De la variation des animaux et des plantes sous l'action de la domestication/Tome I/06

De la variation des animaux et des plantes sous l'action de la domestication (The Variation of Animals and Plants under Domestication)
Traduction par Jean-Jacques Moulinié.
C. Reinwald (Tom. Ip. 191-238).

CHAPITRE VI.

PIGEONS (suite).


Souche primitive des diverses races domestiques. — Mœurs. — Races sauvages du Bizet. — Pigeons de colombier. — Preuves de la descendance des diverses races de la Columba livia. — Fertilité des races croisées. — Retour au plumage du Bizet sauvage. — Circonstances favorables à la formation des races. — Antiquité et histoire des races principales. — Mode de leur formation. — Sélection. — Sélection inconsciente. — Soins apportés par les éleveurs à la sélection de leurs oiseaux. — Familles légèrement différentes devenant graduellement des races bien distinctes. — Extinction des formes intermédiaires. — Permanence ou variabilité de certaines races. — Résumé.


Les différences que, dans le chapitre précédent, nous venons de décrire, tant entre les onze races domestiques principales, qu’entre les individus d’une même race, n’auraient que peu de signification, si toutes n’étaient pas descendantes d’une souche sauvage unique. La question de leur origine a donc une importance fondamentale, et, vu les différences considérables qu’on observe entre les diverses races, dont quelques-unes sont fort anciennes, et la constance avec laquelle elles ont perpétué leur type jusqu’à ce jour, mérite une discussion approfondie. Les éleveurs de Pigeons de fantaisie croient presque tous que les races domestiques proviennent de plusieurs souches sauvages, tandis que la plupart des naturalistes admettent leur descendance du Bizet, ou Columba livia.

Temminck a bien observé[1], et M. Gould a fait la même remarque, que la souche primitive a dû être une espèce vivant et nichant dans les rochers ; j’ajouterai qu’elle doit avoir été sociable. En effet, toutes les races domestiques le sont à un haut degré, et on n’en connaît pas qui perchent habituellement ou nichent sur les arbres. À voir la gaucherie avec laquelle quelques Pigeons, que je gardais dans un pavillon d’été, s’abattaient quelquefois sur les branches dégarnies d’un vieux noyer voisin, la chose me paraît évidente[2]. Néanmoins, j’apprends par M. R. Scot Skirving, qu’il a souvent vu, dans la Haute-Égypte, des bandes de Pigeons s’abattre sur les arbres peu élevés, mais pas sur les palmiers, plutôt que sur les huttes de boue des indigènes. M. M. Blyth[3] m’informe que, dans l’Inde, la C. livia sauvage, var. intermedia, perche quelquefois sur les arbres. Je puis donner ici un exemple curieux d’un changement d’habitudes forcé : à la latitude de 28° 30′, le Nil est, sur un long parcours, bordé de falaises à pic, de sorte que, lorsque les eaux sont hautes, les Pigeons ne peuvent s’abattre sur la rive pour boire ; M. Skirving, dans ces circonstances, les a vus maintes fois se poser sur l’eau, et boire pendant qu’ils flottaient entraînés par le courant. De loin ces bandes de Pigeons ressemblaient à des troupes de mouettes à la surface de la mer.

S’il y avait une race domestique descendant d’une espèce non sociable, et perchant ou nichant sur les arbres[4], l’œil exercé des éleveurs aurait certainement découvert quelques traces d’une habitude primitive aussi différente. Nous avons en effet des raisons pour admettre une conservation assez durable d’habitudes primitives, même après une domestication prolongée. Ainsi nous voyons, comme trace de la vie originelle de l’âne dans le désert, la forte répugnance qu’il éprouve à traverser le plus petit courant d’eau, et le plaisir avec lequel il se roule dans la poussière. Le chameau, qui est cependant domestiqué depuis longtemps, éprouve la même répugnance à traverser les ruisseaux. Les jeunes porcs, quoique bien apprivoisés, se tapissent lorsqu’ils sont effrayés, et cherchent ainsi à se dissimuler même sur une place nue et découverte. Les jeunes dindons et même les poulets, lorsque la poule donne le signal du danger, se sauvent et cherchent à se cacher, comme le font les jeunes perdrix et faisans, pour que la mère puisse prendre son vol ; ce qu’à l’état domestique elle n’est plus capable de faire. Le canard musqué (Anas moschata) dans son pays perche souvent et niche sur les arbres[5], et nos canards musqués domestiques, quoique très-indolents, « aiment à se percher sur les murs, les granges, etc., et, si on les laisse libres de passer la nuit dans les poulaillers, les canes vont volontiers percher à côté des poules, mais le canard mâle est trop lourd pour y monter facilement[6]. » Nous savons que, quoique abondamment et régulièrement nourri, le chien enfouit souvent, comme le renard, la nourriture dont il n’a pas besoin ; nous le voyons encore tourner longtemps sur lui-même sur un tapis comme pour fouler l’herbe à la place où il veut se coucher ; enfin il gratte avec ses pieds de derrière le pavé comme pour recouvrir et cacher ses excréments, ce qu’il ne fait même pas du reste, lorsqu’il est sur de la terre nue. Nous trouvons enfin dans le plaisir avec lequel les agneaux et les chevreaux se groupent ensemble et folâtrent sur le plus petit mamelon de terrain à leur portée, les vestiges de leurs anciennes habitudes alpestres.

Nous avons donc de bonnes raisons pour admettre que toutes nos races de Pigeons descendent d’une ou de plusieurs espèces, vivant et nichant sur les rochers, et de nature sociable. Comme il n’existe que cinq ou six espèces sauvages ayant ces habitudes et s’approchant du Pigeon domestique par leur conformation, je vais en donner l’énumération.


1o La Columba leuconola ressemble, par son plumage, à quelques variétés domestiques, à une différence près très-marquée et invariable, qui est l’existence d’une bande blanche en travers de la queue à peu de distance de son extrémité. Cette espèce habitant l’Himalaya à la limite des neiges éternelles, ne peut guère, comme le remarque M. Blyth, être la souche de nos races domestiques qui prospèrent dans les pays les plus chauds ; 2o la C. Rupestris de l’Asie centrale, intermédiaire[7] entre les C. leuconola et livia, mais ayant la queue colorée comme la première ; 3o la C. littoralis, d’après Temminck, niche et vit sur les rochers de l’archipel Malais ; cet oiseau est blanc, à l’exception de quelques parties de l’aile et du bout de la queue, qui sont noirs ; les jambes sont de couleur livide, caractère qui ne se rencontre chez aucun Pigeon domestique adulte ; j’aurais, du reste, pu laisser de côté cette espèce ainsi que la C. luctuosa sa voisine, car toutes deux appartiennent au genre Carpophaga ; 4o La C. Guinea, qui s’étend de la Guinée[8] au Cap, et se tient, suivant la nature du pays, tantôt sur les arbres, tantôt sur les rochers. Cette espèce appartient au genre Strictænas de Reichenbach, voisin du genre Columba ; elle est, jusqu’à un certain point, colorée comme certaines races domestiques, et on la dit domestiquée en Abyssinie ; mais M. Mansfleld Parkyns, qui a collectionné les oiseaux de ce pays et connaît l’espèce, m’affirme que cela n’est pas. La C. Guinea est en outre remarquable par des entailles particulières de l’extrémité des plumes du cou, caractère qui n’a été observé dans aucune race domestique : 5o la C. Œnas d’Europe qui perche sur les arbres et construit son nid dans des trous, soit d’arbres, soit en terre ; cette espèce pourrait, comme caractères extérieurs, être la souche de plusieurs races domestiques ; mais, quoique se croisant avec le vrai Bizet, nous verrons bientôt que les produits de ce croisement sont stériles, ce qui n’arrive jamais aux produits des croisements réciproques des races domestiques. Nous devons aussi faire observer qu’en admettant, contre toute probabilité, qu’une ou plusieurs des cinq ou six espèces précédentes aient pu être les ancêtres de quelques-uns de nos Pigeons domestiques, il n’en résulterait aucune explication des différences principales qui existent entre les onze races les mieux caractérisées.

Nous arrivons maintenant au Pigeon le mieux connu, le Pigeon de roche ou Bizet, Columba livia, et que les naturalistes regardent comme l’ancêtre de toutes les races domestiques. Ce Pigeon ressemble par tous ses caractères essentiels aux races de Pigeons domestiques qui n’ont été que peu modifiées. Il diffère des autres espèces par sa couleur qui est d’un bleu ardoisé, par deux barres noires sur les ailes, et par son croupion blanc. On rencontre quelquefois, aux Hébrides et aux îles Feroë, des individus chez lesquels deux ou trois taches noires remplacent les barres, forme que Brehm[9] a dénommée C. Amaliæ, mais que les autres ornithologistes n’ont pas admise comme une espèce distincte. Graba[10] a signalé aussi une différence dans les barres des ailes dans le même oiseau aux Feroë. Une autre forme encore plus distincte, sauvage ou qui l’est redevenue sur les falaises d’Angleterre, a été d’abord désignée par M. Blyth[11], sous le nom de C. affinis, mais actuellement il ne la considère plus lui-même comme une espèce. Cette C. affinis est un peu plus petite que le Bizet des îles d’Écosse, et présente une apparence assez différente, car elle a les tectrices des ailes tachetées de noir, et souvent des marques de même couleur sur le dos. Ces tachetures sont formées par une large marque noire occupant les deux côtés, mais surtout le côté externe de chaque plume. Les barres des ailes du vrai Bizet et de la variété tachetée sont produites également par des taches plus grandes traversant symétriquement la rémige secondaire et les plus grandes plumes tectrices. Les tachetures ne sont donc que l’extension, à d’autres parties du plumage, des marques ordinaires. Les oiseaux tachetés ne sont pas circonscrits aux côtes d’Angleterre, car Graba les a trouvés aux Feroë, et M. Thompson[12] dit qu’à Islay, la moitié des Bizets sauvages sont tachetés. Le colonel King de Hythe, a peuplé son pigeonnier de jeunes oiseaux sauvages capturés par lui dans les îles Orkney, et m’en a obligeamment envoyé plusieurs individus qui étaient tous nettement tachetés. Nous voyons donc que les Pigeons tachetés se rencontrant dans trois sites distincts, aux Feroë, aux Orkney et à Islay, parmi les Bizets, il n’y a aucune importance à attacher à cette variation naturelle du plumage.

Le prince C. L. Bonaparte[13], sépare de la C. livia, avec un point d’interrogation, la C. turricola d’Italie, la C. rupestris de Daouria, et la C. Schimperi d’Abyssinie ; mais ces oiseaux ne diffèrent du Bizet que par des caractères insignifiants. Il y a, au Muséum Britannique, un Pigeon tacheté d’Abyssinie qui est probablement le C. Schimperi de Bonaparte. On peut y joindre le C. gymnocyclus de G. R. Gray, de l’Afrique occidentale, qui est un peu plus distinct, et porte autour de l’œil un peu plus de peau dénudée que le Bizet, mais d’après des informations que je tiens du Dr Daniell, il est douteux que cet oiseau soit sauvage, car, comme je m’en suis assuré, on élève sur la côte de Guinée des Pigeons de colombier.

Le Bizet sauvage de l’Inde (C. intermedia de Strickland) a été plus généralement admis comme une espèce distincte. Il diffère surtout par la couleur du croupion qui est bleue au lieu d’être blanche, mais cette teinte varie, selon M. Blyth, et devient quelquefois albescente. Domestiquée, cette forme fournit des oiseaux tachetés, comme cela arrive en Europe avec le vrai Bizet. Nous avons, au surplus, la preuve que la couleur du croupion est éminemment variable, car Bechstein[14] nous apprend qu’en Allemagne ce caractère du plumage est chez le Pigeon de colombier de tous le plus changeant. Nous devons en conclure qu’on ne doit pas considérer la C. intermedia comme spécifiquement distincte de la C. livia.

On trouve à Madère un Bizet que quelques ornithologistes supposent être distinct de la C. livia. J’en ai examiné un grand nombre d’individus recueillis par MM. Harcourt et Mason. Ils sont plutôt plus petits que les Bizets des îles Shetland, leurs becs sont plus minces et varient d’épaisseur suivant les individus. Ils offrent une diversité remarquable dans leur plumage ; quelques individus sont plume pour plume identiques au Bizet shetlandais, d’autres sont tachetés comme la C. affinis des falaises d’Angleterre, mais plus fortement, ayant le dos presque entièrement noir. D’autres sont identiques à la soi-disant C. intermedia de l’Inde par la coloration bleue du croupion ; d’autres enfin ont cette partie très-pâle ou d’un bleu très-foncé, et sont de même tachetés. Une variabilité aussi considérable me porte à soupçonner que ces oiseaux sont des Pigeons domestiques redevenus sauvages.

Il résulte de ces faits que les C. livia, affinis, intermedia, ainsi que les formes marquées d’un point d’interrogation par Bonaparte, doivent toutes être regardées comme une même espèce. Il est, du reste, très-indifférent qu’elles soient ainsi classées ou non, et que quelques-unes de ces formes ou toutes soient considérées comme les ancêtres de nos races domestiques, en tant qu’il s’agisse d’expliquer les différences qui existent entre les races les plus distinctes. En comparant les Pigeons de colombier ordinaires élevés dans différentes parties du monde, il ne peut y avoir aucun doute sur leur provenance d’une ou de plusieurs des variétés sauvages de la C. livia que nous venons de citer. Mais avant de faire quelques remarques sur les Pigeons de colombier, nous devons signaler que, dans plusieurs pays, on a remarqué la facilité avec laquelle on pouvait apprivoiser le Bizet. Nous avons vu que le colonel King, à Hythe, a, il y a plus de vingt ans, peuplé son colombier de Pigeonneaux sauvages pris aux îles Orkney, qui ont considérablement multiplié depuis. Macgillivray[15] dit avoir complètement apprivoisé un Bizet aux Hébrides, et on connaît plusieurs cas de ces oiseaux qui ont reproduit dans des pigeonniers dans les îles Shetland. Je tiens du capitaine Hutton que le Bizet sauvage de l’Inde s’apprivoise facilement, et reproduit librement avec le Pigeon domestique ; M. Blyth[16] m’assure que les individus sauvages viennent souvent dans les pigeonniers, et se mêlent à leurs habitants. On trouve dans l’ancien « Ayeen Akbery » signalé le fait que si on prend quelques Pigeons sauvages, des milliers d’individus de leur espèce ne tardent pas à les rejoindre.

Il y a des Pigeons qu’on conserve dans des colombiers à un état semi-domestique, dont on ne prend aucun soin particulier, et qui se procurent eux-mêmes leur nourriture sauf pendant les grands froids. En Angleterre et en France, d’après l’ouvrage de MM. Boitard et Corbié, ce Pigeon commun ressemble exactement à la variété tachetée de la C. livia, mais j’en ai vu des individus venant du Yorkshire, qui, semblables au Bizet shetlandais, n’offraient aucune trace de ces tachetures. Les Pigeons des îles Orkney domestiqués depuis plus de vingt ans par le colonel King, différaient légèrement entre eux par le degré d’intensité de coloration de leur plumage, et l’épaisseur de leurs becs, dont les plus minces étaient un peu plus épais que les plus forts dans les oiseaux de Madère. D’après Bechstein le Pigeon de colombier d’Allemagne n’est pas tacheté. Ils le sont souvent dans l’Inde et quelquefois offrent des taches blanches ; d’après M. Blyth, le croupion devient aussi presque blanc. J’ai reçu de Sir J. Brooke quelques Pigeons de colombier provenant des îles Natunas de l’archipel Malais, et qui avaient été croisés avec ceux de Singapore ; ils étaient petits, et la variété la plus foncée ressemblait beaucoup à la variété foncée et tachetée à croupion bleu de Madère, avec un bec moins mince, quoiqu’il le fût davantage que celui du Bizet shetlandais. J’ai aussi reçu de Foochow, en Chine, par M. Swinhoe, un pigeon de colombier qui était de même petit, et ne différait d’ailleurs pas des précédents. Le Dr Daniell m’a envoyé de Sierra-Leone[17] quatre Pigeons de colombier vivants, qui étaient aussi grands que les Bizets shetlandais et même plus corpulents. Quelques-uns leur étaient identiques par le plumage, avec un peu plus de brillant dans les tons métalliques, d’autres, à croupion bleu, ressemblaient à la variété indienne tachetée, C. intermedia ; quelques-uns étaient assez fortement tachetés pour paraître presque noirs. Le bec différait un peu dans ces quatre oiseaux, mais en somme il était plus court, plus massif et plus fort que dans le Bizet shetlandais ou le Pigeon de colombier anglais. Il y a une assez grande différence entre le bec de ces Pigeons africains et celui des Pigeons de Madère, car il est d’un fort tiers plus épais verticalement dans les premiers que dans les seconds ; on aurait donc, au premier abord, pu être tenté de les regarder comme spécifiquement distincts ; mais toutes les variétés que nous venons de mentionner forment une série si parfaitement graduée, qu’il est impossible d’établir entre elles aucune séparation tranchée.


En résumé, la C. livia sauvage, en y comprenant les C. affinis, intermedia et autres races géographiques encore plus voisines, offre une distribution immense s’étendant depuis la côte méridionale de la Norwége et des îles Feroë, jusqu’aux bords de la Méditerranée, Madère et les îles Canaries, l’Abyssinie, l’Inde et le Japon. Le Bizet varie beaucoup par son plumage, qui est souvent tacheté ; il peut avoir le croupion blanc ou bleu, les dimensions du corps et du bec peuvent aussi présenter quelques variations. Les Pigeons de colombier, dont personne ne conteste la provenance d’une ou de plusieurs des formes sauvages ci-dessus indiquées, offrent une semblable série de variations, mais un peu plus étendues, dans la coloration du plumage, la grandeur du corps, et la longueur et l’épaisseur du bec. Il semble exister, entre la couleur bleue ou blanche du croupion et la température des pays qu’ils habitent, la même relation tant chez le Pigeon de colombier que chez le Bizet, car, dans le nord de l’Europe, tous les Pigeons de colombier ont, comme le Bizet, le croupion blanc ; et presque tous les Pigeons de colombier de l’Inde ont, comme la C. intermedia sauvage de ce pays, le croupion bleu. Le Bizet, s’étant partout, dans divers pays, montré d’un apprivoisement facile, il est extrêmement probable que les Pigeons de colombier sont les descendants de deux souches sauvages, ou peut-être plus, mais qu’on ne peut, ainsi que nous venons de le voir, considérer comme spécifiquement distinctes.

Nous pouvons, en ce qui concerne la variation de la C. livia, faire, sans craindre d’être contredits, un pas de plus. Les éleveurs de Pigeons qui croient que les races principales, telles que les Messagers, les Grosses-gorges, les Pigeons Paons, etc., descendent de souches primitives distinctes, admettent cependant que les Pigeons de fantaisie, qui ne diffèrent guère du Bizet que par la couleur, descendent de cet oiseau. Nous désignons ainsi ces innombrables variétés de formes auxquelles on a donné les noms de Heurtés, Coquilles, Casques, Hirondelles, Prêtres, Moines, Porcelaines, Souabes, Archanges, Boucliers et autres, tant en Europe que dans l’Inde. Il serait aussi absurde de supposer que toutes ces formes descendent d’autant de souches sauvages distinctes, qu’il le serait de l’admettre pour toutes les variétés de groseilles, de dahlias ou de pensées que nous connaissons. Cependant tous ces Pigeons reproduisent fidèlement leur type, et il en est de même d’un grand nombre de leurs sous-variétés actuelles. Ils diffèrent considérablement les uns des autres et du Bizet par leur plumage, un peu par les dimensions et les proportions du corps, la grandeur des pattes, la longueur et l’épaisseur du bec ; sur ces divers points, ils diffèrent entre eux beaucoup plus que ne le font les Pigeons de colombier. Bien que nous puissions admettre que ces derniers qui varient peu, ainsi que les Pigeons de fantaisie qui varient beaucoup plus par suite de leur état de domestication plus complet, soient les uns et les autres les descendants de la C. livia (en comprenant sous ce nom les races géographiques sauvages précédemment énumérées), la question se complique lorsque nous envisageons les onze races principales, dont la plupart ont été si profondément modifiées. On peut cependant, par des moyens indirects, mais concluants, démontrer que ces races principales ne descendent pas d’un nombre égal de souches sauvages, et ceci admis, on ne peut guère contester leur provenance de la C. livia, qui, par ses mœurs et la plupart de ses caractères, s’accorde si étroitement avec elles, varie aussi dans l’état de nature, et a certainement éprouvé des modifications considérables. Nous verrons, au surplus, combien certaines circonstances favorables ont pour beaucoup contribué à augmenter les modifications dans les races qui ont été plus particulièrement l’objet des soins des éleveurs.

On peut grouper, sous les six chefs suivants, les raisons qui permettent de conclure que les races domestiques principales ne descendent pas d’autant de souches primitives et inconnues : — 1o Si les onze races principales ne résultent pas de la variation d’une espèce, y compris ses races géographiques, elles doivent provenir de plusieurs espèces primitives extrêmement distinctes ; car des croisements, si étendus qu’on les suppose, entre six ou sept formes sauvages, n’auraient jamais pu produire des races aussi divergentes que les Grosses-gorges, les Messagers, les Runts, les Paons, les Culbutants courtes-faces, les Jacobins et Tambours. Comment, par exemple, un Grosse-gorge ou un Paon auraient-ils pu résulter d’un croisement, sans que les parents primitifs supposés possédassent les caractères particuliers de ces races ? Je sais que quelques naturalistes, suivant l’opinion de Pallas, croient que le croisement détermine une forte tendance à la variation, indépendamment des caractères hérités de l’un et de l’autre parent. Ils admettent qu’il serait plus facile de produire un Grosse-gorge ou un Pigeon Paon par le croisement de deux espèces distinctes, ne possédant ni l’une ni l’autre les caractères de ces races, que de les faire dériver d’une espèce unique. Je ne trouve que peu de faits favorables à cette doctrine, et n’y crois qu’à un faible degré ; j’aurai, du reste, dans un chapitre futur, à revenir sur ce sujet, qui n’est pas essentiel pour le point que nous discutons dans ce moment. La question dont nous avons à nous occuper est celle de savoir si, depuis la première domestication du Pigeon par l’homme, il a apparu chez ce type des caractères nouveaux, nombreux et importants. D’après l’opinion ordinaire, la variabilité est due au changement des conditions extérieures ; d’après la doctrine de Pallas, la variabilité, ou l’apparition de caractères nouveaux, est due à quelque effet mystérieux, résultat du croisement de deux espèces, ne possédant ni l’une ni l’autre les caractères en question. On peut croire que, dans quelques cas peu nombreux (et encore plusieurs raisons le rendent peu probable), il a pu naître, de croisements, des races bien accusées ; par exemple, un Barbe aurait pu se former par un croisement entre un Messager à long bec, ayant un large cercle de peau verruqueux autour des yeux, et un Pigeon à bec court. On peut même admettre comme presque certain que beaucoup de races ont été à quelque degré modifiées par des croisements, et que certaines variétés de nuances de coloration proviennent de croisements entre des variétés diversement colorées. Nous devons donc, d’après la doctrine que les différentes races doivent leurs différences caractéristiques à leur descendance d’espèces distinctes, admettre qu’il existe encore quelque part, ou qu’il a autrefois existé, huit ou neuf ou plus probablement une douzaine d’espèces, actuellement éteintes comme oiseaux sauvages, et ayant toutes eu les mêmes habitudes, vivant en société, perchant et faisant leurs nids sur les rochers. Mais si on considère avec quel soin on a, dans le monde entier, recueilli les Pigeons sauvages, oiseaux remarquables, surtout lorsqu’ils vivent dans les rochers, il est extrêmement improbable que huit ou neuf espèces, domestiquées depuis longtemps, et qui ont donc dû habiter un pays anciennement connu, puissent encore exister à l’état sauvage, et avoir échappé aux ornithologistes.

L’hypothèse que ces espèces ayant existé autrefois, se soient éteintes depuis, pourrait être un peu plus probable, quoiqu’il soit passablement téméraire d’admettre, dans les limites de l’époque historique, l’extinction d’un aussi grand nombre d’espèces, lorsqu’on voit le peu d’influence que l’homme a pu avoir sur l’extermination du bizet commun, qui, sous tous les rapports, se rapproche tellement des races domestiques. Le C. livia existe actuellement et prospère dans les petites îles Feroë, sur un grand nombre d’îles de la côte d’Écosse, en Sardaigne, sur les rives de la Méditerranée et dans le centre de l’Inde. Des éleveurs ont supposé que les espèces souches auraient été primitivement circonscrites dans de petites îles, où elles auraient pu facilement être exterminées ; mais les faits que nous venons de rappeler ne sont justement pas en faveur de la probabilité d’une pareille extinction, même dans les petites îles. Il n’est pas non plus probable, d’après ce qu’on sait de la distribution des oiseaux, que les îles européennes aient été habitées par des espèces particulières de Pigeons ; et si nous admettons que des îles océaniques éloignées aient été la patrie des espèces primitives parentes, nous devons nous rappeler que les voyages anciens étaient fort lents, et que les navires étant alors mal approvisionnés de nourriture fraîche, il n’aurait pas été facile de rapporter des oiseaux vivants. J’ai dit voyages anciens, car presque toutes les races de Pigeons étaient connues avant l’an 1600, de sorte que les espèces sauvages supposées doivent avoir été capturées et domestiquées avant cette époque.

2o La doctrine de la descendance des principales races domestiques de souches primitives multiples, impliquerait que plusieurs espèces auraient autrefois été assez complètement domestiquées pour avoir pu se croiser entre elles et se reproduire librement. Bien que la plupart des oiseaux sauvages soient faciles à apprivoiser, l’expérience nous apprend qu’il est très-difficile de les faire reproduire en captivité ; cette difficulté est cependant moindre pour les Pigeons que pour d’autres oiseaux. Depuis deux ou trois siècles on a gardé bien des oiseaux en cage, sans qu’on ait pu en ajouter à peine un de plus à notre liste d’espèces complètement apprivoisées ; et pourtant, d’après la doctrine en question, nous serions obligés d’admettre qu’autrefois on a dû apprivoiser et domestiquer environ une douzaine d’espèces de Pigeons, actuellement inconnues à l’état sauvage.

3o La plupart de nos animaux domestiques sont redevenus sauvages dans plusieurs parties du monde, moins fréquemment les oiseaux que les mammifères, apparemment par suite de la perte partielle de la faculté du vol. J’ai trouvé cependant quelques exemples de nos oiseaux de basse-cour devenus marrons dans l’Amérique du Sud et peut-être dans l’Afrique occidentale, ainsi que dans plusieurs îles ; le dindon a été autrefois presque marron sur les bords du Parana, et la pintade est redevenue tout à fait sauvage à l’Ascension et à la Jamaïque. Dans cette dernière île, le paon est aussi redevenu marron. Le canard commun s’éloigne de son habitation et redevient presque sauvage dans le comté de Norfolk. On a tué des métis du canard musqué et du canard commun dans l’Amérique du Nord, en Belgique, et près de la mer Caspienne. L’oie est redevenue sauvage à la Plata. Le Pigeon de colombier ordinaire est marron à Juan-Fernandez, l’île de Norfolk, l’Ascension, probablement à Madère, sur les côtes d’Écosse, et, à ce qu’on assure, sur les rives de l’Hudson, dans l’Amérique du Nord[18]. Mais quelle différence si nous revenons aux onze principales races domestiques du Pigeon, que quelques auteurs regardent comme descendant d’autant d’espèces distinctes ! Personne n’a jamais prétendu qu’elles aient été trouvées sauvages dans aucune partie du monde ; on les a cependant transportées partout, et quelques-unes ont dû être ramenées dans leur patrie primitive. En les considérant comme les produits de la variation, nous comprenons pourquoi elles ne sont pas redevenues sauvages, l’étendue des modifications qu’elles ont éprouvées dénotant une domestication ancienne et profonde, qui devait les rendre impropres à la vie sauvage.

4o En admettant que les différences caractéristiques des diverses races domestiques soient dues à leur descendance de plusieurs espèces primitives, nous devrions conclure que l’homme aurait autrefois, soit intentionnellement, soit par hasard, choisi, pour les domestiquer, une collection des Pigeons les plus anomaux, car on ne peut contester que, comparées aux membres existants de la grande famille des Pigeons, des espèces comme les Grosses-gorges, les Paons, les Barbes, les Messagers, les Culbutants, etc., seraient singulières au plus haut degré. Nous serions forcés de supposer, non-seulement que l’homme a réussi à domestiquer complètement plusieurs espèces fort exceptionnelles, mais encore que ces mêmes espèces se sont toutes éteintes depuis, ou nous sont du moins inconnues. Ces deux circonstances sont si improbables que, pour soutenir l’existence d’autant d’espèces anomales, il faudrait des preuves indiscutables. Si, au contraire, toutes ces races dérivent de la C. livia, nous pouvons comprendre, ainsi que nous l’expliquerons plus tard, comment une légère déviation d’un caractère apparaissant une fois, a dû s’augmenter continuellement par la conservation des individus chez lesquels elle était le mieux accusée, et la sélection étant mise en jeu par l’homme et pour sa fantaisie, et non pour le bien de l’oiseau, l’importance de la déviation ainsi accumulée, devait certainement, comparée à la conformation des Pigeons vivant à l’état de nature, paraître anomale.

J’ai déjà mentionné ce fait remarquable que les différences caractéristiques des principales races domestiques sont éminemment variables ; nous le voyons clairement dans la différence du nombre des pennes rectrices du Pigeon Paon, dans le développement du jabot chez les Grosses-gorges, dans la longueur du bec des Culbutants, dans l’état des membranes verruqueuses des Messagers, etc. Ces caractères étant le résultat de variations successives accumulées par la sélection, leur variabilité est compréhensible, car elle porte précisément sur les parties qui ont varié depuis la domestication du Pigeon, et qui, variant encore aujourd’hui, toujours sous l’action soutenue de la sélection humaine, n’ont encore pu acquérir aucune fixité.

5o Toutes les races domestiques s’apparient bien entre elles, et ce qui est également important, leur progéniture hybride est tout à fait fertile. En vue de vérifier ce point, j’ai fait beaucoup d’expériences consignées dans la note ci-après, et de semblables essais auxquels s’est tout récemment livré M. Tegetmeier lui ont donné les mêmes résultats[19]. L’exact Neumeister[20] assure que lorsqu’on croise les Pigeons de colombier avec des Pigeons d’autres races, les métis sont très-fertiles et vigoureux. MM. Boitard et Corbié[21] assurent, d’après leurs expériences, que plus les races qu’on croise sont distinctes, plus les métis obtenus par ces croisements sont productifs.

J’admets la grande probabilité de la doctrine formulée par Pallas, bien qu’elle ne soit pas absolument prouvée, à savoir que les espèces voisines qui, croisées à l’état de nature ou après leur capture, restent stériles à un degré plus ou moins prononcé, perdent cette stérilité après une période de domestication prolongée ; cependant lorsque nous considérons la grande différence qui existe entre des races comme les Grosses-gorges, Messagers, Paons, etc., le fait de la fertilité complète et même augmentée qui se remarque chez les produits de leurs croisements les plus complexes, constitue un argument puissant en faveur de leur descendance commune d’une espèce unique. Cet argument acquiert une force nouvelle, quand on voit (je donne dans la note ci-dessous[22] tous les cas que j’ai pu recueillir) qu’on connaît à peine un seul cas bien constaté de métis de deux vraies espèces de Pigeon, qui se soient trouvés fertiles, inter se, ou même seulement croisés avec leurs parents de race pure.

6o À l’exception de quelques différences caractéristiques importantes, les races principales sont, sous tous les autres rapports, très-voisines les unes des autres et de la C. livia. Toutes, comme nous l’avons déjà remarqué, sont éminemment sociables ; toutes répugnent à percher, ou à construire leurs nids sur les arbres ; toutes pondent deux œufs, ce qui n’est pas une règle universelle chez les Colombides : chez toutes, autant que j’ai pu le savoir, l’incubation des œufs a la même durée ; toutes peuvent supporter de grandes différences de climat, toutes préfèrent la même nourriture et sont très-avides de sel ; toutes (le Finnikin et le Tournant exceptés, qui ne diffèrent pas d’ailleurs par les autres caractères), affectent les mêmes allures quand ils courtisent les femelles, et toutes (à l’exception du Rieur et du Tambour) ont le même roucoulement particulier, qui ne ressemble en rien à la voix d’aucun Pigeon sauvage. Toutes les races colorées présentent sur la poitrine les mêmes teintes métalliques spéciales, caractère qui est loin d’être général chez les Pigeons.

Chaque race offre à peu près les mêmes séries de variations dans les couleurs, et dans la plupart nous remarquons la même corrélation particulière entre le développement du duvet chez les jeunes oiseaux et la couleur du plumage de l’adulte. Toutes ont la même longueur proportionnelle des doigts, des rémiges primaires, caractères qui peuvent différer dans les divers membres du groupe des Colombides. Dans les races qui présentent des déviations remarquables de structure, comme la queue des Pigeons Paons, le jabot des Grosses-gorges, le bec des Messagers et des Culbutants, etc., les autres parties restent presque inaltérées. Maintenant tout naturaliste accordera qu’il serait presque impossible de trouver dans aucune famille une douzaine d’espèces naturelles, très-semblables par leur conformation générale et leurs mœurs, et cependant différant énormément les unes des autres par un petit nombre de caractères seulement. La sélection naturelle explique ce fait, car chaque modification successive de conformation est, dans chaque espèce naturelle, conservée uniquement parce qu’elle est utile ; de pareilles modifications largement accumulées, impliquent nécessairement de profonds changements dans les habitudes, qui en entraînent d’autres dans toute l’organisation. D’autre part, si les diverses races de Pigeons sont le résultat de variations auxquelles l’homme a appliqué la sélection, nous comprenons aisément pourquoi elles conservent une ressemblance dans leurs habitudes et dans les divers caractères dont l’homme ne s’est ni inquiété ni occupé, tandis qu’elles diffèrent si considérablement sur les points qui ont pu frapper son œil ou flatter sa fantaisie.

Il y a encore un point de ressemblance entre les races domestiques du Pigeon et le Bizet qui mérite d’être tout spécialement mentionné. Le Bizet sauvage est d’une couleur bleu ardoisé, et les ailes sont traversées par deux barres noires ; le croupion, variable, est généralement blanc chez le Bizet européen, bleu chez l’indien ; la queue porte près de son extrémité une barre noire, et les bords externes des rectrices extérieures sont marqués de blanc, excepté à leur extrémité. Ces caractères ne se trouvent réunis chez aucun autre Pigeon sauvage que la C. livia. En parcourant attentivement la grande collection de Pigeons du Muséum britannique, j’ai trouvé que la barre obscure, près de l’extrémité de la queue, est commune, et que la bordure blanche des rectrices extérieures n’est pas rare ; mais le croupion blanc l’est extrêmement, et les deux barres noires des ailes ne se rencontrent dans aucun autre Pigeon que les espèces alpines C. leuconota et rupestris d’Asie.

Pour en revenir aux races domestiques, il est très-remarquable, comme me l’a signalé un éleveur distingué, M. Wicking, que toutes les fois que, dans une race quelconque, il naît un oiseau bleu, les ailes portent presque invariablement les doubles barres noires[23]. Les rémiges primaires peuvent être blanches ou noires et le corps d’une couleur quelconque ; mais si les rectrices des ailes sont seules bleues, les deux barres noires apparaissent sûrement. J’ai vu par moi-même, et sais par des documents dignes de foi[24], qu’il existe des oiseaux bleus portant les barres noires sur les ailes, à croupion blanc ou variant d’un bleu très-pâle au foncé, à queue à barre noire terminale et à rectrices externes bordées de blanc ou de couleur très-pâle, dans les races pures qui suivent : les Grosses-gorges, Paons, Culbutants, Jacobins, Turbits, Barbes, Messagers, trois variétés distinctes de Runts, Tambours, Hirondelles, et dans un grand nombre de Pigeons de fantaisie qu’il est inutile d’énumérer. Donc nous voyons, dans toutes les races pures connues en Europe, reparaître occasionnellement des oiseaux bleus ayant toutes les marques caractéristiques de la C. livia, marques dont l’ensemble ne se rencontre dans aucune autre espèce sauvage. M. Blyth a pu faire la même observation sur les diverses races domestiques du Pigeon connues dans l’Inde.

Certaines variations de plumage sont également communes dans le Bizet sauvage, le Pigeon de colombier et dans les races les plus fortement modifiées. Ainsi, dans tous, le croupion varie du blanc au bleu, étant le plus ordinairement blanc en Europe et très-généralement bleu dans l’Inde[25]. Nous avons vu que la C. livia sauvage en Europe, et les Pigeons de colombier dans toutes les parties du monde, ont souvent les tectrices supérieures des ailes tachetées de noir, et que, dans toutes les races les plus distinctes, on rencontre chez les individus bleus des tachetures tout à fait semblables. Ainsi j’ai vu des Grosses-gorges, Paons, Messagers, Turbits, Culbutants (indiens et anglais), Hirondelles et une foule de Pigeons de fantaisie, bleus et tachetés. M. Esquilant a vu un Runt tacheté, et j’ai moi-même obtenu de deux Culbutants bleus de pure race un oiseau tacheté.

Les faits que nous venons d’examiner se rapportent à l’apparition occasionnelle dans les races pures, d’individus soit bleus et portant des barres noires sur les ailes, soit bleus et tachetés ; nous allons maintenant voir que, lorsqu’on croise deux oiseaux appartenant à des races distinctes, dont ni l’un ni l’autre n’ont, et n’ont probablement eu pendant de nombreuses générations, aucune trace de bleu dans leur plumage, ni de barres sur les ailes, ou d’autres marques caractéristiques, les produits de ces croisements sont très-fréquemment bleus, quelquefois tachetés, ont les barres noires sur les ailes, etc. ; s’ils ne sont pas bleus, ils peuvent cependant présenter à un degré plus ou moins prononcé les diverses marques caractéristiques. L’assertion de MM. Boitard et Corbié[26], que les croisements entre certaines races ne donnaient que rarement autre chose que des Bizets ou des Pigeons de colombier, c’est-à-dire, comme nous le savons, des oiseaux bleus avec leurs marques spéciales, m’a conduit à entreprendre quelques expériences sur le sujet. Vu l’intérêt que ces recherches peuvent avoir, même en dehors du point spécial qui nous occupe actuellement, je crois devoir les exposer avec quelques détails. J’ai choisi pour mes essais des races qui, lorsqu’elles sont pures, ne produisent que très-rarement des oiseaux bleus, ayant les barres sur les ailes et la queue.

Le Pigeon Coquille est blanc, avec la tête, la queue, et les rémiges primaires noires ; la race existe depuis l’an 1600. J’ai croisé un mâle de cette race avec une femelle du Culbutant commun rouge, variété qui reproduit bien son type. Aucun des parents n’avait donc la moindre trace de bleu dans son plumage, ni de barres sur les ailes ou la queue. Les Culbutants communs sont rarement bleus en Angleterre. Le croisement en question me produisit plusieurs petits ; l’un avait le dos tout entier rouge, et sa queue était aussi bleue que chez le Bizet ; la barre terminale manquait, mais les rectrices externes étaient bordées de blanc ; un second et un troisième ressemblaient au premier, et portaient tous deux une trace de barre à l’extrémité de la queue ; un quatrième était brunâtre, avec traces de la barre double sur les ailes ; un cinquième avait la poitrine, le dos, le croupion et la queue d’un bleu pâle, mais le cou et les rémiges primaires étaient rougeâtres ; les ailes portaient deux barres distinctes de couleur rouge ; la queue n’avait pas de barre, mais les rectrices externes étaient bordées de blanc. J’ai croisé ce dernier oiseau, si curieusement coloré, avec un métis noir d’origine complexe, car il provenait d’un Barbe noir, d’un Pigeon Heurté et d’un Culbutant (Almond Tumbler) ; de sorte que les deux produits de ce croisement contenaient le sang de cinq variétés, dont aucune n’avait la moindre trace de bleu, ni de barres alaires ou caudales ; un de ces deux oiseaux était d’un noir brunâtre, avec des barres alaires noires ; l’autre était d’un fauve rougeâtre, avec barres alaires rougeâtres, plus claires que le reste du corps, et avait le croupion d’un bleu pâle, la queue bleuâtre, avec traces d’une barre terminale.

M. Eaton[27] a appareillé deux Culbutants courtes-faces, ni l’un ni l’autre bleus ou barrés, et a obtenu d’un premier nid un oiseau bleu parfait, et d’un second un oiseau d’un bleu pâle ; ces deux oiseaux ont dû sans doute, d’après l’analogie, présenter les marques caractéristiques ordinaires.

J’ai croisé deux Barbes mâles noirs, avec deux Pigeons Heurtés femelles. Ces derniers ont le corps entier et les ailes blancs, et une tache sur le front, la queue et les tectrices caudales rouges ; la race existait déjà au moins en 1676, et reproduit fidèlement son type, ce qui était déjà le cas en 1735[28]. Les Barbes sont des oiseaux unicolores, n’ayant que rarement des traces de barres sur les ailes et la queue, et se reproduisant d’une manière constante. Les métis ainsi obtenus furent noirs ou presque noirs, brun pâle ou foncé, parfois légèrement pie ; six d’entre eux présentèrent les barres alaires doubles ; dans deux elles étaient noires et très-apparentes ; sept montrèrent quelques plumes blanches sur le croupion, trois une trace de la barre terminale sur la queue ; dans aucun les rectrices terminales n’étaient bordées de blanc.

J’ai croisé des Barbes noirs de deux branches excellentes avec des Paons de race pure, d’un blanc de neige. Les métis furent généralement noirs, avec quelques rémiges et rectrices blanches ; d’autres furent d’un brun rougeâtre foncé, et d’autres d’un blanc de neige ; dans aucun il n’y avait trace de barres alaires ou de croupion blanc. J’appariai ensuite deux de ces métis, un noir avec un brun, et leurs produits manifestèrent des barres sur les ailes, légèrement indiquées, mais d’un brun plus foncé que le reste du corps. Dans une seconde couvée des mêmes parents, j’ai obtenu un oiseau brun qui portait sur le croupion quelques plumes blanches.

J’ai croisé un Dragon fauve mâle, appartenant à une famille qui, pendant plusieurs générations n’avait pas dévié de la couleur fauve et n’avait jamais présenté de barres alaires, avec une femelle Barbe d’un rouge uniforme (produite par deux Barbes noirs) : je constatai chez les produits des traces faibles mais nettes de barres alaires. J’ai croisé un Runt mâle d’un rouge uniforme avec un Tambour blanc ; les produits eurent la queue d’un bleu ardoisé, avec barre terminale, et les rectrices extérieures bordées de blanc. J’ai croisé aussi une femelle de Tambour tachetée de blanc et de noir (d’une autre famille que la précédente), avec un Culbutant mâle. Aucun des deux n’offrait de traces de bleu, ni de barre caudale, ni de blanc au croupion, et il n’est pas probable que leurs ancêtres aient, depuis bien des générations, manifesté aucun de ces caractères (car je n’ai jamais entendu parler d’un Pigeon Tambour bleu, et mon Culbutant était de race pure), et cependant le métis, produit de ce croisement, avait la queue bleuâtre, terminée par une large bande noire, et le croupion parfaitement blanc. On peut remarquer que, dans plusieurs de ces cas, c’est la queue qui montre la première la tendance à revenir au bleu, mais ce fait de la persistance de la couleur dans la queue et les tectrices caudales[29] n’étonnera aucune personne ayant eu l’occasion de s’occuper du croisement des Pigeons. Je citerai comme dernier cas un des plus curieux. J’appariai un métis femelle Barbe-Paon avec un métis mâle Barbe-Heurté ; ni l’un ni l’autre n’offrant la moindre trace de bleu. Remarquons que la coloration bleue est excessivement rare chez les Barbes, et que les Pigeons Heurtés étaient déjà parfaitement caractérisés en 1676, et reproduisent fidèlement leur type ; il en est de même des Paons blancs, au point que je ne connais pas de cas de Paons blancs ayant procréé des oiseaux d’une autre couleur. Les produits des deux métis dont nous parlons eurent néanmoins le dos et les ailes exactement de la même nuance bleue que le Bizet shetlandais sauvage ; les deux barres des ailes étaient aussi marquées, la queue était en tous points identique, et le croupion était d’un blanc pur. La tête teintée légèrement de rouge, ce qui provenait évidemment du Pigeon Heurté, était, ainsi que la poitrine, d’un bleu un peu plus pâle que chez le Bizet. Ainsi deux Barbes noirs, un Pigeon Heurté rouge et un Pigeon Paon blanc ont, comme grands-parents de pure race, donné naissance à un oiseau ayant la même couleur générale et toutes les marques caractéristiques de la C. livia sauvage.

Pour ce qui concerne le fait que les croisements des races produisent souvent des oiseaux tachetés de noir, et ressemblant sous tous les rapports au Pigeon de colombier et à la variété tachetée du Bizet sauvage, l’assertion rappelée ci-dessus de MM. Boitard et Corbié pourrait suffire ; je citerai cependant trois exemples de l’apparition de pareils oiseaux dans des croisements où l’un des parents ou grands-parents était bleu, mais non tacheté. J’ai croisé un Turbit bleu mâle avec un Tambour blanc, et, l’année suivante, avec un Culbutant courte-face d’un brun plombé foncé ; les produits du premier croisement furent aussi bien tachetés qu’aucun Pigeon de colombier, et ceux du second le furent au point d’être presque aussi noirs que les Bizets tachetés les plus foncés de Madère. Un autre oiseau, dont les grands-parents furent un Tambour blanc, un Paon blanc, un Heurté blanc (taches rouges), un Runt rouge et un Grosse-gorge bleu, fut bleu ardoisé et tacheté exactement comme un Pigeon de colombier. Je puis ajouter ici une remarque de M. Wicking, l’homme d’Angleterre qui a le plus d’expérience dans l’élevage des Pigeons de diverses couleurs ; c’est que quand un oiseau bleu, ou bleu et tacheté, ayant des barres alaires noires, paraît une fois dans une race, et qu’on le laisse reproduire, ces caractères se transmettent avec une telle énergie, qu’il est excessivement difficile de les extirper.

Que devons-nous donc conclure de cette tendance qu’offrent toutes les principales races domestiques, lorsqu’elles sont pures et qu’on les croise entre elles, à donner naissance à des produits bleus, portant les mêmes marques caractéristiques que le Bizet, et variant comme lui ? Si nous admettons la descendance de toutes ces races de la C. livia, aucun éleveur n’hésitera à expliquer cette apparition occasionnelle d’oiseaux bleus avec les marques noires, par le principe bien connu de la réversion, ou retour vers le type originel. Nous ne savons pas positivement pourquoi le croisement détermine si fortement cette tendance au retour, mais nous aurons occasion, par la suite, de donner de ce fait des preuves nombreuses et évidentes. Il est probable que j’eusse pu, pendant un siècle, produire des Barbes noirs purs, des Pigeons Heurtés, Coquilles, Paons blancs, Tambours, etc., sans obtenir un seul oiseau bleu ou barré ; et en croisant ces races j’ai, dès la première et seconde génération dans le cours de trois ou quatre ans au plus, obtenu un grand nombre de jeunes oiseaux plus ou moins colorés en bleu, et portant pour la plupart les marques caractéristiques qui accompagnent ce plumage. Lorsqu’on croise des oiseaux blancs et noirs, ou noirs et rouges, il semble que les deux parents aient une tendance à produire des rejetons bleus, et que cette tendance ainsi combinée, l’emporte sur la tendance séparée qu’a chacun des parents à transmettre sa propre coloration noire, blanche ou rouge.

Si nous rejetons l’opinion que toutes les races de Pigeons soient la descendance modifiée de la C. livia, pour admettre qu’elles proviennent d’autant de souches primitives, nous avons à choisir entre trois hypothèses. Premièrement, qu’il a autrefois existé huit ou neuf espèces primitives ayant diverses colorations, mais qui ont ultérieurement varié si exactement de la même manière qu’elles sont toutes arrivées à acquérir celle de la C. livia ; cette hypothèse n’explique nullement l’apparition de ces colorations et des marques qui les accompagnent dans les produits obtenus par le croisement de ces races. Secondement, on pourrait supposer que les espèces primitives ont toutes eu la coloration bleue, ainsi que les marques caractéristiques du Bizet, mais cette supposition est improbable au dernier point, puisque, cette espèce exceptée, on ne trouve ces caractères réunis sur aucun membre existant du grand groupe des Colombides, et qu’il serait impossible de trouver aucun autre cas d’espèces identiques par le plumage, et cependant sur plusieurs points de leur conformation aussi différentes que le sont les Grosses-gorges, les Messagers, les Culbutants, etc. Troisièmement enfin, nous pourrions supposer que toutes les races, qu’elles descendent de la C. livia ou de plusieurs espèces primitives, bien qu’ayant été élevées avec les plus grands soins et si hautement prisées par les éleveurs, auraient toutes, dans le cours d’une douzaine ou au plus d’une vingtaine de générations, été croisées avec le Bizet, et ainsi acquis cette tendance à reproduire des oiseaux bleus avec les marques diverses qui caractérisent ce plumage. Je dis que ce croisement de chaque race avec le Bizet aurait dû avoir eu lieu dans le cours d’une douzaine ou d’une vingtaine de générations au plus, parce qu’il n’y a aucune raison pour croire qu’une progéniture, croisée retourne jamais vers le type de l’un de ses ancêtres après un plus grand nombre de générations. Dans une race qui n’a été croisée qu’une fois, la tendance au retour diminue naturellement dans les générations suivantes, à mesure que la proportion de sang de la race étrangère diminue ; mais lorsqu’il n’y a pas eu de croisement avec une race distincte, et qu’il y a chez les deux parents une tendance au retour vers un caractère perdu depuis longtemps, cette tendance peut, d’après tout ce que nous sommes à même de constater, être transmise intégralement pendant un nombre indéfini de générations. Ces deux cas distincts de retour sont souvent confondus par les auteurs qui ont écrit sur l’hérédité.

Considérant, d’une part, l’improbabilité des trois suppositions que nous venons de discuter, et, d’autre part, la simplicité avec laquelle les faits s’expliquent par le principe du retour, nous pouvons conclure que l’apparition occasionnelle dans toutes les races (soit lorsqu’elles se reproduisent pures et sans mélange, soit surtout lorsqu’on les croise) de produits bleus, quelquefois tachetés, avec deux barres sur les ailes, le croupion blanc ou bleu, une barre à l’extrémité de la queue, et les rectrices externes bordées de blanc, fournit un argument d’un grand poids en faveur de l’opinion qu’elles proviennent toutes du Bizet, C. livia, comprenant sous cette dénomination les trois ou quatre variétés ou sous-espèces sauvages que nous avons énumérées plus haut.

Résumons les six arguments précédents, contraires à l’idée que les races domestiques soient les descendants de neuf ou peut-être de douze espèces, car le croisement d’un nombre moindre ne saurait rendre compte des différences caractéristiques des diverses races : 1o l’improbabilité qu’il puisse exister encore quelque part autant d’espèces inconnues aux ornithologistes, ou qu’elles aient pu s’éteindre dans les limites de la période historique, l’homme ayant eu si peu d’action sur l’extermination du Bizet sauvage ; 2o l’improbabilité que l’homme ait autrefois domestiqué complètement et rendu fécondes en captivité autant d’espèces différentes ; 3o ces espèces différentes n’étant nulle part redevenues sauvages ; 4o le fait extraordinaire que l’homme ait, avec intention ou par hasard, choisi pour les domestiquer, plusieurs espèces très-anormales par leurs caractères, ce qui est d’autant plus improbable que les points de conformation sur lesquels portent les anomalies de ces espèces supposées sont actuellement au plus haut degré variables ; 5o le fait que toutes les races, malgré leurs différences sur plusieurs points essentiels de leur conformation, produisent des métis tout à fait fertiles ; tandis que tous ceux qu’on a obtenus par le croisement d’espèces très-voisines de la famille des Pigeons se sont trouvés stériles ; 6o la tendance remarquable qu’ont toutes les races, à donner (surtout quand on les croise) des produits qui font retour aux caractères du Bizet sauvage, par des menus détails de coloration, et qui varient d’une manière semblable. Ajoutons à ces arguments l’improbabilité qu’il ait autrefois existé un certain nombre d’espèces différant considérablement les unes des autres par quelques points de conformation, et se ressemblant entre elles par d’autres comme la voix, les mœurs et toutes leurs habitudes, autant que le font les races domestiques. Tous ces faits et ces arguments étant loyalement pris en considération, il faudrait, pour nous autoriser à admettre la descendance de nos races domestiques de plusieurs souches primitives, un ensemble écrasant de preuves évidentes qui, jusqu’à présent, nous font absolument défaut.

L’opinion que nous combattons doit, sans aucun doute, son origine à l’improbabilité apparente que d’aussi fortes modifications de conformation aient pu être effectuées depuis la domestication du Bizet par l’homme ; aussi ne suis-je point surpris qu’on ait hésité à admettre leur origine commune, car autrefois, lorsque je contemplais dans mes volières des oiseaux comme les Grosses-gorges, les Messagers, Barbes, Culbutants courtes-faces, etc., je ne pouvais me persuader que tous pussent descendre d’une même souche primitive et que toutes ces modifications remarquables ne fussent, en quelque sorte, qu’une création de l’homme. C’est pour cette raison que j’ai cru devoir, à propos de leur origine, entrer dans des développements qui pourront peut-être paraître superflus.

Finalement, à l’appui de la provenance de toutes les races d’une souche unique, nous avons dans le Bizet une espèce encore vivante, distribuée sur une immense étendue, et qui peut être et a été domestiquée dans divers pays. Cette espèce, par la plupart des points de son organisation, et par ses habitudes aussi bien que par tous les détails de son plumage, ressemble aux diverses races domestiques. Elle s’apparie librement avec elles et produit des descendants fertiles. Elle varie[30] à l’état de nature, encore plus à l’état semi-domestique, ce que montre la comparaison des Pigeons de Sierra-Leone avec ceux de l’Inde, ou avec les Pigeons marrons de l’île de Madère. Elle a subi des variations encore bien plus considérables dans le cas des nombreux Pigeons de fantaisie, que personne ne suppose être descendants d’espèces distinctes, et dont plusieurs transmettent cependant leurs caractères depuis des siècles. Pourquoi donc hésiter à admettre les variations plus étendues nécessaires pour la formation des onze races principales ? Il faut avoir présent à l’esprit ce fait, que, dans deux des races les plus tranchées et les plus fortement caractérisées, les Messagers et les Culbutants courtes-faces, les formes les plus extrêmes de ces deux types peuvent être reliées avec leurs formes parentes, par des gradations qui ne sont pas plus considérables que celles qu’on observe entre les Pigeons de colombier de différents pays, ou entre les diverses sortes de Pigeons de fantaisie, gradations qu’on ne peut attribuer qu’à la variation.

Nous allons maintenant montrer que les circonstances ont été particulièrement favorables à la modification du Pigeon par la variation et la sélection. La première mention du Pigeon domestique, comme me l’a indiqué le professeur Lepsius, remonte à la cinquième dynastie égyptienne, soit environ trois mille ans avant J.-C.[31] ; mais M. Birch du British Museum, m’informe qu’il est déjà question du Pigeon dans un menu de repas datant de la dynastie précédente. Les Pigeons domestiques sont mentionnés dans la Genèse, le Lévitique et Ésaïe[32]. Nous apprenons par Pline[33], qu’au temps des Romains on offrait des prix énormes pour les Pigeons, et qu’on en était arrivé à tenir compte de leur généalogie et de leur race. Les Pigeons étaient fort estimés dans l’Inde, en 1600, du temps d’Akber-Khan ; la cour transportait avec elle vingt mille de ces oiseaux, et les marchands en apportaient des collections de grande valeur. Les monarques d’Iran et de Turan lui envoyèrent des races fort rares, et l’historien de la cour ajoute, « qu’en croisant les races, chose qui ne s’était jamais faite auparavant, Sa Majesté les avait améliorées d’une manière étonnante[34]. » Akber-Khan possédait dix-sept sortes distinctes, dont huit étaient estimées pour leur beauté seulement. À cette même époque, en 1600, d’après Aldrovande, les Hollandais étaient aussi passionnés pour les Pigeons que l’avaient été les anciens Romains. Les races d’Europe et de l’Inde du xve siècle paraissent avoir été différentes les unes des autres. Dans son voyage en 1677, Tavernier, comme le fait Chardin en 1735, parle du grand nombre de pigeonniers de la Perse, et remarque que comme il était défendu aux chrétiens de garder des Pigeons, quelques-uns se faisaient mahométans dans le seul but de pouvoir en élever. L’empereur du Maroc avait un gardien de Pigeons favori, ainsi que le dit Moore dans son traité paru en 1737. On a publié en Angleterre, depuis le temps de Willughby, en 1678, jusqu’à ce jour, et aussi en France et en Allemagne, un grand nombre de traités sur les Pigeons. Il a paru, il y a une centaine d’années, dans l’Inde, un traité persan, que l’auteur ne considérait point comme une chose de peu d’importance, car il le commence par une invocation solennelle « au nom du Dieu bon et miséricordieux. » Beaucoup de grandes villes en Europe et aux États-Unis ont maintenant leurs sociétés d’amateurs de Pigeons ; à Londres il y en a actuellement trois. Dans l’Inde, M. Blyth m’apprend que les habitants de Delhi et de quelques autres villes sont de zélés amateurs. D’après M. Layard, on élève à Ceylan la plupart des races connues. En Chine, d’après MM. Swinhoe d’Amoy, et le Dr Lockhart de Shangaï, les bonzes ou prêtres s’adonnent avec ardeur à l’élève des Messagers, des Culbutants et autres variétés de Pigeons. Les Chinois fixent aux rectrices de leurs Pigeons des espèces de sifflets, qui produisent un son très-doux pendant le vol de l’oiseau. Abbas-Pacha était, en Égypte, un grand amateur et éleveur de Pigeons Paons. On en élève beaucoup au Caire et à Constantinople, et j’apprends par Sir W. Elliot qu’on en a récemment importé dans l’Inde-méridionale, où ils se sont vendus à des prix élevés.

On voit, par ce qui précède, que depuis fort longtemps et dans plusieurs pays on s’est adonné avec passion à l’élève des Pigeons. Voici les paroles d’un amateur enthousiaste de nos jours : « Si chacun savait le charme et le plaisir qu’il y a à élever les Almond-Tumbler (Culbutant-amande), lorsqu’on commence à comprendre leurs facultés, je crois qu’il n’y aurait pas un propriétaire qui ne voulût avoir sa volière de Pigeons de cette race[35]. » Le goût de ce genre de distraction a de l’importance, en ce qu’il conduit ceux qui s’y livrent à noter soigneusement toutes les déviations de conformation, et à conserver celles qui les frappent et plaisent à leur fantaisie. Les Pigeons étant presque toujours captifs pendant toute leur vie, n’ont pas dans cet état, la nourriture variée qui leur est naturelle ; ils ont été transportés fréquemment d’un climat sous un autre, et tous ces changements dans les conditions extérieures ont dû occasionner des variations. Il y a cinq mille ans que le Pigeon est domestiqué et a été élevé dans une foule de lieux ; le nombre des individus ainsi produits sous la domestication a dû être énorme, fait qui a une haute importance, car il augmente de beaucoup les chances d’apparition de rares modifications de structure. Des variations légères de toutes espèces ont dû être observées, et, grâce aux circonstances suivantes, lorsqu’elles avaient quelque valeur, être conservées et propagées avec une grande facilité. Seuls, parmi tous les autres animaux domestiques, les Pigeons des deux sexes s’associent par couples pour la vie, et, quoique mélangés avec d’autres Pigeons, se montrent rarement infidèles l’un à l’autre ; même lorsque le mâle quitte sa compagne, ce n’est pas d’une manière permanente. J’ai élevé dans les mêmes volières bien des Pigeons de types différents sans jamais en trouver un seul qui ne fût pas pur. Il en résulte que l’éleveur peut, avec la plus grande facilité, choisir et apparier ses oiseaux, et voir promptement les résultats de ses essais, car le Pigeon se multiplie avec une grande rapidité. Il peut aisément utiliser les oiseaux inférieurs qui, à l’état jeune, sont une excellente nourriture. En résumé, les Pigeons peuvent être facilement appareillés, conservés et triés ; on en a élevé des quantités immenses, dans plusieurs pays on s’est livré avec ardeur à leur production, ce qui a dû conduire les éleveurs à les examiner de très-près, soit pour obtenir quelques particularités nouvelles, soit pour surpasser d’autres éleveurs par la perfection des individus de races déjà créées.

HISTOIRE DES PRINCIPALES RACES DU PIGEON[36].

Avant de discuter les voies et moyens par lesquels les principales races se sont formées, je crois devoir donner quelques détails historiques, car, si peu que ce soit, nous en savons beaucoup plus sur l’histoire des Pigeons que sur celle d’aucun autre animal domestique. Quelques cas sont intéressants, parce qu’ils prouvent combien on peut maintenir longtemps une race avec ses mêmes, ou à peu près ses mêmes caractères ; d’autres, par contre, sont encore plus intéressants, en montrant comment certaines races ont été lentement, mais constamment, modifiées dans le cours des générations successives. J’ai indiqué dans le chapitre précédent que les Rieurs et les Tambours, tous deux si remarquables par leur genre de voix, étaient déjà parfaitement caractérisés en 1735, et que les Rieurs étaient probablement connus dans l’Inde avant 1600. Les Pigeons Heurtés en 1676, et les Coquilles du temps d’Aldrovande, avant 1600, étaient colorés exactement comme ils le sont aujourd’hui. Les Culbutants ordinaires et les Culbutants terriens présentaient dans leur vol, dans l’Inde, avant 1600, les mêmes particularités que de nos jours, car elles sont parfaitement décrites dans le Ayeen Akbery. Ces races peuvent toutes avoir existé depuis une époque plus ancienne ; nous savons seulement qu’elles étaient déjà parfaitement caractérisées aux dates ci-dessus indiquées. La longueur moyenne de la vie du Pigeon domestique étant de cinq à six ans environ, quelques-unes de ces races auraient donc conservé leurs caractères pendant au moins quarante ou cinquante générations.

Grosses-gorges. — Ces oiseaux, autant qu’une très-courte description permet d’en juger, paraissent avoir été bien caractérisés du temps d’Aldrovande[37], avant l’an 1600. Les deux points essentiels recherchés de nos jours sont la longueur du corps et des jambes. En 1755 (édit. Eaton), Moore, — qui était un amateur de premier ordre, — dit avoir une fois vu un oiseau dont le corps avait 20 pouces de longueur et les jambes 7 pouces, bien qu’on considère comme de très-bonnes dimensions de 17 à 18 pouces pour la longueur du corps, et de 6 1/2 à 6 3/4 pour celle des jambes. M. Bult, l’éleveur de Grosses-gorges le plus heureux qu’il y ait eu au monde, m’apprend qu’actuellement (1858) la longueur ordinaire du corps est de 18 pouces, mais qu’il l’a trouvée de 19 chez un individu, et a entendu parler d’oiseaux de 20 et 22 pouces de long, mais ces cas lui paraissent douteux. La longueur normale des pattes est de 7 pouces actuellement ; M. Bult l’a trouvée de 7 1/2 pouces dans deux de ses élèves. Il ressort de là que dans les cent vingt-trois années qui se sont écoulées depuis 1735, la longueur du corps n’a pas sensiblement augmenté, car on considérait autrefois une longueur de 17 à 18 pouces comme bonne, et 18 pouces sont actuellement la longueur minimum ; la longueur des jambes semble toutefois s’être accrue, car Moore n’a jamais observé de cas de jambes atteignant complètement 7 pouces ; la moyenne est actuellement de 7, et dans deux oiseaux de M. Bult elles mesuraient 7 1/2 pouces de longueur. Le peu d’amélioration des Grosses-gorges pendant cette dernière période peut être expliqué en partie, comme me l’apprend M. Bult, par la négligence dont jusqu’à ces vingt ou trente dernières années cette race a été l’objet. Il y eut, vers 1765[38], un changement dans la mode, qui fit préférer à des membres nus et grêles des pattes plus fortes et plus emplumées.

Pigeons Paons. — La première mention faite de cette race se trouve dans l’Ayeen Akbery, ouvrage indien, antérieur à 1600[39] ; à cette date, à en juger par Aldrovande, elle était inconnue en Europe. En 1677, Willughby parle d’un Pigeon Paon ayant 26 rectrices ; en 1735, Moore en vit un qui en portait 36 ; et en 1824 MM. Boitard et Corbié constatent qu’on pouvait facilement trouver en France des oiseaux qui en portaient 42. Actuellement, en Angleterre, on tient moins au nombre qu’au redressement et à l’expansion des rectrices, et on s’attache surtout au port général de l’oiseau. Les anciennes descriptions ne nous permettent pas, vu leur insuffisance, de juger s’il y a eu, sous ce dernier rapport, une grande amélioration ; mais il est probable que si autrefois il eût existé comme aujourd’hui des Pigeons Paons, dont la tête et la queue pussent se toucher, le fait aurait été mentionné. Les Paons qu’on trouve dans l’Inde doivent probablement montrer l’état de la race, quant au port du moins, telle qu’elle était lors de son introduction en Europe ; j’ai eu vivants quelques oiseaux de cette race, dits importés de Calcutta, et qui étaient très-inférieurs à ceux qu’on voit en Angleterre. Le Pigeon Paon de Java présente les mêmes différences dans le port, et bien que M. Swinhoe ait compté de 18 à 24 rectrices dans cet oiseau, un individu de bonne race qui m’a été envoyé n’en portait que 14.

Jacobins. — Cette race existait avant 1600 ; mais à en juger par la figure qu’en donne Aldrovande, le capuchon n’enveloppait pas la tête aussi complètement qu’à présent ; la tête n’était pas non plus blanche, et les ailes et la queue étaient moins longues ; ce dernier caractère peut toutefois avoir été mal rendu par le dessinateur. À l’époque de Moore (1735), le Jacobin était regardé comme le Pigeon le plus petit, et son bec était indiqué comme très-court. Il faut donc que le Jacobin, ou les variétés auxquelles on le comparait alors, aient été considérablement modifiés depuis ; car la description de Moore (qui était un des juges les plus compétents) n’est évidemment pas, en ce qui concerne les dimensions du corps et du bec, applicable à nos Jacobins actuels. On voit, d’après Bechstein, qu’en 1795 la race avait déjà acquis les caractères qu’elle possède aujourd’hui.

Turbits. — Les anciens auteurs qui ont écrit sur les Pigeons ont généralement supposé que le Turbit est le Cortbeck d’Aldrovande ; mais, dans ce cas, il serait singulier que la fraise caractéristique de cet oiseau n’eût pas été remarquée. Toutefois le bec du Cortbeck, tel qu’il est décrit, ressemble beaucoup à celui du Jacobin, ce qui indique une modification dans l’une des deux, races. Willughby a, en 1677, décrit le Turbit sous son nom actuel, et avec sa fraise caractéristique ; il compare son bec à celui du bouvreuil, comparaison bonne, mais maintenant mieux applicable au bec du Barbe. La sous-race, désignée sous le nom de Owl (hibou), était connue du temps de Moore (1735).

Culbutants. — Des Pigeons Culbutants communs, ainsi que des Culbutants terriens, parfaits quant à la faculté de culbuter, existaient dans l’Inde avant l’an 1600 ; et déjà à cette époque on paraît, comme cela est encore le cas dans l’Inde, s’être surtout attaché aux divers modes de vol, tels que le vol de nuit, vol à de grandes hauteurs, et au mode de descente. Belon[40] a vu, en Paphlagonie, en 1555, ce qu’il décrit comme une chose nouvelle, des Pigeons qui s’élevaient à une telle hauteur qu’on les perdait de vue, et revenaient ensuite au colombier sans s’être séparés. Cette manière de voler caractérise nos Culbutants actuels ; mais il est évident que si les Pigeons décrits par Belon eussent eu la faculté de culbuter, il l’eût remarquée et signalée. Les Culbutants étaient inconnus en Europe en 1600, car Aldrovande, qui discute le vol du Pigeon, n’en fait aucune mention. Willughby, en 1687, y fait allusion comme étant de petits Pigeons qui ressemblent en l’air à de petits ballons. La race Courte-face n’existait pas alors, car des oiseaux aussi remarquables par leur petite taille et la brièveté de leur bec n’auraient pas échappé à Willughby. Nous pouvons même retracer quelques points de la marche suivie par cette race dans sa formation. En 1735, Moore énumère très-exactement les points principaux qui font son mérite, mais sans décrire les diverses sous-races, d’où M. Eaton[41] conclut que la race Courte-face n’avait pas encore atteint sa perfection. Moore signale le Jacobin comme étant le plus petit Pigeon. Trente ans plus tard, en 1765, dans un ouvrage dédié à Mayor, les Courtes-faces-Amandes (Almond-Tumblers) sont complètement décrits ; mais l’auteur, un éleveur de Pigeons de fantaisie, dit expressément dans sa préface (p. xiv), qu’après beaucoup de dépenses et de soins, ils étaient arrivés à un tel point de perfection et si différents de ce qu’ils étaient vingt ou trente ans auparavant, qu’un ancien éleveur les aurait condamnés pour la seule raison qu’ils n’étaient pas conformes au type que de son temps on regardait comme le bon. Il semblerait qu’il y ait eu à cette époque un changement un peu subit dans les caractères du Culbutant courte-face, et on peut croire qu’il a dû apparaître alors un oiseau nain et un peu monstrueux, qui serait l’ancêtre des différentes sous-races Courtes-faces actuelles. Cette supposition me paraît justifiée par le fait que les Culbutants courtes-faces naissent avec un bec court, mais, comme chez les adultes, proportionné à la grandeur de leur corps ; différant par là beaucoup des autres races, qui n’acquièrent que lentement, pendant le cours de leur croissance, leurs caractères spéciaux.

Il y a eu depuis 1763 un changement dans un des caractères principaux du Culbutant courte-face, la longueur du bec. Les amateurs mesurent la tête et le bec depuis l’extrémité de celui-ci, jusqu’à l’angle antérieur du globe de l’œil. Vers l’année 1765, on regardait comme bons une tête et un bec[42] qui, mesurés de la manière usitée, avaient 7/8 de pouce de longueur ; actuellement ils ne doivent pas dépasser 5/8 de pouce ; « il est possible cependant, » avoue naïvement M. Eaton, « de regarder comme encore convenable un oiseau dont ces parties ne dépassent pas 6/8 de pouce, mais au delà il n’est digne d’aucune attention. » Le même auteur n’a jamais rencontré plus de deux ou trois individus dont la tête et le bec n’excédassent pas un demi-pouce de longueur ; mais il espère que dans quelques années ces parties pourront être encore raccourcies, et que des individus où elles ne dépasseront pas le demi-pouce ne seront plus une curiosité aussi rare que maintenant. À en juger par le succès soutenu avec lequel M. Eaton gagne les primes aux expositions de Pigeons, nous ne doutons pas de la réalisation de ses espérances. Nous pouvons finalement conclure des faits qui précèdent que le Culbutant importé d’Orient a été introduit en Europe, d’abord en Angleterre, et qu’il ressemblait alors à notre Culbutant commun, ou plus probablement au Culbutant persan ou indien, dont le bec n’est qu’insensiblement plus petit que celui du Pigeon de colombier ordinaire. Quant au Culbutant courte-face, qui est inconnu en Orient, il n’est pas douteux que les modifications remarquables qu’ont subies les dimensions de la tête, du bec, du corps, des membres, et son port en général, ne soient le résultat d’une sélection soutenue pendant les deux derniers siècles, et remontant probablement à la naissance d’un oiseau semi-monstrueux, vers l’année 1750.

Runts. — Nous ne savons que peu de leur histoire. Les Pigeons de Campanie étaient les plus grands connus du temps de Pline, fait sur lequel quelques auteurs se basent pour admettre que c’étaient des Runts. Il en existait en 1600, du temps d’Aldrovande, deux sous-races dont l’une, celle à bec court, est actuellement éteinte en Europe.

Barbes. — Malgré toutes les assertions contraires, il me paraît impossible de reconnaître le Barbe dans les figures et descriptions d’Aldrovande ; il existait toutefois, en 1600, quatre races qui étaient évidemment voisines des Barbes et des Messagers. Pour montrer combien il est difficile de reconnaître quelques-unes des races décrites par Aldrovande, je vais rappeler les opinions différentes qui ont été émises sur les quatre races qu’il a nommées : C. Indica, Cretensis, gutturosa et Persica. Willughby regardait la C. Indica comme un Turbit, M. Brent croit que c’était un Barbe inférieur. La C. Cretensis, dont le bec court a la mandibule supérieure renflée, n’est pas reconnaissable ; la C. (faussement appelée) gutturosa, qui, par son rostrum breve, crassum et tuberosum, me paraît se rapprocher du Barbe, est un Messager pour M. Brent ; enfin la C. Persica et Turcica, de l’avis de M. Brent, avis que je partage, n’est qu’un Messager à bec court, avec peu de peau verruqueuse. Le Barbe était connu en Angleterre en 1687 ; Willughby décrit son bec comme semblable à celui du Turbit ; mais on ne peut admettre que son Barbe ait pu avoir un bec comme celui des Barbes actuels, car un observateur aussi exact n’aurait pu méconnaître sa grande largeur.

Messager anglais. — Nous chercherions en vain dans l’ouvrage d’Aldrovande un oiseau ressemblant à nos Messagers améliorés ; les C. Persica et Turcica, qu’on dit s’en rapprocher le plus par leur bec court et épais, en différaient considérablement et devaient être voisins des Barbes. En 1677, du temps de Willughby, nous reconnaissons clairement le Messager ; mais comme il ajoute que son bec n’était pas court, mais d’une longueur modérée, sa description est inapplicable à nos Messagers actuels, si remarquables par l’allongement extraordinaire de leurs becs. Les noms anciens que le Messager a portés en Europe, ainsi que ceux qu’il porte encore dans l’Inde, signalent son origine persane. La description qu’en donne Willughby s’applique parfaitement au Messager de Bassorah, tel qu’il existe aujourd’hui à Madras. Nous pouvons retracer partiellement les changements qu’ont ultérieurement éprouvés nos Messagers anglais. Moore, en 1735, dit qu’on regarde comme long un bec de 1 1/2 pouce, bien que dans de bons individus il ne dépasse pas 1 1/4. Ces oiseaux ont dû ressembler ou avoir été un peu supérieurs aux Messagers décrits précédemment qui existent aujourd’hui en Perse. Actuellement, en Angleterre, d’après M. Eaton[43], on trouve chez les Messagers des becs mesurant (du bout du bec au bord de l’œil) 1 pouce 3/4, et quelquefois même 2 pouces de longueur.

Nous voyons par ces détails historiques que presque toutes les races domestiques principales existaient avant l’an 1600. Quelques-unes, remarquables par la couleur, paraissent avoir été identiques à nos races actuelles, quelques-unes presque semblables ; d’autres étaient fort différentes, enfin un certain nombre se sont éteintes. Quelques races, telles que les Finnikins, les Tournants, le Pigeon à queue d’hirondelle de Bechstein, et le Carmélite, semblent avoir pris naissance et disparu dans cette période. Quiconque visiterait aujourd’hui une volière anglaise bien assortie, désignerait certainement comme types distincts, le Runt massif ; le Messager avec son bec allongé et ses gros caroncules ; le Barbe avec son bec élargi, court, et son large cercle de peau nue autour des yeux ; le Culbutant courte-face avec son petit bec conique ; le Grosse-gorge avec son jabot dilaté, son corps et ses membres allongés ; le Pigeon Paon avec sa queue redressée, largement étalée et bien fournie en plumes ; le Turbit avec sa fraise et son bec court et mousse ; et le Jacobin avec son capuchon. Qui eût pu passer en revue les Pigeons élevés avant 1600 par Akber-Khan dans l’Inde, et par Aldrovande en Europe, eût probablement vu le Jacobin avec un capuchon moins parfait, le Turbit sans fraise, le Grosse-gorge à jambes plus courtes, et sous tous les rapports moins remarquable, — si toutefois le Grosse-gorge d’Aldrovande ressemblait à l’ancienne race allemande ; — le Paon moins singulier dans son apparence, et ayant une queue moins fournie ; il eût vu d’excellents Culbutants aériens, mais aurait en vain cherché des formes à courte-face ; il eût vu des oiseaux voisins, mais différents de nos Barbes actuels ; et enfin il eût rencontré des Messagers dont le bec et les caroncules devaient être incomparablement moins développés qu’ils ne le sont maintenant chez les Messagers anglais. Il eût pu classer la plupart des races dans les mêmes groupes, mais les différences entre les groupes devaient alors être bien moins prononcées qu’elles ne le sont aujourd’hui. Bref, les diverses races n’avaient pas à ce moment-là divergé à un si haut degré de leur ancêtre commun, le Bizet sauvage.

MODE DE FORMATION DES PRINCIPALES RACES.

Examinons maintenant la marche probable qu’ont dû suivre dans leur formation les principales races. Aussi longtemps qu’on garde les Pigeons à l’état semi-domestique dans des colombiers et dans leur pays natal, sans prendre aucun soin pour la sélection ou l’appariage des individus, ils ne varient guère plus que le Bizet sauvage, et, comme lui, par la taille, les tachetures des ailes et la coloration bleue ou blanche du croupion. Lorsque cependant on transporte ces Pigeons dans divers pays, tels que Sierra-Leone, l’archipel Malais, Madère (où la C. livia sauvage n’existe pas), soumis alors à de nouvelles conditions extérieures, ils paraissent varier à un degré plus prononcé. Tenus captifs, soit pour le plaisir de les observer, soit pour éviter qu’ils ne s’échappent, ils se trouvent exposés, même dans leur pays natal, à des conditions fort différentes, car ils ne peuvent se procurer cette nourriture diversifiée qu’ils trouvent à l’état de nature, et, ce qui est probablement plus important, sont abondamment nourris sans pouvoir prendre un exercice suffisant. Par analogie avec les autres animaux domestiques, nous devons, dans ces circonstances, nous attendre à trouver chez ces oiseaux une somme plus grande de variabilité individuelle que chez le Pigeon sauvage, ce qui est en effet le cas. Le défaut d’exercice tend à réduire les proportions des pattes et des organes du vol, et affecte, par suite de corrélation de croissance, celles du bec. D’après ce que nous voyons arriver occasionnellement dans nos volières, nous pouvons croire que des variations subites, telles que l’apparition d’une huppe sur la tête, de plumes sur les pattes, d’une nuance nouvelle de coloration, de plumes supplémentaires à l’aile ou à la queue, ont dû quelquefois surgir pendant la longue série de générations qui se sont succédées depuis la première domestication du Pigeon. Actuellement on rejette de pareilles variations brusques comme des tares, et il règne un tel mystère dans l’élevage des Pigeons, que les détails relatifs à l’apparition d’une variation ayant quelque valeur, sont soigneusement tenus secrets. Avant les cent cinquante dernières années, il n’y a pas d’exemple que l’histoire d’une pareille variation ait été enregistrée. Il ne suit pas de là qu’autrefois, alors que les Pigeons avaient éprouvé bien moins de variations, de pareilles anomalies aient toujours été répudiées. Nous ignorons la cause de toute variation brusque et spontanée en apparence, ainsi que celle des nuances innombrables qui peuvent se rencontrer chez les membres d’une même famille, mais nous verrons, dans un chapitre futur, que les variations de cette nature paraissent être le résultat indirect de changements quelconques dans les conditions extérieures.

Nous pouvons donc, dans le cours d’une domestication prolongée, nous attendre à trouver dans le Pigeon beaucoup de variabilité individuelle, occasionnellement de brusques variations, ainsi que de légères modifications résultant du défaut d’usage de certaines parties, combinées avec les effets de la corrélation de croissance. Tout cela ne produirait qu’un résultat insignifiant ou nul, sans la sélection ; car, sans l’intervention de celle-ci, toutes les différences, de quelque nature qu’elles soient, ne tarderaient pas à disparaître pour deux causes. Dans un lot de Pigeons vigoureux, on détruit, pour les manger, plus d’individus qu’on n’en conserve ; il en résulte qu’un oiseau offrant un caractère spécial court fortement la chance d’être détruit, s’il n’est pas l’objet d’une sélection ; et s’il n’est pas détruit, le croisement libre de cet individu avec les autres, fera presque certainement disparaître sa particularité. Si cependant, il arrivait qu’occasionnellement la même variation se répétât plusieurs fois, par suite de l’influence de conditions extérieures spéciales et uniformes, elle pourrait alors se maintenir et prévaloir indépendamment de toute sélection. Mais tout change dès que celle-ci est mise en jeu, car elle est la pierre de fondation de toute formation de race nouvelle, et ainsi que nous l’avons déjà vu, les circonstances sont, dans le cas du Pigeon, éminemment favorables à la sélection. Lorsqu’on a conservé un oiseau présentant quelque variation marquante, choisi dans sa progéniture les individus convenables pour les apparier, les faire reproduire de nouveau, et continué ainsi pour les générations suivantes, la perpétuation de cette variation chez les descendants est un fait si connu, qu’il est inutile d’y insister davantage. C’est ce qu’on peut appeler de la sélection méthodique, car l’éleveur a en vue un but défini, ou de conserver un caractère effectivement apparu, ou même de réaliser une amélioration conçue et déterminée d’avance dans son esprit.

Une autre forme de la sélection, qui est même plus importante, et à laquelle les auteurs qui ont discuté ce sujet ont à peine fait attention, est celle qu’on peut appeler la sélection inconsciente. L’éleveur, en effet, tout en choisissant sans intention, sans méthode, et d’une manière inconsciente ses oiseaux, peut produire lentement, mais sûrement, un grand résultat. Il suffit de voir les effets qui peuvent résulter de ce que chaque éleveur, après s’être, pour commencer, procuré les meilleurs oiseaux, cherche ensuite, selon son habileté, à en produire toujours de meilleurs, c’est-à-dire des individus se rapprochant le plus de ce qui est le type de la perfection du moment. Il ne cherche pas à modifier la race d’une manière permanente, il ne regarde pas vers un avenir éloigné, ni ne spécule sur le résultat final que donnera l’accumulation lente, pendant de nombreuses générations, de légers changements successifs ; il lui suffit de posséder une bonne souche, et son but est surtout de l’emporter dans les concours sur ses rivaux. Du temps d’Aldrovande, l’éleveur de 1600, qui admirait ses Messagers, ses Grosses-gorges ou ses Jacobins, n’a jamais songé à ce que seraient leurs descendants en 1860 ; il serait certainement fort étonné de voir nos races actuelles correspondantes ; il nierait probablement qu’elles soient les descendants de ses souches si admirées ; peut-être même ne les estimerait-il point, par la seule raison, comme nous l’avons vu plus haut, dans la citation d’un ouvrage de 1765, « qu’elles ne ressemblent pas à celles qu’on estimait à l’époque où lui-même s’occupait d’élevage de Pigeons. » Personne n’attribuera à l’action immédiate et directe des conditions extérieures, le long bec du Messager, le bec court du Culbutant courte-face, la jambe allongée du Grosse-gorge, le capuchon plus complet du Jacobin, etc., tous changements effectués depuis l’époque d’Aldrovande, et même beaucoup plus tard. Ces races ont en effet été modifiées dans des directions très-diverses, et même directement opposées, bien qu’élevées sous le même climat, et traitées sous tous les rapports d’une manière analogue. Toute modification légère dans la longueur du bec, de la jambe, etc., a certainement eu pour cause indirecte et éloignée, quelque changement dans les conditions auxquelles l’oiseau s’est trouvé soumis, mais le résultat final doit être attribué, comme cela est manifeste dans les cas sur lesquels nous possédons des données historiques, à la sélection continue et à l’accumulation, d’un grand nombre de variations légères et successives.

L’action de la sélection inconsciente, pour ce qui est du Pigeon, a été déterminée par un fait inhérent à la nature humaine, le désir de rivaliser avec, et de l’emporter sur ses voisins. Nous voyons cela dans toutes les modes passagères, même à propos de toilette, et c’est ce sentiment qui pousse chaque éleveur à exagérer toute particularité propre à ses races. Une autorité dans la matière nous dit[44] que les amateurs n’admirent pas un type moyen qui n’est ni ceci, ni cela, un entre-deux ; il leur faut des extrêmes. Après avoir remarqué que l’éleveur de Culbutants à courte-face tend à arriver au bec très-court, tandis que l’éleveur de Culbutants à longue-face recherche le bec très-allongé, il ajoute que, pour le cas d’un bec de longueur intermédiaire « il n’y a pas à en douter ; ni l’un ni l’autre ne voudra d’un oiseau pareil : l’un n’y verra aucune beauté, l’autre aucune utilité, etc. » Ces passages comiques, bien qu’écrits sérieusement, nous montrent quels sont les principes qui ont toujours dirigé les éleveurs de fantaisie, et ont provoqué et déterminé, dans toutes les races domestiques, ces énormes modifications qu’on estime uniquement pour leur beauté ou leur bizarrerie.

La mode dure longtemps dans l’élevage du Pigeon ; on ne peut pas changer la conformation d’un oiseau aussi promptement que la coupe d’un habit. Il n’est pas douteux que du temps d’Aldrovande, le Grosse-gorge ne dût être d’autant plus estimé, qu’il enflait davantage son jabot. Néanmoins la mode change jusqu’à un certain point ; on s’attache tantôt à un trait de conformation, tantôt à un autre ; et certaines races sont estimées et admirées à différents moments et dans des pays différents. L’auteur que nous venons de citer remarque que la fantaisie va et vient. Actuellement aucun éleveur accompli ne s’abaissera à élever des Pigeons de fantaisie, à la production desquels on se livre maintenant en Allemagne. Des races très-estimées dans l’Inde n’ont aucune valeur en Angleterre. Lorsqu’on néglige les races, elles dégénèrent sans doute, mais tant qu’on les maintient dans les mêmes conditions, les caractères acquis peuvent être conservés longtemps, et devenir le point de départ d’une nouvelle série de sélections.

On ne peut objecter à cette appréciation de l’action de la sélection inconsciente, que les éleveurs n’observent ni ne s’inquiètent de très-légères différences. Il faut les avoir suivis de près, pour pouvoir apprécier le degré de discernement qu’ils acquièrent par une longue pratique, et se faire une idée du travail et des soins qu’ils peuvent prodiguer à leurs oiseaux de prédilection. J’en ai connu un qui, chaque jour, étudiait patiemment ses oiseaux, pour décider lesquels il devait apparier ou rejeter, sujet difficile et à propos duquel M. Eaton, un des éleveurs les plus expérimentés, dit ce qui suit : « Je dois particulièrement vous mettre en garde contre la tendance de vouloir élever une trop grande variété de Pigeons, parce qu’ainsi vous saurez quelque peu sur chaque sorte, mais rien de ce qu’il faudrait bien savoir sur une. Il est possible qu’il se trouve quelques éleveurs qui aient une connaissance générale des différentes sortes de Pigeons, mais un grand nombre s’exposent à des déceptions en se figurant qu’ils connaissent ce qu’ils ne connaissent pas. » Parlant exclusivement d’une sous-variété d’une seule race, le Culbutant courte-face Amande, et après avoir remarqué que quelques amateurs sacrifient toutes les qualités pour obtenir une bonne tête et un bon bec, tandis que d’autres ne visent qu’au plumage, il ajoute : « Quelques jeunes amateurs trop pressés cherchent à obtenir les cinq qualités à la fois, et en récompense de leur peine n’obtiennent rien du tout. » M. Blyth m’informe que, dans l’Inde aussi, on choisit et on apparie les Pigeons avec le plus grand soin. Nous ne devons pas juger des légères différences qui ont pu être prisées autrefois, d’après celles qu’on estime actuellement depuis la formation de races nombreuses, dont chacune a son type de perfection propre, et que nos nombreux concours tendent à maintenir uniforme. La difficulté de dépasser les autres éleveurs dans les races établies, est déjà assez grande pour satisfaire amplement l’ambition de l’éleveur le plus déterminé, sans qu’il cherche à en créer de nouvelles.

Le lecteur se sera peut-être déjà demandé ce qui a pu pousser les éleveurs à tenter la création de races bizarres comme les Grosses-gorges, les Paons, Messagers, etc. C’est précisément ce qu’explique parfaitement la sélection inconsciente. Jamais aucun éleveur n’a fait intentionnellement une tentative de cette nature. Mais il suffit d’admettre, pour point de départ, une variation assez marquée pour avoir frappé l’œil de quelque ancien éleveur ; la sélection inconsciente des individus présentant cette variation continuée pendant un grand nombre de générations, sans autre but que celui de rivaliser avec d’autres éleveurs ses concurrents, a fait le reste. Nous pouvons par exemple admettre, dans le cas du Pigeon Paon, que le premier ancêtre de cette race avait la queue un peu redressée comme on le voit encore chez certains Runts[45], avec peut-être une augmentation dans le nombre des rectrices, comme cela a lieu chez quelques Coquilles. Pour les Grosses-gorges, on peut supposer qu’un oiseau a pu dilater son jabot un peu plus que les autres, comme cela existe à un faible degré chez le Turbit. Nous ne connaissons nullement l’origine du Culbutant ordinaire, mais nous pouvons admettre qu’il a dû naître une fois un oiseau, chez lequel une affection cérébrale a pu déterminer des sauts convulsifs dans l’air. Cela est d’autant plus explicable qu’avant 1600, on estimait, dans l’Inde surtout, les Pigeons remarquables par les particularités de leur vol, et qu’on les appariait avec une persévérance et des soins infinis, d’après les ordres de l’empereur Akber-Khan.

Nous avons, dans les cas précédents, supposé l’apparition d’une variation subite et assez apparente pour frapper l’attention de l’éleveur ; mais une telle brusquerie dans la variation n’est point indispensable, pour expliquer la formation d’une race nouvelle. Quand une forme de Pigeon a été maintenue pure, et produite pendant une longue période par plusieurs éleveurs différents, on peut souvent reconnaître de légères divergences entre les diverses familles. C’est ainsi que j’ai pu voir des Jacobins d’excellente race, en mains d’un amateur, différer légèrement par plusieurs de leurs caractères de ceux élevés par un autre. J’ai eu en ma possession quelques Barbes excellents, descendants d’une paire qui avait été primée dans un concours, et une autre série de Barbes provenant de la souche du célèbre éleveur Sir John Sebright ; ces derniers différaient visiblement des précédents par la forme de leur bec, mais par des modifications trop faibles pour pouvoir être exprimées par une description. Les Culbutants anglais et hollandais diffèrent encore à un degré assez prononcé, par la forme de la tête et la longueur du bec. On ne peut pas plus s’expliquer la cause de ces légères variations, qu’on ne peut expliquer pourquoi un homme a un long nez tandis qu’un autre l’a court. Dans les branches maintenues pendant longtemps distinctes chez différents éleveurs, ces variations sont si communes, qu’on ne peut les attribuer à l’existence de différences égales chez les oiseaux choisis primitivement comme souches. Il est probable qu’il faut en chercher la cause dans l’application d’une sélection un peu différente dans chaque cas, car jamais deux éleveurs n’ont exactement les mêmes goûts, et par conséquent ne préfèrent et ne choisissent, pour les apparier, exactement les mêmes oiseaux. Chacun admirant naturellement ses propres produits, va constamment en augmentant, et en exagérant les particularités qu’ils peuvent présenter. Cela arrivera surtout aux éleveurs qui, habitant des pays étrangers, ne peuvent comparer leurs différents produits, et ne visent pas à un type uniforme de perfection. Il en résulte que, lorsqu’une branche s’est ainsi formée, la sélection inconsciente tendant toujours à augmenter la somme des différences, finit par la convertir en sous-race, et finalement celle-ci en une variété ou race bien accusée.

Il ne faut pas non plus perdre de vue la corrélation de croissance. Dans la plupart des Pigeons, probablement par suite du défaut d’usage, les pattes ont subi une réduction, et en corrélation avec ce fait, le bec paraît diminuer de longueur. Le bec étant un organe apparent, dès qu’il sera devenu sensiblement plus petit, les éleveurs auront voulu le réduire toujours davantage, par la sélection des oiseaux ayant les plus petits becs ; tandis qu’en même temps d’autres éleveurs, comme cela a effectivement eu lieu, auront cherché au contraire à obtenir des becs de plus en plus longs. La langue suivant le bec dans son accroissement, s’allonge aussi ; les paupières se développent en même temps que la peau verruqueuse qui entoure les yeux ; les scutelles varient en nombre suivant la diminution ou l’augmentation de la grandeur des pattes ; le nombre des rémiges primaires varie avec la longueur de l’aile, et celui des vertèbres sacrées du Grosse-gorge, augmente avec l’allongement de son corps. Ces différences importantes de conformation, ne caractérisent pas absolument une race donnée, mais si on y eût fait attention et qu’on leur eût appliqué la sélection, comme on l’a fait pour les différences extérieures plus apparentes, il n’y a pas à douter qu’on ne fût parvenu à les rendre constantes. On eût certainement obtenu une race de Culbutants à neuf au lieu de dix rémiges primaires, car ce nombre reparaît souvent sans aucune intention de l’éleveur, et même contrairement à son désir, dans le cas des variétés à ailes blanches. De même, si les vertèbres eussent été visibles, et que les éleveurs eussent porté leur attention sur elles, rien n’eût été plus facile que d’en fixer de supplémentaires chez les Grosses-gorges. Ces derniers caractères une fois fixés et rendus constants, jamais nous n’eussions soupçonné leur grande variabilité antérieure, ni leur provenance d’une corrélation avec la brièveté des ailes dans le premier cas, avec la longueur du corps dans le second.

Pour comprendre comment les races domestiques principales sont devenues très-distinctes les unes des autres, il faut avoir présent à l’esprit, que les éleveurs cherchant toujours à faire reproduire les meilleurs individus, laissent par conséquent de côté, dans chaque génération, ceux qui sont inférieurs quant aux qualités recherchées ; de sorte qu’après un certain temps, les souches parentes et un grand nombre de formes intermédiaires subséquentes, s’éteignent et disparaissent. C’est ce qui est arrivé pour les Grosses-gorges, Turbits et Tambours ; ces races très-améliorées sont en effet actuellement isolées, sans aucune forme intermédiaire qui les relie soit entre elles, soit avec la souche primitive, celle du Bizet. Dans d’autres pays, où on n’a pas eu les mêmes soins ou suivi les mêmes modes, les formes anciennes ayant pu rester longtemps intactes ou légèrement modifiées, nous pouvons quelquefois remonter la série et retrouver les chaînons intermédiaires. C’est le cas en Perse et dans l’Inde pour le Messager et le Culbutant, qui, dans ces pays, diffèrent peu du Bizet par les proportions du bec. De même, le Pigeon Paon de Java n’a que quatorze rectrices, et sa queue étant beaucoup moins relevée et étalée que celle de nos oiseaux améliorés, il forme l’intermédiaire entre le type anglais le plus parfait et le Bizet.

Une race peut quelquefois être conservée intacte pendant très-longtemps dans le même pays, pour quelque qualité particulière, en même temps et à côté d’autres sous-races, auxquelles elle-même a donné naissance, et présentant des modifications considérables, parce qu’on aura développé chez ces dernières les particularités qui les faisaient rechercher. Nous en avons un exemple en Angleterre, où le Culbutant commun, qu’on n’estime que pour son vol, diffère peu de son ancêtre, le Culbutant oriental ; tandis que le Culbutant courte-face se trouve prodigieusement modifié, parce qu’on a recherché dans cette variété d’autres qualités que celle du vol. Le Culbutant commun d’Europe a cependant déjà commencé à se séparer en quelques sous-races un peu différentes, telles que le Culbutant commun anglais, le Roulant hollandais, le Culbutant de maison de Glasgow, le Longue-face etc., etc., et, dans le cours des temps, à moins que la mode ne change beaucoup, ces sous-races, sous l’action lente et insensible de la sélection inconsciente, iront en divergeant et en se modifiant de plus en plus. Plus tard, les chaînons parfaitement gradués, qui actuellement relient toutes ces sous-races les unes aux autres, se perdront, car la conservation d’une pareille foule de sous-variétés intermédiaires, serait très-difficile et d’ailleurs sans objet.

Le principe de la divergence, joint à l’extinction des nombreuses formes intermédiaires existant antérieurement, est si essentiel pour l’intelligence de l’origine des races domestiques et de celle des espèces naturelles, que je m’étendrai un peu plus sur ce sujet. Notre troisième groupe principal comprend les Messagers, les Barbes et les Runts, qui, tout en étant clairement voisins, diffèrent cependant singulièrement entre eux par plusieurs caractères importants. D’après l’opinion que nous avons émise dans le chapitre précédent, ces trois races proviennent probablement d’une race inconnue, intermédiaire par ses caractères, et descendant elle-même du Bizet. Leurs différences essentielles doivent être attribuées au goût des divers éleveurs, qui, à une époque ancienne, admirant et recherchant différents points ou particularités de conformation, ont, en suite de cette tendance reconnue qui pousse vers les extrêmes, continué à élever, sans aucune préoccupation d’avenir, toujours les meilleurs oiseaux, — les amateurs de Messagers préférant le bec long, avec beaucoup de peau verruqueuse, — les amateurs de Barbes recherchant le bec court et gros, avec beaucoup de peau autour des yeux, — et les éleveurs de Runts ne se souciant ni de l’un ni de l’autre, mais s’attachant surtout à la taille et au poids du corps. Cette marche a amené naturellement l’extinction des oiseaux antérieurs, inférieurs et intermédiaires, et c’est ainsi que ces trois races se trouvent actuellement en Europe si considérablement distinctes les unes des autres. Mais dans l’Inde, d’où elles ont été importées, la mode a été différente, et nous y trouvons des races qui relient le Messager anglais si largement amélioré, au Bizet, et d’autres qui, jusqu’à un certain point, relient les Messagers et les Runts. En remontant jusqu’à l’époque d’Aldrovande, nous voyons qu’avant 1600, il existait en Europe quatre races très-voisines des Messagers et des Barbes, mais qu’on ne peut point identifier avec nos races actuelles, pas plus que les Runts d’Aldrovande ne peuvent s’identifier avec les nôtres. Ces quatre races étaient loin de différer les unes des autres, autant que diffèrent entre elles nos races actuelles de Messagers, Barbes et Runts. Tout cela est exactement ce qu’on pouvait prévoir. S’il nous était possible de rassembler tous les Pigeons qui ont vécu depuis avant le temps des Romains jusqu’à nos jours, nous pourrions les grouper suivant plusieurs séries, partant toutes de la souche primitive, le Bizet. Chaque série serait formée d’une suite d’échelons gradués d’une manière insensible, parfois rompue par quelque variation un peu plus prononcée, devenue le point de départ d’un embranchement nouveau, dont nos formes actuelles les plus modifiées seraient les points culminants. On trouverait un grand nombre de chaînons anciens de la série, disparus et éteints sans avoir laissé de postérité, tandis que d’autres, quoique éteints, se trouveraient être les ancêtres des races actuelles.

J’ai souvent entendu considérer comme étrange, le fait que nous apprenions de temps à autre l’extinction locale ou complète de races domestiques, tandis que nous n’entendons jamais parler de leur origine. Comment, s’est-on demandé, ces pertes se sont-elles compensées, et plus que compensées, puisque pour tous les animaux domestiques, les races ont considérablement augmenté en nombre depuis le temps des Romains ? Cette contradiction apparente est, d’après notre manière de voir, très-compréhensible. L’extinction d’une race dans les temps historiques, est un événement qui doit être remarqué et enregistré ; mais sa modification graduelle, presque insensible par une sélection inconsciente, et sa divergence ultérieure, — soit dans le pays, soit, ce qui est le cas le plus fréquent, dans des pays éloignés, — en deux ou plusieurs branches, devenant ensuite lentement des sous-races et finalement des races bien accusées, sont des événements qui échappent, et sont à peine remarqués. On enregistrera la mort d’un arbre qui aura atteint des dimensions gigantesques, l’attention ne sera nullement éveillée par la croissance lente et l’augmentation numérique d’arbres plus petits.

La puissance de la sélection, comparée au peu d’action directe qu’exercent les changements de conditions, autrement qu’en déterminant une variabilité et une plasticité générales de l’organisation, explique parfaitement pourquoi de temps immémorial, les Pigeons de colombier sont restés à peu près intacts ; et pourquoi, quelques Pigeons de fantaisie, qui ne diffèrent du reste des précédents que par la couleur, ont conservé depuis plusieurs siècles les mêmes caractères. En effet, une fois un de ces Pigeons arrivé à une coloration élégante et symétrique, — comme par exemple un Pigeon Heurté ayant apparu avec le sommet de la tête, la queue, les tectrices caudales d’une couleur uniforme, le reste du corps étant d’un blanc de neige, — il n’y pas de raison pour y apporter aucun changement ou aucune amélioration ultérieure. Il n’est pas non plus étonnant que d’autre part, pendant ce même laps de temps, nos Pigeons très-travaillés et améliorés, aient subi des changements considérables, car nous ne connaissons pas de limites à la variabilité de leurs caractères, et nous ne pouvons en assigner aucune, aux caprices et à la fantaisie des éleveurs. Qu’est-ce qui arrêtera l’éleveur cherchant à donner à son Messager un bec de plus en plus long, ou de plus en plus court à un Culbutant ? Encore la limite extrême de la variabilité du bec, s’il y en a une, a-t-elle été atteinte ? Malgré les améliorations réalisées récemment sur le Culbutant courte-face, M. Eaton fait observer, « que le champ d’exploration ouvert à de nouveaux concurrents est aussi vaste qu’il y a un siècle ; » assertion peut-être un peu exagérée, car les jeunes individus de toutes les races artificielles très-perfectionnées, sont sujets aux maladies, et meurent facilement.

On a objecté que la formation des diverses races domestiques, ne jette aucun jour sur l’origine des espèces de Colombides sauvages, parce que les différences entre ces dernières ne sont pas de même nature. Ainsi les races domestiques diffèrent à peine, ou pas du tout, par les longueurs relatives ou les formes des rémiges primaires, par celles des doigts postérieurs, par les habitudes, telles que percher ou nicher sur les arbres. Cette objection montre combien on a peu compris le principe de la sélection. Il n’est pas vraisemblable que les caractères, auxquels le caprice de l’homme a appliqué la sélection, aient dû être précisément ceux que les circonstances naturelles eussent conservés, soit en raison des avantages directs ou de l’utilité qui devait en résulter pour l’espèce, soit par suite de la corrélation qui pouvait exister entre eux et d’autres conformations avantageuses et utiles. Tant que l’homme ne cherchera pas à trier ses oiseaux d’après la longueur relative de leurs rémiges ou de leurs doigts, etc., on ne doit pas s’attendre à voir ces parties se modifier ; et encore l’homme serait-il impuissant à y rien changer, si ces parties ne variaient pas d’elles-mêmes, sous l’influence de la domestication. Je n’affirmerai pas positivement que cela soit le cas, bien que j’aie observé des traces de variabilité dans les rémiges, et surtout dans les rectrices. Il serait étrange que le doigt postérieur ne variât pas du tout, quand on voit combien le pied peut varier, soit par ses dimensions, soit par le nombre de ses scutelles. Quant au fait que les races domestiques ne perchent ni ne nichent sur les arbres, il est évident que jamais aucun éleveur n’a dû s’attacher à choisir de pareilles modifications d’habitudes ; mais nous avons vu qu’en Égypte, les Pigeons qui paraissent avoir quelque répugnance à s’établir sur les petites huttes de boue des indigènes, sont par ce fait contraints à se percher par bandes sur les arbres. Si donc nos races domestiques se fussent trouvées fortement modifiées sur les divers points précités, points dont les éleveurs ne se sont jamais préoccupés, et qui ne paraissent être en aucune corrélation avec d’autres caractères recherchés par eux, le fait de leur modification, d’après les principes soutenus dans ce chapitre, eût été fort embarrassant à expliquer.


Résumons rapidement les deux chapitres que nous venons de consacrer au Pigeon. Nous pouvons, en toute sécurité, conclure que les races domestiques, malgré les différences qui existent entre elles, descendent toutes de la Colomba livia, en comprenant sous cette dénomination quelques races sauvages. Les différences que présentent ces dernières, ne jettent toutefois aucun jour sur les caractères qui distinguent les races domestiques. Dans chaque race ou sous-race, les individus sont plus variables qu’ils ne le sont à l’état de nature, et parfois ils varient fortement et subitement. Cette plasticité de l’organisation résulte apparemment du changement des conditions extérieures. Le défaut d’usage réduit certaines parties du corps. La corrélation de croissance relie si intimement entre elles toutes les parties de l’organisation, que toute variation de l’une d’elles entraîne une variation correspondante dans une autre. Lorsque plusieurs races ont été formées, leurs croisements réciproques ont facilité la marche des modifications, et ont souvent causé l’apparition de nouvelles sous-races. Mais, de même que dans la construction d’un bâtiment, les pierres et les briques seules, sont de peu d’utilité sans l’art du constructeur, de même dans la création de nouvelles races, l’action dirigeante et efficace a été celle de la sélection. Les éleveurs peuvent agir par sélection, aussi bien sur de minimes différences individuelles, que sur des différences plus importantes. L’éleveur emploie la sélection méthodiquement, quand il cherche à améliorer ou à modifier une race, pour l’amener à un type de perfection préconçu et déterminé ; ou bien, il agit sans méthode et d’une manière inconsciente, lorsqu’il n’a d’autre but que d’élever les meilleurs oiseaux possibles, sans aucune intention ni désir de modifier la race. Les progrès de la sélection conduisent inévitablement à l’abandon des formes antérieures et moins parfaites, qui par conséquent s’éteignent ; il en est de même des chaînons intermédiaires de chaque ligne de descendance. C’est ainsi que la plupart de nos races actuelles sont devenues si considérablement différentes les unes des autres, et du Bizet, leur premier ancêtre.



  1. Temminck, Hist. nat. gén. des Pigeons, etc., t. I, p. 191.
  2. J’ai appris, par Sir C. Lyell, de Mlle Buckley, que quelques métis Messagers gardés plusieurs années près de Londres, se posaient régulièrement le jour sur des arbres, et finirent par y percher la nuit, après avoir été dérangés dans leur pigeonnier, où on leur avait enlevé leurs petits.
  3. Ann. Mag. of nat. Hist. (2e série), t. XX, 1857, p. 509, et dans un volume récent du journal de la Société Asiatique.
  4. J’ai souvent remarqué dans les ouvrages sur les Pigeons écrits par les éleveurs, la croyance erronée qu’il n’arrive jamais aux espèces qu’on peut appeler terriennes de percher ou de nicher sur les arbres. On prétend, dans ces mêmes ouvrages, qu’il existe dans différentes parties du monde des espèces sauvages ressemblant aux principales races domestiques, mais que ces espèces sont totalement inconnues aux naturalistes.
  5. Sir G. Schomburck, Journ. R. geog. Soc., XII, 1814, p. 32.
  6. Rev. E.-L. Dixon, Ornemental Poultry, 1848, p. 63–66.
  7. Proc. zool. Soc. 1859, p. 400.
  8. Temminck, Hist. nat. gén. des Pigeons, t. I. — Voir aussi Les Pigeons, par Mme Knip et Temminck. — Bonaparte, Coup d’œil, etc., admet qu’on confond sous ce nom deux espèces voisines. Temminck estime que la C. leucocephala des Indes occidentales est un Bizet, mais M. Gosse m’apprend que c’est une erreur.
  9. Handbuch der Naturgeschichte. — Vögel Deutschlands.
  10. Tagebuch. Reise nach Färœ, 1830, p. 62.
  11. Ann. and Mag. of nat. Hist., XIX, 1847, p. 102. Travail excellent sur les Pigeons, et qui mérite d’être consulté.
  12. Natural Hist. of Ireland. — Birds, v. II, 1850, p. 11. — Pour Graba, voir l’ouvrage cité, note 10.
  13. Coup d’œil sur l’ordre des Pigeons. Comptes rendus, 1854–55.
  14. Naturgesch, Deutschlands, vol. IV, 1795, p. 14.
  15. History of British Birds, vol. I, p. 275-284. — M. Andrew Duncan a apprivoisé un Bizet aux îles Shetland. — M. J. Barclay et M. Smith de Uyea Sound, affirment tous deux que le Bizet s’apprivoise facilement, et le premier dit que l’oiseau apprivoisé fait quatre pontes par an. — Le docteur Lawrence Edmonstone m’apprend qu’un Bizet sauvage, après s’être installé dans son colombier, dans les îles Shetland, s’était apparié avec ses Pigeons ; il m’a aussi donné d’autres exemples de Bizets sauvages qui, pris jeunes, avaient reproduit en captivité.
  16. Annals and Magaz. of nat. History, vol. XIX, 1847, p. 103, et 1857, p. 512.
  17. J. Barbut, dans sa Description de la côte de Guinée (p. 215), publiée en 1746, mentionne le Pigeon domestique ordinaire comme y étant très-commun, et il est supposé, d’après le nom qu’ils portent, qu’ils ont dû avoir été importés.
  18. Pour les Pigeons marrons, voir, pour Juan-Fernandez, Bertero, Ann. scienc. nat., XXI, p. 351 ; — pour l’île Norfolk, Rév. E. S. Dixon, Dovecote, 1851, p. 14, d’après M. Gould ; — pour l’Ascension, je me base sur une relation manuscrite de M. Layard ; — pour l’Hudson, voir Blyth, Ann. of nat. Hist., vol. xx, p. 511, 1857 ; — pour l’Écosse, Macgillivray, British Birds, vol. I, p. 275, et aussi Tompson, Nat. Hist. of Ireland ;Birds, vol. II, p. 11 ; — pour les canards, v. E. S. Dixon, Ornamental Poultry, 1847, p. 122 ; — pour les métis marrons des canards musqués et communs, voir Audubon, American Ornithology ; et Selys Deslongchamps, Hybrides dans la famille des Anatides ; — pour l’oie, I. G. Saint-Hilaire, Hist. nat. gén., t. III, p. 498 ; — pour les pintades, Gosse, Sojourn in Jamaïca, p. 124, et Birds of Jamaïca. J’ai vu à l’Ascension la pintade sauvage ; — pour le paon, voir A week at Port-Royal, p. 42, par M. Hill ; — ; pour les dindons, je m’en rapporte à des informations orales, après m’être assuré que ce n’étaient pas des Hoccos.
  19. J’ai dressé une longue table des croisements variés opérés par les éleveurs sur les diverses races domestiques, mais qu’il est inutile de publier ici. De mon côté, et pour vérifier le fait spécial, j’ai fait beaucoup de croisements qui ont tous été fertiles. J’ai réuni sur un seul oiseau cinq des races les plus distinctes, et les aurais certainement réunies toutes avec de la patience. Ce cas d’un mélange de cinq races différentes, sans action sur la fertilité, est important, parce que Gærtner a montré que, très-généralement (quoique pas universellement comme il le croit), les croisements compliqués entre plusieurs espèces sont extrêmement stériles. Je n’ai rencontré que deux ou trois cas de stérilité constatée dans la progéniture de certaines races croisées. Von Pistor (Das Ganze der Feld-Taubenzucht, 1831, p. 15), assure que les métis des Barbes et des Pigeons Paons sont stériles ; j’ai démontré que c’était une erreur, non-seulement en croisant ces métis avec d’autres métis de même provenance, mais encore par l’épreuve plus sévère du croisement de métis frères et sœurs inter se, et qui se montrèrent complètement fertiles. Temminck (Hist. nat. gén. des Pigeons, t. I, p. 197), dit que le Pigeon-Hibou ne se croise pas avec les autres races ; mais les miens, laissés à eux-mêmes, se sont librement croisés avec des Culbutants et des Tambours, et le même fait s’est présenté entre des Turbits et des Pigeons Coquilles et de colombier (Rev. E. Dixon, The Dovecot, p. 107). J’ai croisé des Turbits et des Barbes, ainsi que M. Boitard (p. 84), qui dit que les métis sont tout à fait fertiles. Des métis d’un Turbit et d’un Pigeon Paon ont produit inter se (Riedel, Taubenzucht, p. 25) et Bechstein (Naturg. Deutschl., vol. IV, p. 44). On a croisé des Turbits (Riedel, l. c. p. 26) avec des Grosses-gorges et des Jacobins, et même avec un métis Jacobin-Tambour (Riedel, l. c. p. 27). Ce dernier auteur donne quelques faits vagues sur la stérilité des Turbits appariés avec certaines autres races croisées. Mais je ne doute pas que l’explication qu’en donne Rev. E. S. Dixon ne soit exacte, à savoir qu’il y a des individus qui sont occasionnellement stériles tant dans les Turbits que dans les autres races.
  20. Das Ganze der Taubenzucht, p. 18.
  21. Les Pigeons, etc., p. 35.
  22. Les Pigeons domestiques s’apparient facilement avec le C. œnas (Bechstein, l. c. IV, p. 3), et M. Brent a opéré plusieurs fois le même croisement, mais les jeunes mouraient généralement au bout de dix jours. Un métis élevé par lui (d’un C. œnas et d’un Messager d’Anvers), s’apparia avec un Dragon, mais ne pondit point d’œufs. Bechstein (p. 26) assure que le Pigeon domestique s’apparie avec les C. palumbus, Turtur risoria et T. vulgaris, mais il ne dit rien de la fécondité des hybrides ; si on s’était assuré du fait, il en aurait certainement été fait mention. Au Zoological Garden (d’après un rapport manuscrit de M. J. Hunt), un métis mâle de Turtur vulgaris et un Pigeon domestique se sont appariés avec différentes espèces de Pigeons et de tourterelles, mais aucun des œufs ne furent bons. Les métis de C. œnas et gymnophthalmos furent stériles. Dans le Loudon’s Mag. of nat. Hist., vol. VII, 1834, p. 154, il est rapporté qu’un métis mâle (produit d’un Turtur vulgaris mâle, et d’un T. risoria femelle) s’apparia pendant deux ans avec une femelle de T. risoria, qui, pendant ce temps, pondit beaucoup d’œufs, mais tous stériles. MM. Boitard et Corbié (l. c. p. 235) assurent que les métis de ces deux tourterelles sont toujours stériles, tant entre eux qu’avec l’un et l’autre des parents purs. M. Corbié tenta avec une espèce d’obstination l’essai, qui fut répété encore par MM. Manduyt et Vieillot. Temminck a également constaté la stérilité des hybrides de ces deux espèces. Par conséquent, lorsque Bechstein, (l. c. p. 101), assure que les métis de ces deux oiseaux se reproduisent inter se aussi bien qu’avec l’espèce pure, et qu’un écrivain dans le Field (nov. 10, 1858), confirme cette assertion, il doit y avoir une erreur ; j’ignore laquelle, car Bechstein doit avoir connu la variété blanche de T. risoria ; ce serait un fait sans exemple que les mêmes espèces pussent donner naissance à des produits tantôt très-fertiles, tantôt très-stériles. Dans le rapport manuscrit du Zoological Gardens, les métis des Turtur vulgaris et T. suratensis, du T. vulgaris et de l’Ectopistes migratorius, sont signalés comme inféconds. Deux de ces derniers métis mâles appariés avec des individus des races parentes pures, le T. vulgaris et l’Ectopistes et aussi avec T. risoria et Columba œnas, ont produit beaucoup d’œufs mais stériles. À Paris, (I. Geoff. Saint-Hilaire, Hist. nat. gén., t. III, p. 180), on a obtenu des métis du T. auritus avec les T. cambayensis et Suratensis, mais il n’est rien dit de leur fécondité. Au Zoological Gardens, à Londres, les Goura coronata et Victoria donnèrent un métis qui, apparié avec un Goura coronata pur, pondit plusieurs œufs qui se montrèrent inféconds. En 1860, les Columba gymnophthalmos et maculosa produisirent au même endroit des métis.
  23. Une sous-variété du P. Hirondelle d’Allemagne, figurée par Neumeister, fait exception. L’oiseau est bleu mais sans barres sur les ailes ; mais pour le but que nous nous proposons de tracer la descendance des races principales, cette exception a d’autant moins de signification que la var. Hirondelle se rapproche beaucoup par sa conformation de la C. livia. Dans d’autres sous-variétés, les barres noires sont remplacées par des barres de diverses couleurs. Les figures de Neumeister suffisent pour montrer que, si les ailes seules sont bleues, les barres noires des ailes apparaissent.
  24. J’ai observé des oiseaux bleus, portant toutes les marques ci-dessus décrites dans les races suivantes présentées dans diverses expositions, et toutes pures : Grosses-gorges, ayant les doubles barres noires sur les ailes, à croupion blanc, barre noire terminale sur la queue, rectrices externes bordées de blanc ; dans des Turbits, les mêmes caractères, ainsi que dans les Pigeons Paons ; dans quelques-uns le croupion était bleuâtre ou bleu pur : M. Wicking a obtenu des Pigeons Paons bleus de deux Pigeons noirs. Des Messagers (compris les Bagadotten de Neumeister), avec toutes les marques ; deux que j’ai examinés avaient le croupion blanc, deux autres l’avaient bleu, pas de bordure blanches sur les rectrice externes. M. Corker, un éleveur célèbre, m’assure que, si on appareille pendant plusieurs générations successives des Messagers noirs, leur progéniture devient d’abord cendrée, puis bleue avec les barres alaires noires. Des Runts de la race allongée m’ont montré les mêmes marques, mais le croupion était d’un bleu pâle, et les rectrices externes étaient bordées de blanc. Neumeister figure le Pigeon Florentin bleu avec des barres noires. Les Jacobins sont rarement bleus, j’ai cependant connaissance de deux cas authentiques de Jacobins bleus à barres noires. M. Brent en a obtenu qui provenaient de Pigeons noirs. J’ai vu des Culbutants ordinaires, tant anglais qu’indiens, et des Courtes-faces bleus à barres noires sur les ailes, avec la barre noire à l’extrémité de la queue, et les rectrices externes bordées de blanc ; dans tous le croupion était bleu, quelquefois d’un bleu très-pâle, mais jamais blanc. Les Barbes et Tambours bleus sont très-rares, cependant Neumeister figure des variétés bleues des deux races, ayant aussi les barres noires sur les ailes. M. Brent m’informe qu’il a vu un Barbe bleu, et j’apprends par M. Tegetmeier que M. H. Weir a obtenu un Barbe argenté (ce qui signifie d’un bleu très-pâle) de deux Pigeons jaunes.
  25. D’après M. Blyth, toutes les races domestiques dans l’Inde ont le croupion bleu, mais ce fait n’est pas invariable, car je possède un Pigeon Simmali bleu pâle, dont le croupion est entièrement blanc, et que Sir W. Elliot m’a envoyé de Madras. Un Pigeon Nakshi, bleu et tacheté, a sur le croupion quelques plumes blanches. Dans quelques autres Pigeons indiens il y a quelques plumes blanches sur le croupion, fait que j’ai observé aussi sur un Messager persan. Le Pigeon Paon javanais, importé à Amoy, d’où il m’a été envoyé, a le croupion parfaitement blanc.
  26. O. C., p. 37.
  27. Treatise on Pigeons, 1858, p. 145.
  28. J. Moore, Columbarium, 1735, dans l’édition de J. M. Eaton, 1852, p. 71.
  29. Je pourrais en donner de nombreux exemples, je me bornerai à en citer deux. Un métis dont les quatre grands-parents étaient, un Turbit blanc, un Tambour blanc, un Paon blanc et un Grosse-gorge bleu, était blanc à l’exception de quelques plumes sur la tête et les ailes, mais toute la queue et les tectrices étaient d’un gris bleu foncé. Un autre métis, dont les grands-parents avaient été un Runt rouge, un Tambour blanc, un Paon blanc et le même Grosse-gorge bleu, fut entièrement blanc, la queue et les tectrices caudales exceptées, lesquelles étaient d’un fauve pâle ; sur les ailes il y avait trace de deux barres de la même couleur.
  30. Relativement à la variation en général, nous devons remarquer que non-seulement la C. livia présente plusieurs formes sauvages, que quelques naturalistes regardent comme des espèces, d’autres comme des sous-espèces ou seulement des variétés, mais que cela arrive aussi à des espèces de plusieurs genres voisins. D’après M. Blyth, c’est le cas des genres Treron, Palumbus et Turtur.
  31. Denkmäler, Abth. II Bl. 70.
  32. Rev. E. S. Dixon, The Dovecote, 1851, p. 11–13. — Adolphe Pictet, dans ses Origines Indo-Européennes, 1859, p. 399, constate qu’il y a dans l’ancien langage sanscrit de vingt-cinq à trente noms pour le Pigeon, et quinze à seize noms persans, dont aucun ne se retrouve dans les langues européennes. Ce fait indique l’antiquité de la domestication du Pigeon en Orient.
  33. Hist. naturelle, liv. x, ch. xxxvii… « Nobilitatem singularum et origines narrant… » Et « L. Axius eques romanus ante bellutn civile Pompeianum denariis quadringentis singula paria vendidavit… »
  34. Ayeen Akbery, traduit par Gladwin. Édit, in-4, vol. I, p. 270.
  35. J. M. Eaton, Treatise on the Almond Tumbler, 1851. préface, p. 6
  36. Comme je parle souvent dans la discussion suivante, du temps présent, je dois indiquer que ce chapitre a été terminé en 1858.
  37. Ornithologie, 1600, vol. II, p. 360.
  38. Treatise on domestic Pigeons, dedicated to M. Mayor, 1765. Préface, p. xiv
  39. M. Blyth a traduit une partie de l’Ayeen Akbery, dans Ann. and Mag. of nat. History, vol. xix, 1847, p. 104.
  40. Histoire de la nature des Oiseaux, p. 314.
  41. Treatise on Pigeons, 1852, p. 64.
  42. J. M. Eaton, Treatise on the Breeding and Managing of the Almond Tumbler, 1851, page v de la préface, pp. 9 et 32.
  43. O. C., 1852, p. 41.
  44. Eaton, Treatise on Pigeons, 1858, p. 86.
  45. Voir Neumeister, Pigeon florentin, tab. xiii, dans Das Ganze der Taubenzucht.