De la sagesse/Livre II/Préface

LIVRE 1 CHAPITRE 58 De la sagesse LIVRE 2 CHAPITRE 1



LIVRE 2 PRAEFACE


Ayant, au livre precedent, ouvert à l’homme plusieurs et divers moyens de se cognoistre, et toute l’humaine condition, qui est la premiere partie et un très grand acheminement à la sagesse, il faut maintenant entrer en la doctrine d’icelle, et entendre en ce second livre ses reigles et ses advis generaux, reservant les particuliers au livre suyvant et troisiesme. C’estoit un prealable que d’appeller l’homme à soy, à se taster, sonder, estudier, affin de se cognoistre et sentir ses deffauts et sa miserable condition, et ainsi se rendre capable des remedes salutaires et necessaires, qui sont les advis et enseignemens de sagesse. Mais c’est chose estrange que le monde soit si peu soucieux de son bien et amendement. Quel naturel que de ne se soucier que sa besongne soit bien faicte ! On veust tant vivre ; mais l’on ne se soucie de sçavoir bien vivre. Ce que l’on doibt le plus et uniquement sçavoir, c’est ce que moins l’on sçait et se soucie sçavoir. Les inclinations, desseins, estudes, essais, sont (comme nous voyons), dès la jeunesse, si divers, selon les divers naturels, compagnies, instructions, occasions ; mais aucun ne jette ses yeux de ce costé-là, aucun n’estudie à se rendre sage ; personne ne prend cela à cœur, l’on n’y pense pas seulement. Et si par fois, c’est en passant, l’on entend cela comme une nouvelle qui se dict où l’on n’a poinct d’interest : le mot plaist bien à aucuns, mais c’est tout ; la chose n’est de mise ny de recherche en ce siecle d’une si universelle corruption et contagion. Pour appercevoir le merite et la valeur de sagesse, il en faut avoir ja quelque air de nature, et quelque teincture. S’il faut s’essayer et s’esvertuer, ce sera plustost et plus volontiers pour chose qui a ses effects et ses fruicts esclatans, glorieux, externes et sensibles, tels qu’a l’ambition, l’avarice, la passion, que pour la sagesse, qui a les siens doux, sombres, internes, et peu visibles. ô combien le monde se mescompte ! Il ayme mieux du vent avec bruict, que le corps, l’essence sans bruict ; l’opinion et reputation, que la verité. Il est bien vrayement homme (comme il a esté dict au premier livre), vanité et misere, incapable de sagesse. Chascun se sent de l’air qu’il haleine et où il vit, suyt le train de vivre suyvi de tous ; comment voulez-vous qu’il s’en advise d’un autre ? Nous nous suyvons à la piste, voire nous nous pressons, eschauffons, nous nous coiffons et investissons les vices et passions les uns aux autres ; personne ne crie, hola ! Nous faillons, nous nous mescomptons. Il faut une speciale faveur du ciel, et ensemble une grande et genereuse force et fermeté de nature pour remarquer l’erreur commune que personne ne sent, de s’adviser de ce de quoy personne ne s’advise, et se resouldre à tout autrement que les autres. Il y en a bien aucuns et rares, je les voy, je les sens, je les fleure et les haleine avec plaisir et admiration ; mais quoy ! Ils sont ou democrites ou heraclites ; les uns ne font que se mocquer et gausser, pensant assez monstrer la verité et sagesse, en se mocquant de l’erreur et folie. Ils se rient du monde, car il est ridicule ; ils sont plaisans, mais ils ne sont pas assez bons et charitables. Les autres sont foibles et poureux ; ils parlent bas et à demy bouche ; ils desguysent leur langage, ils meslent et estouffent leurs propositions, pour les faire passer tout doucement parmy tant d’autres choses, et avec tant d’artifice, que l’on ne les apperçoit quasi pas. Ils ne parlent pas sec, distinctement, clairement, et acertes, mais ambiguement comme oracles. Je viens après eux et au dessoubs eux ; mais je dis de bonne foy ce que j’en pense et en croy clairement et nettement. Je ne doubte pas que les malicieux, gens de moyen estage, n’y mordent : et qui s’en peust garder ? Mais je me fie que les simples et debonnaires, et les aetheriens et sublimes, en jugeront equitablement. Ce sont les deux bouts et estages de paix et serenité. Au milieu sont tous les troubles, tempestes et les meteores, comme a esté dict. Pour avoir une rude et generalle cognoissance de ce qui est traicté en ce livre, et de toute la doctrine de sagesse, nous pourrons partir ceste matiere en quatre poincts ou considerations. La premiere est des preparatifs à la sagesse, qui sont deux. L’un est exemption et affranchissement de tout ce qui peust empescher de parvenir à elle, qui sont ou externes, erreurs et vices du monde ; ou internes, les passions : l’autre est une pleine, entiere et universelle liberté d’esprit. La seconde est des fondemens de sagesse, qui sont aussi deux, vraye et essentielle preud’homie, et avoir un certain but et train de vie. La troisiesme est de la levée de ce bastiment, c’est-à-dire des offices et fonctions de sagesse, qui sont six, dont les trois premiers sont principalement pour chascun en soy, qui sont pieté, reiglement interne de ses desirs et pensées, et doux comportement en tous accidens de prosperité et d’adversité ; les autres trois regardent autruy, qui sont l’observation telle qu’il faut des loix, coustumes et ceremonies, conversation douce avec autruy, et prudence en toutes affaires. Le quatriesme est des effects et fruicts de sagesse, qui sont deux, se tenir prest à la mort, et se maintenir en vraye tranquillité d’esprit, la couronne de sagesse et le souverain bien : ce sont en tout douze poincts, et autant de chapitres de celivre.