la gravité de la vie. Aujourd’hui c’est lui qui est le grand frère et moi la petite sœur. Je l’écoute et me sens prête à lui obéir en tout et pour tout.

Le tocsin cesse enfin et nous nous levons du banc pour nous accouder à la palissade qui borde un chemin allant à travers champs. Je ne trouve rien à dire. Je suis comme étourdie par le silence subit des cloches. Je regarde les vignes qui peuvent être saccagées, la ville qui peut être détruite, et, au loin, les petites maisons où chaque famille vit sa part de bonheur et que les voleurs brûleront peut-être.

Un bruit de pas me fait regarder plus près. C’est un vieux vigneron qui s’avance, un panier à la main et une pioche sur l’épaule. Le tocsin l’a chassé de sa vigne sans doute, et il en revient comme à regret. Il s’arrête, repart et s’arrête encore. La tête inclinée sur la poitrine, il semble écouter une voix qui parle à lui seul. Lui-même parle d’une voix étouffée. Arrêté à quelque distance de nous, il dit :

— Ils prendront un village, et puis un autre village et encore un village.

Firmin et moi avons le même sursaut de révolte :

— Oh !

Le vieux nous aperçoit alors, il se redresse et s’éloigne d’un pas ferme.

Au tournant proche, ses gros souliers sonnent sur le pavé, et je crois entendre le pas cadencé d’une troupe de voleurs ayant déjà pris un village et s’en allant prendre un autre village.

Le soir-même, sans désespoir ni récrimination, Firmin nous fit ses adieux, nous entourant de ses bras et mettant presque autant de baisers sur mes joues que sur les lèvres fraîches de sa femme. Puis nous joignant toutes deux, épaule contre épaule il nous a dit :

— Aimez-vous, aimez-vous, mes deux chéries.

Moins d’une heure après, le régiment passait devant notre maison. Par bonheur, Firmin se trouvait de notre côté. Serrés l’une contre l’autre dans l’ouverture de la grille nous le regardions venir. Ses yeux plus larges et plus brillants encore allaient de l’une à l’autre comme avaient fait ses lèvres, et je compris que ses yeux disaient comme ses lèvres : « Aimez-vous, aimez-vous, mes deux chéries ».

Quand il fut passé, Rose arracha d’un coup sec une touffe de fleurs au rosier qui pendait sur nos têtes et chaque fois que Firmin se retournait elle levait très haut les roses qui s’effeuillaient un peu. Un jeune sergent tendit la main, et Rose lui donna les fleurs juste au moment où Firmin se retournait encore. Il acquiesça de la tête, et les deux hommes se sourirent.

Trois jours plus tard, un parent de Rose arrivant des Ardennes nous remit une lettre que Firmin venait de lui confier.

« Partez, nous disait Firmin, pour l’amour de moi, partez ! Allez à Paris attendre les nouvelles. »

— Partez, nous dit à son tour le parent de Rose, partez par n’importe quel moyen. N’avez-vous pas de bicyclettes ?

Il dut insister car Rose ne voulait pas quitter sa maison et moi je ne voulais pas abandonner la femme de mon frère. Rose céda enfin en voyant le passage affolé d’une multitude de gens. Et bientôt il y eut deux cyclistes de plus sur la route.

À Paris nous trouvons le logement vide. Depuis une quinzaine, Manine est au moulin avec ses filles qui avaient grand besoin d’air pur.

Sous ma porte je ramasse un papier plié en deux et comme une fois déjà je reconnais l’écriture de Valère. Il a tracé au crayon :


« Je trouve ta porte fermée, Annette, et je pars à la guerre. Tu ne sais pas ce que c’est que partir à la guerre sans avoir revu le visage de celle qui fut autant votre sœur que votre femme, celle-là qu’on a si cruellement offensée et cependant jamais cessé de chérir. Demain je serai un instrument de mort parmi d’autres instruments de mort. Saurai-je seulement frapper l’ennemi ? Et comment ferai-je pour défendre ma propre vie ?

« Je voudrais te serrer longuement, étroitement sur mon cœur et recevoir de toi le baiser d’adieu et de pardon.

« Valère. »

Mes oreilles bourdonnèrent comme à un nouveau tocsin et le désir me vint de courir châtier les voleurs armés. Dans ce départ pour la guerre je n’avais pensé qu’à Firmin, et voici que Valère y allait de même. Peut-être en ce moment, faisait-il en sens inverse le chemin qui m’avait amenée ici ? Peut-être était-il dans l’un de ces régiments couvert de poussière et se hâtant, rencontré sur la route ? Peut-être encore m’avait-il vue et reconnue au passage sans oser me parler ?

Le baiser d’adieu et de pardon, je le lui aurais donné sans honte devant tous ses camarades. Je le lui aurais donné devant le monde entier.

À Rose qui me regardait, consternée, je criai presque :

— Oncle meunier a raison. En restant dans l’ignorance de ceux que nous aimons, nous les aidons à faire leur malheur et le nôtre. Ce baiser d’adieu et de pardon sera mon regret tant que durera l’absence de Valère. Et si Valère devait ne pas revenir de la guerre ce regret deviendrait mon remords.

À la fin d’août seulement, une lettre de Firmin nous arrive. Il nous supplie d’aller l’attendre au moulin. C’est là qu’il compte venir nous chercher dans un mois ou deux. Ainsi, il pourra voir en une seule fois toute sa famille. Sa lettre n’est pas triste ; il dit :

« Mettons-nous bien dans la tête qu’en guise de pain blanc, nous avons sur la planche quelques bonnes semaines de souffrance. »

Au moulin tous les hommes sont partis. Il ne reste que Nicolas qui a dix-sept ans et oncle meunier qui en a cinquante. À eux deux, ils font le travail de six et ne se plaignent pas. Oncle meunier dit à tous :

« On a toujours le temps de pleurer ; il faut agir d’abord. »

Tante Rude non plus ne se plaint pas et il ne fait pas bon de pleurnicher autour d’elle.

Angèle ne s’inquiète pas plus de la guerre que d’une bataille entre garçons de village :

— Qu’ont-ils à se battre ? dit-elle.

Comme je lui parle du départ possible de son mari, elle répond l’air tranquille :

— Ils ne l’ont pas trouvé bon à l’âge du régiment, pourquoi me le prendraient-ils maintenant ?

Manine est comme assommée, et Reine est silencieuse. Dans son doux visage de fillette, ses deux papillons bleus bougent à peine.

À l’inverse de Manine et Reine, Clémence est exubérante et active. Elle va aux nouvelles dans le village, elle part à la recherche des journaux. Elle court au-devant des régiments qui passent, offrant des fleurs aux soldats qui s’étonnent de sa beauté et lui en font compliment. Reine l’accompagne avec des fruits, mais si les soldats acceptent volontiers les fruits de Reine, tous tendent la main vers Clémence et ses fleurs. De ne savoir auquel répondre Clémence en paraît plus jolie encore sous le grand chapeau qui ombrage son teint soigné. Et, parce qu’un jeune officier a mis un baiser sur la fleur reçue, elle vient de rentrer en fredonnant :

Partons, partons belle,
Allons à la guerre
Allons bien vite
Allons.

Jean Lapierre et Nicole, fiancés depuis le printemps devancent l’époque fixée pour leur mariage.

Ce mariage va se faire sans fête ni robe blanche, et Firmin ne pourra y assister.

Mme Lapierre, toujours assise sur sa chaise à haut dossier, se réjouit du bonheur de son fils et s’épouvante de la menace de son prochain départ.


L’hiver touche à sa fin et la guerre s’est installée chez nous comme si elle comptait y demeurer toujours. Rappelée d’urgence à la buanderie où je faisais faute au linge des blessés, oncle meunier m’a vue repartir avec un réel dépit. Je ne l’ai pas quitté avec moins de regret ayant retrouvé pendant quelques semaines auprès de lui toute la confiante intimité d’autrefois. Dans nos conversations affectueuses, il me parlait souvent de Valère, qu’il jugeait être une victime autant que moi-même. Il m’encourageait à ne pas chasser délibérément son souvenir. Il disait : « À garder de la cendre chaude au foyer, il faut peu de choses pour allumer le feu. »

Pour l’instant, dans ce tourbillon de misère et de crainte, Valère Chatellier ne tient pas plus de place dans mon souvenir que certains visages désolés aperçus au hasard d’une rencontre et s’imposant à moi sans raison.

Rose m’a suivie à Paris avec l’espoir d’aller faire ses couches dans sa jolie maison ; mais c’est dans ma propre chambre qu’elle a mis au monde son petit Raymond.

Manine et ses filles ne sont pas restées au moulin non plus. L’ouvrage n’y manquait pas pour elles cependant. Mais, lorsque les régiments eurent cessé de passer sur la route, Clémence fut prise d’un ennui tel qu’il fallut bien la ramener à Paris.

Aux régiments qui passent encore sur le boulevard Clémence n’offre pas de fleurs, mais elle offre sa beauté tout entière. Montée sur un banc et dominant les autres jeunes filles accourues comme elle, elle semble une fleur rare, poussée au meilleur endroit afin d’être parfaitement vue de tous.

Elle ne s’ennuie pas moins ici qu’au moulin et dès que sa mère lui fait une remontrance elle menace de ne plus rentrer à la maison. Elle veut vivre à sa guise et non à la nôtre, dit-elle. Par moment, on aperçoit en elle comme une folie. Elle parle pendant tout un jour d’un aviateur en renom qui ne demande qu’à l’épouser. Le lendemain elle dit la même chose d’un lieutenant, d’un capitaine et même d’un général. Et, sans souci de celles qui pleurent ou craignent, elle chante son refrain de guerre, d’amour et de splendeur !

Elle était si belle
Qu’on la croyait reine
Du beau régiment.

Le linge que je lave à la buanderie n’a plus cette odeur douceâtre qui m’écœurait ; il a une odeur de sang qui me prend à la gorge et me fait tousser. Le travail presse. À tout instant on entend la voix du contremaître :

« Dépêchez-vous ! dépêchez-vous ! les blessés manquent de linge. »

Courbées sous les paquets secs ou mouillés qu’il nous faut transporter d’un endroit à l’autre nous peinons comme des bêtes de somme surchargées. Personne ne se plaint, chacune de nous ayant un fils, un frère ou un mari dans la bataille.

Mlle Lucas, si faible pourtant, peine comme les autres, mais ce n’est plus à la cloche du cimetière qu’elle tend l’oreille. Elle s’immobilise brusquement et ses mots souvent inachevés donnent de l’épouvante. Hier, plus pâle, et le regard plus inquiétant que jamais, elle nous a dit :

« Prenez garde ! Il va venir une bête étrange qui couvrira la ville et broiera tous les os. »

La mère Françoise continue de poser son pain du goûter n’importe où, et derrière le contre-maître elle répète :

« Dépêchons-nous ! dépêchons-nous ! les blessés manquent de linge. »



XVII


Annette ! Annette ! je ne veux pas mourir.

Depuis plus de trois ans que dure la guerre, c’est presque toujours ainsi que Firmin commence ses lettres. Il est persuadé qu’en affirmant sa volonté de vivre en dépit de tout, il échappera au monstre qui supprime chaque jour tant de vies jeunes et nécessaires.

Il a aussi une manière de m’indiquer les endroits du front où il se trouve, et je m’y trompe rarement. « Ainsi, dit-il, ta pensée peut rôder dans les parages et me protéger. »

Sa lettre d’aujourd’hui, affectueuse et gaie, me renseigne une fois de plus :

« Je suis près d’une rivière que je ne te nommerai pas, grande curieuse, et tu es libre de croire que cette rivière est un fleuve ; mais ne va pas t’imaginer que ce fleuve peut me noyer. Te souviens-tu de ce voyage que nous avons fait avec nos parents pour aller voir des dames qui habitaient dans une vallée très encaissée ? Moi, je me souviens très bien des deux jeunes collègues de notre père qui voyageaient par hasard avec nous. Tous deux s’empressaient auprès de toi, te prenant pour une vraie jeune fille tellement tu étais déjà grande. Pendant un arrêt, ils sont allés boire au buffet de la gare. Et, ils t’ont rapporté chacun un morceau de sucre mouillé d’alcool, l’un de kirsch et l’autre de cognac. Et toi, fine gueule, tu trouvais cela si bon que tu suçais les morceaux de sucre l’un après l’autre sans seulement penser à m’en offrir. Les jeunes gens s’amusaient fort de tes gestes de gamine. Et quand notre père leur eut affirmé que tu n’avais que treize ans, ils ont dit tous deux à la fois : « Je vous la retiens pour femme, M. Beaubois ». Ah ! comme nos parents riaient et comme nous étions heureux alors… »

Jusqu’à la prochaine lettre de Firmin, ma pensée va rôder vers la Meuse où la bataille fait rage.

De Valère Chatellier je ne sais rien ; aucun de nous ne connaît le numéro de son régiment et les recherches entreprises à Nice par oncle meunier n’ont pas abouti.

Au début, Firmin s’est étonné du silence de son ami ; mais depuis longtemps il n’en parle plus et je fais comme lui.

L’autre matin, comme je longeais le boulevard pour aller à mon travail, un soldat qui marchait près de moi se mit à courir en appelant : « Valère ! Eh ! Valère ». Celui qu’on appelait se retourna ; c’était un tout jeune soldat n’ayant rien de commun avec l’autre Valère, et je ne pouvais m’y tromper. Pourquoi donc alors, le banc qui n’était pas à trois mètres de moi, me fut-il si pénible à atteindre ?

Je n’avais guère le loisir de m’attarder sur ce banc, mais une grande faiblesse m’y retint. Mon cœur cognait sourdement et prenait une telle place dans ma poitrine, qu’à la fin je me moquai de lui et le morigénai :

— Qu’as-tu à t’agiter ainsi ? Valère est loin. Et puis, as-tu donc oublié que tu ne l’aimes plus ?

À la buanderie ce souvenir ne cessa de me tourmenter ; mais, rentrée chez Manine, il s’effaça très vite.

C’est que, chez Manine, il y a maintenant trois enfants. Rose vient de donner une petite sœur à Raymond. Et Nicole nous est arrivée ces jours derniers avec un gros garçon qu’elle appelle Ni-Jean, et qui a deux ans passés.

Jean Lapierre est aviateur, et rien n’a pu retenir Nicole au moulin dès qu’elle a su que son mari était au Bourget. Il vient assez souvent ici. À peine s’il prend le temps de nous dire bonjour. Il embrasse sa femme et son enfant avec une sorte de frénésie et il repart aussi vite qu’il est venu.


Clémence n’est plus auprès de nous. Un jour, qu’elle savait me trouver seule à la maison, elle entra et jeta sa clé sur la table comme une chose désormais inutile ; et, sans répondre à mes questions, elle ouvrit l’armoire, mit à son bras deux minces bracelets d’or, dont l’un appartenait à Reine, et fit glisser au creux de sa main toutes les piécettes d’argent qui étaient au fond de la boîte. L’armoire refermée, elle se regarda dans la glace, de côté, de dos et de face, consolida son chapeau, se regarda encore, et, les yeux audacieux et presque menaçants elle sortit en tirant violemment la porte derrière elle. Mais tout n’était pas fini. Dans sa précipitation, elle avait laissé prendre un peu de son manteau dans la jointure de la porte. Elle tira dessus et donna du poing contre le bois, mais la porte tenait bon. Et avant que j’aie pu l’ouvrir, l’étoffe se déchirait et Clémence descendait l’escalier en courant. Je compris qu’elle partait pour toujours et, sortie à mon tour, j’appelai :

— Clémence !

Ma voix sonna étrangement dans la cage de l’escalier. Il y eut un arrêt dans la descente. Alors, comme si toute la peine de Manine était en moi, je dis plus bas, avec un accent de prière :

— Clémence ! reviens.

Une réponse incompréhensible me parvint et la descente reprit. J’écoutai décroître et se perdre le pas vif. Et, comme je me retournais pour rentrer, j’aperçus, collé au chambranle, le bout d’étoffe que la porte gardait comme un bon chien garde entre ses dents un morceau de l’habit du voleur.

Pour Manine, la nouvelle n’a pas été aussi terrible que je le craignais. Attristée elle a dit : « Clémence en fait à sa tête, nous la reverrons bientôt. »

Nous n’avons pas revu Clémence. Maintenant Manine pleure. Et, pour le cas où sa fille viendrait à rentrer de nuit, elle laisse une petite lampe allumée sur le palier.

Reine, de son côté, commence à donner du souci à sa mère. Elle veut à toute force être infirmière militaire. Elle n’est pas bien grande encore et si frêle qu’il semble qu’un coup de vent n’aurait pas de peine à l’emporter.

Manine espère la faire changer d’idée, mais pour ne pas trop la contrarier elle lui promet de l’envoyer soigner les blessés dès qu’elle aura seize ans. En attendant Reine suit des cours d’infirmière, et déjà, autour de nous, elle donne des soins adroits. Le soir, elle berce le gros Ni-Jean ou la petite fille de Rose en chantant, comme autrefois sa mère :

Fille de la charité
Vous irez
Parmi les soldats blessés.

Pour Nicolas qui est au front depuis une quinzaine, ma pensée rôde aussi, mais je ne sais où la diriger. Malgré sa promesse d’écrire chaque jour, je n’ai reçu qu’une seule lettre dans laquelle il disait :

« J’arrive aux tranchées. Je voudrais, comme Firmin, te raconter des choses gaies mais je ne peux pas. La campagne de par ici est comme un grand cimetière. En place de fermes et de moulins il y a des croix, des croix, des croix. Il viendra peut-être un temps où je pourrai te rappeler des histoires gaies de mon enfance, mais aujourd’hui je me souviens seulement que tu m’empêchais de me battre avec les gamins de mon âge. Je me rappelle bien que tu me recommandais de parer les coups sans jamais les rendre. À présent on me dit que, pour bien me défendre, il me faut tuer l’ennemi avant qu’il n’ait le temps de me tuer lui-même. À toi, Annette, je le dis. Je suis bien décidé à me défendre et à rendre des coups à celui qui m’en donnera, mais vois-tu, je sens bien que je ne pourrai jamais tuer… »

Nicole ne s’inquiète pas trop du silence de son frère jumeau. « J’ai tant prié pour qu’il ne meure pas » dit-elle. Elle est pieuse, presque autant qu’Angèle. À l’intention de Nicolas, elle s’agenouille dans le coin de ma fenêtre où l’on entend un bruit semblable à un tonnerre souterrain. Elle est persuadée que c’est le bruit de la bataille qu’elle entend-là. Il lui semble être agenouillée sur la tranchée même et qu’ainsi elle peut y implorer plus sûrement la miséricorde divine.

L’autre soir, le bruit souterrain a cessé brusquement tandis qu’elle priait ; mais, au lieu de s’en réjouir, elle s’est relevée toute pâle en disant :

« Ce silence-là, c’est comme un signe de mort. »


Il ne passe plus de régiments sur le boulevard. On voit seulement passer des groupes de jeunes civils encadrés par des militaires. Le groupe d’aujourd’hui chante : « Mourir pour la patrie ». Il y a si longtemps qu’on n’a pas entendu chanter dans la rue que des femmes se mettent aux fenêtres.

Autrefois, ce chant guerrier ne retenait pas plus mon attention que les berceuses accoutumées de Manine. Mais, à voir ces jeunes gens, fiers, souples, si bien faits pour vivre dans leur patrie et s’en allant en chantant mourir pour elle, je pense que Nicolas avait raison de dire, en apercevant un vieillard tout tordu : « Il en a de la chance cet homme-là d’être vieux et infirme. »


« Aimez-vous, aimez-vous, mes deux chéries. » Et voici que la discorde s’est glissée entre nous. Rose a pris goût au métier militaire. On dirait même qu’elle prend goût à la guerre depuis que son mari est sous-lieutenant. Elle fait des projets pour ses enfants. Son fils sera officier et sa fille n’épousera qu’un officier. Déjà elle donne au petit Raymond des fusils et des sabres comme jouets et lui montre la manière de s’en servir contre l’ennemi. Parce que j’essaye de détourner l’enfant de ces jouets elle me reproche d’avoir un caractère acariâtre et contrariant. Elle a dû se plaindre à son mari, car voici qu’il m’adresse une lettre sèche dans laquelle il parle avec aigreur de la mauvaise entente de sa sœur et de sa femme. Sans un mot affectueux pour l’une ni pour l’autre, il termine ainsi :

« Il faudra bien que vous vous mettiez d’accord ; du reste j’arriverai bientôt et je donnerai des ordres. »

Des ordres ! J’en reste stupéfaite ; puis je dis comme si mon frère était devant moi :

— Des ordres de toi, Firmin ?

Révoltée, je lance la lettre à travers la pièce :

— Des ordres ! il nous les donnera baïonnette au canon peut-être ?

Devant le petit Raymond qui me regarde apeuré j’entrevois soudain la frêle silhouette de mon frère nous menaçant d’un fusil, et je me mets à rire.

Je prends dans son berceau la petite fille qui s’est réveillée au bruit et je dis à la mère :

— Restons unies, Rose, sinon gare à Firmin.

Comme moi, Rose se met à rire. Et, sans doute par crainte de Firmin, la discorde n’osera plus s’approcher de nous.

La prédiction de Mlle Lucas se réalise. Pendant la nuit, une bête étrange couvre la ville et broie des os. Mlle Lucas a été une des premières victimes. Sortie de chez elle pour gagner l’abri voisin, la bête l’a atteinte et a déchiqueté son maigre corps.


Le deuil de guerre vient d’entrer chez nous avec la mort de Nicolas. C’est tante Rude qui nous apprend le malheur. Elle écrit : « Ton oncle pleure tellement qu’il en est ridicule ». Elle joint à sa lettre celle d’un sergent qui s’excuse d’avoir tardé à nous prévenir. Mais, blessé lui-même par l’obus qui a tué Nicolas, il n’a pu s’acquitter plus tôt de ce devoir. Nicolas a été tué le lendemain même de son arrivée aux tranchées. Et le sergent ajoute : « Ce petit gars était trop jeune pour faire la guerre. Il est mort du bruit plutôt que de l’obus, car il n’avait pas de blessure. »

Si tante Rude nous voyait pleurer Nicole et moi, elle dirait certainement que nous sommes ridicules.


Firmin est venu et n’a pas donné d’ordres. À peine entré, il est resté en contemplation devant sa petite fille qu’il ne connaissait pas.

La mort de Nicolas ne l’a pas fait pleurer. Il a vu mourir tant et tant de jeunes hommes qu’il ne sait plus si mourir est un plus grand mal que vivre. Depuis sa dernière permission il me paraît vieilli de plus de dix ans. Il est maigre et déprimé ; et lui, qui entre seulement dans sa vingt-neuvième année, a des cheveux blancs aux tempes comme un homme de quarante-cinq ans. Il est las, si las qu’il ne songe plus à crier son désir de vivre. Assis sur la chaise basse de Manine, son fils sur un genou et sa fille dans son bras, il ne sait même pas dire sa joie. En a-t-il seulement de la joie ? Et puis, par malchance, les avions allemands passent, crachent et tuent. Firmin s’effraye de notre vie menacée. Il voudrait nous voir retourner au moulin. À Nicole, qui a une peur affreuse des avions meurtriers, il conseille vivement d’aller retrouver Mme Lapierre. Mais il sourit en donnant ce conseil à sa jeune sœur car il sait bien qu’elle supportera tout plutôt que de se séparer de Jean Lapierre. Entre deux bombes qui éclatent dans le voisinage il me souffle à l’oreille : « Que veux-tu ? C’est une Beaubois. »


De Valère nous ne savons toujours rien, et Firmin m’a dit, comme avec un peu d’envie :

« Les disparus laissent au moins l’espoir de les revoir. »

À la fin de sa permission j’ai accompagné Firmin à la gare de l’Est. Il s’est étonné du salut respectueux d’un soldat, puis il s’est moqué : « Ah ! oui ! c’est vrai, je suis un bel officier ». Tout de suite rembruni, il a murmuré : « Et cela peut durer, durer, durer… »

Devant l’espèce de désespérance qui s’étendait sur son visage, j’ai levé un doigt pour rappeler sa confiance en lui-même :

— Souviens-toi Firmin, tu ne dois pas mourir.

L’air distrait, il m’a regardée en répondant :

— Tu crois ?

Dans la petite salle à manger de Manine il fait froid en ce mois de mars 1918. Groupées autour du poêle dans lequel nous brûlons du charbon, plein le creux de la main, ainsi que le dit Nicole, nous tâchons de réchauffer le plus possible les enfants avant de les coucher. Rose qui vient d’endormir sa petite fille, veut maintenant déshabiller son fils :

— Allons Raymond, viens au lit, mon mignon.

Raymond recule et regimbe.

— Non, je ne veux pas aller au lit, parce que tu vas encore me battre pour m’emmener à la cave.

La voix de Rose s’amollit :

— Mon chéri ! viens te coucher ; si les méchants avions passent je t’éveillerai tout doucement, je te le promets :

— Oui, tu dis toujours ça et puis tu me bats tant que tu peux.

Cette fois, le petit Raymond peut avoir confiance dans les dires de sa mère, car nous avons renoncé à la cave. La quantité de vêtements chauds qu’il fallait y transporter ! La descente dans l’escalier obscur avec les petits endormis ou apeurés ! La courageuse Manine devenant d’une faiblesse incroyable à l’annonce des avions et Reine qu’il me fallait porter à moitié sous peine de la voir s’évanouir au milieu des étages ! Et encore l’un des enfants de la voisine n’était-il pas mort d’une pneumonie contractée à la cave ? De plus, une maison ne s’était-elle pas écroulée ensevelissant ceux qui étaient au fond ? Quoique l’on fasse, où que l’on aille, on était quand même en danger.

Raymond cède enfin aux caresses et aux promesses de sa mère ; mais à peine vient-il de s’endormir que les sirènes annoncent la venue de la bête étrange. Leurs voix aiguës et graves tout à la fois, s’élèvent en lamentations de détresse et de désespoir :

— Cachez-vous, cachez-vous ! crient ces voix de malheur et d’épouvante ; descendez au plus profond de la terre car la menace est dans l’air.

— Cachez-vous, cachez-vous, car, pour mieux vous tromper la bête a pris la forme d’un oiseau ; mais cet oiseau porte sous ses ailes des œufs pleins de feu qui vont tomber sur vos maisons et les briser comme verre.

Pour mieux se faire entendre les sirènes se sont posées sur les plus hauts toits, jusque sur les tours de Notre-Dame. Elles crient, elles hurlent à perte de voix, mais toujours elles disent :

— Cachez-vous, cachez-vous. Éveillez les enfants, sortez les nouveau-nés de leur berceau, cachez-les dans la poussière et l’humidité des caves, de crainte que la bête méchante ne vienne à broyer et disperser leurs membres délicats…

Nicole affolée tourne avec son enfant serré contre elle. Ses yeux se dirigent avec une rapidité incroyable dans tous les coins de la pièce. Elle se précipite vers la cuisine et en revient avec le même affolement :

— Oh ! dit-elle, si je pouvais le remettre dans mon ventre !

Et elle serre si fort le gros Ni-Jean qu’il se réveille et se met à crier de peur.

Nicole se ressaisit alors, s’assied et tâche de faire entendre sa voix au petit qui ne la reconnaît pas. Il pleure si fort que je remonte la flamme du gaz toujours baissée par économie. Mais j’entends, du boulevard :

— Éteignez ! éteignez !

Je rebaisse le gaz, je ferme les épais rideaux, et malgré cela j’entends encore :

— Éteignez ! éteignez !

Je ne veux pas éteindre car, autant que Reine, j’ai peur dans l’obscurité et je sais qu’à la lumière les visages conservent du courage et de la fierté. Mais qu’a donc cette petite flamme de gaz à briller ainsi ? Il semble que la pièce soit éclairée comme en plein jour. Tout reflète la lumière : les cuivres des meubles, la glace de la cheminée, les cadres pendus aux murs et même le verrou de la porte qui brille comme un phare. Ne sachant que faire pour affaiblir cette clarté, j’ôte mon tablier et l’enroule autour de l’abat-jour.

Les voix de malheur se taisent et le gros Ni-Jean cesse enfin de pleurer. Nicole se tient si courbée qu’on n’aperçoit plus de son enfant que deux petits pieds qui se croisent et se décroisent nerveusement. Manine et Reine, mal assises sur la même chaise, se tiennent fortement enlacées. Et Rose couvre de son corps le berceau de sa petite fille.

À mon tour je sors Raymond de son lit et le tiens sur mes genoux enveloppé dans sa couverture.

Au dehors, à présent, il se fait un silence comme si toute la ville était déjà morte. Nous attendons la bête qui va une fois de plus couvrir la ville et broyer des os. Une sorte de froissement dans l’air nous met aux écoutes. Et, presque aussitôt, nous entendons le vol claquetant et ronflant des oiseaux féroces. Ils s’avancent comme un cataclysme naturel que personne ne pouvait prévoir et qu’aucun homme ne peut empêcher. Raymond s’agite à leur approche ; je sens son petit cœur bondir sous ma main. Je touche ses joues devenues subitement froides et je demande tout bas :

— Tu as peur ?

Les beaux yeux confiants de Raymond me regardent et sa jolie tête remue pour dire non.

La bête étrange passe et chacune de nous frissonne et se penche davantage sur son enfant…

Peu à peu, des bruits familiers recommencent sur le boulevard. Une fenêtre s’ouvre, un pas traîne. Soudain, c’est la Berloque avec toute son allégresse. Aussitôt Raymond m’échappe et, malgré le froid, à moitié nu, il lève les bras, écarte les jambes, se balance et se disloque comme un pantin. Cela fait rire le gros Ni-Jean qui s’échappe à son tour des bras de sa mère pour remuer ses petons boulots, imitant maladroitement les pieds agiles de Raymond et tombant coup sur coup sur le derrière. Reine, prise elle-même d’une joie délirante, fait claquer ses doigts comme des castagnettes et rit, rit sans mesure.

Les mamans, craignant le froid, veulent recoucher les petits ; mais Raymond déclare qu’il n’a pas fini de danser et le gros Ni-Jean crie qu’il veut sauter encore.

Au loin, la Berloque continue de lancer ses notes joyeuses. Malgré le bruit d’ici tout le monde l’entend, et c’est comme si elle disait à tous :

— Dansez, petites souris, Raminagrobis est parti. Il reviendra demain peut-être, mais ce soir il a tant mordu et griffé qu’il n’a plus griffes pour vous déchirer les chairs ni de dents pour vous broyer les os. Et Reine qui comprend tous les langages chante avec la Berloque :

Dansons, dansons petites souris

Raminagrobis est parti.

Les petites souris ne dansèrent pas longtemps par la suite. Jean Lapierre fut tué ; et, quelques jours plus tard, oncle meunier mourait après une journée de travail au-dessus de ses forces.

Dans le même temps, une bête énorme appelée Bertha, plus féroce encore que les oiseaux de feu, broya les os de jour comme de nuit. Et, comme pour augmenter cette épouvante, les lettres si suivies de Firmin cessèrent brusquement de nous parvenir…


Dans le logement de Manine, il y a maintenant une douleur haute et dure qui nous empêche de nous rappeler que Firmin a été en vie, qu’il a été gai, tendre, faible et plein de courage.

Parce que Firmin est mort, tout est noir, tout est mort.



XVIII


        Joli mois de Mai
        Joli mois des filles
    Des filles et des garçons,
    Des garçons et des filles.

Dans le jardin de la maison aux rosiers roses, c’est Rose qui chante ainsi en faisant la ronde avec Raymond et la petite fille. Elle est heureuse de se retrouver ici où les enfants peuvent jouer et courir à l’aise et où un nouveau bonheur se prépare pour elle.

Depuis que nous tâchons de rendre habitable ce qui reste de la jolie maison, nous avons chaque jour la visite d’un jeune capitaine qui fut l’ami de Firmin au temps où tous deux étaient sergents. Celui-là même qui a tendu la main et reçu les roses en partant pour la guerre. Ce jeune capitaine semble avoir reporté sur Raymond et sa petite sœur toute l’amitié qu’il avait pour leur père. Il les entoure de prévenances et partage leurs jeux. Et pour que Rose ait, comme autrefois, le plus beau jardin du pays, il a semé des graines de toutes sortes et planté des fleurs de toutes couleurs.

De tous les rosiers roses qu’avait plantés Firmin trois seulement ont résisté aux misères du temps, mais ces trois-là montrent qu’ils sont de force à supporter tous les malheurs. N’ayant pas été taillés ni guidés pendant ces quatre dernières années, ils se sont étendus à leur fantaisie, en largeur comme en hauteur, se rejoignant ainsi que des amis qui se reconnaissent et se soutiennent pour mieux lutter contre l’adversité. Il semble qu’à eux trois ils aient voulu remplacer toutes les autres fleurs disparues. Et, pour entrer dans la maison, il nous faut nous courber sous leurs guirlandes et repousser leurs bouquets roses qui barrent le seuil, cachent la porte et aveuglent les fenêtres.

Aujourd’hui Rose a quitté le deuil. Ce deuil qu’elle a porté le temps voulu comme une marque nécessaire et visible de son chagrin. Mais en même temps qu’elle a ôté sa robe noire on dirait qu’elle a ôté la raideur qui figeait les traits de son visage redevenu presque aussi rose que son nom. Dans sa robe claire qui lui couvre à peine les jambes, elle ne semble pas être la mère des deux petits qu’elle fait tourner et sauter si joyeusement. Comme marque de son chagrin il ne lui reste qu’un léger pli aux paupières et un son grave dans la voix. Elle a tellement pleuré son mari, elle l’a tellement supplié de venir la prendre pour l’emmener là où il est !


Sous ce clair soleil de mai 1919 les souvenirs de mort s’effacent pour moi aussi et il m’est impossible d’imaginer Firmin sans vie ; mais, dans cette maison qui fut la sienne, sa voix me manque et, pour l’entendre, je relis certaines lettres que je porte sur moi comme des reliques. La voix de Firmin me parait sortir du papier ; elle s’élève en claironnant ou s’abaisse en confidence et toujours j’y retrouve ce léger tremblement de tendresse qui surprenait et inspirait confiance. Pour l’instant on dirait que la voix de Firmin se mêle à celle du jeune capitaine qui tourne avec Rose et les petits en chantant gaîment :

Joli mois de Mai
Joli mois des filles…

Mon séjour ici s’achève. Demain je serai à Paris où je retrouverai vide une fois encore le logement de Manine. Reine est malade et, pour la guérir, sa mère l’a conduite à la montagne où l’air est pur.

Nicole dont la santé donne les mêmes inquiétudes est allée les rejoindre entraînant avec elle Mme Lapierre qui m’écrit : « À vous Annette qui gardez un espoir, je prête ma maison. Cette maison que je ne quitte pas sans regrets, dans laquelle j’ai élevé mon fils avec amour et où j’aurais tant aimé le voir vivre. »


Dans le logement de Manine, qui était comme une auberge où chacun allait et venait à sa guise, le silence s’est fait. Un silence lourd et plein d’ombre malgré le bruit de la rue et la lumière du soleil passant à travers les fenêtres fermées. Dans ce logement où tant de voix ont gémi et imploré, je fais mes pas légers comme si je craignais d’éveiller l’écho des douleurs passées. Le soir, en rentrant de la buanderie, je m’assieds à ma place habituelle et, aussitôt, ceux qui sont partis à jamais se groupent dans mon souvenir. C’est toujours le visage de Nicolas qui m’apparaît le premier, un visage de tout jeune homme, si étonné d’être obligé de s’en aller mourir loin du moulin. C’est ensuite le regard d’oncle meunier qui me dit clairement : « Valère peut revenir ».

Je ne crois pas au retour de Valère. La guerre finie, me souvenant « qu’on a toujours le temps de pleurer et qu’il faut agir d’abord » j’ai entrepris à Nice des recherches qui n’ont pas plus abouti que celles d’oncle meunier pendant la guerre. « Valère est perdu, perdu pour toujours. »

C’est cela que je me répète sans cesse. Mais Firmin avait raison lorsqu’il disait que les disparus laissent au moins l’espoir de les revoir. Cet espoir je le garde sans vouloir me l’avouer à moi-même. La nuit, je m’éveille en sursaut, croyant entendre un pas monter l’escalier et s’approcher de ma porte.

Toujours j’y regarde sous cette porte. Hier, apercevant quelque chose de blanc je me suis baissée espérant que c’était une lettre. J’avais bien vu pourtant que ce n’était qu’un tout petit bout de chiffon.

« Valère est perdu. »

Malgré cela, de loin comme de près, tous les hommes de haute taille retiennent mon attention. Même ce vieillard malade que je vois passer depuis quelque temps au bras d’une jeune femme qui le soutient.

Valère, dans sa vieillesse, aura certainement ces cheveux gris, ces épaules voûtées et cet abandon de tout le corps.

Il me semble que j’aimerais mieux savoir la vérité sur Valère ; sa mort m’apporterait-elle une peine plus grande que celle qui m’est venue de notre séparation ?

Aujourd’hui dimanche, inactive et toutes mes pensées tendues vers les chers absents, je rencontre de nouveau le clair regard d’oncle meunier me disant : « Valère peut revenir. »

Comme si j’avais entendu réellement ces mots j’ouvre la fenêtre. C’est de la clarté, c’est de la chaleur qui entre et tout mon corps se réchauffe au soleil comme autrefois à une caresse de Valère Chatellier. Ce n’est pas assez d’une fenêtre, j’ouvre les trois qui donnent sur le boulevard.

« Oh ! si Valère revient, qu’il puisse voir au moins que tout n’est pas mort dans le logement de Manine. »

Tandis que les pièces s’emplissent d’air et de lumière je regarde au dehors, à droite et à gauche, mais Valère n’est pas là. Les arbres sont d’un vert magnifique et dans le ciel bleu les hirondelles jouent et crient. Les passants ne se hâtent pas comme les jours de semaine, mais aucun d’eux ne songe à regarder les fenêtres de Manine. Seul, le grand vieillard tourne la tête par ici tout en marchant. On dirait même qu’il ralentit son pas déjà si lent.

Je m’intéresse de plus en plus à ce vieillard malade. Je voudrais connaître son nom et savoir de quoi il souffre. Il est vêtu de grosse laine malgré la chaleur et, dans son vêtement trop large son bras gauche paraît inerte. Il va tête nue alors qu’il est engoncé dans un cache-nez qui lui couvre presque tout le visage. Peut-être, ainsi que Valère Chatellier, a-t-il été un homme droit, souple, à l’allure aisée et au col bien dégagé. Je le suis des yeux. Et, parce qu’il a le même repliement du genou que Valère, mon cœur se dérange et fait du bruit.


En mettant de l’ordre dans la chambre de Reine, j’ai trouvé dans une boîte la photographie d’un jeune homme que je ne connais pas. Longtemps j’ai tenu dans mes mains cette image au front plat, à la bouche ferme et aux yeux craintifs et fiers tout à la fois. Au verso, Reine, de sa fine écriture a mis une date, une date récente et qui ne répond à rien de ce que je sais.

J’ai tiré de ma poche la lettre reçue le matin même, avec l’espoir d’y trouver une indication.

Du haut de sa montagne Reine m’écrit :


« Notre maison d’ici est semblable à notre maison du moulin. Elle a aussi une chambre abandonnée dont la fenêtre s’ouvre sur le jardin et la porte sur trois marches de pierre qui regardent la rivière et le pré. Tout comme au moulin, par les nuits de lune, les lupeaux[1] viennent chanter sur les marches. Cette nuit, ne pouvant dormir, je suis allée les voir. Ils étaient nombreux, et tous le nez en l’air flûtaient leur note fine à la lune. Ma présence ne les a pas dérangés. On aurait dit qu’ils étaient endormis et chantaient sans le savoir.

« Je voudrais pour le reste de ma vie demeurer dans la chambre abandonnée du moulin. J’y entrerais un jour toute vêtue de blanc. Ce serait par un soir de haute lune et il n’y aurait pas besoin d’allumer les flambeaux. Sur les marches de pierre les lupeaux viendraient souffler dans leur flûte d’or et, par la fenêtre ouverte, le vent apporterait tout le parfum des tilleuls en fleurs. Mes pensées alors s’envoleraient une à une et j’entrerais doucement dans le sommeil. »


La lettre de Reine se termine sur deux lignes biffées au point de ne pouvoir en lire une seule phrase.

Je la replie lentement et la remets dans ma poche :

« Reine, petite fille de dix-sept ans, l’amour serait-il venu à toi déjà ? »



XIX


En cette fin d’août je n’ai plus l’espoir dont parlait Mme Lapierre. Pourtant je sais maintenant que Valère est vivant.

Ce vieillard chancelant qui passait sous les arbres d’en face au bras d’une jeune femme attentive et maternelle, ce vieillard qui ralentissait encore sa marche pour regarder les fenêtres de Manine, c’est Valère Chatellier. Lentement je l’ai vu redresser sa haute taille et assurer ses pas comme s’il se dégageait chaque jour un peu de cette enveloppe de vieillesse qui le recouvrait et le courbait. Son bras gauche paraît toujours inerte et son cache-nez se croise toujours très haut sur son visage, mais tout cela n’arrive pas à dissimuler son allure d’homme jeune, l’allure de Valère Chatellier ayant retrouvé sa force et sa santé.

Adroitement, je me suis mise sur son chemin afin de m’assurer de la forme de son visage comme j’étais sûre de la forme de son corps. Et, dans le mouvement de surprise qu’il eut en m’apercevant, j’ai reconnu ses yeux, ses yeux d’autrefois, intelligents et tendres. Mais, aussitôt, il a baissé la tête et s’est éloigné.

Je suis restée à la même place et la jeune femme m’a regardée, l’air étonné.

Depuis ce jour, de même qu’un mauvais chien s’était caché dans ma hanche de fillette un petit animal est venu se loger au plus profond de mon cœur. Je le vois et je le sens ; il est blanc et il ne cesse de frémir et trembler comme s’il avait peur et froid ; et toujours il creuse plus avant comme s’il espérait trouver un endroit chaud où il pourrait se blottir pour longtemps. « Mais tu peux fouiller avec tes fines griffes, petit animal tout blanc. Il ne fait plus chaud dans mon cœur. Et lorsque tu auras pénétré au fond même de ma vie, tu continueras de frémir et trembler, tout comme ces peupliers qui frémissent parfois sans qu’on sache d’où vient le vent. »

En perdant l’espoir j’ai perdu le goût de vivre. Mon cerveau est comme engourdi et je ne sais même plus si mon corps est sensible. Cependant je ne suis pas malade et ce que je prends pour la menace d’un mal mystérieux n’est que l’effroi de ma solitude présente et à venir.

Je n’ouvre plus les fenêtres de Manine ; je reste enfermée sans pensées, même pour appeler à moi le souvenir de mes chéris et, s’il m’arrive de rencontrer comme un reproche le clair regard d’oncle meunier, je ne sais que lui dire :

« Laissez-moi venir auprès de vous. Parce que je suis sans amour je n’ai plus de courage. »

Au sortir de la buanderie, je fais un détour pour longer la Seine. Elle glisse, silencieuse et noire, luisante par endroits, pleine de mystère, attirante comme un long repos et effrayante comme un danger de mort. En la regardant je songe à un corps roulé par elle. J’imagine ce corps se heurtant à tous les ponts, tournoyant dans tous les remous. Et, qui sait ? frôlant d’autres corps demeurés au fond et les entraînant à la surface.

Toute frissonnante de dégoût je m’éloigne de l’eau sombre.

Ah ! si la Seine avait une eau claire comme la rivière du moulin. Une eau qui ne cache pas les cailloux et qui coule parmi des herbes qu’elle plie mollement !…

À la buanderie, la mère Françoise, remise d’un grave maladie et toute joyeuse de son retour, nous a dit :

— J’avais déjà un pied dans la tombe, mais je l’ai retiré.

Elle est seule aussi, et si vieille ! Elle fait un travail bien au-dessus de ses forces et je n’aperçois rien qui puisse égayer son existence.

Je lui demande ses raisons d’aimer la vie :

Elle rit, heureuse de faire rire les autres, en répondant :

— Qu’elle est jeune cette Annette Beaubois ! C’est bien simple. Si je vis, le soleil me chauffe, le froid me pique et la pluie me mouille. Si je meurs, je ne sens plus rien et tout est gris.

Je ris avec les autres. Et, au cours de la journée, chaque fois que l’eau du bassin me gicle à la figure ou m’inonde les pieds, je me dis tout bas :

« Si je meurs je ne sens plus rien et tout est gris. »

Pour tâcher de retrouver mon courage, je décide d’aller passer tout un dimanche au moulin, dans la maison de Mme Lapierre. Le trajet est court, à peine trois heures de chemin de fer. Je partirai par le premier train et je prendrai le dernier pour le retour.

Là-bas, à défaut de Nicole et du gros Ni-Jean, je verrais les deux enfants d’Angèle que je ne connais pas.

« Oh ! revoir les traits de Firmin ou ceux de Nicolas dans les mignons visages des deux petits ! »

À mon arrivée, le soleil du frais matin traverse de toutes parts le brouillard léger qui couvre la campagne. J’évite de passer par le village et je m’engage dans la venelle qui longe le jardin de Mme Lapierre. Ce jardin qui va être le mien tout le jour et dans lequel je pourrai cueillir des fruits tout à mon aise. Je m’appuie à la palissade où grimpent les plantes les plus diverses et où des fleurs délicates et fines se cachent entre les pieux. Des abeilles mal réveillées cherchent les ronces et trébuchent sur les mûres noires et pleines de sucre.

Tout à côté de moi, sur l’un des pieux un papillon jaune étend ses ailes au soleil pour en faire sécher la rosée qui l’alourdit. Après plusieurs essais il s’envole enfin dans le jardin où il va se poser sur un arbre à fruits. Je le reconnais cet arbre : c’est un pêcher ; celui-là même qu’il fallait toujours étayer ; les étais lui manquent cette année et ses branches privées de soutien plient sous le poids des fruits et touchent terre.

Rien n’est changé dans le jardin. Voici le bassin dans lequel Nicole est tombée un jour, entraînant Nicolas et Jean Lapierre. Voici le berceau de chèvrefeuille où les enfants restaient si sages pendant les heures de grande chaleur ; et l’escarpolette, sur laquelle Clémence se balançait fièrement debout, se moquant toujours de Reine qui s’y asseyait peureusement.

La maison avec ses volets clos a l’air de bouder derrière la rangée de pommiers et de hauts cerisiers.

Je m’attarde dans la venelle où le soleil pénètre en plein et éclaire les moindres fleurettes. Avec la chaleur, les abeilles ont retrouvé toute leur vigueur, et dans le roncier, elles s’activent, tournent et bruissent.

Un homme, venant du village, s’avance dans le chemin. Il me reconnaît, mais il est obligé de se nommer pour que je le reconnaisse lui-même tant les années de guerre l’ont marqué de vieillesse. Il ne s’étonne pas de me voir là. Il semble que rien ne pourra l’étonner désormais et il s’informe de ma santé du jour comme s’il m’avait déjà rencontrée la veille.

Il me parle des travaux de la campagne car il se souvient que je m’y entendais parfaitement autrefois. Il me parle de tante Rude qui a vendu le moulin pour s’en aller vivre auprès de sa très vieille mère. Il me parle de mes frères dont le nom est inscrit en lettres d’or sur une haute colonne blanche comme sur un trône de gloire, parmi d’autres noms tout en or. Et tout à coup il dit :

— Le camarade de Firmin a échappé, lui ; il est venu ici ces jours derniers. Je l’ai rencontré sur ce même chemin avec une jolie dame et je l’ai bien reconnu malgré son bras en moins et sa figure blessée.

Oh ! comme le petit animal blanc s’agite et creuse dans mon cœur. Mais déjà l’homme ajoute :

— Il croyait trouver le meunier, et quand il a su qu’il était défunt aussi, il s’est appuyé à cette palissade et il a pleuré comme un enfant.

Je voudrais interroger cet homme qui est heureux de causer. Je voudrais connaître les blessures dont il parle et que je n’ai pas aperçues. Je voudrais surtout savoir si la jolie dame est la compagne que Valère a choisie pour toujours. Mais lorsque je peux enfin desserrer les dents, au lieu de toutes ces questions, je demande :

— Où sont donc les oiseaux ? Je n’en vois pas un seul sur le chemin.

L’homme me regarde comme si je lui parlais soudain une langue étrangère, puis il comprend et répond avec indifférence :

— Oh ! ils sont tous dans la vigne à piquer le raisin.

Il s’éloigne sur ces mots, et je reste sans plus savoir ce que je suis venue faire ici. Puis, l’espoir, que je croyais parti pour toujours revient et chasse de mon cœur le petit animal tout blanc. « Cette jeune femme qui accompagne Valère n’est peut-être que la marraine de guerre compatissante et douce du blessé ? Valère, infirme, venait peut-être demander l’appui d’oncle meunier pour revenir auprès de moi ? »

Mon espoir grandit :

« À défaut d’oncle meunier, Valère a certainement vu Angèle et Angèle a sûrement quelque chose à me dire. »

Rapidement je quitte la venelle et me dirige vers le moulin.

Non, Angèle n’a pas vu Valère, je le comprends à son étonnement de ma venue et à sa crainte de me voir séjourner chez elle. Mais je sais qu’à Paris je retrouverai facilement Valère et c’est sans aucune tristesse que je dis à Angèle :

— Je souffrais d’être seule et je venais chercher un peu d’affection auprès de toi.

Elle s’assied sans m’inviter à en faire autant et c’est, pendant un long moment, comme si nous étions devenues muettes toutes les deux.

C’est elle qui parle la première :

— Tu vois, nous ne trouvons rien à nous dire.

J’en conviens avec elle et pour éviter un nouveau silence, je désigne la porte du fond par où nous arrivent des voix enfantines :

— Laisse-moi embrasser tes enfants.

Elle se lève.

— Écoute, Annette, je ne veux pas que les enfants te connaissent, tu as un air que je n’aime pas et que je n’ai jamais vu à personne.

Elle paraît si inquiète que je ris en faisant mine de sortir.

— C’est cela, dit-elle, il vaut mieux t’en aller.

Je sors sans l’embrasser et sans trouver un seul mot à lui dire. Après quelques pas, je me retourne pour un geste d’adieu, mais elle ne répond pas à ce geste. Elle reste sur la porte, droite et digne, comme pour bien me montrer qu’elle tient à s’assurer de mon départ.

Pour ne pas inquiéter davantage cette fidèle gardienne du logis, je m’en vais cette fois par la route. Ainsi les gens du village pourront certifier que j’ai regagné la gare pour le train de midi.

De ce côté, la maison de Mme Lapierre a une persienne détachée par le vent et cela lui fait comme un œil à demi ouvert qui guette mon arrivée.

Je lui parle en m’approchant :

— Je ne passerai pas la journée avec vous, maison de Mme Lapierre, et je ne cueillerai pas un seul fruit de votre jardin.

Je consolide de mon mieux la persienne et je m’y adosse pour contempler un moment le moulin et tout ce qui l’entoure.

Les champs ont presque tous la couleur du chaume, mais les vignes sont claires comme du raisin mûr et l’on dirait qu’elles répandent de la lumière autour d’elle. Dans les champs et dans les vignes j’aperçois des points blancs qui bougent. Ce sont des dos de paysans, des dos faits à l’ardeur du soleil comme à la brume du soir et du matin.

Si je le voulais, je pourrais reprendre ma place parmi ces paysans, mais qui donc m’attendrait au retour dans la maison ?

Je ne m’attarde pas ici comme dans la venelle.

Des groupes d’enfants vêtus de leurs beaux habits s’en vont joyeux vers le village.

Là-bas, sur une route qui descend à la plaine les arbres ont l’air d’aller deux par deux.


Dans le logement de Manine, je retrouve le silence, mais un silence sans lourdeur ni ombre. Ma tête est comme emplie par les paroles du paysan : « Je l’ai bien reconnu malgré son bras en moins et sa figure blessée ».

Sa figure blessée ? Ce cache-nez si large est-il donc un rideau servant à dissimuler la blessure ? Valère blessé au visage, défiguré peut-être, n’ose pas se montrer à moi.

Devant cette idée qui m’obsède, tous les autres souvenirs s’effacent. Je n’aperçois plus les papillons bleus de Reine, ni le regard pénétrant d’oncle meunier. Et, même dans le fin visage de mon enfant, les rayonnantes prunelles si précieusement enchâssées pâlissent et s’éteignent.

Lasse de mon voyage trop précipité, je m’assieds auprès de la fenêtre et je guette sous les arbres l’arrivée de Valère. Dès qu’il apparaîtra, j’irai à sa rencontre. Je le supplierai de venir dans le logement de Manine. Et là, de mes deux mains, je déferai le cache-nez et découvrirai la chère figure blessée.

Je guette sans oser bouger, même pour prendre la nourriture que mon estomac réclame. Mais bientôt, épuisée de fatigue, de faim et d’attente je m’endors et je rêve.

Appuyée contre une haute fenêtre, dans une ville bâtie au pied d’une montagne, je vois passer des gens qui fuient en criant éperdument : « Famine, famine ! » Certains ne crient pas, mais leur bouche reste affreusement ouverte comme s’ils ne pouvaient plus la refermer à force d’avoir crié. Pourtant des troupeaux de bœufs descendent de la montagne et viennent d’eux-mêmes se placer sous le couteau du boucher qui les dépèce au milieu de la rue. Mais les gens ne voient rien ; ils passent, la bouche tordue, criant toujours : « Famine, famine ! » Comme eux je m’apprête à fuir car la crainte de mourir de faim me vient aussi, lorsqu’un homme me prend la main et m’entraîne :

« Venez, je connais un pays il n’y a pas de famine. »

Le chemin qu’il me fait prendre monte, monte et, tout de suite, je reconnais la côte qui mène au calvaire et que j’ai tant de fois parcourue déjà. Je refuse d’aller plus loin, mais l’homme me tire par la main !

« Venez, venez, vous ne connaissez pas l’autre versant. »

Je me laisse entraîner de nouveau ; le chemin se resserre, la côte s’accentue et un vent violent me souffle à la face. Puis, sous mes pieds, c’est un escalier de pierre tout branlant ; je monte lentement, péniblement, les marches étroites et hautes. Encore une sur laquelle il me faut me hisser des coudes et des genoux, et me voici enfin debout au faîte du calvaire me retenant à la croix pour ne pas être rejetée en arrière par le vent furieux. Mais, tout aussitôt, j’aperçois l’autre versant.

Il est fait d’une plaine sans fin, toute couverte de fleurs et de blé, et si brillante sous le soleil que j’en suis éblouie.

Éveillée par un brusque balancement de mon corps, je reste dans le ravissement de cette minute de sommeil. Puis, comme si je me préparais à descendre le versant fait de fleurs et de blé, je quitte ma chaise. Je ne ressens plus ni faim ni fatigue, et je m’entends dire :

— Ma peine est apaisée.

Le jour baisse, le soleil a l’air d’aller se coucher tranquillement, et la fumée d’une haute cheminée s’incline vers lui comme pour lui dire adieu.

La paix qui était ce matin sur la campagne semble être venue ici avec le soir. Au Sud, le ciel est couleur de chaume, tandis qu’à l’Ouest il est clair comme la vigne. Et soudain je me revois adossée à la maison de Mme Lapierre. Je revois le moulin où j’ai si durement peiné derrière l’homme à la faux et derrière l’homme à la bêche. Je revois les moissonneurs frotter la semelle de leurs souliers avant d’entrer dans la maison pour la soupe du soir.

À cette heure toutes les bêtes sont rentrées, et les porcs, gorgés de lait caillé, grognent doucement. C’est l’heure où les champs sont devenus silencieux et où la charrue reste seule au bord du chemin.

Le jour baisse de plus en plus, et voici qu’une chauve-souris commence à tournoyer ; elle vole comme les papillons en soulevant ses ailes l’une après l’autre et elle s’abaisse avec une telle brusquerie que je crains toujours de la voir tomber. Je me penche pour mieux la voir et, dans le même instant, j’aperçois Valère et la jeune femme traversant le boulevard comme pour venir ici. Valère avance, le front bas, mais la jeune femme, la tête haut levée, me regarde et me sourit. Tous deux pénètrent dans le couloir de la maison et, l’instant d’après, j’entends leurs pas dans l’escalier

Mon cœur tremble alors et me secoue si fort que mes dents s’entrechoquent.

Je n’attends pas que l’on frappe à ma porte pour l’ouvrir toute grande.

Valère s’arrête sur le seuil, comme une fois déjà. De sa seule main, il écarte le cache-nez et je vois enfin son visage. Les joues sont couturées de cicatrices grossières le nez est déformé, le menton presque absent ; mais, parmi ces ravages, la bouche forte et saine est à sa place. Le front intact aussi et marqué d’intelligence sous les cheveux gris. Et c’est dans les yeux pâles qui sont fixés sur moi que je retrouve toute la tendresse de Valère Chatellier.

De cette voix basse et pleine que je n’ai pas oubliée il dit :

— Tout n’est pas perdu, Annette ; nous sommes jeunes encore et si tu le voulais nous pourrions reconstruire notre foyer et fonder une famille.

Fonder une famille !

Oh ! oui, je le voulais, je le voulais de toute mon âme et de toute ma chair, et comme je ne trouvais pas de mots pour le dire, j’attirai Valère dans la clarté du couchant et je posai comme autrefois mes mains sur ses épaules afin qu’il vît bien que mon amour pour lui était aussi pur et aussi fort qu’au premier jour.


FIN





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B — 3527 — Lib.-Imp. réun., 7, rue St-Benoît, Paris. — 1926.


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Extrait du Catalogue de la BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR, 11, rue de grenelle


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