De la vie heureuse (juxtalinéaire) - 14

Traduction par Joseph Baillard.
librairie Hachette (p. 48-52).
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XIV. Homme, tu as en partage une nature raisonnable : quel meilleur guide te proposer que la raison ? Et si l’on veut marier la vertu à la volupté, et n’aller au bonheur qu’ayant toutes les deux pour compagnes, que la vertu précède et que l’autre suive, comme l’ombre suit le corps. Faire de la vertu, de ce qu’il y a de plus relevé au monde, la servante de la volupté, c’est l’œuvre d’un esprit incapable de toute idée grande. Que la vertu aille en tête, qu’elle porte l’étendard ; nous n’en aurons pas moins la volupté, mais nous en serons maîtres et modérateurs ; nous céderons quelque chose à ses prières, et rien à ses ordres. Celui au contraire qui donne le pas à la volupté n’obtient ni l’une ni l’autre ; il laisse échapper la vertu, et encore, loin de posséder les plaisirs, les plaisirs le possèdent : ou leur absence le torture, ou leur excès le suffoque : malheureux, s’ils le délaissent ; plus malheureux, s’ils l’assiègent en foule ! Comme le navigateur, surpris dans les mers des Syrtes, tantôt il demeure à sec, tantôt la vague le roule et l’emporte au loin. Tel est l’effet d’une intempérance excessive et d’un aveugle amour des richesses ; car à qui prend un but mauvais pour un bon, il est dangereux de réussir. C’est avec fatigue et péril que nous chassons les bêtes féroces ; leur capture même ne donne qu’une possession inquiète : souvent en effet elles ont mis leurs maîtres en pièces. De même, quiconque a de grandes voluptés sous la main se trouve n’avoir pris que des monstres : il est la proie de ses captifs. Plus ceux-ci sont forts et nombreux, plus il devient chétif esclave, et plus il a de maîtres, lui que le vulgaire appelle heureux. Pour suivre jusqu’au bout la similitude, l’homme qui fouille les retraites du gibier, qui met une si grande importance

... à lui tendre ses rets,
Qui de sa meute ardente investit les forêts,

celui-là, pour relancer des animaux, abandonne de plus utiles soins, et renonce à une foule de devoirs ; ainsi le sectateur du plaisir lui sacrifie tout, ne tient nul compte du premier des biens, la liberté, qu’il aliène aux plus vils penchants : il se vend au plaisir, quand il pense l’acheter.

XIV. Rationabilem porro sortitis naturam, quæ melius res quam ratio proponitur ? et si placet ista junctura, si hoc placet ad beatam vitam ire comitatu, virtus antecedat, comitetur voluptas, et circa corpus, ut umbra, versetur. Virtutem quidem, excellentissimam omnium, voluntati tradere ancillam, nihil magnum animo capientis est. Prima virtus sit, hæc ferat signa : habebimus nihilominus voluptatem, sed domini ejus et temperatores erimus ; aliquid nos exorabit, nihil coget. At hi qui voluptati tradidere principia, utroque caruere ; virtutem enim amittunt ; ceterum non ipsi voluptatem, sed ipsos voluptas habet : cujus aut inopia torquentur, aut copia strangulantur. Miseri, si deseruntur ab illa : miseriores, si obruuntur ! sicut deprehensi mari Syrtico, modo in sicco relinquuntur, modo torrente unda fluctuantur. Evenit autem hoc nimia intemperantia, et amore cæco rei ; nam mala pro bonis petenti, periculosum est assequi. Ut feras cum labore periculoque venamur, et captarum quoque illarum sollicita possessio est, sæpe enim laniant dominos, ita habentes magnas voluptates in magnum malum evasere, captæque cepere. Quæ quo plures majoresque sunt, eo ille minor ac plurium servus est, quem felicem vulgus appellat. Permanere libet in hac etiam nunc hujus rei imagine ; quemadmodum qui bestiarum cubilia indagat, et laqueo captare feras magno æstimat, et magnos canibus circumdare saltus, ut illarum vestigia premat, potiora deserit, multisque officiis renuntiat ita qui sectatur voluptatem, omnia postponit, et primam libertatem negligit, ac pro ventre dependit ; nec voluptates sibi emit, sed se voluptatibus vendit.