De la vie heureuse (juxtalinéaire) - 26

Traduction par Joseph Baillard.
librairie Hachette (p. 96-104).
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XXVI. Cette distinction ainsi faite, je préférerai pour mon usage celles dont l’exercice est plus paisible à celles dont l’essai veut du sang et des sueurs. « Ce n’est donc pas moi, dira le sage, qui vis autrement que je ne parle ; c’est vous qui entendez autrement. Le son des paroles frappe seul votre oreille ; leur sens, vous ne le cherchez pas. » « Quelle est donc la différence entre moi, le fou, et vous, le sage, si vous comme moi nous voulons posséder ? » Elle est très grande. Chez le sage, la richesse est esclave ; chez l’insensé, elle est souveraine ; le sage n’attribue aucun droit sur lui-même aux richesses, et vous, c’est d’elles que vous tenez tout. Vous, comme si l’on vous en eût garanti l’éternelle possession, vous vous y affectionnez, vous faites corps avec elles : le sage, au contraire, ne pense jamais tant à la pauvreté que quand il nage dans l’opulence. Comme un bon général, il ne croit jamais tellement à la paix qu’il ne se prépare à une guerre qui, alors même que les hostilités ne sont pas engagées, est pourtant déclarée. Vous êtes fiers d’une maison magnifique, comme si elle ne pouvait ni prendre feu ni s’écrouler ; vos yeux s’éblouissent d’une fortune inaccoutumée, comme si elle avait franchi tout écueil, désormais assez colossale pour que toutes les attaques du sort soient impuissantes à la ruiner. Vous jouez indolemment avec les richesses, vous n’en prévoyez pas le péril ; ainsi d’ordinaire les barbares qu’on assiège ne connaissant pas nos machines, regardent les travaux des assaillants sans bouger et ne comprennent pas à quoi tendent ces ouvrages qui s’élèvent si loin d’eux. La même chose vous arrive : engourdis au milieu de votre avoir, vous ne songez pas combien d’accidents de toutes parts vous menacent, qui tout à l’heure vous raviront ces précieuses dépouilles. Otez au sage les richesses, tous ses vrais biens lui resteront ; car il vit satisfait du présent, tranquille sur l’avenir. « Il n’est rien, dira Socrate ou quiconque pourra juger les choses humaines avec la même autorité, il n’est rien que je me sois autant promis que de ne pas plier à vos préjugés la conduite de ma vie. Ramassez de tous côtés contre moi vos propos ordinaires, je ne prendrai pas cela pour des injures, mais pour de misérables vagissements d’enfants. » Ainsi parlera l’homme en possession de la sagesse, l’homme auquel une âme exempte de tout vice fait une loi de gourmander les autres, non qu’il les haïsse, mais pour les guérir. Il ajoutera encore : « Votre opinion m’inquiète, non pour mon compte, mais pour le vôtre : c’est un malheur que de haïr et de harceler la vertu, c’est abjurer l’espoir de revenir au bien. Vous ne me faites, à moi, aucun tort, pas plus qu’aux dieux ceux qui renversent leurs autels ; mais l’intention mauvaise est manifeste, et le dessein est coupable, lors même qu’il n’a pu nuire. Je supporte vos hallucinations comme le grand Jupiter souffre dans sa bonté les impertinences des poètes qui l’ont affublé, celui-ci d’un plumage, celui-là de cornes ; qui l’ont représenté adultère et découchant ; qui en ont fait un maître cruel envers les dieux, injuste envers les hommes, ravisseur et corrupteur de nobles adolescents, de ses proches même, enfin parricide et usurpateur du trône de son roi, de son père. Tout cela n’allait à autre chose qu’à ôter aux hommes la honte de mal faire, s’ils avaient cru que les dieux fussent ainsi.

Mais si vos propos ne me blessent en rien, toutefois, c’est pour l’amour de vous que je vous avertis : respectez la vertu. Croyez-en ceux qui l’ont suivie longtemps, et qui vous crient qu’ils suivent en elle quelque chose de grand, quelque chose qui de jour en jour leur apparaît plus grand encore. Honorez-la, elle aussi bien que les dieux, et ceux qui la prêchent, aussi bien que ses pontifes ; et à chaque souvenir des livres sacrés que par moment on invoquera prêtez un silence favorable. » Cette formule n’indique pas, comme le croit la foule, une faveur qu’on réclame ; mais on commande le silence pour que les saintes pratiques puissent s’achever dans l’ordre prescrit, sans que nulle parole funeste les vienne troubler.

XXVI. Quum hoc ita divisum sit, malo has in usu mihi esse, quæ exercendæ tranquillius sunt, quam eas, quarum experimentum sanguis et sudor est. Ergo non aliter, inquit sapiens, vivo quam loquor, sed vos aliter auditis. Sonus tantummodo verborum ad aures vestras pervenit ; quid significet, non quæritis. « Quid ergo inter me stultum, et te sapientem interest, si uterque habere volumus ? » Plurimum. Divitiæ enim apud sapientem virum in servitute sunt, apud stultum in imperio ; sapiens divitiis nihil permittit, vobis divitiæ omnia. Vos, tanquam aliquis vobis æternam possessionem earum promiserit, assuescitis illis, et cohæretis : sapiens tunc maxime paupertatem meditatur, quum in mediis divitiis constitit. Nunquam imperator ita paci credit, ut non se præparet bello, quod, etiamsi non geritur, indictum est. Vos domus formosa, tanquam nec ardere nec ruere possit, insolentes vos opes, tanquam periculum omne transcenderint, majoresque sint quam quibus consumendis satis virium habeat fortuna, obstupefaciunt ! Otiosi divitiis luditis, nec providetis illarum periculum : sicut barbari plerumque inclusi, et ignari machinarum, segnes laborem obsidentium spectant, nec quo illa pertineant, quæ ex longinquo struuntur, intelligunt. Idem vobis evenit : marcetis in vestris rebus, nec cogitatis quot casus undique immineant, jam jamque pretiosa spolia laturi Sapienti quisquis abstulerit divitias, omnia illi sua relinquet : vivit enim præsentibus lætus, futuri securus. « Nihil magis, Socrates inquit, aut aliquis alius, cur idem jus adversus humana atque eadem potestas est, persuasi mihi, quam ne ad opiniones vestras actum vitæ meæ flecterem. Solita conferte undique verba : non conviciari vos putabo, sed vagîre velut infantes miserrimos. » Hæc dicet ille, cui sapientia contigit ; quem animus vitiorum immunis increpare alios, non quia odit, sed in remedium, jubet. Adjiciet his illa : « Existimatio me vestra non meo nomine, sed vestro movet, quia calamitatis est odisse, et lacessere virtutem bonæ spei ejuratio est. Nullam mihi injuriam facitis ; sicut ne diis quidem hi qui aras evertunt : sed malum propositum apparet, malumque consilium, etiam ibi ubi nocere non potuit. Sic vestras hallucinationes fero, quemadmodum Jupiter optimus maximus ineptias poëtarum : quorum alius illi alas imposuit, alius cornua, alius adulterum illum induxit, et abnoctantem, alius sævum in deos, alius iniquum in homines, alius raptorum ingenuorum corruptorem, et cognatorum quidem ; alius parricidam, et regni alieni paternique expugnatorem. Quibus nihil aliud actum est, quam ut pudor hominibus peccandi demeretur, si tales deos credidissent. Sed quamquam ista me nihil lædant, vestra tamen vos moneo causa : suspicite virtutem. Credite his, qui illam diu secuti, magnum quiddam ipsos, et quod in dies majus appareat, sequi clamant. Et ipsam ut deos, et professores ejus ut antistites colite, et quoties mentio sacra litterarum intervenerit, favete linguis ! » Hoc verbum non, ut plerique existimant, a favore trahitur ; sed imperatur silentium, ut rite peragi possit sacrum, nulla voce male obstrepente.