De la sagesse/Livre II/Chapitre IX

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LIVRE 2 CHAPITRE 9


se bien comporter avec autruy.

ceste matiere appartient à la vertu de justice, qui apprend à vivre bien avec tous, et rendre à un chascun ce qui luy appartient, laquelle sera traictée au livre suyvant, où seront baillez les advis particuliers et divers selon les diverses personnes : icy les generaux seulement, suyvant le dessein et subject de ce livre. Il y a icy double consideration (et par ainsi deux parties en ce chapitre), selon qu’il y a deux manieres de converser avec le monde : l’une simple, generalle et commune, le commerce ordinaire du monde, auquel le temps, les affaires, les voyages et rencontres journellement nous meinent, et mettent et changent avec gens cogneus, incogneus, estrangers, sans nostre choix ou application de volonté : l’autre speciale est en compagnie affectée, et accointance ou recherchée et choisie, ou qui, s’estant presentée, a esté embrassée, et ce pour le profict ou plaisir spirituel ou corporel. En laquelle il y a de la conference, communication, privauté et familiarité : chascune aura ses advis à part. Mais, avant qu’y entrer, pour praeface je veux donner un advis general et fondamental de tous les autres. C’est un vice grand (duquel se doibt garder et garantir nostre sage) et un deffaut importun à soy et à autruy que d’estre attaché et subject à certaines humeurs et complexions, à un seul train ; c’est estre esclave de soy-mesme d’estre si prins à ses propres inclinations qu’on ne les puisse tordre et ceder, tesmoignage d’ame chagrine et mal née, trop amoureuse de soy, et partiale. Ces gens ont beaucoup à endurer et contester ; au rebours c’est une grande suffisance et sagesse de s’accommoder à tout, d’estre soupple et maniable, sçavoir tantost se monter et bander, tantost se ravaller et relascher quand il faut. Les plus belles ames et mieux nées sont les plus universelles, les plus communes, applicables à tout sens, communicatifves et ouvertes à toutes gens. C’est une très belle qualité qui ressemble et imite la bonté de Dieu, c’est l’honorable que l’on rend au vieil Caton : (…). Voyons les advis de la premiere consideration, de la simple et commune conversation ; j’en mettray icy quelques-uns, dont le premier sera de garder silence et modestie. Le second, de ne se formaliser poinct des sottises, indiscretions et legeretez qui se feront ou commettront en presence ; car c’est importunité de choquer tout ce qui est de nostre goust. Le troisiesme, espargner et mesnager ce que l’on sçait, et la suffisance que l’on a acquise, et estre plus volontaire à ouyr qu’ à parler, à apprendre qu’ à enseigner : car c’est vice d’estre plus prompt à se faire cognoistre, parler de soy, et se produire, que prendre la cognoissance d’autruy ; et d’emploitter sa marchandise, qu’en acquerir de nouvelles. Le quatriesme, de n’entrer en discours, en contestation contre tous, non contre les plus grands et respectables, ny contre ceux qui sont au-dessoubs, et non de pareille luicte. Le cinquiesme, avoir une douce et honneste curiosité de s’enquerir de toutes choses, et, les sçachant, les mesnager, et faire son profict de tout. Le sixiesme et principal est d’employer en toutes choses son jugement, qui est la piece maistresse qui agist, domine et faict tout : sans l’entendement toutes autres choses sont aveugles, sourdes, et sans ame ; c’est le moindre de sçavoir l’histoire, il en faut juger. Mais cestuy-ci regarde soy et nous la compagnie. Le septiesme est de ne parler jamais affirmatifvement, magistralement et imperieusement, avec opiniastreté et resolution ; cela heurte et blesse tous. L’affirmation et opiniastreté sont signes ordinaires de bestise et ignorance : le style des anciens romains portoit que les tesmoins desposans, et les juges ordonnans, de ce qui estoit de leur propre et certaine science, exprimoient leur dire par ce mot : il semble (ita videtur) : que doibvent faire tous autres ? Il seroit bon d’apprendre à user des mots qui adoucissent et moderent la temerité de nos propositions, peut-estre, l’on dict, je pense, quelque, aucunement, il semble ; et en respondant, je ne l’entends pas, qu’est-ce à dire, il pourroit estre, est-il vray. Je clorray ceste premiere partie generalle en ce peu de mots : avoir le visage et la monstre ouverte et agreable à tous, l’esprit et la pensée couverte et cachée à tous, la langue sobre et discrette, tousiours se tenir à soy et sur ses gardes, (…), voir et ouyr beaucoup, parler peu, juger tout, (…). Venons à l’autre consideration, et espece de conversation plus speciale, de laquelle voyci les advis : le premier est de chercher, conferer et se frotter avec gens plus fermes et plus habiles ; car l’esprit se roidit et fortifie, et se hausse au-dessus de soy, comme avec les esprits bas et foibles l’esprit s’abastardit et se perd : la contagion est en cecy comme au corps, et encore plus. Le second est ne s’estonner ou blesser des opinions d’autruy ; car tant contraires au commun, tant estranges, tant frivoles, ou extravagantes semblent-elles, si sont-elles sortables à l’esprit humain, qui est capable de produire toutes choses, et c’est foiblesse de s’en estonner. Le tiers est de ne craindre ny s’estonner des corrections, rudesses, et aigreurs de paroles, ausquelles il faut s’accoustumer et s’endurcir. Les galans hommes s’expriment courageusement ; ceste tendreur et douceur crainctifve et ceremonieuse est pour les femmes : il faut une societé et familiarité forte et virile ; il faut estre masle, courageux, et à corriger, et à souffrir de l’estre. C’est un plaisir fade d’avoir affaire à gens qui cedent, flattent et applaudissent. Le quatriesme est de viser et tendre tousiours à la verité, la recognoistre, et luy ceder ingenuement et alaigrement, de quelque part qu’elle sorte, usant tousiours et par-tout de bonne foy, et non comme plusieurs, specialement les pedans, à tort ou à droict se deffendre et se deffaire de sa partie. C’est une plus belle victoire, se ranger bien à la raison, et se vaincre soy-mesme, que vaincre sa partie, à quoy ayde souvent sa foiblesse : par quoy arriere toute passion. Recognoistre sa faute, confesser son doubte ou ignorance, ceder quand il faut, sont tours de jugemens, de candeur et sincerité, qui sont les principales qualitez d’un honneste et sage homme : l’opiniastreté accuse l’homme de plusieurs vices et deffauts. Le cinquiesme, en dispute ne faut employer tous les moyens que l’on peust avoir, mais bien les meilleurs, plus pertinens et pressans et avec briefveté ; car mesme aux choses bonnes l’on peust trop dire ; ces longueurs, traineries de propos, repetitions, tesmoignant une envie de parler, une ostentation, apportent ennuy à la compagnie. Le sixiesme et principal est de garder par-tout la forme, l’ordre, la pertinence. ô qu’il y a de peine de disputer et conferer avec un sot, inepte et impertinent ! C’est, ce semble, la seule juste excuse de rompre et quitter tout : car qu’y gagneriez-vous que tourment, puis qu’avec luy vous ne pouvez bien aller ? Ne sentir pas l’opposition que l’on faict, se suyvre soy-mesme, et ne respondre à la partie, s’arrester à un mot, à un incident, et laisser le principal, mesler et troubler la dispute, craindre tout, nier ou refuser tout, ne suyvre poinct le fil droict, user de praefaces et digressions inutiles, crier et s’opiniastrer, s’arrester tout en une formule artiste, et ne voir rien au fond ; ce sont choses qui se practiquent ordinairement par les pedans et sophistes. Voyci comment se cognoist et se remarque la sagesse et pertinence d’avec la sottise et impertinence ; ceste-cy est presomptueuse, temeraire, opiniastre, asseurée ; celle-là ne se satisfaict jamais bien, est crainctifve, retenue, modeste : celle-là se plaist, sort du combat gaye, glorieuse, comme ayant gaigné, avec un visage qui veust faire croire à la compagnie qu’elle est victorieuse. Le septiesme, s’il y a lieu de contradiction, il faut adviser qu’elle ne soit hardie, ny opiniastre, ny aigre. En ces trois cas elle ne seroit bien venuë, et feroit à son autheur plus de mal qu’ à tout autre. Pour estre bien prinse de la compagnie, faut qu’elle naisse tout-à-l’heure mesme du propos qui se traicte, et non d’ailleurs, ny d’autre chose precedente ; qu’elle ne touche poinct la personne, mais la chose seulement, avec quelque recommandation de la personne, s’il y eschet, et qu’elle soit doucement raisonnée.