De la renaissance flamande en Belgique

DE LA


RENAISSANCE FLAMANDE


EN BELGIQUE.




LE ROMANCIER DE LA FLANDRE. — HENRI CONSCIENCE.


I. L’Année des Miracles (Wonderjaer). — II. Le Lion de Flandre (De Leeuw van Vlaenderen). — III. Phantasia. — IV. Histoire du comte Hugo de Craenhoven (Geschiedenis van graef Hugo van Craenhoven). — V. Heures du Soir, contes, esquisses de mœurs et paraboles (Avondstonden, verhalen, zedeschetsen en zinnebeelden). — VI. Histoire de Belgique (Geschiedenis van Belgïe). — VII. Quelques Pages du Livre de la Nature (Einige bladzyden uit het Boek der Natuer), par M. Henri Conscience.




I.

Un des plus curieux, un des plus douloureux problèmes de ce temps-ci, c’est la renaissance de ces races disparues de la scène qui tout à coup rassemblent leurs souvenirs dispersés, ressuscitent leur langue éteinte, et réclament leur place au soleil. L’histoire complète de ce mouvement, qui agite aujourd’hui une partie de l’Europe, serait à la fois intéressante et triste ; elle serait remplie surtout de complications sans nombre. Comment démêler exactement toutes les causes qui ont produit ce réveil de l’esprit national sur tant de points différens, chez les Croates de l’Illyrie et chez les Tchèques de la Bohème, chez les Bretons de l’Irlande et chez les Flamands de la Belgique ? Comment suivre les influences diverses qui ont défiguré ce naïf travail de la conscience populaire en voulant le détourner à leur profit ? Comment juger enfin ces réclamations inattendues ? Toutes ces protestations n’ont pas la même valeur ; il y en a de légitimes, et il y en a de factices ; parmi celles-là même dont on ne conteste pas la sincérité, il en est contre lesquelles des droits contraires, des droits plus hauts et plus sacrés, élèvent une prescription absolue. Au nom de quels principes supérieurs déterminer ces différences ? Sur ce point, hélas ! comme sur bien d’autres, notre siècle semble destiné aux plus étranges contradictions nous ne parlons que de fraternité universelle, nous proclamons que les barrières s’abaissent entre les peuples : nous les abaissons en effet, et, comme pour confondre notre orgueil ou railler nos espérances, chaque jour une nationalité nouvelle ressuscite, chaque jour une nation disparue, une province anéantie, une tribu dispersée élève soudain la voix et veut refaire la carte du globe.

Un esprit droit ne blâmera jamais ce respect de la tradition. Défions-nous des docteurs qui prêchent, aux dépens de la patrie, la fraternité universelle. Soit que, dans leur enthousiasme irréfléchi, ils prennent des phrases pour des idées, soit qu’ils inventent une morale chimérique pour mieux se dispenser de la vraie, il faut repousser ces théories funestes. La fraternité, d’ailleurs, bien loin de l’exclure, suppose impérieusement l’amour de la patrie. Pour être unis d’une manière sérieuse, il est nécessaire que les peuples existent sérieusement eux-mêmes, c’est-à-dire qu’ils soient en possession de toutes leurs forces, qu’ils se sentent vivre de toute leur vie morale dans ce sentiment fécond nommé le patriotisme. — Intelligente fraternité, vraiment, qui n’associerait que des fantômes de peuples ! unité merveilleuse, qui ne serait que la promiscuité et le chaos ! C’est là, si je ne me trompe, la clé du problème, c’est le point où se concilient les deux tendances contraires de notre siècle : l’une qui nous pousse vers l’unité et fait briller à nos yeux la grande assemblée du genre humain ; l’autre, pour laquelle il n’y a point de patrie trop petite et qui nous ramène avec une force irrésistible vers la sainte tradition du foyer. On ne saurait nier cependant que les réclamations du patriotisme cessent d’avoir un droit véritable, quand elles ne tiennent compte ni des changemens consacrés par une prescription séculaire, ni des droits nouveaux qui résultent des révolutions de l’histoire. Personne ne confondra la sombre fureur d’un peuple opprimé de la veille avec cette agitation factice qui se propose de réveiller après mille ans une langue et une littérature évanouies. D’un côté, il y a toute une nation qui souffre ; de l’autre, je ne vois que des efforts isolés, des regrets touchans épars çà et là, la religion du souvenir conservée pieusement dans quelques ames fidèles. M. de Lamartine s’est écrié quelque part :

Nations, mot pompeux pour dire barbarie,
L’amour s’arrête-t-il où s’arrêtent vos pas ?
Déchirez ces drapeaux ; une autre voix vous crie :
L’égoïsme et la haine ont seuls une patrie ;
La fraternité n’en a pas !


Or, tandis que l’illustre rêveur, dans un vague sentiment cosmopolite qui conduirait au chaos, jette sans réflexion ces imprudentes paroles, à l’extrémité opposée, le poète de la Bretagne, dévoué aux plus anciennes traditions de la terre natale, et, pour ainsi dire, obstiné dans son amour, semble répondre en gémissant :

Donc, à notre retour, du milieu de la lande,
Le joyeux halliké ue s’élèvera plus ;
Les pâtres trameront quelque chanson normande,
Et nous serons pour eux comme des inconnus.

Oh ! l’ardent rossignol, le linot, la mésange,
Pour louer le Seigneur n’ont pas la même voix ;
Dans la création tout s’unit, mais tout change,
Et la variété, c’est une de ses lois.




Le dur niveau partout ! — O prêtres d’Armorique !
Si calmes, mais si forts sous vos surplis de lin,
Anne laissa tomber le joug sur la Celtique ;
Sauvez du moins, sauvez la harpe de Merlin !

Par-delà le détroit, chez nos frères de Galles,
On n’a point oublié la bannière d’azur ;
Le barde vénéré siége encor dans les salles,
Et les livres fervens prônent le grand Arthur !

Qui ne sympathiserait à ces plaintes du poète ? Comment ne pas préférer ce sentiment filial à la fraternité hautaine qui voit dans la patrie une Invention de l’égoïsme ? Et pourtant, aux yeux de la froide vérité, le barde breton n’a pas moins tort que le chantre ambitieux du genre humain. Il est des sacrifices nécessaires, largement compensés, d’ailleurs, par de précieux échanges. Lorsque le génie de la France absorbait l’une après l’autre les distinctions provinciales, il substituait à la petite patrie une patrie plus belle et plus sacrée, il obéissait à une impérieuse tendance de l’esprit humain, et des tribus éparses il faisait une nation. L’élégie des races disparues s’adresse à la piété des cœurs tendres ; elle ne changera pas les lois de la pensée. La plainte du poète attendrira les ames ; elle ne prévaudra pas contre les inflexibles arrêts de la raison exécutés par l’histoire.

On a besoin de rappeler ces principes pour apprécier le mouvement littéraire qui s’accomplit de nos jours dans la partie flamande de la Belgique. Personne n’ignore que, malgré ses affinités sans nombre avec la France, ce pays a conservé plusieurs provinces fidèles au vieux génie national. Si le voisinage des frontières et le cours de la Meuse introduisent continuellement notre influence au sud et à l’est de la Belgique, il y a du côté de l’Océan, de Dunkerque au fort l’Ecluse, et dans l’intérieur des terres, de Dendermonde à Ostende, toute une population énergique et tenace, sur laquelle les révolutions semblent avoir passé en vain. Cette partie de la Belgique, nommée encore les Flandres, forme deux provinces, l’une à l’ouest, l’autre à l’est, dont Bruges et Gand sont les capitales. C’est là que s’est conservée la langue flamande, là que les anciennes mœurs et l’esprit du temps passé se sont perpétués fidèlement. Ni les Français, ni les Espagnols, ni les Allemands, tour à tour maîtres de cette contrée depuis huit siècles, n’ont entamé cette barrière. Les Flandres restaient toujours les Flandres. Lors même qu’elles ne se révoltaient pas, comme au temps Charles-le-Téméraire ou du duc d’Albe, elles opposaient à la conquête une singulière force d’inertie, en ayant soin de n’aliéner jamais leurs souvenirs nationaux et leur physionomie distincte. Aujourd’hui encore, c’est un phénomène digne d’attention que cette persistance de l’esprit national dans cette Belgique située, comme une marche ouverte, entre les grandes puissances de l’Europe, et destinée, ce semble, à leur fournir des champs de bataille. Si un pays a été foulé sans relâche par les chevaux des conquérans, c’est bien celui-là ; si une contrée a dû perdre et a perdu souvent son type original dans de perpétuels frottemens avec l’étranger, c’est la Belgique à coup sûr, excepté dans ce petit coin si patient et si fort, dans cette race obstinée des Flandres. Est-ce à dire que ce touchant respect de la tradition donne à ces deux provinces des droits plus sacrés que les événemens et supérieurs aux nécessités de l’histoire ? Enfermées dans un pays qu’une influence contraire a transformé depuis long-temps, les Flamands protestèrent en vain contre le travail des siècles. Si les défenseurs de l’esprit flamand s’attribuent une mission politique et prétendent créer un nouveau peuple, ce n’est pas seulement comme Français que nous sommes leurs adversaires obligés ; abstraction faite de tout intérêt et de toute question d’amour-propre, les plus simples considérations politiques, la plus légère étude des besoins généraux de l’Europe, nous défendent de sympathiser avec eux. Nos conclusions seront bien différentes, si ce mouvement n’a d’autre but que de ranimer le culte des souvenirs poétiques ; ces tentatives nous souriront, comme toutes celles qui vont, chercher dans quelque sentier écarté les précieuses fleurs de l’imagination populaire ; notre esprit s’y associera avec joie, et nous ne demanderons pas mieux que d’y rencontrer des trésors.

D’où vient cette langue flamande que plusieurs écrivains habiles s’efforcent de remettre aujourd’hui en lumière ? Un érudit du XVIe siècle, Jean de Gorp, affirme très gravement, dans un bizarre ouvrage (Indo-Scythica. Anvers, 1569), que le flamand est la langue primitive, celle que le Dieu de la Bible a enseignée au premier homme dans le paradis terrestre. On s’aventurera beaucoup moins en disant qu’elle se rattache par des liens étroits à la langue teutonique parlée dans le nord de la Gaule et dans le pays des Belges sous la domination carolingienne. Quand la France triompha de l’influence germanique et fit monter Hugues Capet sur le trône, elle repoussa aussi l’idiome des conquérans, et la langue romane, résultat laborieux de la vieille civilisation gallo-romaine, s’étendit non-seulement dans le nord de la France, mais dans une partie de la Belgique, où elle prit le nom de wallon. Rejetée vers le nord, la langue teutonique trouva plus d’un asile en-deçà du Rhin. Dans le pays destiné à être un jour la France, elle usurpa encore l’Alsace et la Lorraine ; dans la Belgique, elle s’établit à côté même du wallon entre l’Escaut et l’Océan. Cette langue, connue d’abord sous le nom de flamand ou de brabant (vlaemisch brabantisch), atteignit d’assez bonne heure sa première formation. Elle se développe presque aussi rapidement que le français, et beaucoup plus tôt que la langue hollandaise, issue, comme elle, de la grande souche tudesque. Dès le XIIe siècle, elle ne figure pas seulement dans des édits ou des lois ; elle est assez bien constituée déjà pour servir d’interprète à la pensée et fournir des monumens poétiques. C’est elle qui donne à la littérature européenne les premiers linéamens de cette vaste épopée burlesque où le moyen-âge déposera toutes les courageuses railleries, toutes les libérales protestations du sens commun ; c’est elle qui écrit le Roman du Renard, et qui va le livrer, comme un texte inépuisable, aux amplifications sans nombre de la satire populaire. Le XIIe siècle produit encore plusieurs ouvrages récemment publiés par l’érudition moderne. S’il faut se défier du patriotique enthousiasme des archéologues flamands, lorsqu’ils réclament pour leur pays le poème des Niebelungen, on ne saurait nier pourtant que, d’après des recherches très dignes de foi, la liste des œuvres du XIIe siècle n’atteste un certain développement littéraire à la cour des comtes Thierry et Philippe d’Alsace. On cite parmi ces curieux documens la Vie de Jésus (Leven van Jesus), un voyage de saint Brandan (Reise des heiligen Braendaens), et un fragment d’un poème intitulé le Comte Rodolphe (Graef Rudolph). Au siècle suivant, un poète dont le nom s’est conservé, Willem Utenhove, ajoute plusieurs branches importantes au Roman du Renard, et donne à l’œuvre populaire une forme plus durable. Un autre poète, Maerlant, se présente aussi à nous comme l’un des écrivains les plus originaux de ce pays. Le Roman du Renard était déjà une protestation du bon sens un peu vulgaire contre la poésie chevaleresque ; Maerlant attaque expressément cette littérature, et lui oppose des poésies morales, des écrits sensés et graves, traductions et imitations de la Bible, des pères de l’église et des principaux scolastiques. C’est aussi à cette inspiration plus sage que brillante qu’il faut rapporter le Spiegel Historiael de Lodewyk van Velthem et les écrits de Henri Goethals. Il y avait donc une lutte entre le bon sens prosaïque des Pays-Bas et les brillans récits de Charlemagne et d’Arthur. N’oublions pas, en effet, que la langue française ou wallonne était cultivée avec soin dans le même pays. Plusieurs poètes de ce temps-là connaissaient également bien les deux idiomes, cela est visible dans les premières branches du Roman du Renard. Notre trouvère Chrétien de Troyes vivait en Flandre à la cour de Philippe d’Alsace, son protecteur, et vers la fin du XIIe siècle le comte Baudoin fit rédiger en français l’histoire de ses états. Il est probable que ce voisinage de nos trouvères nuisit aux développemens ultérieurs de la littérature flamande. Les érudits signalent des drames, des mystères populaires, colportés de ville en ville au XIVe et au XVe siècle ou représentés dans les chambres de rhétorique : on cite aussi la Coutume d’Anvers, écrite en 1500, les Gestes de Brabant, rédigés par Jean de Clère ; mais il ne paraît pas que la littérature flamande, après avoir brillé dans les commencemens du moyen-âge, ait long-temps et sérieusement survécu à cette époque. Au contraire, c’est le moment où la littérature hollandaise, plus tardive que sa sœur des Flandres, se régularise peu à peu, et entre dans une période heureuse. Les chambres de rhétorique, espèces d’académies qui se proposaient le développement de la littérature nationale, appartenaient à la fois à la Hollande et à la Flandre ; il semble cependant qu’elles aient eu plus d’importance dans le nord des Pays-Bas, surtout vers les derniers temps du moyen-âge. Enfin, après les déchiremens du XVIe siècle, après que l’influence française et la renaissance de l’antiquité eurent long-temps arrêté cette littérature où la sève primitive n’abondait guère, quelques écrivains d’élite au XVIIe siècle, Hooft, Vondel et Jacob Kats, constituent la langue et la poésie hollandaises. Depuis lors, si elle n’a pas jeté un éclat bien vif, la littérature de la Hollande n’a pas subi non plus d’interruption notable. On peut dire que la Flandre a eu sa période littéraire au moyen-âge, et la Hollande aux deux derniers siècles.

Malgré ce long abaissement de la littérature dans les Flandres, la langue nationale n’y persistait pas moins, et les efforts tentés contre elle, il y a dix-huit ans, n’ont réussi qu’à faire éclater sa force. On sait que le roi Guillaume avait imposé la langue hollandaise aux tribunaux, aux administrations publiques, à tous les actes officiels de la vie sociale ; lorsque la révolution de septembre 1830 mit fin au royaume des Pays-Bas, une réaction eut lieu en Belgique contre l’idiome des anciens dominateurs. Le flamand, si peu différent de la langue hollandaise, fut sacrifié avec elle, et le français prit sa place. Quelques années se passèrent ainsi ; mais il fallut bientôt reconnaître que la langue flamande, parlée dans le centre et l’ouest de la Belgique, conservée fidèlement dans les campagnes et introduite même au sein des villes, n’accepterait pas sa déchéance. Le vieux caractère national allait montrer une fois de plus sa ténacité patiente, et, au moment même où l’esprit français semblait triompher en Belgique, commençait dans l’ombre une sorte de renaissance à laquelle n’ont manqué ni le bruit passionné des partis ni l’éclat des œuvres littéraires. Déjà, pendant l’existence du royaume des Pays-Bas, un remarquable écrivain qu’une mort récente a enlevé aux lettres, M. Willems, avait consacré toute l’ardeur de sa solide érudition à retrouver les titres de son idiome natal. C’est M. Willems, l’Europe savante ne l’ignore pas, qui a entrepris et mené à bien la publication complète du Roman du Renard (Reinaert), d’après un manuscrit flamand du XIIe siècle ; sa patrie lui doit une traduction en vers flamands modernes de plusieurs poèmes du moyen-âge, une lettre importante à M. Van de Weyer sur la langue belgique (Anvers, 1829), et de nombreux mélanges historiques, de doctes fragmens pleins d’intérêt sur cette ancienne littérature (Mengelingen van vaderlandschen Inhoud, Anvers, 1829). Citons encore M. Octave Delepierre, qui nous a traduit en français le Roman du Renard, publié par M. Willems, et M. Raoux, auteur d’un curieux mémoire sur l’origine des langues flamande et wallonne. Jusqu’ici, on le voit, ce mouvement patriotique se fait surtout par les érudits ; les conteurs et les poètes arriveront bientôt. On nous assure que la poésie, l’histoire, le drame, le roman, ont été tentés avec ardeur par les écrivains de la jeune école. Sans entrer dans l’étude détaillée d’une littérature où il y a sans doute plus de bonne volonté que de productions durables, nous interrogerons l’écrivain qui, par son talent populaire, par le succès de ses romans, par le rôle même qu’il a joué au milieu des partis, est l’expression la plus complète de la renaissance flamande en Belgique.


II

M. Henri Conscience est né à Anvers le 3 décembre 1812. Son père, Français d’origine et long-temps employé au service de la marine impériale, avait épousé une Flamande. Après les événemens de 1815, au lieu de quitter Anvers avec ses compagnons d’armes, il s’établit définitivement dans cette ville, occupé de spéculations sur les achats et constructions de navires. L’enfance du jeune Conscience fut chagrine et maladive. Il était bien jeune quand il perdit sa mère ; la privation d’un amour que rien ne remplace imprima de bonne heure à son ame une gravité mélancolique. Ses amis parlent avec étonnement de la fiévreuse ardeur de lecture qui se déclara chez lui dans sa première jeunesse ; ce n’était pas la simple curiosité de l’enfant, c’était une passion dévorante. Je trouve surtout un fait digne de remarque au milieu des scrupuleuses notes que me transmet sur le romancier de la Flandre un de ses compatriotes les mieux informés. Le jeune Conscience avait une quinzaine d’années environ, lorsque son père se décida à vivre à la campagne, au sein d’une retraite profonde. Sa maison, espèce d’hermitage au milieu d’un vaste jardin, était séparée des habitations les plus voisines par de longues plaines solitaires. C’est là que vivaient M. Conscience et ses deux fils, loin du bruit du monde, loin des hommes et des affaires, dans une sorte de bizarre et silencieux ascétisme. Point d’amis, point de serviteurs ; il fallait se suffire, travailler de ses mains et vivre avec la frugalité des anachorètes. Les seuls événemens de cette singulière existence, c’étaient les absences prolongées du chef de famille. Appelé dans les ports de Belgique et de France par les intérêts de son industrie, M. Conscience était souvent forcé d’abandonner ses enfans à eux-mêmes. Comment une jeune ame à la fois naïve et ardente n’eût-elle pas été accessible aux émotions de la solitude, aux continuels enchantemens de cette pacifique thébaïde ? Dans cette retraite forcée, le jeune Conscience, apprit ce que les maîtres n’apprennent pas : il fut initié à la beauté secrète de cette nature qui, gracieuse ou sombre, inondée de soleil ou baignée dans les brumes, éveille toujours au fond des ames privilégiées les sympathies ineffables qui font le poète ou l’artiste. Les tranquilles horizons des plaines de l’Escaut, les grands prés humides, les pâturages immenses qui ont inspiré l’ame méditative de Paul Potter, reparaîtront un jour dans les récits du conteur aussi verts, aussi paisibles, aussi pleins de silence et d’harmonie que sur les toiles du maître flamand.

Trois années se passèrent dans cette contemplation enthousiaste des harmonies de la nature. L’extase du jeune rêveur se serait prolongée encore sans une circonstance qui influa douloureusement sur sa vie. Son père se remaria. Une marâtre sévère prit possession de la poétique retraite, et les deux jeunes gens furent placés à Anvers dans une institution où devaient s’achever leurs études. Henri Conscience avait alors dix-huit ans. Empressé de se créer une vie indépendante et de s’abandonner à son goût pour les livres, il entreprend de se faire instituteur. Cette calme et modeste existence était le terme de son ambition. Aussitôt il travaille avec une ardeur extraordinaire ; ses études, bien irrégulières jusque-là et conduites à l’aventure, prennent désormais une direction pratique ; les langues étrangères surtout attirent son esprit avide et lui livrent bientôt leurs secrets. Vaine résolution de cette naïve intelligence ! L’enthousiasme de la jeunesse, subitement excité par les commotions politiques, va déranger tous ses plans. Le mouvement de juillet 1830 imprime une forte secousse à l’Europe, et la révolution belge éclate. Tout plongé qu’il était dans l’amour de la nature et les projets studieux, Henri Conscience ne put entendre sans émotion ces grands mots de patrie et de liberté. Il quitte l’école, dit adieu à la maison paternelle, s’engage comme simple volontaire et reste six années au service. La vie des camps ne fut peut-être pas inutile au jeune rêveur ; pour une intelligence mélancolique, c’est souvent une saine éducation que le métier des armes : elle discipline l’esprit et dissipe les rêveries énervantes. M. Henri Conscience fit ses débuts littéraires sous les drapeaux ; il était, disent ses amis, le poète de l’armée belge ; ses chansons françaises, pleines d’entrain, pleines d’allégresse et de joyeuse humeur, couraient de main en main, de bouche en bouche. Cette insouciante période de sa vie ne se prolongea pas long-temps. Rentré dans sa famille en 1836, comme il n’y trouvait décidément pas l’indépendance et la dignité nécessaires, il préféra une pauvreté laborieuse et chercha des occupations à son activité inquiète. L’ambition du jeune Conscience ne s’était jamais élevée bien haut ; initié de bonne heure à ces fortes joies de la nature qui font prendre en pitié les puériles vanités et les conventions menteuses, il ne désirait rien de plus, à vingt ans, qu’un emploi d’instituteur dans quelque village solitaire de la vallée de l’Escaut. Si cette ressource lui manque, il voudra une place de commis, et ensevelira, en pleurant, les poétiques espérances de son imagination. Cet humble désir ne fut pas même exaucé ; M. Conscience frappa vainement à toutes les portes. C’est au milieu de ces angoisses de l’indigence, c’est en mangeant ce pain de la jeunesse si souvent trempé de larmes amères, que le jeune romancier fit ses débuts.

La renaissance flamande s’agitait déjà ; aussitôt après sa victoire de 1830, ce petit peuple belge, chez qui le sentiment patriotique, souvent endormi, est plus tenace qu’on ne croit, craignit d’avoir renverse la domination hollandaise pour se soumettre à une influence plus redoutable. L’esprit français avait des partisans nombreux ; le seul moyen de les combattre, pensait-on, était de réveiller l’esprit flamand. C’est ainsi que le lendemain d’une révolution, accomplie, entre autres motifs, à cause de la différence des langues, les vainqueurs revenaient avec un empressement singulier à cette langue flamande ou hollandaise qu’ils maudissaient la veille. M. Conscience, Français d’origine, et dont les premiers débuts avaient été des poésies françaises, était cependant trop dévoué à son pays pour ne pas s’associer avec ardeur à cette petite insurrection nationale. Si la croisade flamande n’atteste pas une très sérieuse intelligence des choses politiques, elle est digne d’intérêt au point de vue de l’art, et je ne m’étonne pas que de tendres et poétiques natures se soient enrôlées sous ses drapeaux. D’ailleurs, ce n’était pas seulement le vieil idiome des Flandres qui était en cause, c’était aussi le parti ultramontain, l’irréconciliable ennemi de la pensée française. L’esprit national et le fanatisme religieux associant ainsi leurs griefs et leurs espérances, la cause flamande se constitua rapidement, fit de nombreux prosélytes, et suscita bientôt toute une littérature. Exilé de la maison paternelle et en proie aux soucis de la misère, M. Henri Conscience fut heureux de cette consolation subite que lui présentait la fortune. Se dévouer à cette cause, c’était donner un but à sa jeunesse désolée et défier l’injustice du sort. Il ne se demanda pas si la liberté de son imagination ne serait pas compromise par les étroites doctrines d’un parti jaloux ; il prit la plume, et, s’appliquant dès-lors à la vieille langue nationale pour lui donner la forme littéraire, il résolut de consacrer dans cet idiome les grandes époques de l’histoire des Flandres.

Le premier roman de M. Conscience est intitulé l’Année des Miracles (Wonderjaer). C’est une intéressante étude sur la période espagnole de la Belgique, une étude plutôt qu’un roman, une esquisse plutôt qu’un tableau. Je serais bien surpris si M. Conscience n’avait pas lu avec soin les contes de Mérimée. Son Année des Miracles présente de curieuses ressemblances, pour la disposition et les allures du récit, avec la Chronique sous Charles IX. C’est une série d’épisodes au milieu desquels se déroule sous mille aspects la vive image d’une brillante et dramatique époque. Hâtons-nous d’ajouter que M. Conscience, en s’inspirant du conteur français, n’a pas renoncé à l’originalité ; la grace familière des détails lui appartient bien, et, quant à la pensée générale, elle est l’expression fidèle de cette double école, patriotique et ultramontaine, à laquelle le jeune écrivain, dans sa naïve inexpérience, semblait disposé d’abord à se livrer tout entier. Quel est le but de l’auteur ? Il veut exalter le patriotisme et défendre en même temps la vieille religion du pays. Pour cela, il choisit une époque où les conquérans de la Flandre sont aussi les soldats du catholicisme et son avant-garde la plus résolue contre les ennemis du saint-siège. Les Espagnols qui opprimaient la Flandre au XVIe siècle, les Espagnols de Philippe II et du duc d’Albe, sont certainement bien odieux, et M. Conscience ne dissimulera pas les horreurs de son sujet ; cependant, en frappant l’ennemi, les Belges feront-ils cause commune avec le protestantisme ? Vont-ils confondre dans une même haine les bandes insolentes de l’Espagne et les institutions catholiques ? Ne pourront-ils venger la mère-patrie qu’en déchirant le sein de l’église ? Telle est l’inquiétude du conteur, telle est la grave et tendre inspiration de son récit.

Le héros du livre est un jeune gentilhomme, Lodewyk van Halmale, aussi dévoué à sa foi religieuse qu’à l’indépendance de son pays. Au milieu des conspirations secrètes, dans les salles ténébreuses où se prépare la vengeance du peuple, Lodewyk maintient seul et résolûment l’intégrité de la religion des Flandres. Brave, éloquent, inspiré, il défend contre ses amis, par la parole et par le poignard, la ligne qu’il entend suivre. Cette jeune figure, avec son élégance altière et son exaltation réfléchie, est une création vraie qui fait le plus sérieux honneur à M. Conscience. Une autre création très heureuse est celle de Gertrude, la fille du vieux Godmaert, l’un des chefs de la conspiration qui s’apprête. C’est Gertrude qui encourage Lodewyk dans les périlleuses luttes qu’il soutient chaque jour, c’est elle qui renouvelle chez l’amoureux jeune homme les fières inspirations du patriotisme et de la foi religieuse. Et quelle tendresse, quelle parfaite ingénuité dans l’ame de la jeune fille ! Ce couple gracieux, éclairé d’une lumière charmante, se détache poétiquement sur le sombre fond du tableau. Puis, quand la révolte éclate, les émeutes sont décrites avec vigueur, et le ravage des églises par les hérétiques fournit au conteur d’admirables épisodes. Je signalerai surtout la mort de ce jeune peintre massacré dans une chapelle au pied de son œuvre qu’il défend. Le roman de M. Conscience ne peut être analysé en détail : on ne reproduit pas une suite d’épisodes ; il suffit de dire la pensée qui les unit. Cette pensée est dramatique et profonde ; en confrontant ainsi l’Espagne et le catholicisme, en montrant les efforts des conjurés du XVIe siècle pour frapper l’une sans ébranler l’autre, le jeune romancier a éclairé avec art une page importante de l’histoire. Nous n’assistons pas au grand denoûment de la lutte ; la scène est en 1556, et ce n’est que quinze ans plus tard, en 1581, que Philippe II, après une longue guerre, perdit les Pays-Bas. M. Conscience a eu raison de comprendre son sujet de cette manière : le dernier acte du drame pouvait lui offrir des couleurs plus vives et de plus énergiques peintures ; mais pour la finesse de la pensée, pour l’interprétation des événemens, aucune époque ne valait celle qu’il a choisie. Quand on a lu ces intelligentes études sur les commencemens de l’insurrection, tout ce qui va suivre se devine, tous les résultats de la lutte sont expliqués d’avance ; on voit comment les vainqueurs seront expulsés et comment l’exaltation espagnole, survivant à la défaite de Philippe II, restera maîtresse des Flandres.

N’y a-t-il pourtant aucune réserve à faire ? Ce début m’inquiète, je l’avoue ; je crains que la théocratie belge, s’emparant du jeune écrivain, ne défigure bientôt les naïves inspirations de son ame. Si M. Conscience n’a voulu que présenter une explication dramatique de l’un des faits les plus curieux de l’histoire des Flandres, il y a parfaitement réussi ; s’il a cru devoir donner des gages à l’école théocratique et servir ses prétentions insensées, il s’est engagé dans une voie dangereuse. Quoi qu’il en soit, l’Année des Miracles fut accueillie avec beaucoup de faveur ; cette vive peinture était faite pour charmer l’esprit flamand. L’Allemagne, empressée à tirer parti de cette renaissance quasi-germanique, où son orgueil et ses intérêts pouvaient trouver leur compte, distingua aussitôt le jeune romancier, et le Wonderjaer, traduit en allemand, fut lu avec autant de succès qu’en Belgique. Cependant la position de l’écrivain ne s’améliorait pas. Mécontent de lui voir embrasser la profession des lettres, son père l’avait décidément abandonné à ses propres ressources, et sa détresse, déjà bien grande, allait devenir intolérable sans le dévoûment d’un ami de collège qui le rencontra par hasard et le sauva du désespoir. Il entrevit bientôt quelques jours meilleurs. Sur la recommandation enthousiaste de M. Wappers, peintre de la cour, le roi Léopold se fit présenter le jeune écrivain et lui accorda un subside. M. Conscience publia un second volume intitulé Phantasia, recueil de nouvelles et de poésies où se révèle une affectueuse douceur. Peu de temps après, il obtint une place modeste aux archives d’Anvers, et put préparer religieusement son grand ouvrage, le roman vraiment original qui a fait sa réputation, et qui reste jusqu’ici son plus beau titre, le Lion des Flandres.

Le lion des Flandres est ce comte Robert de Béthune qui s’illustra au XIIIe siècle par son courage et sa témérité chevaleresque, celui qui suivit à la conquête de Naples l’intrépide frère de saint Louis, celui enfin qui, présent au supplice de Conradin, sentit son cœur se révolter, et, frappant d’un coup d’épée le juge de Charles d’Anjou, le jeta mourant au pied de l’estrade « pour avoir osé, vilain qu’il était, condamner à mort un si gentil seigneur. » Le père de Robert de Béthune, Guy de Dampierre, était comte de Flandre et l’un des vassaux du roi de France. Dans la querelle d’Édouard Ier et de Philippe-le-Bel, Guy de Dampierre prit parti pour les Anglais, et forma avec Adolphe de Nassau, avec les ducs de Lorraine et de Bourgogne, une ligue terrible contre son suzerain. Philippe-le-Bel envahit la Flandre, accompagné de Charles de Valois, son frère, et de Robert d’Artois, son cousin. Les Flamands furent vaincus, et les troupes françaises occupèrent tout le pays. C’est à cette date, vers 1298, que s’ouvre le récit du conteur. M. Conscience s’est proposé de peindre la colère nationale qui d’abord gronde sourdement, éclate çà et là pendant quelques armées, et triomphe enfin dans une sauvage et irrésistible explosion à la sanglante bataille de Courtray. S’il est rare assurément que ces sourdes conspirations de tout un peuple ne fournissent pas au poète de dramatiques effets, il est difficile aussi de se soustraire, en des sujets pareils, aux lieux communs du patriotisme. M. Conscience a évité l’écueil ; sa conspiration ne ressemble à aucun drame du même genre. Le caractère particulier de la race flamande et les faits de l’histoire interprétés avec art communiquent à ce grand tableau une énergie singulière. Grace à cette sérieuse étude, l’originalité est vraie et rencontrée sans effort. Les brillans chevaliers de Philippe-le-Bel, Châtillon et Raoul de Nesle, Robert d’Artois et d’Aumale, les comtes de Soissons, de Dreux, de Tancarville, s’étaient jetés sur cette riche proie des Flandres avec une voracité farouche ; ils ne connaissaient pas cette populeuse et laborieuse race, cette forte avant-garde de l’industrie moderne. M. Michelet l’a très bien dit : « Le Français, habitué à vexer nos petites communes, ne savait pas quel risque il y avait à mettre en mouvement ces prodigieuses fourmilières, ces formidables guêpiers de Flandre. Le lion couronné de Flandre, qui dort aux genoux de la Vierge, dormait mal et s’éveillait souvent. La cloche de Roland sonnait plus fréquemment pour l’émeute que pour le feu. Roland ! Roland ! tintement, c’est incendie ! volée, c’est soulèvement ! C’était l’inscription de la cloche :

Roelandt, Roelandt, als ick kleppe, dan is Brandt,
Als ick luye, dan ist storm in Vlaenderlandt. »

M. Conscience a fait preuve d’une habileté remarquable en remuant ces masses furieuses. La cloche de Roland bat à pleine volée. Brasseurs, bouchers, tisserands, forgerons, tout ce peuple d’ouvriers et de bourgeois se rue sur les soldats de Philippe-le-Bel avec l’impétuosité de la rage. Il y a deux chefs surtout qui les conduisent ; maître Jean Breydel et maître Pierre de Conynck, celui-ci audacieux jusqu’à la folie et irrésistible dans sa colère, celui-là prudent dissimulé, et dressé à toutes les ruses de la stratégie. Robert de Béthune, retenu prisonnier en France, est présent au milieu de ces luttes par l’enthousiasme qu’il communique aux Flamands. Flandre et lion ! Vlaenderen den leeuw ! tel est le cri de guerre qui retentit de Gand à Bruges et de Bruges à l’Océan. La fille de Robert, Mathilde, est une apparition toute charmante qui forme le plus gracieux contraste avec ces scènes de vengeance. Enfin, le tableau qui termine tout le roman atteste beaucoup de puissance et d’art. C’est cette bataille de Courtray où toute la noblesse féodale est venue s’ensevelir dans un fossé de la Flandre. D’un côte sont ces brillans seigneurs, Châtillon, Saint-Pol, Raoul de Nesle ; de l’autre, les tisserands, les forgerons, Breydel et de Conynck. La cavalerie féodale croyait avoir bon marché de ces soldats d’un jour ; elle se jeta sur eux avec une folle étourderie et rencontra un fossé énorme où elle s’abîma. La lutte fut terrible encore au fond de ce gouffre ; lutte inutile ! c’en était fait de ces cavaliers désarçonnés, entassés pêle-mêle, écrasés sous le poids de leurs armes et de leurs chevaux. Les Flamands n’eurent qu’à frapper à coups d’épée, à coups de pioche, à coups de maillet. Les moines flamands aidaient les forgerons à cette horrible boucherie ; quatre mille éperons d’or furent suspendus dans la cathédrale de Courtray. M. Conscience, qui a dissimulé autant que possible l’aspect sauvage de son tableau, arrête les yeux du lecteur sur un poétique épisode dont l’éclat rejette habilement dans l’ombre les joies hideuses de la vengeance. Au plus fort de la mêlée, un cavalier inconnu avait attiré tous les regards par l’audace de sa bravoure et la splendeur de son équipement. Son casque était d’or, son armure était d’or ; une hache d’or étincelait dans ses mains. Était-ce saint George, invoqué depuis le matin dans toutes les églises de Courtray ? était-ce le lion de Flandre, échappé par miracle à sa prison et arrivé tout à coup sur le champ de bataille pour décider la victoire ? Robert de Béthune se découvre à ses amis, à sa fille, à son frère le comte de Namur, à ses braves champions Breydel et de Conynck ; puis, enfonçant ses éperons dans les flancs de son cheval, il va regagner sa prison. Le peuple resta persuadé que saint George était descendu du ciel avec son armure éblouissante pour exterminer la chevalerie française.

J’ai dit que le Lion de Flandre révélait un talent plein de vigueur et d’habileté ; l’étude des vieilles chroniques, sans le dispenser de l’invention, a fourni au conteur des élémens précieux qu’il a su interpréter poétiquement et reproduire avec force. C’est ici que M. Conscience a donné toute sa mesure comme artiste. A-t-il réussi de même, si l’on juge non plus seulement le romancier, mais l’écrivain dévoué à son pays, l’apôtre d’une renaissance flamande ? Tous les sentimens qui se font jour dans ce récit sont-ils également dignes d’éloges ? En face d’un parti national aussi, qui croit très justement, selon nous, que l’emploi de la langue française ne menace en rien l’indépendance de la Belgique, convenait-il de réveiller des haines séculaires ? Il y a dans le Lion de Flandre un parti français qui est chargé d’imprécations et noyé dans son sang ; les Belges du pays wallon, qui tiennent à notre langue et cependant veulent rester Belges, n’ont-ils pas dû voir une provocation ouverte, dans les peintures que je viens d’analyser ? En peignant comme des héros les moines de Courtray, l’auteur n’a-t-il pas obéi à l’influence de la démagogie cléricale qui trouble et trompe ce pays depuis 1830 ? N’y avait-il pas enfin mille autres manières plus efficaces et plus douces de prêcher la fidélité au caractère national ? J’adresse ces questions à M. Conscience, et je le prie de juger son œuvre avec impartialité. Aussi bien, si mes renseignemens sont exacts, l’auteur du Lion de Flandre a dû s’apercevoir déjà du mauvais effet de sa prédication. C’est à la suite de ce livre que s’est engagée la polémique la plus vive entre les Flamands et les Wallons. Singulière façon de préparer l’unité de la patrie que d’envenimer les différences de race et de semer de vieilles haines sur un sol nouveau ! Encore une fois, telle est ma sympathie pour M. Conscience, que je ne veux pas lui donner d’autre juge ou d’autre conseiller que lui-même. Les romans qu’il a écrits depuis le Lion de Flandre sont les modèles que je lui proposerai. S’ils ont moins de valeur sans doute au point de vue de l’art et de l’imagination, j’y trouve du moins ce sentiment de la tradition, cette originalité domestique, en un mot, cet amour vrai du pays, beaucoup trop défiguré dans le Lion de Flandre par des prétentions insoutenables.

Le premier de ces romans est l’Histoire du comte Hugo de Craenhoven. Nous sommes encore au moyen-âge, mais nous n’avons plus affaire aux passions, aux haines sanglantes que le romancier reproduisait trop énergiquement tout à l’heure. Ce roman est une légende, une calme et naïve chronique de famille, où l’on voit revivre au fond d’un vieux château les bizarreries du moyen-âge et les mœurs de l’ancienne Flandre. Rien de plus original que cette peinture. Ce n’est point par la hardiesse du dessin et l’éclat des couleurs que se recommande Hugo de Craenhoven ; c’est par la poésie des détails, par le sentiment délicat des choses intimes, par une grace mélancolique à laquelle on ne résiste pas. Les deux frères, Arnold et Hugo de Craenhoven, habitent le même château ; jamais on n’a vu deux amis comme Arnold et Hugo, jamais deux cœurs n’ont été plus tendrement unis. Une brillante châtelaine vient s’établir, aux environs, et voilà la guerre allumée. Un soir que le comte Arnold est sorti à cheval, son frère Hugo le suit, et, sous les tours crénelées de la dame, les deux champions, mettant l’épée à la main, fondent l’un sur l’autre avec rage. Tous deux sont blessés gravement et restent étendus sur la route. Le comte Arnold est rapporté au château ; quant à Hugo, lorsqu’on vient le chercher, la place est déserte, on ne le retrouve plus. Cette tragique soirée met fin, comme on pense, à leur funeste passion. Enfermé dans sa tour solitaire, le comte Arnold pleure à chaudes larmes son frère Hugo, qu’il s’imagine avoir tué, tandis que le comte Hugo, retiré au fond d’une caverne dans le creux le plus sombre de la forêt, s’accuse du meurtre d’Arnold et s’impose d’épouvantables pénitences. Quelle tristesse au château de Craenhoven ! Il y a là un certain Abulfaragus, médecin savant, magicien même, qui contribue singulièrement à répandre dans tout ce tableau je ne sais quoi de mystérieux et de sinistre. Deux enfans seulement égaient parfois cette maison désolée : l’un est le fils d’un seigneur des environs, un pauvre petit orphelin, nommé Bernhard, que les deux frères ont recueilli ; l’autre est leur nièce, Aleidis de Craenhoven Un jour, Abulfaragus chasse le petit Bernhard. Seul, sans ressources, Bernhard se fait pâtre, et c’est lui qui ramènera le comte Hugo dans le manoir de ses ancêtres. Mais pourquoi raconter ces inventions enfantines ? Ce qui est tout ici, c’est l’exécution, c’est la naïveté d’une chronique où l’esprit du moyen-âge, — passions soudaines, tragiques aventures, candides emportemens du repentir, — est exprimé avec un charme incomparable. On dirait vraiment quelque manuscrit du XIVe siècle, quelque vieille histoire racontée par un témoin, par le fidèle chapelain du château. Cet accent de vérité tient peut-être aux souvenirs personnels de l’auteur, qui a su très habilement mêler à son récit les impressions de sa mélancolique jeunesse. Il y a une description pénétrante de la vie de ce jeune pâtre au milieu des bruyères désertes ; cette calme nature ouvre à son ame des perspectives infinies et éveille en lui une insatiable curiosité. Paul Potter, peignant ses vaches au milieu des pâturages de la Hollande, a-t-il mieux compris la poésie du silence et la gravité méditative des horizons lointains ? Ajoutez à cela les croyances populaires du moyen-âge, qui impriment je ne sais quel caractère plus mystérieux encore à ces solitudes attristées ; voyez passer le long de la forêt le loup-garou qui gagne sa caverne : c’est le comte Hugo faisant sa pénitence. Tous ces détails ont un relief qui ne s’oublie pas.

La seconde partie de cette belle légende est l’Histoire d’Abulfaragus. Les deux comtes sont morts ; Bernhard a épousé Aleidis, et le vieil Abulfaragus, courbé et blanchi par l’âge, livre aux deux jeunes gens le manuscrit précieux qui contient l’histoire de sa triste existence. La neige couvre les longues plaines, le ciel est pâle, le corbeau se balance sur les branches dépouillées ; assis dans l’embrasure d’une fenêtre, Bernhard et Aleidis lisent en tremblant l’histoire d’Abulfaragus :

Qu’il est doux, qu’il est doux d’écouter des histoires,
Des histoires du temps passé,

Quand les branches d’arbres sont noires,
Quand la neige est épaisse et charge un sol glacé !
Quand seul dans un ciel pâle un peuplier s’élance,
Quand, sous le manteau blanc qui vient de le cacher,
L’immobile corbeau sur l’arbre se balance,
Comme la girouette au bout du long clocher !

Le récit de M. Conscience rappelle ces vers de M. de Vigny[1], et l’habileté de la mise en scène dispose parfaitement l’esprit aux douces émotions du vieux temps. Voilà bien le conteur flamand, le romancier des froides journées d’hiver. Abulfaragus est un Juif de Bagdad, fils d’un médecin célèbre dans tout l’Orient ; c’est un seigneur de Craenhoven, le père des comtes Arnold et Hugo, qui convertit au christianisme la famille d’Abulfaragus et l’amena en Europe. Hélas ! bien des malheurs l’y attendaient. Le père d’Abulfaragus est atteint de la lèpre. M. Conscience nous donne ici un tableau dramatique et vrai de ces grandes épidémies du moyen-âge et de l’horrible abandon des victimes. Plusieurs de nos vieux poètes de l’Artois et de la Flandre ont été lépreux comme le père d’Abulfaragus ; l’un d’eux, Jean Bodel, l’auteur de la Chanson des Saxons, a raconté son malheur et dit adieu au monde dans une touchante pièce de vers intitulée le Congé. Tel est aussi le sujet de M. Henri Conscience, et cette douloureuse esquisse atteste chez lui la plus sympathique étude du moyen âge flamand.

Ce n’est pas seulement le moyen-âge que M. Conscience a reproduit avec amour ; il a consacré aussi en de gracieuses ébauches les mœurs de la Flandre nouvelle. L’ouvrage qu’il a intitulé Heures du soir (Avondstonden) est un recueil de contes, de scènes familières, destinés à entretenir dans le peuple le respect des anciens usages et le dévouement filial à la patrie. Ces contes, qui s’adressent aux humbles d’esprit, ne doivent pas être jugés trop sévèrement. Il arrive parfois que le poète, en cherchant la simplicité, n’évite pas les inspirations banales ; heureusement, la distinction du cœur ne l’abandonne jamais, et il y a là comme une candeur particulière qui recouvre tout. L’Enfant du Bourreau est une vive peinture animée par la charité la plus tendre ; la Nouvelle Niobé est un petit drame habilement conduit, d’où sort une sévère leçon. Je recommande surtout la charmante histoire intitulée Rikke-tikke-tak. Un soldat, pendant les guerres de l’empire, a perdu sa petite fille. Recueillie dans une ferme, la pauvre Léna est soumise à de pénibles travaux, aggravés encore par la dureté de la fermière ; elle n’a pour se consoler qu’un vague souvenir de sa famille et cette chanson que lui chantait son père : Rikke-tikke-tak, rikke-tikke-tou, etc Le père, devenu colonel, retrouve son enfant et l’emmène ; mais le fils de la méchante femme, le petit Jean, s’était attaché à Léna : c’est son tour maintenant de se lamenter et de courir les grandes routes en chantant : Rikke-tikke-tak, rikke-tilcke-tou, jusqu’à ce qu’il retrouve sa compagne. Naïves histoires de bonne femme, rustiques et familières églogues encadrées dans une nature plus familière encore, et que relève, à défaut de poésie, une pure lueur de la grace morale ! Quelquefois ce sont des contes populaires ingénieusement reproduits dans la forme même que le peuple leur a donnée : ainsi la légende intitulée l’Esprit, ainsi encore le Maître d’école du temps de Marie-Thérése. Au contraire, la nouvelle intitulée Quintin Metzys est un joli tableau de genre, plein de finesse et de distinction. Je regrette que M. Conscience se croie toujours obligé de maudire les Français et tous ceux qui parlent leur langue ou ne repoussent pas leurs usages. Cette hostilité systématique n’a pas seulement le tort très grave de défigurer les peintures de l’auteur, elle me semble une tactique bien funeste dans un pays où la race flamande n’est pas seule. Lorsque M. Conscience, dans l’histoire de Siska de Rosmael, met tous les vices du côté des Français et prodigue toutes les vertus aux Flamands, croit-il obéir à une inspiration bien sérieuse ? Je m’étonne, en vérité, qu’avec tant de ressources et de talent, l’auteur du Lion de Flandre convoite si souvent une popularité de mauvais aloi. Quoi de plus joli, par exemple, que le fragment intitulé : Comment on devient peintre ? Dans son Quintin Metzys, M. Conscience avait détaché une gracieuse page de la biographie des maîtres flamands ; la petite nouvelle que je signale est spirituellement empruntée à l’histoire de l’art contemporain. Une bonhomie comique, une gaieté douce et franche anime ce charmant tableau, qui rappelle çà et là, sans trop de danger pour l’auteur, les Menus Propos de M. Töppfer.

Encouragé par le succès, l’activité de M. Conscience semble avoir redoublé depuis quelque temps. C’est décidément un apostolat que ce grave esprit s’est attribué. Après avoir ému et charmé ses compatriotes par ses romans sérieux et ses familières peintures, il a voulu leur apprendre leur histoire. On ne possédait pas encore un tableau suivi des destinées de la Belgique, il fallait en rassembler les fragmens dans toutes les histoires des états européens auxquels ce peuple a été mêlé pendant des siècles ; M. Conscience a fait ce présent à son pays. Son Histoire de Belgique (Geschiedenis van Belgïe) est une composition pleine de mouvement et d’intérêt. Ce n’est pas l’histoire érudite, ce n’est pas le travail original de l’écrivain qui puise aux sources ; c’est l’histoire éloquente, dramatique, faite pour être lue avec plaisir et propagée rapidement, l’histoire telle que l’a conçue Schiller dans la Guerre de trente ans. M Conscience connaît les principaux chroniqueurs de son pays, sans se donner la tâche de contrôler leurs narrations, il profite de ces vieux récits avec une habileté remarquable. Le sentiment qui l’inspire, sa muse toujours présente, c’est, on le pense bien, le patriotisme plutôt que la vérité impartiale, le prosélytisme de la renaissance flamande plutôt que l’érudition patiente et la haute philosophie de l’histoire moderne. L’ouvrage est divisé en dix livres qui embrassent avec bonheur les dix périodes importantes de la Belgique : les origines, la domination romaine, la conquête franke, la féodalité, la lutte des communes contre le régime féodal, la Belgique sous les ducs de Bourgogne, sous les princes de la maison d’Autriche, sous les rois d’Espagne, sous les empereurs allemands, et enfin la période qui commence à la révolution française et se prolonge jusqu’à nos jours. Je m’étonne que cette dernière partie soit si écourtée par l’auteur, et que cinq ou six pages lui aient suffi pour raconter les faits qui nous intéressent le plus. J’aurais pensé, au contraire, que toute la suite des destinées de ce pays devait être comme une introduction à l’époque actuelle, et qu’après l’étude du passé l’auteur peindrait les faces présentes de cette nationalité dont il est si fier. Je regrette aussi que l’histoire de l’art et l’histoire des lettres tiennent si peu de place dans ce vaste tableau ; c’est la peinture cependant qui fait l’originalité de ce pays, et quant aux lettres flamandes du moyen-âge, personne mieux que M. Conscience ne pouvait résumer d’une façon vive et claire les travaux des érudits sur ce sujet obscur. Malgré ces critiques, malgré ces regrets, l’ouvrage de M. Henri Conscience remplit une lacune importante de l’histoire européenne, et il y aurait un profit sérieux à le traduire dans notre langue.

L’Histoire de Belgique a paru en 1845 ; l’année d’après, quittant les chroniques poudreuses pour les vertes prairies de sa terre natale, l’auteur du Lion de Flandre et de Hugo de Craenhoven s’abandonnait, dans une composition charmante, à son religieux amour de la nature. Ce livre n’est ni un roman ni un traité scientifique ; ce sont des réflexions libres, c’est un dialogue entre un vieillard et un enfant sur les mille splendeurs qui nous environnent. M. Conscience voulait d’abord appeler son ouvrage Merveilles du Monde ; mais plus modeste, et sentant bien son impuissance devant l’immensité du sujet, il choisit simplement ce titre : Quelques Pages du Livre de la Nature (Einige Bladziden uit het Boek der Natuer). Il y a infiniment de grace, il y a une sorte de tendresse mystique dans les descriptions du poète. Les paroles de la Bible qui servent d’épigraphe à tous les chapitres ouvrent convenablement ces belles études. C’est tantôt l’hymne de Job : Quis est pluviœ pater ? Vel quis genuit stillas roris ? Quis proeparat corvo escam suam, quando pulli ejus clamant ad Deum, vagantes, eo quod non habeant cibos ? tantôt le cri des psaumes : Quàm magnificata sunt opera tua, Domine ! Omnia in sapientia fecisti. M. Conscience a écrit après bien des maîtres illustres le commentaire de cet antique et sublime enthousiasme, et il a su conserver une physionomie originale. Je ne le comparerai ni Rousseau ni à Bernardin de Saint-Pierre ; on ne trouvera ici assurément ni l’ardente passion de Jean-Jacques, ni les harmonieuses peintures de son disciple : on y trouvera les impressions toutes neuves d’un cœur naïvement épris de son sujet. Ce n’est pas en vain que M. Conscience a passé trois ans de sa jeunesse enfermé dans une solitude, sans autre maître que la nature adorée ; déjà le petit pâtre, dans Hugo de Craenhoven, avait exprimé délicatement ce souvenir ; le livre dont je parle ici est comme le journal de ces années de contemplation et d’amour. L’auteur y a ajouté seulement la science qui lui manquait alors. Science et poésie, étude minutieuse des détails et sublimes ravissemens de l’ame, tel est le double caractère de ce livre, qui a révélé un aspect nouveau de cette sérieuse imagination.


III

On voit, par cette variété de travaux, quelle est la souplesse du talent de M. Conscience. Ce n’est pas à son patriotisme tout seul que l’habile conteur doit sa popularité, c’est à la distinction naturelle de ses œuvres et au parfum de vérité qui s’en exhale. Après une jeunesse inquiète, après maintes douleurs noblement supportées, M. Conscience a trouvé enfin dans la société belge la place dont il est si digne. Professeur agrégé à l’université de Gand, membre de l’institut de Leyde, chargé d’enseigner aux enfans du roi Léopold la langue et la littérature flamandes, l’auteur du Lion de Flandre et de l’Histoire de Belgique peut désormais se livrer sans peine à son inspiration, et justifier par de nouveaux succès la bienveillance de l’Europe lettrée. M. Conscience, en effet, si peu connu chez nous, a été accueilli avec une faveur empressée par les littératures étrangères. Plusieurs traductions de ses récits ont été publiées en Allemagne ; il faut citer au premier rang celle de M. de Diepenbrock, prince-évêque de Breslau. La plupart des écrits que je viens d’analyser ont paru en anglais à Londres, en bohémien à Prague, en polonais à Posen, en danois à Copenhague. M. Conscience est un des conteurs les plus populaires du nord de l’Europe. Il a pénétré même dans le midi : M. Thomaseo Gar a donné à l’Italie les œuvres complètes, et M. l’abbé Negrelli un choix de nouvelles du romancier flamand. M. Conscience n’a pas été enivré de son triomphe ; esprit sérieux et religieux, on le voit chaque jour en progrès sur lui-même, on le voit occupé de plus en plus à secouer le joug des partis, à chercher son vrai rôle, qui est d’instruire, de charmer et de moraliser son peuple. C’est pour cela que nous n’avons pas craint de mêler quelques conseils à nos éloges, et de prémunir cette sincère intelligence contre les entraînemens d’une lutte funeste. Un esprit tel que le sien, une ame se chrétienne et si aimante n’a pas besoin de prêcher la haine de l’étranger pour entretenir le culte des traditions natales. Et ici ce ne serait pas seulement l’étranger, ce seraient ses frères issus d’une autre race, et parlant une autre langue, ce seraient les Belges du pays wallon que M. Conscience, dans son ardeur de prosélytisme, excluerait de la patrie commune ! Il suffit de poser ainsi la question pour la résoudre. En ce moment, nous assure-t-on, M. Conscience écrit un roman dont le principal personnage, Jacques d’Artevelde, doit représenter héroïquement la lutte des communes flamandes contre le pouvoir féodal. L’auteur reviendra aussi, nous l’espérons, à ses charmantes esquisses de mœurs et à ses études de la nature qu’illumine avec tant de grace la plus pure inspiration religieuse. Le roman historique, les tableaux familiers, les calmes méditations au sein des fraîches prairies de l’Escaut, tel est le triple champ ouvert à ses efforts, et, guidé comme il l’est par les sentimens les plus nobles, il y découvrira encore de précieuses richesses.

Que penser maintenant de cette renaissance flamande dont on a fait tant de bruit ? Sympathique au talent de M. Conscience, approuverons-nous la petite insurrection nationale à laquelle le romancier semble être venu en aide ? Ce serait tomber dans une étrange erreur. Si M. Conscience ne fait que s’attacher aux souvenirs de son pays et réveiller le culte des vieilles mœurs, rien de plus respectable que cette tentative. Littérairement et moralement, il a raison d’aimer sa langue, il a raison de lui faire hommage de ses travaux et de travailler à la répandre, il a raison comme Jasmin dans le Languedoc, comme Thomas Moore en Irlande ; mais, si l’auteur du Lion de Flandre a la prétention d’anéantir l’esprit français dans son pays, aussitôt le problème change, et l’histoire tout entière de la Belgique, cette histoire qu’il connaît bien, se lève pour le condamner. Que la Belgique tienne à sa nationalité, qu’elle s’efforce de la constituer solidement, rien de mieux ; elle y parviendra sans nul doute, car son indépendance importe an repos de l’Europe. Ce qu’elle ne réussira jamais à obtenir, c’est une population homogène, une nation une et compacte, c’est une même famille parlant le même idiome. Egalement dévoués à la chose commune, les Flamands et les Wallons s’attachent aussi avec une obstination égale à leurs traditions particulières. Les Flamands veulent conserver leur langue, les Wallons ne renoncent pas davantage à l’idiome de leurs aïeux, et il ne paraît pas jusqu’ici que l’un des deux adversaires puisse triompher de l’autre. Que faire ? S’entêter à cette lutte stérile, envenimer les divisions, mettre aux prises les rivalités de provinces au lieu de les atténuer, et, par un vain orgueil national, porter un nouveau coup à la nation ? Telle a été long-temps, je le sais bien, la tendance des esprits en Belgique. Le parti ultramontain, dans sa sotte haine de l’étranger, prétendait isoler le peuple belge de toutes les influences voisines, comme Moïse interdisait au peuple juif le contact des Madianites et des Amalécites. Voudrait-on appliquer le même procédé aux Flandres ? Ce ne serait pas encore assez ; il y a, dans les Flandres même, des divisions de ville à ville, des rivalités de tribus, qu’il faudrait consacrer. Il est évident, en un mot, que la renaissance flamande, pour être conséquente avec elle-même, violerait toutes les lois de l’esprit humain et marcherait au rebours de l’histoire. Je ne pense pas que M. Conscience, mieux informé de la position du débat, accorde jamais le secours de son talent à cette politique insensée.

Les derniers événemens de la Belgique justifient assez, ce me semble, les réflexions que je soumets ici à l’habile romancier flamand. Qu’est-il résulté pour la Belgique de cette politique d’isolement, de cette haine systématique de l’étranger, surtout de cette horreur particulière pour le génie de la France ? Le parti clérical, maître du pouvoir pendant de longues années, a été invinciblement amené à rechercher cette alliance française qui lui aurait semblé autrefois une source de malédictIons. Un voyageur parfaitement renseigné nous a révélé ici même le travail étrange qui a bouleversé peu à peu, dans l’ordre des intérêts politiques et commerciaux, tout le programme des ultramontains[2]. On ne résiste pas, en effet, aux lois de la logique et aux nécessités de l’histoire. La Belgique a voulu vivre isolée comme les tribus de Moïse au milieu des peuples de l’Orient : orgueilleuse prétention qui ne pouvait long-temps se soutenir. Lorsque ses intérêts ont commencé de rompre cette puérile barrière, la Prusse et la Hollande l’ont attirée peu à peu ; mais ce n’étaient pas là ses alliés naturels, et il fallut bientôt s’unir avec la France. Ce qui s’est passé dans l’ordre des intérêts commerciaux arrivera aussi dans l’ordre intellectuel. Depuis quelques années, l’Allemagne circonvient la Belgique par des flatteries de toute sorte ; tantôt ce sont les fêtes de Cologne et les toasts du roi de Prusse au réveil victorieux de la Flandre, tantôt c’est la propagande teuto-flamande qui est ouvertement patronée par l’orgueil germanique ; c’est M. Conscience qui reçoit deill Alexandre de Humboldt, au nom de Frédéric-Guillaume IV, les plus caressantes épîtres ; ce sont enfin mille avances et mille coquetteries prétentieuses. Que faisait la France pendant ce temps-là pour combattre cette puérile diplomatie ? Elle n’avait rien à faire. La force des choses cimentera entre les deux pays cette alliance intellectuelle qu’on voudrait briser. Déjà la propagande germanique est repoussée sur bien des points ; elle le sera surtout quand la Belgique, éclairée par les discussions qu’elle traverse depuis une dizaine d’années, aura tout-à-fait secoué le joug des idées ultramontaines. Que la Flandre maintienne ses droits, que sa vieille langue refleurisse, rien de plus légitime ; cependant on peut assurer qu’elle ne dominera pas toute seule, et que l’élément wallon ne sera pas étouffé. Bien plus, si l’un de ces deux élémens devait triompher de l’autre, il ne serait pas difficile de présager la victoire. Dans les choses littéraires particulièrement, la race wallonne, plus éclairée, plus libérale, maîtresse des idées et du pouvoir, ne sera jamais détrônée par la race flamande.

M. Conscience ne saurait réfléchir trop sérieusement à la situation nouvelle de son pays et à la mission qu’il veut y remplir. Il a bien pu, dans la candeur de la jeunesse, se livrer un peu trop vite à un parti qui n’est vraiment pas le sien ; mieux instruit désormais, il n’aurait plus d’excuse. Ni le fanatisme clérical, ni l’école teuto-flamande ne fourniront à ce noble esprit le terrain solide et généreux, les inspirations franches et élevées qu’il doit rechercher avant tout. Il ne serait que le poète d’une secte ambitieuse ou l’organe des haines provinciales. D’ailleurs, ces deux partis disparaissent chaque jour devant la lumière de l’expérience et de la discussion libre. La Belgique s’est presque débarrassée de la théocratie ; elle commence aussi à ne plus être dupe de la propagande teutonique. M. Conscience fera comme son pays, et c’est ainsi qu’il sera un écrivain véritablement national. Dans son Wonderjaer, il inclinait au fanatisme ; dans quelques chapitres du Lion de Flandre, il flattait la démagogie cléricale de 1831 ; peu à peu il s’est élevé, il s’élèvera encore. Déjà, dans plusieurs de ses romans, dans ses meilleures nouvelles, dans ses méditations philosophiques, le romancier flamand a abandonné la religion agressive et mesquine du parti ultramontain pour ce christianisme pur, pour cette sublime sérénité où l’on ne sent nulle part les passions d’une secte ; il se séparera aussi en politique du parti allemand qui voudrait le tirer à soi. On nous annonce que M. Conscience publiera prochainement des nouvelles écrites en langue française : l’habile écrivain aurait bien raison de se consacrer à la fois aux deux races qui forment le fond du peuple belge ; la position qu’il prendrait ainsi serait féconde, et son nom, au lieu d’être le drapeau d’un parti, deviendrait le symbole de l’union, l’ornement de la patrie commune.


SAINT-RENÉ TAILLANDIER.

  1. Poèmes antiques et modernes. — La Neige.
  2. Voyez La Belgique et le Parti catholique depuis 1830, par M. Gustave d’Alaux. Revue des Deux Mondes, 1er octobre 1845. — La Belgique au commencement de 1848, par le même. Revue des Deux Mondes, 15 mars 1848.