De la sagesse/Livre II/Chapitre XI

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LIVRE 2 CHAPITRE 11


se tenir tousiours prest à la mort ; fruict de sagesse. Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome II, 1827.djvu/238

le jour de la mort est le maistre jour, et juge de tous les autres jours, auquel se doibvent toucher et esprouver toutes les actions de nostre vie. Lors se faict le grand essay, et se recueille le grand fruict de tous nos estudes. Pour juger de la vie, il faut regarder comment s’en est porté le bout ; car la fin couronne l’ œuvre, et la bonne mort honore toute la vie, la mauvaise diffame : l’on ne peust bien juger de quelqu’un sans luy faire tort, que l’on ne luy aye veu jouer le dernier acte de sa comedie, qui est sans doubte le plus difficile. Epaminondas, le premier de la Grece, enquis lequel il estimoit plus de trois hommes, de luy, Chabrias et Iphicrates, respondit : il nous faut voir premierement mourir tous trois avant en resouldre : la raison est qu’en tout le reste il y peust avoir du masque, mais à ce dernier roollet il n’y a que feindre : (…). D’ailleurs la fortune semble nous guetter à ce dernier jour comme à poinct nommé, pour monstrer sa puissance, et renverser en un moment ce que nous avons basty et amassé en plusieurs années, et nous faire crier avec Laberius : (…) ; et ainsi a esté bien et sagement dict par Solon à Croesus : (…). C’est chose excellente que d’apprendre à mourir, c’est l’estude de sagesse qui se resoult toute à ce but : il n’a pas mal employé sa vie, qui a apprins à bien mourir ; il l’a perdue qui ne la sçait bien achever : (…). Il ne peust bien agir qui ne vise au but et au blanc : il ne peust bien vivre qui ne regarde à la mort ; bref, la science de mourir c’est la science de liberté, de ne craindre rien, de bien, doucement et paisiblement vivre : sans elle n’y a aucun plaisir à vivre, non plus qu’ à jouyr d’une chose que l’on crainct tousiours de perdre. Premierement et sur-tout il faut s’efforcer que nos vices meurent devant nous ; secondement se tenir tout prest. ô la belle chose, pouvoir achever sa vie avant sa mort, tellement qu’il n’y aye plus rien à faire qu’ à mourir ; que l’on n’aye plus besoin de rien, ny du temps, ny de soy-mesme, mais tout saoul et content que l’on s’en aille : tiercement, que ce soit volontairement ; car bien mourir c’est volontiers mourir. Il semble que l’on se peust porter à l’endroict de la mort en cinq manieres : la craindre et fuyr comme un très grand mal ; l’attendre doucement et patiemment comme chose naturelle, inevitable, raisonnable ; la mespriser comme chose indifferente et qui n’importe de beaucoup ; la desirer, demander, chercher, comme le port unique des tourmens de ceste vie, voire un très-grand gain ; se la donner soy-mesme. De ces cinq les trois du milieu sont bons, d’ame bonne et rassise, bien que diversement et en differente condition de vie ; les deux extremes vicieux et de foiblesse, bien que soit à divers visages : de chascune nous parlerons. La premiere n’est approuvée de personne d’entendement, bien qu’elle soit practiquée par la pluspart, tesmoignage de grande foiblesse. Contre ceux-là et pour consolation contre la mort sienne advenir, ou celle d’autruy, voyci de quoy. Il n’y a chose que les hu mains tant craignent et ayent en horreur que la mort : toutesfois il n’y a chose où y aye moins d’occasion et de subject de craindre, et au contraire il y aye tant de raisons pour l’accepter et se resouldre : dont il faut dire que c’est une pure opinion et erreur populaire, qui a ainsi gaigné tout le monde. Nous nous en fions au vulgaire inconsideré, qui nous dict que c’est un très grand mal, et en mescroyons la sagesse, qui nous enseigne que c’est l’affranchissement de tous maux, et le port de la vie. Jamais la mort presente ne fit mal à personne, et aucun de ceux qui l’ont essayé et sçavent que c’est, ne s’en est plainct ; et si la mort est dicte estre mal, c’est donc de tous les maux le seul qui ne faict pas de mal, c’est l’imagination seule d’elle absente qui faict ceste peur. Ce n’est donc qu’opinion, non verité, et c’est vrayement où l’opinion se bande plus contre la raison, et nous la veust effacer avec le masque de la mort : il n’y peust avoir raison aucune de la craindre, car l’on ne sçait que c’est. Pourquoy ny comment craindra-l’on ce que l’on ne sçait que c’est ? Dont disoit bien le plus sage de tous, que craindre la mort c’estoit faire l’entendu et le suffisant, c’estoit feindre sçavoir ce que personne ne sçait ; et practiqua ce sien dire en soy-mesme ; car sollicité par ses amis de plaider devant ses juges pour sa justification, et pour sauver sa vie, voyci l’harangue qu’il leur fit : messieurs, si je vous prie de ne me faire poinct mourir, j’ay peur de m’enferrer et parler à mon dommage ; car je ne sçay que c’est de mourir, ny quel il y faict : ceux qui craignent la mort presupposent la cognoistre : quant à moy, je ne sçay quelle elle est, ny ce qu’on faict en l’autre monde ; à l’adventure la mort est chose indifferente, à l’adventure chose bonne et desirable. Les choses que je sçay estre mauvaises, comme offenser son prochain, je les fuys ; celles que je ne cognois poinct du tout, comme la mort, je ne les puis craindre. Parquoy je m’en remets à vous : car je ne puis sçavoir quel est plus expedient pour moy, mourir ou ne mourir pas ; par ainsi vous en ordonnerez comme il vous plaira. Tant se tourmenter de la mort, c’est premierement grande foiblesse et coüardise : il n’y a femmelette qui ne s’appaise dedans peu de jours de la mort la plus douloureuse qui soit, de mary, d’enfant ; pourquoy la raison, la sagesse, ne fera-elle en une heure, voire tant promptement (comme nous en avons mille exemples), ce que le temps obtiendra d’un sot et d’un foible ? Que sert à l’homme la sagesse, la fermeté, si elle ne haste le pas et ne faict plus et plustost que le sot et le foible ? C’est de ceste foiblesse que la pluspart des hommes mourans ne peuvent du tout se resouldre que ce soit leur derniere heure, et n’est endroict où la pipperie de l’esperance amuse plus : cela advient aussi peust-estre de ce que nous estimons grande chose nostre mort, et nous semble que l’université des choses a interest de compastir à nostre fin, tant fort nous nous estimons. Et puis tu te monstres injuste ; car si la mort est bonne chose, comme elle est, pourquoy la crains-tu ? Si c’est une mauvaise chose, pourquoy l’empires-tu, et adjoustes mal sur mal, à la mort encore de la douleur ? Comme celuy qui, spolié d’une partie de ses biens par l’ennemy, jette le reste en la mer, pour dire qu’en ceste façon il regrette qu’il a esté devalizé. Finalement craindre la mort c’est estre ennemy de soy et de sa vie ; car celuy ne peust vivre à son aise et content, qui crainct de mourir. Celuy-là vit vrayement libre, qui ne crainct poinct la mort : au contraire le vivre est servir, si la liberté de mourir en est à dire. La mort est le seul appuy de nostre liberté, commune et prompte recepte à tous maux : c’est donc estre bien miserable (et ainsi le sont presque tous) qui trouble la vie par le soin et craincte de la mort, et la mort par le soin de la vie. Mais, je vous prie, quelles plainctes et murmures y auroit-il contre nature, s’il n’y avoit poinct de mort, et qu’il fallust demeurer icy bon-gré mal-gré ? Certes l’on la maudiroit. Imaginez combien seroit moins supportable et plus penible une vie perdurable, que la vie avec la condition de la laisser. Chiron refusa l’immortalité, informé des conditions d’icelle par le dieu du temps, Saturne son pere. Que seroit-ce d’autre part s’il n’y avoit quelque peu d’amertume meslé en la mort ? Certes l’on y courroit trop avidement et indiscrettement : pour garder moderation qui est à ne trop aymer ny fuyr la vie, à ne craindre ny courir à la mort, tous les deux sont temperez et destrempez de la douceur et de l’aigreur. Le remede que baille en cecy le vulgaire est trop sot, qui est de n’y penser poinct, n’en parler jamais : outre que telle nonchalance ne peust loger en la teste d’homme d’entendement, encore enfin cousteroit-elle trop cher : car advenant la mort au despourveu, quels tourmens, cris, rage, desespoir ? La sagesse conseille bien mieux de l’attendre de pied ferme et la combattre, et pour ce faire nous donne un advis tout contraire au vulgaire, c’est de l’avoir tousiours en la pensée, la practiquer, l’accoustumer, l’apprivoiser, se la representer à toutes heures et s’y roidir non seulement aux pas suspects et dangereux, mais au milieu des festes et joyes : que le refrain soit que nous sommes tousiours en butte à la mort ; que d’autres sont morts qui pensoient en estre autant loin que nous maintenant, que ce qui peust advenir une autre fois peust aussi advenir maintenant ; et ce suyvant la coustume des aegyptiens, qui, en leurs banquets, tenoient l’image de la mort, et des chrestiens, et tous autres, qui ont leurs cemetieres près des temples, et lieux publics et frequentez, pour tousiours (disoit Lycurgue) faire penser à la mort. Il est incertain où la mort nous attend, attendons-la par-tout, et que tousiours elle nous trouve prests. Mais entendons les regrets et excuses que les peureux alleguent pour pallier leurs plainctes, qui sont toutes niaises et frivoles : ils se faschent de mourir jeunes, et se plaignent tant pour eux que pour autruy ; que la mort les anticipe et les moissonne encore au verd et au fort de leur aage. Plaincte du vulgaire, qui mesure tout à l’aulne, et n’estime rien de precieux que ce qui est long et dure ; où, au contraire, les choses exquises et excellentes sont ordinairement subtiles et deliées. C’est un traict de grand maistre d’enclorre beaucoup en peu d’espace : et peust-on dire qu’il est quasi fatal aux hommes illustres de ne pas vivre long-temps. La grande vertu et la grande ou longue vie ne se rencontrent gueres ensemble : la vie se mesure par la fin ; pourveu qu’elle en soit belle, tout le reste a sa proportion : la quantité ne sert de rien pour la rendre plus ou moins heureuse, non plus que la grandeur ne rend pas le cercle plus rond que le petit ; la figure y faict tout. Un petit homme est homme entier comme un grand : ny les hommes, ny leurs vies, ne se mesurent à l’aulne. Ils ont regret de mourir loin des leurs, ou d’estre tuez, ou demeurer sans sepulture : ils souhaiteront de mourir en paix, dedans le lict entre les leurs, consolez d’eux, et en les consolant. Tant de gens qui vont à la guerre, et prennent la poste pour se trouver en une bataille, ne sont pas de cest advis : ils vont mourir tout en vie et chercher un tombeau entre les morts de leurs ennemis. Les petits enfans craignent les hommes masquez ; decouvrez-leur le visage, ils n’en ont plus de peur. Aussi, croyez, le feu, le fer, la flamme, nous estonnent, comme nous les imaginons : levons-leur le masque, la mort dont ils nous menacent n’est que la mesme mort dont meurent les femmes et les enfans. Ils ont regret de laisser tout le monde, et pourquoy ? Tu y as tout veu, un jour est egal à tous ; il n’y a poinct d’autre lumiere, ny d’autre nuict, d’autre soleil, ny d’autre train au monde ; au pis aller, tout se void en un an : l’on y void la jeunesse, l’adolescence, la virilité, la vieillesse du monde ; il n’y a autre finesse que de recommencer. Les parens et amis : vous en trouverez encore plus où vous allez, et tels que n’avez encore jamais veu ; et puis ceux d’icy que vous regrettez vous suyvront bientost. De petits enfans orphelins, sans conduicte et sans support, comme si ces enfans-là estoient plus à vous qu’ à Dieu, comme si vous les aymiez dadvantage que luy, qui en est le premier et plus vray pere ; et combien de tels sont parvenus grands plus que d’autres ? Peust-estre que vous craignez de vous en aller seul, c’est grande simplesse ; tant de gens meurent avec vous, et à mesme heure que vous. Au reste, vous allez en un lieu où vous ne regretterez poinct ceste vie : comment regretter ? S’il estoit loysible de la reprendre, l’on la refuseroit ; et si l’on eust sceu que c’estoit avant que de la recepvoir, l’on n’en eust poinct voulu, (…). Pourquoy regretter, puis que tu seras ou du tout rien, ou beaucoup mieux, ce disent tous les sages du monde ? Pourquoy donc t’effarouches-tu de la mort, puis que tu es sans grief ? Le mesme passage que tu as faict de la mort, c’e st-à-dire du rien à la vie, sans passion, sans frayeur, refais-le de la vie à la mort : (…) ?

Peust-estre que le spectacle de la mort te desplaist, à cause que ceux qui meurent font laide mine : oui, mais ce n’est pas la mort, ce n’est que son masque. Ce qui est dessoubs caché est très beau, la mort n’a rien d’espouvantable : nous avons envoyé de lasches et peureux espions pour la recognoistre : ils ne nous en rapportent pas ce qu’ils ont veu, mais ce qu’ils en ont ouy dire, et ce qu’ils en craignent. Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome II, 1827.djvu/252

La seconde est d’ame bonne, douce et reiglée, et se practique justement en une vie commune, equable et paisible, par ceux qui, avec raison, estiment beaucoup ceste condition de vie, et se contentent d’y durer ; mais se rangeans à la raison, l’acceptent quand elle vient. C’est une attrempée mediocrité, sortable à telle condition de vie, entre les extremitez (qui sont desirer et craindre, chercher et fuyr, vicieuses et blasmables, (…)), si elles ne sont couvertes et excusées par quelque raison non commune et ordinaire, comme sera dict puis en son lieu. Desirer et chercher est mal ; c’est injustice de vouloir mourir sans cause ; c’est porter envie au monde, à qui nostre vie peust estre utile ; c’est estre ingrat à nature que de mespriser et ne vouloir user du meilleur present qu’elle nous puisse faire, et estre par trop chagrin et difficile de s’ennuyer et ne pouvoir durer en un estat qui ne nous est poinct onereux, et par trop en charge ; la fuyr et craindre, c’est aller contre nature, raison, justice et tout debvoir. D’autant que mourir est chose naturelle, necessaire et inevitable, juste et raisonnable. Naturelle, car c’est une piece de l’ordre de l’univers, et de la vie du monde. Voulez-vous qu’on ruine ce monde, et qu’on en fasse un tout nouveau pour vous ? La mort tient un très grand rang en la police et grande republique de ce monde ; et est de très grande utilité, pour la succession et durée des œuvres de nature : la deffaillance d’une vie est passage à mille autres : (…). Et non seulement c’est une piece de ce grand tout, mais de ton estre particulier, non moins essentielle que le vivre, que le naistre : en fuyant de mourir tu te fuys toy-mesme : ton estre est egalement party en ces deux, à la vie et à la mort, c’est la condition de ta creation. Si tu te fasches de mourir, il ne falloit pas naistre ; l’on ne vient poinct en ce monde à autre marché que pour en sortir ; qui se fasche d’en sortir, n’y debvoit pas entrer. Le premier jour de ta naissance t’oblige et t’achemine à mourir comme à vivre. Se fascher de mourir, c’est se fascher d’estre homme, car tout homme est mortel : dont disoit tout froidement un sage, ayant receu nouvelles de la mort de son fils : je sçavois bien que je l’avois engendré mortel. Estant donc la mort chose si naturelle et essentielle, et pour le monde en gros, et pour toy en particulier, pourquoy l’as-tu en si grande horreur ? Tu vas contre nature : la craincte de douleur est bien naturelle, mais de la mort non : car estant de si grand service à nature, et l’ayant elle instituée, à quoy faire nous en auroit-elle imprimé la hayne et l’horreur ? Les enfans, les bestes, ne craignent pas la mort, voire la souffrent gayement : ce n’est donc pas nature qui nous apprend à la craindre, plustost nous apprend-elle à l’attendre et recepvoir comme envoyée par elle. Secondement est necessaire, fatale, inevitable ; et tu le sçais toy qui crains et pleures : quelle plus grande folie que se tourmenter pour neant et à son escient ? Qui est le sot qui va prier et importuner celuy qu’il sçait estre inexorable, et frapper à une porte qui ne s’ouvre poinct ? Qu’y a-il plus inexorable et sourd que la mort ? Il faut craindre les choses incertaines, se remuer pour les remediables ; mais les certaines, comme la mort, il les faut attendre, et se resouldre aux irremediables. Le sot crainct et fuyt la mort : le fol la cherche et la court, le sage l’attend : c’est sottise de regretter ce qu’on ne peust recouvrer, craindre ce que l’on ne peust fuyr : (…). L’exemple de David est beau ; lequel ayant entendu la mort de son petit tant cher, prend ses habillemens de feste et veust banquetter, disant à ceux qui s’esbahyssoient de ceste façon de faire, qu’il avoit voulu essayer à gaigner Dieu pour luy sauver son fils, mais qu’estant mort, cela estoit faict, et n’y avoit poinct de remede. Le sot pense bien repliquer, disant que c’est proprement pourquoy il se deuil et se tourmente, à cause qu’il n’y a poinct de remede : mais il redouble et acheve sa sottise : (…). Or estant ainsi necessaire et inevitable, non seulement ne sert de rien de la craindre : mais faisant de necessité vertu, il la faut accueillir et recepvoir doucement ; car il est plus commode d’aller à la mort que si elle venoit à nous, et la prendre que si elle nous prenoit. Tiercement c’est une chose raisonnable et juste que de mourir : c’est raison d’arriver au lieu où l’on ne cesse d’aller ; si l’on y crainct d’arriver, il ne faut pas cheminer, mais s’arrester ou rebrousser chemin, ce que l’on ne peust. C’est raison que tu fasses place aux autres, puis que les autres te l’ont faict : si vous avez faict vostre profict de la vie, vous estes repeu et satisfaict ; allez vous-en, comme celuy qui, appellé en un banquet, a prins sa refection. Si vous n’en avez sceu user et qu’elle vous soit inutile, que vous chaut-il de la perdre ? à quoy faire la voulez-vous encore ? C’est une debte qu’il faut payer, c’est un depost qu’il faut rendre à toute heure qu’il est redemandé. Pourquoy playdez-vous contre vostre cedule, vostre foy, vostre debvoir ? C’est contre raison donc de regimber contre la mort, puis que par là vous vous acquittez de tant, et vous vous deschargez d’un grand compte. C’est chose generalle et commune à tous de mourir, pourquoy t’en fasches-tu ? Veux-tu avoir un privilege nouveau, et non encore veu, et estre seul hors du sort commun de tous ? Pourquoy crains-tu d’aller où tout le monde va, où tant de millions sont desia, et où tant de millions te suyvront ? La mort est egalement certaine à tous, et l’equalité est premiere partie de l’equité : (…). La troisiesme est d’ame forte et genereuse, qui se practique avec raison en une condition de vie publicque, elevée, difficile et affaireuse, où y peust avoir plusieurs choses preferables à la vie, pour lesquelles il ne faut doubter de mourir. Au pis aller il se faut tousiours plus aymer et estimer que sa vie : qui se met sur le trottoer et l’eschafaut de ce monde, faut qu’il se resolve à ce marché pour esclairer aux autres, et faire plusieurs belles choses utiles et exemplaires. Il faut qu’il couche de sa vie, et la fasse courir fortune. Qui ne sçait mespriser la mort, non seulement il ne fera jamais rien qui vaille, mais il s’expose à divers dangers : car en voulant tenir couverte, asseurée sa vie, il met à descouvert et à l’hazard son debvoir, son honneur, sa vertu et preud’homie. Le mespris de la mort est celuy qui produict les plus beaux, braves et hardis exploicts, soit en bien ou en mal. Qui ne crainct de mourir ne crainct plus rien, faict tout ce qu’il veust, se rend maistre de la vie et sienne et d’autruy : le mespris de la mort est la vraye et vifve source de toutes les belles et genereuses actions des hommes. De là sont derivées les braves resolutions et libres paroles de la vertu, prononceant ses sentences par la voix de tant de grands personnages. Elvidius Priscus, à qui l’empereur Vespasian avoit mandé de ne venir au senat, ou y venant ne dire son advis, respondit qu’estant senateur il ne faudroit de se trouver au senat ; et s’il estoit requis de dire son advis, il diroit librement ce que sa conscience luy commanderoit. Estant menacé par le mesme que, s’il parloit, il en mourroit : vous ay-je jamais dict ( respondit-il) que je fusse immortel ? Vous ferez ce que voudrez, et moy ce que je debvray : il est en vous de me faire mourir injustement, et en moy de mourir constamment. Les lacedemoniens, menacez de beaucoup souffrir, s’ils ne s’accommodoient bientost avec Philippe, pere d’Alexandre, qui estoit entré en leur pays avec main armée, un pour tous respondit : que peuvent souffrir ceux qui ne craignent de mourir ? Et leur ayant esté mandé par le mesme Philippe qu’il romproit et empescheroit tous leurs desseins, dirent : quoy ! Nous empescheras-tu aussi de mourir ? Un autre, interrogé du moyen de vivre libre, respondit : mesprisant la mort. Et un autre enfant, prins et vendu pour serf, dict à son acheteur : tu verras ce que tu as acheté ; je serois bien sot de vivre serf, puis que je puis estre libre : et ce disant, se jetta de la maison en bas. Et disoit un sage à un autre, deliberant de quitter ceste vie pour se delivrer d’un mal qui le pressoit : tu ne deliberes pas de grande chose : ce n’est pas grande chose de vivre, et tes valets et tes bestes vivent ; mais c’est grande chose de mourir honnestement, sagement, constamment. Pour clorre et couronner cest article, nostre religion n’a poinct eu de plus ferme et asseuré fondement humain, et auquel son autheur aye plus insisté, que le mespris de la vie. Mais il y a ici des feinctes et des mescomptes : plusieurs font mine de la mespriser, qui la craignent : plusieurs ne se soucient d’estre morts, voire le voudroient estre, mais le mourir les fasche : (…). Plusieurs deliberent, tous sains et rassis, de souffrir fermes la mort, voire se la donner ; c’est un roolle assez commun, auquel Heliogabale mesme a trouvé place, faisant d’apprets somptueux à ces fins ; mais estant venus aux prinses, aux uns le nais a saigné, comme à Lucius Domitius qui se repentit de s’estre empoisonné. Les autres en ont destourné les yeux et la pensée, et se sont comme desrobez à elle, l’avallant et engloutissant insensiblement comme pilules, selon le dire de Caesar, que la meilleure estoit la plus courte, et de Pline, que la courte est le souverain heur de la vie humaine. Or nul ne se peust dire resolu à la mort, qui crainct de l’affronter et la soustenir, les yeux ouverts, comme ont faict excellemment Socrates, qui eut trente jours entiers à ruminer et digerer le decret de sa mort, ce qu’il fit sans esmoy, alteration, voire sans aucun effort, mais tout mollement et gayement : Pomponius Atticus, Tullius Marcellinus, romains ; Cleantes, philosophe, tous trois presque de mesme façon ; car ayant essayé de mourir par abstinence pour sortir des maladies qui les tourmentoient, se trouvant guaris par elle, ne voulurent s’en desister, mais acheverent, prenant plaisir à deffaillir peu à peu, et considerer le train et progrez de la mort. Othon et Caton ; car ayant faict les apprests pour se tuer, sur le poinct de l’execution se mirent à dormir profondement, ne s’estonnant non plus de la mort que d’un autre accident ordinaire et bien leger. La quatriesme est d’ame forte et resolue, practiquée authentiquement par de grands et saincts personnages, en deux cas : l’un, le plus naturel et legitime, est une vie fort penible et douloureuse ou apprehension d’une beaucoup pire mort, bref un estat miserable, auquel l’on ne peust remedier ; c’est lors desirer la mort comme une retraicte et le port unique des tourmens de ceste vie, le souverain bien de nature, seul appuy de nostre liberté. C’est bien foiblesse de ceder aux maux, mais c’est folie de les nourrir : il est bien temps de mourir lors qu’il y a plus de mal que de bien à vivre : car de conserver nostre vie à nostre tourment et incommodité, c’est contre nature. Dieu nous donne assez congé, quand il nous met en cest estat. Il y en a qui disent qu’il faut mourir pour fuyr les voluptez, qui sont selon nature. Combien plus pour fuyr les douleurs, qui sont contre nature ? Il y a plusieurs choses en la vie pires beaucoup que la mort, pour lesquelles il vaut mieux mourir, et ne vivre poinct que de vivre : dont les lacedemoniens asprement menacez par Antipater, s’ils ne s’accordoient à sa demande, luy respondirent : si tu nous menaces de pis que la mort, nous aymons mieux mourir : et les sages disent que le sage vit tant qu’il doibt et non pas tant qu’il peust : et puis la mort nous est bien plus en main et à commandement, que la vie. La vie n’a qu’une entrée, et encore despend-elle de la volonté d’autruy. La mort despend de la nostre : et plus elle est volontaire, plus elle est belle ; et à elle y a cent mille issuës : nous pouvons avoir faute de terre pour y vivre, mais non pour mourir : la vie peust estre ostée à tout homme par tout homme, la mort non : (…). Le present plus favorable que nature nous aye faict, et qui nous oste tout moyen de nous plaindre de nostre condition, c’est de nous avoir laissé la clef des champs. Pourquoy te plains-tu en ce monde ? Il ne te tient pas : si tu vis en peine, ta lascheté en est cause : à mourir il n’y a que le vouloir. L’autre cas est une vifve apprehension et desir de la vie advenir, qui leur faict souhaiter la mort comme un grand gain, semence de meilleure vie, pont aux lieux delicieux, voye à tous biens, une reserve à la resurrection. La ferme creance et esperance de ces choses est incompatible avec la craincte et l’ennuy de la mort ; elle induict plustost à s’ennuyer icy, et desirer la mort : (…) : d’avoir la vie en affliction, et la mort en affection. Le vivre leur est courvée, et le mourir soulas ; dont leurs vœux et leurs voix sont, (…). Dont bien justement a esté reproché aux philosophes et chrestiens qu’ils sont des affronteurs et mocqueurs publics, et ne croyent pas en verité ce qu’ils disent, tant haut loüant et preschant l’immortalité bienheureuse, et tant de delices en la vie seconde, puis qu’ils pallissent et redoubtent si fort la mort, passage et traject necessaire pour y aller. La cinquiesme et extreme, c’est l’execution de la precedente qui est se donner la mort. Ceste-cy semble bien venir de vertu et grandeur de courage, ayant esté anciennement practiquée par les plus grands et plus excellens hommes et femmes de toute nation et religion, grecs, romains, aegyptiens, perses, medois, gaulois, indois, philosophes de toutes sectes, juifs ; tesmoin ce bon vieillard Razias, nommé le pere des juifs pour sa vertu, et ces femmes, lesquelles soubs Antiochus, après avoir circoncis leurs enfans, s’alloient precipiter quant et eux : chrestiens ; tesmoin ces deux sainctes canonisées, Pelagie et Sophronia, dont la premiere, avec sa mere et ses sœurs, se precipita dedans la riviere, et ceste-cy se tua d’un cousteau pour esviter la force de Maxentius, empereur : voire par des peuples et communes toutes entieres, comme de Capoue en Italie, Astupa, Numance en Espagne assiegées par les romains ; des abideens pressez par Philippe ; une ville aux Indes assiegée par Alexandre : mais encore approuvée et authorisée en plusieurs republiques par loix et reiglemens sur ce faicts, comme à Marseille, en l’isle de Cea de Negrepont, et autres nations, comme en hyperborée, et justifiée par plusieurs grandes raisons desduictes au precedent article, qui est du juste desir et volonté de mourir. Car s’il est permis de desirer, demander, chercher la mort, pourquoy sera-il mal faict se la donner ? Si la propre mort est permise et juste en la volonté, pourquoy ne le sera-elle en la main et en l’execution ? Pourquoy attendray-je d’autruy ce que je puis de moy-mesme ? Et ne vaut-il pas mieux encore se la donner que la souffrir ; courir à son jour que l’attendre ? Car la plus volontaire mort est la plus belle. Au reste je n’offense pas les loix faictes contre les larrons, quand j’emporte le mien et je coupe ma bourse : aussi ne suis-je tenu aux loix faictes contre les meurtriers pour m’avoir osté la vie. D’ailleurs elle est reprouvée par plusieurs, non seulement chrestiens, mais juifs, comme dispute Josephe contre ses capitaines en la fosse du puis ; et philosophes, comme Platon, Scipion, lesquels tiennent ceste procedure, non seulement pour vice de lascheté, coüardise et tour d’impatience ; car c’est s’aller cacher et tappir pour ne sentir les coups de la fortune. Or la vraye et vifve vertu ne doibt jamais ceder : les maux et les douleurs sont ses alimens : il y a bien plus de constance à user la chaisne qui nous tient qu’ à la rompre, et plus de fermeté en Regulus qu’en Caton ; mais encore pour crime de desertion ; car l’on ne doibt abandonner sa garnison sans l’exprès commandement de celuy qui nous y a mis : nous ne sommes icy pour nous seuls, ny maistres de nous-mesmes. Cecy donc n’est pas sans dispute ny sans doubte : bien peust-on, peust-estre, dire qu’il ne faut pas entendre à ce dernier exploict sans très grande et très juste raison ; affin que ce soit comme ils disent (…), une honneste et raisonnable issue et departie. Ce ne doibt donc pas estre pour une legere occasion, quoy que disent aucuns que l’on peust mourir pour causes legeres, puis que celles qui nous tiennent en vie ne sont gueres fortes : c’est ingratitude à nature ne vouloir user de son present ; c’est signe de legereté et d’estre trop chagrin et difficile, de s’en aller et rompre compagnie pour peu de chose ; mais pour une grande et puissante, et icelle juste et legitime, comme par exemple, ainsi qu’a esté dict, un très douloureux et insupportable vivre, ou une mort très cruelle et honteuse. Parquoy ne semblent avoir eu suffisante excuse, ny cause assez juste en leur mort, tous ceux-cy : Pomponius Atticus, Marcellinus et Cleantes, dont a esté parlé, qui n’ont voulu arrester le cours de leur mort, pour ceste seule consideration, qu’ils s’y trouvoient desia presque à mesme : ces femmes de Paetus, de Scaurus, de Labeo, de Fulvius familier d’Auguste, de Seneque et tant d’autres, pour accompagner leurs maris en leur mort ou les y inviter : Caton et autres despitez contre le succez des affaires, et de ce qu’il leur falloit venir ez mains de leurs ennemis, desquels toutesfois ils ne craignoient aucun mauvais traictement : ceux qui se sont tuez pour ne vivre à la mercy et de la grace de tel qu’ils abominoient, comme Gravius Silvanus et Statius Proximus, ja pardonnez par Neron : ceux qui, pour couvrir une honte et reproche pour le passé, comme Lucrece, romaine ; Sparzapizes, fils de la royne Tomiris ; Boges, lieutenant du roy Xerxès : ceux qui, sans aucun mal particulier, mais pour voir le public en mauvais estat, comme Nerva, grand jurisconsulte, Vibius Virius, Jubellius en la prinse de Capoue : ceux qui pour satieté ou ennuy de vivre ; et ne suffit qu’elle soit grande et juste, mais qu’elle soit necessaire et irremediable, et que tout soit essayé jusques à l’extremité. Parquoy la precipitation et le desespoir anticipé est icy très vicieux, comme en Brutus et Cassius, qui, se tuant avant le temps et l’occasion, perdirent les reliques de la liberté romaine, de laquelle ils estoient protecteurs. Il faut, disoit Cleomenes, mesnager sa vie, et la faire valoir jusques à l’extremité ; car s’en deffaire l’on le peust tousiours, c’est un remede que l’on a tousiours en main ; mais les choses se peuvent changer en mieux. Josephe et tant d’autres ont très utilement practiqué ce conseil ; les choses qui semblent du tout desesperées prennent quelquesfois un train tout autre : (…). Il faut, comme pour sa deffense envers un autre assaillant, aussi en son endroict, se porter (…), essayer tout avant venir à ceste extremité. Au reste, c’est un grand traict de sagesse de sçavoir cognoistre le poinct et prendre l’heure de mourir : il y a à tous une certaine saison de mourir : les uns l’anticipent, les autres la retardent : il y a de la foiblesse et de la vaillance en tous les deux, mais il y faut de la discretion. Combien de gens ont survescu à leur gloire, et, pour l’envie d’alongir un peu leur vie, ont obscurcy et de leur vivant aydé à ensepvelir leur honneur ! Ce qui a resté depuis ne sentoit rien du passé, c’estoit comme un vieil haillon et quelque chetifve piece cousue au bout d’un ornement riche et beau. Il y a un certain temps de cueillir le fruict de dessus l’arbre : si dadvantage il y demeure, il ne faict que perdre et empirer, c’eust esté aussi grand dommage de ne le cueillir plustost. La mort a des formes plus aisées les unes que les autres, et prend diverses qualitez, selon la fantasie de chascun : entre les naturelles, celle qui vient d’affoiblissement et appesantissement est plus douce et plus molle : entre les violentes, la meilleure est la plus courte et la moins premeditée. Aucuns desirent faire une mort exemplaire et demonstratifve de constance et suffisance, c’est considerer autruy, et chercher encore lors reputation ; mais c’est vanité, car cecy n’est pas acte de societé, mais d’un seul personnage : il y a assez d’affaires chez soy ; au dedans se consoler, sans considerer autruy ; et puis lors cesse tout interest à la reputation. Celle est la meilleure mort qui est bien recueillie en soy, quiete, solitaire, et toute à celuy qui est à mesme. Ceste grande assistance des parens et amis apporte mille incommoditez, presse et estouffe le mourant ; on luy tourmente l’un les oreilles, l’autre les yeux, l’autre la bouche : les cris et les plainctes, si elles sont vrayes, serrent le cœur ; si feinctes et masquées, font despit. Plusieurs grands personnages ont cherché de mourir loin des leurs pour esviter ceste incommodité : c’est aussi une puerile et sotte humeur vouloir esmouvoir par ses maux deuil et compassion en ses amis. Nous loüons la fermeté à souffrir la mauvaise fortune, nous accusons et hayssons celle de nos proches : quand c’est la nostre, ce ne nous est pas assez qu’ils s’en ressentent, mais encore qu’ils s’en affligent : un sage malade se doibt contenter d’une contenance rassise des assistans.